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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXVII» ANNÉE. — SIXIEME PERIODE
TOMB XLII. — !•' nOVEMBRB i917.
REVUE
DES
DEUX MON
LXXXVII» ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME QUARANTE-DEUXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MOiNDES
RUE DE l'université, 15
1917
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DU CONSULAT A L'EMPIRE
LETTRES D'UNE MÈRE A SA FILLE ^^)
1
DE CONSTANTINOPLE AUX TUILERIES
Après dix années durant lesquelles la vie de société avait été
interrompue, sans que les élémeois»^, qui l'avaient formée
pussent se rencontrer ou se rejoindre, un jour vint oîi les
sermens de haine à la Royauté parurent périmés et où les
Français, du moins la majorité d'entre eux, aspirèrent à une
forme d'existence qui fût décente, correcte et agiréable. On
n'avait point assisté sans dégoût aux fantaisies de luxe grossier
où se portaient les nouveaux riches; on s'était indigné aux
scandaleux débordemens du dictateur; on s'était moqué des
ladreries bourgeoises de quelques gouvernans du jour et de
l'étalage que faisaient de leurs exactions certains gouvernans de
la veille ; on était las d'émeutes, las de cortèges sanguinaires, las
de coups d'Etat, las de mépris et las de haine. Mais était-ce une
(1) Correspondance inédite de M"^^ Carra-Saint-Cyr avec sa fille, il/™« Char-
pentier. Mss. — Cf. Comte de Fazi du Bayet, Les généraux du Bayet, Carra-Saint-
Cyr et Charpentier. Correspondances et notices biographiques.— A. Dry, Soldats
ambassadeurs, t. I. — Galerie militaire, par Babié et Beaumont, t. I. — Ghuquet,
Mayencp. — Ch.-L. Chassin, La Vendée patriote, t. III. — Les pacifications de
l'Ouest, t. I. — Peltier, Paris. — Barras, Mémoires. — Caudrillier, La Trahison
de Pichegru. — Cugnac, Campagne de formée de réserve, t. II. — Lettres et
documens pour servira l'histoire de Joachim Mural (1767-1815), t. Il et suiv., etc.
REVUE DES DEUX MONDES.
raison pour qu'on se plût soudain à une existence réglée en
tous les détails, hiérarchisée au point que nul ne put faire un
pas hors de sa place, et que la fantaisie fût sévèrement bannie
— au moins celle qui se révélerait au dehors; car le diable n'y
perd rien? Quel sentiment éprouvèrent alors, pour accepter ou
subir cette vie, les hommes et les femmes appelés à participer
au nouveau régime?
Que ceux de l'ancien qui retrouvaient leurs habitudes, leurs
façons, même leurs places et qui servaient d'instituteurs ou
de précepteurs, considérassent cette révolution comme une
revanche, rien de plus naturel. Le maître avait changé, mais
l'antichambre demeurait, et c'était l'essentiel. Que, à quelques
degrés au-dessous, des anoblis, tout barbouillés encore de la
savonnette de monsieur leur père, s'efforçassent à s'instruire de
gestes qu'ils n'avaient jamais faits et, haussés par un coup du
ciel aux premiers emplois, prissent une joie infinie, eux qui
étaient de finance tout juste, à singer les gens de cour, com-
ment s'en étonner? Ils allaient se pénétrer si intimement de leur
rôle, que nul ne les égala en ingratitude, et quêteurs trahisons
furent aussi bien réglées que les plus célèbres. Mais les autres,
petits nobles ou bourgeois qui s'étaient, dès le début, jetés dans
le mouvement, qui devaient leur fortune et leurs grades à la
chute du trône et à la proscription des privilégiés, comment
admirent-ils un renversement aussi complet de leur politique?
Gomment se prêtèrent-ils à ce qui les écartait davantage de ce
qui avait paru leur idéal? Comment se plièrent-ils à l'étiquette,
à son formulaire, ses obligations et ses puérilités? Comment
sacrifièrent-ils sur ces autels nouveaux la divine Liberté, au nom
de laquelle ils avaient échangé le despotisme nominal d'un
tyran couronné contre le despotisme effectif d'un tyran à bonnet
rouge? surtout la divine Egalité qui les avait remplis d'aise en
ravalant au-dessous d'eux tout ce qui fut au-dessus? Comment
s'y prirent-ils pour concilier leurs actes de la veille et ceux
du lendemain, pour oublier si vite les opinions qu'ils avaient
professées, les sermens qu'ils avaient prêtés, voire les crimes
qu'ils avaient commis?
Il suffit sans doute, qu'ils crussent prendre dans la société
nouvelle le rang que possédaient dans l'ancienne les aristo-
crates tant jalousés et qu'ils eussent la conviction d'occuper
leurs places et de remplir leurs fonctions. Peut-être ne regar-
DU CONSULAT A L EMPIRE.
dèrent-ils pas aussi loin. On les appelait : ils estimèrent que
cela était naturel, juste et de'cent. Ils vinrent, et du premier
coup s'e'tablirent dans des positions, comme disait Joséphine,
qui leur agréaient à miracle, — à miracle, peut-on dire, car
quels drames ne fallait-il pas qu'on eût traversés pour que ce
changement de personnel se fût accompli I
A vrai dire, ces fortunes ne seyaient pas à tous. Des hommes,
il s'en rencontrait vraiment d'impossibles et, peut-on dire au
propre, d'indécrottables. Ils venaient de très bas, s'étaient élevés
par un continuel effort de courage qui ne permettait point de
leur disputer les grades, mais jamais ils n'avaient pu se former,
se procurer les élémens d'une éducation. Il fallait bien qu'ils
fussent les premiers aux honneurs, ayant été les premiers à la
peine, mais devait-on souhaiter qu'ils s'abstinssent de parler,
d'écrire et de remuer, car à chaque coup ils eussent rendu leur
gloire ridicule. Il leur fallait un champ de bataille et non pas
un salon.
Quant aux femmes, si elles ont paru plus aptes que les
hommes à se former, c'est que la plupart n'étaient ni de même
origine ni de même souche que leurs maris. Sauf trois ou quatre
exceptions (Augereau, Lefebvre, Moncey, Fouché), la plupart
des personnages en vue qui avaient été mariés avant ou pendant
la Révolution, avaient divorcé et avaient convolé à des femmes
jeunes, jolies, bien élevées (Davout, Lannes, Glarke, etc.); les
• autres, très jeunes en possession de hauts grades et de gros trai-
temens, avaient recherché des jeunes filles qui de près ou de
loin tenaient à Bonaparte, à Joséphine ou à leurs familles; elles
étaient la plupart jolies, assez pauvres, et formées à des manières.
On s'écarta pour leur céder la place et près d'elles vinrent se
grouper les femmes tenant par quelque côté à l'ancien régime,
qui avaient émigré, et étaient rentrées des preniières, ou celles
qui avaient traversé la tempête prisonnières ou suspectes, ou
celles encore qui avaient échappé dans leur province aux dénon-
ciations. Assurément convenait-il, pour que les unes et les
autres figurassent dans la hiérarchie nouvelle, qu'elles fussent
nées de familles honorables, d'une bourgeoisie sortable, qu'elles
eussent acquis de la politesse, sinon des formes, qu'elles eussent
reçu une instruction qui, au moins en histoire, en géographie
et en orthographe, leur procurât un minimum de connaissances;
— enfin qu'à défaut d'une religion arrêtée, à laquelle elles
8 REVUE DES DEUX MONDES.;
crussent et qu'elles pratiquassent, — ce qui arrivait, — elles
fussent résolues à une conduite décente et à l'horreur du scan-
dale. Le reste était affaire à leur conscience et à leurs maris.
Par une conséquence des engagemens nouveaux de la Société,
cette jeunesse et cette beauté des jeunes mariées, cette ardeur
et cet enthousiasme des nouveaux époux provoquèrent et assu-
rèrent une floraison de la race qui jamais, semble-t-il, ne se
produisit avec cette vivacité, cette étendue et cette publicité. Ce
fut là une caractéristique des temps du Consulat, par quoi fut
d'autant plus accusée la stérilité de Joséphine et aggravé son
ennui.
Comme ces femmes avaient beaucoup à faire entre leurs
grossesses, leurs devoirs, leurs obligations et leurs plaisirs, même
leurs enfans, elles n'avaient guère de temps pour noter au jour
le jour ce qui se passait sous leurs yeux, les beautés ou les lacunes
du spectacle auquel elles étaient conviées; quant aux jugemens
qu'elles ont portés après vingt ans de remise et deux à trois révo-
lutions, ils sont troubles, équivoques et suspects, et ils flairent
la valetaille chassée. Restent les correspondances : certes, mais
comme il faut qu'elles soient intimes, suivies, autorisées, et si
elles sont publiées, complètes! Il n'y a pas que les interpola-
tions qui déshonorent, il y a les suppressions qui interloquent.
Ces correspondances, encore faut-il qu'elles émanent de femmes
assez notables pour qu'elles participent à tout et pénètrent par-
tout, assez ménagères pour qu'elles se plaisent à des détails de*
toilette et de maison et qu'elles apportent de leur vie quoti-
dienne un tableau suffisamment animé. Bien sûr, on ne prétend
pas à M"' de Sévigné; on se contente avec une jolie petite
Française, désireuse de plaire et de s'amuser, qui regarde
autour d'elle et qui sait rendre ce qu'elle voit. Il lui conviendra
d'être prudente, car outre qu'elle n'entend pas que ses lettres
soient retenues par le Secret des postes, elle ne voudra nuire à
la carrière d'aucun des siens; aussi s'abstiendra-t-elle de poli-
tique, ce qui lui épargnera des sottises; mais n'aura-t-elle pas,
au milieu des bavardages de santé et de famille, les nouvelles
de la société, les récits des dîners dont elle prend sa part, des
bals où elle danse, et, pour peu qu'elle tienne au monde offi-
ciel, la chronique de la Ville et de la Cour? Ainsi se trouvera-
t-on, sans que la petite dame s'en soit doutée et parce qu'elle a
laissé naturellement courir s? plume, en possession d'un
DU CONSULAT A L EMPIRE. V
tablcc\u peint sur nature, avec des couleurs toutes fraîches
pose'es au premier coup. Et que dire si ce tableau représente,
durant les trois anne'es les plus brillantes et les plus intéres-
santes peut-être du dernier siècle, une société et un gouverne-
ment en transformation, évoluant d'une forme républicaine
déjà fortement atténuée à la forme monarchique intégralement
restituée?
Telles sont les lettres écrites, de floréal de l'an XI (mai 1803)
aux premiers jours de l'an XIV (octobre 1803), par une mère à
sa fille, — des temps de l'organisation du Consulat à vie jusqu'à
ceux du couronnement de Milan.
*
* *
La mère, M""^ Carra de Saint-Cyr, — Jeanne-Armande-Félix
Pouchot, — appartient à une famille distinguée du Dauphiné,
dont était un Pouchot capitaine au régiment de Béarn, lequel,
après avoir servi avec honneur en Italie, en Flandre, en Alle-
magne et en Amérique, périt misérablement en Corse dans une
embuscade. Elle était la nièce de Joseph Pouchot, curé de la
Tronche, qui fut élu en ITJl évêque constitutionnel de l'Isère.
M"" Pouchot, qu'on appelait Pouchot de Solières, a reçu, à Gre-
noble môme, une instruction dont témoignent son écriture et
son style. A quinze ans, en 1786, elle a épousé Annibal-Jean-
Baptiste Aubert du Bayet, qui en a alors vingt-neuf et qui est
capitaine au régiment de Bourbonnais. Cet Annibal est né à la
Nouvelle-Orléans où son père servait avec le grade de major
dans les troupes que le Roi entretenait en Louisiane. Après la
cession de la colonie à l'Espagne, M. du Bayet s'est retiré à
Grenoble après avoir successivement obtenu le grade de briga-
dier, une gratification de 2400 livres, une pension de 800 et le
grade de maréchal de camp (1780). Il n'a donc point eu à se
plaindre de la monarchie. Son fils, Annibal, qui a été pourvu
d'une lieutenance dans le Bourbonnais, a été employé dans la
guerre d'Amérique, s'y est distingué et à son retour est passé
capitaine. A Grenoble, son père lui a ménagé ce mariage ave.c
M"* Pouchot, laquelle, l'année suivante, lui a donné une fille,
nommée au baptême Félix-Constance-Euphrosine.
Lorsque éclata la Révolution, Aubert du Bayet ne parut
point d'abord très fixé sur la voie qu'il suivrait, et il débuta
dans la politique par une retentissante brochure contre les
10 REVUE DES DEUX MONDES.
Juifs. Converti, assure-t-on, par le prince de Broglic, il s'agita
assez pour être élu « président du Collège électoral du départe-
ment de l'Isère, » — ce qui lui permit d'élire pour évêque
l'oncle de sa femme — et, ensuite, le 28 août 1791, député à
l'Assemblée législative. On discerne mal le rôle qu'il y joua,
plutôt d'un royaliste constitutionnel, mais avec des nuances :
tantôt il préconise les mesures qui ne peuvent manquer d'ame-
ner la guerre, tantôt il propose une loi sur le divorce ; il combat
successivement les Girondins, les anarchistes et les fédérés. Il
est modéré presque constamment, sauf sur les questions reli-
gieuses où il divague; pour ce qui est du militaire, il est
nettement patriote, il entend sauver les drapeaux des anciens
régimens; il défend La Fayette, il insiste pour l'envoi au.: fron-
tières des gardes nationaux et des fédérés qui encombrent
Paris et qui l'oppriment. En juillet, il est élu président, et c'est
son chant du cygne. Il ne parait plus que rarement après le
Dix Août; et c'est pour réclamer, comme amendement au nou-
veau serment de haine à la royauté, le serment de ne souffrir
jamais qu'aucun étranger donne des lois à la France. Après
le Dix Août, « il vint se placer, dit l'un de ses biographes, dans
les rangs de ses collègues condamnés comme lui à la nullité,
et il échappa par son silence aux proscriptions. » Il ne brigua
point d'être élu à la Convention et réclama d'être employé
aux armées : il le fut. Rentré capitaine en octobre 1792, il fut
promu lieutenant-colonel au 42" régiment ci-devant Saintonge,
employé comme chef de brigade pour commander à Worms, de
là envoyé à Mayence par Custine, nommé général de brigade,
le 2 avril 1793, par le conseil de guerre, et chargé, comme tel,
de remplacer le général Meusnier qu'il ne pouvait faire oublier.
Après la capitulation, il fut accusé, mis en arrestation,
conduit à Paris, innocenté sur le témoignage de Merlin de
Thionville, accueilli avec honneur par la Convention, embrassé
par le président, — et il resta suspect. On l'envoya en Vendée
avec la garnison de Mayence, et il fut d'abord battu à Clisson.
Bien qu'il eût presque aussitôt pris sa revanche à Saint-Sym-
phorien, il fut dénoncé par Maribon-Montaut et rappelé par
Bouchotte, ministre de la Guerre. Il devait paraître à six heures
du soir à la barre de la Convention; à cinq, Bouchotte le fit
arrêter, incarcérer à l'Abbaye; son affaire était bonne.
Il le savait et se préparait en lisant les Nuits d'Young. A sa
DU CONSULAT A l'eMPIRÉ.i il
femme reste'e à Grenoble avec sa fille Constance, il écrivait des
lettres orgueilleuses, où il attestait son dévouement à la Répu-
blique, les services qu'il lui avait rendus et sa gloire : « Fier
de la pureté de mes principes et, j'ose le dire, de mes actions
civiques, j'attends sans crainte, disait-il, le résultat des mesures
du gouvernement. » Mais, comme il savait quel serait probable-
ment ce résultat, car on était aux grandes fournées, il insistait
pour assurer le sort de sa femme et de sa fille. Il les aimait;
d'une façon déclamatoire et emphatique, mais avec une
sincérité qui n'est point sans attendrir. « Tu veux, chère
maman, écrivait-il, que j'écrive à notre Constance; tu sens
bien que c'est m'inviter à une fête bien douce. Je dois cepen-
dant te dire mon secret : je désire que l'objet le plus cher, le
plus sacré au cœur de notre fille, soit sa gentille et tendre
maman dont elle a reçu le jour en déchirant si cruellement le
sein, et moi, bonne amie, qui te rendis mère dans un âge où
peut-être j'aurais dû ménager ta délicate constitution, puis-je
assez t'aimer? Non, mon Armande, crois que tout ce que l'âme
humaine a perçu de tendres sentimens, la mienne en est péné-
trée pour toi. Aime ton ami, ton mari, à jamais ton amant, et
il ne sera jamais malheureux, même dans les fers. »
Cet amour, il le prouvait en fai.«;ant ses comptes, en récapi-
tulant son actif et son passif, en recherchant ses dettes, en
constatant que sa fortune personnelle était si fortement atteinte
qu'il n'en restait à peu près rien. « Je sors des affaires
publiques, disait-il non sans orgueil, avec une fortune délabrée,
tandis que tant de gens s'y enrichissent. » Il reste les biens de
M""* Dubayet ; il veut les lui conserver par un divorce de forme
qui la mettra, ainsi que Constance, à l'abri de toute recherche.
C'est alors une procédure si commune qu'elle en est devenue
suspecte. Les femmes d'émigrés divorcent en masse, avec esprit
de retour peut-être; mais combien, lasses d'espérer dans
l'avenir, chercheront une consolation dans le présent! Dans les
prisons, l'on est moins pressé par les terribles lois et l'on
espère toujours. Cette idée de derrière la mort n'apparaît guère
et, d'ailleurs, comment la réaliser? Sans s'inquiéter de ce point,
pourtant essentiel, Annibal revient constamment à sa proposi-
tion : « Si un jour, bien loin peut-être, mon innocence et mes
services reconnus, je recouvre la liberté pour laquelle j'ai tant
combattu, alors plus tendrement empressé que jamais, je pro-s
4l2 REVUE DES DEUX MONDES.,
clamerai en traits de feu et ton mérite et tes vertus; je t'épou-
serai de nouveau au milieu de nos amis quand, devant Dieu et
dans mon cœur, je n'aurai jamais cessé d'être ton ami et ton
mari. »
M'"^ Dubayet a le mérite de refuser : sans doute, cette
pompe oratoire et l'opinion qu'Annibal a de lui-même font-
elles impression sur son cœur. En tout cas, ses refus sont
formels et réitérés. Elle lui dit qu'il ne l'aime point, puisqu'il
pense à se séparer d'elle et que c'est bien assez qu'elle lui
obéisse lorsqu'il lui enjoint de rester à Grenoble, de ne point
venir à" Paris pour tenter de le voir. Elle l'aime : cela arrive.
Dubayet est bien inspiré lorsqu'il se tient coi et ne réclame
point sa mise en jugement. Bien que noble, législateur et
général, on t'oublie à l'Abbaye et, après la chute de Robespierre,
dès le n thermidor (4 août), il est relâché et, le 22 (8 août),
il est réintégré dans son grade; il vient à Grenoble, passe
quelques semaines avec sa femme, mais apprend que sa mise à
la retraite a été prononcée le 4 fructidor (22 août). Or, il veut
se battre, fût-ce comme volontaire ou'comme aide de camp de
Kléber. On pense à l'envoyer à Lille, à Strasbourg, aux Indes
orientales avant de lui confier l'armée des côtes de Cherbourg,
et on l'a pour cela promu général de division. En envoyant à
sa femme un portrait en miniature, relativement ancien, il lui
écrit : « Tu feras ajouter sur le collet une seconde broderie et
le médaillon de vétéran à la seconde boutonnière du côté
gauche. » C'est tout pour annoncer sa nouvelle dignité : il n'en
parle point, mais il l'immortalise.
De ces détails de son uniforme, il passe à la toilette de sa
femme : il sait qu'elle est coquette et il s'efforce, en lui racontant
ce qui se porte dans le beau monde, de la consoler de ne l'avoir
pas appelée à Paris : « J'ai été au bal, lui écrit-il, exprès pour
pouvoir te rendre compte de la mise la plus élégante. La voici :
généralement, on porte des chemises de linon-batiste avec des
manches, une ceinture de laine, lilas, gros rouge ou verte,
entourée d'un liséré d'or ou d'argent. Un vêtement à la mode
aussi : on le plisse sur les deux épaules, les deux bouts passent
en avant, font le tour par derrière de la taille et viennent se
nouer devant. Quelques élégantes ont aussi un ruban de laine
rouge, brodé en argent ou or, qu'elles entrelacent dans leurs
cheveux relevés par derrière à la romaine. Tous les souliers
DU CONSULAT A L EMPIRE.
13
sont d'une venue, sans talons : beaucoup y ajoutent une faveur
qui les retient aux pieds en formant différens contours au bas
de la jambe; cette manière est jolie... On voit beaucoup de
gazes brillantes sur les têtes; mais je n'en aime pas l'effet. En
voilà, je crois, bien assez pour un général d'armée. »
Ainsi s'efforce-t-il de calmer les justes ressentimens d'une
Grenobloise qui, depuis quatre mois que son m&ri réside à
Paris, a vainement sollicité d'y faire un séjour. Aussi « Armande
a remplacé le père Duchêne dans ses grandes colères, » et
Dubayet fait le niais lorsqu'il lui écrit : « Je ne sais pas trop
pourquoi cette belle citoyenne se fâche tout rouge. » Elle lui fit
grâce pourtant, quoique, au dire de Barras, bon juge, « il fût
peut-être un peu léger dans sa vie privée; » pourquoi il la tenait
à Grenoble. Ayant décidément triomphé de ses détracteurs, —
dont le principal, le représentant Maribon-Montaut, venait
d'être décrété d'accusation, — « le général en chef de l'armée
des côtes de Cherbourg, » comme il signait ses lettres à son
épouse, porta, le 1 tloréal an III (26 avril 1795), son quartier
général à Alençon. Il succédait à Hoche qui n'avait point voulu
garder, au milieu des négociations entreprises pour la paci-
fication de la Vendée, le commandement de deux armées, mais
qui donnait l'impulsion. Des opérations de détail telles que le
combat de Ghâleau-Neuf, le 25 messidor (3 juillet 1795), la mort
de Gadou, l'arrestation de plusieurs chefs, le rétablissement
des communications entre Alençon, le Mans, la Flèche et
Angers n'eussent point forcé la renommée, mais Annibal
employa les bons moyens. Dès la nouvelle de la victoire de la
Gonvention sur les sectionnaires parisiens, il écrivit à son
ancien collègue Letourneur que, s'ils avaient vaincu, « son plan
était fait pour tirer la Gonvention d'affaire. Par ses dispositions,
en deux jours, Paris était aux abois sans tirer un coup de fusil,
et la Gonvention triomphante était rendue à son indépendance
et faisait rentrer dans le néant les hordes scélérates des Roya-
listes qui, depuis longtemps, feignent de proclamer la souve-
raineté du peuple pour mieux lui donner un maître. »
Lue à la Gonvention, cette lettre classa au premier rang des
amis du régime celui que son attachement à la Gonstitution de
91 et son plaidoyer pour La Fayette avaient rendu suspect et
que sa défense de Mayence et ses campagnes en Vendée
n'avaient pu réhabiliter.. Il est vrai qu'il était avec Barras en
44 REVUE DES DEUX MONDES.,
des termes qui révélaient une intimité particulière. Ce fut
Barras qui, moins d'un mois après, lui annonça sa nomination
au ministère de la Guerre : « Arrive vite ici, lui écrivit-il,
nous faisons de la bonne besoigne parce que nous aimons tous
avec chaleur la République. Je t'embrasse et je t'attends. »
S'il n'eijt fallu que des phrases pour terrasser la coalition et
rétablir les armées, le nouveau ministre de la Guerre y eût
excellé. Il lança une proclamation où il exaltait le républica-
nisme des officiers généraux ; une autre où il recommandait
« l'ordre et l'économie dans toutes les branches de l'adminis-
tration de cette vaste république ; » une autre où il faisait un
redondant appel aux vertus citoyennes : « que la tiédeur s'en-
flamme, s'écriait-il, que l'égoïsme disparaisse, que l'amour de
la liberté domine 1 » Cela était à merveille, mais son ministère
manquait de partout. « Aujourd'hui, écrivait-il, le 14 frimaire
(5 décembre), j'ai voulu connaître, d'après la promesse du
ministre des Finances, ce que je pourrais avoir en numéraire
de la Trésorerie nationale. Il devait m'être donné cinq mil-
lions 500 000 livres; cependant, ils n'ont pu me promettre
que 600 000 livres pour demain. Mais comment me les donne-
ront-ils? ils n'ont pas pu encore envoyer les 300 000 livres qui
étaient si urgemment nécessaires pour Luxembourg. » Les
embarras étaient immenses, mais Dubayet s'occupait d'abord à
célébrer, dans une feuille que subventionnait le ministère, le
Courrier de Paris, les actes de son administration. « Lui-même
envoyait aux rédacteurs de quelques feuilles périodiques le plan
des articles qu'il désirait faire insérer. » « Toujours empressé,
dit un de ses biographes, de démentir les bruits fâcheux qui
pouvaient affliger les républicains et relever le courage abattu
de tous les ennemis de la Patrie, il offrait, le 26 brumaire an IV
(17 novembre 1795), aux deux Conseils, le tableau de la situa-
tion imposante de nos armées. » Il faut entendre, pour la
contre-partie, les proclamations des généraux, entre autres de
Bonaparte. De même, il annonçait le 1 frimaire (28 novembre)
que « le général Pichegru, si cher à nos soldats et à la Répu-
blique, était toujours à la tête de son armée et que ce favori de
la victoire n'avait point été destitué ni mérité de l'être. «Cela
n'était pas bien sûr et il y avait imprudence à se porter garant
d'un homme déjà justement suspect. Chargé uniquement de
la partie administrative, endossant les responsabilités sans
DU CONSULAT A l'eMPIRÉ. 15
assumer l'autorité, prête-nom de Garnot, qui entendait diriger
seul les opérations militaires, le ministre de la Guerre ne tarda
pas, au milieu d'embarras qu'il ne pouvait surmonter (1), à
souhaiter sa retraite, mais il était résolu à ne point partir les
mains vides. Le système des compensations était pratiqué bien
avant qu'Azaïs en eût fourni une théorie. Barras a écrit ;
« Aubert Dubayet était peu propre au travail du cabinet. Il se
jugea et fît fort bien de préférer au ministère l'ambassade de
Gonstaatinople. Elle offrait carrière à son imagination. Lui
aussi croyait qu'il était possible d'opérer quelque amélioration
chez les Turcs et d'implanter la civilisation en Orient. »
En réalité, le Directoire faisait coup double : il se débarras-
sait d'un ministre incapable et il le donnait pour successeur à
M. de Verninac qui avait demandé son rappel parce que le
traité qu'il avait négocié avec la Porte n'avait point été agréé
par le gouvernement. On avait pensé à Pichegru qu'une
ambassade eût rentloué. Par là, il aurait été enlevé aux intrigues
où il se débattait, il eût réorganisé l'armée turque, l'eût diri-
gée au besoin contre les Russes et les Autrichiens. Et puis, à
quoi serviraient les ambassades, en temps de république, si
elles ne faisaient une monnaie d'échange et ne paraient point
des exils avantageux? Le Directoire peupla les légations de
généraux disgraciés devenus gênans ou tout le moins suspects.)
Gela ne lui réussit point pour l'ordinaire.
Dubayet, quand le Directoire lui offrit l'ambassade de
Gonstantinople, vit le ciel ouvert. Il se crut pour le moins vice-
empereur des Turcs, et il se destina à leur bonheur : « Organe
d'un peuple magnanime, avec quelle douce émotion, disait-il,
je présenterai à un peuple ami les nouveaux gages d'une alliance
mutuelle et indissoluble ! Ambassadeur de la République, avec
quelle assurance imperturbable je déploierai en même temps
la dignité de son gouvernement et la majesté de sa puissance 1 »
Pour quoi il réclama une escorte qui faisait une petite
armée; une maison militaire composée de deux généraux et
deux capitaines; une mission spéciale où figuraient un chef de
(1) Oa a tenté de faire un mérite à Dubayet de la nomination de Bonaparte à
l'armée d'Italie. Ministre le 12 brumaire an IV (2 novembre 1795), entré en fonc-
tions le 24 brumaire (15 novembre), remplacé le 19 pluviôse (8 février 1796),
Dubayet ne put influer sur une nomination qui est en date du 4 ventôse (23 fé-
vrier); c'était d'ailleurs un objet réservé au Directoire, dont chacun des membres
se vanta par la suite d'avoir découvert le conquérant de l'Italie.
16 REVUE DES DEUX MONDES.i
brigade, deux capitaines du génie, trois capitaines d'infanterie,
une compagnie d'artillerie légère avec trois pièces de huit et
deux obusiers. Un ancien archidiacre, député du clergé aux
Etats généraux, défroqué, marié et devenu fondeur de canons,
Pampelonne, avait, quelques mois auparavant, été envoyé à
Constantinople avec soixante-dix artistes et maîtres ouvriers,
pour installer une fonderie, un atelier d'affûts," de construction
et de réparation de fusils, une poudrerie et une salpêtrière.
Tout cela relevait de la mission : le général Bonaparte avait
failli y être employé.
Seulement la mer était fermée : pas plus que Pampelonne,
Dubayet ne put rejoindre son poste par les voies habituelles.
Ayant reçu le 16 germinal (5 avril) son audience de congé du
Directoire, il mit quinze jours à gagner Grenoble où il s'arrêta
près de sa femme et de sa fille qui devaient prochainement le
rejoindre ; de là, il gagna Toulon où il arriva le 16 floréal
(5 mai); mais, quel que fût son désir d'aborder majestueuse-
ment à Constantinople avec « ses deux frégates, )> il dut se
borner à quelques promenades en mer, ponctuées par l'échange
d'inoffensifs coups de canon avec les croisières anglaises, et il
reçut, le 22 messidor (10 juillet), l'ordre de rejoindre son poste
par terre en prenant par Venise et l'Albanie.
Le voyage dura près de trois mois, du 24 messidor
(12 juillet) au 1" vendémiaire an V (1" octobre 1796). Dubayet
arriva à son poste plein de prétentions vaniteuses et d'inquié-
tudes despotiques qui les unes et les autres tournaient au
délire. L'accueil qu'il avait reçu du pacha de Bosnie avait
encore exaspéré le goût qu'il avait pour la pompe, les honneurs
et les discours et l'on pouvait s'attendre qu'il réclamerait pour
son entrée, en qualité d'ambassadeur, des distinctions extra-
ordinaires. Il excédait tout le monde, à commencer par Ver-
ninac, son prédécesseur, qui avait fait beaucoup de besogne,
négocié un traité, obtenu l'envoi en France d'un ambassadeur,
et qui pour récompense était rappelé. Quant à son personnel, il
l'avait égrené le long de sa route. D'Avignon, il écrivait :
« Je me suis un peu brouillé avec mon maître d'hôtel et mon
secrétaire, ces citoyens m'ont mis le marché à la main et j'ai
accepté. » De son aide de camp, le chef d'escadron Gaulaincourt
(celui qui fut duc de Vicence, grand écuyer, ambassadeur en
Russie), il écrivait dès lors : « J'ai de puissans motifs de mé-
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 11
contentement contre le citoyen Caulaincourt ; ses principes
politiques ne sont pas en harmonie avec les miens, et si enfin
l'exagération est un défaut, du moins faut-il aimer la liberté
avec vérité et chaleur. » En route, les choses s'aggravèrent au
point qu'il parut décidé à renvoyer en France cet officier de
vingt-trois ans, « jeune, fat et présomptueux ; » il le donna en
effet pour maréchal des logis à l'ambassadeur que la Turquie
envoyait à Paris : c'est ce qu'il appelle « une commission bril-
lante, » mais, ajoute-t-il, « notre divorce n'en est pas moins fait
pour la vie. » Il se mit en bataille rangée contre Pampelonne
et tous les officiers faisant partie de sa mission. « Quant à mes
alentours, écrit-il, j'ai douloureusement éprouvé que j'avais
fait des ingrats ; aussi en est-il résulté que je renvoie journel-
lement ceux que j'avais emmenés. »
Des deux généraux qui formaient sa « maison militaire, »
l'un, Antoine Menant, était sa créature très humble. Né à Lyon
en 1762, entré au service en 1778 dans Brie-infanterie, resté dans
les bas grades jusqu'en 1791, élu alors lieutenant par le bataillon
de Rhône-et-Loire, pris pour aide de camp par Dubayet en 1793,
passé sur la demande de celui-ci adjudant chef de bataillon, puis
adjudant chef de brigade, général de brigade en l'an IV lorsque
Dubayet fut ministre de la Guerre en l'an III, il n'alla pas plus
loin et fut retraité à vingt-deux ans huit mois et vingt jours,
dès que le Consul, libre de ses mouvemens, purifia l'armée des
avancemens révolutionnaires. Il vivait fort bien sous la Res-
tauration avec ses 2000 francs de pension. Sa carrière est
le plus frappant exemple du favoritisme tel qu'il se trouva
pratiqué sous la République.
Quant à l'autre, qui avait reçu, pour accompagner Dubayet,
le titre de premier secrétaire d'ambassade, Claude Carra de Vaux
de Saint-Cyr, il appartenait à une famille originaire de Picardie,
venue au xvii® siècle dans le Lyonnais où elle accéda à la bour-
geoisie et se trouva anoblie, à la fin du xviii^ siècle, par des
petites charges; elle était représentée alors par trois fils : Carra
de Vaux, Carra de Saint-Cyr et Carra de Rochemure. Claude
Carra de Saint-Cyr, né en 17.56, sous-lieutenant dans Bour-
bonnais-infanterie en 1774 avec Dubayet, lieutenant en premier
en 1782, capitaine en 1785, avait été commissaire des Guerres
de 1785 à 1792 où il avaitj pris sa retraite. En janvier 1793, il
s'engagea au 2^ bataillon des volontaires de Rhône-et-Loire et
lOMK xui. — 1911, 31
48 REVUE DES DEUX MONDES.)
alla bientôt retrouver Dubayet avec lequel il était des plus liés
depuis laguerro de l'Indépendance qu'ils avaient faite ensemble.
Il servit avec Dubayet au Rhin et dans l'Ouest. Dubayet destitué
et emprisonné, il se retira du service, entreprit des affaires
de commerce qui prospéraient; à l'appel de son ami libéré et
reprenant du service, il abandonna tout et accourut : « Tu sauras,
écrit Dubayet à sa femme le 3 nivôse an III (23 décembre 1794),
que Saint-Cyr, dont le commerce était monté et qui se trouvait à
la tète de trois associations, quitte tout et vient avec moi faire le
coup d'épée sur la brèche de Mayence. » Deux mois plus tard, le
21 ventôse (11 mars 1795), il était dans l'état-major de Dubayet
adjudant chef de bataillon ; après trois autres mois, adjudant
chef de brigade (25 prairial-13 juin) ; après quatre autres mois
(14 vendémiaire an IV-9 octobre) général de brigade : tous les
grades en sept mois, sans une action de guerre 1 Au ministère,
il fut, comme directeur du personnel, Valter ego de Dubayet et il
ne pouvait manquer de l'accompagner en Turquie ; mais le
voyage ne lui fut point favorable. A peine était-on arrivé en Dal-
matie que Dubayet écrivait k sa femme : « Saint-Cyr a pris des tra-
vers qui me déplaisent fort et que l'habitude de l'indulgence et
d'une vieille amitié me font encore supporter, mais je te déclare
que ma patience est à bout. » Un mois plus tard, il écrivait que
« Saint-Cyr, son ami de vingt-cinq ans, avait envers lui des torts
impardonnables et qu'il allait se séparer de lui définitivement. »
Il le conserva pour son entrée à Constantinople, mais presque
aussitôt, il l'envoya résider en Valachie près de l'Hospodar,
en attendant qu'il l'expédiât sur France. « Ce Saint-Cyr »
est devenu sa bête noire, « ce Saint-Cyr » l'obsède. De
même Castéra, encore un camarade de Bourbonnais. C'est
Dubayet qui, l'ayant connu sous-lieutenant, ayant fait avec lui
les campagnes d'Amérique, l'a appelé à faire partie de sa maison
militaire comme capitaine aide de camp, quoiqu'il fût démis-
sionnaire du 9 mai 1792; il l'a donc emmené en Turquie, mais,
arrivé à Péra, il lui a imposé, le 20 thermidor an V (7 août 1797),
une mission à Corfou.
Au reste, il ne choisissait pas; il suspectait tout le monde;
c'était Pampelonne l'ex-Constituant, c'étaient les officiers de la
mission que, les uns après les autres, il forçait à regagner la
France ; le général ambassadeur ne pouvant supporter qu'il
y eût à Constantinople un agent du prétendant, le sieur Chai-
DU C0NSUL4T A l'eMPIRE. 49
grill, « un scélérat » qui « portât l'audace jusqu'à arborer
sur son chapeau cette couleur blanche, signal de l'ingratitude,
du parricide et de l'assassinat; » il annonçait officiellement
« qu'il était bien résolu à lui courir sus et à le tuer dans les
rues de Péra, » Il portait dans ses négociations avec les Turcs la
même aménité et traitait militairemenl toutes les affaires. « En
alïaires, écrivait le citoyen Pampelonne, c'est un enfant et un
enfant gâté. » Au moins, s'il était aigri contre l'univers entier,
restait-il content de soi, tel que lorsqu'il avait été désigné pour
Constantinople. En ce temps-là, il écrivait : « J'ai commandé
avec gloire les armées de la République; j'ai mis le militaire
sur un tout autre pied, étant ministre de la Guerre; j'aurais pu
être directeur; je suis nommé à l'ambassade la plus intéres-
sante de l'Europe ; il ne me reste plus qu'à mourir les armes à
la main en combattant pour la Liberté ! »
On eût pu espérer de l'arrivée de M™® Dubayet, que le
général semblait souhaiter infiniment, quelque tranquillité à
l'ambassade. Raison majeure pour qu'il fût en bons termes
avec son épouse : « Depuis six ans, écrivait-il, je n'ai vu ma
famille que deux mois. » Il avait donc réclamé une frégate ou
deux pour amener M™^ Dubayet et sa fille et ce fut là l'occa-
sion d'aigres correspondances avec le ministre de la Marine,
Truguet, qui préférait employer à des services de guerre les
vaisseaux de la République. En fructidor an V (août 1797),
après la chute de Truguet, M"*^ Dubayet, accompagnée de sa fille,
s'embarqua à la fin sur la frégate la Sérieuse, mise à sa dis-
position par l'amiral Bruix. Elle débarqua en vendémiaire
an VII (fin septembre 1797) et trouva un homme en lutte avec
le peu qui restait de Français, incapable de se contrôler et de
suivre les affaires, moins encore de se conformer aux ordon-
nances des médecins. Moins de deux mois après son arrivée, le
15 frimaire (5 décembre) Dubayet fut pris d'une mauvaise
fièvre, « fièvre bilieuse, putride, inflammatoire et milliaire, »
qui l'emporta en onze jours.
Ruffîn, le drogman, qui, à travers toutes les vicissitudes,
conservait à l'ambassade la tradition française, s'était hâté d'avi-
ser Saint-Cyr pour qu'il vint de Bucarest prendre la gérance.
Quelque diligence qu'il fit, il n'arriva qu'après l'inhumation so-
lennelle et laïque de Dubayet dans les jardins du palais de
France, près d'un arbre de la liberté, planté jadis par Descorches.
20 REVUE DES DEUX MONDES.1
Saint-Cyr, malgré sa brouille avec Dubayet, s'empressa
d'adresser au ministre des Relations extérieures une pompeuse
oraison funèbre de « son père, son protecteur, son ami de
vingt-cinq ans. » Il entreprit moins de gérer l'ambassade,
tâche dont Ruffin s'acquittait mieux que lui, que de s'ériger
en avocat de la citoyenne Dubayet. Il appuya avec une éloquence
pénétrée les demandes, au moins inusitées, qu'elle présentait au
Directoire. Rien moins que de se poser presque en émule de
M°^ la maréchale de Guébriant. « La santé de la citoyenne
ambassadrice, extrêmement altérée par les veilles et les suites
de cet événement, écrivait-il, me détermine à vous prier,
citoyen ministre, de l'autoriser à prolonger son séjour à
Constantinople aussi longtemps que sa santé et ses affaires
pourraient l'exiger. » Moyennant qu'elle habitât le palais de
France et qu'elle y gardât maison montée, elle se contenterait
de la moitié du traitement de son mari, — qui était de
150 000 livres. Saint-Cyr n'avait point osé aller jusque-là avec
le ministre, mais il prit revanche avec Rewbell et, en atten-
dant les réponses de Paris, il établit la citoyenne ambassa-
drice et sa fille comme les représentantes officielles de la Répu-
blique. Ayant à remercier le capitan pacha des marques de
sympathie qu'il avait chargé Ruffin de témoigner à la citoyenne
Dubayet et à la jeune Constance, « je crus devoir, écrit-il,
répondre à tant de marques d'intérêt en lui présentant Cons-
tance. » Il la mena donc avec lui chez le pacha, vêtue en
homme et accompagnée des citoyens Fleurât et Ruffin et du
général Menant; elle fut placée sur le sopha entre ces deux der-
niers. Le pacha, qui, pendant la conférence, regardait souvent
la jeune Constance et faisait remarquer au citoyen Ruffin com-
bien elle ressemblait à son père, dit en riant à ce secrétaire
interprète : « On voit bien que vous h'êtes qu'un homme de
plume et de paix, peu curieux des belles armes : cette enfant
est réellement la fille d'un héros; elle a toujours les yeux fixés
sur mes sabres appendus au lambris, et elle ne fait que pousser
le général Menant pour les lui faire admirer. » Le capitan
pacha invita l'ambassadrice à le voir sortir en pompe par la
porte d'Andrinople pour prendre le commandement de son
armée, et à visiter, quand elle voudrait et autant de fois
qu'il lui plairait, le vaisseau amiral qui était en rade. L'au-
dience se termina par des présens de châles et de mousseline
DU CONSULAT A l'eMPIRË. 21
des Indes pour chacun des visiteurs, les plus belles pièces étant
destine'es à M™^ Dubayet.
Celle-ci ne manqua pas de profiter de l'invitation que Saint-
Gyr avait su rappeler au capitan pacha, et, au jour fixé, —
trois mois après la mort du général, la veuve éplorée, vêtue
en homme ainsi que sa fille, — deux jolis petits garçons, en
vérité! — grimpait l'échelle; elle fut reçue à la coupée par le
capitaine de pavillon, goûta au café et au chocolat, visita le
navire de bout en bout, et, au départ, reçut un salut de sept
coups de canon. Il y avait de quoi tourner une tête solide : ces
honneurs, cette vie somptueuse, ce palais, ce train, cette
liberté de costume qui pouvait bien surprendre les Turcs peu
habitués à de pareils travestissemens, tout devait enivrer la
charmante petite Dauphinoise, sevrée de plaisirs depuis tou-
jours. Sans doute trouvait-elle jadis, dans des bals de cam-
pagne, sous les auspices de son beau-frère Bruno, à exercer
le goût qu'elle avait pour la danse, et sautait-elle fort bien,
sans s'interrompre, de cinq heures jusqu'à neuf heures du
lendemain. Sans doute, connaissant comme elle était coquette,
Dubayet, pour lui faire prendre patience, lui décrivait-il plutôt
mal que bien les toilettes des merveilleuses et lui envoyait-il
même quelque ajustement; mais qu'était cela pour rassasier une
fringale de plaisirs? Elle n'avait pas vingt-huit ans, cette jolie
dame, toute mignonne, qui, depuis qu'elle était née, n'avait
quitté Grenoble que pour venir à Paris guetter l'occasion pour
Gonstantinople. Si, seule de tous les entours de Dubayet, elle
n'avait pas eu part à ses colères, — ce qui n'est point démontré,
— au moins avait-elle enduré son caractère, et elle ne pouvait
que se sentir libérée. Seulement, le beau rêve d'être ambassa-
drice ne pouvait durer toute la vie, et Talleyrand y mit fin ;
eu égard aux circonstances, il traita largement la veuve de
Dubayet. Régulièrement, les appointemens du général eussent
dû être arrêtés au jour de sa mort, le 17 frimaire an VI (7 dé-
cembre 1797) ; ils furent prolongés, pour M™^ Dubayet, de
deux mois et demi, et arrêtés au 30 pluviôse (18 février 1798).
Elle reçut, pour frais de retour, ceux mêmes qui eussent été
alloués à son mari. Si, par la suite, elle eut quelques difficultés
avec le département pour le règlement des objets précieux que
Dubayet avait reçus en compte pour les distribuer sur sa route,
c'est qu' « Annibal le Mississipien » était prodigue et magni-
22 REVUE DES DEUX MONDES.
fique, à preuve qu'à défaut de présens du Gouvernement, il don-
nait, ce qu'il avait de plus beau dans son bagage, les pistolets
de Versailles qu'il tenait du Directoire et qu'il offrit au pacha
de Bosnie.
Go fut seulement en messidor an VI (28 juin 1798) que
I\Ime Dubayet et Constance, accompagnées de Saint-Cyr et de
quelques Européens qui profitaient des escortes, quittèrent
Constantinople. On voyagea à petites journées, si bien qu'on
mit plus d'un grand mois pour gagner Vienne, un autre pour
rentrer à Paris. Après un tel voyage fait en compagnie, on est
brouillé à mort ou accommodé pour la vie. Ce fut le dernier
parti qu'adopta M™^ Dubayet ; mais d'abord qu'elle fut rentrée k
Paris, elle exécuta les ordres du Mississipien en plaçant Cons-
tance chez la citoyenne Campan, à l'Institut de Saint-Germain.
Lk, cette jeune personne de douze ans allait perdre sans doute
ses façons garçonnières. « Elève Constance en bonne répu-
blicaine, avait écrit Dubayet dans une lettre qui peut passer
pour un testament. Exige avec fermeté qu'elle fasse bien ses
études. Voilà le moment, ma bonne amie, où tu peux faire
aller de front les maîtres k danser, de forte et d'écriture.
Bientôt tu lui donneras un maître de dessin et, avec tous ces
moyens de rendre aimable ta fille, je désire que tu soignes le
travail de l'aiguille qui la préparera k être une femme républi-
caine. » Tout cela, — sauf peut-être le travail de l'aiguille, — se
trouvait réuni à Saint-Germain. Il fallait se presser si l'on
voulait exécuter, en ce qui concernait Constance, les volontés
de son père. N'avait-il pas écrit : « Tu sauras que je songe k la
marier k quinze ans; déjk j'ai trouvé son mari... » Au fait,
n'était-ce pas l'âge où M""^ Dubayet s'était mariée et pouvait-
elle dire k son mari qu'elle s'en fût mal trouvée?
* *
On ne saurait nier que, sur les destinées de Constance et
même sur celles de sa mère, cette entrée en pension influa
considérablement. L'Institut de Saint-Germain a joué pour la
restauration d'une société un rôle d'autant plus important qu'il
a unifié, par l'éducation, des élémens fort différens et qui ne se
fassent sans doute pas rencontrés autrement. Il a été l'école
préparatoire du monde nouveau. Il y avait k Saint-Germain des
filles de noblesse, des filles de finance, des filles de bourgeoisie^
DU CONSULAT A l'eMPIRB. 23
il y avait ce qui tenait au général Bonaparte, sa belle-fille, ses
nièces, ses sœurs, tout son monde. Etait-ce là ce qui avait mis
M™® Gampan à la mode ou bien l'air qu'elle se donnait d'avoir
jadis été de la Cour, familière de la Reine, du Roi, de Mesdames,
ayant préparé sur chacun une anecdote où elle jouait le beau
rôle, — pour compenser sans doute celui qu'on lui attribuait? En
fait, ainsi que tout son apparentage, elle sortait de cette domesticité
intérieure du souverain, d'où certains étaient partis pour monter
aux grandes charges, mais où la plupart se repassaient héré-
ditairement des places profitables, sinon honorifiques, que met-
taient tout à part la confiance des maîtres et la fidélité des ser-
viteurs. A la vérité, si cette fidélité était suspectée, — comme
ce fut le cas pourM"*^ Gampan, — rien de l'honneur ne subsis-
tait, moins que rien.
On était mal renseigné et combien de gens avaient intérêt
à ce qu'on ne le fût pas mieux. M™® Bonaparte au premier
rang ! Ge fut parM"'^ Gampan et par l'Institut de Saint-Germain
que M'"" Aubert-Dubayet fit sa connaissance. Quant à Constance,
ce fut là qu'elle rencontra Garoline, Pauline et Christine Bona-
parte, Hortense et Stéphanie de Beauharnais, Stéphanie Tas-
cher, les filles ou les sœurs des généraux Clarke, Macdonakl,
Leclerc, Victor, Oudinot, un monde, le nouveau monde, celui
qui, demain, presque tout de suite après l'acte libérateur de
Brumaire, surtout après la victorieuse campagne de Marengo,
allait devenir l'unique monde. Ges jeunes femmes toutes jolies,
gracieuses, élevées selon les formules de l'ancienne société,
épousées généralement pour leur grâce, leur joliesse ou leur
beauté par les grands du nouveau régime, auraient, sous les
auspices de M""^ Bonaparte, charge et mission de donner le
ton, d'introduire, dans les salons rouverts, les prestiges de l'édu-
cation qu'elles avaient reçue à Saint-Germain et qui, à soi seule,
était la contre-révolution.
' Ayant ainsi placé sa fille pour le mieux de son avenir, ayant
réglé les affaires d'argent de l'ambassade, M""^ Dubayet s'occupa
de ses affaires de cœur, et pouvait-elle faire mieux qu'unir sa
destinée à celle de cet admirable ami qui lui avait fait connaître
des splendeurs qu'elle n'eût jamais imaginées? A peine si elle
avait trente ans, Garra Saint-Gyr en avait quarante-cinq, mais
c'était le même âge que Dubayet. Sans doute était-il borgne,
mais c'était d'une blessure de guerre reçue en Amérique; sans
24 REVUE DES DEUX MONDES.)
doute n'était-il encore que général de brigade, mais ses
manières, son éducation, sa douceur, son amour valaient
bien une étoile. Constance déjà l'appelait son petit père et le
traitait en « parrain. » Tout était donc pour le mieux et, le
10 brumaire an VIII (31 octobre 1799), M"'^ Dubayet se mua en
M™^ Saint-Cyr.
La lune de miel, s'il était convenable qu'il y en eût une, fut
brève, Carra Saint-Cyr ayant été désigné pour un emploi de
général de brigade à l'armée de réserve. Il n'y était pas encore
arrivé le 10 lloréal (30 avril 1800), mais le 10 prairial (30 mai)
il était à Ivrée en possession d'un commandement indépen-
dant : il correspondait directement avec le chef de l'état-
major général, avec le commandant en chef et même avec le
Premier Consul; il s'en tirait à merveille, même n'ignorait-il
pas les moyens de se faire bien venir. Ainsi écrivait-il à Bona-
parte à la fin d'un rapport, de style et de tournure tout mili-
taires : « Je ne peux pas me dissimuler, citoyen Consul, que le
poste qui m'a été confié par le général en chef ne soit très déli-
cat et peut-être au-dessus de mes forces, mais puisse-t-il au
moins me donner l'occasion de vous convaincre de mon sincère
et entier dévouen^ent ! »
Incorporé ensuite dans la division Monnier, qui faisait partie
du corps de Desaix, il prit une part active à la bataille de
*Marengo à la tête de 700 hommes de la 19^ légère : « il enleva
le village de Ceriolo à la face de l'armée ennemie au moment
même où l'armée était en retraite; il opéra la sienne en ordre,
soutenu seulement par la 70® de ligne, » et fut cité par Monnier
pour son talent et son sang-froid. Son nom ne figura pas au
bulletin, mais le Premier Consul l'avait retenu. Aussi bien,
M"^ Carra Saint-Cyr était à présent des habituées des Tuileries,
et sa fille, durant que Caroline Bonaparte était à Saint-Germain,
avait acquis ses bonnes grâces. Sans doute fut-ce à Caroline
Murât qu'elle dut son mariage.
Élevé au commandement en chef de l'armée d'observation
du Midi et des troupes françaises stationnées dans la République
cisalpine, le général Murât, qui avait porté son quartier général
à Milan le 2 fructidor an IX (2 août 1801), y avait trouvé et
conservé pour chef d'état-major le général Charpentier. Ce
Charpentier appartenait à une de ces familles que de petites
charges élevaient par degrés à certaines apparences de
DU CONSULAT A L EMPIRE.
25
noblesse. Il se pre'parait, avant la Re'volution, à succéder à son
oncle, lieutenant général au bailliage de Soissons. A l'appel de
la patrie, il s'engagea dans le l*^"^ bataillon des volontaires de
l'Aisne, fut élu capitaine, passa dans les états-majors et était
adjudant général lorsqu'il eut nîiàsion d'apporter à la Convention
les drapeaux de la garnison autrichienne de Luxembourg.
Envoyé en Italie au mois de frimaire an VII (novembre 1798)
pour mener des renforts à Scherer, il fut promu général de
brigade sur le champ de bataille le 6 germinal (30 mars 1199).
Après un court séjour en France motivé par une blessure reçue
à la bataille de Novi, il revint à Milan, après Marengo, comme
chef d'état-major de Brune d'abord, puis de Moncey. 11 resta
avec Murât dont il avait mérité la confiance, comme celle de ses
prédécesseurs, par une régularité, un ordre et une intelligence
remarquables. De plus homme de bonne compagnie et agréable
de sa personne. Caroline, qui souhaitait être entourée de
femmes françaises, désirait qu'il se mariât et elle s'en occupa.
« Je suis fâché, écrivait le général à son beau-frère le 3 brumaire
an XI (25 octobre 1802), que vous n'ayez point fait la connais-
sance du général Murât comme vous en aviez l'occasion. Il vous
aurait sûrement bien accueilli. Il me comble de considération
et de fortune. Il songe aussi à me faire faire un mariage très
brillant : mais sur ce dernier sujet, je suis sans inquiétude.
Avec la place et la fortune que j'ai, on trouve toujours à se bien
marier. » M™« Murât avait pensé d'abord à une nièce de Decrès,
le ministre de la Marine; puis à la fille de Barbé-Marbois le
ministre du Trésor, — celle qui épousa le fils aîné du consul
Lebrun. Mais « Charpentier n'ayant pu faire le voyage de Paris,
celte proposition n'a pas eu de suite. » Aussi bien, « plus le
moment du mariage approche, écrivait-il, moins je désire me
marier, et si l'on pouvait toujours rester garçon, je l'aimerais
mieux. » Mais sa mère et tout le monde conspiraient pour ses
noces. Sa mère et son beau-frère vinrent à Paris pour voir la
jeune Constance. Ils chantèrent comme de juste sa grâce et
ses vertus. Elle eût commencé, au gré de son père, à monter en
graine, car elle allait sur ses seize ans. Les préliminaires furent
brefs; en ce temps-là, on vivait double, — comme en campagne.
Murât et Caroline, qui n'avaient pu assister au mariage, préten-
dirent mettre dans la corbeille un présent peu banal, une
étjile. « J'apprends, écrit Murât au Premier Consul le 4 floréal
26 REVUE DES DEUX MONDES^
an XI (24 avril 1803), le mariage du général Charpentier : c'est
un brave homme qui a plus de solidité que de brillant, c'est
un homme sûr. Je désirerais bien, mon général, que vous lui
donniez le grade de général de division pour son cadeau de
noce. Je regarderais cette faveur comme une marque nouvelle
de l'intérêt et de l'estime que je sais que vous me portez. »
Charpentier ne l'obtint qu'un an plus tard, le 26 fructidor an XII
(16 février 1804); tout de même, — était-ce pour Aubert-
Dubayet, Carra Saint-Cyr, Charpentier ou Constance? — le
Premier Consul, Joséphine, Hortense, la plupart des généraux
présens à Paris, Gouvion Saint-Cyr, Junot, Lefebvre, Soult, les
deux consuls et les ministres signèrent au contrat. La noce eut
lieu à Maisons où les Saint-Cyr avaient une jolie habitation et
M™^ Louis y dansa tout son soûl, — elle s'en souvenait deux
ans plus tard. Cette résidence suburbaine (quatre lieues de
Paris) n'était pas sans compliquer la vie, car M™® Saint-Cyr
n'en perdait ni un bal ni un diner, et Saint-Cyr n'en était
pas moins assidu à son devoir; c'était affaire de temps et de
chevaux.
A peine quelques jours donnés à la lune de miel. Charpen-
tier et sa petite femme partirent pour Milan. A la vérité, ils
devaient s'arrêter à Grenoble où habitait la famille paternelle et
maternelle de M"^ Dubayet et faire ainsi le voyage de noces
de l'ancien temps, celui qui avait pour objet la présen-
tation et la visite obligatoire aux parens et aux amis des deux
familles.
M"'^ Saint-Cyr, dès le 23 floréal (13 mai 1803), s'empresse
d'écrire à sa « bien chère petite fille » pour lui donner des
conseils, lui faire des recommandations, l'exhorter à devenir
« une femme intéressante et agréable ; » elle invite ses seize ans
un peu futiles à des lectures instructives. Mais à la mère le
monde fait assez de bruit pour qu'il en fasse presque autant à
la fille. « Depuis ton départ, ma chère Constance, écrit-elle,
Saint-Cyr m'a fait aller et venir sans cesse. Je partis samedi
soir. Le lundi, nous fûmes déjeuner chez le général Soult, à sa
campagne (1). Au retour, je m'arrêtai à Saint-Cloud, mais on
était à Malmaison. Je revins ici mardi et mercredi soir, je
retournai à Saint-Cloud où il y avait assemblée assez nom-
(1) Villeneuve-l'Élaûg.»
DU CONSULAT A L EMPIRE.
27
breuse. On me demanda si j'avais reçu de tes nouvelles et les
larmes étaient toujours prêles à s'échapper de mes yeux en
répondant que non. Il n'y a rien de nouveau pour ce qui nous
concerne (1). Il faut prendre patience malgré soi, mais toujours
même bon accueil très aimable. Il y avait ce jour-là la nouvelle
mariée M^^^ CalTarelli (2). Elle est très belle et très grande, mais
quoique ayant été élevée à Paris, elle n'a pas encore la tour-
nure parisienne. Gela vient assez vite!... »
Le général Saint-Cyr avait espéré qu'il serait employé en
Italie et qu'il y retrouverait sa chère Constance, mais il avait
compté sans le Premier Consul et sans la rupture de la paix
d'Amiens : « Voilà, écrit-il le 30 floréal (20 mai), toutes nos
espérances de réunion évanouies. J'ai reçu l'ordre de me
rendre à Bayonne, et c'est bien loin du pays où nous aurions
aimé à nous diriger. Je vais donc doubler de zèle dans les fonc-
tions qui me sont confiées pour être en droit ensuite de deman-
der la destination qui nous rapprochera de toi et de ton mari. »
Il allait être employé à Bayonne à l'un des six camps dont le
Premier Consul avait ordonné la formation pour constituer sur
les côtes une armée puissante et prête à marcher contre l'Angle-
terre (25 prairial-14 juin). Il désigna, de Namur, le 16 ther-
midor (4 août), les troupes qui y devaient figurer. Saint-Cyr
devait les précéder et les attendre.
Ce départ redoubla la tristesse qu'avait causé à M""^ Saint-
Cyr celui de sa fille et dès lors commencent les plaintes sur
l'absence de lettres ; mais la délicieuse Armande ne pouvait passer
sa vie à se lamenter. « J'ai été à Paris cette semaine, écrit-elle
le 10 prairial (30 mai), à Villeneuve-l'Etang chez M"* Soult (3),
qui m'a chargée de te faire ses complimens; j'ai été à Saint-
Gloud; j'ai vu M™* Bonaparte qui me demanda de tes nouvelles,
(1) Un emploi de général de brigade et le grade espéré de général de division.
(2) M"* Julienne d'Hervilly : « Cette jeune dame a été présentée dimanche à
M"* Bonaparte. » (Journal des Débats). Elle était la seconde fille de Louis-Charles,
comte d'Hervilly, colonel- de la cavalerie de la Garde constitutionnelle, maré-
chal de camp en 1"92, blessé le 16 juillet 1795 à Quiberon, mort de ses blessures
le 14 novembre suivant, et de Louise de La Cour de Balleroy. Auguste Cal-
farelli, aide de camp du Premier Consul, était frère de Maximilien, blessé mor-
tellement à Saint-Jean d'Acre, de Philippe, mort à Quiberon, de Joseph, préfet
maritime à Brest, de Charles, préfet du Calvados et de l'Aube, de Jean-Baptiste,
qui fut évêque de Sainl-Brieuc.
(3) Jeanne-Louise-Elisabeth Berg, épousée en 1189 par Nicolas-Jean-de-Dieu
Soult, alors caporal.
28 REVUE DES DEUX MONDES.)
ainsi que M™* Louis (1) et M'"^ Lauriston (2). M™« Savary (3) qui
était là, ainsi que beaucoup d'autres, ne me dirent rien de toi.
J'avais pris congé de M™® Bonaparte, croyant pouvoir entre-
prendre bientôt mon voyage de Grenoble, mais des affaires
me retiendront ici plus longtemps que je ne croyais, et alors
j'y retournerai un soir, car j'y étais allée un matin. J'ai vu
aussi M™^ Macdonald (4) qui me parla beaucoup de toi et me
chargea de te dire bien des choses. »
Cependant Constance est arrivée à Milan et elle fait sa cour.
A la fin, elle écrit. « Ta lettre, lui répond sa mère le 15 prairial
(4 juin), m'a fait grand plaisir parce que je vois que tu es
contente, à part l'ennui que te cause la partie de cartes. Tu
vois que j'avais bien raison quand je te disais qu'il fallait
qu'une femme sût jouer. La plus grande partie des femmes ne
joue que par complaisance, mais comme on joue de l'argent, il
faut le savoir défendre. Est-ce le réversis ou le whiste? Tu ne
me dis rien de la réception que t'a faite M™® Murât. Est-ce très
bien ou comme ça? Il serait à propos, je crois, que tu écrives à
]\|me Louis. Tu te rappelles qu'elle t'a promis que, de deux lettres,
elle t'en répondrait une. Il y a près de quinze jours que je n'ai
vu Isidore (5). Elle me pria bien de te dire qu'elle ne t'a pas
oubliée. Elle attend de tes nouvelles avec une grande impa-
tience... J'avais appris par M™^ Soult que M"^ Murât avait
accouché (6) et Murât en donnant cette nouvelle à la Cour avait
écrit que Madame sa femme serait à Paris dans quarante jours.
J'avais été fâchée de cela, mais comme tu n'en parles pas, peut-
être n'est-ce pas vrai? Les modes ne varient pas beaucoup et
(1) Madame Louis-Hortense de Beauharnais.
(2) Claudine-Antoinette-Julie Le Duc, mariée en 1789 à Jean-Alexandre-Bernard
Law de Lauriston, alors lieutenant d'artillerie. M"'' de Lauriston était une des
quatre dames nommées pour accompagner l'épouse du Premier Consul.
(3) Marie-Charlotte-Félicité deFaudoas Barbazan avait épousé le 27 février 1802
le colonel Savary, aide de camp du Premier Consul.
(4) La seconde. La première, née Jacob, mourut en 1797 laissant deux filles. —
Celle-ci, née Monlholon, épouse en premières noces du général Joubert, s'était
mariée le 26 juin 1802 et mourut en 1804.
(5) Isidore-Eugénie Petiet, fille de Claude-Louis Petiet, ministre de la Guerre
après Dubayet, et de Anne-Franroise-Guillemette Leliepvrc du Bois de Pacé, née
en 1788, épousa Louis-Pierre-Alphonse de Colbert Chabauais, nommé par la Res-
tauration général de brigade.
(6) M"* Murât était accouchée le 16 mai 1803, d'un fils qui reçut les noms de
Napoléon-Lucien-Charles-Joseph-François. Ce fut le prince Lucien Murât, mort le
10 avril 1878 sans postérité.
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 29
cest toujours la même mise. Les toilettes du soir à Saint-Cloud
sont presque toutes en crêpe. J'ai vu travailler M'"® Louis et
M"'e Bonaparte à des robes de crêpe brode'es à bouquets détachés
unies. Gela fera de très jolies robes d'été.
« On parle d'un voyage du Premier Consul...
« Tâche de savoir si M. et M°" Murât ont reçu les lettres que
nous leur avons écrites au moment de ton mariage. »
M"® Saint-Gyr n'était pas mal informée. Murât écrit le
6 prairial (26 mai) : « J'espère que vous ne serez pas fâché, mon
général, que j'accompagne Caroline qui se propose de venir
prendre sa petite et laisser à maman son nouveau-né. » Les évé-
nemens ne le permirent pas : « M™« Caroline est rétablie, écrit
Murât le 6 messidor (25 juin), et mes enfans sont en route pour
Paris depuis deux jours. » Caroline elle-même ne partit qu'au
milieu de thermidor (juillet).
Cela faisait une grande occupation à Maisons, où M™^ Saint-
Cyr ne négligeait rien pour se tenir bien en cour. « J'ai fait un
petit séjour à Paris cette semaine, écrit-elle à sa fille le
20 prairial (9 juin). En y arrivant, on me remit une grande
lettre adressée à Saint-Cyr et c'étaient des billets pour le cercle
qui avait eu lieu la veille. Il y en avait pour Saint-Cyr et pour
moi et pour M"* Aubert-Dubayet. Je fis demander aux Tuileries
si M"'® Bonaparte y était ou était retournée à Saint-Cloud. Alors,
je fus voir le général et M""" Soult. Ils allaient repartir pour la
campagne. Ils me dirent que M"»^ Murât serait dans un mois à
Paris. Je ne croyais plus à ce voyage puisque tu ne m'en avais
pas parlé, mais il se confirme là-haut.
« Je suis revenue hier au soir de Paris et j'y retourne
demain. A trois heures, -j'irai voir M"*^ Louis et, le soir, j'irai à
Saint-Cloud. C'est cela avoir du courage, aller sans Saint-Cyr
et sans toi, mais je sens qu'il ne faut pas avoir l'air, aux yeux de
beaucoup de gens, de m'êtretout à fait retirée. D'ailleurs, il faut
qu'on se rappelle de nous (sic), car les absens ont toujours tort.
« Écris à M™® Louis et mets quelque chose de bon pour
M™® Bonaparte. »
A son gendre Charpentier, qui l'avait invitée à venir s'éta-
blir à Milan, près de sa fille, pendant que Saint-Cyr serait à
Bayonne, elle écrie (24 prairial-13 juin) : « J'ai été deux fois à
Saint-Cloud depuis le départ de Saint-Cyr. J'ai demandé s'il n'y
avait rien de nouveau. On m'a répondu .Non, il faut attendre.
30 REVUE DES DEUX MONDES
Le Premier Consul part cette semaine. Le général Soult le suit,
et, pendant ce temps, M"'^ Soult va en Allemagne dans sa
famille. M'"'' Bonaparte m'a demandé si Constance était grosse..
J'ai répondu que je n'en savais rien. J'espère bien que vous ne
me le laisserez pas ignorer, je désire tant être grand'maman I »
Enattendant,ellese prépare à rejoindre Saint-Cyrà Bayonne,
plutôt aux environs, un négociant ayant prêté au général
une maison de campagne charmante, à proximité de la mer,
avec une vue fort jolie. De là où ira-t-il ? Peut-être en Portu-
gal? Alors, elle sera du voyage. « Je me crève les yeux, écrit
Saint-Gyr, sur tous les ouvrages qui traitent de l'Espagne et du
Portugal. J'espère ne pas en être pour mes frais et que le gou-
vernement ne veut pas me faire prendre racine ici, ce serait le
dernier endroit que je choisirais. » Et puis n'y serait-il pas
oublié?
« Je t'ai mandé dans les temps, écrit M""® Saint-Cyr le
8 messidor (21 juin), la réponse que m'avait faite M™^ Bona-
parte au sujet de l'avancement de ta toutoute (1). Il n'y a rien
de nouveau. Je présume que si le grade doit être accordé, ce
ne sera qu'à l'organisation définitive du camp qui se forme à
Bayonne et dont il a le commandement provisoire. Ainsi,
patience. . . Il y a longtemps que je savais le voyage de M™^ Murât.
J'ai été voir avant-hier M™® Soult qui m'a priée de te dire qu'elle
est très fâchée contre toi. Tu lui avais promis de lui écrire, et
tes lettres sont encore à venib. Tu mécontentes bien du monde,
comme tu vois : M™® Louis, M""® Soult et Isidore, en voilà bien
trois. M™^ Soult part aujourd'hui pour l'Allemagne, son pays,
pendant que le général accompagne le Premier Consul... Il n'y
a que M^'Talhouet (2) et M""^ Bémusat (3) qui aient accompagné
M™* Bonaparte pour le voyage. Ces dames ont fait beaucoup de
dépenses, entre autres M""^ Talhouet, qui a fait faire un trous-
seau neuf.
« M™® Carion m'a apporté à voir tes robes. Malgré mes
recommandations, il ne s'en trouve pas une simple pour le
(1) Saint-Cyr. M»* Saint-Cyr est Memelle.
(2) Êlisabelh-Franroise Baude de la Vieuville, mariée le 12 juin 1783, à Louis-
Céleste-Frédéric de Talhouet, l'une des quatre dames accompagnant Madame
Bonaparte.
(3) Glaire-Élisabeth-Jeanne Gravier de Vergennes, mariée en 1796 à Augustin-
Laurent Rémusat, préfet du Palais en 1802; l'une des quatre dames de Madame
Bonaparte. Elle a laissé des mémoires.
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 31
matin chez toi, mais elles sont jolies à mon goût. Il y eïl a une
bleue avec une garniture de mousseline qui m'a plu assez ;
une robe en gaze de coton — M""^ Garion dit que cela se lave
comme du linge, — la garniture toute petite, en fleurs et
feuilles, est jolie, et une en taffetas blanc broché. Elle a une
guirlande de petites roses jaunes pour garniture; elle ajoute à
cela les chemisettes de crêpe et de mousseline parce qu'elles
sont très décollete'es derrière et boutonnent sur l'épaule. »
Mais, malgré les soins qu'elle prend de sa fille, Armande
s'ennuie. Elle aspire à rejoindre l'un au moins des êtres qui lui
sont chers : « Voici mon plan de voyage, écrit-elle le 10 mes-
sidor (29 juin). Je compte toujours partir pour Bayonne très
incessamment. Je resterai avec Saint-Gyr tant qu'il sera dans
cette ville. S'il recevait une destination pour faire la guerre
activement, alors, ma chère petite, tu me verrais partir comme
le vent et me rendre dans tes bras où, je crois, j'étoufferais du
plaisir de te voir et de t'embrasser. Je m'en irai en poste, j'avais
eu le projet de faire ce voyage à petites journées avec mes
vieilles jumens, mais je serais trop longtemps en route. » Elle
s'ennuiera jusque-là, bien qu'elle ait avec elle son beau-frère
Carra Devaux (1) qui lui tient fidèle compagnie et qu'elle rend
esclave. « Quelquefois, écrit-elle, nous allons avec M. Devaux
jusqu'aux bord de la Seine pour faire baigner ma Spitz. Tu es
bien ingrate en parlant de Spitz. Tu ne m'en as pas encore
demandé des nouvelles. Saint-Gyr me l'a laissée pour me tenir
compagnie, mais elle a un penchant si naturel pour les hommes
qu'au défaut de Saint-Gyr, elle me préfère mon beau-frère.
Cependant elle couche dans ma chambre et me garde bien, je
t'assure. Si je fais le voyage de Milan, elle sera des nôtres...
« Il n'y a pas de grands changemens dans les modes. Les
robes de très grande parure sont en tulle de couleur brodées en
or ou en argent. Les moins élégantes, c'est du crêpe.
« Il m'est impossible, ma bien chère petite, de te donner
mon portrait à présent. Mes facultés ne me le permettent pas,
mais je puis très aisément te satisfaire pour la petite chaîne de
mes cheveux que tu désires. Il y a trois jours, je me suis fait
tondre. G'est-à-dire que mes cheveux sont coupés à la Titus et,
en les mettant de côté, je pensais à t'en faire quelque chose-
(1) Le frère aîné de Saint-Cyr, ancien officier au régiment d'Orléans, né en
1755, marié en ms à Antoinelte-Césarine des Roys.
32 REVUE DES DEUX MONDESa
Ainsi, tu auras une croix et une chaîne jusqu'à ce que je puissô
te satisfaire pour le portrait. Tu porteras cela en souvenir de
moi. »
Le 19 messidor (8 juillet), elle est sur son départ, mais il
survient des contrariéte's : « J'espérais, dit-elle, on vendant mes
quatre chevaux, m'en aller en poste, mais n'en trouvant rien h
Paris, je m'en vais à petites journées, ce sera bien ennuyeux et
bien long, mais qu'y faire?... Je vais demain à Paris pour
finir mes derniers arrangemens. Je paierai les souliers àCoppe :
il y en a vingt-quatre paires à 7 livres qui font 168 livres... Tu
sauras que l'on porte beaucoup de chapeaux, tous avançant sin-
gulièrement sur la figure. Ils seyent assez bien. On les fait de
crêpe, de taffetas et d'organdi. J'en emporte à Bayonne de toutes
les sortes, mais je ne les prends pas chez M"^ Despaux parce
que, pour la province, cela n'en vaut pas la peine et que je
les paie bien moins cher... C'est tout ce que j'emporte, avec
une robe de taffetas ronde pour la route. Je n'ai rien fait faire
de neuf depuis ton départ...
« Tu sauras que le général Pino (1) n'a pas pu me remettre
lui-même ton portrait. C'est son aide de camp, et, en entrant, il
m'a fait un compliment, c'est qu'il ne m'aurait jamais prise
pour ta mère, mais bien pour ta sœur. Je suis accoutumée à ces
sortes de choses et je ne renoncerais pas pour tout au monde
au titre de mère de ma bien-aimée Constance. Il m'a dit encore
que tu te portais très bien, que tu étais bien aimée à Milan,
que tu t'amusais beaucoup, que tu n'avais qu'un seul regret,
celui d'être éloignée de nous. J'ai appris par je ne sais plus qui
que M™^ Murât avait différé son voyage, je t'en félicite de tout
mon cœur, car je me peignais la solitude oii tu te serais trouvée
et j'en avais beaucoup de chagrin.
« Depuis le départ du Premier Consul (2), on ne sait rien du
tout ici. On croit assez généralement qu'il y a un grand projet
de descente en Angleterre. Si, par hasard, Saint-Cyr y était
pour quelque chose, tu me recevrais, n'est-ce pas? Je compte
(1) Dominique Pino, né en 1760, avait pris parti pour la cause française en
Italie et était devenu général en moins de deux ans. Soupçonné ensuite de complot,
il eut une attitude singulière; puis il parut se livrer entièrement aux Français et
le Premier Consul lui confia en 1802 le commandement de la Romagne, puis le
ministère de la Guerre.
(2) Pour le Nord et la Belgique. — Départ le o messidor (24 juin), retour le
23 thermidor (11 août).
DU CONSULAT A L EMPIRE.
33
là-dessus et je m'arrange de manière que, si cela arrive, c'est
de Bayonne que je partirai pour aller t'embrasser, te croquer,
t'étouffer dans mes bras ; enfin, je ne sais pas ce que je ne
ferai pas. »
Le de'part approche. « J'ai été avant-hier, écrit M™^ Saint-
Cyr le 22 messidor (4 juillet), faire mes adieux à M"'*' Petiet.;
Isidore est bien fâchée de ce que tu ne lui écris pas. Elle m'a
chargée de te dire que ton myrte dément bien tes sentimens
pour elle, car il est superbe. La mère et la fille dînaient ce
même jour chez Gambacérès. De là, je fus chez M""^ Louis, qui
me demanda comment tu te trouvais à Milan et qui m'observa
que tu ne lui avais point écrit, malgré tes promesses. Tu as
vraisemblablement des raisons pour ne pas écrire, à cette der-
nière surtout... M™« Ney part aujourd'hui pour la Suisse (l).,
Adèle n'est pas encore mariée (2). »
Voilà Memelle en route, le 2(5 messidor (15 juillet), à cinq
heures et demie du matin, dans la petite voiture attelée de trois
bons chevaux de poste, le cocher conduisant en main les che-
vaux de voiture. Carra Devaux lui sert de chevalier, et Spitz
monte la garde. On va d'une traite à Orléans, et l'on pa.sse
même la nuit pour gagner Tours, ce qui est une grande
fatigue. De là, en treize heures, à Poitiers ; bref, la carrossée
arrive à Bayonne le 3 thermidor (22 juillet), à minuit, — huit
jours seulement! — et cela semble extrêmement rapide. « Elle
est venue, écrit Saint-Gyr, beaucoup plus vite que la poste, et
toutes ses lettres pour m'annoncer son départ et sa marche ne
me sont parvenues que le lendemain de son arrivée. » Et
« jamais elle ne fut mieux; déjà elle monte très bien à cheval,
et nous avons fait ce matin deux lieues, et elle n'est pas fatiguée ;
cependant, ce n'est que la seconde fois qu'elle a commencé. »
« Je suis allée à Biarisse, petit village à une petite lieue d'ici,
écrit de son côté M"^ Saint-Gyr. G'est là où, au mois d'août, il
vient beaucoup de monde prendre les bains de mer. Il y avait
déjà des baigneurs et des baigneuses; tout est pêle-mêle. » Dès
qu'elle est arrivée, commencent les réceptions, k De toutes les
femmes qui me sont venues visiter, écrit Armande, il n'y en a
(1) Où son mari était ministre plénipotentiaire et ambassadeur extraordinaire.
On écrivait Ney et il semble qu'on prononçait Neye. C'est ainsi que l'écrit
M"» Saint-Cyr, Aglaé-Louise (Églé) Auguié, mariée, en juillet 1802, à Michel Ney.
(2) Adèle Auguié, la sœur de M"" Ney, mariée plus tard à M. de Broc. Ellf
mourut tragiquement à la cascade de Grézy, en 1813.
TOME XLII. — 1917. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
pas (le jolie, mais il y en a deux qui sont beaucoup plus petites
que moi. Ainsi tu dois penser ce qu'elles doivent être. » Et les
dîners, les soupers, les bals de se succéder; même on verse
diverses fois dans les fosse's,car on se sert de chevaux d'artillerie
dont les conducteurs sont ivres. Il y a des soirées charmantes,
terminées par de jolis ambigus ; il y a des lancemens de
gabarres, et surtout des tours de valse. La société est nom-
breuse, les femmes sont aimables et faciles, on reçoit beau-
coup, on est toujours en fête, et M*""^ Saint-Cyr est ravie. Pour
faire pendant à sa chienne, le négociant qui lui donne l'hospi-
talité lui offre une perruche, puis un perroquet de prise, qui
se trouvait sur un navire anglais de deux millions, ensuite un
singe et puis une macaque. Enfin, on est à merveille pour
Armande. « C'est une drôle de ville que Bayonne, écrit-elle. La
société y est agréable, mais chaque femme y a son amant en
titre, et tout le monde sait cela. Pour moi, j'ai été bientôt au
courant de toutes les petites intrigues par Saint-Cyr d'abord et
par les aides de camp. » Cependant le camp s'accroît; le corps
d'armée est porté à dix-sept mille hommes; on attend un lieu-
nant général; le général Saint-Sulpice (1) prendra le comman-
dement de la cavalerie; on ne doute pas que Saint-Cyr ne soit
promu. Cela se passe d'ailleurs fort simplement, et c'est
Devaux qui l'annonce à la belle-fille de son frère, un jour
où le ménage Saint-Cyr est allé à Dax pour une fête. « Notre
armée, écrit-il, s'augmente tous les jours; le général de divi-
sion Dorsner (2) est arrivé avant-hier pour commander l'artil-
lerie. Le général Augereau (3) est en route pour venir prendre
le commandement en chef de cette armée ; il aura deux géné-
raux de division sous lui : mon frère, qui vient d'en avoir le
grade, en est un; je ne sais pas encore le nom de l'autre ni
celui du chef d'état-major. » Devaux précise le lendemain que
le général Augereau sera rendu au premier jour et apporte avec
lui, pour Saint-Cyr, les lettres de général de division.
Mais M™^ Saint-Cyr ne sera pas à la réception. Constance
réclame sa mère. Elle est enceinte, sa santé est altérée, ses
(1) Raymond-Gaspard Bonardi de Saint-Sulpice, né en 1761, général de divi-
sion, marié à Antoinette Poursin de Grandcliamp.
(2) Jean-Philippe-Raymond Dorsner, sous-lieutenant en 1781, t'énéral de divi-
sion en 179o, retiré en 1806, mort en 1829.
(3) Pierre-François-Auguste Augereau, plus tard maréchal d'Empire, duc de
Castiglione.
DU CONSULAT A L EMPIRE. OD
nerfs sont en de'sarroi. Tout de suite le voyage est de'cidé. « Je
vous confie à tous deux ma bonne Armande, écrit le général
le 4 vendémiaire an XII (27 septembre 1803). Ayez-en bien
soin, il m'en coûte de m'en séparer et ses enfans pouvaient
seuls obtenir ce sacrifice. Elle se mettra en route vers le
15 octobre (vieux style) (22 vendémiaire), pour se rendre direc-
tement à Grenoble, sans passer par Lyon; elle séjournera huit
à dix jours dans sa famille, et c'est de là qu'elle vous écrira
pour vous annoncer au juste la date de son arrivée. » Elle
demande seulement que le général Charpentier envoie au-
devant d'elle un de ses aides de camp pour le passage- du mont
Genis. Et puis, mille prétextes, mille raisons la retardent. A
certains points de vue, elle n'en paraît point fâchée. «Le retour
de Murât en Italie a été, écrit-elle le 18 brumaire (10 novembre),
démenti dans les journaux. 11 va présider le Conseil électoral
du département du Lot. Ainsi, il paraît que son voyage sera
différé pour longtemps. Je n'en suis pas fâchée, parce que la
présence de M™« Murât à Milan aurait dérangé nos aparté. » En
fait, elle ne part de Bayonne pour Grenoble que le 21 frimaire
(13 décembre), étant restée deux mois sans nouvelles de sa
fille. Devaux l'accompagne, avec sa femme de chambre, son
domestique, sa chienne et son perroquet. Elle pense être à Gre-
noble le 3 nivôse (23 décembre), et il lui faudra trois jours de
Grenoble à Lans-le-Bourg. De fait, elle n'arrive que le 7;
elle attend des nouvelles de Milan pour se remettre en route, et
elle n'est pas rendue à destination avant les premiers jours de
pluviôse, juste à temps pour apprendre la promotion de Char-
pentier au grade de général de division (26 pluviôse — 16 fé-
vrier 1804).
Ce fut à Paris, oii il avait été rappelé pour participer à l'ex-
pédition d'Angleterre, que Saint-Cyr apprit les couches de sa
belle-fille. Elle avait eu, le 9 floréal (29 avril), un garçon dont
Murât fut parrain avec Vlmpératince, car, entre temps et durant
que Constance accouchait d'un garçon, la France, sans douleur,
faisait un empereur.
Frédéric Masson.
(A suivre.)
DEGAS ET L'IMPRESSIONNISME
Plus tard, beaucoup plus tard, quand les historiens cherche-
ront à tracer le tableau de la vie sociale et intellectuelle en
Europe, à la veille de la grande catastrophe, — comme on a
cherché à reconstituer les u derniers jours de Pompei, » — sans
doute ils noteront que jamais la passion pour les objets d'art
n'avait été si furieuse, jamais les enchères si folles qu'aux
alentours de 1914. Et cela partout, à Paris comme à New- York
et à Berlin. L'année 1912 surtout et le début de l'année 1913
furent marqués par une ruée inouïe de collectionneurs vers
les ventes. Quelques heures avant l'orage, il y a ainsi des
oiseaux et des insectes qui redoublent d'activité pour remplir
de trésors leurs greniers. Parmi les chiffres grandissans qui
faisaient pâmer d'aise le monde de la « brocante » et parais-
saient un suprême triomphe du Beau à ceux qui confondent
l'Art et l'Argent, un chiffre flamboya aux derniers jours do
1912. Un tableautin moderne, représentant une scène de
genre, des Danseuses à la éan-e, venait d'atteindre 435000 francs!
Il n'est pas sans exemple, mais il est rare de voir, du vivant de
l'artiste, une pareille somme jetée sur son œuvre. Elle atteint
parfois un chiffre supérieur, mais l'auteur, d'ordinaire, n'est
plus là depuis longtemps pour s'en réjouir, et l'on ne peut que
porter des lauriers à sa tombe. Cette fois, l'artiste était encore
de ce monde, mais' si peu, si invisible, si indifférent, si taci-
turne, si absent de tout en plein Paris, et même en plein Mont-
martre, que les officieux qui coururent épier sur son visage les
signes de quelque transport mégalomane en furent pour leurs
DEGAS ET l'iMPRESSIONMSxME. 37
frais. On n'en put tirer nul témoig^nage de plaisir. Le bruit
courut alors que c'était un grand philosophe. On aurait pu
s'en aviser plus tôt, car il n'avait jamais manqué de l'être,
mais 435000 francs font à une figure un cadre qui, pour la
foule, rend ses vertus plus évidentes. De ce jour, le nom
d'Edgar Degas, — car c'est lui que je veux dire, — fut connu
de la foule. Il l'était depuis trente ou quarante ans, déjà, des
artistes et des amateurs. On savait que ce prestigieux artiste,
très âgé, la vue très affaiblie, presque aveugle, ne pouvait plus
accroître sa production. Et cela ne nuisait pas au succès des
ventes où on se la disputait. Il vient de mourir ; il vient de
quitter ce monde où son art tenait tant de place et sa personne
si peu. Les historiens, après avoir noté l'apothéose du vieux
maître, se demanderont peut-être à quoi elle était due. Ils ver-
ront bien les mérites de sa peinture, — ils ne sont pas de ceux
qui s'évaporent sous l'action du temps, — mais peut-être
trouveront-ils entre eux et le succès qui les consacra quelque
disproportion... Nous qui sommes plus près du phénomène,
nous pouvons en rechercher les causes avec moins de chances
d'erreur. Serait-ce par ses sujets et par ses idées que l'art
d'Edgar Degas a mordu, à ce point, sur la sensibilité contempo-
raine? Ou par son dessin et sa couleur, par la nouveauté de
son accent, ou par tout cela tout ensemble et par une coïnci-
dence singulière entre tout cela et les curiosités et les appétits
psychologiques de notre génération? Peut-être.!
I
Il y a quelque quarante ans, à l'une de ces expositions
d' « indépendans » ou d' « impressionnistes » qui se faisaient
rue Le Peletier et déchaînaient chez les amateurs une hila-
rité h. peu près universelle, je me rappelle qu'un artiste, clas-
sique autant qu'on peut l'être, après avoir considéré ces visages
safran, ces ombres lilas, ces eaux écarlates, ces sous-bois ruti-
lans, ces périssoires jaunes, ces figures balafrées de taches de
soleil et de reflets verts qui faisaient ouvrir tout grands mes
yeux d'enfant, dit à côté de moi, lentement et gravement : « Il
y a quelque chose à prendre là... » Ce mot m'est souvent
revenu à la mémoire, quand j'ai entendu citer celui de Degas :
« On nous fusille, mais on fouille nos poches! » Sous une forme
38 REVUE DES DEUX MONDES.
brève et cinglante, c'est, là, toute l'histoire de ITmpression-
nisme. Elle ne justifie pas toutes les théories, ni toutes les
extravagances de cette école; seulement elle montre que les gens
réfléchis d'alors n'en méconnaissaient pas l'apport utile et
qu'ils comptaient bien en profiter. Mais l'artiste qui fit le mot
est précisément le seul auquel il ne s'appliquait pas. On a très
peu « fusillé » Degas, même à cette époque; il n'a point du
tout excité l'hilarité, et peu les sarcasmes de la critique. Cham,
par exemple, qui ne manquait pas une occasion de clouer Manet
au pilori, ne s'occupait pas de lui. Et, non plus, ses ennemis
ne lui ont guère emprunté : ce sont ses amis qui lui doivent.
Toute une école de dessinateurs elliptiques et d'observateurs
implacables est sortie de lui : ce furent ses jeunes compagnons
d'alors ou ses admirateurs. C'est qu'en effet Degas n'était pas
un « impressionniste; » son succès n'est pas leur succès, leurs
épreuves n'ont pas été ses épreuves, et son œuvre, au lieu de
montrer, comme la leur, la réalisation incomplète d'espoirs trop
vastes et de trop intransigeantes théories, nous offre le spectacle
de la perfection dans un cercle d'art restreint et de recherches
volontairement limitées.
Comment donc se trouvait-il dans cette bagarre? Un peu
comme un passant qui est pris dans une manifestation. Il est
révolté par les «brutalités de la police. » Il s'insurge, il frappe,
il crie, il est conduit au violon, et, si l'émeute triomphe, au
pouvoir, sans avoir jamais été du parti qui a manifesté. A la
fin de l'Empire, la police, dans l'Art, c'était l'Institut : il faisait
bonne garde autour du Salon, où ne pouvait pénétrer une
technique nouvelle, un sentiment imprévu qu'avec d'infinies
précautions. Les Manet, les Boudin, les Jongkind n'y péné-
traient guère. A ce moment, un ami de Gustave Moreau, un
admirateur des vieux maîtres, qui s'était longuement formé en
copiant Poussin ou Ghirlandajo, mais qui se mettait mainte-
nant à peindre la vie moderne, s'approcha des artistes mal-
traités par le jury. C'était Degas. Il voyait refusées des œuvres
qui, sans être des chefs-d'œuvre, décelaient des recherches inté-
ressantes, pendant que les Salons et les musées s'encombraient
de fades répétitions du passé, de redites de moins en moins per-
sonnelles, de pastiches de plus en plus édulcorés. Ces pastiches
lui paraissaient non pas seulement une inutilité, mais une
injure et une incompréhension des anciens maîtres. Il n'éprou-
DEGAS ET l'impressionnisme. 39
vait pas un enthousiasme sans mélange pour l'Impressionnisme,
mais il ressentait un vigoureux mépris de l'art académique.
Très fier, très indépendant, il se sentait porté, aussi, par une
sympathie instinctive, vers ceux qui ne demandaient rien à
l'estampille officielle. Ce n'était pas, là, une question d'esthé-
tique : c'était une question de caractère. Quand son concours
fut sollicité, il ne le refusa pas. En 1874, à la première exposi-
tion d'impressionnistes, salle Nadar, il mit ses œuvres en
même temps que Claude Monet, Cézanne, Sisley, Pissarro,
Rouart, Berthe Morisot, Renoir. Dans la plupart des manifesta-
tions qui suivirent, il demeura leur compagnon fidèle. On prit
ainsi l'habitude d'associer son nom au leur. Il recueillit, par
ricochet, une part des injures qui leur étaient destinées, puis
des apothéoses. Vu dans les mêmes expc liions, il fut recherché
par les mêmes amateurs; il passa donc dans les mêmes collec-
tions, puis dans les mêmes salles de ventes, enfin dans les
mêmes salles de musées. En 1894, quand on discuta l'entrée
du legs Caillebotte au Luxembourg; en 1900, lorsque M. de
Tschudi fit, pour le musée de Berlin, avec des deniers privés,
les acquisitions d'impressionnistes qui déchaînèrent un si beau
vacarme, Degas se trouva parmi les objets du litige. Et c'est
ainsi qu'il fut « impressionniste » comme il aurait pu être
« végétarien » et comme il fut effectivement « nationaliste : »
cela n'avait aucun rapport avec sa peinture.
Toutefois, puisqu'il a longtemps porté cette étiquette, a fait
partie de ce groupement, et vraisemblablement continuera d'y
être confondu par l'histoire, il est bon de marquer les rapports
que son art pouvait avoir avec l'impressionnisme et en quoi il
en différait, d'autant que l'aventure qui lui arriva lui est com-
mune avec beaucoup d'autres. En effet, quand on lit des textes,
on voit que Manet, Whistler, Boudin, Jongkind, Lépine, Cals,
Fantin-Latour, sont des « impressionnistes; » mais quand on
voit leurs œuvres, on n'aperçoit pas ce qu'elles ont de commun
avec celles de Claude Monet, Renoir, Sisley, Pissarro, Berthe
Morisot, Cézanne et tous ceux qui, selon la formule adoptée, ont
« éclairci la palette » contemporaine. Car les premiers n'ont
rien éclairci du tout. Ils sont souvent noirs, toujours gris, et
si leurs ombres ont des finesses atténuées, ils ne présentent
nullement ces effets rutilans de soleil, cette vibration de cou-
leurs vives et crues qui distinguent les seconds. Rien n'est plus
40 REVUE DES DEUX M0.\DE9.,
différent d'un Renoir qu'un Whistler, ni d'un Sisley qu'un
Fantin-Latour, ou qu'un Cals d'un Claude Monet. Un passant
non averti n'aura jamais l'idée de les mettre dans le même
sac. Pour les y mettre, il faut élargir la définition de l'impres-
sionnisme et ne plus parler d' « éclaircissement de la palette »
ni de « lumières reflétées, » de u division du ton, n ni même
de (( plein air : » il faut abandonner toute notation spécifique
de l'art de peindre et appeler de ce nom l'art de tous ceux
qui, pour une raison ou pour une autre, étaient en lutte avec
l'Institut et rompaient avec la tradition académique. Mais alors
tout le monde y rentre : Géricault comme Delacroix, Corot
comme Courbet, Millet lui-même et, jusqu'à un certain point,
Fromentin et pourquoi pas Cazin?... tous ceux qui ne peignaient
point des Achilles, des Patrocles, mais la vie moderne, ou aban-
donnaient le paysage historique et composé pour peindre la
campagne de France, comme ils la voyaient. Seulement, une
définition aussi étendue et flottante n'est plus une définition :
c'est une indéfinition, et pour avoir voulu dire trop de choses,
on ne sait plus ce qu'on dit.
Pour qu'un qualificatif serve à quelque chose dans le lan-
gage, il faut qu'il attribue une qualité propre à l'objet qu'il
qualifie. Il faut que cet objet le possède et que les autres ne le
possèdent pas. Il faut ainsi qu'une définition soit à la fois
un lien et une frontière, qu'elle unisse et qu'elle sépare, qu'elle
unisse ensemble ce qu'elle vise et qu'elle le sépare de ce qu'elle
ne vise pas. Il faut donc que les termes qui la composent soient
assez généraux pour convenir à tout ce qu'elle évoque, mais
assez spécifiques pour ne pas évoquer autre chose en même
temps. Sans quoi, on ne voit pas bien à quoi elle peut servir et
pourquoi les critiques et les artistes se sont donné la peine de
créer le mot : impressionnisme, si c'était pour ne rien y mettre
dedans... Or, si l'on réduit l'Ecole nouvelle aux termes qui
caractérisent ses chefs et qui les caractérisent seuls, à l'exclusion
de leurs devanciers, et ainsi leur rendent cette justice qu'ils
ont apporté véritablement à l'art un accent et un procédé nou-
veaux, on trouve que ces termes sont au nombre de trois : la
prédominance de la couleur sur la ligne, la vivacité colorée des
ombres et la formation des tons vifs par la juxtaposition de
couleurs crues, l'œil de loin faisant le mélange. On trouve ces
caractéristiques dans toutes leurs œuvres les plus fameuses,
DEGAS ET l'impressionnisme. 41
celles qui ont imprimé, dans notre œil, le prototype de cette
peinture, et il est impossible de les trouver réunies chez aucun
de leurs devanciers, en France, du moins. C'est donc bien le trait
qui les distingue des autres et les fait se ressembler entre eux.
D'où vient donc la confusion habituelle? De ceci que le mot
« impressionniste » a eu et a conservé, à travers toutes les dis-
cussions, deux sens très différens : un sens large qui est le pre-
mier en date et que lui a conservé le public, et un sens étroit
que lui donnèrent plus tard les artistes et qui, seul, sert à le
reconnaître. Avant 1870, le mot » impressionniste, » sorte de quo-
libet, désignait, en bloc, tous les indépendans, les révoltés, les
refusés de 1863 qu'on connaissait fort bien, puisqu'on leur avait
ouvert un Salon spécial, et ce terme venait d'une de ces toiles
inintelligibles comme sujet, que l'auteur avait fini par inti-
tuler Impression. D'une façon générale, et en réaction contre les
thèmes classiques et la facture « léchée » de l'Institut, ces jeunes
peintres choisissaient leurs sujets dans la vie moderne, souvent
triviale, parfois un peu canaille; ils n'appuyaient pas le contour
et affichaient une facture large, heurtée, « truellée, » parfois
au couteau à palette, toujours avec de grosses brosses, sans nul
souci du détail, et quand on kur demandait lequel des anciens
maîtres trouvait grâce devant eux, ils répondaient : Franz Hais.
Après 1870, c'est-à-dire après le séjour de Monet, Sisley et
Pissarro à Londres, c'est une tout autre couleur qui prévaut :
« impressionnisme » veut dire lumière, vibration intense,
interéchange de reflets entre les différens objets, éclat de
couleurs juxtaposées presque crues, dans une facture de tapis-
sier mêlant ses laines. C'est pour les uns une cacophonie,
pour les autres un éblouissement, et quand on demande aux
nouveaux venus s'ils ont un dieu parmi les anciens, ils
répondent : Turner. Mais la foule, qui avait été très frappée par
la facture large, heurtée, « bâclée, » du moins le croyait-elle,
et par la trivialité des sujets des Indépendans de 1863, conserva
le nom d'impressionnisme à tout ce qui offrait ces caractères,
quelle que fût leur technique chromatique, parce que les carac-
tères que je viens de dire étaient ceux qu'elle percevait le
mieux. Tandis que les artistes, un peu plus précis dans leur
discours, s'habituaient à considérer .comme tels, surtout, les
« luministes » et les « divisionnistes, » ceux qui avaient réelle-
ment « éclairci la palette. »
42 REVUE DES DEUX MONDR9.I
J'ai cité le voyage à Londres comme le tournant décisif de
cette évolution picturale. C'est qu'en effet il y a bien des indices
que Claude Monet, Sisley et Pissarro en ont rapporté sinon leur
talent ou leurs dons d'observation, qu'ils tenaient de la nature,
sinon leur exécution qu'ils acquirent par eux-mêmes, du moins
le principe de leur coloris. Il y a, d'abord, ceci que Ruskin, alors
très écouté en Angleterre, enseignait depuis de longues années
« le plein air, de la première k la dernière touche » et la produc-
tion des teintes vives par la juxtaposition de couleurs pures,
sans mélange, enfin la théorie que « les ombres mêmes sont
des couleurs et peut-être de plus vives couleurs que les lumières, »
-r- ce qui est bien le signalement des peintres impression-
nistes. A vrai dire, il se peut qu'ils n'aient pas lu Ruskin, ni
causé avec ses disciples. Mais ils visitaient les musées, et nous
voyons, par leurs lettres, qu'ils étudiaient chez Turner les
(« recherches du plein air, de la lumière et des effets fugitifs » et
que la facture de Watts et de Rossetti les impressionnait gran-
dement. Or, il est facile de marquer, chez Turner et chez Watts,
si apaisés et assourdis qu'ils soient par le temps, les touches
ou les filamens de couleurs crues, qui ont servi d'exemples
pour la « division du ton. » On peut, à la rigueur, supposer
que nos impressionnistes avaient, déjà, en eux, l'idée de ce
procédé nouveau. Mais il y a l'examen de leurs œuvres. Or,
à l'examen des œuvres de Monet, de Pissarro et de Sisley, avant
leur voyage à Londres, on voit que leur gamme colorée était
celle des Corot, des Manet, des Courbet, des Boudin, et qu'après
ce voyage, ils ont peint dans la gamme très haute, très claire
qui les distingue. Et ceci est décisif.
Maintenant, lequel de ces caractères généraux ou spécifiques
de l'Impressionnisme retrouve-t-on dans l'œuvre de Degas?
Aucun. Que doit-il à la théorie du plein air, des lumières reflé-
tées, de la division du ton ? Rien. Où a-t-il été chercher la nature
dépouillée de toute convention, l'humanité de tout artifice, la
figure sans pose et sans fard? A l'Opéra. Il a peint les êtres les
plus artificiels qui soient au monde, sous une lumière factice
ou sous un jour tamisé, dans une gamme très modérée, grise
et fine. Pourtant, il est vrai que son œuvre a étonné, interloqué
et même scandalisé les classiques par sa modernité aiguë et
provocante; il est vrai, aussi, que la critique a entrepris, récem-
ment, de nous le présenter comme rn « classique » renouant
DEGAS ET l'impressionnisme. 43
les plus pures traditions de l'Ecole française. Il y a bien des
contradictions là-dedans. Pour les éclaircir, il n'est que de
regarder son œuvre.
II
D'abord, les sujets. Ils sont toujours très « modernes, » sauf
quelques ne'gligeables essais du début. Mais ils sont fort parti-
culiers et ne se présentent pas d'eux-mêmes à la vue de tout le
monde. Il faut généralement payer quelque droit d'entrée pour
voir les lieux où se déroulent les actions chères à Degas : une
salle de spectacle, les coulisses, le pesage ou l'enceinte des
courses, un cirque, un café-concert. Les scènes de ses prin-
cipaux chefs-d'œuvre, le foyer de la danse pendant les répé-
titions, les classes de ballets, sont inaccessibles, même en
payant, au commun des mortels. On est donc obligé de le croire
sur parole et de louer la véracité du narrateur sans avoir été
jamais témoin des faits racontés. On en juge par analogie avec
ce qu'on a pu voir, ou entrevoir ailleurs, et c'est très légitime,
mais c'est la preuve qu'il y a eu a choix. » La théorie moder-
niste que l'art ne doit pas choisir ses sujets, comme l'art clas-
sique ou l'art romantique, mais les prendre au hasard, tels que
les offrent la nature et la vie, se trouve immédiatement démentie
par cette volonté expresse de s'enfermer dans un lieu interdit
au public, à un moment où des figures, costumées de façon
spéciale, y font des gestes rares et appris. Jamais classiques
et romantiques n'ont fait choix d'un sujet plus étroitement
circonscrit et la plupart de nos contemporains n'ont pas vu
davantage ces scènes bien « modernes, » je veux dire les répéti-
tions de ballets, qu'ils n'ont vu les Horaces prêtant leur ser-
ment, ou le Massacre de Scio.
Ce sont, là, ses sujets topiques. Il en a parfois d'autres, qui
sont à proprement parler des études : telles, ses Suites de Nuds
de femmes se baignant, se lavant, se séchant, s essuyant se
faisant peigner, ou des scènes de mœurs sur les frontières de
l'huraorisme, telles que ï Absinthe, la Chanteuse verte, les Deux
Repasseuses, ou même des anecdotes, comme l'Intérieur. Il a
même fait quelques portraits, c'est-à-dire le portrait d'un
bouquet de fleurs, auprès duquel, pour meubler le coin du tableau
il a mis une tète de femme. Mais ce ne sont pas, là, les visions
44 BEVUE DES DEUX MONDES.
qu'évoque le nom d'Edgar Degas. Celles qu'il a créées en ce
sens qu'elles n'auraient point, sans lui, la place qu'elles ont
dans l'art, ce sont ses évocations de la vie théâtrale : Le Foyer
de la danse, la Répétition d'un ballet sur la scène, les Classes de
daîise, la Danseuse dans sa loge, les Fauteuils d'orchestre,
la Danseuse étoile ou la danseuse saluant le public, son bouquet
à la main, c'est-à-dire des sujets tirés d'un monde tout artificiel.
Ses modèles sont, par là même, des produits très spéciaux
de la civilisation contemporaine, de son luxe, de son entraî-
nement, de sa misère et sa déchéance physiologique : des
jockeys, des filles, des ballerines surtout. Ce n'est plus la
danseuse, Muse ou Grâce, de l'artiste classique, de Mantegna,
par exemple, aux formes robustes, saines, pleines, qui. danse
lentement, comme elle mange, comme elle boit, comme elle
chante, par plaisir, laissant ses membres prendre, à leur aise,
les attitudes que lui dictent sa grâce naturelle et son besoin de
mouvement. C'est la danseuse par force, par ambition, par
misère, — et par besoin de repos. C'est surtout la danseuse par
dressage. Elle est bien près de la saltimbanque. C'est le « rat
d'opéra, » mince, nerveux, chlorotique et affamé, avec ce
(( populacier museau » que le maître lui-même, dans un de ses
sonnets, a chanté. De là, une anatomie et une myologie très
particulières, que Degas a grand soin d'étudier et de mettre
en relief. Au lieu de voiler sous un contour, non pas conven-
tionnel, mais d'une vérité générale, les déformations profession-^
nelles de la Danseuse, il les dégage et les souligne, marquant,
parla, mieux que ses devanciers, des vérités particulières. Il fait
pointer les coudes, bomber le cou-de-pied, saillir les omoplates
et les barres de la clavicule, enfler les jambes développées par
un exercice incessant. Il montre les bras en baguettes, la poitrine
resserrée, le front étroit et têtu, le teint chlorotique, toutes les
pauvretés physiologiques de i'apprentie-étoile, telles qu'elles lui
apparaissent exposées à la lumière crue et blafarde de la rue
Le Peletier. Le modèle chez lui est donc aussi spécial que
le sujet. On a beaucoup plaisanté les artistes académiques,
autrefois, parce qu'ils se croyaient obligés d'aller chercher leurs
modèles sur les marches du Pincio ou aux alentours de la place
Pigalle, dans une race particulière d'Italiens habitués à poser.)
(( Ce n'est point là, leur disait-on, l'humanité vraie. » On
n'aperçoit pars en quoi la ballerine l'est davantage; on aperçoit
DEGAS ET L IMPRESSIONNISME. 4o
au contraire, tout de suite, ce qu'elle a de plus artificiel et
de factice que la Transtévérine ou la bergère de Subiaco. On
appelle souvent (( vrai » en art ce qui contredit le précédent
mensonge de l'art.
Même le cheval, chez Degas, est très particulier à notre
époque : c'est le cheval de course, tout en pattes, fait comme
un lévrier, produit d'une sélection rigoureuse et d'un entraî-
nement prémédité. Gomme le lévrier, il a l'air de ne toucher
le sol, du bout de ses longues jambes suspendues, que par une
condescendance extrême pour les lois de la pesanteur, auxquelles
les autres êtres sont misérablement assujettis. Certes, il est
« vrai, » mais les percherons de Rosa Bonheur sont vrais aussi
et plus fréquemment rencontrés dans nos campagnes de France
que le gagnant du Grand Prix. Le cheval de Degas n'est donc ni
le cheval « nature, » ni le cheval fréquent : c'est l'artificiel et
l'exceptionnel.
Gomment ces sujets choisis et ces modèles rassemblés sont-
ils mis en cadre? D'une façon très nouvelle et qui a vivement
surpris quand elle a paru. Presque jamais la figure principale
n'est au milieu du tableau; parfois elle est mise dans un coin,
en pénitence; il arrive même qu'elle est coupée en deux par le
cadre. G'est de la composition centrifuge, c'est-à-dire diamétra-
lement opposée à la composition classique. Par ce moyen, la
scène semble avoir été prise sur le vif, au hasard, sans aucun
groupement prémédité. G'est la vie même, dit-on. G'est la vie,
en effet, mais point telle que, naturellement, l'œil humain
la place dans le champ de sa vision. Gar notre œil se fixe
de lui-même, par une pente invincible, sur ce qui l'intéresse
le plus, sur la figure vivante par exemple, dans un espace vide,
et non pas sur un point de cet espace vide. Or, dès l'instant
qu'il se fixe sur une figure ou un groupe de figures, elles se
placent au milieu de son champ visuel, c'est-à-dire au milieu du
cadre que le regard découpe dans l'espace, et non pas sur les
bords. G'est, là, une loi physiologique, à laquelle n'échappe pas
plus un homme du xx® siècle que n'y échappait l'homme des
cavernes ou un élève de Poussin. Pour y échapper, il faut
maîtriser son regard, le détourner de ce qui l'attire, le fixer sur
ce qui ne l'appelle pas, c'est-à-dire composer artificiellement sa
vision. On obtient, ainsi, un morceau de nature, tel que peut le
prendre un kodak enregistrant au jugé, sans viser, ce qui passe
46 REVUE DES DEUX MONDES.i
dans le champ de l'objectif-. C'est ce qu'a fait Degas et peut-être
est-ce bien l'objectif, en effet, qui lui en a donné l'idée. Car ce
dessinateur tout personnel ne méprisait pas plus les conquêtes de
la science que ne les eût méprisées un Léonard de Vinci ou tout
autre grand Renaissant. Il était même passionné de photogra-
phie. Il en faisait en plein air, à l'intérieur; il en recherchait
avidement les effets de nuit, à la lumière. Il est même curieux
de noter que le grand principe de la photographie : le contre-
jour, est devenu l'une des habitudes chères à Degas. Je ne veux
pas dire qu'il se soit jamais servi de l'appareil pour dessiner, —
l'ingénuité de son trait est trop évidente, — mais ce que la
photographie a révélé de mal connu dans le geste et le mouve-
ment n'a pas été perdu pour lui. Une autre caractéristique de
sa mise en cadre est que, par un parti pris évident, il place
presque toujours son point de fuite très haut, en dehors du
tableau. On dirait ainsi qu'il voit les choses et les gens du haut
d'une échelle, les lignes du parquet montant éperdument vers
le haut du cadre; il est l'homme qui peint les planchers, ou
pour mieux dire, les « planches. » C'est très naturel, lorsque
c'est de danseuses qu'il s'agit et qu'on peut supposer le specta-
teur dans une loge plongeant, du regard, sur la scène. Ce
l'est moins, lorsqu'il s'agit de scènes d'intérieur ou même de
répétitions de ballet dans les salles de leçons, mais c'est un
moyen de développer des groupes nombreux sans les enche-
vêtrer, et surtout de montrer les « pas » de la danseuse dans ses
nuances et ses minuties. Pour la même raison que le por-
traitiste se place plus bas que son modèle, parce que c'est la
tête qu'il étudie, Degas se place plus haut parce qu'il étudie les
pieds.
Et alors, rien ne se perd des mouvemens nouveaux qu'il
s'est donné la mission de nous révéler. Il peut paraître étrange
qu'à notre époque, après que tant de milliers d'yeux pendant
tant de siècles ont épié les gestes de l'homme et que tant
de mains se sont appliquées à les reproduire en image, il y en
ait encore d'inédits. Gela est pourtant. Les exercices d'assouplis-
sement en vue de la danse, l'étude minutieuse des « pas, » les
paraboles des bras, tout ce qu'on pourrait appeler la gymnas-
tique de la grâce, enfin ces merveilles d'acrobatie esthétique où
triomphe r« étoile, » voilà des mouvemens qui n'avaient pas
trouvé leur interprète. Sans doute, la danse elle-même avait été
DEGAS ET l'impressionnisme. 4^
mille fois représentée. C'est depuis longtemps, c'est depuis
toujours que l'artiste a été séduit par cette musique des gestes.
On a même parfois la surprise d'en voir les figures qu'on croit
les plus modernes, ou, si l'on veut, les plus» décadentes, » dans
des monumens anciens, comme, par exemple, la petite statuette
antique du cabinet des Médailles. Mais les gestes particuliers
auxquels oblige l'étude préparatoire du ballet : l'exercice de la
barre, la marche lente sur les pointes, les flexions jusqu'à terre,
tout cela était aussi peu connu que les mouvemens justes du
cheval au pas, au trot ou au galop. Degas nous l'a révélé. Ses
danseuses ne se tiennent pas dans une attitude définie, comme
les Gamargos du xviii" siècle. Les pieds picotent le plancher, les
mains semblent prendre appui sur l'air, les coudes pointent, les
tailles se cambrent dans le tourbillon lumineux des gazes, et le
pas rapide, saccadé comme un pizzicato, semble amener, d'une
seule glissade, la ballerine jusqu'au bord de la rampe. C'est
l'illusion même du mouvement.
Ce mouvement ou ce passage d'une attitude à une autre,
d'un état à un état différent, Degas le saisit non seulement
dans l'action, mais dans le repos. Ses rats d'opéra offrent des
observations plus subtiles encore dans l'immobilité que dans le
ballet. Il a noté les mines surprises, un peu décontenancées, de
la figurante parée de façon nouvelle, qui continue, dans son
déshabillé, les gestes qu'elle faisait toute vêtue, qui a froid,
qui frissonne, qui se fatigue, qui bâille et qui s'ennuie, le mé-
lange saugrenu des gestes récemment appris et des gestes
qu'elle n'a pas encore eu le temps de désapprendre, la grâce
un peu niaise, l'application puérile, et le sérieux impertur-
bable de tout ce petit monde remuant de libellules en classe,
médusé par un gros bourdon, grondeur et distributeur
d'amendes, qu'est le régisseur, le passage de l'état de concierge
ou de fruitière à l'état d'à étoile, » la chenille au moment où
elle devient papillon, toute une modulation subtile et un instant
rare, que les autres peintres avaient négligé de saisir.
De dessin plus vrai, plus serré, plus caractéristique de la
dissemblance précise entre une attitude et une autre, il n'y en
a pas dans toute l'Ecole française. L'œil le plus pénétrant est
servi par la main la plus sûre. Il n'y a pas deux traits inter-
changeables, il n'y a pas un point mort. Aussi, devant ce pro-
dige de vie qu'est un Ballet de Degas : « C'est cela ! voilà qui est
40 REVUE DES DEUX MONDES.
vrai! voilà la naturel » s'écrie-t-on. Mais on se trompe. C'est
bien d'une ve'rité criante, mais ce n'est pas la nature : c'est le
comble de l'artifice. Il n'y a pas, dans toute la peinture acadé-
mique, une attitude aussi peu dictée par la nature, ni si diffi-
cile à garder que celle de la Danseuse sur une pointe, par
exemple. Ce n'est pas la vérité totale sur la femme, même
moderne : c'est une des modalités innombrables dont se com-
pose Têtre vrai et certainement la moindre en quantité, la
moins répandue sur la surface du globe. Le « rat d'opéra » est
une exception, au même titre que le Peau-Rouge ou le Boto-
cudo. Mais cette exception intéresse infiniment le Parisien, le
dilettante mondain, le psychologue de coulisse et de fumoir.
Elle est suggestive de nombreuses théories sur le transfor-
misme social et l'éternel féminin, un thème à dissertations
prolongées : pour tout dire, le seul thème où le discoureur ne
lasse jamais son auditoire et n'est jamais considéré comme un
bavard. Toute observation juste sur un pareil sujet le frappe
donc comme une vérité profonde, éternelle, comme le prototype
même de la vérité. Tel, le geste chez Degas. Le succès en art,
comme en littérature, ne tient pas au mérite intrinsèque de
l'œuvre : c'est trop évident quand on considère que l'œuvre
ne changeant pas, le succès change et peut croître ou diminuer
à l'infini. Une œuvre réussit, bonne ou mauvaise, quand elle
coïncide avec un sentiment, ou satisfait une curiosité. Celle-ci
a coïncidé. Tandis que les artistes admiraient le tour bref et
discret dont l'artiste résumait son observation, l'impeccable
sûreté de son dessin, son modelé digne d^un sculpteur, les
abonnés de l'Opéra s'intéressaient aux ébats enfantins, aux
mines surprises, indécises, embarrassées et pourtant effrontées
de ses modèles. Ils étaient sans doute sensibles à ce que l'obser-
vation du maître a de spécifiquement esthétique, car l'intérêt
qu'on prend à un sujet développe à la longue le sens de l'ob-
servation ; mais si Degas avait dépensé son génie à observer et
à rendre les gestes vrais du faucheur, du puddieur, du mineur
ou du souffleur de verre, il est probable que les Parisiens
eussent mis beaucoup plus de temps à s'apercevoir qu'un grand
observateur leur était né.
Quand ils s'en aperçurent, ils allèrent un peu loin. Les cri-
tiques virent, là, non seulement une juste peinture de mœurs,
mais une diatribe, un réquisitoire contre la Femme et le théâtre.
DEGAS ET L'iMPnSSSIONNISME. 49
Degas, s'il faut en croire Huysmans, avait voulu « implaca-
blement rendre la déchéance de la mercenaire abêtie par de
monotones sauts. » Car il était « de ces esprits supérieurs qui
peignent ce milieu qu'ils abominent, ce milieu dont ils scrutent
les laideurs et les hontes. » Bref, c'était « une attentive cruauté,
une patiente haine » qui avait armé son bras des crayons du
pastel. Voilà qui est bien douteux. Degas, lui-même, s'il a lu ces
lignes, n'a pas dû être médiocrement surpris en apprenant, par
la voie de la presse, que c'était la haine de la femme qui l'avait
acheminé vers les coulisses de l'Opéra... Disons tout simple-
ment que c'était une curiosité d'artiste. Le moraliste, chez lui,
ne venait qu'après, s'il venait... Il était amusé, comme tout
œil sensible aux nuances nouvelles de la vie moderne, par
les poses, les prétentions, les gestes et les reflets de celles
qu'il appelait : « les petites concierges que j'aime, filles de
Terpsichore. » Et comme, ces gestes, nul ne les avait fixés avant
lui, il les fixait : voilà tout.
Les figures ainsi choisies, groupées, mises en place et dessi-
nées, comment les éclaire-t-il? Comme elles le sont dans la
réalité, c'est-à-dire de la façon le plus artificielle du monde.
C'est à quoi, fatalement, aboutit toute recherche simultanée du
« moderne » et du « vrai. » Le signe distinctif de la « moder-
nité » étant souvent l'artifice, et le trait le plus spécifique de
notre époque étant la substitution des agens mécaniques aux
agens naturels, plus on veut donner avec acuité la sensation de
la vie moderne, plus on est amené à figurer des artifices. Ainsi,
de l'éclairage au gaz, à l'électricité, à l'acétylène, aux vapeurs
de mercure. Sur la scène, par exemple, l'éclairage des figures
est doublement faux : en couleur et en valeur, c'est-à-dire par
la teinte même de la lumière et par l'incidence du rayon lumi-
neux. Qu'il tombe de la herse ou qu'il jaillisse de la rampe, il
frappe la figure tout autrement que la lumière naturelle. Il
aplanit des reliefs très sensibles, modèle avec vigueur d'imper-
ceptibles méplats, enflamme ce qu^il touche comme une torche,
laisse des points dans une ombre complète, bref, brouille et
trahit les formes humaines dans un miroitement continuel d'in-
discrétions, d'exagérations et de mensonges, comme un com-
mérage mondain. Degas est le sorcier de ces sortilèges lumi-
neux. Il les manie comme nul autre. Les gazes feuilletées,
pailletées, allumées en tournoyant aux feux de la rampe, les
TOME XLII, — 19i7, 4
SO REVUE DES DEUX MONDES.
pénombres subtiles des portans et des rideaux, le mouchetage
et la bigarrure des reflets venus de tous les côtés h la fois,
contradictoires et heurtés, n'ont jamais trouvé interprète si
fidèle. Il donne la sensation exacte de tous ces mensonges de
la lumière. Il est parfaitement naturel devant ce qui n'est pas
la nature et rend avec une intense vérité ce qui n'est pas vrai.
Enfin, il a le don le plus nécessaire, le plus ineîçplicable,
et le plus incommunicable du peintre : le don du coloriste. La
couleur, chez lui, se confond souvent avec la valeur. Celle-ci
est tellement juste et fine que, quelle que soit la couleur qu'elle
exalte, mesure, dose ou assourdit, pourvu qu'elle soit légère,
elle chante harmonieusement. Même dans le monochrome, on
sent le coloriste, comme on sent un poète, même dans la prose.
De fait, un de ses chefs-d'œuvre, — qui est un chef-d'œuvre, —
la Répétition d'un ballet sur la scène, au Louvre, est presque un
monochrome. Mais ce n'est pas là toute la qualité de sa couleur;
elle en a de plus éclatantes : ses roses, ses noirs, ses jaunes, ses
blancs sont exquis et font penser aux meilleures sonorités de
l'Ecole espagnole. La finesse de l'œil ne peut être dépassée.
Quant à la main, elle est d'une habileté prodigieuse. Sa facture
a changé plusieurs fois. De lisse qu'elle était au début, elle est
devenue plus vive, parfois même emportée. Dans le pastel,
surtout, elle a quelque chose de mobile, de léger, d'impétueux,
qui fait plus d'une fois penser à l'un des maîtres qu'il adorait,
à La Tour. Degas se définissait lui-même : « un La Tour
canaille. » Pour exagéré que soit le mot, dans sa modestie, il
nous définit parfaitement ses ambitions de coloriste et le côté
le plus séduisant de son art.
C'est, en effet, un art essentiellement français et français du
XVIII* siècle, c'est-à-dire fait de mesure, de tact, de notes justes,
de touches discrètes, de légèreté, d'esprit. Il y a tel tableau de
Lancret, le Colin-Maillard ^diV exemple, qui est à Stockholm, où
Ton sent que commence la recherche du geste et du pas, de
l'inflexion nuancée, que poursuivra Degas. Sauf dans une ou
deux figures de Blanchisseuses, et sa scène Au café de la salle
Caillebotte, au Luxembourg, l'expression n'est jamais appuyée.
Il s'arrête toujours en deçà du point précis où l'accident dépas-
serait le type, où l'observation deviendrait ironie. Quelquefois,
il ne s'arrête pas de beaucoup... Un pas imperceptible, et ses
imitateurs sont dans la caricature, où il n'est pas, où il ne glisse
DEGAS ET L IMPRESSIONNISME.
51
jamais et précisément la sensation du danger où il est de tomber,
où il ne tombe pas, est exquise et un régal des plus délicats.
Je crois que je viens de dire quelques-unes des qualités
classiques de l'École française. Degas serait-il donc un clas-
sique? Il ne l'est ni par ses sujets, ni par ses modèles, ni par sa
composition, ni par son éclairage, mais nous venons de voir
qu'on ne saurait l'êlre davantage par le dessin, par la mesure
et par l'esprit. Quand on considère tout ce qui, dans un tableau,
est l'extérieur de l'art de peindre, on dit : c'est un novateur,
c'est un révolutionnaire, et l'on n'a pas tort. Quand on serre de
près les caractères spécifiques, on dit : c'est un traditionaliste,
et l'on a rai.son. C'est la différence des points de vue qui fait la
différence des jugemens. Classique, Degas ne l'est peut-être pas,
mais français, de la bonne tradition française, il l'est à coup sûr.
Au total, cet art fait de dons exceptionnels, mais aussi
d'une intelligence très habile à s'en servir, offre ce double et
précis caractère d'être nouveau sur tous les points et d'être
voulu. Il n'est pas étendu, il se limite à quelques ambitions seu-
lement : le dessin ne porte que sur des modèles que l'artiste a
pu étudier à loisir, les effets d'éclairage sont ceux qu'il a pu
vérifier indéfiniment, les modulations de la couleur ne sont pas
cherchées au delà d'une gamme qu'il possède parfaitement. Et,
aussi, il n'a pas de point faible. Ce n'est donc pas l'essor
spontané du génie, puissant, généreux, débordant dès sa jeu-
nesse, abordant tous les rêves, poursuivant toutes les grandeurs,
c'est ^adaptation lente d'un talent très souple, aux fins limitées
qui peuvent le mieux lui convenir. En effet, nul plus que Degas
n'a tâté, tâtonné, essayé quid ferre récusent, yuid valeant humeri,
avant d'entreprendre son œuvre. Mais s'il s'est cherché longue-
ment, il s'est entièrement trouvé et pleinement réalisé. Son
originalité est complète, — ce qui prouve qu'il n'est pas néces-
saire d'ignorer pour découvrir. Il connut fort bien les maîtres,
tous les maîtres. Il copia Poussin, copia Ghirlandajo, copia
Rembrandt, admira Delacroix, adora M. Ingres, écouta Gustave
Moreau, — et fit du Degas. Il n'admirait pas moins ce qu'a dit
tel ou tel vieux maître, mais ce qu'il a dit est dit; si l'on parle
après lui, c'est pour dire autre chose. Il admira le grand art, et
peut-être bien en eût-il fait, s'il se fût senti la force d'en faire;
mais ce qu'il ne voulait pas, c'était faire du petit grand art,
comme beaucoup de ses contemporains. Plutôt que d'être iofé-
t)2 REVUE DES DEUX MONDES.!
rieur aux maîtres dans l'art supérieur, il préfe'ra franchement
s'en tenir au « genre, » et comme il était supérieur au « genre, »
il le grandit jusqu'au caractère.
III
Un tel art suppose une longue vie. Si Degas était mort à
quarante ans, son œuvre ne serait pas née. On prête à Hokousaï
ce mot : « A soixante-dix ans, j'ai commencé à entrevoir ce que
c'est que le dessin. Si j'arrive à cent-dix ans, il n'y aura rien
chez moi, ni un point ni une ligne, qui ne soit vivant. » Chez
Degas la formation, pour être plus rapide, n'en est pas moins
très lente. Elle suppose les moyens d'attendre. Comme Puvis
de Chavannes, il a vécu assez pour se bien connaître lui-même
et, comme chez Puvis, le souci du pain quotidien ne vint jamais
dicter, hâter ou interrompre son œuvre. Tous deux furent de
grands artistes placés dans les conditions matérielles et sociales
de « l'amateur. » Tous deux devinrent originaux parce qu'ils
eurent le temps d'observer les maîtres et de démêler ainsi,
méthodiquement, ce que les maîtres avaient laissé d'inexprimé.
Leurs dons naturels étaient grands, leurs efforts personnels
plus grands encore, mais les circonstances favorables de vie
et de milieu où ils se trouvèrent furent indispensables à leur
développement.
A Degas elles n'ont pas manqué. Né en 1834, à Paris, d'une
famille riche, où se trouvent, déjà, des amateurs d'art, conduit
enfant à Naples, revenu jeune homme à Rome, entouré, dès
les premiers éveils de la curiosité, par de belles choses et de
beaux exemples, habitué de l'Italie et des musées avant d'être
initié à la vie moderne, c'est un prédestiné de la peinture. On
ne signale pas, en lui, la vocation violente qui brise les obs-
tacles : il n'y a pas d'obstacles. Lettré, mondain, voyageur, il
est soustrait par la diversité des horizons et par le bon sens et
la finesse critique de ses proches aux exagérations des théori-
ciens d'ateliers. Il va et vient d'un maître à l'autre, sans aucune
chaîne matérielle, ni morale, et d'un spectacle populaire à un
spectacle mondain, sans connaître les entraves des commandes^
ni de la célébrité. Ses thèmes ne lui sont imposés par rien. Assidu
des coulisses de l'Opéra où il est introduit et accompagné par
les plus spirituels observateurs des mœurs contemporaines, il
DEGAS ET L IMPRESSIONNISME.
S3
voit lentement se former devant ses yeux les tableaux qu'il va
peindre. Il n'expose sa première œuvre topique de ce genre
qu'en 1872, à trente-huit ans; il n'est célèbre que vers 1889.
Peu lui importe d'ailleurs : il sent qu'il progresse... Un succès
plus rapide l'emprisonnerait peut-être dans une formule. Sou-
vent un artiste est pris dans son succès comme le ver à soie
dans son cocon : il en meurt. Degas, au contraire, comme
Hokousaï, met, année par année, plus de vie dans son trait. Le
temps travaille pour lui.
C'est sans doute en pensant à tout cela qu'il dit, un jour, à
un jeune artiste pressé d' « arriver : » « De mon temps, mon-
sieur, on n'arrivait pasi » parole toujours citée et grandement
admirée par la critique, mais qui n'offre aucun sens intelligible
à quiconque sait l'Histoire de l'Art, « arriver » ou n' « arriver
point » n'ayant jamais été un critérium du génie. Il se peut que
le génie ne s'imposât pas vite au temps d'Edgar Degas, mais le
temps d'Edgar Degas n'est pas le seul, dans la suite des siècles,
où l'on ait fait de la bonne peinture, et dans le temps où l'on
a fait la meilleure, au temps de Raphaël et de Michel-Ange, on
« arrivait, » on arrivait vite, on arrivait à vingt ans... Voilà
ce qu'aurait pu répondre au maître tardigrade le jeune « arri-
viste » et encore eût-il pu ajouter ceci qu'il était loisible au fils
de banquier qu'était Degas, d'attendre soixante-dix ans pour
vivre de son pinceau, mais qu'à ce prix-là on ne pourrait guère
citer d'artiste, même parmi les plus grands, qui eût pu
peindre... Le mot le plus admiré d'Edgar Degas est donc le seul
mot prudhommesque et vain qu'il ait jamais prononcé...
Car nul n'était moins prudhommesque, ni sentencieux que
son auteur. En le peignant comme un juge armé d'un code et
de balances esthétiques, en faisant de lui une réincarnation de
M. Ingres, la légende l'a tout à fait déformé. L'homme a été
aussi mal défini que l'œuvre. Ou plutôt, l'image qu'en a
donnée la légende est le résultat d'un risible malentendu.
Comme Degas ne se tenait pas à la disposition du public, on en
conclut qu'il avait horreur du monde. Il avait horreur de la
foule, ce qui est un peu différent, et refusait énergiquement de
monter sur les tréteaux, en quoi précisément il se montrait
homme du monde. De même, parce qu'il ne se précipitait
pas dans les bras de tous ses admirateurs, on en conclut
qu'il n'avait pas d'amis, quand c'était précisément parce
Si REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il en avait, de choisis et de fidèles, qu'il ne ressentait
aucune curiosité des indifférens. Au reste, il ne croyait pas que
l'admiration pour une œuvre donnât au public des droits sur
l'ouvrier, ni qu'il fût l'obligé de quiconque criait « bravo 1 »
devant ses Danseuses. Enfin, les critiques et les amateurs qui
faisaient son éloge dans une langue obscure et furibonde lui
faisaient proprement horreur, et c'est pour eux, surtout, qu'il a
émis l'aphorisme fameux : « Les lettrés expliquent l'Art sans le
comprendre. » Même célèbre, il croyait avoir le droit de causer
sans phonographe, de se promener sans kodak, d'ouvrir sa porte
sans qu'un interviewer se glissât dans son atelier. Voilà à quoi
se réduisait sa misanthropie. Mais tout cela n'était qu'une
défense. Kn fait, Degas n'était distant que pour les artistes,
— ceux, du moins, que leur qualité d'esprit n'avait pas fait
entrer dans son intimité. Il n'était rogue et renfrogné que
« dans le service, » si l'on peut dire, quand on s'adressait à lui
comme à un « maître, » ou à un confrère, ou à un fabricant de
peinture... Au demeurant, l'homme était sociable comme un
homme du xviir^ siècle, spontané, prime-sautier, impétueux et
tendre. C'est le hasard qui l'a fait le confrère des habitués du
café Guerbois : il aurait dû aller à Ramponneau : ses vrais
contemporains étaient Chardin, La Tour, Fragonard, les Ency-
clopédistes; ses joies, la causerie alerte, le commerce épistolaire,
la chronique de l'Œil-de-Bœuf. Le nom qu'on lui donnait au
dehors. Monsieur Degas, s'il évoque un aspect de pontife ou de
bourgeois empesé, est exactement le dernier qui lui convint.
Pas plus qu'un rapin ou un impressionniste, Degas n'était un
doctrinaire ou un bourgeois.
C'est seulement dans les dernières années qu'il se mit à
ressembler au portrait que la légende avait tracé de lui et qu'il
mérita le nom d' « ours gris » dont il aimait jadis, lui-même, à
s'affubler. Et cela fut l'effet des seules circonstances. Sa vieil-
lesse fut triste, comme celle de presque tous les observateurs
ironiques de la vie : Hogarth, Gillray, Robert Seymour, Dau-
mier, Gavarni, Traviès. Presque aveugle, la vue trop affaiblie
pour travailler encore, il ne peignait ou ne dépeignait plus que
par des « mots. » On ne savait trop ce qu'il était devenu, mais
de temps en temps, un artiste à la mode, promenant allègrement,
dans les salles du Salon ou sur l'avenue de Villiers, sa gloire
satisfaite, se sentait transpercé par un trait barbelé, venant on
DEGAS ET l'impressionnisme. 55
ne sait d'où, tombé du ciel, semblait-il, émis par un sagittaire
mystérieux... On s'informait, on prononçait, tout bas, avec
terreur, le nom de Degas... C'est lui qui avait dit, jadis, d'un
jeune nourrisson des muses académiques, subitement adonné
aux plus folles intempérances chromatiques de l'impression-
nisme : « Le Pompier qui a pris feu 1 » Jusqu'à la fin, il décocha
des traits semblables. On en avait une peur atroce. On lui en
prêta qu'il ne fit pas, mais il en fit que d'autres s'attribuèrent :
ainsi, l'équilibre se rétablit.
Pourtant, l'homme n'était pas méchant et l'ami était sûr.
Mais la haute idée qu'il avait de l'art lui rendait insupportables
les prétentions et les inutilités des faux artistes. L'art n'est utile
qu'à la condition d'être tout à fait supérieur : une œuvre secon-
daire ne vaut pas la plus humble besogne ouvrière, puisqu'elle
ne remplit pas le rôle utile à la vie que la besogne remplit. Ce
point de vue, qui est le vrai, n'est que difficilement admis par
nombre de gens qui envisagent, là, une carrière ou un dé-
bouché dans le monde. Celui qui s'y tient est une énigme.
Degas s'y tenait. Nature très fine, hypersensible, cuirassée
d'ironie, comme les scarabées le sont de corne, pour moins
sentir les heurts du chemin, ne prenant nul plaisir aux plaisirs
des raffinés par trop de raffinement, ni des vaniteux par trop
d'orgueil, ennuyé des théories, fatigué des personnes, exact
mensurateur des esprits et des cœurs, se servant de son crayon
comme d'une jauge, de ses yeux comme d'un scalpel, il demeu-
rait, pour ses confrères, l'objet d'un étonnement prodigieux.
Nul plus que lui ne s'éloignait du type convenu de l'artiste pari-
sien, tel que l'étranger se le figure : fastueux et sportif, tenant
une palette d'une main, un fleuret de l'autre, les cœurs à ses
pieds. Nul n'était plus désintéressé. Souvent, dans ces dernières
années, quelque grand trafiqueur d'art frappait à sa porte, les
poches pleines de bank-notes, les mains avides, avides surtout
d'emporter les figurines que le maître modelait. Il s'en retour-
nait les poches toujours pleines, les mains toujours vides, par-
fois avec quelque sarcasme collé sur l'échiné.
L' étonnement des confrères redoublait. Lorsqu'au milieu
de décembre 1912, à la vente Henri Rouart, son tableau des
Danseuses à la barre atteignit 435 000 francs sur une demande
de 200 000, et son pastel Chez la modiste 82 000 francs, comme
on le félicitait : « Que voulez-vous que cela me fasse? dit-il, je
'56 REVUE DES DEUX MONDES.
suis comme le cheval qui a gagné le Grand-Prix : il n'a jamais
que son picotin d'avoine. » Ce propos ne recelait aucune amer-
tume : Degas n'en désirait pas plus. Quant à l'admiration qu'on
pouvait ressentir pour son œuvre, il ne l'évaluait pas d'après
le chiffre des achats. Il savait fort bien qu'il y a plus de désir
spontané chez le modeste acheteur des débuts que chez le riche
collectionneur de la fin. Si un amateur paie une œuvre d'art
400 francs, c'est qu'elle lui plait; s'il la paie 400 000, c'est
qu'elle a plu à d'autres. Le peintre des Danseuses ne prêtait pas
la moindre attention à ces contingences. C'était l'ermite ou le
religieux de l'art, à la manière française, c'est-à-dire sans
austérité, sans extase, sans sermon, et avec un bon estoc par-
dessus son froc, mais avec une foi et un détachement pareils à
ce qu'on imagine chez Ugo van der Goes ou l'Angelico.
Ainsi, à mesure que son œuvre se répandait, il se rembûchait
dans une retraite plus profonde; plus il avait d'admirateurs et
de disciples, plus il se sentait isolé. C'est qu'il l'était au sens
« bourgeois » du mot : l'un après l'autre, disparaissaient ses
amis de la première heure, une à une se taisaient les voix dont
le timbre l'avait charmé. Et ce hautain esprit, qu'on croyait
insensible ou indifférent aux émotions vulgaires, était bien
plus attristé par la solitude assise à son foyer que distrait par
la gloire. Nothing but famé! cette légende navrante d'un des
plus beaux dessins de Dana Gibson eût été sa plainte, s'il s'était
plaint. Dans les derniers temps de sa vie, il ne parlait presque
plus. Il allait et venait dans sa chambre; parfois, il interrompait
sa promenade et son silence pour demander tout à coup :
« Et un tel? » — « Mort... » était-on obligé le plus souvent de
répondre. — « Ah! » Et il reprenait sa promenade. On eût dit
qu'il comptait les disparus et attendait un certain nombre mys-
térieux pour les rejoindre. « En scène pour le III! » cris de jadis
fièvre des coulisses, effluves des salles surchauffées, monde
artificiel et brillant, vie haletante, fardée, toute en attitudes et
en« mots, » tornade de vibrions lumineux, tout ce qu'évoquent
à nos yeux les visions qu'il a fixées disparaissait dans le silence
et dans l'ombre. Et l'on voyait surgir, derrière le beau et
impassible visage du vieillard, la figure qu'Holbein met derrière
toutes ses figures, celle qu'on oublie, qui n'oublie pas.
Robert de la Sizeranne.
LES VOIX DU FORUM
m
II"
LA VINGT-TROISIÈME HEURE
VIII
L'hiver avait passé, puis le printemps joyeux et clair.,
Un juillet torride avait éloigné de Rome tous ceux qui en
pouvaient sortir. Cependant Remigio n'avait pas quitté sa
maison de la place Navone, ni presque l'étroit enclos de son
cabinet de travail. Le paysage exotique des fontaines du Bernin,
la façade baroque de Sainte-Agnès formaient l'horizon où se
reposaient ses yeux lorsque par hasard il les levait du dedans
au dehors. Mais c'était surtout au dedans, et au dedans de soi-
même qu'il vivait; ses visites à la villa Forba étaient devenues
de plus en plus rares; il lui semblait que Gristina se détachait
de lui, — ou bien était-ce lui qui se détachait de Gristina ?
Ge matin, le bruit des voix des marchandes de légumes
et de fruits qui tenaient marché sous ses fenêtres montait
jusqu'à lui; c'était un murmure continuel et agité dont il ne
se préoccupait point et qui ne dérangeait en rien ses pensées.
Il lisait. Il lisait, accoudé sur sa table, une main au front. En
face de lui, Gino classait dans des dossiers des papiers épars.
Ges deux hommes, que liait une fraternelle communauté
d'idées, ne se ressemblaient d'aucune manière. Gino, de
(1) Copyright ùy Jean Bertheroy, 1917.
(2) Voyez la Revue du 13 octobre.
58 BEVUE DES DEUX MONDES.
quinze ans moins âgé, n'avait ni la complexion robuste, ni la
force expansive de son illustre « patron. » Il était mince,
modeste, effacé. Une enfance maladive avait laissé sur ses traits
l'empreinte de la débilité; mais un front magnifique sous des
cheveux abondans et juvéniles, un regard profond et méditatif
montraient que chez lui l'intelligence l'emportait sur la matière,
rompait l'équilibre des forces; il était de ceux dont on dit
communément que la lame use le fourreau. Il semblait brûlé,
desséché par cette flamme intérieure qui vivait dans sa frêle
armature. Très grand, il courbait les épaules d'un mouvement
naturel qui le pliait au travail; on sentait que les sports, la
culture physique, la vie au grand air lui étaient inconnus; il
devait les mépriser, comme un moine en cellule qui possède
l'Univers par la seule aspiration de l'esprit.
— Voilà, dit Remigio en repoussant un peu le livre qu'il
lisait, voilà qui semble avoir été écrit hierl
— Toujours Machiavel? fit Gino sans s'étonner.
— Toujours! Son œuvre n'est-elle pas lo bréviaire de tous
ceux qui ont cherché à comprendre quelque chose dans les
arcanes ténébreux de la politique, dont il a fait une science
positive, en même temps qu'un art subtil? Cet homme en
vérité fut grand, moins encore par la connaissance qu'il avait
acquise de ce qu'il appelait « l'égout du cœur humain » que
par l'intuition singulière qu'il eut de l'avenir. Ecoutez ce qu'il
mandait à la Seigneurie de Florence le 31 août 1502 : « Nous
sommes à la fin d'une ère, à la vingt-troisième heure; nous
assistons à un grand travail. » Alors la puissance féodale
touchait à son terme, et l'effort du peuple allait créer une forme
nouvelle du pouvoir. Aujourd'hui c'est la même chose, et les
rôles seuls sont changés; nous assistons aussi à un grand
travail; nous sommes à la vingt-troisième heure : quesortira-t-il
de cet enfantement, de ces douleurs, de ces commotions surhu-
maines?... S'il était là, le solitaire de San Gassiano pourrait
peut-être nous le dire!
— Peut-être 1 Mais ne croyez- vous pas qu'il eût ajouté à son
Prince un chapitre définitif si, comme nous, il avait pu voir ce
réveil de la barbarie dans le monde, le droit des peuples violé,
les pactes entre les nations méprisés, la force brutale déchaînée
avec une audace inconnue jusqu'à ce jour? La vingt-troisième
heure c'est bien cela, et après ce sera la nuit...
LES VOIX DU FORUM.
r;9
Remigio plaça sur les épaules de cet inquiet ses deux mains
robustes :
— Homme de peu de foi ! Vous tremblez pendant la tempêlo !
Les roulemens répercutés du tonnerre vous déconcertent, et
vous êtes semblable à ces fauves dans les déserts ouatés de
silence qui se terrent au fond de leurs antres pour- ne pas
entendre ces bruits insolites. Mais nous, nous avons mieux à
faire que de nous boucher les oreilles et de nous enfermer dans
le désert! Nous avons à défendre notre race contre la contagion
du mal, à empêcher la folie du mal, la folie de la guerre, de
nous atteindre. Je compte que vous m'aiderez dans cette tâche.
Ne m'avez-vous pas promis un jour de me prêter toute votre
énergie, d'être un second moi-môme?
Il embrassait Gino de son étreinte. Celui-ci, les épaules
courbées, la tête abandonnée, connaissait à cet instant les
délices de l'amitié pure; il reprenait courage. Adulte, il re-
cevait un nouveau baptême. Une grâce de régénération faisait
refleurir en lui les vertus latentes. Il se sentait prêt à affronter
l'inconnu.
— Ahl s'écria-t-il, je vous suivrai jusqu'au bout, pourvu
que vous me montriez le chemin.
— Travaillons! dit Remigio. Nous avons encore quelques
minutes avant que j'ouvre ma porte aux indifférens.
Dehors, le murmure confus du marché augmentait sans
cesse. Autour des beaux éventaires les femmes se pressaient,
et, ne pouvant tout prendre, contenaient dans leurs prunelles
l'éclat velouté des fruits et des fleurs. En pyramides, en gerbes,
en couronnes, c'était l'or et l'incarnat des abricots, la pourpre
des pêches glorieuses, le vert opulent des poivrons et des prunes,
et tant de roses, de jasmins et de narcisses que des fillettes
aux pieds diligens avaient descendus le matin des hauteurs
Albaines! Tout cela formait un immense tableau coloré et
dégageait une odeur vivace, un goût de jeunesse et de fraîcheur.
Aucune note disparate; rien ne choquait le regard. Marchandes
et acheteuses, sous des costumes divers, portaient les mêmes
traits harmonieux, sans dégénérescence apparente; toutes
semblaient descendre de ces Junons, de ces Minerves ou de ces
Dianes qui dans les vestibules des Musées, au seuil des villas
urbaines, accueillaient la vie d'un sourire amical et fier. Et les
plus vieilles, qu'elles fussent coiff'ées du rectangle de velours
GO IlEVUE DES DEUX MONDES.:
grossier, ou du chapeau de fines dentelles, échangeaient des
regards rendus bienveillans par tout ce qu'elles avaient appris
de la cruauté ou de la douceur des choses...
Dix heures sonnaient aux horloges de Sainte-Agnès quand
Aida sortit de l'église ; chaque jour à pareille heure elle traver-
sait la place pour rentrer dans la maison de son père. Mais elle
s'arrêtait en chemin : elle se savait attendue. Ce rendez-vous
tacite se renouvelait quotidiennement; tantôt c'était autour de
la grande fontaine, ou près du collège des Innocens ou devant
la façade du palais Pamphili que Bernard guettait sa venue;
et, dès qu'il l'apercevait, descendant les degrés du portique,
il s'avançait à sa rencontre, empressé, joyeux et plein d'une
amoureuse audace.
Depuis son retour de Vienne, il avait tellement changé!
Il avait pris le regard et les manières d'un homme. Ce n'était
plus l'adolescent capricieux et versatile qu'elle avait connu
naguère. Quand il lui tendait la main et qu'il pressait la sienne,
elle comprenait que maintenant il était sorti de la période qui
précède l'affranchissement de la volonté. La camaraderie de
leurs jeunes années s'était transformée en un sentiment déli-
cieux, fait d'un indéfinissable mélange de sécurité et d'incer-
titude. Ils étaient sûrs de leur mutuelle affection, mais ils
ignoraient ce qu'elle leur réservait pour l'avenir. Jamais ils
n'avaient échangé aucune promesse, aucun aveu; ils se conten-
taient de se voir le plus souvent possible, le matin sur cette
place grouillante de monde, l'après-midi à la villa Forba, ou
dans quelque promenade aux entours de Rome. La plus grande
liberté leur était laissée; ils en usaient ingénument, allè-
grement, sans scrupule ni arrière-pensée gênante. L'intimité
de leurs parens leur servait pour ainsi dire de tutelle; il ne
serait pas venu à l'esprit d'Alda qu'elle pouvait courir un risque
auprès de Bernard, même lorsque leur tête-à-tête se prolongeait
dans la solitude; le trouble de l'amour n'avait pas encore
envahi son cœur, et sa jeune sagesse, déjà avertie, la mettait
à l'abri d'une surprise des sens. Quant à Bernard, il éprouvait
une douce fierté de la confiance qu'Aida lui témoignait; ce
n'était point un flirt, ni une intrigue qu'il cherchait auprès
d'elle. Elle le séduisait justement par cette dignité simple, cette
belle fraîcheur d'âme qui la rendait si différente des autres
jeunes filles qu'il avait rencontrées dans le monde cosmopolite
LES VOIX DU FORUM.
Gl
OÙ il fréquentait d'habitude. Et il accourait vers elle d'un élan
toujours plus vif.
Ce matin, elle portait une robe de charmeuse blanche qu'elle
mettait sans doute pour la première fois; ses cheveux d'un blond
roux sur cette blancheur opaque la faisaient d'or et d'ivoire,
chryséléphantine, et infiniment pre'cieuse. Elle descendait
entre les colonnes du portique et, d'un regard circulaire, le
cherchait sur la vaste place agonale qui avait gardé la forme
du cirque sur lequel on l'avait élevée. Les eaux jaillissantes,
l'architecture mouvementée de l'église, l'animation du marché
fleuri, tous les jeux de la lumière et des sons, se portaient
comme lui au-devant de cette apparition charmante et la
saluaient d'un chœur unanime. En réalité, Bernard ne voyait
qu'elle et s'enivrait de la prescience que c'était lui seul qu'elle
voyait. Ils furent bientôt l'un près de l'autre; leurs mains se
touchèrent; Aida avait enlevé ses gants; ses doigts, fins et lisses,
donnèrent au jeune homme l'impression d'un effleurement
de baisers; il tressaillit. Mais il reprit vite sa quiétude ordi-
naire. D'un pas raisonnable, il marchait silencieux à côté d'elle.
Qui donc aurait pu s'apercevoir de ce fugitif émoi? Ils s'enfon-
cèrent dans la foule autour des éventaires embaumés.
Que de roses, que de jasmins, que de narcisses 1... Aida dit
en souriant :
— Il aura fallu la nuit entière pour les cueillir'. Cette
grande nuit de clair de lune!... Avez-vous remarqué comme le
ciel était beau? C'était un immense dôme de cristal dans lequel
les constellations semblaient nager.
— Oui, dit Bernard, j'ai voulu lire comme d'habitude avant
de me coucher; puis à minuit j'ai ouvert ma fenêtre et j'ai eu
honte de ma pauvre petite lumière électrique devant cette
splendeur des astres.
— Moi, reprit-elle, je n'ai pu dormir. J'ai fait la veillée
avec les étoiles. Je songeais à tant de choses! On ne se figure
pas ce que l'esprit peut devenir agile quand il entre en com-
munication avec l'infini. C'est une surprise semblable que
doivent éprouver les aviateurs quand ils s'élèvent à des hau-
teurs insoupçonnées; encore sont-ils esclaves de leur appareil,
tandis que le rêve serait de s'envoler corps et âme aussi loin,
aussi haut que monte le désir.
IJernard la plaisanta avec gentillesse ;
62 REVUE DES DEUX JMOKDES.
— Seriez-vous de l'école de nos futuristos? Ceux-ci préten-
dent sérieusement que des ailes dorment dans la chair de
l'homme.
— Pourquoi pas? fit-elle sans s'étonner.
Cette hypothèse les amusa un instant; mais les fleurs réelles
et tangibles tentaient Aida. Elle s'empara de tout ce que ses
bras pouvaient tenir, laissant à Bernard le soin de payer son
emplette.
— Je vais en mettre dans toute la maison ! Père est comme
moi : il adore les roses et les narcisses. Quant à Gino, je crois
bien qu'il est indifférent à toutes les beautés de la nature.
— Qu'aime-t-il donc? demanda Bernard.
— Les idées! Non pas celles qui restent à l'état de lettre
morte, de rêverie inutile, mais celles qui ont un visage, une
bouche, des bras, des jambes, qui se répandent à travers le
monde pour le bien de l'humanité. Je ne crois pas qu'il aime
autre chose dans la vie, ou, du moins, c'est ce qu'il préfère.
Ils étaient arrivés devant la maison étroite et haute que
Remigio Benté occupait. Cependant ils ne se séparèrent pas
encore. Curieux, Bernard regardait les fenêtres dont les vitres
égales luisaient d'étage en étage. Il dit :
— Vous allez me trouver bien indiscret : je cherche à
deviner à travers laquelle de ces vitres vous contemplez, la nuit,
les étoiles.:
— Ce n'est pas indiscret. Vous voyez le petit belvédère qui
surmonte le toit tout au milieu? Ma chambre se trouve exac-
tement au-dessous. De là, je puis contempler tout h mon aise
le ciel, l'horizon lointain, et même les clochetons chinois de
Sainte- Agnès.
— Et même les clochetons chinois de Sainte-Agnès? répéta
Bernard en riant. En vérité, je ne pense point que ce soit là ce
qui vous enchante. N'est-ce pas une saillie commune parmi les
Romains que d'assurer que, si le Nil de la grande fontaine
détourne la tête, c'est pour ne point apercevoir cette architec-
ture tourmentée, ces tourelles qui ressemblent à des pagodes,
et ces anges qui s'élancent dans le vide pour y dérouler les
armes des Pamphili?
— Eh bien! moi, je l'aime, cette architecture dont on médit
volontiers. Elle me plaît par sa bizarrerie, par sa folie de vou-
loir se mettre en marche, de rompre avec l'immobilité éternelle
LES VOIX DU FORUM. , 03
de la pierre. En plein jour, elle peut paraître incohérente. Mais
si vous l'aviez vue, cette nuit! L'église montait dans le clair de
lune, elle allait vraiment au-devant des astres. Si c'est une
gageure qu'a faite celui qui l'a bâtie, eh bieni rendons-lui jus-
tice : il a réussi le tour de force!
Ses roses appuyées à la ceinture, elle se renversait un peu
en arrière. Bernard admirait sa souple cambrure, la belle
attache de son cou d'ivoire, et cette douce lumière qui des yeux
mi-clos tombait sur le pur visage. Il aurait admiré au surplus
la façade baroque de l'église, l'exotisme exaspéré des fontaines,
et tout ce qui entourait la beauté matinale d'Alda, si elle l'eût
exigé. Il ne se déciddit pas à prendre congé d'elle. Soudain des
gamins envahirent la place; courant et criant tous ensemble,
ils offraient aux passans les journaux fraîchement imprimés
qui contenaient les nouvelles :
— La guerre 1 La guerre 1
C'était donc vrai? Il y avait donc la guerre quelque part?
Quelque part, là-bas sur les confins de la France et de la Bel-
gique, on se battait, on s'entre-tuail; le sang coulait; la souf-
france se multipliait de minute en minute?...;
Aida et Bernard l'avaient oublié.
IX
L'antichambre dans laquelle Remigio faisait attendre ses
visiteurs était la plus vaste pièce de la maison; elle avait des
allures de cour arabe, avec un grand palmier au centre et, à
l'entour, des sièges anciens recouverts de cuir de Cordoue.
Malgré ses proportions majestueuses, il était rare qu'elle ne fût
pleine aux heures des audiences; quelquefois même les« cliens »
débordaient jusque sur le palier de l'escalier où ils tenaient des
conversations à voix basse et où ils allumaient Içur cigare. Ils
savaient que la matinée s'écoulerait là tout entière pour dix
minutes d'entretien avec le puissant patron, qu'ils venaient
consulter ou solliciter.
Aujourd'hui l'affluence était plus considérable encore et la
qualité des gens plus notoire. Deux ou trois soutanes à liséré
rouge tranchaient sur l'uniformité des vêtemens civils; il y
avait certainement, parmi ces hommes décorés qui se pres-
saient dans les angles, des sénateurs et des députés de Monte-
64 REVUE DES DEUX MONDES.:
Citorio; il y avait des officiers en tenue bourgeoise et des
membres de l'aristocratie romaine que l'on reconnaissait à leur
façon de se tenir à l'écart, silencieux et dignes, presque mena-
çans. Sur la banquette circulaire qu'ombrageaient les palmes
du grand dattier, des hommes plus jeunes étaient assis; ils
échangeaient des paroles brèves, tout en observant les entrées
et les sorties des visiteurs; ce devait être une commission de
l'un des groupes les plus actifs de la politique dissidente, les
nationalistes, ou les démocrates qui possédaient dans la presse
des organes influens et se vantaient de diriger les courans
de l'opinion. Pas de femmes, pas une seule! Gino allait et
venait entre les groupes, faisant patienter ceux-ci, essayant
d'éliminer ceux-là: tâche ingrate et qu'il n'aimait point; il
Taccomplissait néanmoins avec une conscience et un tact dont
Remigio le félicitait en souriant, lorsqu'ils se retrouvaient en
tète à tête après ces réceptions fatigantes.
L'un des « Monsignori » s'était approché. Fin et prudent,
il voulait savoir quelles étaient les idées de l'illustre Benté
sur la marche future des événemens. Il feignait de n'en avoir
aucune lui-même et répétait après chaque phrase : « Dieu seul
peut savoir ce qu'il adviendra de nous! — Sans doute, répondit
enfin Gino; mais alors. Excellence, pourquoi vous donner tant
de peine? A votre place, je m'en remettrais uniquement à la
sagesse divine. — Oui, oui, dit le prélat en agitant un peu sa
main violette, ce serait plus simple en effet; mais nous ne
sommes pas fatalistes k la manière des musulmans; nous profes-
sons que, si Dieu gouverne le monde, il écoute aussi les prières
de ses créatures; nous devons donc prévoir la tempête, afin de
le supplier de la détourjier de nos voies. N'est-il pas vrai? »
Malgré ces invites, Gino restait secret; il quitta )e diplomate
en soutane, pour aller faire prendre patience à un autre haut
personnage, qu'il avait reconnu parmi les nouveaux arrivans :
c'était un prince tchèque que l'on disait très bien en cour, et
chez lequel Remigio fréquentait quelquefois; de stature élevée,
le monocle à l'œil, la moustache brillante, il alliait à son
allure hautaine un certain bon garçonnisme qui le rendait
sympathique dès les premières paroles échangées. « Eh bien !
cria-t-il à son interlocuteur, le rêve a pris fini L'hydre de la
discorde s'est réveillée et souffle son poison à travers le monde.
Les peuples frères, quelle utopie! Du jour où il y eut deux
LES VOIX DU FORUM.
65
frères sur la croûte terrestre, il y eut déjà l'envie et la haine :
Caïn et Abel! Vous aurez beau faire, vous n'empêcherez pas le
premier meurtre d'avoir contenu en soi toute l'histoire du
genre humain! » II parlait haut, avec le dessein évident d'être
écouté; sa voix sonore traversait la vaste antichambre et se
cognait aux angles des parois comme une balle élastique; mais
soudain il se tut : la porte venait encore de s'ouvrir, et cette
fois c'était une femme qui entrait, précédée par le vieux
concierge romain, à l'uniforme chamarré. Elle portait une
voilette blanche dont les broderies épaisses masquaient entière-
ment son visage, et sa démarche, hiératique aussi, défiait les
curiosités. Elle fut s'asseoir dans un fauteuil, tout près du
cabinet où se tenait Remigio. Certainement elle devait être
assurée d'être reçue la première. Le grand silence qui s'était
établi tout à coup ne semblait pas la gêner. Elle seule mainte-
nant paraissait à l'aise au milieu de tous ces hommes inquiets
et nerveux, que sa présence rendait plus fébriles. — Que
venait-elle faire ici? De quelle mission était-elle chargée? On
l'avait vue glisser sa carte en arrivant : quel nom portait cette
carte? Quelle physionomie recouvrait ce voile attaché avec une
élégance toute mondaine et qui était là cependant comme un
rempart inviolable entre le monde et celle qui le portait? Ce ne
pouvait être quelque idée galante qui l'amenait; l'heure n'était
point à la galanterie, à l'amour; l'heure était aux pensées
graves, aux préoccupations douloureuses. La péninsule, du
Nord au Sud, avait frémi lorsqu'avait éclaté la guerre entre
l'Allemagne et la France; une angoisse indicible étreignait les
cœurs. Jamais le ciel latin, le ciel des antiques triomphes, n'avait
paru aussi sombre, jamais l'horizon aussi douteux. Engagée
dans la Triplice, l'Italie serait-elle obligée de suivre les Ger-
mains dans leurs entreprises funestes? Le peuple se révoltait à
• cette idée; mais que savait-on de ce qui se passait dans les
hautes sphères où se décident la vie et la mort des peuples?
La visiteuse inconnue, après une brève attente, avait
franchi le seuil du cabinet de Remigio. Alors les conversations
reprirent. Personne n'ayant l'indiscrétion de se livrer à des
commentaires, ce fut un échange de paroles insignifiantes en
apparence; les groupes s'isolaient de plus en plus; les diffé-
rences d'opinions et de sentimens se marquaient dans ces
apartés où chacun réservait sa pensée secrète.
TOME XLIl. — 1917. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant, le prince tchèque, laissant tomber son monocle,
avait fait un signe à Gino : <( N'est-ce point la comtesse Gris-
lina de Lodaiz qui vient de nous obliger h lui céder le pas? Ou
je me trompe fort, ou cette femme est appelée à jouer un rôle
prépondérant dans les actions qui se préparent. J'ai eu occasion
de la rencontrer autrefois à Vienne ; elle ressemble étrangement
à certaine autre Gristina, Trivulce de Belgiojoso,qui fut l'un des
apôtres les plus agissants de l'indépendance italienne, et que le
gouvernement s'empressa d'ailleurs d'exiler. Ces créatures-là
sont dangereuses, surtout lorsqu'elles sont belles, et votre grand
patron ferait sagement de s'en méfier. »
Puis, sentant que peut-être il était allé trop loin, il ajouta
plaisamment :
— Vous autres Romains, vous avez toujours cru aux Egé-
ries, aux Sibylles et aux Sirènes. La femme est à la base de
votre politique réaliste et sentimentale... Mais, après tout, ces
choses ne me regardent point.
Remigio avait accueilli son amie en levant les bras au ciel.
Certes, il était heureux de la revoir ; encore cùt-il préféré que
ce fût ailleurs et dans un autre moment. Elle avait remonté
son voile et lui montrait son visage ardent, tourmenté. Cette
expression violente dérangeait l'harmonie habituelle de ses
traits et leur enlevait ce qui leur restait de jeunesse. Le cos-
tume sévère qu'elle portait pour passer plus facilement inaper-
çue, achevait de changer son apparence.
— Ah ! s'écria-t-il, pourquoi ète.s-vous venue ici ce matin,
alors que tant de gens m'attendent? Il fallait m'appeler ! au
premier signe, je serais accouru vers vous.
— C'était précisément ce que je ne voulais pas, répondit
Gristina posément.. Je tenais à vous voir ici, dans le milieu
même de voire aclioii, ot sans perdre une minute de plus.
\\ comprit et s'inclina. Il savait que, lorsqu'elle était ainsi,
avec ce pli sévère entre les yeux, rien ne pouvait la faire chan-
ger de résolution. Il se raidissait lui-même, afin de garder sa
volonté intacte. Allaient-ils tous deux se trouver en antago-
nisme et se découvrir ennemis? Quelle surprise lui réservait
cette visite inattendue? Gristina semblait avoir oublié leur
intimité ancienne; à peine, distraitement, lui avait-elle serré le
bout des doigts ; elle ne voulait sans doute se servir que d'armes
LES VOIX DU FORUM.
67
loyales, sans user de son charme féminin ni de l'attrait de
leurs souvenirs. Il se sentait plus troublé qu'elle, plus profon-
dément divisé et ému. Cette tète si chère, si belle encore
quoique redoutable, il aurait aimé la prendre entre ses mains
et lui faire redire tout ce qu'elle avait exprimé autrefois de
tendresse et de douceur, il aurait aimé retrouver ces puérilités
délicieuses qui reposent des longs soucis. Mais Cristina ne l'en-
tendait pas de la sorte ; elle était venue dans un autre dessein,
dans un dessein pareil à celui des solliciteurs dont l'antichambre
était pleine. 11 s'agissait pour elle de gagner Remigio à la cause
qu'elle défendait.
— Vous me connaîtriez bien mal, dit-elle enfin, si vous
pouviez supposer que je resterais indilTérente ou inactive quand,
jusqu'au plus obscur de ses enfans, l'Italie tout entière vit des
heures d'anxiété terrible. Ne vous êtes-vous pas demandé ce
que je ferais pour le bien de ma patrie et comment je rempli-
rais mon devoir?
— Le devoir des femmes, reprit Remigio, doit se juxtaposer
au nôtre. Il consiste surtout à prêcher la concorde et l'union,
à apaiser les querelles, à contribuer à resserrer les liens de la
grande communauté humaine.
— Voilà qui serait parfait s'il n'y avait pas ce fait brutal :
la guerre! Remigio, des hauteurs où vous planez, vous ne
pouvez vous imaginer tout ce qui se passe en dehors des milieux
officiels, ni quelle pression formidable est exercée sur l'opinion
pour l'amener à accepter de suivre l'Autriche et l'Allemagne
dans le conllit. C'est un immense iilet jeté sur nous avec toutes»
sortes d'appâts et de ruses. On nous tente par l'or, par les
paroles captieuses, par les promesses séduisantes. On nous
offre tout ce que nous pouvons souhaiter... Du haut en bas de
l'échelle sociale, les effets sont calculés selon le résultat que
l'on attend. Brutalement ou càlinement on fait le siège de
chaque conscience. Pas un salon, pas une salle de théâtre ou
de cinéma, où l'élément impur ne se glisse... et pendant ce
temps vous autres, les penseurs, les philosophes, vous croyez
encore au bienfait de vos théories humanitaires, et vous laissez
le venin s'infiltrer de plus en plus dans la nation.
(( Eh bien! j'aime mieux écouter le peuple! Descendez dans
larue, interrogez le premier ouvrier se rendant à son travail, et
demandez-lui ce qu'il pense de la contrainte odieu.se que nous
68 REVUE DES DEUX MONDES.,
subissons ; il vous répondra : « Trente et Trieste !^ » Ceux-là ont
d'autres espoirs, d'autres ambitions! Remigio, nous avons déci-
dément cessé de nous comprendre.
— Dites plutôt, Gristina, qu'un nuage obscur passe entre
nous; mais il se dissipera, ce nuage, et vous reconnaîtrez que
la même divine lumière nous attire, la divine lumière de
l'Amour!
— Je ne le crois point, fit-elle.
Cependant pouvait-elle échapper tout à fait aux emprises de
l'homme qui si longtemps l'avait subjuguée ? Debout devant
elle, Remigio la considérait avec une sorte de stupeur muette,
comrpe un enfant que l'on n'ose gronder parce qu'on le chérit
trop égoïstement. Elle se jeta dans ses bras.
— Ah ! murmura-t-elle, ce n'est pas le sang versé qui cause
les plus cruelles blessures; les plus cruelles blessures, ce sont
celles que fait en nous le regret de ce que l'on a perdu !
Elle pleurait maintenant, détendue et tout amollie contre sa
poitrine. Il baisa ce front brûlant derrière lequel couvait un
terrible feu.
— Nous ne pouvons nous séparer ainsi, dit-il. Cristina,
permettez-moi d'aller vous retrouver ce soir.
— Ce soir, mon ami, je ne serai pas à la villa Forba. C'est
le samedi de la comtesse Alvirando, et j'ai plusieurs raisons de
n'y pas manquer.
Puis, se ravisant tout à coup :
— Pourquoi n'y viendriez-vous pas aussi ? Vous êtes cer-
tainement sur la liste des invités ; et, d'ailleurs, ses réceptions
sont ouvertes.
— Je le sais, hésita Remigio. J'ai fréqueinté son salon alors
que je me faisais encore une loi de figurer dans ces parades
mondaines ; mais je n'y trouve plus aucun intérêt, je l'avoue,
et j'ai complètement renoncé à cette perte de temps inutile.
— Vous avez tort ! On apprend quelquefois plus de choses
autour d'une coupe d'asti que dans le cabinet d'un ministre»-
Allons! faites un effort! Venez ce soir chez Donna Alvirando;
vous ne vous en repentirez point.
— J'irai donc, dit Remigio, quand ce ne serait que pour
vous obéir.
Ils se regardèrent, satisfaits l'un de l'autre. Leur indestruc-
tible amitié les avait une fois encore sauvegardés du piège que
LES VOIX DU FORUM. 69
tendent, entre les gens qui s'aiment, les passions belliqueuses
de l'esprit. Et le visage de Gristina avait retrouvé sa grâce. Elle
abaissa rapidement son voile pour retraverser l'antichambre.
Dans la nuit claire semée d'étoiles, le palazzo Alvirando for-
mait comme une constellation plus brillante qui de loin atti-
rait les regards. Malgré l'ancienneté de ses murailles élevées au
plus beau moment de l'architecture civile de la Renaissance, il
paraissait frais et nouveau, adapté au goût moderne et magni-
fiquement organisé pour des réceptions luxueuses. Remigio, en
montant les degrés fleuris du péristyle que drapaient des pentes
de velours rouge, se rappelait le temps déjà lointain où il y
était entré pour la première fois. Il y menait sa jeune femme,
qui bientôt devait le laisser veuf, après avoir mis Aida au
monde. Il venait de faire ses débuts dans la vie politique et
il commençait à coni|pter parmi les personnalités en vue de la
société romaine. Sans doute, si ce grand deuil n'avait pas
assombri sa vie, n'eût-il pas renoncé aussi complètement aux
relations mondaines ; mais sa liaison avec Gristina, loin de le
jeter vers le monde, l'en avait éloigné au contraire, en lui
apportant tout ce qu'il pouvait souhaiter. Il avait travaillé; il
s'était complu dans la méditation et dans l'étude, et il s'éton*
nait de se retroiiver ce soir vieilli, seul et illustre entre ces
rampes étincelantes.Gependant des personnes le reconnaissaient
et s'empressaient autour de lui. On le félicitait, on semblait
tirer bon augure de son retour dans l'un des salons les plus
intluens de la capitale. Bien qu'on fût au milieu d'août, les
réceptions de Donna Alvirando continuaient à être suivies par
tous ceux que les inquiétudes de l'heure empêchaient de courir
aux villégiatures habituelles; cet été ne ressemblait pas aux
autres : la saison restait dans Rome ; et dans Rome se trouvaient
toutes les attractions, toutes les informations dont on était
avide. Les partis s'observaient. On vivait dans une perpétuelle
attente. Qui donc aurait préféré les délices des plages en vogue
à cet air enfiévré, excitant, chargé d'électricités contraires?
Quand Remigio pénétra dans la vaste galerie sur laquelle
s'ouvraient les pièces d'apparat, il chercha Gristina des yeux;
mais elle n'était pas arrivée encore. Il aperçut la maîtresse de
la^maison dont la beauté blonde et opulente, ornée de lourds
joyaux, contrastait avec le type plus sévère des autres femmes,.
70
REVUE DES DEUX MONDES.i
La comtesse était d'origine germanique ; mais, née et élevée
en Italie, elle n'avait changé ni d'habitudes, ni de langage en
épousant l'héritier de l'antique famille Alvirando. Dans ce
cadre purement latin, parmi les chefs-d'œiîvre de l'art classique,
elle se sentait aussi à l'aise que l'était son mari, et tous deux,
très unis, assurait-on, très aimés de leurs amis innombrables,
ils formaient un couple d'élite auquel rien ne manquait pour
être heureux.
Au salut du nouvel arrivant Donna Alvirando répondit par
le plus flatteur des sourires. Elle lui tendit la main, comme si
elle l'eût vu la veille et s'informa avec intérêt de la santé de sa
fille :
— Il aurait fallu me l'amener, dit-elle; je sais que vous ne
l'avez pas encore présentée dans le monde, mais j'aurais été
heureuse de lui servir de marraine en cette occasion.
Cependant le salon se remplissait peu à peu; une impression
d'élégance, que n'altérait nulle fausse note, sortait de cette
réunion choisie, comme l'odeur fine d'un bouquet. Un bruit
discret de paroles, une animation contenue, bien qu'incessante,
accompagnait les rites en usage parmi ces favoris de la fortune;
chaque fois qu'un nouvel arrivant apparaissait à l'entrée de la
galerie, et que son nom était lancé avec une emphase retentis-
sante, il se faisait un petit silence; on le regardait s'avancer;
on jugeait d'un coup d'œil la valeur sociale qu'il représentait ;
et, si c'était une femme, on savait aussitôt le chiffre desdiamans
et des perles qu'elle portait sur ses épaules ou au diadème de sa
chevelure. Tout à coup Remigio, qui causait avec un diplomate
étranger, éprouva un petit émoi : Gristina venait d'entrer. D'un
regard de ses yeux cillés elle le saluait au passage, tout en se
dirigeant vers Donna Alvirando. Elle marchait avec cette sou-
plesse, cette eurythmie qui lui donnaient tant de grâce. Sa tête
fière, passionnée et changeante, prenait une expression inat-
tendue d'être sertie par le feu des pierreries précieuses. Le
décolleté de son buste ne ressemblait point à celui des autres
mondaines présentes; il était plus chaste et plus audacieux à la
fois, et traçant une ligne onduleuse autour de la gorge, en
épousait exactement les contours; la beauté de ses bras nus
égalait celle de la Junon Lucinienne; elle les laissait tomber
doucement le long de sa taille, sans embarras comme sans
recherche. « Ah! se disait Remigio, pourquoi faut-il que le
LES VOIX DU FORUM.
71
temps, en passant entre nous, nous ait aussi profondément
séparés? Nous sommes sur les deux rives opposées du fleuve
qui s'élargit à mesure qu'il court vers son engloutissement..
Gomment pourrions-nous jamais nous rejoindre? »
L'arrivée de Gristina avait ramené les invités au centre bril-
lant des salons. Maintenant les conversations se faisaient plus
générales; les élémens divers se rapprochaient. Un personnage,
que la maîtresse de la maison semblait entourer d'égards parti-
culiers, se tenait debout sous le grand lustre qui jetait une pro-
fusion de gerbes lumineuses; il parlait avec un accent légère-
ment exotique d'autant plus inattendu sur ses lèvres que la
langue dont il se servait était plus pure et plus choisie. Grand,
mince, blond, les yeux lumineux, la moustache en brosse, il
appartenait à cette catégorie d'hommes richissimes que leur
fortune rend à peu près semblables extérieurement dans tous
les pays. Il avait été difficile à première vue de déterminer sa
nationalité exacte. On aurait même pu le croire Italien, si préci-
sément il n'eût protesté aussi haut de son amour pour l'Italie,
de son admiration pour les artistes, pour les écrivains, pour les
savans de la Péninsule.
— Vivre autre part qu'à Rome, déclarait-il, c'est vivre en
exil. Là seulement on possède toutes les ressources de la sensi-
bilité et de l'intelligence. Ailleurs, ces sensations ne se perçoi-
vent que par rayonnemens successifs; à Rome, on les ressent
ensemble et dans leur plénitude. C'est la raison pour laquelle
j'ai élu domicile dans cette ville admirable que j'aime entre
toutes et qui est devenue ma véritable patrie. Si Dieu le permet,
j'espère y réaliser avant peu un projet qui me tient beaucoup
au cœur.
Quel était donc ce projet? On se le demandait de groupe en
groupe. Seuls, certains privilégiés le savaient déjà et le racon-
taient à voix basse. Il s'agissait d'établir un grand parc d'avia-
tion derrière le vaste domaine que le milliardaire venait
d'acquérir sur la Ripetta, ancienne demeure seigneuriale qui
jadis étendait jusqu'au Tibre ses chênes verts, ses bosquets,
l'enchantement de ses jardins paradisiaques. Tout cela était
tombé à l'abandon, et maintenant tout cela allait reprendre une
vie nouvelle, grâce au miracle de l'or qui allait changer en
ruche bourdonnante cette désuétude. On disait que le principal
des travaux était terminé et que dans quelques mois, quelques
72 REVUE DES DEUX MONDÉS.i
semaines peut-être, Rome serait dotée d'une force d'expansion
de plus. D'ailleurs, ces initiatives étaient fréquentes et de tous
côtés une activité merveilleuse se manifestait. On assistait à
une renaissance des énergies, à une surtension de la volonté
humaine.
Intéressé, Remigio écoutait ces propos. Il éprouvait une
curiosité bienveillante à l'égard de l'étranger qui de sa fortune
faisait un si noble usage; il eût aimé le féliciter. Mais Cristina
s'était rapprochée de lui, confidentielle :
— Vous ne connaissez pas ce grand seigneur généreux qui
nous couvre de sa protection, comme tant d'autres? Ils sont
légion ceux qui s'autorisent du culte qu'ils prétendent rendre
à notre patrie pour y implanter leur domination. Ils se disent
Romains d'adoption et citoyens du monde. Prenons garde ! Les
corneilles prophétiques du Gapitole avaient appris au temps des
dentiers empereurs cette phrase lapidaire : « Tout est pour le
mieux! » et bientôt après, Rome tombait aux mains des Bar-
bares. Ne soyons pas, comme ces oiseaux menteurs, imprudens
et aveugles. Ne répétons pas la phrase lapidaire.
Elle souriait derrière son éventail, qu'elle agitait nerveuse-
sement sur ses cils baissés.
Remigio avait compris.
Depuis son retour à la villa Forba, Bernard avait modifié le
Irain de ses habitudes, en même temps que l'axe de ses senti-
mens était changé. Il avait renoncé aux distractions turbulentes
et il évitait de se retrouver avec ceux de ses camarades dont les
idées étaient séparées des siennes. Il avait même conscience
qu'entre sa mère et lui une opposition semblable s'élevait de
plus en plus, malgré l'étroite affection et la douce intimité du
passé.) D'ailleurs Cristina, lancée désormais dans le tourbillon
de l'existence active, restait peu à la maison. Bernard ne la
voyait guère qu'aux heures des repas; encore arrivait-elle en
retard, presque toujours, et hérissée de préoccupations étran-
gères. Ils échangeaient en hâte quelques paroles, puis Cristina
repartait dans l'auto, laissant son fils absolument libre de dis-
poser de lui-même, comme si elle eût eu à dessein de ne le point
gêner et de s'effacer de sa vie pour céder la place à une autre.i
LES VOIX DU FORUM.
73
De fait, Aida occupait maintenant toutes les pensées du
jeune homme. Elle aussi jouissait d'une liberté à peu près
complète, à laquelle tout concourait : la saison, les circonstances
et surtout sa situation de demi-orpheline qui de bonne heure
l'avait faite maîtresse de ses actes. Gomment d'ailleurs ces deux
adolescens, renouant la chaîne de leurs jeux anciens, ne se
seraient-ils' pas rapprochés? Ils avaient repris, sans y songer, le
tutoiement de leurs jeunes années; ils se sentaient fraternels,
joyeusement fraternels, en confiance, avec quelque chose de
plus chaleureux et de plus tendre. Leurs rendez-vous quotidiens
les conduisaient chaque jour un peu plus loin de leur point de
départ. C'était un enchantement pour eux d'aller ainsi à la
découverte hors des Portes, ou dans cette grande Rome dont on
n'a jamais fini de connaître les beautés. Aida était un délicieux
guide; mais Bernard, dans ces courses errantes, cherchait plutôt
que le plaisir d'étudier des lieux célèbres, celui de surprendre
les émotions du cœur de sa petite compagne. Elle lui apparais-
sait à la fois simple et secrète, naïve et profondément sagace.i
Et il apercevait en même temps dans le fond de son propre
cœur une infinité de nuances qu'il ignorait encore. Ainsi cette
curiosité passionnée qui fait le fond et presque la raison d'être
de l'amour les poussait toujours davantage à se rapprocher l'un
de l'autre.
L'avant-dernier dimanche de septembre ils étaient retournés
à leur promenade favorite. C'était cette colline basse de l'Aventin
sur laquelle se cachait le couvent où Aida avait été élevée,
parmi les bosquets et les vignes qui y subsistaient encore. Là
elle retrouvait l'àme fraîche de ses souvenirs, et mille douceurs
ingénues qu'elle faisait partager à Bernard. Leurs plus belles
confidences, c'était là qu'ils les avaient échangées, le long du
vicolo charmant bordé de poivriers et de lauriers-roses qu'ils
suivaient pour arriver au plateau désert. Autour d'eux le grand
silence de l'été planait sur la ville que le soleil enluminait de
touches précieuses. Ils s'asseyaient cote à côte près des jardins de
Sainte-Sabine, ou à l'ombre du Prieuré de Malte; le miracle de
leur jeunesse leur rendait fraternelles les ombres formidables
du passé. Ils soulevaient sur leurs épaules le poids de ces
ombres géantes. Ils s'aimaient. Ils étaient heureux.
Ce jour-là ils s'étaient attardés davantage dans leur course,
comme s'ils ne devaient plus revenir. Les anciennes vignes des
74 REVUE DES BlUX MONDES.
Borghèse et des Pamphili étaient déjà vendangées et tous les
bosquets portaient sur leurs feuillages les chaudes couleurs de
l'automne. Un vent lourd labourait la colline. Aida, oppressée,
avait pris le bras de Bernard :
— Il faut rentrer, maintenant. Je crains qu'un orage ne
nous surprenne.
Mais le jeune homme l'avait rassurée :
— Non! NonI Regarde : le ciel est bleu de tous les côtés.
Nous avons le temps de redescendre jusqu'à la vieille muraille
d'Aurélien, et nous reviendrons par le fleuve.
— Comme tu voudras ! dit Aida.
Elle acceptait allègrement de courir ce risque avec lui. Bien
mieux, sa crainte se changeait en un sentiment de plaisir, une
sorte de plaisir capiteux et presque sensuel dont elle n'avait pas
encore éprouvé l'impression. Elle s'appuyait davantage sur le
bras de son camarade d'enfance. Elle parlait plus vite, plus
haut, le front dans le vent déchaîné :
— Ce n'est pas le ponente, le q,)^%v ponentino , qui caresse si
doucernent les tempes. Est-ce le sirocco? Je ne le pense point I
Ce doit être le grand souffle embaumé qui vient des montagnes
Albaines. Sens-tu les parfums violens qu'il nous apporte?
— Oui, dit Bernard. Je sens surtout l'odeur de tes cheveux
qui me grise.
Lui aussi recevait de cette heure ardente un trouble inexpri-
mable. Tout à coup, loin, au-dessus de la coupole de Saint-
Pierre, un éclair ouvrit la nue de son triangle de feu, et aussitôt
le fracas du tonnerre retentit, ébranlant la ville sur ses bases.
— Nous voilà pris ! constata Aida en riant.
A grosses gouttes chaudes, la pluie s'était mise à tomber,
tandis que le soleil frappait l'horizon de ses reflets de cuivre. On
eût dit un vaste incendie allumé là-bas, et qui se propageait
peu à peu, gagnant le faîte des monumens. Tout était tumulte
et embrasement; de minute en minute, les forces dévastatrices
prenaient possession de l'étendue. Bernard comprit qu'il ne
pouvait tarder davantage de mettre Aida à l'abri du cyclone qui
se préparait. Plus il la sentait brave et insouciante à son bras,
plus il avait conscience du devoir sacré qui lui incombait. Mais
entre ces jardins et ces églises solitaires, où trouver un refuge
dans lequel on pourrait passer quelques heures en sécurité? Il
se rappela brusquement avoir dîné un soir en compagnie de
LES VOIX DU FORUM. 75
quelques camarades dans une auberge confortable située sur
l'autre pente de la colline. Comment l'avait-il oublié? C'était
l'époque où il cherchait à dissiper le vague ennui qui pesait sur
l'aube de ses vingt ans ; ainsi il avait fait le tour de presque tous
les cabarets de Rome; et celui-là, il s'en souvenait maintenant
avec une présence d'esprit inattendue. Il revoyait la salle basse,
décorée de fresques mythologiques, la loggia qui la précédait,
et jusqu'à une petite vasque de bronze où deux dauphins affrontés
laissaient couler de leurs naseaux une eau écumante...
C'était là qu'il fallait entraîner Aida. Ensemble ils coururent
dans l'averse qui redoublait; l'incendie de la ville s'éteignait
sous ce déluge grandissant; des ténèbres montaient de partout,
tandis qu'à travers l'air assourdi toutes les cloches, languis-^
samment, annonçaient l'office des vêpres.
— C'est ici I dit enfin Bernard.
Dans la salle basse, l'électricité élait allumée; des fleurs
dans les vases, des fruits dans les coupes, sur les consoles ; un
air de bien-être et de fête... Us se sentirent délivrés tout à coup.i
Aida secoua ses cheveux mouillés et sa jupe ruisselante. Elle
riait de nouveau, amusée de l'aventure.
— Vois-tu? assurait-elle à Bernard, il fallait ce contretemps
pour que nous songions à prendre le thé ensemble 1
Pour la première fois en effet, ils étaient assis face à face
autour de la petite table nappée de guipure où fumait la théière
dorée. Leur intimité se faisait plus étroite d'être resserrée dans
un endroit clos, si banal qu'il fût. La salle était vide; auprès
de la fenêtre, dont les stores étaient à demi baissés, ils causaient
familièrement. Un rêve de doux avenir naissait pour eux de ce
tête-à-tête imprévu : charme de la vie commune, sécurité
d'une affection partagée. Qu'importent dès lors la tempête et les
hasards perfides menaçant chaque existence? Songeaient-ils à
cela tous les deux, tandis qu'ils beurraient les tartines de seigle
et portaient à leurs lèvres le liquide parfumé? Leurs regards se
disaient tant de choses 1... Leur jeunesse était si enivrée, si cré-
dule 1... Ils étaient sûrs que cette heure resterait dans leur
mémoire, quelle qu'en fût la suite mystérieuse et inéluctable.;
Cependant, paternel, le maître de l'auberge leur avait apporté
des figues noires et du vin doré. Ce couple charmant l'intéres-
sait : étaient-ce de très jeunes époux ou des amoureux, à la
veille de s'appartenir? Tout de suite il avait discerné que si Ber-
76 REVUE DES DEUX MONDES.
nard n'était pas un vrai Romain de Rome, Aida devait porter
dans ses veines le sang latin pur de tout mélange; il devinait
en elle cette sève ancienne et vivace qui nourrissait autrefois
les moelles de la plèbe Aventine, et qui maintenant épanouis-
sait sa fleur dans cette jeune bourgeoise élégante et affinée.
Moins marquée de noblesse que Rernard, moins dégénérée et
alanguie, elle composait avec lui un accord excellent et semblait
compléter ce qui lui manquait. Tous deux attablés à ce guéridon
étroit comme devant la vie à venir, ils ne pouvaient manquer
de toucher ceux qui apercevaient leur jeunesse, leur gaieté ou
leur mélancolie.
Restés seuls dans la salle tiède, tandis qu'au dehors l'orage
achevait d'épuiser ses dernières conflagrations, très vite ils
étaient redevenus sérieux. Bernard interrogeait son amie et
s'étonnait de ne rien connaître encore de ses aspirations
secrètes.-
— Tu ne t'es jamais éloignée de Rome? Je suis sûr que tes
plus grandes promenades ont été celles que nous avons faites
ensemble. Est-ce que tu n'as pas envie par instans de voir des
horizons, des choses et des êtres nouveaux ?
— Non! avoua Aida. Pour quoi faire? Il me semble qu'il
me faudra longtemps avant d'avoir épuisé toutes les ressources
qui s'offrent ici à l'imagination. Vivre dans Rome, c'est vivre
dans l'Univers entier : c'est posséder le plus beau des patri-
moines.
— Ma mère le prétend aussi, dit Bernard avec une moue
de lassitude. Mais moi, ce n'est pas mon avisi C'est avec des
formules comme celle-là^ qu'on annihile ses facultés et qu'on
renonce à prendre sa part du progrès et de l'effort des autres.
Il faut au contraire élargir le cercle de ses connaissances, étu-
dier, observer le plus qu'on peut. Si tu voulais, Aida, nous
pourrions plus tard voyager beaucoup ensemble.
— Ohl Bernard, tu n'y penses pas!
Elle avait rougi et le regardait, les paupières vacillantes. Il
comprit qu'il venait d'outrepasser les limites de l'aimable liberté
dont ils jouissaient bénévolement, et il resta interdit, n'osant
s'expliquer davantage. Comment, dans l'abandon de ce tête-à-
tête, avait-il pu commettre une pareille incorrection qui boule-
versait la fille de Remigio et dépassait sa propre pensée ? Etait-
ce donc qu'à son insu il l'associait si étroitement à des projets
LES VOIX DU FOBUM. 77
depuis longtemps caressés ? Etait-ce que sans elle il ne pouvait
plus concevoir l'idée d'un bonheur ou simplement d'une satis-
faction quelconque? Occupait-elle déjà une si large place dans
sa vie?,..
— Aida, fit-il après un silence ; si je t'ai froissée, pardonne-
moi.:
Gentiment elle lui tendit la main. Mais une gêne légère
demeurait sur son front.
— Il faut vite rentrer; l'orage est fini, déclara-t-elle.
Ils se levèrent et partirent sans achever de vider les coupes
où le vin pétillant était versé.
XI
Comme ce jardin était triste, et comme ces roses étaient
languissantes! Remigio, en suivant l'allée qu'il avait parcourue
tant de fois, songeait à ce qu'aurait pu être sa vie, si Cristina ne
l'eût pas abandonné. Alors leur effort eût été commun; leurs
joies et leurs angoisses eussent été communes; ils se seraient
mutuellement soutenus devant l'orage, dont la menace grondait
et se rapprochait.
Mais cette femme, qui pendant longtemps avait été pour lui
une énigme attirante et merveilleuse, cette Erinnys endormie,
s'était réveillée tout à coup; maintenant elle se dressait contre
lui et opposait sa force à la sienne; ils étaient, sinon deux enne-
mis, du moins deux adversaires en lutte; et chacun d'eux tra-
vaillait à détruire l'œuvre de l'autre et à contrarier ses des-
seins.
Comme ce jardin était triste et comme ces roses étaient
languissantes 1 L'hiver avait passé sur les feuillages persistans
des cèdres et sur les tendres verdures ; il leur avait laissé une
expression de mélancolie que les premiers soleils du printemps
n'avaient pas encore effacée. Ce qui était charme jadis était aujour-
d'hui douleur et crainte, ce qui était volupté et espoir n'était
plus que regrets et nostalgie. Remigio s'étonnait que l'amour
ne fût pas encore déraciné de son âme ; il aurait préféré la
haine à cette lente agonie de l'amour ; il aurait préféré une
franche blessure à cette fissure invisible par laquelle s'écoulait
ce qui lui restait de passion et d'ardeur. Ne plus jamais voir
Cristina, ne plus l'entendre, ne plus rien souhaiter de ce qu'elle
78 REVUE DES DEUX MONDES.
lui avait donné autrefois, voilà ce qui eût été pour lui l'état
excellent; mais il jugeait qu'il avait encore une mission à.
remplir auprès d'elle ; il ne se résignait pas à perdre cet ascen-
dant qu'il avait cru exercer sur sa volonté, alors que c'était
seulement sur ses sens qu'il régnait en maître. Pourrait-il
maintenant la convaincre et l'émouvoir, la retenir et la
reprendre?... Il en doutait. Voilà pourquoi le chemin lui parais-
sait morne : c'était celui du désenchantement et de la désil-
lusion.
Cependant, cette démarche était nécessaire; ne pas la tenter
eût été une faiblesse qu'il se serait reprochée plus tard, comme
il se reprochait déjà de n'avoir pas su profiler mieux des pré-
cieuses ressources morales que pendant de longues années
l'amitié deCristina lui avait offertes. Gomment avait-il vécu si
vite, si inconsidérément, sans jamais s'arrêter assez de temps
auprès d'elle pour que leurs âmes profondes pussent se rencon-
trer et s'unir? Comment s'ctait-il contenté de si peu, alors que
tant d'infini lui était proposé? Il se souvenait des reproches
muets de Cristina, de ses attentes, de ses larmes et de ses
sourires. Elle avait souffert sa passion totale; elle lui avait
sacrifié les heures flamboyantes de sa seconde jeunesse. Et
c'était seulement ce matin, dans ce jardin attristé par l'hiver,
qu'il s'apercevait de l'égoïsme inconscient avec lequel il avait
reçu ce don magnifique. Les statues de marbre tremblaient
sous la caresse des feuillages; les eaux jaillissantes chantaient
dans les vasques ; tout cela lui imposait le retour vers ce qu'il
avait perdu.
En entrant dans la maison, il alla droit à l'atelier où elle le
recevait d'habitude. Mais beaucoup de cho.ses y étaient chan-
gées, et il ne revit pas le portrait commencé, que jamais il
n'avait pu finir. La vaste pièce avait perdu ce caractère d'inti-
mité qui la faisait charmante autrefois; les sièges plus nom-
breux, les objets familiers écartés, témoignaient qu'on y devait
tenir des réceptions fréquentes. — Ne disait-on pas d'ailleurs et
de tous côtés que la villa Forba était devenue le centre de l'agi-
tation interventionniste, et que c'était chez la comtesse de
Lodatz que les plus ardens partisans de la guerre se réunis-
saient? Les journaux, les brochures, qui traînaient sur les
tables confirmaient la réalité de ces bruits ; ils étaient tous de
l'opinion militante et remplaçaient les belles reliures d'art, les
LES VOIX DU FORUM.
79
figurines de bronze, les vases chargés de Heurs dont la maî-
tresse de la maison aimait naguère à s'entourer. Une atmo-
sphère presque hostile, de la froideur et du silence, voilà ce que
les conciliabules secrets avaient laissé entre les lourdes tentures
où jadis se jouaient les impondérables fluides de la tendresse
ou de l'amour.
Cristina, prévenue de la présence de Remigio, s'était hâtée
de venir le rejoindre. Malgré l'heure matinale, elle portait un
costume de 'ville et semblait prête à sortir ; elle avait l'air belli-
queux d'une Diane ou d'une Amazone disposée pour le combat.
Pourtant elle sourit, en tendant la main à Remigio :
— Est-ce en ami, ou en ennemi, que vous venez?
— C'est en ami, assura Remigio. Je ne puis me résoudre à
croire que nous pourrions jamais devenir des ennemis.
— Même si nous nous rencontrions des deux côtés de la
barricade?
— Oh! dit-il, descendriez-vous dans la rue? Je ne le pense
point ; la place de la comtesse de Lodatz n'est pas là!
— Pourquoi pas? suggéra-t-elle.
Elle réfléchit un instant et reprit avec plus de calme :
— Ce sera la révolution ou la guerre. Des barricades, on
en a déjà dressé dans les rues de Rome, et la police a fermé les
yeux ; elle est presque gagnée à notre cause, elle marchera
avec nous. Nous ne tolérerons pas que l'argent de l'Allemagne,
la caisse noire de ses ambassadeurs cherche plus longtemps à
corrompre les élémens sains de la nation. Nous voulons
repousser le filet visqueux qui nous enveloppe et dont les
mailles finiront par nous étrangler. Nous voulons respirer
librement. Pour cela, c'est la guerre; et, si ce n'est pas la
guerre, c'est l'émeute.
— Vous tenez à ce que le sang coule?
— Oui, pour l'honneur de l'Italie et de Rome.
— Alors, fit Remigio, je n'ai plus rien à vous dire.
Il redoutait une plus longue dispute, et surtout il souffrait
trop de leur profond dissentiment. Un malaise le prenait, une
sorte de honte de la trouver si virile, si agressive... Mais elle
se fit caressante tout à coup :
— Restez! supplia-t-elle.
— Pourquoi? Pourquoi resterais- je? Ne comprenez-vous
80 REVUE DES DEUX MONDES. '
pas que c'est fini, que nous ne pouvons plus nous entendre? Ne
vaut-il pas mieux nous dire adieu pour toujours?
— Non I pas encore! Ecoutez-moi, Remigio : vous êtes bon,
vous êtes juste, et vous avez du ge'nie. Oui, votre génie, je l'ai
senti à travers vos lèvres autrefois; je l'ai respiré comme une
plante vivace dont le parfum subsiste, malgré les intempéries
des saisons diverses, et je crois en cette ardeur qui est en vous,
qui vous élève et vous presse et vous conduira où nous vous
attendons. Il n'est pas possible que vous restiez indéfiniment
attaché a des idées dont vous avez dû reconnaître l'impuissance.
Vous les aimez, ces idées, parce qu'elles sont belles; mais elles
ont la beauté de la mort ; elles sont inertes et glacées.
— Je sais, répondit Remigio, que l'on accuse les idées d'être
impuissantes, lorsqu'elles sont arrêtées dans leur marche. Mais
elles ont en elles une force impérissable : elles sont éternelles
comme la divinité. Regardez dans le passé! Vous verrez que les
philosophies les plus lumineuses sont celles qui ont subi le
plus d'éclipsés et que l'on avait cru pouvoir rejeter dans l'oubli.
Elles percent à nouveau les ténèbres ; elles sortent du sépulcre,
douées d'une vie surnaturelle.
Cristina eut un geste d'impatience :
— En attendant, écoutez les cris de ceux qu'on massacre,
les cris des faibles et des innocens! Pouvez-vous admettre que
le mal soit impuni? Et ne songez-vous pas que votre justice
reste illusoire si vous n'armez pas son bras ? La justice doit
tenir le glaive comme dans la fresque de notre divin Raphaël
d'Urbino. Elle ne plane pas dans les nuées ; elle abaisse ses
y.eux vers la terre ; elle voit de quel côté vient le crime et elle
frappe. Qui donc oserait la retenir?
Remigio s'émut à son tour :
— La justice n'a pas besoin de nous pour accomplir son
œuvre ; son glaive, ce n'est pas nous qui le forgeons. Nous ne
pouvons ni hâter, ni éviter ses coups, pas plus que nous ne
hâtons ni n'évitons la mort ou la vie, ni aucune des lois qui,
commandent à notre destin. Ne cherchez pas à me faire renier
ces doctrines, Cristina; les événemens d'aujourd'hui, loin de
m'en détacher, m'y fixent au contraire davantage.
Puis il lança tout à coup l'argument qu'il croyait décisif :
— Vous voulez la guerre! Avez-vous pensé à votre fils?
Vous aviez rêvé pour lui un avenir harmonieux et doux. La
LES VOIX DU FORUM.
81
guerre, si nous la provoquions, détruirait sans doute ce rêve.
Cette fois, Cristina avait pâli ; cependant, elle résista
encore :
T- Mon filsl Dieu le préservera sans doute I N'est-il pas trop
jeune pour affronter le danger? Mais s'il en était autrement,
j'accepterais sans murmurer, comme je donnerais ma propre
chair et mon sang pour le salut de la patrie.
— Ahl fit Remigio, je vois que rien ne saurait vous
atteindre. Tout est changé en vous, Cristina! Il n'y a plus de
place dans votre cœur pour la tendresse.
— Vous vous trompez, répliqua-t-elle ; ce que j'ai aimé, je
l'aime toujours; et c'est en cela que consiste mon sacrifice...-
Ils se séparèrent. Remigio avait hâte de s'éloigner. Il com-
prenait qu'en cette lutte elle devait être la plus forte. Lui qui
avait médité les leçons répétées de l'histoire, il savait que, dans
les grandes crises, la femme surgissait, plus exaltée que l'homme,
plus farouche dans son patriotisme, plus amante de l'absolu.
D'avoir été tenue sans cesse pour inférieure et vassale de l'homme,
d'avoir souffert ce long servage, d'avoir refoulé en elle les senti-
mens héroïques, elle se libérait tout à coup, telle la vapeur trop
longtemps contenue dans un vase clos s'échappe en brisant les
obstacles.
Cristina serait-elle l'une de ces héroïnes déchaînées? Remigio
calculait avec effroi la mesure de l'action qu'elle aurait sur le
peuple, le jour où, poussée par la marche des événemens, elle
prendrait contact avec lui. Elle était belle, elle était éloquente,
elle avait l'ascendant de la passion, — ascendant irrésistible. —
Il avait senti lui-même sa résolution se troubler devant cette
audace. Elle lui avait dit : « Vous viendrez à nous! » Et il
en avait frémi. Maintenant, il fuyait la Sibylle aux paroles
fatidiques, l'Erinnys endormie et qui s'était réveillée. Il rentrait
chez lui, décidé au renoncement, et il se répétait la parole
de l'apôtre : « J'ai trouvé la femme plus amère que la mort. »
XII
Dans leur auberge du Mont Aventin, Bernard attendait Aida.
Toute la semaine, ils n'avaient pu se voir qu'à la hâte, contra-
riés par les circonstances adverses. Mais aujourd'hui, c'était
dimanche, — le premier dimanche d'avril! Ils s'étaient promis
XOMB xiAi. — iyi7. Q
82
REVUE DES DEUX MONDES.
la joie de passer une heure ensemble dans ce lieu qui leur
restait cher depuis qu'un orage les y avait jetés, désemparés et
palpitans comme des oiseaux tombés du nid.
Arrivé longtemps avant l'heure, le jeune comte de Lodatz
essayait de mettre en ordre ses sentimens. Durant l'année qui
venait de s'écouler, il avait vécu avec une intensité singulière.
Il ne s'était pas arrêté un instant sur le seuil de son âme pour
en interroger les échos lointains. Il ne savait bien qu'une seule
chose : c'est qu'il aimait Aida plus qu'il n'avait jamais aimé
personne. Mais à côté de cette passion naissante et fougueuse,
combien de désirs confus persistaient 1 Que de goûts anciens,
de sourdes exigences, de devoirs même il trouvait enchevêtrés
dans le jardin de son âme, pareils à des plantes indestructibles
au pied de ce bel arbre en fleurs! Ces complications l'irritaient;
il eût souhaité se connaître simple et droit, comme l'étaient la
plupart de ses camarades, comme Aida l'était elle-même ! Tout
enfant, il avait subi la fatigue d'être double, de ne jamais rien
éprouver qui ne fût combattu en lui par d'autres instincts.
Maintenant qu'il aimait Aida, il eût voulu lui appartenir tout
entier, sans aucune divergence. Pourquoi n'y parvenait-il
point? Serait-ce qu'il ne l'aimait pas assez? Pourtant, il était
occupé d'elle uniquement.. Il n'avait pas de meilleur plaisir
que ce plaisir innocent de la rejoindre et de courir avec elle
l'école buissonnière lorsqu'ils pouvaient tous deux fuir la mono-
tonie des jours. Sans coquetterie, sans autre arme que sa
confiance ingénue, elle l'attirait et le retenait sans cesse. Et
jamais encore il n'avait osé lui avouer son amour. Il était
retenu par l'effroi de rompre le charme qui les assemblait, et
surtout par une sorle de scrupule, une humiiité de conscience,
qui lui faisait craindre de n'être pas digne qu'elle le payât de
retour. Peut-être redoutait-il aussi d'enchaîner si tôt sa liberté?
Peut-être les plantes vigoureuses, indestructibles, luttaient-
elles en lui contre les racines de l'arbre nouveau qui menaçait de
les gêner dans leur course souterraine? Bernard n'entrevoyait
tout cela que vaguement. Inhabile à pousser plus loin cet exa-
men, il prit le parti d'aller au-devant d'Alda sur la route solitaire.
Dehors, il secoua ses inquiétudes ; il ne pensa plus à. lui-
même, mais à celle qu'il attendait; d'avance il la saluait avec
allégresse, il l'évoquait de toute la puissance du désir : image
délicieuse, claire jeune filles ^iix cheveux dorés, sœur du priii-
LES VOIX DU FORUM.
83
temps et de l'espoir... Mais comme elle tardait à venir 1 II se
reprochait de n'être pas allé la prendre place Navone pour la
conduire jusqu'ici. Pourquoi ne l'avait-il pas fait? Il avait
voulu raffiner sur son plaisir en lui donnant ce rendez-vous
lointain qui ajoutait l'émotion de l'imprévu à celle qu'ils éprou-
vaient toujours quand ils se retrouvaient ensemble. Si cepen-
dant Aida ne venait point, si quelque empêchement l'avait
contrainte de rester à la maison, il comprenait que ce serait
pour lui plus qu'une déconvenue ordinaire, un gros, un très
gros chagrin... C'était donc qu'il ne pouvait se passer d'elle, de
sa voix, de son regard. C'était donc qu'il n'aurait désormais
aucune joie avant de l'avoir associée étroitement à sa vie.
Il s'était arrêté pour scruter des yeux les entours de la
colline. La ville brillante dans le soleil semblait lui sourire et
l'inviter à se distraire dans sa beauté magnifique et diverse.
Mais, sans Aida, Rome ne parlait pas à son cœur. Il n'avait
cessé de se sentir un étranger parmi les œuvres de ce génie
latin qui n'était pas celui de sa naissance; il n'avait point le
culte du passé, non plus que l'enthousiaste foi chrétienne ; les
temples en ruines et les basiliques triomphantes lui parais-
saient également éloignés de sa sensibilité; et les grands
paysages linéaires des campagnes, les pins grêles sur l'éperon
avancé des monts, les cèdres glorieux qui faisaient de hautes
tours de verdure, isolées sur le désert de la plaine, — ces
grands paysages classiques et purs l'attristaient, s'il était seul
à les contempler. — Qu'Aida vienne et aussitôt tout changerait
d'aspect, tout se peuplerait d'enchantemens.
Il aurait voulu savoir à quel mobile elle obéissait en
l'acceptant pour compagnon de tous ses instans dû loisir ; de
même qu'il s'estimait indigne de son amour, il ressentait
comme une jalousie réflexe contre lui-même qui parfois lui
faisait souhaiter qu'elle ne l'aimât point, et qu'elle l'aban-
donnât pour un autre. Il en souffrirait atrocement, mais son
inquiétude morale cesserait sans doute, en même temps qu'il
renoncerait à la chimère du bonheur. De telles idées absurdes
l'envahissaient lorsque, comme en ce moment, il se retrouvait
en face de ses doutes et de ses perplexités, sans aucune certi-
tude à quoi il pût se raccrocher... Alors il avait envie de fuir,
de disparaître. Il cédait à l'attrait de ce vertige qui l'appelait du
fond de l'infini.
o4 REVUE DES DEUX MONDES.)
Un berger menait ses chèvres broutillerle long de la route; il
devait être de l'âge de Bernard ; mais, plus chétif, il avait encore
l'air d'un enfant. Tandis que les bêtes capricantes se suspen-
daient aux épines du chemin, il chantait. Sa voix était juste et
pleine ; il ne la donnait pas tout entière et se contentait de
conduire les phrases musicales avec une ardeur passionnée.!
Bernard s'approcha pour entendre les paroles de cette buco-
lique. Le dos appuyé à un arbre, les yeux fixés sur la .ville
étincelante, le jeune berger reprenait son refrain. Mais cette
bucolique était un hymne guerrier; c'était l'hymne de Maméli,
dont les paroles sortaient de ses lèvres :
Frères, ô frères, l'Italie s'est réveillée!
Avec le casque de Scipion elle s'est orné la tête.
Dieu fit la Victoire esclave de Rome.
Pour voir ta chevelure, ô Victoire,
Nous sommes prêts à la mort...
Une extase tendait le visage de ce pâtre transformé en
héros de l'avenir; ses yeux pleins de songe semblaient s'éveiller
d'un long sommeil ; il n'apercevait même pas Bernard qui, à
quelques pas de lui, l'écoutait. Entre ces deux jeunes hommes
montaient, comme une fumée épaisse et noire, le souvenir des
revendications anciennes, les rancunes, les ressentimens que
les siècles avaient amassés. De ce feu de la haine qui brûlait
toujours, la fumée épaisse et noire montait, formait une
colonne asphyxiante, infranchissable... Bernard s'éloigna; la
voix ardente répétait à l'orée du chemin :
Pour voir ta chevelure, ô Victoire,
Nous sommes prêts à la mort...
Aida, dès qu'elle fut assise en face de Bernard dans la salle
de l'auberge où le thé leur avait été servi,' remarqua sa pâleur
et la dépression qui altérait ses traits. Elle l'interrogea affec-
tueusement :
— Est-ce parce que je me suis laissé mettre en retard que
tu es triste?
— Pour cela et pour autre chose, répondit-il en essayant de
plaisanter.
— Il ne faut pas m'en vouloir, poursuivit-elle. J'étais partie
LES VOIX DU FORUM.
85
de la maison bien exactement; l'auto m'a conduite jusque
devant Sainte-Sabine ; je suis descendue pour venir à pied jus-
qu'ici; mais, comme je passais à quelque distance du couvent
où j'ai été élevée, j'ai entendu les cloches... Cela m'a rappelé
tous les chers souvenirs de mon enfance, tant de puérils
bonheurs que j'ai goûtés là... Alors il a fallu que je me
détourne de mon chemin. Ces cloches, c'était comme un appel.
Je suis entrée, j'ai revu mes maîtresses anciennes et quelques-
unes de mes compagnes; j'ai refait avec elles le tour du
jardin, où les buis et les myrtes sont taillés en niches pour les
statues de la Vierge et des saints... Les minutes se sont écoulées
si vite!... Il ne faut pas m'en vouloir.
— Je ne t'en veux pas, Aida. Pendant que tu retrouvais
ainsi tes souvenirs, moi aussi je pensais au passé; je cherchais
à démêler exactement ce qui subsiste en moi de ces influences
déjà lointaines, et quelle part elles ont dans mes sentimens
d'aujourd'hui.
— Et qu'as-tu découvert?
Bernard eut un geste de lassitude :
— Ne me le demande pas. En ce moment, je ne puis voir
clair en moi-même. J'aurais besoin d'une lumière plus haute, et
cette lumière me fait défaut. Oh! je suis très malheureux!
Aida le regarda avec une compassion véritable :
— Mon pauvre Bernard! Si je pouvais te venir en aide...,
Tu sais que je t'aime comme une sœur aime son frère.
— Comme une sœur! répéta lentement Bernard.
Ils restèrent muets un instant, poursuivis par la même
inquiétude. Aida avait posé sur la table ses bras nus ; une
grappe de glycine, qu'elle avait cueillie en chemin, était tombée
de son corsage et s'allongeait, entre ses coudes ; cela formait un
tableau frais et charmant, un pastel délicat dont les tendres
nuances ravissaient les yeux ; cependant Bernard détournait la
tête, et tout à coup deux larmes descendirent sur ses joues
pâles ; avant qu'il eût eu le temps de les essuyer, Aida s'était
élancée vers lui :
— Tu pleures? Voilà l'effet de mes paroles! Tu veux donc
que je sois malheureuse et triste à mon tour?
Elle lui avait pris les mains, et les tenait élevées à la
hauteur de son front. Elle tremblait un peu ; il comprit qu'elle
était prête à fondre aussi en sanglots. Cela lui rendit le
86 REVUE DES DEUX MONDES.
courage qu'il avait perdu, et il se mit en devoir de la
consoler :
— Ce n'est rien I Nous sommes deux enfansi Nous sommes
plus déraisonnables que lorsque nous courions ensemble après
les papillons, et que notre plus grand plaisir était de leur
rendre la liberté, dès que nous avions pu les tenir un instant
entre nos doigts. T'en souviens-tu?
— Oui, je m'en souviens... Pourvu que ce ne soit pas là
l'image prophétique de notre vie!
Elle n'osa pas achever sa pensée ; mais Bernard voulut de
nouveau la rassurer :
— Il ne faut pas t'inquiéter de mon sort. Je donnerais
volontiers toutes mes chances de bonheur pour que les tiennes
se réalisent entièrement.
— Ah 1 s'écria-t-elle, comment pourrais-je goûter la moindre
joie si je te savais affligé?
Cette fois, ils s'étaient compris, et leurs yeux enfiévrés se
prenaient déjà.
— Aida I ô ma chérie ! s'écria Bernard transporté.
Puis, d'une voix plus sourde, il ajouta :
— C'est donc vrai que tu m'aimes autrement qu'une sœur
aime son frère? Que tu m'aimes comme une fiancée aime celui
à qui elle doit appartenir? Mais serai-je capable de te donner le
sort que tu mérites? Si j'allais tromper ton espoir?...
A peine entendait-il les paroles qu'il prononçait. C'étaient
les paroles d'Alda qu'il voulait entendre encore. Elle dit, les
lèvres à son oreille :
— Promets-moi seulement que tu n'auras plus aucune
raison d'être triste.
— Aucune, puisque tu veux bien accepter mon amour.
Comme le soleil chasse les nuages amassés dans le ciel, les
aveux qu'ils venaient d'échanger avaient chassé les ténèbres de
son âme : à présent, il ne doutait plus de lui-même ; il était
toute joie, puissance et ardeur. Le front rayonnant, il serrait
Aida contre sa poitrine.
— Alors, c'est bien vrai? Nous allons devenir des époux?
Cette étreinte, la première, avait éveillé les pudeurs de la
vierge frémissante. Elle se déroba et jeta un regard apeuré au-
tour d'elle.
— Nous ne devons pas rester ici davantage, Bernard I
LES VOIX DU FORUM. 81
Maintenant, nous ne serons plus libres de nous rejoindre comme
avant.
— Pourquoi donc? Au contraire I Ne sommes^nous pas
d'accord?
Mais elle lui montrait un visage grave et troublé.
— Maintenant que nous savons... balbutia-t-elle.
Il se tut. C'était vrai qu'entre eux tout allait être changé.
Un danger les guettait, dont ils avaient conscience ; ils avaient
perdu l'innocence délicieuse de leur intimité; ils étaient
devenus le jouet et la proie facile de l'amour. Tous leurs gestes,
tous leurs entretiens prenaient une signification différente; et
leur loyauté naturelle ne les garantissait que mal contre ce
piège dans lequel leur jeunesse était attirée comme l'alouette
au miroir.
— Ecoute, reprit Bernard après avoir réfléchi un instant,
j'irai ce soir même trouver ton père, je lui ferai part de notre
résolution, et je lui demanderai de l'approuver. Nous pourrons
alors continuer à nous voir sans scrupule jusqu'au moment où
il nous sera donné de nous unir. Dieu veuille que ce soit bien-
tôt!
De nouveau son front s'était assombri; il enveloppait Aida
d'un regard chargé d'alarme :
— Si j'allais te perdre ! Si le vent de la guerre qui souffle
si fort au-dessus de nos têtes allait m'emporter loin de toi ! Ah I
comme je voudrais être sûr que rien ne nous séparera jamais!
— Aie confiance, Bernard. La tempête s'éloignera sans nous
atteindre. Que de fois j'ai entendu mon père l'annoncer! Il te'
le répétera ce soir encore. Nous devons avoir foi dans la sagesse
de ses prévisions.,
— Aucun homme n'est infaillible, murmura Bernard en
soupirant.
Maintenant il était pressé de courir place Navone et de fixer
son destin. De nouvelles angoisses venaient furtivement l'as-
saillir. Il prévoyait quelque résistance de la part de Remigio
Bente : consentirait-il si aisément à se priver d'Alda?
Ne trouverait-il pas prématuré ou irréalisable ce projet né en
dehors de lui et qui peut-être contrarierait ses vues? La voiture
qui emportait les deux amoureux n'allait pas. assez vite au
gré de Bernard. Mais quand il aperçut la façade de Sainte-Agnès
et les trois fontaines, il eut peur tout kcoup et devant la porte il
88 REVUE DES DEUX MONDES4
hésitait à descendre. Ce fut Aida qui le poussa dans la maison:
— Monte vite! Je t'attends ici.
Les minutes s'écoulaient. Blottie dans l'angle de la porte,
Aida regardait sans les voiries promeneurs, dont les silhouettes
pressées remplissaient la vaste place. Ce qui venait de se passer
entre elle et Bernard la laissait dans un état d'exaltation qu'elle
n'avait jamais connu. C'était une transposition soudaine de ses
sentimens. Elle avait cru l'aimer et elle l'avait aimé en effet
sans nulle inquiétude et dans une complète assurance. Leur
affection avait grandi avec eux, comme eux, à mesure qu'ils
passaient de l'enfance à l'adolescence; et seuls leurs goûts,
leurs manières de se divertir s'étaient transformés. Du moins,
c'était cela qu'elle avait cru, et c'était cela qui lui avait permis
d'entretenir avec Bernard une liaison aussi étroite. Il avait
fallu l'incident d'aujourd'hui, la tristesse qu'elle avait surprise
dans l'âme de son compagnon, pour qu'elle s'aperçût de son
erreur; il avait fallu le choc de cette émotion pour lui révéler
cette vérité double, cette vérité éclatante : leur mutuel et irré-
sistible amour. Et tout ce qui survivait en elle des puérilités de
l'âge d'innocence avait été dévoré comme de l'herbe séchéepar
ce grand feu, par cette flamme haute dont tout son être était .
embrasé. Ce jour était celui de son baptême d'amour : que cet
amour devint joie ou douleur, elle le porterait désormais im-
primé dans sa poitrine : elle en garderait le signe qui ne pour-
rait s'effacer.
Que ces minutes étaient longues ! Pendant qu'elle attendait,
blottie dans l'angle de la porte, là-haut se prononçaient des
paroles décisives. Bernard allait reparaître, et tout de suite elle
lirait sur son visage l'annonce de son destin. Sans doute les
deux hommes échangeaient-ils des considérations d'ordre posi-
tif; — une chose aussi sérieuse ne pouvait être traitée à la
légère. N'était-ce pas déjà un indice favorable que leur conver-
sation se prolongeât? Le refus net eût été plus prompt ; l'accep-
tation .comportait des explications ou des réserves... Aida se
disait aussi que son père était trop bon pour éloigner d'elle le
bonheur qui lui était offert... Malgré ces encouragemens qu'elle
se donnait à soi-même, elle tremblait de voir redescendre Ber-
nard et d'avoir àlui dire adieu, — car ce serait un adieu sans
rémission! Ce serait une espérance morte avant d'avoir été
cueillie.
LES VOIX DU FORUM. 89
Elle avait baissé la tête ; elle n'osait plus faire un mouve-
ment. Par quel moyen Bernard se retrouva-t-il devant elle? Il
la contemplait avec ferveur, , comme un dévot une pieuse
image. Alors elle comprit et se jeta dans ses bras. Ils restèrent
ainsi muets et divinement heureux avant d'avoir échangé
aucune parole.
Cependant Aida s'était mise à l'interroger fiévreusement;
elle aurait voulu savoir tout ce qui avait été dit; mais Bernard
doucement se déroba :
— Ne me demande rien I Je pars demain pour le châ-
teau de Lodatz, et c'est à mon retour seulement que nous
aurons le droit de nous dire fiancés. Tu veux bien m'attendre
jusque-là?
— Ah ! dit-elle, je t'attendrai, Bernard! Je t'attendrai autant
qu'il faudra 1
Le temps pour elle n'existait plus ; la distance même était
abolie; elle allait vivre dans l'absolu, dans l'éternité de
l'amour.
XIII
Avec le poète Silvio et le musicien Angelo Ralli, Cristina
revenait de Gênes. Tous trois avaient assisté à la journée de
Quarto où l'on avait inauguré le monument des Mille, ces
héros de la rédemption italienne. Le train qui les ramenait à
Rome suivait la côte déchirée de récifs. Entre les gouffres noirs
des tunnels, la mer lumineuse se montrait dominée par les
pâles verdures des oliviers et des citronniers ; elle montait à
l'assaut des falaises qu'elle laissait nues et ruisselantes; puis un
peu plus loin, vers le large, elle redevenait immobile ; à peine
apercevait-on sur sa surface la légère trémulation des vagues
frappées de soleil.
Cristina jouissait d'être emportée par le vertige de cette
course à travers la lumière et l'ombre ; chaque fois que le
paysage éblouissant reparaissait, elle se penchait à la portière
comme pour aller au-devant de lui, tandis que Silvio, debout
derrière elle, répétait le cri des voyageurs retrouvant les flots du
bien-aimé rivage : « Thalassa! Thalassal »
A l'autre extrémité du wagon, Angelo Ralli gardait le
silence ; il avait fermé les yeux, et l'on aurait pu le croire en-
90 REVUE DES DEUX MONDES.,
dormi, si par instant il n'eût balancé la tête, comme poursuivre
le mouvement d'un rythme intérieur.
Cristina, d'un geste, le désigna à Silvio :
— Regardez-le I Le voilà ressaisi par le démon, ou parle
dieu, de la musique 1 Ce qu'il voit au dedans de lui, ce qu'il
entend, est encore beaucoup plus beau sans doute que ce que
nos sens perçoivent.
— Oui, dit Silvio; il traduit en une symphonie impérissable
l'admirable manifestation à laquelle nous venons d'assister; et
certes elle était digne de servir de thème à son génie; — mais
comment rendre tout ce qu'il y eut dans cette foule d'idéalité
passionnée et de mystique ferveur? Cela ne dépasse-t-il pas les
moyens dont il dispose?
— Vous devriez l'essayer, vous, Silvio. La poésie se prête
à plus de vérité. Les mots ont plus de signification que les
sons.
— Ils ont moins d'âme! répondit Silvio songeur. Puis écrire
en ce moment, je ne le pourrais pas. Je suis trop troublé, trop
dispersé. Je suis le grain de sable emporté dans un tourbillon.)
— Plus tard peut-être... Aujourd'hui je ne veux connaître que
les vers de notre chantre immortel, Carducci. — Que n'est-il là
encore 1
— Ah! dit Cristina, il a tout dit, tout prévu ; il a été notre
prophète, en même temps que notre guide ; à lui revient d'abord
l'honneur des journées telles que celle-ci.
Et, comme l'on entrait sous la longue voûte de la Spezzia,
elle récita de sa voix vibrante :
Les arcs delà colline attendent des triomphes,
Non plus les triomphes des Césars,
Mais ton triomphe à toi, ô peuple d'Itahe,
Que tu remporteras sur les peuples barbares,
Sur les monstres dont ta justice
Enfin délivrera les mondes et les races.
0 Italie! ô Romel On verra ce jour-là
Le ciel redevenu plus pur sur le Forum,
Des chants clameront : Gloire ! Gloire !
Et l'azur infini entendra ces accens.
Entre le resserrement des murs épais, la voix de Cristina
prenait une sonorité magnifique, qui dominait le lourd halète-
LES VOIX DU FORUM.
91
ment de la machine. Silvio comprenait que l'amour exalté de
la patrie remplissait à lui seul cette sensibilité de femme, et
qu'il n'y avait plus de place en elle pour aucun autre sentiment-
Si jamais il avait eu l'espoir de s'en faire aimer, il y renon-
cerait tout à fait à cette heure. Lui-même n'avait de désir,
de volonté, que pour ce triomphe dont Garducci hâtait la
venue.
L'éblouissement de la mer encore une fois vint les sur-
prendre. Ils se turent. Dans le port, au fond du golfe, les
bateaux de la marine royale se balançaient frémissans, prêts à
prendre le large et à affronter les grandes luttes de l'espace.
Une force se dégageait de leur armature nerveuse et fine, une
fierté aussi et une impatience pareille à celle des coursiers
ardens, trop longtemps retenus loin des combats. Sous leurs
croupes légères, de petites vagues alliciantes se pressaient, les
harcelaient d'innombrables coups de fouet d'écume pour les
forcer à rompre leur chaîne, tandis que la grande voix de
Poséidon les appelait au milieu de cette mer des sirènes qui
fut son premier royaume et où se cachent encore les Enchante-
resses aux chevelures vertes et aux yeux pâmés.
— Voilà ce que nous avons pu réaliser en un demi-siècle,
dit Angelo Ralli, s'arrachant tout à coup à sa contemplation
intérieure. Une nation qui possède de telles sources de régéné-
ration serait mille fois coupable de ne pas aller jusqu'aux
conséquences de son effort.
— Elle ira ! clama Silvio avec le geste du serment. Ce que
nous n'avons pu obtenir aujourd'hui, nous l'aurons demain plus
glorieusement encore ; au lieu que ce soit les plus fougueux
d'entre nous, ce sera l'Italie entière qui se lèvera pour réclamer
son droit à l'affranchissement,
— Hélas! soupira le musicien, j'en sais d'irréductibles
parmi les partisans de la paix. — La paix I Ils ont cru en faire
une divinité intangible; mais c'est une divinité dont le culte
est aboli ; nous avons renversé ses derniers autels, parce que
c'est seulement sur ces débris que s'élèvera la nouvelle harmo-
nie du monde. Voilà ce qu'ils n'ont pas encore compris, ceux
qui préfèrent la paix à la guerre et la servitude à la liberté.
Cristina avait pâli. Elle songeait à Remigio, et elle ne dou-
tait pas qu'en parlant de la sorte Angelo n'y songeât aussi. Cette
opiniâtreté du grand homme qu'elle n'avait pas réussi à enta-
92 REVUE DES DEUX MONDES.i
mer lui causait une irritation d'orgueil en même temps qu'une
profonde douleur. Elle n'aimait pas y arrêter son esprit. Mais
elle ne pouvait tout à fait se soustraire à des souvenirs dont les
fils invisibles se trouvaient si étroitement mêlés à la trame de
ses jours. Que Remigio ne se fût pas laissé convaincre, qu'il
ne l'eût pas suivie jusque dans sa complète évolution vers des
idées combatives, elle ne s'en étonnait pas, car elle le savait
profondément attaché à des principes différens : elle ne s'en
étonnait pas, elle en souffrait seulement, et, dans des momens
comme celui-ci, elle en éprouvait un regret si violent que des
larmes lui montaient aux yeux. Quelle force perdue pour la
cause qu'elle soutenait! Elle se représentait Remigio haran-
guant la foule sur le rocher de Quarto, et lui jetant les immor-
telles paroles d'espérance. Elle le voyait acclamé, béni, porté
en triomphe... Au lieu de cela, que faisait-il à cette heure? II
se bouchait les yeux pour ne pas voir, les oreilles pour ne pas
entendre. Enfermé dans son cabinet de travail, il rédigeait sans
doute une de ces pages admirables, mais inutiles, dans les-
quelles il exaltait l'utopie de l'amour universel ; rnais l'amour
se dérobait, fuyait, honteux de sa défaite. L'amour avait failli à
sa tâche de réconciliation.: Plus que jamais les peuples se sépa-
raient, se dressaient les uns contre les autres pour mieux mar-
quer les frontières de chaque patrie ; et c'est ainsi qu'ils repre-
naient conscience de leur force morale et de leur véritable
grandeur. Gristina ne pouvait admettre une autre thèse ; n'avait-
elle pas elle-même sacrifié son bonheur intime à cette convic-
tion qui l'emportait bien au delà des limites qu'elle avait pré-
vues? A mesure que le train se rapprochait de Rome, elle
sentait augmenter en elle la puissance d'enthousiasmç qui la
dominait. Encore un peu de temps, se disait-elle, encore
quelques semaines, quelques jours peut-être, et les destins de
l'Italie seront accomplis. Personne n'osera plus s'opposer à ce
grand élan qui soulèvera toute la nation aussi irrésistiblement
que les flots de la mer sont soulevés par les vents en furie de
l'équinoxe.
Ce jour-là, Remigio était rentré chez lui, décidé à n'en plus
sortir jusqu'à la fin de la crise. Il ne lui restait rien à tenter
pour éloigner le danger au-devant duquel son pays semblait
courir. Cependant il espérait encore... Mais Gino ne partageait
LES VOIX DU FORUM, 93
pas son espoir. Plus mêlé que le maître aux mouvemens pro-
fonds des masses, il avait déjà compris que les digues seraient
rompues si elles continuaient plus longtemps à opposer leur
obstacle à cette poussée irrésistible. Vers le soir, il était descendu
dans la rue; le long du Corso et sur la place du Peuple, il avait
entendu les chants frénétiques, les menaces et les anathèmes.
Cette nuit de mai, idéalement pure au ciel, devenait sur la
terre une nuit de malédiction et de fureur.
Gino ne savait comment traduire ces impressions à, celui
qui l'attendait. Lentement il remonta l'escalier et devant la
porte du cabinet de travail il hésita un instant, puis il entra.
Assis, devant sa table, Remigio poursuivait une lecture com-
mencée. Son visage avait repris le calme des jours anciens;
à peine releva-t-il la tête quand Gino s'approcha de lui.
— Oh! mon ami, soupira-t-il, combien l'on est heureux de
se réfugier dans la compagnie des sages, lorsqu'on en est réduit
comme nous à ne rien pouvoir contre la folie qui emporte
l'humanité à sa perte 1
Il sourit tristement et continua :
■ — Vous souvenez-vous de ce que raconte Machiavel, alors
qu'il vivait pauvre et en disgrâce dans sa retraite de San
Casciano? Durant le jour, il travaillait à défricher sa terre, ou
bien il se mêlait aux rouliers qui fréquentaient l'hôtellerie du
grand chemin, jouant aux cartes et s'encanaillant avec eux,
et vêtu comme eux d'habits sordides. Mais, vers le soir, il se
dépouillait de ces vêtemens couverts de poussière et de boue;
il revêtait ses habits de cour et, habillé ainsi décemment, il
pénétrait dans sa bibliothèque comme dans un sanctuaire; là
il retrouvait ses amis, les grands auteurs de l'antiquité avec
qui il conversait fort avant dans la nuit; il les interrogeait
sur leurs actions et ne craignait pas, assure-t-il, de leur en
demander compte. Reçu par eux avec bonté et bienveillance,
il oubliait ses chagrins, sa misère, et même la mort qui l'atten-
dait. J'essaye de faire comme lui!
Gino s'inclina sans répondre. Il devinait tant de souffrance
et de désillusion sous la sérénité voulue de Remigio I Cette sorte
de stoïcisme n'était chez lui qu'à fleur d'âme; elle cachait mal
tout ce qui sanglotait de douleur au fond de cet être généreux
qui avait fait un impossible rêve. Que lui en restait-il main-
tenant?... Que demain la guerre fût déchaînée, et il se sentirait
94 REVUE DES DEUX MONDES.
isolé dans la plus affligeante solitude morale. Du moins Gino
se jurait-il de ne le point abandonner.
Deux journées s'écoulèrent encore dans l'incertitude; le 16
au matin, Gino descendit aux nouvelles avant que Remigio
fût levé. Il traversa la place Navone pour se rendre à la
Consulta; les journaux n'avaient pas encore paru; mais il
savait que là où il allait il serait renseigné à coup sûr. Il
marchait vite, sans regarder les rares passans qui avançaient
comme lui, le front baissé, dans cette radieuse aurore. Les
cloches des églises sonnaient les premiers offices; une lumière
rose et tendre colorait le sommet des édifices. A la hauteur de
la Fontaine de Trévi, il heurta quelqu'un qui le salua d'un
bonjour retentissant. Le manteau romain flottant à l'épaule,
le tricorne en bataille, la soutane écourtée, c'était le Père
Semenoti dont la forte carrure lui barrait le chemin. Gino
se souvenait d'avoir rencontré à cette même place quelques
années auparavant le grand orateur populaire, qui lui avait
annoncé en termes prophétiques ce qui se passait aujour-
d'hui. Lui aussi s'en souvint apparemment, car il se hâta de
s'écrier :
— Eh! bien, m'étais-je trompé? Ne vousavais-je pas esquissé
d'avance cette page de notre histoire? Si vous courez aux infor-
mations, vous pouvez vous arrêter ici : le sort en est jeté. Aléa
j,acta est! Voilà plus d'une semaine que notre ambassadeur
à Vienne a remis au gouvernement autrichien une note de
rupture dénonçant le pacte de la Triplice; l'Italie a repris sa
liberté; elle va en faire usage pour se battre. Ce soir, la nouvelle
sera publique, et vous entendrez les cris de triomphe de la
multitude. Les gens de la ville ont entraîné ceux des campagnes
qui résistaient encore. Tous verseront leur sang avec l'instinct
profond d'accomplir un devoir sacré.
— Pourtant, remarqua Gino, c'était précisément sur ces
hommes des campagnes, sur ces paysans que l'on comptait pour
faire contrepoids à l'esprit belliqueux des citadins. S'ils ont
cédé, ne le regretteront-ils pas un jour?
— N'en croyez rien! Leurs âmes sont admirables. Ils ont
hérité les plus belles vertus de leurs ancêtres qui reprenaient
la bêche après avoir manié le javelot. Crédules, je le sais bien,
et superstitieux aussi!... Tenez, je gage que celui qui arrive par
la Stamperi va s'agenouiller devant le grand Neptune de la
LES VOIX DU rORUM.
95
Fontaine pour lui demander la « benedizione, » comme s'il était
devant le Père éternel I
Un vieillard s'avançait en effet, poussant une petite charrette
de légumes qu'il allait vendre au marché. Il fit comme avait
dit le prédicateur. Posément il arrêta sa charrette, puis il s'age-
nouilla devant l'image du dieu marin qui, du fond de sa niche,
présidait à l'effusion des ondes jaillissantes. Le vieux trempa
un doigt dans la vasque et se signa largemeat; ce que voyant,
Gino se prit à sourire.
— Ne riez pasi dit le Père Semenoti un peu ému, et soyez
sûr que la bénédiction demandée sera tombée sur le front de
ce juste : Un acte de foi n'est jamais perdu. .
Le soleil s'était couché sur une Rome plus frémissante
qu'aux temps des grands triomphes des Césars. On eût dit que
tout le passé de la Ville éternelle débordait les eaux convulsées
du Tibre et se précipitait sur les rives où un peuple en délire
acclamait la volonté de ses chefs. Une fois encore l'irrédentisme
avait gagné sa cause; le souffle des beaux espoirs patriotiques
renversait les derniers obstacles. « La guerre! la juste guerre!
La revendication pour les provinces séparées! Trente et Trieste!
L'Istrie! » Ces mots chantaient sur les bouches, mêlés aux
hymnes de gloire. Et la foule montait au Capitole avec des
flambeaux et des étendards. Autour de la statue de Marc-Aurèle,
la Rome antique voyait la nouvelle Rome s'assembler comme
pour prendre à témoin le plus sage des empereurs de la fidélité
de ses sentimens; et selon les strophes de Carducci, « à travers
le Forum silencieux, dressée sur la colline fatidique, elle tendait
ses bras de marbre à sa Fille libératrice. » Les trois palais de
Michel-Ange, la rampe de l'Ara-Cœli étaient secoués par les
échos des voix innombrables, et de tous côtés des manifestans
nouveaux accouraient se joindre à ceux qui déjà remplissaient
ces vastes espaces. Bientôt le cortège se mit en marche; on allait
au Quirinal saluer le premier soldat d'Italie, l'héritier de la
monarchie de Savoie. Le long des rues, les maisons étaient
pavoisées; des gens aux fenêtres jetaient des fleurs. Des roses
rouges tombaient, lancées par les mains des femmes, et venaient
s'écraser sur la chaussée comme de larges gouttes de sang.
C'était le symbole mystique, le signe que bientôt dans ce prin-
96 REVUE DES DEUX MONDES.:
temps empourpré la vie des jeunes héros s'effeuillerait san-
glante et fraîche, sans lendemain. Et l'ivresse redoublait. Les
chants couvraient au loin le Colysée baigné d'une lumière
blonde, et s'engouffraient jusque entre les tombeaux de la voie
Appienne. Ne fallait-il pas réveiller les morts dans leurs sépul-
cres et leur annoncer la résurrection?
La vingt-troisième heure, l'heure suprême, avait sonné...
Remigio le savait et, de son cabinet de travail, il entendait, lui
aussi, mugir et se rapprocher le formidable cortège. Il était près
de minuit; Gino l'avait en vain supplié de se retirer pour aller
dormir; Remigio ne voulait pas s'éloigner. Quelque chose de
plus fort que sa tristesse le retenait là, derrière ces persiennes
closes, à travers lesquelles, tout à l'heure, il verrait passer la
foule romaine, cette foule composite faite de l'élite et de la
plèbe, des patriciens et, des artisans, tous les élémens confondus.:
Il attendait, pâle, anxieux, tournant entre les cloisons, pareil
à un fauve enchaîné. Tout à coup le cortège déboucha à l'angle
de la place Navone; il vit les drapeaux, les torches, les faces
brillantes dans le clair-obscur, des yeux élargis, des lèvres
ouvertes... Il y avait des vieillards qui marchaient les premiers,
et c'étaient les sénateurs du royaume; puis la masse ondoyante
des éphèbes prêts pour la mort. Une femme s'avançait à leur
tête, le buste enveloppé dans les plis de la bannière tricolore;
des rayons bleutés voltigeaient autour d'elle; son bras étendu
indiquait le chemin; en passant, elle leva le front vers les per-
siennes closes derrière lesquelles tremblait une vague lumière :
— et Remigio reconnut Cristina qui semblait mener toute
cette foule à la victoire.-,
Jean Bertheroy.i
(La troisième partie au prochain numéro.)
ESQUISSES CONTEMPORAINES
ALBERT DE MUN
11(1)
L ŒQVRE DE DÉFENSE RELIGIEUSE
ET DE DÉFENSE NATIONALE
Le sceau du chrislianisme a, pour les desseins divins, frappé
notre nation, dans son berceau, d'une marque ineffaçable, qui la
distingue entre toutes les nations, et qu'elle a, durant quatorze
siècles, portée sur tous les cbemins de sa merveilleuse épopée, des
cbamps de Tolbiac aux plaines de Palay, depuis la conversion
d'Henri IV jusqu'à la grande réconciliation du Concordat, étonnant le
monde au penchant des abîmes, par des sursauts libérateurs qui, tou-
jours, quelles que fussent ses épreuves ou ses fautes, la ramenaient,
pleine dévie, vers ses destins providentiels.
Cela, c'est le miracle français (2).
C'est en 1907, à Bordeaux, en re'ponse à un discours où
M. Clemenceau, à Amiens, évoquait, après Renan, le miracle
grec, qu'Albert de Mun prononçait ces paroles véritablement
prophétiques. Depuis cinq ans, menacé d'une angine de poi-
trine, il avait dû, sur l'ordre formel des médecins, renoncer à
, (1) Voyez la Revue du 15 octobre.
(2) Combats d'hier et d' aiij ourd' Imi (Lethielleux), t. II, p. 178.
TOME XLII. — 19)7. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
la parole publique et se condamner à un « dur, très dur »
silence. C'était le moment où toutes les causes auxquelles il
avait voué sa vie couraient les plus graves périls. Il avait lutté,,
comme il aimait à le dire, « pour Dieu, » « pour la patrie, »
« pour le peuple. » Et voici que l'on se détournait des urgentes
réformes sociales pour satisfaire d'odieuses passions poli-
tiques; voici que l'idée môme de patrie, attaquée et sapée de
toutes parts, semblait sur le point de se dissoudre; voici que le
christianisme subissait de la part de ses adversaires ofticiels
le plus rude assaut qu'il eût peut-être soutenu depuis l'époque
révolutionnaire. Obligé de quitter la tribune au moment où sa
parole eût été le plus utile, Albert de Mun n'abandonna pas la
lutte; il ne désespéra pas plus de lui-même qu'il ne désespéra
du pays qu'il voulait servir. D'orateur il se fit journaliste, et,
sur ce nouveau terrain, il prépara de son mieux « les sursauts
libérateurs » qu'il s'obstinait à prédire.
I
En pure perte, put-on croire longtemps. C'est une doulou-
reuse période de notre histoire intérieure que celle qui s'étend
de 1898 à 1911, et l'on voudrait bien, aujourd'hui surtout, pou-
voir rayer d'un trait de plume ces quatorze années où les Fran-
çais non seulement « ne s'aimaient pas, » mais semblaient
prendre plaisir à user dans les discordes civiles les énergies
latentes qu'ils allaient bientôt avoir à utiliser contre l'éternel
ennemi d'outre-Rhin. Jamais, en effet, u les deux Frances » ne
s'étaient heurtées aussi violemment; jamais ce que l'on a jus-
tement appelé « la troisième France, » la France laborieuse et
silencieuse, qui est proprement la France éternelle, n'avait
moins fait sentir sa survivance à l'étranger railleur ou inat-
tentif... Je n'ai garde de vouloir réveiller de lointaines et
fâcheuses querelles, et je n'y insisterai pas plus qu'il ne
convient. Mais, d'autre part, ce serait trahir la mémoire d'Al-
bert de Mun que d'atténuer ou de dissimuler le rôle considé-
rable qu'il y a délibérément joué.
Disons tout d'abord que si, sur tel ou tel point de détail, il
a pu, comme il arrive à tous les polémistes, se tromper ou se
méprendre, forcer la mesure et dépasser le but, son attitude
dans l'ensemble a été singulièrement généreuse, sage et clair-
ALBERT DE MUN.
99
voyante. Les six ou huit volumes où il a recueilli ses campagnes
de presse ne sont pas seulement un éloquent réquisitoire
contre la politique sectaire où nous avons failli sombrer et qui
a accumulé tant de ruines; ils sont aussi un solennel avertisse-
ment patriotique à ceux qui travaillaient imprudemment à
désunir l'âme française en face d'ennemis toujours prêts à pro-
fiter de nos moindres fautes. S'il a si vaillamment soutenu le
combat « inégal » « où l'honneur l'engageait, » c'est qu'il en
voyait admirablement l'enjeu et la portée. « Ce combat, disait-
il, ce n'est pas un choc d'ambitions rivales, ce n'est pas une
bataille de partis, ce n'est pas seulement, fose le dire, quelle
que soit l'ardeur de ma foi, une lutte religieuse : c'est la lutte
pour la vie nationale (1). » L'avenir n'allait que trop lui donner
raison.
S'explique-t-on maintenant pourquoi il est intervenu dans
(( l'Affaiie maudite, » comme il l'appelait lui-même, avec
l'éclat que l'on sait? Ce n'est point, comme on l'a prétendu,
par une suite toute naturelle de l'affection très tendre qui
l'unissait au Père du Lac. C'est tout simplement parce qu'à
travers les polémiques passionnées de l'heure présente, il voyait
venir, ce qu'il eût voulu éviter à tout prix, « les violences de
la guerre religieuse. » Et en même temps, les abominables
campagnes auxquelles il assistait contre l'armée lui faisaient
craindre la désorganisation de notre puissance militaire au
profit et, probablement, grâce aux « ressources » de nations
rivales trop intéressées à notre déchéance. Sur ce dernier
article la lumière n'est pas faite encore. Mais n'est-il pas vrai
que les événemens récens éclairent singulièrement ceux d'au-
trefois? Si dans cette sorte de conspiration à peu près unanime
de l'opinion européenne que nous avons alors tous sentie
autour de nous, l'histoire future ne reconnaissait et ne dénon-
çait pas la main et les procédés habituels de l'Allemagne, nous
en serions prodigieusement surpris.
Faut-il également chercher l'influence allemande, —
influence occulte et insoupçonnée de ceux qui la subissaient,
— dans la longue campagne d'anticléricalisme qui a suivi
(( l'Affaire? » Il est possible, et l'on se souvient que l'influence
bismarckicnne n'a pas été entièrement étrangère aux premières
(1) Combats d'hier et d'aujourd'hui, t. I, p. 179.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
luttes religieuses de la troisième Re'publique. S'il y a un de
nos voisins auquel nous ayons, à nos dépens, appris à appliquer
le Is fecit cui prodest, c'est bien celui qui s'était promis de
nous supplanter dans le monde. Quoi qu'il en soit, il est
incontestable que ces luttes fratricides, en nous désunissant, en
nous affaiblissant à l'intérieur, en détournant notre attention
des événemens du dehors, nous livraient pieds et poings liés
aux tentatives de l'étranger, et que ceux qui ont tout mis en
œuvre pour nous en épargner l'épreuve ont très sagement
rempli leur devoir d'excellens Français.
C'est ce qu'a fait avec sa générosité et son ardeur habituelles
Albert de Mun. La loi sur les associations, dans laquelle il
voyait trop justement une préface nécessaire à de prochaines
persécutions religieuses, n'a pas eu d'adversaire plus résolu.
Allant un jour au fond du débat avec une franchise passionnée,
il montrait dans l'âpre conflit qui, durant tant d'années, devait
mettre tant de Français aux prises, u la lutte éternelle entre
les ambitions de la raison et la nécessité de la foi. » « Cette
lutte, ajoutait-il, est aussi vieille que le monde, elle durera
autant que lui. » Et, affirmant « qu'un tel conflit ne se dénoue
pas par des lois et ne s'apaise pas avec des mesures de police, »
il défendait fort habilement ses coreligionnaires de caresser
pareille ambition. « Mais non! disait-il, en s'adressant à ses
adversaires. L'entreprise que vous méditez est au-dessus des
forces de tous les partis, et du mien comme des autres, si
jamais, parvenu au pouvoir et tenté par la logique de ses doc-
trines, il s'y essayait, oublieux des leçons de l'expérience. » Au
nom même de ce libéralisme, il revendiquait pour les âmes
croyantes le droit « d'accomplir, par le don de soi-même, la loi
fondamentale du christianisme. » « Ne cherchez pas ailleurs,
s'écriait-il dans un très beau mouvement, le secret de la vie
religieuse : il est là, à des profondeurs où les lois et les gouver-
nemens ne peuvent atteindre, où s'alimente sa source intaris-
sable et d'où s'élancent sans trêve, vers le monde tourmenté
d'ambitions, de révoltes et de passions, vers le monde refroidi
par l'égoïsme, labouré par la misère et la souffrance, ces
hommes et ces femmes qui ont renoncé à lui demander ses
joies pour lui donner leurs exemples de pauvreté volontaire,
de chasteté héroïque, d'obéissance réfléchie, de dévouement
sans récompense humaine, quelquefois payé par l'outrage et
ALBERT DE MUN.
101
par le mépris, et qui font ainsi, dans le sacrifice de leur liberté',
le dernier, le plus magnifique, le plus décisif usage de la liberté
elle-même. » Mais comme des considérations de ce genre, si
justes et si éloquentes qu'elles fussent, étaient trop métaphy-
siques ou trop mystiques pour agir sur une Chambre française,
l'orateur, dévoilant toute sa pensée, faisait appel à un ordre
de sentimens et d'idées qui aurait dû emporter toutes les résis-
tances :
Pour nous, — déclarait-il, — puisqu'on nous offre de nouveau le
combat, nous y retournons avec une très ferme résolution, mais
aussi avec une très grande tristesse. Et cette tristesse na pas seule-
ment pour objet des hommes et des choses qui nous sont chers et que
vous menacez ; elle a d'autres causes, et plus profondes encore : c'est
une tristesse patriotique.
Au-dessus des disputes, des passions, si vous voulez, des excès
de tous les partis, il y a un fait qui domine l'histoire de ces dernières
années. C'est Vimmense, l'universelle aspiration de ce pays vers l'apai-
sement et la réconciliation. C'est le désir impérieux de voir enfin les
cœurs se rapprocher et les volontés s'unir dans le service de la
patrie, dans le commun dévouement à sa grandeur.
Au milieu de cette variété que j'ai dite, des idées, des opinions,
des croyances, qui divisent nos générations, il semble qu'à la place
de l'unité des intelligences et des âmes, désormais brisée, qu'aucune
force humaine ne peut rétablir, grandisse et se fortifie toujours
davantage le sentiment, le besoin, la nécessité de la concorde patrio-
tique. Dans l'écroulement de toutes les institutions du passé, dans
le déchirement des liens qu'elles avaient formés, l'idée de la patrie
devient chaque jour plus puissante, et, par un secret instinct, la
foule embrasse plus étroitement son image sacrée, comme la cité
romaine le palladium antique, pour lui demander de rétablir entre
les citoyens l'harmonie rompue : et c'est là, dans ce concours de
tous au bien public que peut se rencontrer seulement cette unité
morale que vous cherchez vainement dans les lois et dans les
décrets (1).
Hélas! ces nobles accens, s'ils provoquèrent des « applau-
dissemens répétés, » ne touchèrent ni les esprits, ni les cœurs.
Après la loi sur les associations, ce fut toute la série des
mesures, à la fois illégales et injustes, contre les congrégations
(1) Discours et écrits divers, t. VII, p. 261, 241-242, 267-268.
102 REVUE DES DEUX MONDES.
religieuses; ce fut ensuite tout ce qui pre'para, accompagna et
suivit la loi de séparation, douloureux e'pisodes d'une histoire
qui ne nous est que trop présente, et dont je ne voudrais pas
remuer ici les cendres mal éteintes. Puisse l'histoire de demain
réparer une partie des ruines que nous avons imprudemment,
de nos propres niains, accumulées sur notre sol ! Albert de Mun
ne verra pas ces réparations nécessaires : il les aura du moins
préparées par l'excellence des conseils et des avertissemens
qu'il nous aura prodigués; surtout, il aura tout fait pour nous
épargner l'amertume des déboires dont il prévoyait la longue
succession.
Quand on vient de lire la suite des quelques rares discours
ou allocutions, et surtout des innombrables articles qu'il a inti-
tulés Combats d'hier et d'aujourd'hui, on reste émerveillé de
tout ce qu'il a dépensé là, d'éloquence, de verve, d'habileté dia-
lectique, de ferme bon sens, de justes pressentimens, d'ironie
vengeresse. Ses adversaires ont la force pour eux; mais lui, il a
la raison, l'équité, une partie croissante de l'opinion, et l'avenir.
Il sait bien qu'il sera, — provisoirement, — vaincu; mais il se
bat pour l'honneur, pour libérer son âme et toutes celles qui
vibrent à l'unisson de la sienne, pour agir sur certains esprits
non prévenus et sur certaines consciences; il se bat enfin « pour
Dieu » et « pour la France ; » et les coups qu'il porte, si quelques-
uns s'égarent parfois dans le vide, font souvent de rudes bles-
sures. Blessures tout idéales, dira-t-on : oui, peut-être, à en
juger par l'effet immédiat; mais sait-on jamais l'influence exacte
qu'exerce toute parole sincère, même sur ceux qui l'ont tout
d'abord repoussée? En tout cas, aie voir défendre pied à pied, la
plume à la main, ses positions avec une vigueur, un sang-froid,
une maîtrise qu'ils pouvaient lui envier, les contradicteurs
d'Albert de Mun ont "dû plus d'une fois se féliciter que la tribune
lui fût interdite : ils auraient sans doute triomphé quand même,
mais peut-être moins aisément, et tel de leurs triomphes aurait
fort bien pu paraître, aux yeux mêmes de leurs amis, assez peu
glorieux.
Ce vaillant lutteur n'a jamais connu le découragement,
mais il a plus d'une fois connu l'amertume. Si bien trempé
que l'on soit, on se lasse de toujours combattre, et d'échouer
toujours, ou tout au moins de ne jamais toucher du doigt les
résultats de son effort. Un jour, — c'était le i^ janvier 1908, —
ALBERT DE MUN.
103
jetant un rapide coup d'œil sur l'année écoulée, il se livrait
à un « examen de conscience » mélancolique. La loi de sépa-
ration avait développé ses premières conséquences. « L'écrou-
lement de l'antique édifice où s'abritait l'Eglise de France »
n'était pas pour lui « la pire des douleurs. » « Qu'il ait pu
s'accomplir, avouait-il, dans la froide indifi'érence d'une nation
subjuguée, voilà la tristesse indicible... c'est le grand deuil et
l'humiliation dernière. Je n'ai point, depuis Metz, éprouvé plus
amèrement la honte d'une défaite sans gloire (1). » Et certes,
cette tristesse est infiniment respectable. Mais l'expression n'en
est-elle pas un peu excessive? Ne révèle-t-elle pas de la part de
son auteur, avec une certaine puissance d'illusion, une dispo-
sition d'esprit insuffisamment réaliste? Admirable chrétien,
d'une fidélité et d'une docilité spirituelles à toute épreuve,
Albert de Mun avait quelque peine à se dégager de certaines
formes consacrées par un long usage. 11 prenait son mot d'ordre
à Rome, et il s'y tenait avec une énergie sans défaillance. Il avait
toujours été ainsi. Il nous raconte que tout jeune, au moment
des discussions sur l'infaillibilité pontificale, il avait échappé
à l'infiuence de Mgr Dupanloup, alors dominante dans sa
famille. « Je me sentais, par tendance naturelle, nous dit-il,
et peut-être par habitude de la discipline militaire, plus porté
vers la simple obéissance (2). » Plus tard, quand Léon XIII
lui demanda le sacrifice de ses idées royalistes, et plus tard
encore, quand le même Léon XIII l'invita « assez vivement »
à renoncer à son projet d'organiser un parti catholique, il
s'empressa de déférer à ces invitations, « ayant, disait-il, envers
le Pape, l'obéissance facile et joyeuse (3). » Rien assurément
de plus légitime. Mais avouons, d'autre part, que cette disposi-
tion, poussée un peu loin, n'est pas très conciliable avec le
goût des initiatives et des essais d'adaptation. Bref, à la foi
d'Albert de Mun, il manquait un peu de cette inquiétude qui
est, dans l'ordre intellectuel et religieux, ce qu'est le scrupule
dans l'ordre moral, et qui, si elle a ses périls, a bien aussi
son charme et sa puissance. Et peut-être aussi n'a-t-il pas senti
(1) Combats d'hier et d'aujourd'hui, t. III, p. 7 et 8.
(2) Ma vocation sociale, p. 6.
(3) Combats d'hier et d'aujourd'hui, supplément à ia 1" série, p. 265-266. Albert
de MuQ avoue pourtant ailleurs (Combats, t. V, p. 169), que, dans le second cas,
« ce fut un coup très rude. » Ce le fut aussi dans le premier.
i04 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi fortement qu'on aurait pu le souhaiter cette merveilleuse
faculté d'évolution que possède l'Église et par laquelle, sans
jamais cesser d'être elle-même, elle se plie de siècle en siècle
aux circonstances les plus diverses, s'accommode des régimes
les plus opposés et poursuit inlassablement son œuvre d'apos-
tolat.
Des réflexions de cette nature, si elles avaient été plus
familières à l'esprit d'Albert de Mun, auraient-elles suffi à lui
faire atténuer la violence un peu intransigeante des anathèmes
qu'il a prononcés contre la loi de séparation et contre ceux
qui l'ont trop facilement acceptée? Je ne sais. Mais comme il
n'était pas l'homme des longues imprécations stériles, il se
ressaisissait bien vite, et à l'indifférence religieuse générale
qu'il avait si douloureusement constatée, et qui semble l'avoir
surpris plus que de raison, il s'empressa de chercher un
remède. Négligeant d'ailleurs, comme à son ordinaire, le côté
intellectuel du problème, il en envisagea avec une virile loyauté
le côté social. 11 se retrouvait là sur son terrain, il y rencontrait
d'actifs et dévoués collaborateurs. L'un d'eux, Mgr Gibier, le
généreux évêquede Versailles, avait dit : « Le peuple ne connaît
pas le clergé... Quand le clergé comprendra-t-il qu'il ne lui
serait pas difficile de gagner le cœur du peuple, s'il le voulait
sérieusement? » Albert de Mun commentait avec chaleur ces
trop justes paroles qui faisaient écho à des idées qu'il avait
souvent exprimées lui-même : « Je voudrais voir, s'écriait-il
dès 1892, je voudrais voir dans tous les diocèses de France un
certain nombre de prêtres choisis, jeunes, actifs, intelligens,
étudiant les questions sociales et se préparant à pouvoir les
traiter devant un auditoire populaire, étudiant les questions
agricoles et pouvant en entretenir les paysans, étudiant les
questions économiques et pouvant fonder des sociétés de crédit,
des associations ouvrières, n'étant pourvus ni de cures, ni de
vicariats, ne recevant pas de traitement de l'Etat, et libres
ainsi de tous liens avec l'administration, montant droit au
peuple pour le réconcilier avec l'Eglise (1). »
A cette réconciliation, dont il ne voulait pas désespérer,
« n'aimant point, disait-il, à s'asseoir longtemps sur les
ruines, » Albert de Mun a travaillé jusqu'au bout avec un beau
(1) Discours et écrits divers, t. V, p. 129-130. ^
ALBERT DE MUN. 405
courage. Ne pouvant plus collaborer par ses discours aux lois
sociales qui venaient en discussion à la Chambre, il y collabo-
rait par ses articles, soutena,nt et le'gitimant les réformes heu-
reuses, les provoquant souvent, tâchant d'y intéresser l'opinion,
mettant au service de tous les hommes de bonne volonté son
autorité et son expérience. Il était plus écouté qu'il ne l'avait
jamais été. Les ironies ou les injures dont on l'avait accablé
jadis se faisaient plus rares. On finissait par rendre justice,
même dans certains milieux qui lui avaient été longtemps
hostiles, non seulement k l'élévation et au désintéressement,
mais encore à la justice de quelques-unes au moins de ses
idées. C'est qu'il n'était plus un isolé comme il l'avait été à ses
débuts. A la longue, son action s'était fait sentir, même à ses
adversaires ; ses doctrines, approuvées d'ailleurs et adoptées
par la plus haute autorité morale qui soit au monde, avaient
recruté d'ardens prosélytes. Il avait derrière lui, et avec lui,
toute une jeunesse de « chrétiens sociaux, » celle-là même qui
organisait les Semaines sociales, qui suivait librement ses
inspirations et se réclamait de son exemple. Grâce en partie à
lui, il devenait de plus en plus difficile de dire et de croire que
l'Église se désintéressait du peuple. « Et vraiment, disait-il un
jour, moi qui rêve pour mon pays le retour complet à la foi
chrétienne, et qui, dans ma carrière, ne me suis attaché forte-
ment qu'à cette seule idée (1)... » Si ce noble rêve doit se
réaliser un jour, par son œuvre sociale, Albert de Mun en aura
hâté l'avènement.
II
Il l'aura hâté plus peut-être encore par son œuvre patrio-
tique. De tout temps, il s'était passionnément préoccupé des
questions concernant la défense nationale.: Comme tous les
hommes de sa génération, il avait connu la France si grande,
si glorieuse, si respectée, qu'il ne se consolait pas de la voir
déchue de ce rang unique. Soldat, gentilhomme, chrétien, il
l'aimait, si l'on peut dire, d'un triple amour; ou plutôt encore,
toutes les ardeurs de sa grande âme se fondaient pour elle dans
une tendresse hautement religieuse. La mission providentielle
(1) Dicours et écrits divers, t. VII, p. 26B.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
de la France, c'était pour lui, nous l'avons vu, une de ces véri-
tés d'évidence qu'on ne discute même pas. Aussi, de quel cœur,
dès qu'il en a le pouvoir, il se propose de travailler au relève-
ment de la patrie vaincue! Dès son entrée à la Chambre, il ne
perd pas une occasion d'intervenir dans les débats où l'intérêt
national lui parait engagé : les expéditions coloniales, les lois
militaires, lui inspirent des discours à la fois si compétens et si
élevés, que, plus d'une fois, il réussit à rallier la presque unani-
mité non seulement des applaudissemens, mais des votes. C'est
dans un discours, dontquelquespartiessontd'ailleursdiscutables,
sur le projet de loi militaire de 1887, qu'en évoquant la charge
épique de Sedan, il obtenait le plus beau triomphe oratoire de
toute sa carrière parlementaire. C'est dans un discours, admi-
rable de tout point, sur le maintien de nos droits historiques
à Madagascar, qu'il parvenait h grouper autour de lui 450 suf-
frages contre 32. Et il était très justement fier de ce succès.
« Il s'était fait, disait-il plus tard, il s'était fait dans la Chambre
un grand courant de patriotisme qui avait entraîné presque tout
le monde, éteignant pour un moment les dissentimens, les
divisions de parti, les discordes politiques. On n'avait eu devant
les yeux que l'honneur national et la tradition française. » Et
il ajoutait : « C'est un des meilleurs souvenirs de ma vie
publique que d'avoir pu, ce jour-là, contribuer en quelque
chose à cet acte d'union patriotique (1). »
Cependant, les années passaient, et, à mesure qu'elles s'écou-
laient, elles apportaient au patriotisme un peu jaloux, mais si
clairvoyant d'Albert de Mun, plus d'un sujet d'alarme ou d'in-
quiétude. Notre désunion intérieure allait croissant; l'idée de
patrie était en butte à des attaques insidieuses ou cyniques ; le
pacifisme faisait chaque jour de nouvelles recrues; l'armée,
moins respectée qu'autrefois, voyait son organisation âprement
discutée par les théoriciens socialistes. En même temps, nos
amitiés se modifiaient ; des alliances, des ententes nouvelles
s'esquissaient, s'élaboraient daîis le mystère des chancelleries,
dont on n'apercevait pas toujours très nettement la raison
d'être, — nous l'avons vue depuis, — et auxquelles notre amour-
propre devait consentir p}us d'un sacrifice. D'autre part, les
orages s'amoncelaient au delà du Rhin : d'année en année,
(i) Discours, l. III, p. 344-345. — Cf. p. 189-209.
ALBERT DE MUN. 107
l'insolence et les exigences de la puissance d'orgueil et de proie
augmentaient, devenaient plus difficiles à satisfaire. L'avenir
était trouble, et l'on conçoit que d'année en année, fort de son
autorité et de son expérience, Albert de Mun ait cru devoir
multiplier les avertissemens et les conseils.
Il se plaignait un jour de l'obscurité voulue et silencieuse
dans laquelle, depuis le traité de Francfort, s'enveloppait noire
politique étrangère, et, servi par son sûr instinct, il en dénon-
çait admirablement la « raison profonde : »
Depuis trente-huit ans, disait-il, nous portons le poids d'une défaite
invengée. C'est notre grande faiblesse. Les nafcions, pas plus que les
individus, ne demeurent impunément, aux yeux du monde, frappés
d'une brutale injure.
La cruelle meurtrissure de i 870 ne saurait être comparée à aucune
autre. L'Autriche, après Sadowa, perdit son rang en Allemagne; la
Russie, après Moukden et Tsoushima, fut atteinte dans sa puissance
militaire. Nous, nous avons laissé aux mains de l'ennemi un morceau
de notre chair, et cette plaie, toujours saignante à notre flanc, nous
marque du stigmate des vaincus, en même temps qu'elle nous humilie
comme un public aveu d'impuissance (1).
On ne saurait plus fortement dire. Oui, c'est bien là, —
nous nous en rendons compte aujourd'hui plus clairement que
jamais, — la cause unique du mal qui, quarante-quatre ans
durant, a empoisonné toute notre histoire nationale. Nos divi-
sions intérieures, nos absurdes querelles, même, — surtout peut-
être, — notre anticléricalisme, les timidités, les gaucheries, les
réticences de notre politique extérieure, tout ce malaise où
nous vivions était un fruit de la défaite. Nous avions été vaincus,
et nous ne nous consolions pas de nous être laissé battre; nous
n'étions plus une puissance de premier plan, et nous n'étions
pas résignés, comme l'Autriche, à n'être qu'un a brillant
second ; » il y avait contradiction entre la réalité d'aujourd'hui
et notre rêve, un rêve qui avait été la réalité d'hier et qu'un
secret pressentiment nous avertissait devoir être la réalité de
demain. Et nous attendions, las, amers, impatiens et inquiets
tout ensemble, l'heure du destin que nos scrupules d'humanité
nous interdisaient de provoquer.
En l'attendant, cette « heure décisive, » que longtemps il a
(1) Combats d'hier et d'aujourd'hui, X. III, p. 175-176.
108 REVUE DES DEUX MONDES.!
désespéré de jamais voir, Albert de Mun refrénait comme il
pouvait son impatience. Elle s'échappait quelquefois : son sen-
timent très vif et volontiers ombrageux de la fierté nationale
s'accommodait mal des concessions, des faiblesses peut-être, des
timidités et des prudences de la diplomatie. Non, certes, qu'il
fût incapable de se contenir : il l'a bien prouvé au moment de
Fachoda, lorsqu'il renonça, par patriotisme, à une interpellation
que l'on jugeait dangereuse. Non qu'il poussât à la guerre :
comme nous tous, il se serait reproché de prendre, à cet égard,
une responsabilité quelconque ; mais il n'en avait pas peur et
il la croyait inévitable. « Ahl l'horreur de la guerre! s'écriait-
il. Comment pourrais-je l'oublier? Oui, la guerre est horrible,
source de larmes et de douleurs, féconde cependant, source
aussi de grandeur et de prospérité. C'est l'histoire du monde
et la leçon des siècles. Il y a, pour les nations comme pour les
hommes, des épreuves nécessaires à leur force (1). »
Ces vérités, qui nous sont aujourd'hui douloureusement
familières, choquaient alors, — c'était en 1910, — plus d'une
oreille trop pacifiste, Albert de Mun pressentait qu'il devenait
urgent de les rappeler. Les alertes succédaient aux alertes. La
question marocaine, à peine posée, s'annonçait grosse de
complications internationales. Le péril que recouvraient ces
complications, personne ne l'a mieux vu, ni plus clairement
dénoncé qu'Albert de Mun. « Le Maroc, écrivait-il, le Maroc, si
longtemps inconnu, commençait à laisser deviner ses ressources
et ses richesses. L'Allemagne, poussant ses commerçans sur
tous les points du monde, les jetait sur ses rives. Elle y rencon-
trait les nôtres, les premiers par le nombre et les transactions.
Vorgueil germain décida qu'il serait le maître, là comme par-
tout. Sous ïaffaire marocaine , comme sous toutes celles qui
agitent l'Europe à l'heure présente, il y a la prétention germa-
nique à romnipotence. Le geste de Tanger n'eut pas d'autre
signification (2). »
A cette prétention croissante, Albert de Mun sentait bien
que, sous peine d'une irrémédiable déchéance, il nous faudrait,
tôt ou tard, résister par la force ; e* peut-être, dans le fond de
son cœur, s'applaudissait-il, puisqu'il fallait en venir là, que
l'orgueilleuse et brutale et maladroite Allemagne prît comme
(1) Combats d'hier et d'aujourd'hui, t. V, p 216.
(2) kl., t. III, p. 148 149.
ALBERT DE MUN.
109
à tâche d'exaspérer notre dignité et d'entretenir ou de réveiller
en nous les sentimens qui devaient un jour nous dresser, d'un
élan unanime, contre son insolente et agressive audace. Et sur-
tout, vieil Africain qu'il était, il se réjouissait que sa chère
Afrique eût été choisie par la Providence pour être comme le
champ de manœuvres et d'expériences d'où notre jeune armée
allait s'élancer, quand il lui faudrait courir sus aux Barbares.
Cette affaire marocaine dont beaucoup, parmi nous, méconnais-
saient l'intérêt et la nécessité, il en avait, dès la première heure,
conçu toute la portée, et il employa tous ses efforts à faire par-
tager sa conviction au public. Je ne décide pas si la méthode
d'action rapide et hardie qu'il préconisait n'était pas préférable
à la méthode plus lente, parfois un peu timide et indécise, qu'on
a employée. Mais, même s'il était prouvé qu'il eût tort sur ce
point, — avouerai-je, tout profane que je sois, que je suis tenté
de lui donner raison? ' — comme il faut lui savoir gré de ses
campagnes de presse pour appuyer notre intervention, « au
risque d'un désaccord toujours pénible avec plusieurs de ses
amis, » et cela « non pas seulement parce que le drapeau était
engagé, mais parce qu'il l'était, à ses yeux, pour une cause
juste et nationale 1 » Et définissant à ce propos son dessein et
son effort, il disait :
Dès le premier jour, quand s'est réveillée la question marocaine,
j'ai essayé de montrer qu'elle était une question algérienne, française par
conséquent. Ten ai cherché les origines dans notre histoire d'Afrique,
à l'heure où, après l'Isly, le traité de 1845, au lieu de la trancher, la
posa comme une menace pour l'avenir en laissant l'Algérie sans fron-
tière, et sa sécurité sans garantie.
fai répété, chaque fois que les circonstances m'ont amené à exprimer
mon opinion, qu'assurément ce serait une entreprise téméraire
d'essayer la conquête du Maroc, mais que nous ne pouvions, sans
trahir notre propre cause, nos intérêts les plus essentiels, l'abandonner
à une autre puissance européenne, permettre à aucune d'entre elles d'y
établir une prépondérante influence (1).
C'était là un programme très sage et très fier, et Albert de
Mun s'y tenait obstinément fidèle. Pour le remplir, il se sentait
soutenu, plus qu'il n'avait coutume de l'être, par la conspira-
(1) Combats d'kier et cf aujourd'hui, t. IV, p. 192.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
lion de l'opinion publique. Les provocations allemandes nous
réveillaient enfin de notre long sommeil pacifique. Nous
recommencions à comprendre tout le sens de cette parole de
Prévost-Paradol dans la France nouvelle : <( Il n'y a point de
milieu pour une nation qui a connu la grandeur et la gloire,
entre le maintien de son ancien prestige et la complète impuis-
sance. » Une jeunesse nouvelle se levait, dont Albert de Mun
saluait avec une joie tremblante les impatiences et les ardeurs.
« Elle est lasse, disait-il, de notre deuil stérile. Elle attend,
inconsciente du besoin qui la tourmente, au lieu des glas funè-
bres, des appels de clairon. Qui les sonnera (1)? » Et ailleurs :
<( On dirait qu'un renouveau de foi patriotique s'est allumé
dans les âmes. Est-ce bien cela? Je l'écris en tremblant (2). »
Mais d'autres fois il ne tremblait pas. Saluant un jour, à propos
d'un monument inauguré sur le plateau d'Illy, les héros de
Sedan, il s'écriait : « Quand on parle d'eux, mon cœur de
vingt ans se remet à battre dans ma vieille poitrine, pareil au
sing du cheval de troupe réformé par l'âge, qui bondit dans
ses veines à l'appel de la trompette. » Et se retournant vers
« les jeunes soldats de son régiment toujours aimé, » il leur
adressait un h confiant hommage : » « L'école, disait-il, est
toujours ouverte, conservant à la France sa réserve de « braves
gens. » Quand l'heure sonnera, ils répondront comme Galliffet :
« Tant qu'il en restera un. »
L'heure ne devait plus beaucoup tarder à sonner. Après
Tanger, Algésiras, Casablanca, — Agadir. Cette fois, la mesure
était comble.
Le coup d'Agadir, a écrit Albert de Mun, le coup d'Agadir avait
frappé, comme la baguette magique, le cœur de la France engourdie.
En un moment, elle fut debout ; ses fils, ranimés, se regardèrent dans
les yeux, et reconnurent le visage ancestral. Il y eut un cri, qui courut
comme un choc électrique : « En voilà assez ! »
Vous souvenez-vous? Cet été, au milieu de l'angoisse qui nous
étreignait, quelle joie soudaine, et, chez nous autres, les vieux, quel
orgueil rajeuni! Et vous devinez bien ce que je pense, au fond du
cœur : vous le pensez aussi. Jamais heure ne fut plus propice! La
brutalité germanique avait mis tout le monde à nos côtés! La nation
était prête ! Au lieu de cela... Ah ! il faut enfermer cette douleur!
(1) Pour la Patrie (Émile-Paul), p. 196-197.
(2) Id., p. ni, 207, 222.
ALBERT DE MUN.
111
Et il consentait bien è. l'enfermer, cette douleur peut-être un
peu impatiente; mais il voulait en garder la mémoire. « La
guerre, disait-il, impossible hier, est là qui nous guette. » Et il
croyait de son devoir de dire à ses compatriotes toute la vérité.
« Je vois et j'entends, déclarait-il, et c'est assez. Je vois que,
derrière le Rhin, on travaille sans trêve, sans défaillance, avec
cette vigueur que donnent à l'action l'unité de direction, la
permanence des volontés. Je vois que les lignes de transport se
multiplient tjer5 la frontière de la Belgique et du Luxembourg,
que les dirigeables, que les flottes d'aéroplanes se construisent
avec une activité fiévreuse, que, demain, ils auront partout
leurs ports d'attache organisés : je vois que, derrière les canons,
se massent les caissons automobiles, prêts au ravitaille-
ment... (1). » Hélas! il voyait, ou prévoyait trop bien; et comme
on aurait dû l'écouter davantage! Au reste, quand on relit
aujourd'hui les doux volumes qu'Albert de Mun a intitulés
Pour la patrie et l'Heure décisive, et où il a recueilli ses articles
de 1912 et de 1913, on ne peut s'empêcher d'être frappé de la
hauteur patriotique de vues, de la finesse de sens politique, de
la justesse prophétique de vision dont ils témoignent. Si la
guerre de 1914 a surpris un trop grand nombre d'entre nous,
c'est qu'ils n'avaient pas assez lu et médité ces pages qui
auraient dû résonner à leurs oreilles comme l'appel viril du
clairon d'alarme. Et si les événemens nous ont trouvés militai-
rement moins prêts que nous n'aurions dû l'être, c'est que « ces
articles passionnés qui paraissaient appeler la guerre, à force de
la prévoir (2) » n'avaient pas eu, au Parlement et dans les
conseils de nos gouvernans, tout le retentissement qu'ils
auraient dû avoir.
Une première fois, la diplomatie, — une diplomatie peut-
être trop habile, et dont certains procédés allaient être bientôt
sévèrement condamnés, — réussissait à écarter, ou plutôt à
ajourner le conflit. Ce fut, on se le rappelle, au prix de
concessions que nous avions le droit de trouver injustifiées et
douloureuses.
Après bien des années d'un silence tristement involontaire,
Albert de Mun remonta à la tribune pour présenter, sur les
longues négociations engagées et subies par le gouvernement
(1) Pour la Patrie (Émile-Paul), t. IV, p. 146.
(2) Id., t. V, p. 214.'
H2 REVUE DES DEUX MONDES.
français, toutes les justes réserves que lui inspirait sa fierté
patriotique. La Chambre lui fit, à plusieurs reprises, d'enthou-
siastes ovations, le couvrit d'applaudissemens, mais rejeta sa
motion. Jamais échec parlementaire ne fut plus glorieux : tous
les cœurs étaient visiblement avec l'orateur; mais il n'est pas
rare, en France, que la raison soi-disant politique désavoue les
suggestions de la sensibilité. Albert de Mun en fit une fois de
plus l'expérience; mais il avait rempli tout son devoir, et quand
il lança son fameux cri : « Ah! messieurs les ministres, il faut
que vous lui rendiez grâce avec nous à ce généreux pays ! Il
vous a sauvés de vous-mêmes! » il dut sentir, à l'accueil qui lui
fut fait, qu'il avait libéré l'âme française et préparé les répara-
tions futures.
Ce n'était point une illusion. De tous les points de la France
les lettres affluent, lui prouvant qu'il a touché juste, que « la
France ne veut pas périr, qu'elle ne veut pas être livrée,
qu'elle ne veut plus être humiliée. » « Ma plume et ma parole,
écrit-il, sont à son service. » Et à la chute du ministère Cail-
laux, il ouvre une campagne pour saluer et encourager « le
réveil du pays. » Campagne toute patriotique, et exclusivement
patriotique, en dépit des vœux que lui adressent certaines des
innombrables lettres qu'il recevait. « Quelques-unes, déclare-
t-il, m'appellent sur le terrain politique. Je ne m'y laisserai pas
attirer. Lheiire est trop poignante. C'est quelque chose comme
celle d'il y a quarante et un ans, quand la patrie rassembla
tous ses fils, sans distinction de croyances ou d'opinions, sans
souci des mains qui tenaient le drapeau. » Noble attitude, en
vérité, et qui, avec une générosité à laquelle on ne répondit pas
toujours, préludait à cette « union sacrée » où nous vivons
depuis plus de trois ans. Un de ces articles est précisément
intitulé : V Union nécessaire, et il est une réponse à une parole
fameuse sur la survivance séparatrice de la question religieuse.
Oui, — concluait éloquemment Albert de Mun, — la question
religieuse sépare nos âmes. Ce n'est que trop vrai. Mais, dans ce
déchirement douloureux, où tant de cœurs ont saigné, quelque chose
reste debout, qui les unit malgré tout, quelque chose de sacré qu'il
n'est pas permis de livrer aux disputes et aux passions. // reste la
France ! C'est à elle qu'il faut penser. C'est d'elle qu'il faut parler (1).
(1) Pour la Patrie (Émile-Paul), p. 205, 289.
ALBERT DE MUN. 113
Noble langage en vérité', et qui, faisant écho au mot histo-
rique du duc d'Aumale, traduit admirablement la pensée pro-
fonde d'Albert de Mun, celle qui, par-dessus toutes les diver-
gences doctrinales, toutes les oppositions politiques, a fait
l'unité intime de sa vie. Ayant eu, d'ailleurs, « par d'irré-
cusables témoignages, la certitude de correspondre à la pensée
nationale, » il poursuivait sans défaillance la tâche qu'il s'était
assignée. Il se défendait de pousser à la guerre. « Que la diplo-
matie s'efforce de la conjurer, disait-il, je le veux, pourvu que
ce soit sans rien sacrifier de l'honneur national, pourvu que ce
soit, surtout, en fortifiant les amitiés fécondes, non en poursui-i
vaut des rapprochemens stériles. Timeo Danaos... » II redoutait
par-dessus tout les promesses d'amitié protectrice par lesquelles
on essayait d'endormir notre bonne foi et de nous faire contracter
des marchés de dupes. De quelque côté qu'il tournât les
regards, il apercevait des causes d'inévitables conflits et des
raisons d'inquiétude, et il les énumérait avec une pressante
insistance, Surtout, il voyait poindre à l'horizon, entre l'An-
gleterre et l'Allemagne, un duel fatal, formidable, auquel, bon
gré mal gré, nous ne pourrions pas rester étrangers. « Une
politique de funestes abandons et de criminels oublis, écrivait-
il un peu sévèrement, nous a réduits à n'être, dans le conflit
des deux empires, que le champ clos où se fera le heurt décisif.
Nous y trouverons la mort ou la résurrection, selon que nous
l'aurons voulu. »
Et il ne se trompait pas, puisque, dans la pensée allemande,
la guerre déchaînée en 1914 ne devait être que la première
étape de cette lutte titanesque. Et il se trompait moins encore
en dénonçant les signes précurseurs et les raisons profondes
de l'agression germanique, les difficultés économiques et
financières de l'empire voisin, les prédications belliqueuses
d'outre-Rhin, « les préparatifs grandissans, et, sur notre propre
sol, r envahissement pacifique préludant à l'invasion guer-
rière (1). » Sinistres symptômes, s'ils n'avaient eu leur conso-
lante contre-partie dans la fierté, l'ardeur, la résolution dont
étaient animées les générations nouvelles. Ces sentimens virils,
dans ses enquêtes sur l'état moral du pays, Albert de Mun les
avait partout rencontrés. Il s'en réjouissait, et la confiance
(1) Pour la Patrie (Émile-Paul), p. 289, 305,
TOME XUI. — 1917. 8
114
REVUE PES DEUX MONDES.
ronaissait dans son âme. « La nation, déclarait-il, est tout
entière travaille'e par le sentiment de la patrie. C'est la coiiClu-
sion de ce livre et c'est aussi, pour la France, la consolation
suprême et la suprême espérance. »
Cependant les événemens se précipitaient. Après Agadir et
l'afTaire du Congo, la guerre italo-turque ; après l'aiYaire de la
Tripolitaine, la guerre des Balkans; après le traité de Londres
et celui de Bucarest, les nouvelles lois militaires et les armé-
niens précipités de l'Allemagne. « L'heure décisive » appro-
chait : il fallait s'y préparer. De l'avoir vu avec une admirable
netteté, d'avoir dépensé, à proclamer cette vérité nécessaire,
tout ce qu'il y avait en lui d'activité, de haute raison, d'élo-
quence, — n'eùt-il fait que cela dans sa longue carrière
d'homme public, Albert de Mun eût mérité qu'on saluât en
lui l'un des plus grands Français de notre temps. Qu'on relise,
par exemple, Y Avant-Propos de son avant-dernier volume : on
y trouvera, en six pages, un exposé de la situation politique
internationale, qui, pour l'exactitude des faits, — au moment
oîi elle était écrite, — la vigueur ramassée et suggestive des
formules, la justesse des pressentimens, serait digne d'être
placé à côté des rapports diplomatiques les plus fameux de
notre Livre Jaune. Quel merveilleux ambassadeur, se dit-on,
en relisant ces pages, eût fait Albert de Mun, si l'on avait
su utiliser toutes ses aptitudes! Il est vrai qu'en ces années
d'avant-guerre, il avait un autre rôle, plus utile peut-être,
à jouer : celui d'éclairer et de redresser l'opinion, que tant
de sophismes intéressés ou aveugles risquaient d'égarer en-
core. Et ce rôle, il le jouait avec une ardeur et une autorité
admirables. Il se dérobait à toutes les intrigues parlemen-
taires qui, hélas! suivaient leur cours. « Résolument, il
écartait loin de sa pensée, de sa parole, de ses écrits, non
seulement toutes les préoccupations de parti, mais toutes les
récriminations, tous les ressentimens, même les plus légi-
times : il ne songeait qu'à la patrie. » Il se contentait d'être une
sorte de ministre ou de fondé de pouvoirs de la conscience
nationale.
La guerre est inévitable ; elle est virtuellement conditionnée
et exigée par l'état actuel de l'Europe ; elle est voulue moins
par les princes que par les peuples. Gomme un fruit mûr qui
tombe de l'arbre, elle se détachera, elle fondra sur nous à
ALBERT DE MUN.
115
l'heure fixée par le destin. Il faut regarder cette éventualité
bien en face et s'y préparer avec courage. Unissons-nous,
oublions tout ce qui nous divise; formons un seul faisceau de
toutes nos énergies nationales ; ne laissons inemployée aucune
de nos forces matérielles et morales. Fortifions notre armée et
resserrons nos alliances. — C'est à ces quelques idées, toujours
les mêmes, qu'Albert de Mun revenait sans cesse dans ces
articles « écrits sans apprêt, avec son cœur qui était plein. »
Idées qui, à l'épreuve des faits, se sont trouvées d'une doulou-
reuse et profonde justesse, et qui, peut-être, n'appellent qu'une
seule réserve.
« L'Europe tout entière, disait-il, incertaine et troublée,
s'apprête pour une guerre inévitable, dont l'heure lui est cachée,
dont la cause immédiate lui demeure encore ignorée, mais qui
s'avance vers elle, avec l'implacable sûreté du destin, tandis
qu'à tâtons elle cherche à l'éviter. » Sans nier le moins du
monde les raisons générales et lointaines, les raisons nationales
et ethniques du grand conflit qui s'approchait, il était, ce
semble, un peu téméraire d'en affirmer l'inexorable fatalité.
Oui, certes, il y avait, entre 1911 et 1914, dans le monde,
d'innombrables et d'inquiétans germes de guerre, et qui ne
demandaient qu'à s'épanouir; mais cette moisson sanglante
n'aurait-elle pas pu avorter ? Là encore, n'y a-t-il pas eu des
responsabilités personnelles, individuelles, qu'il ne faut point
cesser de dénoncer? « Si la guerre doit éclater, écrivait encore
Albert de Mun, ce sera l'irrésistible mouvement des peuples, la
poussée formidable des races qui l'aura déchaînée, ce ne sera
pas la volonté des chefs d'Etat (1). » Est-ce absolument exact?
Et les deux sinistres empereurs n'auraient-ils pas pu se dérober
à « l'irrésistible mouvement » de leurs peuples? S'ils avaient
été humains? S'ils avaient été sages? S'ils avaient su résister
aux pressions de leur entourage, aux suggestions de leur
cupidité et de leur orgueil, les événemens n'auraient-ils pas pu
suivre un autre cours plus pacifique?
Vains rêves que tout ceci ; et puisque aussi bien les libres
passions princières sont, à leur manière, des « fatalités » his-
toriques, Albert de Mun a eu raison au total de parler d'une
guerre inévitable et d'en rappeler infatigablement la pensée à
(1) L'Heure décisive, p. 211, 178, 67.
116 REVUE DES DEUX MONDES.;
ses lecteurs. Au reste, parmi ses appréhensions et ses inquié-
tudes, de joyeuses consolations lui venaient, lui apportant la
preuve qu'il ne prêchait pas dans le désert. Non seulement la
jeunesse, par « l'accueil chaleureux » qu'elle réservait à ses
vibrans articles, « soutenait son labeur » et « récompensait son
effort. » Mais même dans les milieux politiques, il y avait
quelque chose de changé. Au ministère qui avait, tant bien que
mal, — et plutôt mal que bien, — paré le « coup d'Agadir, »
en avait succédé un autre qui, en plus d'une circonstance,
s'était montré particulièrement soucieux de la fierté et de la
dignité nationales. Les Chambres avaient porté à la première
magistrature du pays l'homme que l'instinct populaire leur
avait désigné comme étant le plus capable, dans les difficiles
conjonctures présentes, de présider aux destinées de la France,
et le nouveau Président, à peine installé à l'Elysée, encoura-
geait ses ministres à proposer le rétablissement de la loi de
trois ans. Cette loi, qui nous a probablement sauvés d'un
désastre, n'a pas eu, dans l'opinion et dans la presse, d'avocat
plus chaleureux, plus persuasif qu'Albert de Mun, ni ses adver-
saires de contradicteur plus compétent, plus vigoureux, plus
pressant. Sans lui, je n'ose dire, n'en sachant rien, que cette
loi de salut national n'eût point été votée; mais qu'il ait
contribué à la faire voter, à créer en sa faveur, dans l'esprit
public, une atmosphère de confiance et de lucide résolution,
c'est ce qui me parait indéniable. Au terme de sa campagne,
l'auteur de l' Heiire décisive pouvait se rendre le témoignage
qu'il avait très efficacement travaillé à l'œuvre de défense natio-
nale, et que, en partie grâce à lui, la France était « prête,
quels que fussent les événemens, à remplir fièrement la mission
qu'elle tient de sa glorieuse histoire. »
III
28 juillet 1914. Albert de Mun est à Roscoff. Depuis cinq
jours, l'universelle tension diplomatique créée par l'odieux ulti-
matum de l'Autriche à la Serbie tient les esprits en suspens;
les nouvelles s'aggravent ; l'attitude de l'Allemagne est énigma-
tique et inquiétante; on s'attend d'un instant à l'autre à la
déclaration de guerre autrichienne. Albert de Mun écrit un
ALBERT DE MUN.
in
article, qu'il intitule : L'Heure a-t-elle sonné? et peu après, il
part pour Paris.
Elle était sonne'e, en effet, l'heure de « l'horrible rencontre »
qu'il était « bien loin de souhaiter, » mais dont il avait prédit
l'inévitable échéance. Et alors commence cette admirable cam-
pagne de presse qui laissera dans la mémoire de tous les
Français un impérissable et si pur souvenir. Deux mois durant,
les articles quotidiens d'Albert de Mun sont littéralement, — le
mot est de M. Bourget, — « le battement même du cœur du
pays. » Aux heures d'incertitude, de doute et d'angoisse, ce
sont ces quelques pages de prose qui, — dans combien de foyers
anxieux! — vont entretenir et renouveler la flamme sacrée de
la confiance et de l'espoir. Personne en France ne désespère,
puisqu'Albert de Mun espère toujours. Plus jeune, plus vibrant
et plus actif que jamais, ce vieillard de soixante-treize ans,
malgré la maladie, malgré l'âge, malgré les émotions du citoyen
et du père, — il avait trois fils à l'armée, — prodigue généreu-
sement les derniers jours d'une vie qu'il abrège, il le sait, mais
qu'il veut user noblement. Tous les aspects de son âme et de
son talent, unis, fondus ensemble et réconciliés, exaltés et
transfigurés par les circonstances, s'expriment alors avec une
largeur, une intensité, une liberté d'accent qu'il n'a encore
jamais atteintes. Il est resté soldat, et il éprouve comme une
juvénile allégresse à se battre une dernière fois pour ce fier
pays qu'il a tant aimé. Il est profondément chrétien, et l'ardeur
de son patriotisme légitime et utilise toutes les formes de sa
piété : il retrouve, pour la France missionnaire du Christ, les
sentimens mêmes qu'une Jeanne d'Arc avait déjà pour elle..
Il est orateur et apôtre; et chaque matin, du haut de sa tribune
de l'Écho de Paris, c'est la foule immense des familles françaises
qu'il harangue, auxquelles il prêche la patience, le courage et
l'espoir. Il est gentilhomme, et comme jadis ses ancêtres éten-
dant leur tutelle protectrice sur le petit peuple des alentours,
lui, c'est tout le peuple de France qu'il défend contre les assauts
du doute et des mortelles défaillances. C'est un croisé enfin; et
quelle croisade, dans notre longue histoire, est comparable à
celle que nous menons depuis trois ans contre les éternels
barbares, les héritiers légili nés de la païenne Germanie?
Comprend-on maintenant toute la beauté et toute l'ampleur du
rôle qu'a joué Albert de Mun pendant les deux premiers mois
118 REVUE DES DEUX MONDES.
de la guerre? Toute sa vie et toute son œuvre aboutissaient à
cette heure unique où, sans l'avoir cherché, il s'est révélé
comme notre héraut national.
L'heure, — déclarait-il en débutant, — l'heure n'est plus aux
longs articles dans le silence et la réflexion : il n'y a de place que
pour l'action. Chaque jour, autant que je le pourrai, je noterai ici les
battemens de nos cœurs. Puisque, douleur poignante, le vieux soldat
ne peut j3 lus être dans le rang, tandis que va se jouer la partie suprême
attendue depuis quarante-quatre ans, peut-être pourra-t-il servir
encore utilement la patrie avec la seule arme qui reste à son bras
vieilli (1).
Jamais patrie n'aura été mieux servie. Je ne sais ce que
penseront de cette suite d'articles ceux qui viendront après
nous. A nous autres il est bien difficile de les juger avec toute
l'impartialité souhaitable. Nous les avons trop vécus! Ils font
désormais partie de nous-mêmes. Toute notre vie nous y retrou-
verons le vivant écho des émotions, des espérances^ des angoisses
par lesquelles nous avons tous passé au cours de ces semaines
tragiques oii se décidait le sort du pays. Et quand, plus tard,
nous voudrons raviver nos souvenirs, faire renaître, avec notre
âme d'autrefois, les sentimens qui l'agitaient, ce sont ces
derniers articles d'Albert de Mun que nous voudrons relire.
Quand nous les relisons d'ailleurs aujourd'hui, à plus de
trois ans déjà des événemens qui les ont inspirés, ils nous
paraissent aussi beaux qu'au premier jour. Aucune rhétorique.
Aucune recherche de pensée ou d'expression. L'éloquence la
plus spontanée, la plus simple, la plus jaillissante. Le lyrisme le
plus direct, le moins concerté, le plus dédaigneux des procédés
qu'il y ait peut-être dans notre langue. C'est véritablement une
âme, — et quelle âme, haute, généreuse et profonde! — qui
s'exhale et se livre tout entière.
Voyez d'abord avec quels accens, lui qui, toute sa vie, a si
souvent rêvé de l'unanimité française, et qui voit enfin son rêve
réalisé, il nous crie, « le jour sacré » du 4 août, « son émotion
profonde, sa poignante admiration, sa fierté patriotique » :
Rien ne s'est vu de si beau, de si grand dans notre histoire. Tous
ces hommes debout, frémissans d'enthousiasme, emportés par un
(1) La guerre de 1914, p. 8.
ALBERT DE MUN.
119
superbe élan de dévouement à la patrie, de confiance en son bon
droit, de passion pour sa grandeur et son indépendance, oubliant
pour elle, en une minute, toutes les discordes de la veille, et
réconciliés dans l'unanime amour de la France, ce fut un spectacle
sans pareil (1).
Ah! il n'a pas besoin de nous dire qu'il « a assisté à ce
spectacle, unique dans les fastes d'un peuple, le cœur battant,
les yeux pleins de larmes, » nous le connaissons assez pour
savoir que ce dut être là l'un des plus beaux jours de sa vie.
Et, même si nous n'en avions pas dans ses articles le vivant
témoignage, nous devinerions que les événemens des premiers
jours de la guerre, la violation du Luxembourg, de la neutralité
belge, l'entrée en ligne de l'Angleterre, la provisoire abstention
italienne, la méthodique et calme perfection de la mobilisation
française, les premiers combats de Belgique et d'Alsace ont eu
dans Albert de Mun le plus fièrement ému, le plus saintement
enthousiaste des spectateurs. Il prodigue à l'armée belge,
« troupe de héros, avant-garde volontaire de la civilisation,
contre la ruée des barbares, » l'hommage chaleureux et recon-
naissant de son admiration fraternelle. Et puis, le 8 août :
Mulhouse est pris! Comprenez-vous, à ces trois mots, vous les
jeunes, et vous-mêmes, entrés dans la vie depuis quarante ans,
comprenez-vous, à ces trois mots, quel coup au cœur, quel sursaut
de tout notre être, pour nous, les vieux, les vaincus de 4870?...
La revanche ! IVÏot vibrant, si longtemps refoulé dans nos âmes, et
qu'il nous était défendu de crier tout haut. Le voilà qui retentit,
comme un espoir désormais possible, d'un bout à l'autre du pays.
C'est donc vrai ! Nous pouvons espérer, avant que Dieu nous rappelle,
voir ce grand retour de justice et de gloire. Et vous, mes camarades,
vous dont les restes illustres reposent sous la terre ou vous êtes tombés,
frappés d' une mort doublement cruelle, puisqu'elle n'avait pu, du moins,
sauver la pairie, est-ce que, dans vos tombes de hasard, que laboure,
depuis tant d'années, le travail des vivans, est-ce que vos os n'ont pas
tressailli d'un frémissement soudain, au bruit de la grande nouvelle (2) ?
On se rappelle ce que disait Chateaubriand, à propos du
mouvement final de V Oraison funèbre duprincede Coudé, « qu'à
ce dernier effort de l'éloquence humaine, les larmes de l'admi-
^l) La guerre de 1914, p. 34.
(2j ld.\ p. o4-55.
120 REVUE DES DEUX MONDES.;
ration ont coulé de ses yeux, et le livre est tombé de ses
mains : » à propos de cette page, digne de Bossuet, on serait
tenté d'en dire autant.
Et nos premiers succès, en se succédant, suggéraient au
vieux soldat qu'était Albert de Mun, avec de superbes paroles
de confiance, d'ardentes, de palpitantes visions de batailles :
Ah! comme je vis avec vous, comme je sens vos cœurs battre,
mes camarades, en ces jours d'attente solennelle ! Je vous vois là, en
contact avec l'ennemi, à quelques kilomètres de lui, écoulant le bruit
des combats avancés, guettant, calmes et tout de même excités,
l'heure proche de la bataille. Les aéroplanes parcourent le ciel, vont
et viennent; les chevaux sont sellés et paquetés. Et, demain, tout à
l'heure, pendant que j'écris, peut-être, le canon va tonner sur toute
la ligne. Alors, comme le A août 1870, à quatre heures du soir, devant
Borny, vous vous lèverez tout droit, officiers et soldats, en criant :
« Vive la France ! » Et nous qui vivons, les yeux rivés sur vos gestes
lointains, qui vivons le cœur serré d'angoisses, jJ^rce que nos fils sont
parmi vous, mais l'âme frémissante, parce que vous êtes la pairie en
armes, nous vous répondrons d'ici par le même cri évocateur de
gloire : « Vive la France ! »
Mais en attendant les chocs décisifs, les heures se traînaient,
lentes, fiévreuses, angoissées, u Le temps a passé, et mainte-
nant, c'est l'attente, lourd manteau jeté sur nos pensées, que
nous traînons partout, dans l'activité des fonctions diverses oii
nous essayons de servir la patrie. » Pour nous aider à les
passer, ces heures <( solennelles et poignantes, » Albert de Mun,
qui les vivait comme nous, plus dangereusement peut-être,
trouvait les réflexions et les mots les mieux appropriés à notre
anxieuse impatience. Il énumérait nos motifs d'espérer ; il
nous prêchait le sang-froid; « mères douloureuses, épouses
tragiques, fiancées torturées, » il les exhortait au dur sacrifice
de la maîtrise de soi et du silence. A ceux qui partageaient ses
croyances il rappelait les promesses de la vie éternelle et la mis-
sion providentielle de la France. « Et puis enfin, il y a Dieu,
disait-il, Dieu qui a rassemblé nos cœurs divisés, qui a permis
le fol emportement de l'orgueil allemand, qui a conduit le
merveilleux renversement des calculs germaniques. Il y a Dieu
et Jeanne d'Arc!... Ce n'est pas en vain qu'après cinq siècles,
l'image de Jeanne béatifiée est revenue planer sur la patrie,
ALBERT DE MUN.
121
comme sur la cité romaine le palladium antique! » Un autre
jour, il rappelait « la protection se'culaire de la Vierge Marie,
sur notre patrie bien-aimée. » « Elevons, s'écriait-il, nos âmes
chrétiennes et françaises vers la mère des douleurs et des espé-
rances... » Et, se tournant vers ceux qu'en d'autres temps ce
langage aurait pu surprendre et faire sourire : « D'autres me
liront, écrivait-il, sans s'étonner de cette explosion de mes pen-
sées intimes. Je leur dirai, bien qu'ils ne partagent pas ma foi,
les mêmes et viriles paroles. Vous aussi, grandissez vos âmes
à la hauteur de la patrie. Elle vous demande plus qu'à vos fils.
Eux, ils donnent leur vie, dans l'enthousiasme du combat,
vous, vous donnez la vôtre, dans le silence de l'attente et le
devoir ignoré (1). »
Il donnait, lui, la sienne sans compter. Son article quoti-
dien n'était que la moindre de ses « œuvres de guerre ; » il se
dépensait dans une foule d'utiles besognes de charité et de
dévouement patriotique. Il avait, dès les premiers jours,
d'accord avec le gouvernement, organisé son bataillon sacré,
ces aumôniers militaires, dont on ne saurait s'exagérer la part
d'action dans le merveilleux moral de nos troupes, et donc dans
les victoires françaises. « Ce sera la plus belle œuvre de ma
vie, » déclarait-il dans l'un de ses derniers articles. La plus
belle? Je ne sais; mais probablement la plus pratiquement
utile, et, dans l'ordre spirituel, la plus lointainement efficace.
Si, comme nous l'espérons tous, la « mentalité » populaire en
France est changée après la guerre, les aumôniers volontaires
y auront largement contribué, et, par l'esprit d'apostolat et de
sacrifice dont ils auront fait preuve, l'une des plus hautes pen-
sées d'Albert de Mun se prolongera, se réalisera peut-être après
lui.
Non content enfin de soutenir et de réconforter les Français
de l'arrière, il s'adressait aussi Aux soldats : tel est le titre d'une
<( proclamation » qu'il publiait dans le Bulletin des années, et
qui dut, à la veille des grandes batailles, exalter et redresser,
sur le front, bien des courages. Cet « ancien » parlait si bien le
fier langage militaire, élevé, précis et simple qui convient à
l'héroïsme français 1 II disait si bien, en termes si chaleureux,
si forts, si émus, tout ce qu'il y avait à dire, tout ce que chaque
(1) La guerre de 1914, p. 64, 50, 67.
122 REVUE DES DEUX MONDES.
petit soldat, en partant pour la guerre, s'était dit, dans le secret
de son âme, pour s'expliquer la grandeur de son sacrifice !
L'honneur est grand, — déclarait-il, — de vous parler, à cette
heure où vit en vous toute l'âme de la France. Il est grand surtout
pour le vétéran de la guerre douloureuse, dont le cœur, meurlri*par
l'inoubliable blessure, bat à grands coups, d'espérance et de fierté, en
saluant les vengeurs de la patrie.
Qui de vous, depuis le général en chef jusqu'au simple soldat, ne
porte en lui, gravée par l'histoire de sa race, l'image de la patrie,
terre des pères, ensemble sacré de nos demeures et de nos cliamps, mère
des vivans et gardienne des morts, chérie d'un instinctif et puissant
amour!...
Cependant, l'heure des rencontres formidables approchait.^
L'occupation de Bruxelles, l'invasion allemande dans le Nord-
Ouest de la Belgique, Morhange, Charleroi, la retraite, l'inva-
sion de la France : autant de dates et d'événemens douloureux,
et que nos premiers succès ne nous faisaient point prévoir.
L'attitude d'Albert de Mun est alors admirable. Jamais il n'a
mieux mérité ce titre de « ministre de la confiance nationale »
qu'il se donnait plus tard à lui-même. Si grave que soit la
situation, il se défend de désespérer. Toutes les raisons précises
et positives que nous pouvons avoir de croire à un prochain
retour de fortune, et à la victoire finale, il les ramasse en un
faisceau saisissant, il les commente avec une vivacité d'intui-
tion, une vigueur persuasive qui vont porter la foi et l'espoir
dans les esprits les plus troublés, les cœurs les plus inquiets.
Sans nier le moins du monde les faits acquis, sans en diminuer
le caractère douloureux, il les ramène à leurs proportions véri-
tables dans l'ensemble des opérations, dans la situation géné-
rale. Il corrige et redresse les imprudences et les fausses ma-
nœuvres que les pouvoirs publics, dans leurs communiqués,
dans leurs informations officieuses, ont plus d'une fois com-
mises. Il relève les courages abattus, il exalte les volontés fai-
blissantes; il parle à chacun le langage qu'il peut le mieux
entendre. A tous il rappelle, au nom même de « nos enfans »
qui comptent sur nous, le grand, l'imprescriptible devoir de la
courageuse patience.
Croit-on, s'écrie-t-il, que je ne soufl're pas, ayant mes fils et mes
proches dans l'action, et que je ne compatis pas de toute mon âme à
ALBERT DE MUN.
423
l'atroce angoisse de tous ceux qui souffrent avec moi? Mais quoi! la
guerre est l'école de la souffrance et du sacrifice. Ils souffrent aussi, là-
bas, nos enfans, loin de tout, coupés de toutes nouvelles, exposés
aux fatigues et aux combats de chaque jour! Nous leur demandons
pourtant la silencieuse acceptation du devoir héroïque. Ils ont le
droit de compter sur la nôtre (1).
Et à mesure que le danger se rapproche et s'aggrave, que
les nouvelles des atrocités germaniques se précisent, — Badon-
viller, Etain, Louvain, — la voix d'Albert de Mun se fait plus
indignée, plus pressante, plus impérieuse, u Les lettres qu'il
reçoit chaque jour, par monceaux, l'encouragent par la pensée
qu'il donne une voix à tant d'âmes étouffées d'inquiétude. » Il
sent que, par sa plume de journaliste, il remplit l'un des plus
hauts, des plus importans services publics du pays. Il se dit
« heureux de pouvoir encore donner à la France quelque chose
de sa vie. » Le mot de Wellington à Waterloo : « Tenir, tenir
jusqu'à la mort » est sa devise, et celle dont il ne cessera de
nous vanter l'efficace. Mais la foi ne l'abandonne pas. Quand, le
2 septembre, il quitte, afin de poursuivre librement son œuvre,
Paris pour Bordeaux, les dernières paroles qu'il nous laisse, en
guise d'adieu, sont les suivantes : « Nous ne voulons pas mourir.;
Prenons le moyen de vivre. Il n'y en a qu'un, c'est de tenir
bon, quoi qu'il arrive, avec la confiance chevillée dans le cœur. »
Et pourtant, « Paris était menacé par eux! » Sombre pensée,
il l'avoue, mais qui ne parvient pas à entamer la foi, réaliste et
mystique tout ensemble, qu'il a dans le salut de la France.
« Entendant la voix mâle du chef qui commande à la résistance,
écrit-il, je sens, comme il y a un mois, mon âme exaltée dans
la confiance. » Il « pense plus que jamais » ce qu'il pensait et
disait dès l'arrivée des Allemands sur la Somme, à savoir :
« qu'une armée qui tenterait une manœuvre semblable, laissant
sur son flanc des forces puissantes et organisées, commettrait une
folie dont elle serait sûrement châtiée. » Et voilà que peu à peu
l'événement lui donne raison. Voilà que s'engage, dans les
meilleures conditions possibles, la bataille décisive qui va
sauver Paris et refouler le Barbare. Pendant qu'elle s'engage,
pendant qu'elle progresse, semblable au prophète hébreu qui,
du haut de la montagne sainte, soutenait par ses prières le
(1) La guerre de 1914, p. 99.
124
REVUE DES DEUX MONDES.
courage de ses troupes, Albert de Mun prie, prêche la sérénité,
l'espoir, et, par tous les moyens en son pouvoir, réchauffe,
exalte, tonifie la confiance française. L'un des premiers, le
premier peut-être, il proclame ce qui est devenu, depuis, une
vérité d'évidence : « Il y a eu, déclare-t-il, dans l'histoire, des
retraites illustres à l'égal des victoires. Celle qui, depuis Char-
leroi, contient la marche de l'envahisseur, quand le détail en
sera connu, comptera dans ces exemples fameux. » Et, pronon-
çant, à l'égard de nos vaillans défenseurs, les chaudes paroles
de gratitude qui traduisent la pensée de la France, il s'écrie :
« Je voudrais que le pays le comprît tout entier, et que, de
son sein, s'élevât vers ses glorieux soldats, un cri de recon-
naissance et d'amour. Je voudrais, surtout que là-bas ils
eussent, ces sauveurs de la patrie, ces héros de la civilisation, la
certitude que la France admire leur œuvre et la comprend (1). »
La France tout entière n'allait pas tarder d'applaudir à cet
hommage...
Bordeaux, 19^ septembre 1914. — Comment dire? Quels mots
trouver? Ils sont en pleine retraite, et sur la gauche, entre Reims et
Soissons, cette retraite est une déroute... Ah! il faut s'imaginer cela,
le tableau tragique et d'une grandiose horreur... Ça y est... Les
canons s'empêtrent dans la marche en arrière, les chevaux tombent,
les voitures s'entassent. Hardi les enfans! Poussez! « Tout est vôtre, »
comme criait Jeanne d'Arc aux siens le jour de Patay.
Alors, comprenez-vous la joie, l'ivresse, l'orgueil ! c'est la pour-
suite. La poursuite des Allemands sur le sol français !lTtis.gmez l'enthou-
siasme, la griserie. Plus de fatigue, plus de regards à ceux qui
tombent ! Il faut les atteindre, ramasser les traînards, couper les traits
des canons, et, surtout, les empêcher de repasser la Marne, qui paraît
là, tout près, au bout du champ de bataille.
Ah! la belle histoire! Et dire que nous ne sommes pas là, nous les
vieux, les vaincus, les victimes, pour jouir de cette revanche, attendue
depuis quarante-quatre ans!
Et le lendemain :
Notre victoire ! Enfin il est permis de les écrire, ces mots glorieux
et libérateurs, qu'hier encore, imaginant la poursuite, je n'osais pro-
noncer tout haut, tant l'école de la guerre nous a rendus rebelles aux
prompts enthousiasmes...
(1) La guerre de 1914, p. 101, 119, 143, 147, 132.
ALBERT DE MUN.
125
Ah! il a raison, notre Joffre, de nous ouvrir enfin les lèvres, afin
que nous puissions crier notre victoire. Elle est plus grande, sans
doute, que nous ne la mesurons nous-mêmes. Demain verra de grandes
choses (1).
Demain ne vit pas toutes les grandes choses qu'escomptait
Albert de Mun. Demain vit commencer cette interminable
guerre de tranchées qui allait mettre à une si dure épreuve la
patience française. Albert de Mun eut, comme nous tous,
quelque mal à s'y faire. Mais la grandeur du but à atteindre le
préservait de toute lassitude et lui servait à bander toutes les
énergies, à relever tous les courages. La bataille de la Marne
était à peine achevée qu'il écrivait : « L'Allemagne joue sa vie
comme nous. Ces parties-là ne se règlent pas en un jour, ni en
une bataille. » Obstinément, il replaçait sous nos yeux le
Delenda Carthago qui devait être, selon lui, l'unique solution
raisonnable de cette guerre effroyable : « la destruction de la
puissance germanique, » c'était pour lui un axiome, dont
aucun sophisme ne devait dénaturer la clarté. « Nous subissons,
malgré nous, disait-il, une guerre affreuse et sans merci, nous
versons, par tous les pores, le sang de la patrie. Il faut que ce
soit pour assurer aux générations qui viennent un siècle de
paix, de repos et de prospérité. Elles ne le trouveront que dans
le définitif écrasement de l'ennemi qui, depuis quarante ans,
piétine notre cœur (2). » Cette farouche résolution est devenue
celle de tous les Français, et nul n'aura plus fait qu'Albert de
Mun pour nous l'implanter dans le cœur.
A cet épuisant régime d'émotions et de labeur, son cœur
s'usait, et des crises, chaque jour plus fréquentes, l'avertissaient
du péril. Il n'en avait cure, se dérobant aux conseils de pru-
dence, se refusant à suspendre ou diminuer son effort. Il voulait
aller jusqu'au bout de son devoir, et le devoir pour lui confinait
à l'héroïsme. Au reste, que lui importait d'abréger sa vie. ^ Son
œuvre n'était-elle pas achevée? N'avait-il pas eu l'honneur de
collaborer de toute son âme au « miracle français » dont il avait
été le généreux prophète? N'avait-il pas, de ses yeux de chair,
(1) La guerre de 1914, p. n4, 175, 181.
(2) Id., p. 185, 227.
126
REVUE DES DEUX MONDES.^
VU la victoire qu'il n'avait cessé de prédire? Ne pouvant mourir
sur le champ de bataille, pouvait-il souhaiter une plus belle
mort de soldat que de tomber, la plume à la main, pour son
pays? Un soir d'octobre, son article du lendemain achevé, la
mort le prit doucement, l'enlevant à la tendresse des siens, au
respect et à l'admiration reconnaissante de la France entière.
Ce fut un deuil national. Il n'avait plus d'adversaires, et ceux
qui le combattaient la veille ne furent pas les derniers à lui
rendre hommage. Bordeaux lui fit de magnifiques funérailles.
Académiciens, ministres, sénateurs, députés, ambassadeurs, le
Président de la République en personne, tout ce qui représen-
tait et aimait la France se donna rendez-vous derrière son
cercueil. Chacun sentait qu'une des grandes voix de la patrie
venait de s'éteindre. Les douleurs individuelles s'élargissaient
et s'épuraient dans la religieuse émotion collective. On songeait
à l'harmonieuse unité de cette existence, si pleine de hautes
pensées et de bonnes œuvres, à cette noble fin de chevalier
chrétien et français, qui avait toute la vertu et tout le sens
agissant*d'un symbole. On se disait que, même achevée, cette
vie était encore créatrice d'union, d'énergie, de sacrifice et
d'espoir. Au dire de tous les assistans, ces sentimens se lisaient
sur tous les visages de la grande foule anonyme et recueillie
qui se pressait autour de cette tombe. Et le mot qu'il fallait
dire a été prononcé par un soldat, répondant à un camarade
qui demandait à connaître le héros de ce long cortège : « C'est
M. de Mun, celui qui consolait nos mères. »
Victor Giraud.
LA
(1)
RIVE GAUCHE DU RHIN
II
L'OPPOSITION A LA PRUSSE
ET LES FLUCTUATIONS DE LA POLITIQUE FRANÇAISE
(1848-1870)
1. — LA RÉVOLUTION
On connaît les faits généraux de la Révolution allemande
de 1848. A Berlin, l'émeute éclata le 18 mars et mit en péril
la monarchie, de telle sorte que le roi convoqua une Assemblée
qu'il chargea de voter la constitution promise depuis 1815.
Mais cette Assemblée fut dissoute le 10 novembre par le minis-
tère de réaction Brandenbourg, et Frédéric-Guillaume IV, de
sa propre autorité, octroya à ses sujets le statut qu'ils lui
réclamaient : les articles du 6 décembre, très fortement modifiés
en 1849, ne furent appliqués que le 31 janvier 1850. D'autre part,
les aspirations unitaires provoquèrent la réunion à Francfort
d'un Parlement constituant qui tenta d'organiser l'Allemagne
en un Etat fédératif. Ce Parlement de Francfort, réuni le
18 mai 1848, créa un pouvoir central provisoire, le Vicariat
d'empire, auquel fut appelé l'archiduc Jean d'Autriche; la Diète,
qui représentait les princes, fut abolie, et les députés rédigèrent
(1) Voyez la Revue du 1" octobre.
i2S ftEVUE DES DEUX MONDES.)
une constitution allemande qu'ils votèrent le 28 mars 1849.,
Tous les Etats germaniques devaient être groupés sous le sceptre
d'un empereur, assisté de ministres responsables. La question
était pourtant de savoir si l'Autriche ferait partie de cette
combinaison : dans ce cas, on fonderait la grande Allemagne,
tandis que, si elle en était exclue, seule était possible une
petite Allemagne. Les partisans de celle-ci l'emportèrent.
Le 28 mars, le roi de Prusse fut élu empereur, mais il refusa
la couronne et la constitution le 3 avril, ne voulant pas tenir
son pouvoir du peuple. Le Parlement de Francfort, réduit à
quelques députés, se retira à Stuttgart où il fut dispersé. L'insur-
rection se déchaîna en plusieurs points de l'Allemagne, à
Dresde, surtout en Bade et dans le Palatinat. Elle fut écrasée,
et l'on rétablit l'ancienne Diète le 10 mai 1850.;
Ces événemens, qui ont attesté la profonde désunion des
Etats germaniques, ont eu leur répercussion ou leur théâtre sur
la rive gauche du Rhin., La fermentation y commence aussitôt
que se répandent les nouvelles de Paris. Le 27 février 1848,
Trêves réclame une constitution. Le 2 mars, Cologne s'agite
à la voix des ex-lieutenans Anneke et Willich, du médecin
Gottschalk, et de François Raveaux. Le 5, Aix-la-Chapelle mani-
feste, et, quelques jours après, Bonn et Diisseldorf prennent
position. Dans la Révolution de Berlin, les Rhénans jouent un
rôle considérable, car, dès le début de mars, Cologne et trente-
quatre autres villes de la région ont envoyé au roi une dépu-
tation chargée de défendre le point de vue libéral. D'un bout à
l'autre de la crise, les démonstrations se succèdent : il s'agit
pour nous d'en montrer le sens et la portée.
Divers symptômes pourraient faire croire que les popu-
lations de la rive gauche ont été animées par la passion unitaire
et qu'elles se sont senties profondément allemandes. Il est vrai
qu'un agitateur comme Robert Blum et un Icutomane comme
Venedey, tous les deux Rhénans, ont été députés à Francfort.
Il est exact qu'en maints endroits le lied pangermaniste de
Arndt, Was ist des Deutschen Vaterland, a été chanté par la
foule; que le drapeau de la grande Allemagne, noir, rouge
et or, a été arboré sur les édifices municipaux à Aix-la-Chapelle,
Bonn, Diisseldorf, Cologne, Trêves, et ailleurs encore;' que les
comités électoraux de la rive gauche ont réclamé la création
d'une flotte nationale; que l'archiduc Jean a joui d'une grande
La rivé gaîjchë du rhiiv. 129
popularité dans les villes; enfin que la constitution de Francfort
a été' accueillie avec le plus vif enthousiasme dans tout le pays.
Pourtant il faut éviter de s'exagérer la valeur de ces mani-
festations. Venedey et Robert Blum n'ont pas représenté au
Parlement germanique la cité qui les a vus naître : ils tenaient
leur siège, l'un de Giessen", l'autre de Leipzig. Au contraire,
Aix-la-Chapelle, Trêves et Cologne élisent des députés qui
s'appellent W. Smets, L. Simon, et Raveaux. Le premier a
chanté la gloire de Napoléon. Le second était républicain et
mourut en exil après avoir été condamné à mort pour sa parti-
cipation aux troubles de 1849. Le troisième, fils d'un Français
qui sous l'Empire occupait les fonctions de garde-magasin à la
citadelle de Deutz, avait été compromis dans l'émeute de 1846;
c'est sur sa proposition que l'Assemblée de Francfort vota, le
27 mai 1848, la motion qui donnait la prééminence à la future
constitution allemande sur toutes les constitutions des États
particuliers, et cela au moment où la monarchie des Hohen-
zollern annonçait l'intention d'accorder aux sujets du roi le
statut promis en 1815 : dans celte intervention de Raveaux nous
ne pouvons voir qu'un acte de défiance vis-à-vis de la Prusse.
Tranchons le mot : dans la vallée du Rhin la Révolution de 1848
est antiprussienne, et cela constitue l'un de ses caractères les
plus évidens.
Elle est violemment antiprussienne. Comme telle, elle cache
ses tendances séparatistes sous des dehors unitaires, par une
apparente contradiction qu'il est facile d'expliquer. En effet,
du moment que les populations font effort pour échapper à la
tyrannie qui les écrase, il est naturel qu'elles cherchent un
appui dans le pouvoir qui s'oppose le plus directement à celui
de leurs maîtres. De là les démonstrations que nous avons
énumérées en faveur de la cause dite « nationale. » Pourtant
chacune de celles-ci, avant tout, est dirigée contre Berlin et la
monarchie des Hohenzollern. Que dans l'amour que l'on témoigne
à la cause allemande il entre, selon les circonstances, quelque
parcelle de sincérité, voilà qui n'est pas dénué de vraisemblance,
mais cet amour n'a jamais que la valeur d'un élément accessoire :
la haine de la Prusse, toujours, est le sentiment qui domine.
Catholiques et démocrates s'entendent merveilleusement
pour la même œuvre de libération. Ils ont le même. programme,
en somme, celui que présentent les libéraux à Francfort. Mais
TOME XLII. — 1917. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
justement ce programme est en contradiction avec les principes
les plus chers au gouvernement prussien. Le 12 avril 1848, à la
réunion de Worrstadt, qui pre'pare les élections au Parlement
germanique, les Rhénans demandent la réduction des armées
permanentes, la diminution du nombre des fonctionnaires, la
suppression des privilèges de la noblesse, la séparation des
Eglises et de l'Etat, l'indépendance mutuelle de l'école et de la
religion, l'abolition de la censure, la liberté individuelle garantie,
le droit de réunion et d'association. Toutes ces revendications sont
dictées par le souvenir cuisant des maux soufTerts depuis 1815;
elles sont autant de coups droits portés à une monarchie où la
noblesse, les fonctionnaires et l'armée sont les agens de la plus
dure tyrannie, oii l'État confond ses intérêts avec ceux d'une
certaine confession, où les franchises civiques sont systémati-
quement refusées par une administration autoritaire et brutale.
Les catholiques ne dissimulent pas leur alliance avec les
démocrates. Ils l'avouent même hautement au Congrès de
Mayence, en octobre 1848, et ils en donnent comme raison qu'ils
ne devaient pas repousser les armes nécessaires à leur défense.
Le peintre Lasinsky, dans le discours qu'il prononce, expose
pourquoi" son parti a embrassé la cause de l'unité allemande et
soutenu la politique de Francfort. <c Quelques jeunes gens qui
possèdent la confiance du peuple, dit-il, se mirent en devoir de
tracer un programme : parmi eux il y avait quelques ennemis
de l'Eglise, mais nous n'avions pas à choisir. Au moment du
naufrage, tout le monde, amis et ennemis, se cramponne à la
planche de salut. » Rhénan lui-même, il laisse parfaitement
entendre que son catholicisme est surtout fait d'opposition à la
Prusse, et il énumère les outrages subis pendant de longues
années de servitude : « Aucun pays n'a plus souffert de la
domination du fonctionnarisme prussien que la vallée de la'
Moselle. C'est grâce à cette oppression que cette riche contrée
se trouve presque dans la misère... Rien d'étonnant dans la
virulence de mon langage. Nous autres Trévirois, nous fûmes
pendant des années honnis comme des vagabonds, des pèlerins
paresseux. Pour nous défendre, nous sollicitâmes du gouver-
nement de fonder un organe. On nous répondit injurieusement
que le besoin ne s'en faisait nullement sentir. Jusqu'à cette
heure nous n'avons rien obtenu. C'est pourquoi nous avons
perdu toute confiance dans les pouvoirs séculiers. » Les autres
LÀ RIVE GAUCHE DU RHIN.i
131
orateurs rhénans exhalent ies mêmes rancunes et font eux aussi
le procès de l'administration prussienne. Lenning, chanoine
à Mayence, sa ville natale, et Hardung, conseiller au tribunal
de Cologne, rappellent avec indignation l'infâme traitement
qu'a dû subir l'archevêque Droste.
On voit déjà ce qu'il faut penser de l'affirmation de K. Schurz,
selon laquelle le mouvement unitaire de 1848 aurait raccom-
modé les Rhénans avec la Prusse. Si l'on recherche ce qui se
produit dans la région pendant cette période, il apparaît clai-
rement que la question nationale passe au second plan et qu'il
s'agit avant tout de ruiner la puissance prussienne. Le gouver-
nement de Berlin s'en rendit d'ailleurs parfaitement compte :
sa crainte de voir la province rhénane lui échapper fut telle
qu'au cours de l'année 1849 il en nomma gouverneur le « prince
Mitraille » en personne : le futur Guillaume 1" vint alors
s'établir à Coblence.
Une première phase est celle qui s'étend des premiers jours
de mars au début de juin 1848; elle embrasse le soulèvement
initial,^ les répercussions des événemens de Berlin, les élections,
toute l'agitation que provoque la réunion de l'Assemblée de
Francfort. Viennent ensuite quelques manifestations isolées.
Un dernier groupe de faits prend place au moment où Frédéric-
Guillaume IV refuse la couronne impériale et dans les semaines
qui suivent. Quoique les monographies publiées soient peu
nombreuses et qu'elles présentent de fortes lacunes, — souvent
intentionnelles, — elles nous en disent assez pour que nous
soyons pleinement édifiés.
A Aix-la-Chapelle, au mois de mars 1848, la population
tourne sa colère contre le 34^ régiment d'infanterie dont les
hommes sont recrutés en Prusse, à Dantzig et à Elbing. Le
15 avril, les habitans prennent d'assaut le poste de garde sur le
marché; le 16, ils assiègent la caserne; le 17, ils attaquent les
troupes à coups de pierres; les soldats tirent et tuent deux
personnes, tandis qu'une charge de dragons fait quarante pri-
sonniers. Les membres du Landtag-uni, dès les premiers jours
de la fermentation révolutionnaire, par l'intermédiaire du pré-
sident supérieur de la province, ont supplié le roi d'accorder
sans retard au peuple pleine et entière satisfaction, sous peine
de voir éclater partout des conflits sanglans. C'est l'armée prus-
sienne qui est l'ennemie, et de Trêves àEmmerich, le sentiment
132 REVUE DES DEUX MONDES.
Universel applaudit à l'humilialion qui lui est infligée pendant
les troubles de Berlin. A Bonn, où Kinkcl le i8 mars tient un
grand discours sur les marches de l'hôtel de ville, à Crefeld, à
Glève, à Coblence, ailleurs encore, seule la crainte d'une fusil-
lade fait reculer les manifestans. Aussi la haine qu'inspirent les
soldats de Frédéric-Guillaume IV en est-elle accrue. Elle
rejaillit sur la maison royale : Pierre Reichensperger raconte
qu'il a assisté à Coblence, sur le Florinsmarkt, à une réunion
populaire où le « prince Mitraille, » violemment pris à partie
comme chef de la camarilla antidémocratique, a été déclaré
déchu du trône. L'agitation, dans la ville de Cologne, revêt le
même caractère : au début de mars, Baveaux provoque une
pétition demandant l'abolition des armées et l'armement du
peuple; des manifestations ont lieu; elles sont dispersées par
les troupes prussiennes qui arrêtent les orateurs; l'opinion
exaspérée ne voit plus de recours qu'en la république. Aussi la
joie est-elle immense lorsque l'on apprend la défaite de la mo-
narchie; dans les cafés, dit Brùggemann, ce ne fut qu'un cri :
« La Prusse est brisée, et la royauté de Berlin est morte. »
A Trêves, dès que le mouvement se dessine, le gouverne-
ment s'empresse de faire partir le 30^ régiment d'infanterie,
recruté dans le pays, et de le remplacer par le 26*^ dont les
hommes sont originaires de l'Est. Pour leur défendre le passage,
la foule ferme les portes; mais les troupes les enfoncent, font
quelques décharges et passent. Alors l'indignation est à son
comble; on parle de chasser les soldats « étrangers; » on
forme une garde civique pour les mettre en échec, et on donne
l'assaut à la maison d'arrêt où l'on délivre quelques pauvres
diables emprisonnés par l'administration pour vol de bois. Dans
une grande réunion tenue le 26 mars, un républicain nommé
Grùn fait en termes impétueux le procès de la monarchie prus-
sienne. Le 2 mai, après les élections, un nouvel accès de fureur
soulève le peuple contre le 26*= régiment; des barricades sur-
gissent, des coups de feu sont échangés, il y a deux morts
parmi les habitans.
Dùsseldorf connaît des journées pareilles. Le début de mars
se passe dans un malaise général et l'on sent gronder la révolte.
Elle éclate lorsque les nouvelles de Berlin arrivent. Aussitôt
les auberges s'emplissent d'une foule en fête qui acclame la
déroute royale et chante des chansons séditieuses; on promène
LA RIVE GAUCHE DU RUIN.i
133
les couleurs allemandes et on les hisse à l'hôtel de ville; des
cortèges parcourent les rues, torches allume'es, au milieu des
salves de fusils et de pistolets. Tandis que l'incendie illumine
le ciel du côté de Neuss, et que le mouvement se propage à
Mùlheim, à Lùbbecke, à Gûtersloh et à Elberfeld, les troupes de
la garnison sont insultées, sifflées, poursuivies par des cris
injurieux : «. Preiissen! Saupreussen! Prussiens I Cochons de
Prussiens! » Le gouvernement alors concentre de forts contin-
gens, mais, comme la situation politique est très mauvaise, il
diffère sa répression, et les soldats se retirent après avoir fait
des sommations impuissantes. La population et l'armée se dé-
fient mutuellement : Saupreussen, clament les uns, et les autres
répondent en chantant l'hymne connu : « Ich binein Preuss ; kennt
ihr meine Farben? Je suis Prussien ; connaissez-vous mes cou-
leurs? » Les civils, la nuit, tuent ou blessent les soldats attardés.
Mayence n'est pas moins troublée. C'est une forteresse fédé-
rale, où tiennent garnison des Autrichiens, des Badois, des
Hessois, et des Prussiens. Ces derniers sont exécrés. Le 22 mars,
deux artilleurs qui se rendent au casino militaire sont entourés
par les habitans aux cris de u Mort aux Prussiens ! » Les
Mayençais organisent des quêtes pour les Polonais persécutés
par la monarchie des HohenzoUern, et les journaux, la Mainzer
Zeitung comme le Mainzer Dcmokrat, attaquent avec véhémence
le roi Frédéric-Guillaume IV, le despotisme militaire et bureau-
cratique de son gouvernement. Au mois de mai, le sang coule.
Citoyens et soldats prussiens se battent le 19, le 20, le 21 et
le 22, d'abord à coups de poings, puis les armes h la main. Les
Mayençais chantent un chant de circonstance, où ils invoquent
l'aide des chefs révolutionnaires :
Hecker, Struve, Zitz und Blum,
Kommt und brlngt die Preussen um!
« Accourez, Hecker, Struve, Zitz et Blum, accourez et écrasez
les Prussiens! » Il y a des victimes des deux côtés : 4 soldats
sont tués et 2.5 grièvement blessés; o citoyens sont blessés, dont
3 grièvement. Les Prussiens désarment aussitôt la garde natio-
nale : le 23, leur chef fait occuper les remparts par la garnison
et braque ses canons sur la ville; ses hommes blessent encore
un marchand de beurre et tuent un jeune garçon. Telle fut cette
émeute ou Preussenkrawall (\m laissa d'amères rancunes.
134 REVUE DES DEUX MONDES.
De juin 1848 k avril 1849, les passions s'assoupissent un peu.
Pourtant les sentimens ne changent pas, eL il suffit, pour s'en
convaincre, de suivre les événemens qui se déroulent dans la
seule ville de Cologne. En août a lieu la fête du sixième jubilé
séculaire de la fondation de la cathédrale. On a organisé une
grande cérémonie où l'on a convié le Parlement de Francfort,
ainsi que le vicaire de l'empire, et à laquelle Frédéric-Guil-
laume IV, comme souverain de la province, n'a pu se dispenser
de promettre sa présence. Comme il faut s'y attendre, la popu-
lation manifeste en l'honneur de l'unité allemande. L'archiduc
Jean descend le Rhin, suivi du Parlement, débarque à Cologne
où la garde nationale lui rend les honneurs, et répond au dis-
cours du bourgmestre : « Vous avez nommé, dit-il, la cathé-
drale de Cologne le symbole de l'unité allemande; elle l'est :
elle doit l'être! L'œuvre que nous devons accomplir pour le
salut de l'Allemagne, notre patrie, doit être grande, gigantesque
comme votre cathédrale elle-même. »
Pendant ce temps, le roi de Prusse était en route. Il avait
fait savoir qu'il arriverait à Dùsseldorf le 14 août. Quelques
membres de la municipalité auraient voulu qu'on s'abstint de le
saluer au nom de la ville; néanmoins, une députalion se rendit
à la gare. La garde civique prit les armes, mais avec des effec-
tifs très réduits, car un grand nombre, d'hommes avaient refusé
d'obéir aux ordres donnés. L'accueil fut tel que le roi poursuivit
immédiatement son chemin, au milieu des coups de sifflet et
des injures. Le soir, sur la place, du Marché, bourgeois et mili-
taires prussiens en vinrent aux mains, et un soldat du 13^ régi-
ment fut tué : c'est à peine si l'on put éviter une bataille
rangée entre la troupe et la garde civique.
A Cologne, Frédéric-Guillaume IV n'eut pas une réception
beaucoup plus chaude. L'archiduc Jean se porta à sa rencontre
au milieu des acclamations. « Quelques minutes après, nous'
dit Charles de Sainte-Hélène, lorsqu'il revint avec le roi de
Prusse à sa gauche, tous deux à pied, ainsi que leur suite, je
n'ai pas entendu un seul : Vive le roi! » L'humiliation, constate
le même auteur, fut sans précédent, et d'autres manifestations
marquèrent la haine que les Golonais vouaient à la Prusse.
Dans les derniers jours de septembre, leur mécontentement
détermina un sérieux conflit. L'autorité avait résolu d'arrêter
le référendaire Beckcr, chef de peloton à la ^ô" compagnie de la
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
135
garde civique, Wachter son capitaine, Scliapper, correcteur
d'imprimerie, et Moli, président par intérim de l'Union des
Travailleurs. Elle avait mis la main sur Backer et Schapper»
mais les autres lui avaient écliappé; la population, furieuse,
avait dévalisé les boutiques des armuriers et démoli les écha-
faudages de la cathédrale pour construire des barricades. Alors
la police voulut réquisitionner 1 000 hommes de la garde natio-
nale pour s'emparer de Wachter et de MolI, mais le bourgmestre
refusa de signer l'ordre qu'on lui présentait. Le commandant
de la place fit donc appel aux troupes prussiennes et menaça de
bombarder lu ville. Après quelques bagarres pendant lesquelles
des coups de feu furent échangés, l'ordre se rétablit. Le 26 au
matin, les barricades étaient détruites, l'état de siège proclamé,
la garde civique dissoute et désarmée, tandis que les soldats
patrouillaient dans les rues d'un air provocateur, sous la pro-
tection de canons mis en batterie à Deulz. Ces scènes tumul-
tueuses n'accrurent pas le loyalisme des habitans.
Nous approchons du dernier acte du drame. Le refus par
Frédéric-Guillaume IV d'accepter la couronne impériale déter-
mine l'insurrection des pays rhénans. A Cologne, la munici-
palité convoque des délégations des autres villes de la région
pour délibérer. La terreur de retomber sous le joug abhorré est
telle que l'on est prêt aux dernières résolutions. L'assemblée
déclare donc qu'elle accepte la constitution de Francfort, somme
la Prusse d'en faire autant et formule les plus graves menaces.
Le gouvernement répond en décrétant la mobilisation totale du
corps d'armée rhénan. A Cologne, les mesures sont si bien
prises que la population est tout de suite impuissante. Mais
partout, les hommes de la landwehr refusent d'entrer au dépôt.
De Bonn, Kinkel combine un coup de main sur l'arsenal de
Siegburg et il échoue dans sa tentative. En revanche, àlserlohn
et à Elberfeld, les insurgés sont maîtres de la situation pendant
quelques jours. A Diisseldorf, c'est le tocsin qui donne le signal
de l'émeute. Des barricades se dressent, surmontées du drapeau
rouge. Non contents de fusiller les Prussiens, bourgeois et
ouvriers leur lancent des pierres, des tuiles, des immondices
et les insultent. Au bruit des cloches qui sonnent sans désem-
parer, les troupes amènent du canon et prennent d'assaut les
barricades de la Kommunikation et de la Flingerstrasse.-
Le 10 mai, tout est fini : vingt citoyens ont été tués, beaucoup
i3G REVUE DES DEUX MONDES.
ont été blessés, et l'autorité procède à de très nombreuses arres*
tations. Pendant ce temps, dans la région de la Moselle,
l'agitateur Griin Corce et pille la citadelle de Priim avec l'aide
d'hommes de la landwehr révoltés qui verront fusiller trois des
leurs le 14 octobre dans les fossés de la forteresse de Sarrelouis.
Mais ce ne sont là que de brefs épisodes. Alors que les
restes du Parlement de Francfort se sont réfugiés à Stuttgart
où ils ont constitué une régence de cinq membres parmi les-
quels figurent Schùler, de Deux-Ponts, et Raveaux, la résistance,
encouragée par ces libéraux irréductibles, se transporte en Bade
et dans le Palatinat. Les révolutionnaires ennemis de la Prusse,
et qui ont été refoulés du Nord par les troupes de Frédéric-
Guillaume IV, se rassemblent dans le Sud. Leur armée se
monte bientôt à 30 000 hommes environ. Elle embrasse la
presque totalité des forces badoises et les contingens du Pala-
tinat soulevés contre la Bavière, auxquels se sont réunis beau-
coup de Rhénans sujets de la Prusse; à Mayence, où l'on n'a
pas oublié l'émeute de mai, Zilz forme sept compagnies de
Hessois qui se joignent aux insurgés. Malheureusement, cette
armée ne possède qu'un armement défectueux, elle est peu
instruite, et quelques semaines suffisent pour qu'elle soit com-
plètement vaincue.
Nous avons prouvé que la Révolution de 4848, dans la vallée
du Rhin, a revêtu un caractère nettement antiprussien. Il nous
reste maintenant à démontrer qu'elle a eu des tendances fran-
çaises, et nous le ferons sans peine, encore que les chefs du
mouvement aient été contraints à une certaine discrétion et
qu'au delà de nos frontières les historiens modernes passent le
plus souvent sous silence tout ce qui blesse leur patriotisme
ombrageux. D'une façon générale, on peut dire que les démo-
crates avancés ont souhaité le secours de la France, et qu'en
elle seule, justement parce qu'elle s'était constituée en Répu-
blique, ils ont vu la force active capable de faire triompher
leurs idées. Quel devait être le prix de son intervention? La
rive gauche du Rhin sans doute, car nul n'ignorait en 1848 à
quel point les populations arrachées à la France en 1815 détes-
taient latyrannie prussienne. Le sacrifice eût semblé mince, s'il
avait été compensé par une aide efficace. Assurément, quelques
révolutionnaires ont marqué une certaine réserve : il s'en est
même trouvé pour écrire que la seconde République accorderait
LA RIVE GAUCHE DU RHIN,
137
aux démocrates allemands son plein concours sans songer à en
retirer le moindre avantage. Jusqu'à quel point étaient-ils
sincères dans cette affirmation? Jusqu'à quel point ne cher-
chaient-ils pas à mettre d'abord leurs compatriotes devant le
fait accompli, sauf à leur faire accepter *plus tard la solution
qu'ils entrevoyaient déjà? On peut se le demander, quand on
voit que cette idée est défendue par W. Schulz, un Hessois de
Darmstadt, originaire par conséquent d'un pays oii l'on était
alors francophile, ancien officier de la Confédération du Rhin
en 1812, réfugié politique à Nancy en 1832, député à Francfort
en 1848, et l'un des irréductibles qui se retireront à Stuttgart.
Croit-il vraiment, comme il l'écrit, que la France défendrait
volontiers l'Allemagne contre la réaction septentrionale et
renoncerait à tout profit? Ou bien ne faut-il pas prendre ses
déclarations comme une demande d'intervention doucement
suggérée, et W. Schulz, en fin de compte, ne se rallierait-il
pas au programme d'un Heinrich Laube à la même date :
Freiheit mit Mass, Einigung des deutschen Vatcrlands, auch mit
Opfern, ce qui se traduit ainsi : Liberté avec mesure, unité de
la patrie allemande, même au prix de sacrifices? Il est permis
de le croire.
Notre abstention nous fit le plus grand tort. Notre défection,
— pour rendre exactement la pensée publique, — suscita contre
nous quelques rancunes et un peu de mépris, et la circulaire
de Lamartine aux agens diplomatiques delà France à l'étranger
causîî dans les milieux libéraux une amère déception : « La
guerre, disait ce document en date du 2 mars 1848, n'est pas le
principe de la République française, comme elle en devint la
fatale et glorieuse nécessité en 1792. La République française
n'intentera la guerre à personne. Elle ne fera point de propa-
gande sourde et incendiaire chez ses voisins. » Que cette déci-
sion ait été extrêmement sage et qu'elle ait épargné à la France
un désastre en lui évitant une lutte contre l'Europe coalisée,
voilà qui est l'évidence même, mais beaucoup ,de démocrates
allemands ne voulurent pas s'en rendre compte.
La rive gauche du Rhin nous attendait et les faits parlent
clairement. La députation qui se présente devant Frédéric-
Guillaume IV, au début de mars 1848, le menace de sécession
s'il n'accorde pas la constitution promise. A Cologne, nous dit
K. Schurz, on chante la Marseillaise dans les rues et les bras-
438 REVUE DES DEUX MONDES.
séries, ce que confirme 0. Hartmann, qui nous indique d'un
mot les tendances secrètes de cette agitation : « Surtout dans le
pays rhe'nan, écrit-il, dont les habitans se sentaient Prussiens
par obligation (Musspreusscn), les nouvelles de Paris eurent un
effet foudroyant... On menaça de se réunir à la France. » A
Trêves, les hommes qui jouent un rôle pendant toute cette
période sont animés de sympathies pour nous. L'agitateur Grûn,
qui organise la manifestation du 26 mars, a longtemps habité
Paris où il a des amitiés politiques. Deux jours avant, quand
on a formé la garde nationale, c'est Recking, dont le grand-
père était maire de la ville sous Napoléon, qui en a pris le
commandement. Sur les véritables sentimens de la région
mosellane, le discours prononcé par Lasinsky au congrès catho-
lique de Mayence, malgré ses formes enveloppées, jette un jour
fort cru. La voix de ce peintre s'élève contre la Prusse, et ses
plaintes ont une portée politique : « Nom confinons à la France,
à la Lorraine et au Luxembourg . Les gens des bords de la
Moselle, et à Trêves en particulier, sont taciturnes, mais ils
pensent beaucoup et profondément. L'oppression conduit le
peuple à toutes les extrémités. »
Désire-t-on un aveu plus net encore? A Mayence, la Mainzer
Zeitung qui, le 30 mars 1848, a sommé la chambre hessoise de
déclarer au roi de Prusse que le peuple rhénan ne voulait rien
savoir de lui, et qui multiplie ses attaques contre le « prince
Mitraille, » imprime ces mots décisifs à la date du 4 mai :
« Dans la vallée du Rhin, l'aversion pour la France disparait
de jour en jour, en même temps que s'évanouit la confiance en
l'Allemagne. » Lorsque Frédéric-Guillaume IV a refusé la cou-
ronne impériale, le congrès des municipalités rhénanes réuni
à Cologne vote une résolution qui contient cette phrase : « Les
soussignés, pour conclure, expriment leur conviction que, si
l'on ne veut pas tenir compte de leurs remontrances, la patrie
court les plus graves dangers, que ces dangers peuvent même
aller jusqu'à mettre en péril l'existence de la Prusse telle qu'elle
est présentement constituée. » Le vote est du 5 mai 1849,
Quelques jours plus tard, le Palatinat et Bade se soulèvent.
C'est vers la France que se tournent les insurgés. C'est à elle
qu'ils demandent des officiers et des armes. Mais elle ferme ses
frontières et interdit même l'exportation par la Suisse. Les
négociations continuent pourtant, mais nous ne répondons que
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
i39
par un refus à un dernier appel : « La tentative du gouverne-
ment provisoire, écrit Paul Flathe, de placer le Palatinat sous
le protectorat de la France, fut repoussée à Paris. »
Il nous reste à dresser le bilan de la Révolution allemande.;
Elle n'a pas été complètement vaine, et la Prusse elle-même a
dû faire des concessions. Pourtant, celles qu'elle a consenties
l'ont été avec tant de restrictions, et elles ont donné si peu le
sentiment qu'elles étaient définitives, que le pays rhénan a per-
sisté dans sa farouche opposition. A Berlin, les partis réaction-
naires avaient parfaitement compris que Frédéric-Guillaume IV,
en rompant avec le Parlement de Francfort, leur donnait la
victoire. En conséquence, ils réclamèrent aussitôt la suppres-
sion de la constitution et le retour aux anciennes formes de
gouvernement. Le roi ne voulut pas revenir sur sa parole,
mais il résolut de modifier le statut octroyé de telle sorte qu«
la Prusse demeurât monarchie conservatrice, et il publia la
loi électorale des trois classes ou Dreiklassenwahlgesetz du
30 mai 1849; encore en, vigueur aujourd'hui, qui assurait à la
couronne un Landtag docile. Les libéraux, indisposés par cette
mesure, signifièrent qu'ils s'abstiendraient dans les élections.
Ce fut donc une chambre réactionnaire, réunie à Berlin, qui
fut chargée de reviser la constitution du 5 décembre 1848.
Quelques-unes des libertés conquises subsistèrent. Tous les
Prussiens étaient proclamés égaux devant la loi. Les tribunaux
d'exception et les peines administratives étaient supprimés, les
jurys criminels promis même pour les affaires de presse,
l'indépendance des juges assurée, les conflits de compétence
remis à la décision d'une cour spéciale, tous leurs droits de
police et de juridiction enlevés aux grands propriétaires terriens.
Conformément aux indications données par le Parlement de
Francfort, la monarchie prussienne reconnaissait le libre exer-
cice du culte catholique, l'autonomie de l'Eglise, l'indépendance
des évèques dans leurs rapports avec les fidèles; elle se désistait
de toute participation à l'administration des diocèses, soit quant
aux personnes, soit quant aux biens. De plus, d'autres articles
établissaient le droit de réunion, l'abolition de la censure en
matière de presse, l'interdiction des fiefs, des majorais et des
privilèges fiscaux. Enfin, les recettes et les dépenses de l'État
devaient être rendues publiques par un budget qui serait soumis
à l'approbation des députés.:
140
RKVUE DES DEUX MONDES.
Mais le Landtag à qui incombait la revision avait supprimé
pour l'armée l'obligation de prêter serment à la constitution, et
la haute direction de l'Eglise évangélique était remise à la
couronne. Quoiqu'ils eussent obtenu une certaine indépendance
confessionnelle et que la surveillance de leurs écoles primaires
eût été confiée au clergé catholique, les Rhénans se rendaient
parfaitement compte que la Prusse était toujours la même et
que les concessions religieuses avaient leur source dans le désir
d'enrôler les prêtres au service de la réaction. D'inquiétantes
réserves ménagées dans le texte, quelques lacunes que devaient
combler des règlemens futurs, tout cela inspirait à la population
des sentimens de grave insécurité. On aimait à dire que la
tyrannie russe était plus franche que l'oppression prussienne.
Surtout, on savait que le souverain avait personnellement pesé
sur les décisions du Landtag, et que, sur sa demande expresse,
de nouvelles restrictions avaient été votées. Le malaise s'accrut
encore lorsque la constitution fut promulguée et que le Roi
prêta serment : « La constitution, dit-il, est née dans une année
que la fidélité des générations futures voudra effacer de l'his-
toire de Prusse à force de larmes, et partout encore elle porte
le stigmate de son origine. Amendée comn^e elle l'est, cepen-
dant, je puis la jurer. Je le puis, dans l'espoir que l'on me
rendra possible de gouverner avec elle. »
Le ministère Manteuffel, formé le 6 novembre 1830, s'efforce
de mater la démocratie avec l'aide des orthodoxes protestans
qui décidément sont les maîtres. Les conservateurs prussiens,
acharnés dans l'assouvissement de leur vengeance, profilent de
l'ordonnance du 5 juin 1850, qui limite à nouveau la liberté
de la presse, pour entamer de nouveaux procès, et, en même
temps, ils poursuivent tous les délits politiques commis pen-
dant la Révolution. Nombreuses sont les condamnations dans le
pays rhénan. La Gazette de Trêves est supprimée et la Gazette
de Cologne, qui va bientôt se résoudre à devenir définitivement
l'avocat de la Prusse, se sent en péril. A Berlin, la Gazette de
la Croix reproche aux journaux rhénans de fausser l'opinion et
de la franciser. Le 16 août 1851, Frédéric-Guillaume IV passe
à Cologne. Outré de l'opposition que son gouvernement ren-
contre, il répond à une délégation de la municipalité par un
flot de paroles comminatoires : « Je ne suis pas venu pour vous
faire des complimens, mais pour vous dire la vérité et toute la
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
141
vérité. Je sais que vous êtes très sensibles sur le chapitre de
votre presse. Mais il est nécessaire que cesse votre aveuglement.
Il ne laisse naître ni confiance ni attachement, mais il crée la
discorde dans la ville et dans l'État. Tâchez de bannir cet esprit
d'hostilité. Faites en sorte de vous améliorer... Il est temps
que cela finisse, ou bien c'est moi qui vous corrigerai ; j'en ai
la volonté, et les moyens. Veillez à vous amender à bref délai.
Sans quoi nous ne resterons pas bons amis, et je vous garantis
que j'aurai recours aux mesures les plus rigoureuses. »
Ce discours résume exactement la situation. Il prouve
qu'après trente-six années de domination, la Prusse n'est pas
plus avancée qu'au premier jour. D'une façon générale, les
populations rhénanes n'ont pas encore accepté le destin que leur
ont imposé les traités de 1815. Mais à ce moment un fait impor-
tant se produit, et Napoléon III, en France, devient empereur.;
Son règne, avant la catastrophe de 1870, va fournir à la résis-
tance de nouveaux alimens.
II. — LE SECOND EMPIRE
Pendant cette période, tandis que la Hesse et la Bavière font
preuve d'une certaine indulgence à l'égard des survivances
françaises, la Prusse, malgré tous les indices qui pourraient
faire croire à la précarité de sa domination, s'efforce de s'im-
planter sur la rive gauche du Rhin : tant qu'elle occupe ces
riches territoires, elle y lève des impôts qui profitent à toutle
royaume, et elle y trouve des recrues qu'elle incorpore dans son
armée. Elle ne change donc rien à ses méthodes; elle agit sur
l'opinion par l'enseignement et par une presse qu'elle subven-
tionne ; elle inonde le pays sous le flot de ses immigrans, qu'elle
appelle Kidturtrdger ou porteurs de civilisation; elle tente de
germaniser la Wallonie et décrète en 1863 la suppression abso-
lue du français dans les actes administratifs du cercle de Mal-
médy ; elle remplace le 14 avril 1851 notre code pénal par de
nouveaux textes qui, en donnant satisfaction aux Rhénans, pré-
parent une invasion plus complète de la législation prussienne,
et qui ne resteront en vigueur que pendant dix-neuf années.
Malgré l'oppression qu'ils exercent politiquement, les minis-
tères successifs ne négligent pas l'organisation matérielle et
économique de la province dans la même mesure qu'ils le
142 REVUE DES DEUX MONDES.
faisaient avant 1914 en Alsace-Lorraine. Les villes se déve-
loppent, on y perce des rues nouvelles, on y construit des
monumens d'utilité publique. Le réseau des routes s'accroît et
de nouveaux ponts sont jetés sur les fleuves. La navigation du
Rhin devient de plus en pfus intense : alors qu'en 1838 le
mouvement des marchandises n'était que de 12 870 656 quin-
taux métriques, il atteint en 1860 le chiffre de 102091432 quin-
taux transportés en 91 135 voyages. L'on crée aussi un service
de vapeurs sur la Moselle, de Metz à Coblence. De grandes
lignes de chemins de fer sillonnent la province, courent le
long des fleuves, mettent le pays en relations avec la Westpha-
lie et Berlin, avec la Hollande, la Belgique et la France.
L'essor industriel et commercial, aussitôt qu'il a com-
mencé, ne se ralentit plus. Sans doute on constate une période
de misère et de renchérissement de la vie qui s'étend de 1853 à
48o'7. Le cercle de Trêves n'y échappe pas plus que les autres,
et pourtant, rien que dans la ville, le nombre des tanneries
s'augmente de huit entre 1849 et 1858. Les statistiques
prouvent que, dans les années qui ont suivi la Révolution, de
nombreuses usines se sont ouvertes et que de nouveaux com-
merces ont pris naissance. C'est vers 1860 que l'on commence
la fabrication des vins mousseux. La province exploite des
carrières; elle possède des filatures, des verreries et des forges ;
elle produit des tissus, du papier, des armes, des articles en
fer-blanc, de la fonte et de l'acier, des matières chimiques, des
cordes, beaucoup de cuir apprêté, du chocolat, bien d'autres
marchandises encore. Or, sur plus de soixante-dix maisons
rhénanes qui participent à notre exposition de 1867, il y en a
au moins quarante qui ont été fondées après la Révolution.
Toutes ensemble, elles occupent plus de 50 000 ouvriers dont
9 500 appartiennent à l'usine Krupp.
Il est bien évident que toute cette prospérité industrielle
attire à la monarchie quelques dévouemens. D'autre part, une
conquête qui remonte déjà à des dizaines d'années emporte avec
elle, du fait qu'elle dure, des adhésions toujours plus nombreuses.
Les faveurs dont un gouvernement dispose, les profits dont il est
la source, les places qu'il est maître de distribuer, tout cela pro-
voque des capitulations. Il y eut donc des conversions et il
était fatal qu'il en fût ainsi. S'il fallait donner un exemple de
ces ralliemens, je choisirais volontiers celui du poète Simrock.
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.i 443
II était né à Bonn en 1802 dans une famille où l'on ne parlait
que le français, et son père, comme il le raconta en 1874 à
L. Kaufmann, était un admirateur enthousiaste de Napoléon.
Etudiant en 4818 dans sa ville natale, puis en 1822 à Berlin,
il devint en 1823 auditeur, puis référendaire au service de la
Prusse. Une poésie qu'il écrivit sur la Révolution française de
Juillet le fit chasser de son emploi. Alors il s'adonna à l'étude
de la vieille littérature germanique dont il traduisit en alle-
mand moderne les plus anciens monumens. Professeur ordi-
naire à l'Université de Bonn dès 1830, il était désormais notre
adversaire, et il agit par son enseignement sur plusieurs géné-
rations d'étudians.
Pourtant de telles conversions demeurèrent assez rares. C'est
qu'en effet rien n'était changé dans l'attitude de la Prifsse à
l'égard des populations annexées. La guerre religieuse, sourde
et hypocrite, ne cessa jamais. Les demi-libertés, accordées par
la constitution, sont peu à peu subrepticement retirées, et
toutes les vexations provoquent de l'irritation, souvent des
manifestations hostiles.
La population est toujours française, non seulement dans les
régions annexées par la Prusse, mais encore en Hesse et dans le
Palatinat, et elle le demeurera pendant toute la durée du second
Empire. En 1857, sur la demande du roi Maximilien de Bavière,
Riehl écrit un gros volume sur le Palatinat. Comme il ne peut
décemment crier à son protecteur le peu de loyalisme qu'il a
constaté, il essaye de nier, ou bien il trouve des palliatifs et des
formules consolantes. Selon lui, il est faux de penser, comme on
le raconte, que leshabitansde la région veulent devenir Français;
ils ne se soucient ni d'être Français, ni d'être Prussiens, ni même
d'être Allemands ou Bavarois ; ils sont tout bonnement du Pala-
tinat, et c'est comme tels qu'ils se sentent Bavarois ou Allemands.
Pourtant, au milieu de ces déclarations, d'autres se font jour qui
les démentent. Passant dans un cimetière juif, l'auteur y a vu
des pierres tombales récentes, sur lesquelles l'écriture hébraïque
était accompagnée de sentences françaises. Il remarque que les
décrets et arrêtés français de grande voirie sont encore en
vigueur dans tout le pays, que c'est de la Constitution de l'an III
que les habitans font dater l'organisation politique de leur pro-
vince, et qu'ils demeurent très attachés à tout ce que la France
leur a apporté.,
144 REVUE DES DEUX MONDES.
Partout sur la rive gauche, l'opinion est la même. En Prusse
rhénane, elle s'est exprimée très clairement par l'attitude des
populations lors des fêtes du cinquantenaire. « Une chose à
remarquer, écrit notre ministre à Francfort en 1865, c'est que
les seuls pays qui nous soient restés attachés sont ceux qui ont
le plus souffert pendant les grandes guerres du commencement
de ce siècle. C'est le'Palatinat et une partie des provinces rhé-
nanes; c'est surtout la ville de Mayence. » Ces affirmations sont
tout autre chose que l'illusion d'un visionnaire ou la fantaisie
d'un diplomate étranger qui veut plaire à ses chefs. Reculot, en
effet, ne pèche que par trop de modération. Pendant tout le
règne de Napoléon III, la France reste la grande patrie des
Rhénans. Ils affluent chez nous. Les Hessois forment à Paris
une Importante colonie. Les ouvriers du Palatinat y sont très
nombreux. Les jeunes filles de Trêves et de la Moselle y viennent
chercher des places. Si les aveux enveloppés de Riehl ne
paraissent pas assez probans, il y a d'autres textes, témoignages
très nets de ceux des contemporains qui sont le mieux en situa-
tion de juger. En 1866, au moment où la guerre va éclater
entre l'Autriche et la Prusse, Clovis de Hohenlohe ne se fait
aucune illusion sur les sentimens des Bavarois rhénans, «peuple
sans caractère, écrit-il dans ses Mémoires, et qui supporterait
très bien de passer à la France. » L'année précédente, l'Uni-
versité de Bonn a délibéré sur la question de savoir si elle
devait créer une chaire pour un professeur de littérature fran-
çaise moderne. Elle s'y est refusée, après avoir pris connais-
sance d'un rapport du professeur Sim.rock,un rallié qui connaît
bien ses compatriotes : « Pourquoi, déclare-t-il, avons-nous
besoin d'un troisième maître, quand des hommes comme Diez
et Delius s'occupent bien suffisamment de la langue et de la
littérature françaises? Encourager l'étude de la langue et de
la littérature françaises aux dépens de l'allemand est chose
périlleuse justement aux bords du Rhin, où les sympathies
françaises n'ont pas encore disparu. »
«
* «
De ce qui précède se dégage cette conclusion que les popu-
lations rhénanes ne sont animées d'aucun loyalisme germa-
nique. Elles ne le sont pas à cause de leur aversion naturelle
pour la Prusse, mais aussi parce que, dans l'opinion allemande
LA RIVE GAUCHE DU RHIN. 145
comme dans l'opinion européenne, Napoléon III jouit d'un
immense prestige. Du fait qu'il règne, le statut de la rive
gauche ne semble pas définitif. Il le semble si peu qu'à chaque
instant les voix les plus diverses, amies ou ennemies de la
France, en soulignent le caractère provisoire ; car il suffit
d'une visite de quelque Bonaparte à Berlin, ou d'un congrès
de monarques, ou d'une démarche d'ambassadeurs, pour
qu'aussitôt les journaux se demandent si l'on n'a pas discuté
la question d'une cession prochaine, ou si même l'accord n'a pas
été signé.
La popularité du second Empereur est extraordinaire, non
seulement dans nos quatre départemens d'avant 1815, mais
encore dans tous les Etats de l'ancienne Confédération du Rhin.
D'abord, on voit en lui le souverain le plus puissant de l'Eu-
rope continentale, et la fabuleuse prospérité de la France éblouit
l'Allemagne encore pauvre. C'est la France qui a organisé pour
la première fois le pays rhénan; c'est d'elle que tout le progrès
est sorti; c'est elle qui a donné la première impulsion au déve-
loppement commercial et industriel de la région : sans doute
décuplerait-elle encore la richesse, comme elle le fait chez elle,
si les traités de Vienne étaient abolis. A Napoléon III s'attache
aussi un intérêt sentimental : on sait qu'il parle couramment
l'allemand, que son éducation est allemande, et qu'avant
d'avoir vécu à Arenenberg, en Suisse, il a fait ses études en
Bavière, au gymnase d'Augsbourg. Enfin et surtout il est un
Bonaparte, le neveu et l'héritier du Grand Empereur, de celui-
là même qui a été le vainqueur d'Iéna et le Protecteur de la
Confédération du Rhin, que l'on a vu passer dans l'éclat de
sa gloire à Cologne et à Mayence en 1804, à Dûsseldorf
en 1811.
Or, la restauration bonapartiste s'effectue en pleine période
de culte napoléonien. Depuis 1815, d'innombrables poètes alle-
mands ont chanté le Corse invincible, adversaire de la Prusse
haïe, génie bienfaiteur de l'Allemagne occidentale et méridio-
nale, champion du libéralisme, vengeur des peuples opprimés.
A l'avènement du second Empereur, un long frémissement
secoue toute l'ancienne clientèle germanique de la France. Les
vétérans de la Grande Armée, westphaliens, badois, hano-
vriens, wûrtembergeois, bavarois, saxons et rhénans, peut-être
constitués, à en croire Mansfeld, en une vaste fédération,
TOME jun. — 1917. 10
146
REVUE DES DEUX MONDES.)
envoient aux Tuileries des adresses de fidélité. Des groupes
depuis longtemps ont été formés dans toutes les villes- de la
rive gauche : celui de Mayence, en 1852, fait partir pour Paris
son drapeau, accompagné d'une délégation, pour féliciter Napo-
léon III; dans cette môme ville, jusqu'en 1870, nos vieux sol-
dats, torches allumées, en bicorne et en manteau sombre, c'est-
à-dire dans leur uniforme français ou dans une tenue qui le
rappelle, ne manqueront jamais de monter une faction, le jour
de la Toussaint, devant le monument qu'ils ont fait élever au
cimetière à la mémoire de leurs camarades défunts. Une de ces
sociétés existe à Cologne, une autre à Coblence : on y célèbre
régulièrement le 5 mai et le, 15 août.
Heine, le premier, a déclaré que le's deux Napoléon ne sont
qu'un seul et môme homme, un être surnaturel appelé à sauver
le monde et à libérer l'Allemagne des restes de la Sainte-
Alliance. Une foule de publicistes reprennent cette thèse, et
dessinent du second Empereur une figure idéale, avec des traits
empruntés à la physionomie du vainqueur d'Austerlitz. Napo-
léon III a du génie; il est l'égal de son oncle et de Jules César,
le plus profond politique de, son temps, un économiste remar-
quable, un général hors ligne, enfin un héros complet. Souve-
rain moderne, il donne à l'Italie l'indépendance et bat le tsar
ami de la Prusse réactionnaire; il est le- soldat de la révolution
et en môme temps le ministre des volontés divines : « L'homme
providentiel qui gouverne la France, écrit Mansfeld; a une
mission tracée qu'il lui sera donné de remplir. Tout, en effet,
dans sa vie, nous montre le mortel prédestiné. » Or, cette mis-
sion consiste à orienter la France dans ses voies de jadis :
(( Elle joue un rôle de premier plan, écrit en 1860 un ano-
nyme (1). Il semble que les temps de Louis XIV et de Napoléon
pourraient bien revenir. » En d'autres termes, elle doit reconsti-
tuer l'ancienne Confédération du Rhin, et, pour prix de la pro-
tection qu'elle accordera aux États du Sud contre la Prusse,
ceux-ci lui abandonneront la rive gauche. Les deux voyages
que fait en Allemagne Napoléon III, le premier à Stuttgart
en 1857, le second à Bade trois années plus tard, attestent son
immense popularité. Il est accueilli par des foules en délire,
aux cris poussés en français de : u Vive l'Empereur! » et les
(1) Der Cù^nfjress in Badca-Gaden, p. 4.
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
147
troupes qui le reçoivÊut déploient en son honneur les drapeaux
de 1801), ornés de l'aigle impériale.
Lui, d'ailleurs, veut reprendre en Allemagne la place qu'y
occupait le fondateur de sa dynastie. Il rallie autour de son
trône les vétérans de la Grande Armée en créant la médaille
de Sainte-Hélène, qui sera portée jusque dans les régions les
plus lointaines du Hanovre et de la Saxe. H a également le des-
sein de recouvrer les quatre départemens rhénans. Pour se les
faire attribuer, Sybel raconte qu'il aurait proposé à lord Gla-
rendon, lors du Congrès de Paris, une revision de la carte
d'Europe. Au mois d'août 4857, à Osborne, il serait revenu à la
charge auprès de la reine Victoria. En janvier 1866, il aurait
pressenti sur le même sujet l'ambassadeur prussien. Quant aux
démarches faites par Benedetti après Sadowa, elles sont dans
toutes les mémoires.
La situation, dans les mois qui précèdent la guerre de 1866,
est donc la suivante : d'une part, une Prusse haïe et redoutée,
mais qui marche de toutes ses forces à la conquête de l'Alle-
magne; de l'autre, de petits Etats exaspérés contre elle, et qui
se sont rejetés du côté de l'Autriche; enfin, au-dessus des deux
partis, la France, dont l'intervention doit amener la victoire de
celui qu'elle voudra bien soutenir. Les deux camps se disputent
son aide et lui offrent les provinces rhénanes pour prix de ses
services. Or, Napoléon HI hésite, prête l'oreille aux ouvertures
qui lui sont faites, mais reste énigmatique et muet jusqu'au
moment où, à la dernière minute, il se décide à pencher fai-
blement pour l'Autriche. Ici commence une douloureuse
histoire.
A Berlin, personne n'ignore que la rive gauche du Rhin est
demeurée très française de sentimens. Guillaume P"" lui-même
s'en rend compte, encore qu'il soit fort peu disposé à aban-
donner les territoires annexés par son père en 181o. Après les
fêtes commémoratives d'Aix-la-Chapelle, il est repassé par
Francfort; il y a rencontré Savigny, son ministre auprès de la
Diète, et lui a exprimé tout son mécontentement de l'accueil
qu'on lui a fait. Le comte de Reculot, qui nous représente là-
bas, résume cette conversation, puis il ajoute : « Sa Majesté a
témoigné le regret que M. de Bismarck ne l'eût pas accompa-
gnée. L'année dernière, l'on avait attribué la réception assez
froide faite au roi à la présence de ce ministre : cette année il
148
REVUE DES DEUX MONDES,
n'est pas venu, et l'attitude de la population a été presque
hostile. » Donc, depuis qu'il avait été 'nommé gouverneur de la
province rhénane en 1849, le roi n'avait pas conquis le cœur
des annexés, au contraire de sa femme, la reine Augusta, qui
leur avait marqué quelques prévenances. Gela, Guillaume P"" le
savait, et Bismarck aussi. Dans ses Pensées et Souvenirs, où il
récrimine sans cesse contre l'esprit français de sa souveraine,
celui-ci résume une lettre qu'il a reçue, en 1863, du comte de
Recke-Volmerstein : comme le roi avait formé le projet de
venir cette annéè-là assister à un Dombaiifest, des Rhénans
ralliés lui écrivirent pour le supplier de n'en rien faire et de
déléguer la reine, « qui serait reçue avec enthousiasme. »
D'ailleurs, l'expérience de Bismarck remontait au temps de sa
jeunesse, quand il était référendaire au gouvernement d'Aix-
la-Chapelle.
Depuis longtemps il a donc envisagé la cession éventuelle de
la rive gauche, et il est prêt à y consentir, si ce sacrifice lui
assure notre bienveillance. Non pas qu'il l'ait jamais avoué
officiellement, car au contraire il l'a toujours nié, mais ses
idées étaient de notoriété publique et elles provoquaient de
continuelles allusions. Il n'en faisait pas mystère en particu-
lier : les preuves sont là, abondantes et formelles; elles se ren-
forcent de jour en jour, à mesure que les documens sortent des
archives. Les motifs qui le déterminent sont les suivans : les
provinces rhénanes résistent toujours à la domination prus-
sienne; elles ne sont pas protestantes, mais catholiques; elles
défendent toujours âprement les conquêtes qu'elles doivent à la
Révolution française et à l'Empire; elles sont loin de Berlin et
privées de communications rapides avec lexentre de la monar-
chie. Le plan de Bismarck est donc celui-ci : il abandonnera
ces populations rebelles, pourvu que le territoire de la Prusse
se groupe autour de la capitale en une masse compacte; il lui
suffira pour cela, avec l'assentiment de la France largement
désintéressée, d'annexer la Saxe et le Hanovre ainsi que la
Hesse : alors les possessions des Hohenzollern s'étendront sans
interruption de Tilsitt à la ligne du Mein.
Il a manifesté ses intentions au diplomate saxon von Nostitz,
au temps où il n'était encore que ministre à Francfort, puis,
en 1863, au général Fleury. En 1864, il s'est efforcé, dans des
conversations avec l'ambassadeur britannique, de prévenir une
LA RIVE GAUCHE DU RHIN. 149
alliance anglo-française : Londres ne pouvait rien offrir à
l'Empereur pour payer son aide contre la Prusse, sinon la rive
gauche que Napoléon III serait obligé de conquérir par une
guerre coûteuse : « Celui qui peut donner les provinces rhénanes
à la France, c'est celui qui les possède. Et le jour où il faudrait
courir l'aventure, c'est nous qui pourrions mieux que tout
autre marcher avec la France en commençant non pas par lui
promettre, mais par lui donner un gage pour son concours. »
Au moment où les premières difficultés s'élèvent entre
l'Autriche et la Prusse, Bismarck éprouve notre ambassadeur
à Berlin, mais sans rien préciser, car la situation n'est pas
encore critique : il sait, dit-il, quelle compensation nous récla-
merions de lui (1). En octobre 1865, iî part pour Biarritz, où il
a une entrevue avec l'Empereur. Il a entamé des négociations
avec l'Italie en vue d'une alliance, dans l'espoir peut-être de
paralyser ainsi la France, ou tout au moins de l'incliner vers
la Prusse. Il signe avec elle la convention militaire du
8 avril 4866, et alors, comme les agens italiens sont restés à
Berlin, des conversations s'engagent qui sont du plus haut
intérêt. Il est prêt à céder, s'il le faut, toute la rive gauche, et il
le laisse entendre à Barrai, ministre de Victor-Emmanuel auprès
de Guillaume F^ « On est excessivement préoccupé, écrit Barrai,
des négociations très actives qui se poursuivent entre la France
et l'Autriche pour désintéresser l'Italie, et qui seraient allées
jusqu'à l'offre de la ligne du Rhin à la France. A l'observation
que je lui ai faite sur le danger d'une pareille offre par une
puissance allemande, Bismarck m'a répondu par un mouve-
ment d'épaules, indiquant très clairement que, le cas échéant,
il ne reculerait pas devant ce moyen d'agrandissement. » Cette
dépêche est du 6 mai 1866, et elle est confirmée par un mémoire
du général Govone en date du 1.
Pourtant, poussé dans ses retranchemens, le futur chan-
celier, par un véritable marchandage, cherche à conserver la
plus grande partie du territoire rhénan. Le 22 mai, Govone
résume un nouvel entretien. Il a pressé Bismarck de s'entendre
avec Napoléon IIÏ, dont les désirs sont connus de toute l'Europe.
Son interlocuteur alors a invoqué les répugnances de son roi,
(1) Sur les idées de Bismarck relativement à la rive gauche du Rhin, cf. les
Origines diplomatiques de la guerre de 1870'18~1 , et La Marmora : Un po'piii di
luce sugli eventi politici e militari delV anno 1S66.
450 REVUE DES DEUX MONDES.]
qui consentirait difficilement à céder des régions allemandes.,
Il semble bien cependant qu'il ait précisé ses offres, car de
Paris, Nigra peut écrire le 31 mai que la Prusse serait disposée
à accorder à la France tout le pays situé entre la Moselle el-
le Rhin. Le résumé d'une nouvelle entrevue qui a lieu quelques
jours après confirme les renseignemens de Isigra. Une f*s>is de
plus Bismarck met en avant son roi, et il ajoute que lui-même
veut conserver Cologne et Mayence. Mais il fait bon marché du
Palatinat, de l'Oldenbourg, et des possessions prussiennes
situées au sud de la Moselle, car il est a moins Allemand que
Prussien » (io sono meno tedesco che prussiano.) Ce pas franchi,
il s'adresse à Benedelti qui se dérobe et il lui fait à peu près
les mêmes propositions.* Il est à ce moment impatient d'avoir
une réponse de nous et il le sera jusqu'à la dernière minute,
car il chargera le 41 juin le général hongrois Tiirr de partir
pour Paris avec mission de le renseigner sur les intentions
de la France et de faire à l'Empereur des offres de territoire,
offres dont l'étendue d'ailleurs est restée ignorée, rien n'ayant
transpiré de l'entretien que le général eut avec le prince
Napoléon-
Il est donc bien évident que nous aurions obtenu de
Bismarck tout ce que nous aurions désiré, si nous avions voulu
prêter l'oreille à ses sollicitations et le suivre dans ses marchan-
dages. Nous ne l'avons pas fait parce que nos intérêts nous
entraînaient bien plus du côté de l'Autriche et des Etats du Sud.
Au début de juin, la question du reste est déjà tranchée, puisque
e'est avec Vienne que nous négocions : en d'autres termes, à
Paris, le courant austrophile représenté par Drouyn de Lhuysl'a
emporté, sous une forme sans doute trop modérée, mais du
moins conformément aux aspirations de notre clientèle alle-
mande. Le pacte secret du 23 juin, conçu dans un esprit tout
passif, nous fait encore la partie belle. Par l'article premier, le
gouvernement français s'engage à conserver la neutralité absolue
et à lâcher d'obtenir celle de l'Italie. Par l'article 2, si l'Autriche
est victorieuse en Allemagne, elle promet de céder la Vénétie
à Naporéon III. Enfin le dernier article prévoit le cas où l'Empe-
reur voudrait placer son mot dans le débat : « Si les événemens
de guerre changeaient les rapports des puissances allemandes
entre elles, le gouvernement autrichien s'engage à s'entendre
avec le gouvernement français avant de sanctionner les rema-
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
151
niemens de territoire qui seraient de nature à déranger l'équi-
libre européen. »
Cette convention est complétée par une note additionnelle
qu'éclairent elle-même les correspondances diplomatiques. « Les
ministres autrichiens, écrit notre ambassadeur à Vienne, ont
déclaré qu'ils attachaient le plus grand prix à ce que, au moins
dans la note additionnelle, il fût dit que la France ne s'oppose-
serait pas aux accroissemens territoriaux de .l'Autriche (l)---
Le gouvernement autrichien n'aurait aucune objection à élever
contre un remaniement territorial qui ferait des provinces
rhénanes un nouvel Etat indépendant. Au surplus, il se mettra
d'accord avec la France. » Quand l'accord a été signé, notre
ambassadeur en définit ainsi la portée : « Dans l'état actuel des
choses, nous sommes sûrs que, si la guerre éclate, la Vénétie
nous est cédée pour prix de notre neutralité et de nos bons
offices en Italie, et, si la guerre, en se développant, amenait une
situation nouvelle dans laquelle il nous fût avantageux de
prendre une part plus active, rien ne nous empêche de le faire.
Ce n'est certainement pas l'Autriche qui se plaindra de nous
voir entrer en campagne et qui s'opposera aux acquisitions que
les événemens pourraient nous procurer. » Traduisons donc :
si, pour payer notre neutralité, on nous promet l'indépendance
de la rive gauche, — sous un régime d'ailleurs à propos duquel
nous serions consultés et qui ne serait peut-être que transitoire,
— l'annexion immédiate serait la conséquence de notre inter-
vention armée. Nous sommes donc garantis.
Or, toutes les négociations conduites par la France avant
Sadowa participent du même esprit. Il est très notable qu'elles
ont considéré comme à peu près exclue l'hypothèse d'une action
militaire. Si. le gouvernement impérial a signifié que les cir-
constances pourraient le contraindre à tirer l'épée, c'est là une
éventualité qu'il croyait improbable, et en fait, il n'a pris
aucune disposition pour y préparer notre armée, épuisée par la
campagne du Mexique. L'Empereur, dès ce moment malade et
désireux de tranquillité, se croyait le maître de l'heure. Sa
conviction, comme celle du reste des milieux officiels, était que
l'Autriche, deux fois plus peuplée que la Prusse, serait victo-
rieuse. Lorsque les deux adversaires seraient à bout de forces,
(1) Elle songe à reprenrlro la Silrsir. i-ninniR le prouve une conversation du
colonel ildlieu Driquct avec .Mollke. Cl'. La Aiaiuiora, op. cit., p. 22:i.
152
REVUE DES DEUX MONDES.
et dans le cas d'une lutte très dure, Napoléon III s'interposerait
comme arbitre. Il donnerait à l'Italie le territoire vénitien, à
l'Autriche la Silésie, au Danemark le Schleswig; il garantirait
l'indépendance des Etats secondaires et ainsi se les attacherait;
il permettrait à la Prusse de s'agrandir dans le Nord et rece-
vrait la rive gauche pour prix de ses bons offices : sa médiation
assurerait la grandeur de l'Empire et le bonheur de l'Europe,
sans que la France eût été contrainte à se battre.
C'était là une erreur totale et qui nous fit négliger Yios inté-
rêts les plus sacrés. Jamais occasion ne fut plus propice en effet
de reprendre les provinces rhénanes. Elles nous attendent. Dès
que la guerre devient probable, l'opposition relève la tête et
tente de susciter à la Prusse des difficultés intérieures. Il
semble bien qu'elle ait pris part aux'assemblées qu'organise au
mois de juin le Nationalverein en diverses localités du Palatinat
et de la Hesse, afin de protester contre la politique agressive de
Bismarck. Mais elle est mal à l'aise dans ces démonstrations à
tendances pangermanistes, et elle agit pour son propre compte.
Les conseils municipaux envoient à Berlin des adresses en
faveur de la paix. Dix-sept chambres de commerce font parve-
nir au roi une pétition collective contre la guerre. Les habitans
de Dortmund, Duisbourg, Elberfeld, Barmen, Grefeld, Dûssel-
dorf et Cologne étalent leur hostilité dans un document presque
comminatoire : « Nous nous sentons obligés en tant qu'hommes
indépendans de déclarer publiquement que, malgré tout le
dévouement du peuple au souverain bien de la patrie, l'enthou-
siasme indispensable à une lutte véritable pour les intérêts
allemands lui fait défaut. » C'est bien pis encore quand la
Prusse lance ses ordres de mobilisation : alors les soldats de la
réserve et de la landwehr refusent de monter dans les trains
militaires, et les autorités doivent les y forcer en faisant inter-
venir d'autres troupes. Ketteler, l'évêque de Mayence, prend
parti pour les rebelles et publie une lettre très violente où il
reconnaît que les hommes obéissent de mauvaise humeur et
sans aucun enthousiasme. Quelques jours auparavant, l'arche-
vêque de Cologne a écrit au roi dans le même sens. Dans la
campagne, les curés prêchent contre Bismarck.
Les senti mens des Rhénans s'analysent sans aucune diffi-
culté. D'abord, entre la Prusse luthérienne et l'Autriche catho-
lique, leur choix est vite fait en faveur de cette dernière : il
LA RÎVË GAtJCHE DtJ RHIN. i"3
suffit d'ailleurs qu'elle soit l'ennemie de la Prusse. En outre,
les rancunes accumulées depuis 1815 portent leurs fruits, et l'on
refuse d'autant plus de travailler à la grandeur des Hohenzol-
lern exécrés que l'on se sent soutenu par la coalition presque
unanime de l'Allemagne. Enfin il semble inutile -de se battre
pour Guillaume P"", du moment qu'à la fin de la guerre, avant
peut-être, Napoléon III prendra possession du pays tout entier.
Car, de quelque façon que l'on envisage l'att'itude de la
France, soit qu'elle ait jugé à propos de s'entendre avec la
Prusse, soit qu'elle ait signé une convention avec l'Autriche,
dans les deux cas, le résultat du conflit semble devoir être
celui que nous venons de dire. Il n'y a pas à se méprendre sur
les vœux de la population, encore que certains faits paraissent
prouver le contraire. Sans doute, certaines assemblées popu-
laires, celles du 3 juin à Oberingelheim et du 17 à Mayence,
ont voté des ordres du jour par lesquels elles exprimaient
l'intention de s'opposer à l'annexion par la France d'une partie
quelconque du territoire allemand; mais ces réunions, convo-
quées par le Nationalverein, outre qu'elles ont dû se composer
surtout de ralliés et d'immigrés, présentaient une trop bonne
occasion de narguer la politique prussienne pour que l'opposi-
tion francophile s'en désintéressât. La lettre de l'archevêque de
Cologne ne doit pas nous tromper davantage. Son auteur, écri-
vant au roi de Prusse pour le détourner de la guerre, invoque
cet argument que les Français, à la faveur des hostilités, pour-
raient bien s'emparer de la rive gauche : c'est là, dit-il, ce qui
indispose l'opinion et provoque la résistance des réservistes
rhénans. Mais l'archevêque Melchers, dignitaire du royaume,
pouvait-il donner à ses remontrances une autre forme ou excu-
ser par d'autres motifs l'insubordination de ceux dont il était
le chef spirituel ? Il semble bien que non.
Nous avons d'autres témoignages. Le 22 juin 1866, notre
ministre à la Haye indique qu'à Luxembourg les soldats rhé-
nans qui y tiennent garnison se plaignent de leur gouverne-
ment, expriment le vœu de se voir remplacés par des troupes
françaises et crient déjà : « Vive l'Empereur ! » Sur la rive gauche,
la délivrance semble prochaine. Bismarck en effet, parce qu'il
n'a pu obtenir l'assurance de la coopération impériale, nous a
abandonné tacitement tout le pays. C'est à l'intérieur de l'Alle-
magne qu'il a décidé de faire porter son effort militaire : il
154
REVUE DES DEUX MONDES.1
compte y trouver une victoire qui lui accordera de larges com-
pensations pour la perte du Rhin. La rive gauche est à nous si,
comme il s'y attend, nous voulons la prendre. A plusieurs
reprises le rappel des troupes royales est signalé aux Tuileries
par nos agens. De Strasbourg, où il commande, le général Ducrot
assiste à cette retraite : « Les Prussiens, écrit-il, étaient si bien
convaincus que la rive gauche du Rhin devait être la compen-
sation légitime, pour nous, de leur agrandissement en Alle-
magne, qu'ils avaient tout évacué, et qu'ils n'avaient même pas
laissé dans les casernes les porte-manteaux et les crochets des-
tinés à recevoir les effets militaires. » A la même époque, des
lettres arrivent du pays rhénan au journal wûrtembergeois le
B'eobachler et lui fournissent les mêmes renseignemens : Bis-
marck désarme les forteresses et rappelle ses troupes.
De Trêves à la frontière de Hollande, on s'apprêtait donc à
recevoir les Français. Tous les espoirs nourris depuis 1815,
déjoués une première fois en 1830, puis encore en 1848, allaient
se trouver réalisés. En avril 1868, le général Ducrot devait
s'entendre dire que les populations, si elles avaient alors été
appelées à disposer d'elles-mêmes, eussent voté à l'unanimité
en faveur de la France : le nombre des opposans n'eût pas dépassé
1 pour 100, Mais lui-même n'avait pas besoin de ces affirmations
pour être convaincu. A Strasbourg, en 18GG, il était parfaitement
averti de l'état de l'opinion. Les rapports officiels parvenus à cette
époque soit à la préfecture, soit au siège de la division, attes-
taient que le suffrage universel devait nous être favorable. Ce
qu'il y avait de plus significatif, c'est que beaucoup de familles
rhénanes, pour éviter les désagrémens inséparables de toute
invasion, s'étaient réfugiées non pas en Prusse ou dans les Eltats
situés sur la rive droite du Rhin, mais sur notre propre terri-
toire, en Alsace et en Lorraine, afin de se mettre sous la garde
de ceux qu'elles considéraient comme de légitimes protecteurs.
Or la France conserva son attitude passive. A la nouvelle de
Sadowa, qui consterna les milieux officiels, Drouyn de Lhuys
insista, dans le sens d'une action immédiate. L'Empereur réunit
le conseil des ministres^ signa le décret de convocation des
Chambres et proposa de mobiliser 250 000 soldats. Mais Rouher
et La Valette s'opposèrent à ce projet en représentant que l'expé-
dition du Mexique avait désorganisé l'armée. La Valette affirma
que le maréchal Randon ne disposait que de 40 000 hommes.
. LA RIVE GAUCHE DU RHIN. 155
et encore sans munitions suffisantes. Napole'on persista d'abord
dans sa décision, puis se montra un peu ébranle', enfin leva la
séance sans indiquer qu'il avait pris une résolution définitive.
On ne fit rien. Tout se borna a la publication par le Moniteur,
le 5 juillet, d'une note qui annonçait que l'Empereur avait
demandé aux rois de Prusse et d'Italie une suspension d'armes.
Les deux monarques accueillirent un peu fraîchement cette
proposition de médiation, d'où pourtant sortirent plus tard les
préliminaires de Nikolsbourg.
La guerre continua jusqu'au 22 juillet. Pendant toute cette
période, le pays rhénan se trouva dépourvu de troupes, et Bismarck
fut à la merci de la France. Notre ministre à Hanovre l'avait
signaléle20 juin. Do Vienne, Gramont, notre ambassadeur, pres-
sait notre gouvernement d'agir : « La Prusse est victorieuse,
mais épuisée. Du Ilhin à Berlin, il n'y a pas 15 000 hommes à
rencontrer. Vous pouvez dominer la situation par une simple
démonstration militaire. )> Telle était aussi l'opinion du général
Ducrot. Mais écoutons le principal intéressé, Bismarck lui-
même, meilleur juge encore. Il a avoué au Reichstag, le 16 jan-
vier 1874, le péril qui le menaçait alors : <( Quoique la France,
a-t-il dit, eût peu de soldats, un contingent français eût suffi à
transformer en une excellente armée les nombreuses troupes
du Sud, qui étaient très bonnes, mais peu organisées. Nous
aurions été forcés de couvrir Berlin et d'abandonner tous les
avantages conquis en Autriche. »
Diplomatiquement, notre situation n'était pas moins favo-
rable. Dans les monarchies méridionales, l'exaspération était à
son comble. Un mot d'ordre courait : « Plutôt Français que
Prussiens. » Le général Ducrot signale que les rois de Wurtem-
berg et de Bavière, ainsi que le grand-duc de Hesse écrivirent
des lettres autographes à l'Empereur pour solliciter son secours.
De ces démarches faites afin d'obtenir l'intervention française,
la plus connue est celle de Beust. Il .quitta Vienne le 9 juillet, et
notre ambassadeur, le lendemain, fit connaître son départ en
ces termes : « L'empereur François-Joseph avait espéré que,
en cédant la Vénétie à la France, en acceptant sa médiation, en
rendant l'empereur Napoléon arbitre du sort de son empire,
l'Empereur se serait mis avec lui contre ses ennemis... Aujour-
d'hui que l'inefficacité des lettres, des messages, des pourpar-
lers paraissait démontrée, il était nécessaire de savoir sur quoi
156 REVUE DES DEUX MONDES.:
l'on pouvait compter de la part de la France; en un mot, le
moment était venu de demander à l'empereur Napoléon s'il
était disposé à appuyer sa parole par l'envoi d'un corps d'armée
sur le Rhin et l'envoi d'une flotte à Venise. »
Beust remplit en effet sa mission, mais sans aucun résultat.
« M. Rouher, écrit le général Ducrot, a été lui aussi un instant
l'arbitre des événemens après Sadowa; mon ami M. de Beust a
été chargé, par la Saxe et les États du sud de l'Allemagne, de se
rendre auprès de l'empereur Napoléon pour réclamer son inter-
vention. II a rejoint l'empereur à Vichy. Il est resté là quatre
jours, attendant une audience. Il passait son temps entre
M. Drouyn de Lhuys et M. Rouher, qui lui tenaient un langage
tout à fait opposé. » Le premier parlait d'intervention sûre, le
second de neutralité. Beust repartit sans avoir obtenu l'audience
qu'il demandait. Il s'en alla à Darmsbadt : « Nous ne devons
plus compter sur la France, dit-il au grand-duc de Hesse ;
l'empereur des Français est très malade, tellement malade que
je ne sais pas s'il s'en remettra; ses ministres ne s'entendent
pas. A vrai dire, il n'y a plus de gouvernement ; il faut nous tirer
d'affaire comme nous le pourrons, chacun pour son propre
compte. »
* *
Ce fut donc la paix, la paix de Prague, qui consolidait la
Prusse dans ses possessions et lui en assurait de nouvelles; ce
traité créait la Confédération de l'Allemagne du Nord et s'ac-
compagnait de conventions militaires conclues avec les États du
Sud. De tous ces événemens notre prestige sortit assez amoindri.
Le mauvais effet produit par notre inaction s'augmenta encore
dans la suite. Notre diplomatie, à la cour de Hesse par exemple,
prit à tâche de décourager les espoirs que notre ancienne
clientèle mettait encore en nous. On vit avec une pénible sur-
prise l'opposition libérale du Corps législatif refuser de « trans-
former la France en caserne. »
De telles manifestations oratoires ne contribuèrent pas à
accroître la confiance que les opprimés mettaient en notre
secours. Sur la rive gauche du Rhin, Sadowa a pour consé-
quence de renforcer et d'augmenter le parti prussien. Nos par-
tisans découvrent moins ouvertement leurs opinions; les ralliés
affirment plus énergiquement les leurs; certains enfin nous
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
157
abandonnent, et les élections du 7 novembre 1867 sont plus
favorables que par le passé à la monarchie des HolienzoUern.
Napoléon III n'est-il pas trop vieux et trop las pour montrer
quelque vigueur? L'Empereur a trompé l'espoir des populations,
tout comme Louis-Philippe et la seconde République. Et alors,
s'il est décidé à ne pas agir, pourquoi s'acharner dans une oppo-
sition dont on ne tirera aucun bénéfice? Ne vaudrait-il pas
mieux faire capituler la haine, s'accommoder d'une domination
qui dure depuis cinquante années, et dont rien n'annonce la fin
prochaine? « Si la France, déclare en 1868 un Rhénan au
général Ducrot, n'est pas assez forte, assez résolue pour nous
prendre sous son patronage, pour nous ouvrir les bras, nous
nous jetterons dans ceux de la Prusse, de cette nation jeune et
pleine de sève, à laquelle semble appartenir l'avenir. Mais que
la France fasse preuve de force et de volonté, et c'est vers elle
que nous entraînera tout naturellement le courant de nos sym-
pathies et de nos intérêts. »
Pourtant il ne faut rien exagérer. Il ne s'agit encore que
d'une diminution de notre influence, non pas, et à beaucoup
près, d'une faillite totale de notre crédit. Malgré la timidité
de sa politique militaire, la France passe toujours pour avoir
une armée très solide. Elle n'a pas été battue sur les champs
de bataille, et elle conserve un prestige intact, celui qu'elle a
retiré de ses victoires de Grimée et d'Italie. Il ne manque pas
d'ailleurs, dans les provinces rhénanes, de survivans de la pro-
digieuse épopée pour comparer les maigres succès de la Prusse
aux éclatans triomphes du premier empereur. La monarchie des
Hohenzollern, quelle que soit son énergie oTfensive, parait ton-
jours faible : elle a profité d'un concours exceptionnel de
circonstances; elle a eu un bonheur qui ne se reproduit jamais
/deux fois. De plus, elle est pauvre, et l'on ne voit pas bien
comment elle pourrait s'enrichir. La France, au contraire, est
toujours opulente, pleine de capitaux en production : ses grands
travaux et ses emprunts témoignent de son incomparable pros-
périté. Les Rhénans prennent part à notre Exposition de 1867.
Désireux de se confirmer dans l'idée que nous sommes toujours
la « grande nation, » ils accourent en foula à Paris, ils y
admirent les élégances françaises et constatent notre richesse,
puis ils retournent chez eux en emportant les portraits de
Napoléon lU, de l'impératrice et du prince impérial. Clara
i58
REVUE DES DEUX MONDES.)
Viebig l'a noté : « Il fallait convenir que Napoléon n'était pas
un imbécile. N'avait-il pas attiré, par sa splendide Exposition,
tous les potentats dans son pays, afin qu'ils lui fissent pour ainsi
dire la cour? M. Schnackenberg n'avait pu se résoudre à rester
chez lui... Il tombait encore en extase quand il décrivait com-
ment il avait vu l'Impératrice en voiture dans l'avenue des
Champs-Elysées, vêtue d'une robe de soie mauve, ses cheveux
d'or roux illuminés par un rayon de soleil, et, à côté d'elle, le
prince Loulou, en culottes et en bas rouges, avec la croix de la
Légion d'honneur sur sa veste de velours. Paris! Paris!... c'était
la capitale du monde! Beaucoup de bourgeois de Dûsseldorf^
avaient suivi l'exemple des Schnackenberg : il était de bon ton
d'avoir été à Paris cette année-là. »
Quand on pense à toutes ces choses, le doute disparaît et
l'on excuse les pires fautes. Même l'autorité personnelle de
Napoléon III., bien qu'affaiblie, survit à la crise. La maladie
avait été la cause de l'inaction impériale; tout au plus pouvait-
on admettre que la santé de l'Empereur était toujours très
atteinte; mais cela ne signifiait pas que l'on se fût trompé et
qu'il n'eût pas le génie qu'on lui avait attribué. Il restait malgré
tout qu'en 1866, il avait tenu en mains les destinées de
l'Europe. La tourmente finie, on se reprit à espérer : l'affaire
avait été mal engagée, la surprise trop rapide; une autre fois,
— bientôt, on le pensait, — les circonstances seraient plus favo-
rables, et la France, directement provoquée, ne manquerait pas
d'agir. Les acclamations frénétiques qui accueillent Napoléon III
au mois d'août 1867, comme il traverse la gare de Stuttgart
pour se rendre à Salzbourg où il va conférer avec François-
Joseph et Beust, retentissent profondément dans les provinces
rhénanes.
En effet, comme le dit le premier ministre hessois Dalwigk,
rien n'est encore perdu pour nous. Avec un peu d'énergie et de
volonté, il nous est possible de tout sauver. Les catholiques
sont ulcérés. Sans doute, sous le coup de Sadowa, Ketteler,
l'évèque de Mayence, publie une brochure intitulée : V Alle-
magne après la guerre de 1866, dans laquelle il déclare qu'il
accepte le fait accompli. Avait-il espéré que les vainqueurs
feraient bon usage de leur victoire? Il se peut, comme il se peut
aussi qu'il ait été déconcerté par l'événement et qu'il ait voulu
racheter son attitude jusque-là antiprussienne, soucieux avant
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
459
tout de ce qui pouvait être utile à l'Église. Mais la conduite de
Ketteler lui-même se chargera pluis tard de démentir ces décla-
rations. Certes, le clergé allemand a montré parfois quelque
défiance à notre égard, à cause de notre alliance avec l'Italie,
ennemie du Saint-Siège. On avait vu quelques années aupara-
vant un prêtre westphalien, Janssen, privat-docent à l'Univer-
sité de Bonn, dénoncer violemment nos vues sur le Rhin. Mais
Sadowa, dans l'opinion catholique, fut ressenti comme un
véritable désastre. Auguste Reichensperger, de Coblence, ne
trouva que ces mots en apprenant la nouvelle : « On a bien de
la peine à s'accommoder de pareils décrets de Dieu. »
Or, les tendances clairement exprimées par la Prusse, dès
son entrée en campagne, et bien plus après sa victoire, ont vite
fait de lui aliéner les catholiques. Au moment où la guerre
allait éclater, la Gazette générale de l' Allemagne du Nord avait
représenté le conflit imminent comme une guerre de religion
dirigée contre les adversaires de l'Eglise évangélique. Après la
défaite de l'Autriche, qui est en même temps celle de la
France, comme s'acharnent à le démontrer les publicistes pro-
testans, il est bien évident que la Prusse s'érige en soldat du
luthéranisme. Le langage des journaux bismarckiens inquiète
les catholiques. Des personnalités comme Bluntschli, Baum-
garten, Holtzendorff reprennent le rêve d'une Eglise nationale
et parlent d'abolir les concessions établies par la constitution
de 1850 : « Le thème de la supériorité des protestans sur les
catholiques, écrit Kiessling, soit dans des livres ou des confé-
rences, soit dans des sermons ou des articles, a été traité
usque ad nauseam, entre 1866 et 1870. » Les années qui
s'écoulent entre les deux guerres sont donc remplies par une
\utte sourde des deux confessions. Dans la vallée du Rhin,
l'exaspération est à son comble, et les journaux ennemis de
Bismarck mènent une violente campagne en faveur du Pape,
poursuivant sous cette forme détournée la guerre qu'ils ont
déclarée à la bureaucratie berlinoise. Entre la Prusse et nous,
quels que sbient les reproches qu'ils puissent adresser à la poli-
tique de Napoléon III, les catholiques les plus décidés ont fait
leur choix.
Dans les Etats du Sud, de très forts partis espèrent encore
que notre intervention anéantira bientôt tes effets de Sadowa.
Bade est à peu près complètement inféodé à Berlin ; mais en
160 REVUE DES DEUX MONDES.
Wurtemberg et en Bavière les ministères Varnbùler et Hohen-
lohe rencontrent une forte opposition. L'on en revient toujours
au plan des années précédentes : que la France tire l'épée pour
sauver les monarchies méridionales ; alors la rive gauche lui
appartiendra, et peut-être même pourra-t-elle reconstituer à
son profit la Confédération du Rhin. Cette combinaison se des-
sine dans un entretien du grand-duc de Hesse avec le général
Ducrot, en 18G8. A ce moment, la Hesse a déjà dû céder à la
Prusse ses postes et télégraphes, et Bismarck, par un coup de
force, vient de mettre la main sur l'administration de l'armée.
Le grand-duc a lui-même mandé à Darmstadt le commandant
de notre sixième division militaire, et, le considérant comme
un des personnages les plus considérables de France, il lui
adresse une prière instante.- Il souffre de voir ses troupes obéir
à une autre autorité que la sienne. Il sait qu'en cas de guerre
la première chose que fera la Prusse, ce sera de les lui enlever
pour en disposer comme elle le jugera bon, ce sera de les dis-
perser de telle façon qu'elle les ait en sa puissance, sans
révolte possible. Il s'indigne de voir les couleurs prussiennes
s'étaler, en face de son palais, sur les bàtimens de la poste. Il
n'a donc qu'un seul recours, c'est la France. Il rappelle les sou-
venirs de la Confédération du Rhin, parle des aigles du premier
Empire que ses régimens ont conservées comme de précieuses
reliques, évoque la fidélité de ces Hessois qui ont été nos der-
niers alliés après nos désastres d'Espagne et de Russie. Est-il
possible que nous l'abandonnions? Il souhaite la guerre, la
guerre que nous ferons contre la Prusse. Il nous accorde tout
ce que nous voudrons, si nous consentons à le sauver, et il
nous promet d'avance les territoires qu'il possède sur la rive
gauche du Rhin, dans l'espoir que nous lui trouverons ailleurs
une compensation. « Venez, dit-il à Ducrot, je resterai seul au
milieu de mon peuple, qui est et restera toujours mien. Je vous
attendrai, je me livrerai sans hésitation entre vos mains, je
me confierai à la générosité de votre Empereur! Qui sait?
C'est peut-être vous, général, qui me ferez prisonnier. Vous ne
me maltraiterez pas trop, n'est-ce pas?... »
Il est certain que, dans le pays rhénan, l'on n'a éprouvé
aucune joie à revoir l'armée des HohenzoUern campée à nou-
veau dans les territoires qu'elle avait évacués au moment de
Sadowa. A beaucoup l'avenir parait sombre, et un certain
LA RIVE OAUGIIE DU RHIN.
164
Enger, de Cologne, l'écrit, en janvier 1867, à Napoléon III :
« En suite des événemens de l'année passée, l'on saurait à
peine douter que les provinces rhénanes n'aient rien à espérer
de notre gouvernement actuel. » Pour toutes les contrées qui
s'étendent au nord de l'Alsace-Lorraine, le long de notre fron-
tière, c'est encore aux dépositions du général Ducrot qu'il faut
se reporter si l'on veut être renseigné sur les aspirations popu-
laires. Ce n'est pas seulement vers Rastadt, Carlsruhe, Darms-
ladt et la Forêt Noire qu'il a dirigé son enquête; il a fait aussi
des voyages à Gemersheim, Landau, Mayence, Trêves. Son acti-
vité, qui l'a fait accuser d'espionnage par les Alleiiiands, lui a
tout au moins donné une connaissance très précise de l'état de
l'opinion. S'il a recueilli des doléances provoquées par notre
abstention de 1866, si même on lui a laissé entendre que notre
attitude passive poussait en fin de compte les habitans à accepter
le joug prussien, ceux-là mêmes qui lui ont adressé leurs
plaintes n'ont pas manqué d'appeler notre intervention : l'ar-
rivée des troupes françaises provoquerait immédiatement la
volte-face des résignés.
Très significative est la profession de foi faite au général
par un avocat mayençais qui parle au nom de tout le pays, en
avril 1868. Cet avocat déclare qu'il est l'interprète de ses
compatriotes, sujets de la Prusse, de la Hesse, ou de la Ba-
vière. Tous pensent comme lui, médecins, notaires, négocians,
gens éclairés des villes et des campagnes. Il ne fait que répéter
ce qui se dit dans les cercles, dans les brasseries, sur les places
publiques et dans les réunions intimes : « Si vous le désirez, je
vous remettrai la liste de tous les notables du pays, de tous
ceux quT, par leur caractère, leur position, leur fortune, jouis-
sent de quelque influence; vous pourrez les interroger, les
faire interroger, et vous verrez qu'il n'y a qu'une manière de
voir et de penser parmi nous. »
L'interlocuteur du général atteste les souvenirs toujours
vivans de la domination française. C'est à la France que les
Rhénans doivent leur émancipation matérielle et morale. C'est
la Révolution qui les a organisés; c'est l'Empire qui a développé
leur commerce, qui leur a apporté le Code civil et les libertés du
citoyen. A cet éloge de la France s'oppose l'affirmation que les
Rhénans ne sont pas Allemands, qu'ils ne partagent nullement
les sentimens germaniques, que les habitans de la rive gauche
TOME XLII. — 1917. i 1
162 REVUE DES DEUX MONDES.
ne se mapienl pas de l'autre côte du fleuve et qu'ils n'y envoient
pas leurs enfans. Ils ne sont de cœur ni Hessois, ni Bavarois, ni
Prussiens; ils souffrent au contraire d'avoir été séparés par les
traités de 1815 et livrés en otages à des Etats différens qui les
exploitent, sont incapables de les protéger et ne leur donnent
aucune des satisfactions morales dont ils ont besoin. Les aspi-
rations du peuple tendent à l'unité de la rive gauche, mais,
pour vivre, il faut de plus faire partie d'une grande nation,
assez forte pour défendre les intérêts du pays. Cette nation n'est
pas la Prusse, qui écrase ses malheureux sujets rhénans sous
sa tyrannie fiscale et militaire. 11 n'y a de salut que dans le
retour à la France, conformément à ce que conseillent la
géographie et l'histoire. Mais pour provoquer cette solution,
puisque tous les pourparlers diplomatiques n'ont amené aucun
résultat et que les victoires prussiennes ont consolidé l'œuvre
de 1815, on ne peut espérer que dans une guerre. Vienne donc
la guerre I
Cet entretien se complète par d'autres constatations que fait
le général Ducrot en personne pendant ce même séjour à
Mayence, où il s'arrête quand il revient de Darmstadt. C'est le
grand-duc de Hesse qui l'a engagé à visiter cettB ville, en ajou-
tant que les sentimens français, toujours vivaces, y ont pris
encore plus d'intensité depuis que les Prussiens, après Sadowa,
sont les seuls à y tenir garnison. Le général, qui est accom-
pagné d'un capitaine parlant l'allemand, en est vjte convaincu :
(( Quant au peuple, écrit-il, c'est-à-dire aux ouvriers et aux
paysans, ils affichent avec une extrême violence leur haine
contre les Prussiens. Ces gens, disent-ils en parlant d'eux, ne
sont pas à leur place ici; ils n'ont rien à faire de ce côté du
Rhin; nous espérons bien que les Français viendront nous aider
à nous en débarrasser un jour ou l'autre... »
Or, à ce moment. Napoléon III a déjà entamé des négocia-
tions avec l'Autriche. Au mois d'août 1867 il se rend à Salzbourg,
et au mois de novembre François-Joseph vient en France. En
1869, les deux empereurs contractent des engagemens mutuels
dont l'existence nous est connue par la correspondance échangée
en janvier 1873 entre Beust et Gramont, et par les révélations
de celui-ci. Au début de 1870, les états-majors établissent un
plan de mobilisation et un plan de campagne ; l'archiduc Albert
est envoyé en mission à Paris, et le général Lebrun fait le
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
163
voyage de Vienne. La participation de l'Italie étant admise,
Italiens et Autrichiens opéreront leur jonction en Bavière, tandis
que les Français formeront deux armées, l'une destinée à péné-
trer dans l'Allemagne du Sud, l'autre à entrer dans le Palatinat
et à envahir la rive gauche du Rhin.
La seule condition que l'on exige de nous, — et de ce que
nous ne l'avons pas remplie, nos alliances se sont trouvées
nulles, — c'est que nous prenions résolument l'offensive dès le
premier jour, surtout que nous passions sur la rive droite du
fleuve, de façon à déterminer tous les Etats méridionaux à
abandonner la Prusse. Le grand-duc de Hesse l'avait déjàl recom-
mandé au général Ducrot. François-Joseph le répète au général
Lebrun. 11 ne peut déclarer la guerre en même temps que Napo-
léon III, mais si 3elui-ci apparait dans le sud de l'Allemagne
non pas en ennemi, mais en libérateur, alors l'Autriche sera
obligée de faire cause commune avec la France.
Ainsi, au moment où nous allons nous retrouver devant
notre ennemie de 1813, je veux dire devant la Prusse, nous
possédons d« fortes chances de succès. Nous sommes en présence
d'un adversaire assurément redoutable, mais que la moindre
défaite peut abattre complètement en le privant des auxiliaires
que la crainte seule réunit autour de lui. L'enjeu du conflit est
évident. Si nous sommes vaincus, nous serons contraints de
renoncer à cette riVe gauche du Rhin que nous avons dû céder
à la chute du premier empereur, malgré le vœu des populations.;
Que nos armes au contraire remportent des avantages rapides,
cl Sadowa est aboli avec toutes ses conséquences. Du même
coup, en corrigeant les traités de 1815, nous rétablissons sur le
grand fleuve notre domination toujours regrettée. Il semble
bien que'nous touchions au but.
Julien Rovèrb.
(A suivre.)
LA BELLE FRANCE
(1)
PORTRAITS DE CHEZ NOUS
SŒUR IGNACE
Tous les touristes un peu familiarisés avec les sites de la
Haute-Alsace connaissent le bourg de Willer, l'un des centres
d'excursions les plus fréquente's des Vosges. On y monte en
quelques heures au grand ballon de Guebviller, au Molkenrain
d'où l'œil va des Alpes à la Forêt-Noire, et l'on n'y est pas
très loin du fameux Hartmansweillerkopf dont tant de combats
devaient ensanglanter les crêtes. Des vallons boisés et rocheux
débouchant les uns dans les autres, des tunnels d'où s'allongent
des voies ferrées, des ponts sur des torrens, des fermes dans
la montagne, une rivière serpentante et fraîche, des usines et
des moulins, tel est ce beau pays de Willer et de ses environs où
l'industrieuse et jolie Thurr, dont la vallée porte le nom, coule
j)ittoresquement de Saint-Amarin à Môosch et de Moosch à
Bishwiller, pour s'en aller vers l'historique petite ville deïhann,
dominée par la ruine de son vieux château et parée de son clocher
gothique.
Il y a une quarantaine d'années, peu de temps après la
guerre de 1870, l'un des moulins du pays était la propriété des
Roesch. Ils y vivaient heureux, avec leurs cinq enfans, un fils
et quatre filles, dont deux étaient jumelles, et il y avait cependant
(1) Voyez la Revue du 1" septembrç.
LA BELLE FRANGE. 165
une ombre sur leur vie. Français dans l'âme, ils ne se conso-
laient pas d'être Allemands de fait, et leur bonheur, d'autre part,
devait peu durer. M™^ Roesch mourait en 1876, son mari ne
tardait pas à la suivre, et les enfans se trouvaient orphelins.
Un de leurs oncles, l'abbé Roesch, se chargeait alors de leur
éducation, et les envoyait en pension en France. Puis, le temps
passait, chacun suivait sa voie, et une trentaine d'anne'es plus
tard, à l'approche de 1914, le fils, entré dans les Ordres, était
professeur à Quito, dans la République de l'Equateur, au collège
des Jésuites, l'aînée des filles mariée en Lorraine, la seconde
prématurément retournée à ses parens dans le petit cimetière
de Willer, et les deux autres, les jumelles, Religieuses du Divin
Sauveur. L'une de ces dernières était la Sœur Ignace, dont la
charité devait rester légendaire, et réservée à un si tragique
avenir. M""^ Roesch, en mourant, avait prononcé ces paroles
rapportées sur un de ces touchans mémento en usage dans les
familles pieuses : « Mon Dieu, je vous fais le sacrifice de ma
vie, faites de moi ce qu'il vous plaira, mais protégez mes
enfans! » La destinée les avait tous conduits singulièrement
loin du moulin de Willer, mais la prière de la mère n'avait pas
été entièrement inexaucée, etSœur Ignace devait même revenir,
un jour, rendre son dernier soupir bien près du clocher où
avaient sonné son baptême et le glas paternel et maternel.
Longtemps avant la guerre, la maison des Sœurs de la rue
Bizet était renommée à Paris pour la perfection de ses services.
La maîtrise de la chapelle n'était pas au-dessous du reste, et
on y remarquait, dans les chœurs, une voix qu'on aurait
presque prise pour une voix d'homme. C'était celle de Sœur
Ignace, et sa charité, d'un caractère tout viril, malgré la ten-
dresse de sa nature et la profonde bonté de son cœur, n'était pas
sans s'accorder avec ce timbre plutôt màîe, qui marquait et
soutenait les chants. On la citait volontiers pour sa vaillance
gaie et forte que rien ne pouvait jamais déconcerter, et qui
avait plus d'une fois aidé la Mère Supérieure, par les temps de
persécution et d'épreuves, à sortir des passes difficiles.
— Allons, ma mère,* lui disait-elle avec son invariable bonne
humeur et une petite pointe de familiarité qui n'excluait pas le
respect, allons, ne vous alarmez pas... C'est sans importance,
ce n'est rien... Le bon Dieu va arranger çal...
Presque toujours, en effet, le bon Dieu « arrangeait ça, » et
i66 REVUE DES DEUX MONDES.
personne ne savait aussi comme elle mettre les malades sur
la route du rétablissement par sa manière à la fois rassurante et
plaisante de les remonter. De taille et de corpulence moyennes,
avec une expression d'indulgence et de franchise au fond de ses
yeux bleus légèrement bridés et comme un peu narquois, dans
une figure qui aurait été moqueuse si le sourire n'en avait pas
été aussi bon, elle tenait d'habitude, en vous parlant, ses
deux mains tranquillement posées l'une sur l'autre entre sa
ceinture et sa poitrine, et les remuait seulement d'un petit
geste optimiste qui semblait aussi vouloir arranger les choses.
— Allons, disait-elle au patient, ça va mieux, ça va s'arran-
ger... La figure est bonne, c'est bon signe... Le bon Dieu va
vous tirer de là!...
Il y avait déjà vingt ans qu'elle était rue Bizet, lorsque le
couvent se trouva transformé en ambulance au moment de
la mobilisation. Elle y restait alors encore une année, pendant
laquelle, après avoir été la Providence des malades, elle devenait
celle des blessés, et rien ne donnera mieux l'idée de l'action et
du charme de sa charité que le témoignage même de l'un d'eux,
et de l'un des plus terriblement éprouvés en même temps que
du plus illustre. A la veille de quitter l'établissement où il avait
recouvré la vie, et qu'elle venait de quitter pour une ambulance
du front, le général Gouraud lui exprimait sa reconnaissance
dans une lettre où la gratitude se cachait sous la plaisanterie,
comme si le bien, avec Sœur Ignace, devait toujours s'accom-
pagner d'enjouement, et lui parlait, notamment, d'un certain
« général Gustavin » sous la croix duquel on reconnaît sans
peine une bonne Sœur Gustavine, aimablement secourable, elle
aussi, aux douleurs des mutilés.
« Chère Sœur Ignace,
« Je m'empresse de vous remercier de votre bonne lettre
du 4 septembre.
(( Je suis désolé que ce petit bombardement ait obligé à
l'évacuation de l'hôpital de Moosch, où vos Sœurs et vous
soignez si bien nos chers soldats. J'espère que nos succès sur
les crêtes vous permettront bientôt de recouvrer votre hôpital.
(( Le fromage sera-t-il arrivé à temps pour que vous ayez
pu le distribuer à vos blessés ?
« J'ai à vous donner les meilleures nouvelles de votre ami
LA BELLE FRANCE.
167
le général Gustavin. Non seulement il m'a soigné avec le
dévouement et la bonté que vous lui connaissez, mais sa
compagnie, pendant ces longues heures de réclusion, m'a été
bien précieuse, et sa gaîté, aussi bien que ses soins, a certaine-
ment contribué à mon rapide rétablissement.
«Aussi, j'estime qu'en face de résultats aussi remarquables,
le général Gustavin mériterait d'être promu au grade supé-
rieur. Je remets la chose entre vos mains.
« Je compte quitter dans une dizaine de jours la rue Bizet
pour aller dans le Midi, puisque ce mois de septembre n'est pas
très chaud. Ce ne sera pas sans émotion que je quitterai cette
chère rue Bizet où j'étais arrivé mourant, et d'où je partirai
en assez bon état, grâce en grande partie à vos Sœurs. Aussi
garderai-je de leur rayonnante charité un éternel souvenir.
« Veuillez agréer, chère Sœur Ignace, l'expression de mes
sentimens très respectueux.
« Général Gouraud. »
Cette lettre était du 1 septembre 1915, et depuis deux mois,
en effet, Sœur Ignace était à Moosch, tout à côté de son village,
à quelques minutes de Willer, dans le joli coin d'Alsace où
elle était née, et qu'avait reconquis la France. Un riche proprié-
taire du pays y avait fondé un hôpital pour les ouvriers de la
région, et la construction venait d'en être achevée à la déclara-
tion de guerre. On y avait établi une ambulance, confiée à
l'Ordre du Divin Sauveur, et Sœur Ignace venait d'y être
envoyée pour y apporter l'impulsion qu'elle savait donner par-
tout. Arrivée au début de l'été, elle s'était retrouvée ainsi avec
les beaux jours dans la vallée de son enfance, où le fracas du
canon et des obus remplaçait maintenant le bruit des usines et
le fredonnement des moulins.
Aussitôt à l'hôpital, elle y apportait l'ordre et la vie, et
la direction n'avait pas tardé à lui en être à peu près laissée
quand elle annonçait, le 12 août, à ses Sœurs de la rue Bizet,
qu'il <( y avait des taubes sur Moosch, » et leur écrivait, une
quinzaine de jours après, un peu inquiète, malgré la solidité de
sa bonne humeur : « Bien chère Sœur Séraphine et bonne Mère
Théobaldine, quelle aventure! Figurez-vous, on était en train
d'opérer et de travailler, quand tout d'un coup éclatent des
obus... Oui, messieurs les Boches ont inventé, et nous ne savons
468 RËVDÉ DES DfellX MÔNDEâ.
pas par quel droit, de venir bombarder la ville de Moosch- Ah î
si vous aviez vu ce manège! Ils en ont lancé huit, dont deux
n'ont pas e'claté. Il y a eu quatre blessés, dont deux civils, et
quelques maisons un peu abîmées... Aussi, déménagement
complet. On a immédiatement descendu les malades à la cave,
les plus malades au réfectoire des Sœurs, et tous ceux qu'on
pouvait évacuer ont été renvoyés sur. Bussang. Ils étaient si
malheureux! Il y en a eu plusieurs qui ont pleuré!... Je ter-
mine, car il est tard, minuit, et je suis bien fatiguée... »
Même sous les bombes et les obus, l'un des soucis de Sœur
Ignace était d'être privée de « retraite. » Aussi, racontait-elle à
ses Sœurs de Paris comment elle s'en dédommageait, et leur
écrivait-elle, avec sa gaîté ordinaire : «Nous nous sommes payé
une petite fête bien religieuse pour la Nativité... Messe chantée,
Reine des Cieux, Sancta Maria, Reste avec moi, Magnificat...
Après l'Evangile, un sermon en français sur la sainteté. C'était
si simple, mais si bienfaisant! » Un nuage, pourtant, assom-
brissait la solennité, et elle continuait : « Après la messe, on
nous a amené un blessé nageant dans son sang. Ce pauvre, s'est
suicidé! Vous ne vous figurez pas combien c'était pénible de le
voir se débattre... Il avait une maladie nerveuse, et surtout des
idées noires. Espérons que le bon Dieu lui fera miséricorde. Je
plains de tout mon cœur sa pauvre femme et sa petite fille... »
Mais les obus pleuvent de plus en plus drus, et elle note alors,
dans ses lettres suivantes, leur fréquence toujours plus grande :
« Dimanche, il en est tombé treize, mardi quinze, et c'est curieux
comme on s'y fait. D'un côté, bombardement et, peu de temps
après, musique dans la cour de l'hôpital... On ne conserve plus
que les blessés inévacuables, les deux étages supérieurs sont
vides et, à la moin.dre alerte, on les descend à la cave qui est
assez bien installée. Nous y avons même une salle d'opéra-
tions... » Puis, quelques jours après : « Quelle canonnade!...
Jeudi soir, on a opéré jusqu'à deux heures et demie du matin,
et vendredi jusqu'à trois heures... Jamais nous n'avons vu
autant d'hommes abrutis et à bout comme ces pauvres malheu-
reux. Ils faisaient peine à voir. Aussi, ma chère Sœur Séra.
phine, je me suis couchée hier sans adoration, lecture et
deux chapelets de moins... Il est onze heures du soir, et je suis
éreintée... »
Malgré le bombardement, et les incessantes arrivées de
LA BELLE FRANCE.
169
mutilés et de mourans, elle n'en maintenait pourtant pas moins
l'ordre et l'entrain dans l'établissement. Jamais démontée, et
redonnant du cœur aux plus découragés, rendant le sourire
aux plus soutîrans, elle était même allée jusqu'à organiser une
chorale où elle s'amusait à faire chanter aux blessés allemands,
mêlés aux nôtres, ce refrain qu'ils répétaient sans le com-
prendre :
Nous les aurons,
Nous les aurons I
Chaque jour, cependant, le bombardement augmentait
d'intensité el, le 4 janvier, il était d'une si grande violence
qu'elle écrivait dans la journée à Sœur Séraphine : « Aujour-
d'hui 4, on peut se tenir prêt à rendre compte à Dieu... » Le
matin, en voyant se succéder les enterremens, et passer les
cercueils enveloppés du drapeau, entre les hommes qui
marchaient fusils bas, elle avait déjà dit, avec sa bravoure
habituelle :
— Moi, je demande à être enterrée comme les soldats, et
je veux aller en cimetière militaire... Allons, avait-elle ajouté
en regardant encore défiler un cortège funèbre, puisque tout le
monde doit mourir, il va falloir nous confesser tous aujour-
d'hui !
Une heure plus tard, les Allemands commençaient un feu
terrible, l'hôpital semblait prêt à s'écrouler, les carreaux des
maisons volaient en éclats et, vers cinq heures, la nuit tombée,
on frappait à la porte de l'ambulance. C'étaient deux religieuses
de l'Ecole dont l'une avait reçu un éclat de bombe en faisant
sa classe; et Sœur Ignace, après l'avoir pansée, ne voulait pas
laisser les deux femmes s'en aller seules. Elle priait Sœur Isaïe
de les reconduire avec elle, et les quatre religieuses se met-
taient en route deux par deux, en se tenant à quelque distance,
afin de ne pas former groupe. Elles s'étaient bientôt perdues
de vue dans l'obscurité, et tout à coup, à quelques pas de Sœur
Isaïe et de celle qu'elle accompagnait, un obus éclatait avec un
épouvantable fracas, en les couvrant de terre et de cailloux.
Tout étourdies mais ne se sentant pas blessées, et supposant
qu'il en était de même de leurs compagnes, craignant en même
temps d'autres explosions, elles entraient se mettre à couvert
dans une cave voisine où se trouvaient déjà d'autres personnes,
170 REVUE DES DEUX MONDES.
et OÙ se réfugiaient aussi des soldats. Sœur Isaïe leur deman-
dait s'ils n'avaient pas rencontré deux Sœurs, mais ils n'en
avaient aperçu aucune, et elle commençait à se rassurer com-
plètement, lorsqu'un chasseur arrivait en disant qu'une reli-
gieuse venait d'être blessée près de la fontaine, sur la place de
la mairie. Tout angoissée, Sœur Isaïe quittait alors précipitam-
ment la cave, demandait au chasseur de la conduire sur la
place, et là, à côté de la fontaine, distinguait en effet une
ombre allongée par terre, au milieu d'un groupe. Elle s'appro-
chait aussitôt de cette forme immobile et noire, y reconnaissait
Sœur Ignace, l'appelait, se jetait à genoux, lui parlait, croyait
l'entendre soupirer, et envoyait le chasseur chercher immédia-
tement un prêtre et un médecin... Mais tout était fini, et Sœur
Ignace ne donnait déjà plus signe de vie. Elle venait d'expirer,
et l'automobile sanitaire, qui ne tardait pas à arriver, ne rappor-
tait plus qu'un cadavre à l'ambulance.
Il est très rare qu'une mort fasse vraiment verser des larmes
à une foule, mais dans tout Moosch, à la nouvelle de celle de
Sœur Ignace, il ne se trouva personne pour rester les yeux
secs. On la couchait sur un lit tendu de blanc, parmi les cierges
et les fleurs, dans sa robe et dans sa cape noires, et ses mains
jointes, ses yeux clos, son rosaire, ses lèvres qui semblaient
presque remuer encore, lui donnaient l'air de prier. Puis, le
dernier jour se levait, et le cortège, précédé de six prêtres-soldats,
la menait au champ du repos comme on y mène les héros. A la
foule des officiers et des troupes, à la garde d'honneur avan-
çant fusils bas, on aurait pu croire au cortège d'un chef
militaire, sans les symboliques et virginales guirlandes de fleurs
blanches dont le cercueil était orné. Gomme elle l'avait souhaité
le matin même de sa mort, on la conduisait au cimetière mili-
taire, où l'attendait sa tombe entre celles de deux officiers; on
plantait dessus la croix de bois, on y attachait la cravate de tulle
blanc, et la belle et tragique vallée, où devaient bien dormir
encore quelque part, sous les roulemens du canon, quelques
anciens échos du moulin de Willer, assistait aux plus émou-
vantes funérailles qu'aient peut-être jamais vues les hommes I
Quelques jours après les obsèques, un planton venait à
l'hôpital, et remettait un pli à la Supérieure. Elle en recon-
naissait tout de suite l'écriture, y lisait en même temps : Ouvert
par l'autorité militaire, et c'était, en effet, une lettre de Sœur
LA BELLE FRANCE.
m
Ignace à l'une de ses amies d'Amérique, pleine de trop cruelles
réalités pour n'avoir pas été alors interceptée au départ, mais
trop caractéristique pour ne pas être maintenant donnée ici.
A M" F... M... A BOSTON
Moosch, le 31 décembre 1915.
H Ma toute chère et bonne amie,
« Malgré que je sois très en retard pour vous offrir tous mes
vœux de bonne et heureuse année, je le fais d'autant plus chau-
dement... Si vous saviez quelle triste fin d'année nous avons
passée! Depuis le 22 décembre, et nous sommes le 31, on n'a
pas arrêté d'attaquer, de contre-attaquer, et de bombarder la
vallée, mais c'est surtout les 22, 23, 24 et 25 que c'était le plus
fort. C'est tout dire quand, dans quarante-huit heures, on peut
compter 1 095 blessés Français et 54 Allemands qui ont passé
chez nous. Vous ne pouvez pas vous figurer une chose aussi
épouvantable que le spectacle que nous avions nuit et jour
sous les yeux. Il y en avait de couchés partout, dans les corri-
dors, dans les escaliers et dans les chambres entre les lits;
partout des brancards. Et alors il fallait entendre ces plaintes,
ces cris, ces pleurs, etc. Que d^opérations, d'amputations, de
trépanations, et combien nombreux ceux blessés aux poumons
comme notre bon F... Le Hartmannsweillerkopf est une vraie
nécropole, et ce n'est pas fini. Ici, à l'hôpital, en dix jours,
nous avons eu 78 morts. Alors, jugez!
« Nous avons, comme automobilistes ou conducteurs, rien
que des Américains de bonne famille qui s'étaient engagés
volontairement pour la durée de la guerre. Ils sont vraiment
bien admirables et bien courageux. Eux qui aiment bien le
confortable, ils ne l'ont pas, ou plutôt sont privés de tout. Ces
jours derniers, un d'eux, de vingt ans, n'est plus revenu ; un
obus l'a tué net sur une route, où il passait depuis tant de
temps, et que son cher frère est obligé de parcourir plusieurs
fois journellement. Il a été cité à l'ordre de la Division, ot a
reçu la croix de guerre. Pauvre petit! Combien il l'a méritée!
(( Si je vous disais que rarement j'ai vu des amies aussi
gentilles et dévouées que les petites Américaines. Il y a mesdames
W..., L... et quantité d'autres qui me sont bien dévouées, et
172
REVUE DES DEUX MONDES.
tout cela grâce à votre délicate attention,. , Voilà quatre fois
qu'on me de'range, et je suis en train d'écrire sur la taMe d'opé-
rations, et il est minuit, le 1" de l'An.
« Vous m'excuserez de vous écrire aussi mal que cela, mçtis
je dors debout...
« Voire grande amie,
« Sœur Ignace. »
UN EMPLOYÉ DE COMMERCE
Georges Gondom appartenait à une de ces vieilles familles de
dignes et modestes fonctionnaires comme on en voyait tant
autrefois honorer la France, et comme elle en comptait encore
au moment de la guerre, malgré tout ce qui avait si gravement
altéré, sa physionomie morale. Dans des situations peu rétri-
buées, mais auxquelles s'attachait une considération spéciale,
elles s'estimaient assez dédommagées de la médiocrité relative
de leur vie par la respectabilité qu'elles en retiraient, et se
transmettaient fidèlement, d'une génération à l'autre, comme
une vocation d'autorité, de désintéressement et de devoir. Les
Gondom étaient de cette race de bons serviteurs du pays, et en
conservaient toutes les traditions. M. Gondom exerçait les
fonctions de directeur d'hospice, son père en avait occupé
d'analogues dans la même administration, et son grand-père et
un de ses oncles avaient appartenu à l'Université. Père de deux
fils, il aurait pu les croire destinés à suivre sa voie, mais les
nouvelles conditions de la vie générale, aussi bien que de la vie
administrative, les en avaient détournés. L'aîné faisait son
droit, le poussait jusqu'au doctorat, et Georges, le second,
entrait dans le commerce.
Le jeune Georges, dès son enfance, s'était tout de suite
annoncé pour un vaillant. Il avait fait sa première commu-
nion à Forges-les-Bains, où son père dirigeait l'Hôpital et
l'Orphelinat, et le curé, la veille de la fête, ayant demandé à
ses petitS' communians de nettoyer eux-mêmes les abords de
l'église, trop négligés par l'édililé, Georges, immédiatement, les
réunissait tous, prenait le commandement de la petite équipe,
et mettait lui-même tant de cœur à la besogne qu'il rentrait
tout fourbu chez ses parens. Il avait tout juste la force de se
lendre le lendemain à la cérémonie, et n'assistait même pas
LA BELLE FRANCE. 173
au diner de famille donné le soir en son honneur. A quelque
temps de là, un incendie éclatait dans le pays, le personnel de
l'Hôpital accourait avec la pompe de l'établissement, les habi-
tans aidaient à la manœuvre, et on remarquait alors, parmi
ceux qui s'exposaient le plus, un petit garçon dont l'adresse et
le courage faisaient l'admiration de tous. C'était le petit
Gondom, qui venait d'avoir ses treize ans 1
A dix-sept ans, ses études terminées, il se décidait pour
la carrière commerciale, se plaçait d'abord dans une maison de
gros, y faisait son apprentissage, et entrait ensuite aux Magasins
du Louvre, comme vendeur au rayon de la jupe. Quatre ans
après, il allait faire son seivice militaire à Lunéville, au
8^ Dragons, d'oîi il revenait maréchal des logis. Employé
modèle, il avait été aussi un parfait dragon. Si excellent soldai
qu'il se fût montré, il n'en avait pas moins cependant tou-
jours regretté son état, et le brillant sous-officier de cavalerie,
aussitôt son temps fini, s'était hâté de redevenir l'actif vendeur
d'auparavant, lorsque, le 2 août 1914, la mobilisation le repre-
nait encore à son métier, et l'envoyait à la frontière lorraine,
dès la première heure de la guerre.
Georges Gondom avait toujours eu le culte de la famille,
et son père et sa mère dont il avait été la joie, son frère le
docteur en droit qu'il appelait son « grand savant, » sa jeune
sœur qu'il appelait toujours sa « petite sœur, » lui étaient pro-
fondément chers. Aussi ne leur faisait-il pas ses adieux sans
déchirement, mais n'en laissait rien paraître.
— Allons, ne pleurez pas, disait-il gaiement à sa mère et à
sa sœur au moment de la séparation, il ne m'arrivera rien de
fâcheux... Cette guerre, voyez- vous, il fallait absolument la
faire, et il vaut mieux en finir une fois pour toutes... Après,
nous serons tranquilles et heureux I...
A peine à son régiment, il était nommé adjudant, et faisait
avec ce grade toute la campagne de Lorraine. Renvoyé ensuite'
à son dépôt, et affecté à la remonte, il supportait mal son éloi-
gnement de la bataille, réclamait instamment son retour au
feu, et finissait par recevoir la mission de former un groupe
léger appelé à s'y rendre aussitôt instruit. Un accident, la veille du
départ, avait bien failli le retenir. Un pan de mur s'était écroulé
sur lui dans un incendie et l'avait blessé assez sérieusement,
mais il voulait quand même suivre ses hommes, et peu s'en
474
REVUE DES DEUX MONDES.
fallait encore, à quelques jours de là, qu'il ne trouvât la mort
à son arrivée au front. Chargé d'une reconnaissance de nuit, et
parti seul avec son ordonnance, il tombait dans une embuscade.
Heureusement, il s'en tirait avec un coup de baïonnette dans la
manche de sa tunique, et l'ordonnance en était quitte pour un
coup de crosse à la tête. Plus tard, il était de la grande attaque
de septembre, et réchappait encore, comme miraculeusement,
à l'explosion d'une marmite. Puis, il passait en Haute-Alsace,
dans les parages fameux de l'Hartmansweillerkopf, et là,
aussitôt rendu dans ces terribles et célèbres défilés, il était
nommé sous-lieutenant.
Avec sa nature toute en élans, il avait très vite conquis l'af-
fection et l'admiration de ses chefs comme de ses soldats, et
l'un de ses camarades, le lieutenant de Tauriac, avec qui il
s'était lié d'une de ces héroïques et tendres amitiés de guerre
comme il s'en noue entre frères d'armes dans l'habitude de la
vaillance et du dévouement en commun, devait un jour dire de
lui, dans une lettre toute pleine elle-même de noble générosité :
« Quand je suis arrivé au groupe léger, j'ai tout de suite été
frappé par ce visage sympathique, ce cœur d'enfant vaillant et
généreux qui se donnait tout entier dans une poignée de main. »
Tout de suite, et tout entier, c'était bien ainsi en effet que se
donnait Georges Gondom, non seulement à l'amitié, mais au
devoir, et if allait bientôt encore le faire une fois de plus. 11
venait d'être détaché aux chasseurs à cheval, pour y former un
autre groupe léger, sur le modèle de celui des dragons, quand,
aux premiers jours de mars 1916, son capitaine recevait l'ordre
d'enlever un ouvrage allemand.. Comme l'affaire devait être
particulièrement difficile, le capitaine redemandait son sous-
lieutenant aux chasseurs, et Condom répondait à l'appel avec
d'autant plus d'enthousiasme qu'il s'agissait d'un coup plus
hardi et plus périlleux. H allait falloir attaquer, se battre,
exposer sa vie, enlever une position, et il accourait avec joie,
mais songeait aussi à ses vieux parens, à son frère le « grand
savant, » à sa sœur, sa « petite Alice, » à tous les siens, et leur
écrivait alors, avant la bataille :
(( Mes très chers parens, vous m'excuserez d'être pour vous
la cause d'un gros chagrin, car si vous recevez jamais cette lettre,
c'est que j'aurai eu la gloire de mourir au champ d'honneur.
« A l'heure où j'écris celte lettre, nous sommes tout près de
LA BELLE FRANCE. 115
tenter un coup audacieux sur un ouvrage boche. Cette action,
très bien comprise et habilement menée par M. le capitaine
Lacroix, mon chef d'unité, doit réussir, mais bien entendu il
doit y avoir de la casse.
« Eh bien! soyez absolument persuadés, mes chers parens,
que c'est avec joie que je fais le sacrifice de ma vie, car je sais
que c'est beaucoup pour la France et un petit peu pour vous
que je tomberai : pour cette France que j'aime tant, pour vous
qui partagez cet amour et à qui je dois tant !
« Je tiens, mes très chers parens, à vous remercier de tout
mon cœur de tout ce que vous avez fait pour moi. Vous avez été
des parens modèles, et je meurs en vous vénérant.
« Je n'ai rien de bien spécial à vous demander à cette der-
nière heure. Le peu de bricoles que j'ai sera pour vous des petits
souvenirs, bien modestes du reste.
(( Je dis adieu à ma gentille et très aimée petite Alice, qui a
toujours été si bonne et mignonne avec son grand Georges. Je
regrette de ne l'avoir pas fait danser plus souvent, mais j'espère
que le Bon Dieu lui réserve de longs jours de bonheur!
« Je fais mes adieux à mon grand savant Paul, un homme
qui comprendra mieux peut-être le calme absolu avec lequel je
vous écris. Adieu, mes chers "parens, adieu à toute la famille,
adieu à tous mes amis I
<'. Je désire que rien de spécial ne soit fait pour mon corps,
égal dans la mort comme tous mes compagnons tombés avec
moi. Je vous défends de porter le deuil plus longtemps que la
stricte nécessité pour les convenances.
u Je meurs pour Dieu, pour la France, pour tous les vivans !
« Votre fils très affectionné et reconnaissant,
(( Georges Gondom,
« sous-lieutenant au 8^ dragons. »
Puis, il écrivait au lieutenant de Tauriac pour le charger
de prévenir sa famille, le priait de remettre cette dernière lettre
aux siens, lui demandait pardon de la peine qu'il lui donnait,
et ajoutait : « Je vous aimais beaucoup, cher monsieur de
Tauriac. Je sais que vous êtes un homme ayant un mora[
élevé, et c'est pourquoi je vous demande ce dernier service...
Que personne ne me legrette, moi qui ne me regrette pas moi-
même 1 »
176 REVUE DES DEUX MONDES."
C'était le 6 mars et, le 8, la position allemande était enlevée.
Le coup de main, bien conduit, avait eu un plein succès, et le
sous-lieutenant Gondom, selon l'expression même du capitaine
Lacroix, avait déployé, d'un bout de l'attaque à l'autre, « la
plus magnifique désinvolture. » Allant continuellement de
peloton en peloton, et revenant tranquillement renseigner son
chef entre ses allées et venues, il restait le dernier sous le feu,
à la tête de son groupe, pour protéger le repli des autres. L'opé-
ration terminée, il voulait même retourner faire une dernière
patrouille dans les tranchées prises, pour bien s'assurer que rien
n'y était resté, mais y renonçait sur un ordre formel, et revenait
seulement encore une fois en arrière, sous la fusillade qui ne
discontinuait pas, pour diriger les groupes qui rapportaient les
morts et les blessés, quand une balle l'avait frappé...
Il était tombé... C'était fini...
LE CAPITAINE DE VISME
Le 25 février 1916, par une mauvaise journée de neige et
de boue, le 146° d'infanterie s'arrêtait, dans l'après-midi, à
Chaumont-sur-Aire, petite localité delà Meuse, à moitié chemin
de Bar-le-Duc et de Verdun. En route, depuis deux jours, les
hommes, malgré leur entrain, n'étaient pas fâchés de se reposer
un peu, mais leur repos devait être court, et à cinq heures, ou
dix-sept heures selon le nouveau style, le commandant de la
3® compagnie du bataillon de mitrailleurs, le capitaine Jacques
de Visme, venait inscrire lui-même sur le cahier d'ordres : Appel
à 19 heures. Réveil à 23 heures 15. Départ à 0 heure 30. Les
sous-officiers coucheront avec leurs hommes. Un contre-ordre,
dans la soirée, retardait, il est vrai, le départ du régiment, dont
le transport devait avoir lieu en camions-autos, mais rien n'était
changé pour les compagnies de mitrailleuses. Elles devaient
toujours faire l'étape à pied, et à vingt-trois heures quinze,
comme l'avait indiqué l'ordre, le réveil sonnait pour elles. Une
heure plus tard, par une nuit noire, « une nuit d'encre, » a dit
un témoin, sous une pluie glacée qui pénétrait les os, le bataillon
quittait Chaumont-sur-Aire.
Entré d'abord dans les dragons en quittant Saint-Cyr et
Saumur, d'où i) était sorti brillamment, le septième de la pre-
mière école et le premier de la seconde, le capitaine de Visme
LA BELLE FRANCE.
m
avait renoncé à la cavalerie pour s'engager dans l'infanterie,
et ne commandait sa compagnie que depuis un mois. Age de
vingt-cinq ans, appartenant par sa famille à la haute société
protestante de Paris, de mâle et beau visage, de nature déli-
cate et d'àme religieuse, il donnait à tout le monde une impres-
sion de charme, de sensibilité et de finesse. Un de ses cama-
rades écrivait de lui dans une lettre : « Il m'a témoigné tout
de suite, presque sans me connaître, une si bonne confiance
que l'on s'aimait déjà. Je n'étais alors que sous-officier, et
il me traitait déjà en égal... Jacques devint vite pour moi le
cœur où l'on aime à s'épancher. Quoique de religion différente,
seul sujet dont nous n'ayons jamais parlé ensemble, nous
sympathisions en tout... J'allais souvent le voir dans sa
chambre, et j'ai trouvé sur sa table certains livres de piété dont
l'usure prouvait un usage fréquent... » Un autre aimait 9, rap-
peler la fougue avec laquelle, au sortir de l'Ecole, ils entraî-
naient ensemble leurs chevaux, et comment ensuite, dès la
guerre, ils faisaient des reconnaissances d'où ils avaient failli
souvent ne pas revenir. Il ajoute : « C'était un brave, et nous
aimions à causer de guerre ensemble. Nous nous comprenions
et nous nous aimions. » Aimer la guerre et ses compagnons de
guerre, tout le capitaine de Visme était là! Son changement
d'arme avait été pour lui un véritable drame intérieur. Pas-
sionné pour la cavalerie, mais n'y trouvant pas l'activité désirée,
désolé d'y laisser des camarades auxquels il s'était attaché de
cœur, mais décidé à tout pour servir comme l'y poussait son
impatience du combat, il avait vivement souffert de quitter
son corps et ses hommes, mais n'en annonçait pas moins avec
triomphe à ses parens son passage au 146^, et sa nomination
de capitaine de mitrailleurs. Un mois plus tard, son régiment
recevait l'ordre de se rendre à une destination gardée secrète, cl
gagnait alors Chaumont-sur-Aire, pour être transporté de là
sur un autre point en camions-autos, pendant que le bataillon
de mitrailleurs devait continuer sa marche à pied.
Personne, parmi les soldats, ne savait où l'on allait, mais le
colonel, au moment du départ, avait confié à son entourage :
— A vous, je ne vous le cacherai pas, nous sommes appelés
à une mission de sacrifice complet... Les Allemands avancent
avec une artillerie formidable, et nous n'avons rien!
A cette heure sombre, et dans cette nuit glacinle, les mitrail-
TOME XLII. 1917, i2
178 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs du 146® partaient donc pour une marche au martyre, et
l'une des' plus écrasantes qu'ait eu à fournir une troupe. Les
officiers, heureusement, avaient la pleine confiance des soldats,
mais pas un d'eux ne la possédait comme le capitaine de Visme.
L'espèce de tendresse guerrière qu'il éprouvait pour ses hommes
l'avait vite rendu leur idole et, par un de ces gestes dont il
avait le don, sachant combien l'étape allait être dure, il avait
résolu de la faire à pied comme eux, et donné son cheval à son
ordonnance, qui devait le monter à sa place.
On s'était donc mis en route aussitôt après minuit. Le vent
souftlait, il pleuvait, les pieds glissaient dans la boue, il faisait
tellement sombre qu'on ne reconnaissait même pas ses voisins,
et la colonne, dans cette obscurité, avançait d'abord en silence.
Puis, un vieux sergent entonnait la rengaine :
Un éléphant se balançait
Sur une assiette de faïence...
Alors, la troupe reprenait les couplets, et marchait au rythme^
de la chanson...
On marchait déjà ainsi depuis plus de six heures lorsque le
jour commençait à poindre. On distinguait alors peu à peu les
formes, le pays se dessinait, les silhouettes se précisaient.
Vers neuf heures, la colonne atteignait Souilly. On man-
geait, on se reposait, puis l'ordre était donné de repartir.
Plongeant dans les vallons, ou regagnant les plateaux, la
route traversait un panorama magnifique, et le bataillon, à
deux heures de Souilly, croisait des groupes de gens en fuite.
Ils disaient s'être sauvés de Verdun, et la colonne devinait
alors où elle allait, quand toute une suite d'ordres et de contre-
ordres venaient encore compliquer sa marche. Ou bien, à une
croisée de chemins, on prenait à droite, mais pour faire bientôt
demi-tour, retourner sur ses pas, et prendre une autre direction.
Ou bien, on coupait tout h coup à travers champs, à destination
de crêtes et de petits bois où l'on espérait camper, mais on
n'avait pas fait cinq cents mètres qu'un contre-ordre arrivait
encore, et qu'il fallait de nouveau revenir en arrière, pour se
remettre à suivre la route, dont le ruban se déroulait à l'infini.
— C'est long ! finissait par grogner quelqu'un.
— Bah! répondait le sergent à la chanson de l'éléphant, ça
ne sera jamais si long que les impôts 1
LA BELLE FRANCE.
179
Le jour, vers cinq heures, commençait cependant à baisser,
et on s'arrêtait, à la nuit, dans une localité du nom de Regret.
Les compagnies faisaient la soupe, et le capitaine de Visme
félicitait la sienne. Il payait à chacun un quart de vin, encou-
rageait ses hommes, et leur annonçait qu'ils allaient coucher
à Verdun, à la caserne Marceau... Puis, le bataillon repartait
encore, entendait bientôt tonner le canon, et ne tardait pas à
croiser des régimens qui semblaient revenir du combat.
On leur criait alors au passage :
— Eh! là-bas... Vous venez de Verdun?
— Oui.
— C^est loin, Marceau?
— Quatre kilomètres...
Une heure ensuite, seulement, on n'apercevait pas encore
Marceau, et d'autres troupes, passant toujours, répondaient de
même aux mêmes interpellations. Néanmoins, on marchait de
bon cœur, le canon tonnait de plus en plus, et, au pied d'une
côte, où l'on continuait à rencontrer des troupes, les hommes
leur criaient encore :
— Et Marceau?
On leur répondait enfin :
— C'est là-haut...
Il y avait plus de vingt heures qu'ils étaient en marche, et
la route, à leur arrivée, se retrouvait aussi boueuse, la boue
aussi glissante, la pluie aussi glacée, l'obscurité aussi noire
qu'au départ. Quelques hommes, malgré leur courage, avaient
dû rester en chemin, d'autres pleuraient de souffrance, tous
tombaient de lassitude, et la caserne était si encombrée qu'on
ne voulait pas d'abord les recevoir. Devant l'insistance, et
presque la violence, du capitaine de Visme, on consentait
cependant à les loger, et ils pouvaient enfin, un peu avant mi-
nuit, écrasés de fatigue et de sommeil, s'étendre sous un abri.
Mais ils n'y reposaient pas depuis trois heures que le colonel
faisait appeler les capitaines, et leur disait, vers deux heures du
matin :
— Messieurs, vos hommes ont déjà fait une marche ter-
rible... Considérez-vous pourtant comme possible de les
remettre encore en route, pour engager le combat à cinq kilo-
mètres d'ici?
— Mon colonel, lui répondait le plus ancien du grade, le
180 REVUE DES DEUX iMONDES.)
capitaine Barryat, ce n'est pas possible humainement, mais au
20'' corps, ça peut se faire !
Alors, les compagnies, qu'on allait réveiller, repartaient
encore, se trouvaient en ligne avant l'aube, et là, sous une
tempête d'artillerie, criblaient elles-mêmes l'ennemi de leur
mitraille, repoussant le flot allemand qui ne cessait de s'élan-
cer, pour se briser contre leur feu. La bataille durait six jours,
et le capitaine de Visme y était blessé dès le début, mais ne
voulait même pas paraître le sentir. Allant et venant dans la
tourmente, mettant la main à l'installation des pièces, assurant
le tir, entraînant ses hommes, prudent pour eux sans l'être
pour lui-même, il était partout, se dépensait partout, et tom-
bait, le sixième jour, foudroyé par une balle, sans une plainte
et sans un cri... Le soir même, le fort était repris, et le colonel
et le commandant attestaient, par leurs lettres à sa famille,
pour quelle large part il avait été, depuis Ghaumont, dans le
miracle de la marche et dans celui du combat.
Un jour, à quelques semaines de là, le capitaine Augustin
Gochin, qui devait aussi laisser un si grand souvenir, et qu'une
amitié héroïque liait à de Visme, se trouvait en permission à
Paris, et racontait les péripéties de la bataille.
— Et Jacques? lui demandait-on... Gomment avait-il
accueilli la nouvelle de cette mission de sacrifice annoncée
par le colonel?
— Mais il en avait paru content, répondait Gochin.
— Et, en arrivant à Verdun, après cette marche de vingt
heures?
— Ohl... Il était frais comme la rose, et seulement un peu
peiné à cause de ses hommes... (1).
UN PRÊTRE-SOLDAT
Jean-Maurice Portas était né à Périgueux le 11 no-
vembre 1885. Son père, originaire des environs, avait d'abord
été cultivateur à Saint-Orse, et s'y était marié. Obligé ensuite
de renoncer à la terre, il était venu s'établir au chef-lieu où,
tout en n'étant pas sans bien, il entrait comme manœuvre à la
Compagnie d'Orléans. Plus tard, avec sa dot et celle de sa
11) Le frère du capitaine de Visme, l'adjudant Pierre de Visme, du 127e d'in-
fanterie, était également tué, le 3 septembre 191G, à Mauropas.
LA BELLE FRANCE.
181
femme, il avait acheté un petit terrain derrière le Garmel,
entre Saint-Martin et le faubourg du Toulon, s'y était fait bâtir
une maison, et devait l'habiter jusqu'à sa mort.
Le jeune Maurice était un enfant particulièrement docile et
doux, mais d'une sensibilité extrême, et qui se troublait et pleu-
rait au moindre mot. Aucun élève, au pensionnat Saint-Jean,
n'était cependant aussi aimé des autres, car aucun ne s'oubliait
pour eux d'aussi bon cœur. Unanimement désigné un jour par
ses petits camarades pour la mention d'honneur à décerner au
plus méritant, lors d'une tournéç du Frère visiteur, il en avait
rougi jusqu'au blanc des yeux, et fondu tout à coup en larmes.
Puis, la visite ayant prolongé la classe, et sa mère lui ayant
demandé un peu sévèrement pourquoi il rentrait si tard, il lui en
avait donné la raison, mais avec un si grand trouble, et telle-
ment bouleversé, qu'elle en était restée elle-même tout émue.
]y[me Portas avait un cousin germain curé à Beaussac, joli
village du canton de Mareuil-sur-Belle, et le petit Maurice
n'avait pas encore dix ans qu'il déclarait déjà vouloir se faire
prêtre comme son oncle l'abbé Geneste. Toute sa joie était
d'aller le voir avec sa mère, et tout son rêve de venir vivre
un jour au presbytère. Aussi, après sa première communion,
les Portas avaient-ils consenti à l'envoyer chez leur parent,
qui se trouvait désormais chargé de son éducation, et pouvait
juger à loisir de l'enfant confié à sa direction. De cœur tendre
et d'àme délicate, mais timide, et toujours prêt, selon l'expres-
sion même de son oncle, à se « recoquiller » au moindre repro-
che, comme ces fleurs qui se referment au moindre nuage, il
préférait la retraite à toutes les camaraderies, ne demandait
qu'à être seul, et ne restait en même temps jamais inoccupé,
faisant de la menuiserie et de la peinture, s'amusant à dresser
des bêtes, et remplissant ainsi tous ses instans. Avec cela,
détestant le travail des champs, et extraordinairement peu-
reux! Il avait même fallu pratiquer entre sa chambre et celle
du curé un guichet qui restait ouvert toute la nuit. Autrement,
il n'aurait jamais pu dormir. Son oncle lui donnait des congés
pour aller voir ses parens, et son père et sa mère l'engageaient
alors à les prolonger un peu, mais il s'y refusait toujours,
et leur répondait gravement que, devant un jour être prêtre,
il ne pouvait pas rester chez eux passé le temps permis.
L'abbé Geneste l'avait déjà ainsi comme pensionnaire depuis
182 REVUE DES DEUX MONDES.)
plus d'un an, quand il avait été nommé curé de Lanquais,
dans le Bergeracquois, oh le suivait le petit Maurice, de plus
en plus dominé par sa vocation.
Le 11 novembre 1901, le jour même de ses seize ans, Mau-
rice Portas perdait son père. Il était alors, depuis un an, à
l'école cléricale de Périgueux, et sa mère, devenue veuve,
se retirait à Lanquais chez son cousin, où le jeune homme conti-
nuait lui-même à venir passer ses vacances et ses congés. Tous
les deux ans, l'oncle, la mère et le fils allaient en famille à
Notre-Dame de Lourdes, et Maurice se trouvait toujours comme
transformé par ces journées de pèlerinage, où il montrait un
entrain et une expansion extraordinaires. Enfin, il était entré
au séminaire et, en 1910, était nommé vicaire à Nontron. Il
avait alors vingt-cinq ans. Grand, élancé, toujours un peu
timide, mais plein de bonne grâce, d'apparence frêle, mais vail-
lant, d'une bonté simple et d'une modestie vraie sous lesquelles
se cachait une énergie douce, il avait plu tout de suite à la
population. L'archiprêtre l'avait chargé du patronage des jeunes
gens et, chaque année, certains d'entre eux partant pour le régi-
ment, où ils allaient faire leur service militaire, comme il avait
lui-même fait le sien, il ne cessait pas pour cela de les conseiller
et de les suivre, leur écrivait fréquemment, et les lettres par
lesquelles il leur continuait ainsi ses directions mettent parti-
culièrement bien en relief sa physionomie ecclésiastique.
Le caractère le plus marquant de cet apostolat par corres-
pondance est d'abord ce qu'il a de pressé et de bref. Les
plus étendues de ses recommandations n'ont pas vingt lignes*)
D'autres n'en ont que cinq ou six. On dirait déjà des instruc-
tions envoyées d'un champ de bataille. Ce qu'on y remarque
ensuite, c'est la sensibilité, la délicatesse des conseils, et ce
qu'ils ont de doucement, mais de tenacement impérieux. Il y
est répété, à chaque instant : « Il faut... On doit... C'est le
devoir... » Sous l'afTection et la tendresse, on sent bien vrai-
ment le directeur. Enfin, on y est à la fois frappé par leur piété
et leur familiarité. C'est le ton d'une camaraderie mystique,
mais celui d'une camaraderie.
Il écrit ainsi à l'un de ceux que suivait plus spécialement
sa sollicitude : « C'est pénible, mon cher ami, de quitter les
siens. Mais ne sommes-nous pas faits pour cela les uns et les
autres? N'est-ce pas aussi en prévision de ces éloignemens que
LA BELLE FRANGE.
183
le bon Dieu a mis dans l'amitié une telle source de courage et
d'e'nergie qu'à elle seule elle est capable d'empêcher le décou-
ragement, même aux heures les plus noires? Il te faut donc
envisager crânement la vie en face... » Dans une autre lettre :
« II me semble que tu prends un peu de courage, malgré tes
heures noires. Tu as encore besoin de réagir pour cela. Je
compte sur toi... Te voilà donc dans un patronage. Tant mieux!
Et membre du... Deux fois tant mieux! Et conférencier. Vingt
fois tant mieux! Aie beaucoup confiance en ton directeur. Il
nous faut à tous, mon cher ami, une personne à qui nous puis-
sions tout dire. Il faut qu'elle soit près de nous, car parfois on n'a
pas le courage d'écrire et on a la force de parier. Avec cela, et les
- prières de tous tes amis, en route!... » Et, quelque temps après :
« A peine le temps de griffonner au crayon sur un papier quel-
conque. Ta mère vient de me dire que tu ne viendras pas à
Noël. 11 faut que tu viennes... Fais l'impossible pour cela, ne
serait-ce qu'un jour. Tesparens seraient trop tristes... » Dans
l'un des billets suivans : « Ta mère et ton père te font dire de
leur écrire. Ne te fais pas prier, ils sont si contens quand ils
reçoivent un mot de toi! Dis-leur ce que tu fais et, si tu es fatigué
ou si tu t'ennuies, tu n'es pas obligé de le mettre... » Une autre
fois, il insiste pour lui faire encore demander une permission :
(( Je rentre, et j'ai juste le temps de te demander de venir le 15. Il
le faut pour tes vieux qui veulent te voir. Voici cinq francs pour
le voyage. Inutile d'en parler. Cela rentre dans tes économies.
Tu manifesteras ta reconnaissance par une bonne prière... Bon
courage, mon petit Fernand. Le bon Dieu n'abandonne jamais.
Il éprouve, mais c'est pour fortifier le caractère... » Et ailleurs :
« Eh bien! que fais-tu? Veux-tu te dégourdir? Tu t'es laissé
pincer par tes idées noires. Allons! Expédie-moi tout cela loin
de ton esprit et de ton cœur. J'attends une lettre de toi. Il me
la faut sans tarder. Et puis, pas de fausse honte ! Tu sais com-
bien je t'aime, et une hésitation me ferait de la peine... » Et il
lui recommande encore instamment, quelques jours après: « Il
faut que tu viennes à Pâques. Tes parens ont besoin de te voir.
Il faut les contenter, un désir des parens est un désir que j'appel-
lerais volontiers sacré. Tâche d'obtenir la permission... Ta mère
voulait te répondre, mais c'est un bien gros travail pour elle.
Alors, je me suis chargé de la commission, et j'en profite pour
l'embrasser... »
18i REVUE DES DEUX MONDES.
Dès la déclaration de guerre, l'abbe' Portas était lui-même
rappelé sous les drapeaux, et trouvait alors, malgré toute sa
tendresse filiale, la force de partir pour le front sans aller
embrasser sa mère, afin de lui éviter le déchirement des adieux.
Il avait fait son service au 2o0* d'infanterie, d'où il était revenu
avec les galons de sergent-fourrier, et les raisons qui lui avaient
toujours valu partout tant de sympathies lui avaient égale-
ment gagné celles des soldats. Aimé des jeunes gens de son
patronage au point qu'on pouvait l'en dire adoré, il avait
aussi conquis très vite l'affection et le respect des hommes de
sa compagnie, et vivait d'ailleurs avec eux sur le pied d'une
assez libre camaraderie. Beaucoup, en le retrouvant dans la
vie civile, continuaient même k l'y tutoyer comme au régiment,
et son lieutenant, aux manœuvres, ne l'appelait jamais fami-
lièrement que « le curé, » tout en le respectant beaucoup, et
en lui servant même quelquefois la messe.
— Où est le curé? demandait-il en plaisantant.
Et il s'amusait à ajouter :
— Nous n'avons rien à craindre... Nous avons un curé avec
nous en cas d'accident...
La popularité du fourrier Portas remontait donc assez loin,
et datait de ses premiers galons, mais devait encore grandir avec
la guerre. Sa vaillance au combat n'avait d'égal que le dévoue-
ment avec lequel il se jetait à genoux auprès des blessés et des
mourans pour les secourir ou les absoudre, et tant de bravoure
et de charité touchaient les âmes les plus dures. On le trouvait
toujours aussi prêt à exercer son ministère qu'à faire le coup de
feu et, dès les premiers jours de la guerre, il était nommé
sous-lieutenant, à la bataille de Bapaume. Sur le point de
commencer sa messe lorsque était arrivé l'ordre de partir, il
avait aussitôt quitté ses ornemens, rejoint son poste, et son
commandant de compagnie écrivait quelques jours après, à
l'archiprêtre de Nontron : <( C'est sur ma proposition, et pour
sa belle conduite sur le champ de bataille de Bapaume que
votre vicaire, M. l'abbé Portas, a été nommé sous-lieutenant.
Il a fait bravement son devoir sur la ligne de feu comme sous-
officier, mais il l'a fait aussi comme prêtre. Il avait promis les
secours de la religion à ceux qui les lui demanderaient ou
l'avaient prié de les leur porter. Sous une pluie de balles, il allait
d'un blessé à l'autre, encourageant celui-ci, recueillant de
LA BELLE FRANGÉ. 185
Celui-là le dernier soupir, le suprême adieu aux êtres chéris.
11 n'a pas été blessé, mais il a fait tout ce qu'il fallait pour
l'être. »
Le régiment, le lendemain delà bataille, s'arrêtait k Frévent,
où l'école libre était réquisitionnée pour loger la troupe. Le
fourrier Portas venait prendre possession de l'établissement, et
la directrice et ses sous-maîtresses ne pouvaient s'empêcher de
s'intéresser à l'air fragile et doux de ce grand et mince sous-
officier, dont la sollicitude pour le soldat avait comme quelque
chose de maternel. Elles voyaient ensuite arriver les hommes,
et sa patience, au milieu de leurs réclamations, ne leur causait
pas moins d'admiration. Plusieurs d'entre eux semblaient assez
grossiers, et d'autres avaient même d'assez mauvaises figures,
mais tous, lorsqu'ils lui parlaient, le regardaient avec déférence.
En apprenant qu'il était prêtre, elles insistaient pour l'inviter le
soir à leur table, et remarquaient d'abord la profonde tristesse
que lui avaient laissée les terribles visions de la veille. Puis, il
devenait moins taciturne, leur parlait de sa paroisse et de son
pays, de Lanquais, de sa mère, de son oncle le curé, et la
directrice, le jour suivant, écrivait à M™^ Portas : « Madame,
j'ai eu l'honneur et le bonheur hier de recevoir M. Portas,
sergent-fourrier du 230^... De suite, je remarquais l'intérêt qu'il
portait à ses hommes et le bien-être qu'il désirait pour eux, et
je ne fus pas très étonnée quand l'adjudant me dit tout bas qui
il était. Vous pouvez être fière, madame, d'avoir un tel fils, et
toutes, ici, nous avons été profondément touchées de son égalité
d'humeur, de la bonté qu'il témoigne à tous et de son oubli
complet de lui-même. Son souvenir ne s'effacera pas de notre
mémoire... Arrivé dimanche à trois heures de l'après-midi, il
nous a quittées le lundi à cinq heures du matin. Nous avons
voulu le soigner comme vous l'auriez fait vous-même, mais
nous avons dû insister longtemps avant de réussir à lui faire
accepter un lit et un repas. »
Un mois plus tard, le 250® se battait dans la Somme, et l'un
des jeunes gens du patronage de Nontron recevait cette carte
du front : « Dans une tranchée, face à l'ennemi. Merci, mon
petit Antonin, de toutes tes lettres. Elles sont vraiment bien
bonnes, et j'y puise beaucoup de courage pour accomplir chaque
jour mon devoir. Ce sera une grande consolation et joie pour
tous de penser que, par tes lettres, tu aides ton petit sous-liéu-
186 REVUE DES DEUX MONDES.
tenant à servir la Patrie. Prie toujours bien, fais des sacrifices,
rien de tout cela n'est perdu, et songe que, bien souvent, pen-
dant le jour, ou la nuit en sentinelle, ma pense'e et mon cœur
vont vers vous tous que je désire tant revoir. Embrasse tous
les camarades pour moi, et remercie tous ceux qui m'ont écrit...
Bonjour à ta famille. Je t'embrasse. »
Le régiment, à ce moment-là, occupait, au bord de l'Avre,
au pied de Villers-les-Roye, des tranchées établies dans les
champs, à proximité d'un petit bois. Les sorties contre les
Allemands étaient fréquentes, et le sous-lieutenant Portas y .
faisait toujours, comme à Bapaume, « tout ce qu'il fallait »
pour être tué, mais sans être jamais atteint, semblait même
comme invulnérable, et commençait à s'en divertir, en criant
quelquefois dans la fusillade :
— Ah! les maladroits!... Ils ne savent pas tirer... Si ça
continue, je serai obligé, après la guerre, de cribler moi-
même mon habit de balles, pour qu'on ne m'accuse pas d'avoir
fait l'embusqué !...
Les balles et les obus ne devaient pas cependant toujours
l'épargner et, le 6 octobre, il disparaissait dans une alerte de
nuit, sans que les récits de sa mort aient jamais bien concordé,
ni que son corps ait même jamais été retrouvé.
Vers le milieu de la nuit, d'après certains témoins, un sol-
dat cycliste rencontrait, après l'attaque, les restes de la com-
pagnie dans une tranchée de seconde ligne, et demandait aux
hommes s'ils avaient beaucoup souffert.
— Oh! oui, lui répondaient-ils.
Ils ajoutaient :
— Tenez, le sous-lieutenant Portas a été tué, le voilà !...
Et ils lui montraient un mort étendu au fond de la tran-
chée... On venait alors, au jour, pour reconnaître le corps,
mais ni le mort, ni les hommes n'étaient plus là.
D'après d'autres témoins, le lendemain même du 6, un
homme avait annoncé à sa mère qu'il venait d'assister aux der-
niers momens de l'abbé Portas, mais l'homme était mort lui-
même lorsqu'on lui avait écrit pour lui demander des détails.
D'autres racontaient aussi avoir vu le vicaire tué à bout portant
en refusant de se rendre, d'autres qu'ils l'avaient vu se repliant
blessé vers le bois, et d'autres qu'il était tombé dans le bois
même, blessé, mais faisant encore face à l'ennemi. Il leur semr
LA BELLE FRANCE.
187
blait toujours, disaient-ils, l'apercevoir, dans la demi-lueur de
la nuit, agitant ses grands bras pour essayer de les rallier, puis
se retournant pour tirer, quand ils avaient tout à coup cessé de
l'entendre, et ne l'avaient plus aperçu...
Un jour, peu après cette disparition, des permissionnaires
débarquaient à la gare de Périgueux, en rencontraient un autre
qui repartait pour le front, et les premiers demandaient au
second :
— Dis donc, tu te rappelles bien Portas, le curé?
— Oui, le sous-lieutenant... Eh bien?
— Il est mort...
A cette nouvelle, le permissionnaire pâlissait, regardait un
instant ses camarades sans pouvoir leur dire un mot, et fondait
tout à coup en larmes.
FAMILLES DE FRANCE.
J'ai entendu raconter à un religieux:
— Il arrive fréquemment que, dans mon ministère,, une
pauvre enfant me dise à la fin de l'entretien : « Mon père, priez
pour mes frères... J'en ai quatre, j'en ai cinq, j'en ai six à la
guerre. » Un jour, l'une m'a même dit : « J'en ai sept! »
De ces frères, pour qui tremblaient ainsi leurs sœurs, com-
bien ne seront pas revenus! Combien seront morts loin de tout
secours, martyrs innombrables et ignorés, eil murmurant seu-
lement, à leur dernier soupir, le nom de leur mère et celui de
leur pays! Combien de maisons, pleines de joie et de jeunesse
avant le cataclysme, et dans le vide et le silence desquelles ne
sont plus que des femmes en noir, des vieillards et desenfans!
Vers le milieu de mai 1916, le député de Gholet, M. Jules
Delahaye, visitait sa circonscription. On était aux journées les
plus terribles de Verdun, et parmi les femmes et les veuves,
venues pour lui exposer leurs besoins ou lui raconter leurs
deuils, il voyait se présenter une vieille paysanne en coiffe, une
femme Brémond, veuve d'un petit propriétaire de Saint-Chris-
tophe-du-Bois, qui lui disait avec une douleur profonde :
— Monsieur, nous avons eu, mon mari et moi, six enfans,
quatre garçons et deux filles, et tous nos fils sont partis pour
la guerre... Brémond et moi, monsieur, nous avons été élevés
dans l'amour de la France, et nos fils ont été élevés comme
188 REVUE DES DEUX xMONDES.i
nous. Ils ont été fiers de partir, comme nous en avons été fiers
pour eux. Dès le début, malheureusement, l'un d'eux, notre
cadet, est tombé à la bataille de la Marne, et j'en ai éprouvé
tant de chagrin que mon mari me l'a reproché. Il me disait :
« Ne sois pas aussi triste... C'est un honneur pour notre enfant
d'être mort comme il est mort... » Et puis, peu de temps après,
nous en avons eu un second tué, et mon mari m'a dit encore :
« Ne pleure pas tant, il faut montrer du courage ! » Ensuite,
seulement, nous en avons eu un troisième si gravement blessé
qu'il a été comme perdu... C'était trop, et mon mari, alors, en
est tombé tout d'un coup. Il restait des journées devant la
cheminée, sans rien dire, à regarder les cendres. Un jour, il
s'est couché, et il est mort sans maladie... Ainsi, monsieur, j'ai
déjà perdu deux enfans, même trois, j'ai perdu aussi mon mari,
et il ne me reste plus qu'un fils, mon aîné, qui est sergent et
se bat à Verdun. Eh bien! monsieur, j'ai lu dans un journal
que lorsque des parens avaient eu deux fils tués à l'ennemi et
qu'ils en avaient encore un au feu, ils pouvaient demander que
celui-là soit mis un peu à l'arrière, et je suis venue pour vous
prier de me dire comment il faut faire ma demande... De ces
hommes-là, voyez-vous, il faut tâcher d'en conserver la race!...;
M. Delahaye rédigeait la demande de la mère, et les larmes,
lorsqu'il la lui lisait, coulaient sur la figure immobile et ridée
de la veuve... Puis, elle gardait le silence, comme si quelque
chose l'avait tout à coup gênée, et disait, en effet, après avoir
hésité :
— Mon Dieu, monsieur, je réfléchis que mon fils ne connaît
pas ma démarche... Il serait peut-être mécontent, s'il lisait la
lettre comme elle est là... Et, cependant, je voudrais qu'il
vive... Alors, monsieur, pourriez-vous mettre que je demande
bien toujours de le retirer de Verdun, mais seulement lorsque
la bataille sera finie !...
Dans nos villes et nos villages, combien d'humbles familles
auront ainsi donné jusqu'à la dernière goutte de leur sang!
Elles sont légion, elles ont sauvé la France, et l'historien ne
saura jamais leurs noms... Mais il en est aussi d'illustres ou
de connues, et qui peuvent dire comme les obscures : « J'ai
donné cinq, six, huit, dix de mes enfans à la Patrie ! » Celles-
là non plus ne sont pas rares, et la première à citer sera celle
des Castelnau, du vainqueur de Lorraine et de ses cinq fils.
LA BELLE FRANCE.
189
Trois sont tombés au champ d'honneur, et les autres servent
toujours... Ce seront aussi les frèi'es Gochin, Jacques, Augustin
et Jean. Marié, père de, deux enfans, et mobilisé comme officier
d'état-major, Jacques n'a de repos qu'après avoir obtenu le
commandement d'une compagnie d'infanterie, et tombe a l'as-
saut du Xon, frappé d'une balle dans la tempe. On le retrouve
au sommet de la colline, le bras encore tendu dans le geste
de la charge, avec sa canne et ses gants dans la main !
Homme d'étude et d'érudition, auteur d'importans travaux
historiques, Augustin est tué à Verdun. Sous-lieutenant, lieu-
tenant, puis capitaine, six fois blessé, mais se refusant tou-
jours au repos ordonné par les médecins, il tombe en menant
ses hommes à l'attaque, avec son bras cassé dans un appareil
en plâtre I Jean commande le Papin et fait sauter les torpil-
leurs autrichiens, coule leurs mines flottantes, et se jette lui-
même à la nage pour aller couper leurs crins ! Ce seront
encore les cinq du Paty de Clam, et leurs cousins, les sept
Daras. Retraité, et voyant sa demande de réintégration traîner
en d'interminables longueurs, le lieutenant-colonel du Paty
de Clam s'engage, a soixante ans, comme simple chasseur à
pied, et rejoint son bataillon à la frontière lorraine, où il
accepte toutes les fatigues des hommes de troupe, quand le
général le retire enfin du rang pour lui confier des mis-
sions. Trois mille fuyards refluent, épouvantés, sur Etain, et
il faudrait arrêter leur fuite, leur rendre le moral, tâcher de
refaire un corps de tous ces élémens débandés. Du Paty de
Clam s'en charge, part avec cent gendarmes, et c'est fait en
quelques heures, par la seule magie de l'ascendant, du sourire
et de l'autorité I Les hommes l'écoutent, se reforment, et l'accla-
ment. Puis, il faudrait aussi conduire des renforts à une desti-
nation difficile, leur faire franchir l'Argonne à travers des
combats et des embuscades, et du Paty de Clam s'acquitte
encore de la tâche. Alors, on lui rend un régiment et, le
30 octobre, le 117® enlève sous sa conduite le Quesnoy-en-
Santerre à la baïonnette. Il n'a ni clairon, ni tambour, mais
ne s'embarrasse pas pour si peu et, ne pouvant faire battre ou
sonner la charge, il la chante. Une mauvaise couverture sur les
épaules pour mieux cacher son grade à l'ennemi, il entonne,
de tous ses poumons : Y a dla goutte à boire là-haut, y ad' la
goutte à boire! Les soldats reconnaissent sa voix, il les entraîne
190
BEVUE DES DEUX MtNDES.
et, leur montrant le village avec un fusil allemand ramassé par
terre, il chante toujours, à gorge ddployée : Y a d'/a goutte à
boire là-haut, y a cl' la goutte à boire! On le suit de plus en plus,
l'élan gagne, la troupe reprend le refrain, on marche, on court,
on charge, et la place, le soir, est à nous. Objet de l'une les plus
belles citations parues à l'Ordre de l'Armée, nommé officier
de la Légion d'honneur, blessé, âgé, mal guéri, il succombera
aux suites de ses blessures, et mourra de son héroïsme, mais
l'héritage en sera recueilli par ses fils, qui semblent, tous
les quatre, le recevoir chacun tout entier I Trois fois cité à
l'ordre de l'armée, trois fois blessé, chevalier de la Légion
d'honneur, Jacques du Paty de Clam, capitaine de chasseurs
à pied, est amputé d'une jambe. François du Paty de Clam,
capitaine de hussards, est cité à l'ordre de son régiment pour
vingt mois de bravoure et de « merveilleux allant. » Blessé, et
cité à l'ordre de la brigade, Charles du Paty de Clam sauve
son bataillon en se couchant sur une caisse de grenades, pour
y faire matelas de son corps et l'empêcher de prendre feu.
Commandant de V Archimède , Michel du Paty de Clam est enlevé
par une lame en torpillant un transport autrichien, et sombre
dans sa victoire... Et voici l'admirable liste des Daras... Georges
est prisonnier, et Maurice trois fois blessé. Un troisième, l'ainé,
Henri, est amputé d'une jambe et chevalier de la Légion d'hon-
neur. Un quatrième, Charles Daras : la mâchoire fracassée et
chevalier de la Légion d'honneur. Un cinquième, Louis Daras :
tué à l'ennemi. Un sixième, Pierre Darçis : dix-huit ans et tué à
l'ennemi. Et le septième, Michel Daras : englouti dans un tor-
pillage en veillant au salut de sa troupe. Il meurt, mais il a
sauvé ses hommes!
Nobles familles, et qui devaient Texemple, mais qui le
donnent magnifiquement, et que va cependant dépasser encore
celle des de Maistre !
Au général baron de Maistre, arrière-petit-fils d'un maréchal
de camp d'Henri IV et chef des barons de Maistre, ou des de
Maistre de France, il est resté trois fils de ses nombreux enfans,
Armand, capitaine de cavalerie, Emmanuel, capitaine d'artil-
lerie, André, sous-lieutenant de réserve, et la mort du troisième
a la beauté de l'épopée. En avant de sa section, il l'exhorte
au combat, quand une balle le frappe à la hanche. Sans fléchir,
il poursuit son exhortation, tombe foudroyé par une seconde
LA BELLE FRWCE.
101
balle, et ses camarades, la bataille terminée, annoncent sa lin
en ces termes :
— Ses dernières paroles ont été : « Je vais me porter en
avant »... Son dernier geste a montré le ciel, où il est, et
l'ennemi!
Le baron Yvan de Maistre, frère du général, a eu quatorze
enfans, parmi lesquels quatre fils, Bernard, Jacques, Joseph et
Pierre, et trois d'entre eux accomplissent exploits sur exploits.
Parti pour prendre Javrecourt, le lieutenant Bernard de Maistre
reçoit une première balle en traversant une zone battue par un
feu terrible, n'en tient pas compte, porte le sac d'un de ses
hommes plus grièvement blessé que lui, continue à entraîner
sa troupe, entre dans le village à la baïonnette, y reçoit une
seconde balle, refuse toujours de la prendre au sérieux, est
nommé capitaine, et tombe, un an plus tard, en Lorraine,
en ralliant sa compagnie, à la tête de laquelle il se bat jus-
qu'à sa dernière cartouche. « Il est mort face à l'ennemi, écrit
un des officiers de son régiment, en héros, en Français, et le
fusil à la main! » Le capitaine Joseph de Maistre, quatre fois
cité pour son (( cran superbe, » et resté légendaire à la fois
comme dragon et comme fantassin, accumule, à Verdun,
témérités sur témérités. N'ayant plus avec lui, au Bois-Camard,
qu'une poignée d'hommes contre tout un gros d'Allemands, il
se rue sur eux malgré leur nombre et, le revolver au poing,
un gourdin dans l'autre main, les tue, les assomme, et les met
en déroute. Puis, après Verdun, c'est Sailly-Saillisel, oii il crie
à ses soldats : « En avant, c'est pour la France ! » et tombe criblé
de mitraille, à quelques pas de la tranchée ennemie. Servant
dans les dragons au début de la guerre, et déjà de toutes les
audaces, il avait, à ce moment, un émule dans un de ses cou-
sins, dragon et lieutenant comme lui, de Maistre comme lui, et
s'appelant comme lui Joseph. Egalement célèbres pour la fougue
de leurs raids, et l'un et l'autre de la même brigade, tous les
deux du même grade, de même nom, de même prénom, et de
même héroïsme, ils étaient alors les deux Joseph de Maistre!
Héroïque aussi, le lieutenant Pierre de Maistre, chevalier de la
Légion d'honneur, cité comme ses aînés à l'ordre de l'armée»
et gravement blessé dans une attaque! Héroïque, le jeune bri-
gadier Baubiet, de Maistre par sa mère, neveu des trois précé-
dens, et tué à dix-huit ans sur ses pièces! Héroïque enfin, le
192 REVUE DES DEUX M0NDE3.1
vieux colonel Henry de Maistre, blessé à Gravelelte quarante-
quatre ans auparavant, retraité comme son frère le général,
mais ayant réussi à reprendre du service, et y succombant
d'épuisement, pendant que son fils, le lieutenant Louis de
Maistre, se distingue brillamment dans les batt^illes de Cham-
pagne I
Et, cet élan à servir, les hommes ne sont pas seuls à le
suivre dans la famille. Gomme leur frère le baron Jacques,
qu'une infirmité empêche de porter les armes, mesdemoiselles
Geneviève et Jeanne de Maistre se dévouent avec lui au soin des
blessés sous les bombes, dans leur ambulance de Vauxbuin, et
ne cessent d'y affronter tous les dangers du front, ainsi qu'en
témoigne, avec la citation à l'ordre de l'armée, la croix de
guerre avec palme attachée à leur corsage d'infirmières I
Maintenant, voici les comtes de Maistre, ou les de Maistre de
Savoie. Descendans ou neveux du grand Joseph de Maistre, ils
vont être plus prodigues encore des leurs que les premiers, et
les soldats de carrière, les martyrs du devoir, les blessés, les
morts, vont même sembler, chez eux, ne plus pouvoir se
compter I
Au plus fort de la persécution antimilitariste, le comte
Rodolphe de Maistre a donné sa démission de capitaine de
cavalerie, et vit, depuis dix ans, retiré en Normandie, dans son
château de Beaumesnil, lorsque la guerre éclate. Il demande
aussitôt sa réintégration, l'obtient, est nommé commandant,
chevalier de la Légion d'honneur, cité à l'ordre du régiment,
et ses deux fils aînés, Joseph et Henri de Maistre, se distinguent
en même temps chacun dans son arme. Sous-officier de dra-
gons, Joseph fait toute la campagne de Belgique, perd son
cheval dans une fondrière à l'affaire de Saint-Vincent-Rossignol,
n'échappe aux Allemands qu'en traversant la rivière à la nage,
se cache dans les bois, rallie en route des hommes partis pour
se rendre, et les ramène avec lui dans nos lignes. Henri, mobi-
lisé comme sergent, est gravement blessé dès le début de la
campagne, guérit, repart, est nommé sous-lieutenant, et blessé
de nouveau à l'Hartmansweillerkopf, où il reste aux mains de
l'ennemi avec les débris de son régiment. H avait reçu sa pre-
mière blessure dans une reconnaissance de nuit et, rampont
alors au fond d'une tranchée, d'où il cherchait à \oit dans la
tranchée voisine, il y apercevait les Allemands, faisait un signe
LA BELLE FRANCE. 103
r
à ses hommes, leur recommandait le silence, et recevait une
balle, mais ne bronchait pas, quand un de ses soldats en
recevait une à son tour, et ne pouvait s'empêcher de gémir.
— Chut! lui murmurait de Maistre, tu vas nous faire
découvrir... Tais-toi, ça ne fait pas de mal... Je viens d'en rece-
voir une, je le sais bien !...
Oncle et grand-oncle du comte Rodolphe et de ses enfans, le
comte Eugène de Maistre a eu, parmi les siens, Pierre, Xavier,
Maurice et Béatrix ; et, à cinquante-deux ans, le Père Pierre de
Maistre, professeur à l'Université de Beyrouth, part comme
aumônier militaire, pendant que ses deux frères, les comman-
dans Xavier et Maurice de Maistre rentrent en activité. Affreu-
sement brûlé par les jets de liquides enflammés, le commandant
Maurice de Maistre est fait prisonnier, jeté dans un camp de
représailles, en subit toutes les horreurs, et son fils, pendant
ce temps-là, s'engage à dix-huit ans, comme le font également
ses trois cousins germains, les fils de Béatrix, sœur de son père
et de ses oncles, les jeunes de la Ghevasnerie, dont l'un sera
tué, un autre gravement blessé, et le troisième deux fois tré-
pané. Puis, ce sont les fils du comte François de Maislre,
André, Joseph, Jean et François-Benoit. Déclaré inapte, André,
malgré tous les obstacles, parvient à entrer dans les transports,
et fait les campagnes les plus dures, la Belgique, Verdun, la
Somme. Frappé du plus cruel des deuils par la mort de sa jeune
femme, et père de cinq enfans, Joseph, lieutenant de dragons,
et l'émule en hardiesse de l'autre Joseph de Maistre, ne passe
pas, en trois mois, une seule journée sans livrer un combat ou
faire une reconnaissance. Terrassé à la fin par un éclatement
de marmite, laissé pour mort, sauvé par son ordonnance,
nommé capitaine, trois fois proposé pour la Légion d'honneur,
trop abîmé pour remonter en selle, il entre dans l'aviation,
et se fait des ailes de ses infirmités. Blessé et prisonnier, le
quatrième, François-Benoît, est emmené dans un camp d'Alle-
magne, et Jean, le troisième, réformé d'abord comme André,
admis ensuite dans un bataillon de marche, puis blessé comme
Joseph et François-Benoît, ne veut quand même pas rester
inutile, et passe, lui aussi, dans les services aériens. Des ailes 1
Des ailes! Il voudrait pouvoir voler lui-même à l'ennemi, mais
ne le pourra pas, aidera du moins à la lutte autant que le lui
permettront ses forces, et deviendra dépanneur. Il ira, sous les
TOME XLII. — 1917. 13
194 REVUE DES DEt X MONDES.
balles et sous les bombes, délivrer les avions en panne, leut
rendre la volée et leur rouvrir l'espace !
Aucune lecture ne va au cœur comme ces lettres de héros
pieusement recueillies par les leurs, ou ces récits de leur vie et
de leur mort par un père, un frère ou un ami, où l'âme des
disparus semble s'être enfermée pour y parler encore à ceux
qui restent. Saintes et précieuses plaquettes de famille comme
La Mort du Chef ou les Lettres de Jacques et d'Augustin Cochin,
et l'une des plus émouvantes est celle qui porte à la fois pour
titre et pour dédicace : A mon cher petit-fils Henri de Maistre,
tombé glorieusement pour la France à l'assaut de Souchez, le
35 septembre 1915. Père A. du Bourg. Le vieillard, dont la main
bénissante a tracé ces lignes si tendrement paternelles, est le
vénérable Dom du Bourg, supérieur des Bénédictins de Paris,
ancien officier retiré dans les Ordres, et grand-père des trois
fils du comte Ignace de Maistre. Le premier, Joseph, est blessé,
et le second, Henri, celui qui doit mourir, envie gaîment à son
« grand, » dans une vaillante et charmante lettre à leur mère,
la gloire d'avoir reçu « le baiser de l'obus, » mais l'aura bientôt
reçu lui-même, et c'est alors que l'aïeul lui dédiera les quelques
pages de larmes et de fierté, qu'il signe comme en tremblant :
Ton bon papa. Le noble petit héros n'avait pas vingt ans, mais
un vengeur se lève déjà pour lui dans son jeune frère
François, qui n'en a pas dix-huit, et s'engage dans le régiment
où vient de tomber son aine 1
Du Bourg, de Laubier, Dartige du Fournet, Plan de Sieyès
de Veynes, tous ces noms, dans ce glorieux tableau familial,
doivent encore se ranger autour de celui de Maistre. Deux fois
blessé, à Bagatelle et à Verdun, Michel du Bourg, neveu de
Dom du Bourg, et de Maistre par sa mère, quitte la cavalerie
pour les chasseurs à pied, pendant que son frère Charles fait
d'abord campagne au Maroc, où il est de tous les raids, pour
s'engager ensuite dans l'aviation où il va se broyer une jambe
dans une chute de deux mille mètres. Leur mère, pendant ce
temps-là, M"'^ du Bourg, gagne elle-même la médaille d'infir-
mière sous les bombes à Bar-le-Duc, et leur cousin Gabriel
entraîne ses dragons partout ! Neveux du Père Dominique de
Maistre, les deux frères de Laubier et leur cousin Dartige du
Fournet ont l'enthousiasme du péril. Six officiers se présentent
à leur colonel comme volontaires pour l'aviation, et Léon de
LA BELLE FRANCE.
195
Laubier est des six. Ensuite, deux seulement d'entre eux, en
voyant s'abattre un avion, et le pilote et l'observateur broyés
sous leur appareil, maintiennent leur candidature, mais Léon
de Laubier est des deux. Dieudonné, son cadet, s'engage à dix-
sept ans, est nommé brigadier, maréchal des logis, cité à l'ordre
du régiment, puis de la division, et va chercher, sous la
mitraille, les blessés qu'il ramène sur ses épaules. Quant au
jeune Dartige, il est si pressé de courir au feu qu'il invente un
nouveau genre de désertion, la désertion héroïque. Il trompe
t^es chefs, trompe son oncle le jésuite à l'autorité de qui il
est confié, saute en fraude dans un train à destination du front,
se jette enfin dans la bataille, est blessé au visage, à la main,
à la poitrine, perd un doigt, a le corps et la figure zébrés
de cicatrices, mais ne s'en porte pas plus mal, et ne tient tou-
jours pas en place, dès qu'il n'est plus en danger!
Cinq fils au front, et qui semblent, tous les cinq, moins
relever quelquefois de l'histoire que de la légende, c'est le
bilan de famille du marquis de Sieyès de Veynes, cousin
germain du comte François de Maistre. Capitaine de réserve,
grièvement blessé aux Eparges, et réduit par sa blessure à
quitter l'infanterie, l'aîné, Jean de Sieyès, passe dans l'avia-
tion, y multiplie lés exploits, et disparaît dans un combat, en
incendiant un Drachen. Il survit, mais tombe en Hanovre, où
il est retenu prisonnier. Egalement capitaine, le second, Joseph
de Sieyès, accourt de Chine où l'a surpris la guerre, passe de
la réserve dans les coloniaux, est blessé en Champagne, et
rejoint sa compagnie sans avoir pris le temps de guérir. On lui
propose de la quitter pour passer dans l'Etat-major, mais il
refuse. Il s'est attaché à ses soldats comme ils se sont attachés
à lui, ils l'aiment comme il les aime, et il tombera à Belloy-
en-Santerre, victime de sa fidélité à ses hommes. Ayant reçu
l'ordre d'occuper avec eux un emplacement trop terriblement
périlleux, il a voulu l'occuper seul, afin d'exécuter l'ordre,
mais les a mis, en même temps, à l'abri de l'extermination 1
Le troisième est Jacques de Sieyès. Vingt-trois ans, capitaine et
chevalier de la Légion d'honneur, il a livré combats sur com-
bats, obtenu citations sur citations, reçu blessures sur bles-
sures. Un bras cassé par un éclat d'obus, l'autre par une balle,
une jambe broyée par une bombe, il lui reste cependant encore
assez de lui-même pour pouvoir se faire aviateur, et il y laisse
196
REVUE DES DEUX MONDES.
encore deux de ses doigts, mais ne voie qu'avec plu.s d'entrain,
avec ses bras brisés, sa jambe coupée et sa main mutilée, aux
Drachens et aux Fokkers. Une nouvelle citation à l'ordre de
l'armée témoigne alors, une fois de plus, de l'admiration qu'il
excite, et de la main, ou de la demi-main qui lui reste, il écrit
à sa mère, entre ses envolées, des lettres pleines de foi reli-
gieuse et de gaîté. Xavier est le quatrième. Médaillé militaire,
blessé, deux fois cité pour ses coups de main, il a vingt ans, et
le cinquième, Bernard, qui en a dix-sept, veut s'engager dans les
hussards, mais est réformé au corps, parvient à passer dans
l'artillerie, doit aussi la quitter à la suite de ses blessures,
se réfugie alors comme ses trois frères encore vivans dans la
guerre aérienne, et sera mitrailleur là-haut. Ne pouvant plus,
ni les uns, ni les autres, servir et se battre sur terre, ils s'en
vont se battre et servir dans l'espace. Des ailes, des ailes, des
ailes! est comme le cri de la famille, et l'héroïque défilé n'est
pas encore clos ! Arrière-petits-fils de Marie, d'Anne et de
Jeanne de Maistre, les de Toytot, les de Buttet, les de Surigny,
les de Foras, se trouvent aussi au rendez-vous du devoir et de
l'immolation. Le capitaine Pierre de Toytot : mort au champ
d'honneur! Le capitaine Xavier de Buttet : blessé et prisonnier
de guerre! Le lieutenant Humbert de Buttet : blessé et prison-
nier de guerre! Le capitaine Louis de Buttet : mort au champ
d'honneur! Le capitaine Pierre de Surigny : mort au champ
d'honneur! Le capitaine Rodolphe de Foras : mort au champ
d'honneur!
Si remplie de ces glorieux exemples que soit déjà ainsi,
dans ces années de cataclysme, l'histoire d'une famille illustre,
il en est cependant encore un sans l'évocation duquel elle res-
terait incomplète.
Vers 1904 ou 1905, le comte Barle de Foras émigrait de
Savoie iavec ses enfans pour le Canada. Quelques années aupa-
ravant, son père, le comte Amédée, avait occupé la charge de
grand maréchal à la Cour de Bulgarie, et sa petite fille, la
petite Ferdinande, la première née du comte Barle, avait eu le
roi pour parrain. Le prince, malheureusement, faisait ensuite
abjurer le Catholicisme à son fils Boris pour le culte schisma-
tique, et le vieux comte Amédée ne se regardait plus comme
autorisé par l'honneur à rester à son service. Sans vouloir
même s'arrêter à ce qu'une rupture avec son souverain allait
LA BELLE FRANCE. 197
lui faire perdre, il n'hésitait pas à rompre, se re'signait d'avance"
aux e'preuves qui ne pouvaient manquer de lui advenir, et
l'exode de ses enfans, pour les régions perdues où ils s'étaient
expatriés, n'en avait été que la conséquence.
Puis, le temps avait passé, et les de Foras se faisaient à la
vie d'Amérique, lorsque le coup de tonnerre de la guerre leur
arrivait dans leur exil. Le comte Barle avait dix enfans, et Fer-
dinande, leur aînée, la filleule de l'apostat, sentait alors se
réveiller en elle toutes ses générosités héréditaires. Ses frères
étaient partis défendre leur pays, ses oncles étaient comme eux
sur les champs de bataille, des Anglaises et des Canadiennes
s'engageaient elles-mêmes pour le service des blessés, et sa
résolution était vite prise. Elle s'engagerait comme,elles,et rien
ne l'arrêterait, ni les difficultés, ni la longueur du voyage, ni
les prières ni la tendresse même de ses parens ! Et elle s'em-
barquait pour la France, se rendait à l'ambulance de Dinard où
l'envoyait la Croix-Rouge, et où sa foi, sa jeunesse et sa race
accomplissaient des prodiges. Mais elle allait y perdre sa santé,
y contractait un mal qui ne lui pardonnait pas, et mourait à
Genève, le 19 décembre 1913, décorée dans ses derniers jours
de la Médaille d'Or des épidémies, entourée de l'affection de
parentes accourues à son appel, et martyre de sa charité I
Fors l'Honneur nul souci... C'est la vieille devise des de
Maistre, et ils ne devaient pas y forfaire. Du vieux blason de
famille, et des pages immortelles de l'écrivain-prophète, toute
une tribu héroïque devait se lever ainsi dans les descendans, les
neveux et les porteurs mêmes du nom! Après le génie du pre-
mier, les vertus et la foi des autres ! Après le plus riche
héritage de vérité, la plus riche abondance de sang joyeusement
donné !
Maurice Talmeyr.
LES ANZACS
L'Héroïque odyssée des néo-zélandais
Ils habitaient les solitudes herbeuses des antipodes. La
longue distance, la nature même des choses devaient les tenir
en dehors de nos conflits. Et, cependant, ils sont montés, un
jour, par milliers dans des navires qui les emmenèrent loin
de leur sol natal. Ils ont traversé un océan et deux mers,
défendu le canal de Suez, lutté contre la Turquie dans les sables
du Sinai et au détroit de Dardanus, non loin de l'antique.
Troade ; ils sont allés briser les assauts des Arabes fanatiques
qui voulaient faire du Grand Senoussi le nouveau maître de
l'Egypte; ils ont, au galop de leurs chevaux rapides, enlevé cette
citadelle d'El Arish oîi, en 1800, Kléber négociait avec les
Anglais. Hier, ils versaient leur sang en Picardie; ils sont,
aujourd'hui, parmi les plus héroïques soldats de la bataille des
Flandres.
*
* *
Isolées dans un océan où les compétitions des puissances
pour s'assurer des bases navales étaient incessantes, visées par
l'expansion japonaise, témoins des intrigues allemandes aux
îles Samoa, ne pouvant guère compter sur la mère patrie (on
sait que la Nouvelle-Zélande est, depuis 1907, rattachée à
l'Angleterre en qualité de Dominion,) les deux iles du Pacifique
avaient compris de bonne heure la nécessité de se donner une
LES ANZACS,
499
solide organisation militaire. Elles y avaient re'ussi, et c'est
lord Kitchener qui, bien avant la guerre actuelle, reconnais-
sait la valeur de l'armée néo-zélandaise, et proclamait la haute
qualité de ses élémens. Le mois d'août 1914 trouva donc le
pays dans un état de préparation à la guerre qu'eussent pu lui
envier tous les autres dominions, y compris le Canada lui-
même.
Dès qu'elle apprit que le gouvernement de Londres s'enga-
geait avec la Russie, la France et la Belgique contre les pays
germaniques, la Nouvelle-Zélande donna un splendide exemple
d'union sacrée. Avant l'heure fatale, le 31 juillet 1914, lorsque
M. Massey, premier ministre, annonçait à la tribune de la
Chambre des représentans qu'il venait d'offrir à la métropole
de lui envoyer un corps expéditionnaire, d'un même mouvement
tous les députés se levèrent et entonnèrent l'hymne national.
L'opposition, par la bouche de son leader, sir Joseph Ward,
affirma son loyalisme : elle soutiendrait de tout son pouvoir
le gouvernement dans sa difficile tâche. Lorsque, le 5 août,
la guerre fut déclarée, une manifestation spontanée de la
foule rassembla dix mille personnes pour acclamer la mère
patrie.
Sans qu'aucun appel eût encore été adressé à la population,
d'eux-mêmes les hommes s'offraient en masse. Dans la seule
ville d'Auckland, — la vieille cité entourée du prestigieux décor
de ses soixante-dix pics rangés comme une garde d'honneur, —
il y avait mille engagés quelques heures après l'annonce offi-
cielle de l'intervention britannique. Dès le 20 août, les six mille
hommes promis à la métropole étaient rangés l'arme au pied
avec un équipement parfait. Cependant, d'autres effectifs, déjà,
attaquaient les îles allemandes du Pacifique (1). L'enthou-
siasme gagna la population tout entière et les Maoris eux-
mêmes, antiques maîtres des îles et anciens adversaires des
Anglais, réclamèrent leur place dans l'armée. La tribu des
Ngaputis, notamment, à l'instigation de son chef Kawiti, se
montra d'une particulière ardeur, tirant argument auprès des
autorités de ce qu'on permettait bien aux Hindous de s'en-
gager. Aussi dut-on former un premier groupe de cinq cents
Maoris.
(1) Voyez la Revue du 1" décembre 1915.
200 REVUE DES DEUX MONDES.
* *
Justement préoccupés de l'hygiène de leurs troupes, les
Néo-Zélandais établirent leur camp dans un endroit des plus
salubres. Ce fut la petite ville de Featherston, à faible distance
de Wellington, la capitale du pays. Sous les ombrages des monts
Rimutaka, on vit pousser, comme autant de champignons venus
en l'espace d'une nuit, des centaines de petites maisons basses
en planches auxquelles travaillèrent aussitôt mille charpen-
tiers. Trois cents habitations, plusieurs kilomètres de rues bor-
déeie de théâtres, de clubs, de cantines et de cafés formaient le
cœur de la nouvelle cité. Les Anzacs se plurent à noter que leur
camp couvrait cinquante acres et qu'il ne fallut pas moins de
trente mille kilos de clous pour assembler leurs nouvelles
demeures. Fervens du billard, ils s'assurèrent vingt-huit jeux
où les carambolages se succédèrent sans fin. Chaque cuisine
nourrissait seize cents hommes qui se répandaient dans seize
réfectoires immenses. Les dortoirs furent l'objet de soins tout
particuliers : les abords et l'intérieur en étaient, la nuit, éclairés
par trois mille lampes électriques. Bientôt, le service postal
fonctionnait avec une remarquable régularité.
L'instruction des troupes se poursuivit active et méthodique.
Autour du camp, tranchées, ouvrages de campagne, étaient
établis d'après les méthodes les plus récentes par des instruc-
teurs venus du front occidental. Dans le camp de Papawai,
artilleurs et mitrailleurs, signaleurs et tirailleurs, s'exerçaient
au milieu de champs remplis de lance-bombes et de blockhaus ;
puis, leur entraînement terminé, par groupes de deux mille
hommes, ils gagnaient la ville de Trentham.
Bientôt devait se poser le problème de la conscription. Pen-
dant les premiers mois, le comité de guerre britannique n'avait
demandé que neuf cents soldats de renfort mensuel. A la fin
de 1915, devant la résistance croissante de l'Allemagne, il
réclama une contribution de deux mille cinq cents hommes
par mois. Malgré quelques opposans travaillistes, la loi mili-
taire que proposa le colonel Allen, ministre de la Guerre, fut
votée, le 10 juin 1916, par trente-quatre voix contre quatre, aux
acclamations de la Chambre entière.
L'arme est forgée maintenant, nous pouvons suivre lès Néo-
Zélandais sur les champs de bataille.
LES ANZAC8.
EN ROUTE POUR L'EGYPTE
201
La Nouvelle-Zélande commença par se débarrasser de son
plus proche adversaire en conquérant les îles Samoa, petite
colonie allemande qui, à vrai dire, ne pouvait offrir aucune
résistance. Mais la maîtrise du Pacifique appartenait, alors, à
l'escadre de l'amiral von Spee que l'on savait dans la région.
Or, le convoi qui transportait le corps expéditionnaire néo-
zélandais vers l'Egypte devait faire la première partie du voyage
sous la seule protection de trois petits croiseurs. Aussi, la tra-
versée jusqu'à la Nouvelle-Calédonie fut-elle périlleuse. A
Nouméa, le convoi reçut de toute la colonie française un accueil
triomphal, tandis qu'il y rejoignait le croiseur de bataille i4?ri-
tralia et le croiseur cuirassé français Montcalm.
Après une escale au Fiji, nos nouveaux alliés s'emparèrent,
sans coup férir, du port d'Apia dans l'île Upolu (l),dont la popu-
lation allemande fut déportée. Le colonel Logan fut nommé
gouverneur. Puis il fallut remplacer les autorités germaniques
déchues; c'est ainsi, rapporte le Tt?nes, que l'on vit de simples
soldats devenir juges de paix ©u collecteurs d'impôts : ils de-
vaient, plus tard, abandonner volontairement ces places de tout
repos pour rejoindre au combat leurs camarades de Gallipoli.
Embarquer pour l'Europe le corps expéditionnaire néo-
zélandais, tatidis que les corsaires ennemis tenaient «ncore le
Pacifique, ne fut pas une petite affaire. On dut organiser une
garde sérieuse autour des douze vapeurs de commerce affectés
au transport des premiers huit mille hommes.
Le départ eut lieu de Wellington, en grand mystère, à la
fin du mois d'octobre. C'était dans le silence de la nuit. Seul, le
bruit d'une houle légère troublait la paix de ce coin du détroit
de Cook. Le long des jetées qui font face à Blenheim, des
masses sombres se détachaient. Au large, immobiles mais
empanachés d'étincelles, plusieurs croiseurs anglais avec, au
milieu d'eux, un colosse d'acier. L'alliance anglo-japonaise
commençait à jouer sur ce point extrême du globe. Le grand
croiseur de bataille Ibuki, jaugeant 14 600 tonneaux, filant
(1) Là résida longtemps le célèbre romancier Robert-Louis Stevenson, auquel
le regretté Teodor de Wyzewa a consacré des pages que n'ont pas oubliées nos
lecteurs.
20.
REVUE DES DEUX MONDES.
21 nœuds et portant quatre 305, s'apprêtait à protéger le convoi
contre le Gneisenan allemand et ses deux 110. Soudain, des coups
de sifflet percèrent la nuit. Les grands corps silencieux et immo-
biles se mirent à creuser l'eau de leurs doubles hélices. L'un
après l'autre, ils lâchèrent leurs amarres... Quand, le lende-
main, la population s'éveilla, le port de Wellington était
vide : elle ne vit plus les larges vaisseaux gris qui avaient
emporté son premier tribut à cette interminable guerre.
Après cinq jours de navigation, le convoi vint loucher le
port d'Hobart et ce fut un spectacle grandiose que celui de ces
vaisseaux battant pavillon de guerre qui se détachaient sur le
lointain mont Wellington coiffé de neige resplendissante.
Quittant la capitale tasmanienne, les Néo-Zélandais laissèrent
le golfe des Tempêtes qui se confond, au loin, avec la mer
australe et vinrent, au large d'Albany (i), faire leur jonction
avec les autres escadres qui, désormais, devaient accompagner,
à la fois, les troupes australiennes et néo-zélandaises.
Dès lors, formé de trente-deux navires, le convoi déroula sa
théorie mouvante empanachée de noir sous la garde d'une
escadre où se mêlaient les pavillons d'Angleterre et du Japon.
Les jours et les nuits passèrent, réservant au commandant des
heures d'angoisse. C'est qu'il savait que des croiseurs ennemis
rôdaient sur ces mers; il savait surtout que se trouvait quelque
part, embusqué, VEmden, le fameux corsaire qui rendait ces
parages terriblement dangereux.
Les craintes de l'amiral parurent bientôt justifiées. Les
navires marchaient vers Colombo, lorsque, en plein océan
Indien, au large de Sumatra, soudain, les hommes qui flâ-
naient sur les ponts virent le croiseur australien Sidney quitter
l'allure pacifique pour le branle-bas de combat. Aussitôt, il
s'éloigna à toute vapeur vers un petit archipel connu sous le
nom d'iles Coco ou Keeling. C'était à 3 800 kilomètres de toute
terre importante. Quelques rares habitans vivent sur cette
terre perdue aux plages frangées d'argent que surplombe la
verdure d'une ceinture de cocotiers. Un radiotélégramme
venait de signaler aux gardiens du convoi la présence de
VEmden, et c'était à la poursuite du corsaire que partait le
croiseur australien.
Ij Albany est le port principal de l'Australie sud occidentale. C'est une escale
entre Melbourne et la West-Australia.
LES ANZACS.
203
Sous le commandement du capitaine von Muller, VEmden
s'était approché des îles Keeling, luttant contre les vents et la
houle, pour détruire le poste de T. S. F. qui s'y trouvait : ce
qu'il fit, mais trop tard heureusement! Un piquet de marins
envoyés à terre vint bi-en s'emparer des fonctionnaires anglais,
mais pas avant que ceux-ci eussent lancé un dernier radio qui
devait causer la perte de l'agresseur. Tandis que le mât de
T. S. F. s'abat et que les Allemands, à coups de hache, en déchi-
quettent les débris, un groupe de pionniers cherche à couper
les trois câbles sous-marins qui réunissent l'ile à Perth, Batavia
et Rodriguez. Un seul est découvert et mis hors de service.
A 9 heures 20, l'ennemi regagnait son bord et VEmden s'éloi-
gnait.
Cependant, le Sidney approche. A 9 heures 40, il ouvre le
feu, recevant lui-même une vigoureuse réponse de l'ennemi.
A 11 heures 20, mâts et cheminées de VEmden sont rasés,
et le corsaire s'en vient échouer sur le sable qui ourle l'ile qu'il
avait quittée peu de temps auparavant. Tandis que le Sidney
s'écarte pour sauver les passagers du vapeur anglais Baresk,
la dernière victime de VEmden, celui-ci se raidit dans un
suprême sursaut d'énergie. A 16 heures 30, le capitaine Glossop
somme les Allemands de se rendre. Von Muller refuse. Le
croiseur australien couvre, alors, l'ennemi d'un rideau d'acier :
cinq minutes à peine s'écoulent et VE?nden hisse le drapeau
blanc. Il avait eu 8 officiers et 111 hommes tués, plus 56 blessés.
Le Sidney ne comptait que 16 marins hors de combat.
La destruction de VEmden était le premier fait d'armes de la
marine australienne : ce fut un magnifique succès.
Le convoi continue son voyage, atteint Aden, remonte la
Mer-Rouge et rencontre au canal de Suez les premiers signes
de la guerre : sur ses deux berges sablonneuses, des troupes
en grand nombre creusaient des tranchées. Hindous et Anglais
acclamèrent le corps australasien à son passage, tandis que
l'équipage d'un vaisseau de guerre français l'accueillait au
chant de la Marseillaise; à bord des trente-deux vapeurs, trente
mille voix répondirent par le God save the King.
C'est à Port-Saïd que les Anzacs devaient être informés de
la destination qui leur était assignée : le 4 décembre, ils
débarquaient à Alexandrie, après sept semaines de navigation
ininterrompue.
204 REVIE DES DEUX MONDES.
Durant plusieurs jours, une vie intense se déversa sur les
vastes quais du grand port égyptien. Le ciel était coupé par
l'incessant va-et-vient de soixante grues, qui débarquèrent che-
vaux, canons, voitures, matériel de campement. Puis, tous ces
hommes, tous ces chevaux, tout ce matériel s'ébranlent. C'est
un nuage de poussière, d'où émerge une longue coulée de
têtes, d'encolures, de bâches, où le soleil allume des clartés
dans le reflet de l'acier. C'est un sourd murmure qui se perd
dans le lointain, devant la merveille de cette nouvelle course
aux Pyramides. Le 5 décembre, au soir, les Néo-Zélandais
commençaient d'atteindre le camp de Zeitoun, à 1500 mètres
d'Héliopolis, qui allait aussi attirer à elle les Australiens, un
moment campés devant Mena. Sur l'aérodrome, les tentes
s'élèvent, les rues se forment, les magasins s'organisent. Et les
chevaux mesurent leur cadence, heureux de se détendre après
une longue immobilité.
A partir de ce jour, le Pacifique se trouva représenté dans
le camp des Alliés par une force considérable. Le général Godley
en prit le commandement, et l'on désigna ce corps sous la déno-
mination encombrante de Australian and New-Zealand Army
Corps, qui devait être remplacée, bientôt, par le commode
diminutif Anzac, d'auteur inconnu, et réservé à une prompte
illustration.
Héliopolis connut, alors, une vie pour laquelle ceux qui
avaient présidé à sa somptueuse installation ne l'avaient cer-
tainement pas faite. En la ressuscitant des sables qui, jadis,
ensevelirent les restes de la cité lumineuse, ne l'avaient-ils
pas destinée à devenir le plus agréable des séjours pour les
hivernans d'Egypte? Et voici que la guerre s'en emparait. Il
fallait soumettre à un entraînement intensif et sévère les
Néo-Zélandais, peu accoutumés aux manœuvres longues et
pénibles. Tout de suite, en dépit de la température excessive
qui règne en Egypte, on débuta en plaçant sur le dos de chaque
homme un équipement de quarante livres. Puis, sous un soleil
torride, on les fit marcher, marcher encore et sans cesse sur ce
sable mou qui fuit à la moindre pression et triple la longueur
des étapes.
Aux premières lueurs de l'aube, dans l'or pâle du ciel, les
clairons sonnent et le camp s'éveille. Les préparatifs de départ
sont vite terminés; les colonnes s'ébranlent dans la fraîcheur
LES ANZACS,
205
matinale; une allégresse se peint sur tous les visages. Mais
bientôt, à mesure que le soleil darde plus droit ses rayons, la
chaleur augmente et les hommes commencent à souffrir. Après
une ou deux heures, les souliers, les armes sont surchauffés, au
point que leur seul contact donne une impression de brûlure.
Un nuage de sable monte toujours plus haut, toujours plus
épais autour de la colonne en marche. La soif grandit et,
cependant, on refuse au soldat altéré la boisson dont un mirage
lui fait imaginer le délice, car ce serait diminuer, sur-le-champ,
ses moyens de résistance. Silencieux, obstinés, les Anzacs,
— tous volontaires de guerre, — continuent de marcher, les
yeux brûlés et la bouche sèche avec, entre les dents, des grains
de ce sable fin qui les exaspère. Enfin, quand le clairon sonne :
fin d'étape, les hommes se groupent dix par dix, déposent le sac,
se restaurent d'une ration de pain et de fromage. Et la marche
reprend, interminable, sur la route sablonneuse et brûlante
qui de Suez s'allonge, éclatante de lumière, vers la lointaine et
pourtant'proche Héliopolis.
Nulle fatigue, nulle contrainte ne rebuta les Anzacs, pour-
tant si peu habitués à la discipline, si jaloux de leur indépen-
dance. Ainsi, cette armée sans passé, sans tradition, née d'un
jour, si on la considère au regard de ses nouvelles obligations,
devint un corps puissant, entraîné, d'une souplesse exemplaire.
Les Anzacs allaient constituer une élite.
Des trente mille Australiens et Néo-Zélandais réunis à Hélio-
polis, le lieutenant-général Birdwood qui les commandait fit
une division mixte qu'il confia au général Godiey, auteur de
l'organisation militaire de la Nouvelle-Zélande. Et aux premiers
jours de février 1915, sur un ordre soudain, nos alliés du Paci-
fique montaient en chemin de fer, dirigés vers le canal de Suez.
A ce moment, la menace de Djemal pacha contre cette ligne
de communication essentielle, sinon vitale pour l'Entente, se
révéla d'une gravité insoupçonnée. Le haut commandement
égyptien fit appel à toutes ses forces. L'attaque s'annonçait
imminente. De leurs courses lointaines par-dessus la péninsule
du Sinaï, les aviateurs rapportaient l'annonce de fortes concen-
trations d'armées. Les points d'eau leur avaient paru grouiller
de monde; et ils ne se trompaient pas. Les informations aériennes
se trouvèrent confirmées, lorsque, sur les côtes dorées du
désert, les patrouilles britanniques virent se profiler les pre-
206
REVUE DES DEUX MONDES.
miers chevaux kurdes. Et cette vision étonnante ne fut pas
inutile pour convaincre certains esprits sceptiques qui persis-
taient à juger infranchissable par une armée l'immensité déser-
tique tendue à l'Est du fameux canal.
Un matin, comme l'aube venait à peine de poindre, les
yeux encore lourds d'un sommeil trop tôt interrompu, les Néo-
Zélandais durent s'ébranler. D'un vigoureux coup de reins ils
hissèrent sur leurs épaules le pesant sac de marche et, de leur
pas cadencé, gagnèrent par la berge blanche El Ferdan, à six
milles au Nord d'Ismaïlia. Là, sur la rive d'Asie du canal, deux
compagnies de Gourkas tenaient une tête de pont solidement
occupée. Le matin même, armés de leur redoutable kukris, ils
venaient de surprendre une patrouille ennemie. Aussi, sentant
l'attaque proche, Fétat-major leur dépêcha-t-il du renfort, et ce
furent deux compagnies du régiment néo-zélandais de Ganter-
bury qui rallièrent l'avant-poste, dans la nuit du l^"" février 1915.
Le soir tombe et l'immense lagune d'Ismaïlia s'illumine
subitement de feux inconnus. En temps de paix, ses eaux sans
profondeur ne s'éclairaient que des pâles clartés lunaires, tandis
qu'à l'Orient scintillaient les lumières d'Ismaïlia. Mais, ce soir-
là, tous les projecteurs du croiseur Clio flamboyèrent soudain
et par-dessus la lagune se tendit une voûte d'acier faite des
obus qu'échangeaient le vaisseau et les canbns ottomans. Et
ce fut au son des grosses pièces de marine, à la lumière des
flammes géantes qui sortaient de la gueule des canons, que les
Néo-Zélandais reçurent le baptême du feu, tandis que, en dépit
des éclaircies subites qui les indiquaient aux coups de l'en-
nemi, un bac mené par les Gourkas les conduisait sur la rive
orientale. 1
Le lendemain, ils occupaient la gare d'El Ferdan.
Dans la nuit suivante, les Anglais avaient atteint le
passage entre Ismaïlia et Tussum, lorsque la XXV^ division
turque déclencha son attaque. A la lueur de$ obus, sous la
clarté fulgurante des projecteurs, illuminés par le parasol
multicolore des fusées, les Anzacs voyaient distinctement des
formes noires se profiler sur la rive opposée. Dins le lointain,
des feux de bengale de leurs flammes rouges, vertes et bleues,
lançaient autant d'ordres d'attaque aux soldats de Djemal, tapis
dans les rides du sable. Et les Anzacs, saisissant alors leurs
larges pelles au manche court, se creusèrent, en liâte, des tran-
LES ANZACS.
207
chées sur la berge. Mais à peine avaient-ils commencé qu'en
face d'eux l'ennemi annonçait sa manœuvre. Et l'on vit, spec-
tacle stupéfiant, de larges bacs de tôle noire qui, poussés par
d'invisibles bras, s'avançaient vers la raie à peine ridée des
eaux. Ainsi donc, les Turcs avaient pu traverser le Sinaï entraî-
nant à leur suite tout cet encombrant et lourd train d'équipage!
Les mitrailleuses néo-zélandaises commencèrent, aussitôt,
d'entrer en action et les balles, frappant sans trajectoire les
pontons métalliques, y battirent un infernal branle-bas jusqu'à
ce que ceux-ci, troués de part en part, demeurèrent incapables
d'aucun service. Décontenancés, les Turcs se rejettent en arrière
et s'abritent, en hâte, dans des trous d'obus. Mais ils n'y peuvent
demeurer longtemps, car les 305 des cuirassés anglais ancrés
dans le lac Timsah et les 274 du garde-côte français Requin
bouleversent le sol, soulevant, dans un indescriptible mélange,
de blondes gerbes de sable et des débris humains.
La nuit suivante fut marquée par de nouvelles angoisses :
la canonnade fit rage. Or, au matin, on s'aperçut que les Turcs
battaient en retraite. Des centaines de cadavres, à demi enfouis
déjà sous le sable, disaient assez ce que coûtait à Djemal pacha
sa tentative avortée. Un officier allemand gisait à moins de cent
mètres du canal A ses papiers on le reconnut pour le major
von dem Hagen; et, tandis que des Indiens creusaient de
larges fosses pour y ensevelir les morts, on fit à Tofficier alle-
mand les honneurs d'une tombe à part. Sur un large espace le
sol était jonché de débris de toute sorte, fusils, cartouches,
boites à munitions déjà remplies de sable. Au loin, dans un
nuage mouvant que rosissait le soleil, un parti d'infanterie
néo-zélandaise tiraillait contre Tarrière-garde ottomane. Puis,
de nouveau, un calme relatif renaissait autour du canal. Le
danger semblait éloigné ; les Anzacs rentrèrent à Héliopolis
et reprirent le même et monotone entraînement, creusant, le
matin, des tranchées d'exercice qu'au soir le sable du désert
poussé par le vent remplissait à demi.
VERS GALLIPOLI
Si le rôle des Anzacs dans la campagne du Sinaï était demeuré,
jusqu'ici, à peu près inconnu, il n'en va pas de même pour leur
superbe corduite aux Dardanelles. Les combats soutenus par
208 REVUE DES DEUX MONDES. ^^^^B
les troupes du Pacifique aux portes de Constantinople, leur
résistance indomptable contre de furieuses contre-attaques, leur
ardeur offensive ont crée' dans ces troupes d'élite un esprit de
corps désormais célèbre dans l'Empire britannique tout entier;
on dit couramment : <( The spirit of Anzac. »
Aux premiers jours d'avril 1915, les Néo-Zélandais quittaient
le sol des Pharaons par le port d'Alexandrie, à bord de vapeurs
allemands capturés, comme le Lïitzow et le Derfflinger, qui appa-
rurent, bientôt, devant la rocheuse île de Lemnos. Et voici que
dans la rade de Moudros, voisinent tous les pavillons alliés.
A côté des quatre cheminées si caractéristiques du croiseur
russe Askold, se profilant sur le ciel, les tourelles du Gaulois et
du Bouvet, aujourd'hui glorieux disparus, dominent les mons-
trueux canons de la Queen Elisabeth. Autour, c'est l'incessante
allée et venue de petits navires : une vedette automobile coupe
le sillage d'un sous-marin anglais qui revient de la Marmara,
un destroyer appareille pour une exploration des côtes turques.
Un navire-hôpital oscille lentement sous l'effet du roulis,
tandis qu'au mât du sémaphore montent et descendent dans leur
langage figuré des drapelets multicolores. L'ile elle-même n'est
qu'un vaste camp où les Néo-Zélandais, venus des antipodes,
voient, comme dans un kaléidoscope, défiler tous les types de
l'humanité. Ces hommes agiles et vigoureux en kaki, là-bas, sur
la route, ce sont les Anglais du Lancashire : ils croisent, en
échangeant de joyeux bonjours, une colonne de Sénégalais au
sourire . d'une blancheur éclatante. Ces courtes tentes qui
s'étagent au flanc de la colline abritent des coloniaux français,
ces marsouins, la vieille garde de la troisième République.
Ceux-là, ils sont allés partout . : en Indo-Chine, au Sahara, à
Madagascar, au Congo, avant que l'année 1914 les rappelât en
Europe pour de nouveaux combats. «Plus loin, de grands cols
bleus et des bérets étroits : ce sont les marins de la division
navale anglaise. Ici, des artilleurs caressent la gueule grise des
légers 75, tandis que passent des Martiniquais portant la soupe
à l'escouade. Ailleurs, c'est la Légion étrangère, qui va, bientôt,
mériter une des premières parmi ces citations qui lui ont valu,
depuis, la fourragère jaune et verte.
Vint le jour où ces multitudes bariolées s'engouffrèrent dans
les flancs profonds des navires : le 24 avril, tous ces vapeurs
appareillaient, tandis qu'à bord des cuirassés les musiques mili-
LES ANZACS.
209
tâires entonnaient les hymnes nationaux. Le lendemain, déjà,
beaucoup des Néo-Zélandais partis joyeux, la veille, dor-
maient leur dernier sommeil entre les buissons épineux de
Gaba Tepe.
Ce fut une lamentable aventure que nous ne redirons pas
ici. On sait que deux débarquemens avaient été prévus dans la
péninsule de Gallipoli : l'un, à son extrême pointe, au cap
Hellès ; l'autre, plus au Nord, à Gaba Tepe, et c'est là que, le
25 avril, les Anzacs commencèrent d'écrire leur prestigieuse
histoire.
Sur plusieurs points de la presqu'île fatale, les collines
abruptes de l'intérieur descendent à la mer en pente douce.
Ailleurs, des plages spacieuses pouvaient faciliter un débar-
quement. Ailleurs encore, l'absence de forces turques eût permis
de rapides succès. Enfin, il se trouvait des endroits inabordables,
faits d'à-pics plongeant dans les eaux. Expliquera-t-on jamais
pourquoi sir Jan Hamilton fit descendre les troupes du Pacifique
au point géographiquement et militairement le plus difficile de
toute la péninsule? Un mystère pèse sur cette détermination qui
allait coûter tant de vies humaines !
Imaginez, surgissant de la mer, face au spectateur, et mon-
tant vers la droite, une côte étroite et abrupte, couronnée d'une
crête qui serpente, ensuite, vers la gauche entre des brous-
sailles noires et basses. Puis, montant toujours, cette crête finit
par rejoindre le sommet dont le profil se continue parallèle à la
mer. Là-haut, dans les tranchées, canons et mitrailleuses guet-
tent la folle équipée où l'on mène les Anzacs. Les cuirassés
de l'amiral Thursby vomissent flammes et mitraille. A l'entour,
jaillissent des gerbes d'eau que soulèvent les obus turcs tirés
de la hauteur. Cependant, les Anzacs se jettent à l'eau, aban-
donnant au rivage chaloupes, pontons, barques, chalands et
remorqueurs dont le grouillement couvre la mer au pied de
la falaise. A terre, quelques mètres de sable séparent à peine
l'eau des talus épineux. Et c'est là que se pressent hommes,
canons, chevaux affolés et qui se cabrent, approvisionnemens,
postes de secours, — toute une armée !
D'en haut, les Turcs ajustent leur tir., En bas, à mi-côte,
grimpant toujours et quand même, les splendides Anzacs. Sur
TOMB XLII. — 1917. 14
210
REVUE DES DEUX MOiNDES.
un sentier, où peuvent à peine tenir trois hommes de front,
ils montent, en file indienne, courbés sous le sac, d'un geste
rythmé balançant leur fusil. Puis, un moment vient où, exas-
pérés par la mousqueterie turque, les Néo-Zélandais jettent
leur équipement, s'agrippent aux flancs de la sanglante falaise
et par bonds escaladent la pente. Ainsi, une première, puis
une seconde tranchée sont conquises. Mais, sur le sommet, c'est
une autre mêlée. Des chevaux attçlés par huit se tendent dou-
loureusement sous le claquement des fouets et le cruel appel des
éperons. A travers le sable où s'enfoncent les roues, ils amènent
des canons de renfort et les obus plus nombreux partent,
arrivent, tombent, éclatent. Et la lutte se poursuit toujours plus
confuse et s'augmente l'enchevêtrement des effectifs : groupes
épars et privés de liaison, débris de sections anéanties. Le pire
dommage venait de pièces Krupp, amenées à Gaba Tepe, qui
démolissaient des lignes entières d'assaillans. C'est alors que
les 9^ et lO*' bataillons néo-zélandais s'enlèvent dans un nouvel
et frénétique assaut et viennent clouer sur leurs pièces artilleurs
turcs et allemands. L'entreprise avait été commencée à quatre
heures. A quatorze heures, 12 000 hommes qui avaient réussi à
débarquer hissaient sur la pente dix légers canons indiens.
L'ordre commençait de se rétablir; mais il fallut en rester là :
le sommet était tenu, maintenant, par 20 000 Ottomans, au
moins. Le seul résultat acquis, c'était une bande de terrain entre
Gaba Tepe et Ari-Burnu. Au terme de cette journée, funeste
entre toutes, les Anzacs combattaient coude à coude, tandis
que, tous leurs officiers morts, de simples soldats commandaient
des compagnies.
Nous n'avons pas à entrer dans le détail des opérations
militaires aux Dardanelles : nous nous proposons seulement de
dépeindre ce que fut la vie des soldats venus du Pacifique à Gaba
Tepe. La résistance ennemie s'est organisée. Il faut renoncer à
l'-^îspoir de succès rapides et se contenter du terrain conquis.
Ainsi, jusqu'au mois d'août 1915, les trente mille soldats d'Aus-
tralasie devront vivre et combattre sur quelques centaines de
tnètres carrés de sol turc. Accrochés aux flancs du massif de
Sari Bahir, dominés de toutes parts, ils vont se retrancher en
gradins échelonnés de la côte au sommet, A travers les buissons
défrichés, ils taillent des routes au bord desquelles les quar-
tiers généraux s'installent dans des bàtimons faits en sacs de
LES ANZACS.
211
sable. Trous, tranchées, abris profonds couverts de toile tendue.
Dessus, un soleil cuisant ; dessous, des hommes ruisselans de
sueur. Les Wellington Mounted Rifles s'établissent sur une
côte particulièrement abrupte que protègent des ensablemens
rocheux qui la dominent. Sur le sol, taches grises des roches et
taches sombres des broussailles alternent. Des escaliers per-
mettent de monter d'abri en abri, de gradin en gradin. Là,
tlotte une toile de tente moins fripée; c'est l'abri du colonel.
Tout en bas, au pied même de la falaise, entre mur et vagues
ourlées d'écume, une sape longue contient des chevaux, qui pai-
siblement broient leur avoine. Ainsi, ce peu de terrain conquis
dut être organisé pied à pied, transformé en une redoute mul-
tiple, car les Turcs eussent-ils réussi dans un nouvel assaut que
ces trente mille hommes, ces milliers de chevaux, ces centaines
de canons et de mitrailleuses, ces ambulances, ces caissons
roulaient pêle-mêle dans la Marmara! Sous le coup de pareilles
nécessités, se révélèrent des talens militaires aussi remarquables
qu'imprévus : tel cet avoué d'Auckland, transformé par la
guerre en officier, le colonel Malone, qui déploya d'étonnantes
facultés d'ingénieur, parvenant à muer le plus périlleux endroit
des lignes, le Quinn's Posten, en un salon de toute sécurité.
Les Néo-Zélandais prirent une part glorieuse aux tristes
journées d'août 1915. Lors de l'évacuation des Dardanelles, en
décembre 1915 et janvier 1916, ils firent preuve d'une ingénio-
sité particulière. Il s'agissait de partir sans être aperçus des
Turcs. Progressivement, les hommes s'en allèrent, et il vint
un moment où ils ne furent plus qu'une centaine à défendre
un front que, la veille encore, tenaient des milliers de baïon-
nettes. Il va sans dire que ces cent hommes se donnaient du
mouvement comme s'ils eussent été des milliers, tirant des
coups de fusils, jetant des grenades, faisant partir des lance-
bombes. Même après leur départ ces bruits variés continuèrent,
des cordons à longue combustion faisant partir des mines.
Ainsi put-on dire, non sans mélancolie, que ce qu'il y eut de
plus réussi dans l'expédition des Dardanelles... ce fut l'évacua-
tion. Les Turcs gardèrent le gant d'où nous retirions notre
main.
21â HEVUE DES DEUX MONDES.
RETOUR EN EGYPTE. EN LIBYE
La presqu'ile de Gallipoli évacuée, la division néo-zélandaise
regagne l'Egypte où elle se renforce d'effectifs nouveaux, venus
directement du Pacifique. Parmi ceux-ci, il y eut, notamment,
une Rifle Brigade qui, à peine débarquée près du Caire, fut
engagée sous les ordres du général Wallace contre lesSenoussis.
Et le plateau libyque devint le champ d'étonnantes batailles,
tandis qu'un autre groupe néo-zélandais assurait et maintenait
libres les communications de cette audacieuse entreprise. Ce
fut cette Rifle Brigade qui, le 23 décembre dernier, attaqua, aux
côtés du 15^ Sikhs, les Senoussis retranchés dans le Djebel
Medua, emportant une crête jugée inexpugnable aux mains des
Arabes révoltés. Si les nôtres y laissèrent 64 des leurs, l'ennemi
perdit 370 tués et 82 prisonniers. Des Maoris, dont on n'a pas
oublié les manifestations loyalistes en 1914, s'y distinguèrent et
on les vit revenir dans une triomphale chevauchée, montant des
chameaux captifs.
Les Néo-Zéiandais abandonnèrent, alors, ce domaine des
sables et des rochers désertiques du plateau libyque pour se
reformer devant les bords connus du canal de Suez. Mais ils
n'y vinrent plus pour défendre cette ligne de communication
capitale. Le temps avait marché depuis et, maintenant, on
passait à l'offensive. Sir Archibald Murray commençait ces
marches conquérantes qui l'amènent, aujourd'hui, aux portes
de Gaza, à la tête d'effectifs dont l'importance étonnerait si,
sans indiscrétion, on pouvait les chiffrer. 'Maintenant, son suc-
cesseur, le général sir Edmund Allenby, s'y prépare de nou-
veaux lauriers. Et voici encore, sur ces pistes solitaires, les Néo-
Zélandais membres de cette glorieuse Anzac Mounted Division
qui, par ses épiques chevauchées avec le Bikamir Gamel Corps,
vinrent cueillir des milliers de prisonniers dans El Arish.
Les Néo-Zélandais encore, le 3 août 1916, défendirent le
mont Royston contre de furieux assauts turcs, enlevant à
l'adversaire 4000 hommes d'un seul coup, plus 1251 tués
qu'abattit, pour sa part, la Canterbury Mounted Riffles.
Ces derniers incidens ne retenaient, à vrai dire, qu'une
faible partie des troupes néo-zélandaises. Considérablement ren-
forcés par de constans apports, les Anzacs formaient autour du
LES ANZACS.
213
Caire deux corps d'armée à trois divisions qui, à leur grande
joie, partirent pour la France. Et Marseille vit, durant plu-
sieurs semaines, se déverser sur ses quais un torrent d'hommes
vêtus de kaki verdâtre et coiffés d'un feutre cavalièrement
retroussé. Le 1" corps était commandé par le général Birdwood ;
le 2" par le général Godley. Les Néo-Zélandais s'entraînèrent
encore quelque peu à l'arrière ; puis, ils furent affectés au secteur
d'Armentières, où la hardiesse de leurs raids devait bientôt leur
faire, auprès des Allemands, une redoutable célébrité.
SUR LE FRONT FRANÇAIS
C'est le 15 septembre 1916, entre la Somme et l'Ancre, que
nos alliés du Pacifique livrèrent leur premier combat impor-
tant sur le front occidental. Depuis quelque temps déjà, la divi-
sion néo-zélandaise était arrivée en France; la bataille de
Picardie, commencée le l^"" juillet 1916, avait amené, vers le
14 septembre, les Anglais à portée d'assaut des principales
lignes ennemies. Le moment était venu de frapper un grand
coup, en liaison avec les armées françaises des généraux
Fayolle et Micheler.
Les IV^ et V^ armées britanniques, commandées par sir
Hubert Gough et sir Henry Rawlinson, avaient pour objectifs
les positions adverses, établies sur la crête de Thiepval à
Combles, et jalonnées par des lieux désormais illustres : la
ferme du Mouquet, Martinpuich, les bois des Foureaux et des
Bouleaux. La tâche spéciale des Anzacs était de déborder par
l'Ouest le village de Fiers. L'attaque, préparée avec un soin
minutieux, fut fixée au 15 septembre.
On comptait beaucoup, pour le succès de la journée, sur un
engin nouveau dont la préparation avait été tenue secrète et
qui est aujourd'hui fameux : le tank, portant officiellement le
nom de « cuirassé de terre de Sa Majesté » (H.-M. Land-ShipsJ.
Deux d'entre eux, surnommés « Crème de Menthe » et «Cordon
Rouge, » devaient appuyer les Anzacs.
*
* *
A l'aube du 15 septembre, plus de 1 200 canons britanniques
ouvrirent, soudain, un terrible feu en rafale, qui se prolongea
jusqu'à 6 heures 20. A cette minute précise, l'armée anglaise
214 REVUE DES DEUX MONDES.)
sauta sur le parapet de ses tranchées. Les Néo-Zélandais, com-
poses surtout d'élémens originaires d'Auckland, Canterbury,
Otago et Wellington, avaient cinq cents mètres à franchir avant
d'en venir au corps à corps. Ils partent en plusieurs vagues,
franchissent un double barrage de shrapnells et de mitrailleuses,
semant derrière eux une sanglante traînée de cadavres et tom-
bent sur leurs adversaires. Ce fut un terrible combat à l'arme
blanche où succombèrent les derniers défenseurs allemands.
Après un instant d'arrêt qui permit aux artilleurs d'allonger
leur tir, les nôtres s'étaient reformés et repartaient sur la
deuxième ligne allemande, distante de huit cents mètres, cons-
tituée par une double tranchée garnie de fils barbelés. Ils mar-
chèrent comme à la parade, alignés et sans s'arrêter, malgré de
lourdes pertes. La situation était délicate : les positions adverses,
quoiques « pilonnées » avec soin, contenaient encore des défen-
seurs. Elles demeuraient même intactes sur certains points.
Les tanks vinrent sauver les Anzacs. Leur avance lente les
avait laissés en arrière, tandis que les soldats bondissaient en
avant. Mais, voici leur heure venue. Dépassant l'infanterie, ils
malaxent les fils barbelés et s'établissent à cheval sur une
tranchée qu'ils balayent de leurs mitrailleuses. En vain, mal
remis de sa stupeur, l'ennemi riposte-t-il par une pluie de
bombes ; en vain, une batterie de 77 les prend-elle dans son tir,
de plein fouet, à quatorze cents mètres : ils demeurent invulné-
rables, entraînant à leur suite, dans un sillage victorieux,
les fantassins qui submergent la garnison et criblent de balles
le ravin situé à 1 500 mètres au Nord-Ouest de Fiers. Le terrain
qu'ils avaient ainsi gagné dans cette glorieuse journée, les
Anzacs surent aussi le conserver. Le lendemain, il en fut de
même avec un accroissement de pertes pour l'adversaire et, peu
après, les Néo-Zélandais étaient relevés, ayant pris la part la
plus brillante à ce succès et capturé un grand nombre des
5 000 prisonniers faits en cette occasion (1).
Depuis, les Anzacs, le 7 juin 1917, dans la prise de Mes-
sines-Wytschaele à la bataille des Flandres, rendirent à notre
cause un inoubliable service. Ils eurent la gloire de prendre
d'assaut le premier de ces deux villages. Le 4 octobre, par un
nouveau bond vers Passchendaele, ils enlevaient Gravenstafel.
(1) Ajoutons que le corps canadien, sous les ordres de sir Julian Byng, se
couvrit aussi de gloire en celle journée.
LES ANZAGS.
215
C'est la voie par où s'annonce un résultat d'immense impor-
tance.
Aussi JDien, et on ne le devine que trop, ce n'est pas sans de
cruelles pertes que ces succès furent obtenus. Deux généraux,
notamment, tombèrent au champ d'honneur. Le premier, le
général Brown, fut tué à Messines par un éclat d'obus. Il était
adoré de ses hommes, qui lui firent d'émouvantes obsèques. Ses
deux fils, engagés volontaires, menaient le deuil. Le second, le
général Johnston, avait commandé une brigade néo-zélandaise,
depuis le début de la guerre. Aux Dardanelles, il menait à l'as-
saut, le 6 août, une des colonnes qui s'emparèrent de Shunuk
Baïr. Le 8 août 1917, un tirailleur allemand le tua d'une balle.
*
* *
En 1917, les forces néo-zélandaises furent réorganisées. Un
certain nombre d'entre elles s'entraînent encore aux antipodes;
d'autres, sous les ordres du général Ghaytor, se trouvent
devant Gaza, en Palestine, mais le gros est en France avec le
général Russell. L'ensemble de toutes ces troupes est com-
mandé par le lieutenant-général Godley. Quant au service des
hôpitaux, organisé en Angleterre, il dépend du général
Richardson.
*
* *
Il faudrait encore mentionner le rôle de la Nouvelle-Zélande
dans la guerre maritime. Avant 1914, sa contribution en argent
aux besoins de la métropole avait permis à celle-ci de cons-
truire un beau croiseur de bataille, jaugeant 18 7o0 tonnes, armé
de huit 305, seize 101 et filant 27 nœuds. Ge navire, — nommé
justement New-Zeland, et placé sous les ordres de l'amiral Beatty.
— prit, le 24 janvier 1915, une part glorieuse à la bataille du
Dogger Bank. Il accabla de ses gros obus le croiseur cuirassé
allemand BlLïcher, qui, comme on sait, finit par être coulé. Son
chef, le capitaine Halsey, avait reçu, en 1913, des chefs Maoris,
un certain nombre de fétiches qu'il conserva précieusement
dans la tourelle de commandement pendant toute l'action. Le
navire n'ayant eu aucune perte, on leur accorda, désormais,
une confiance illimitée et le capitaine Halsey les transmit à
son successeur qui, à la bataille du Jutland, le 31 mai 1916,
gagna son poste do combat en portant les mêmes insignes
2J6 REVLE DES DEUX MONDES.
maori; et, de nouveau, le New-Zelaiid mit l'adversaire k mal
sans souffrir lui-même beaucoup. C'est pourquoi, sur les bords
du lac Taupo et dans les montagnes abruptes de la Nouvelle-
Zélande, les femmes maori racontent à leurs enfans la légende
de ces fétiches qui sauvèrent la vie de tant de blancs intrépides I
*
» *
La venue des Néo-Zelandais sur les champs de bataille euro-
péens, — comme celle des Canadiens, Australiens et Sud- Afri-
cains, — est une des meilleures preuves de la justice de notre
cause. Les services rendus par la Nouvelle-Zélande, depuis la
guerre, expliquent la place éminente que M. Massey, président
du conseil néo-zélandais, a tenue dans la conférence impériale
de Londres. Liées à la métropole par des engagemens formels,
les deux îles du Pacifique eussent pu limiter leur effort à
l'envoi du corps expéditionnaire promis. Mais, au lieu de
8 000 hommes qu'il comportait, elles nous en ont envoyé déjà
80 000. C'est que la Nouvelle-Zélande a compris le véritable
sens de la guerre actuelle. Encore faut-il dire qu'il s'agit du
pays peut-être le plus avancé dans les idées politiques, car le
parti socialiste en est l'arbitre et, depuis 1893, le suffrage uni-
versel y a été accordé aux femmes.
Mais parce que de l'écrasement de l'Allemagne dépend
l'avenir du monde, les Néo-Zélandais ont versé sans compter
leur or et leur sang.
Charles Stiénon.
m."- _-i.jii,_i.ijj„jajtJ.Li-|i- - I J IL. l■llJ-„^■^.w.„■J.^|JJ,
REVUE LITTÉRAIRE
UNE NOUVELLE VIE DE SAINTE GLAIRE (1),
Thomas de Celano, qui a écrit la vie Je saint François, a écrit
également la vie de sainte Claire. Celle-ci, du moins, il ne l'a peut-
être que rédigée, utilisant les mémoires de l'évêque de Spolète
Barthélémy, de frère Ange et de frère Léon. Avec le testament de
sainte Claire, avec ses lettres et la bulle de sa canonisation, c'est le
document principal sur l'abbesse et qui se disait la servante des
Pauvres dames. L'on trouvera aussi beaucoup d'anecdotes précieuses
dans les Fioretti; et on les trouvera particulièrement jolies dans la
traduction qu'a donnée M. André Pératéenun langage imité de saint
François de Sales. Mais, il y a quelque vingt ans, M. l'abbé CozzaLuzzi
a découvert à la BibUothèque florentine un manuscrit des premières
années du xvi* siècle et qui contient la vie de sainte Claire par Thomas
de Celano, mise en italien et, comme l'explique le traducteur,
augmentée assez largement. Ce traducteur, on n'en sait pas le nom.
Ce qu'on peut dire, c'est qu'il a de bonnes intentions. Il a choisi,
pour son ouvrage, la « langue vulgaire, » afin que « les dévotes et
bien-aimées filles de Madame Sainte Claire » le pussent lire : Thomas
de Celano écrivait en latin. L'avantage de Celano, c'est qu'il était le
contemporain de sainte Claire, plus jeune qu'elle de six années
environ. 11 l'a connue. Il a recueilli le témoignage vivant. Ce qu'il
(1) Sainte Claire d'Assise, sa vie et ses miracles, racontés par Thomas de
Celano et complétés par des récils tirés des Chroniques de l'ordre des Mineu?'S et
du Procès de canonisation ; traduit d'après un manuscrit italien du XVI' siècle,
avec une introduction et des noies, par Madeleine Havard de la Montagne (Per-
rin, éditeur). •
218
REVUE DES DEUX MONDES*
n'a pas dit et qu'on lit dans le récit du xvi^ siècle ne mérite probable-
ment pas la même confiance. Pourtant l'anonyme du xvi* siècle n'a
pas l'air d'inventer ce qu'il raconte. Il a sans doute une certaine
coquetterie de style; mais, pour les faits, il a consulté les chroniques
de l'ordre des Mineurs et les pièces fournies au procès de canonisa-
tion. M"'= Madeleine Havard de la Montagne vient de traduire, avec
une simplicité gracieuse, la vie italienne de sainte Claire.
Vaut-il mieux dire la légende de sainte Claire? Comme on vou-
dra . Le volume de M""^ Havard de la Montagne est précédé de trois
lettres, du ministre général de l'ordre des Franciscains, du ministre
général de l'ordre des Capucins et du maître général de l'ordre des
Frères-Prêcheurs. Aucun de ces trois religieux n'atteste la rigoureuse
vérité de tout le récit. Voire, le R. P. Venance de Lisle-en-RigauU,
ministre général de l'ordre des Capucins, écrit : « Peut-être quelque
savant, en les examinant à la loupe, —ces petites fleurs de sainle
Claire, — protestera-t-il bien haut que, dans le nombre, il s'en
trouve d'artificielles, que certains récits manquent de base histo-
rique... » Le R. P. Venance ne souhaite pas de réfuter le savant mé-
ticuleux. 11 est possible que les miracles de sainte Claire semblent
fabuleux à diverses personnes qui réservent à la Science une crédu-
lité souvent mise à de rades épreuves. Ces miracles sont déjà dans
la vie rédigée par Thomas de Celano, pour la plupart. Ils ont été
recueillis avec autant de précaution qu'il se pouvait et, en tout cas,
notés avec bonne foi. Messire Barthélémy, évêque de Spolète, avait
reçu du Pape Innocent IV la mission d'aller, dès après la mort de
Madame Claire, au monastère de Sain t-Damien, prendre toutes informa-
tions et faire, comme on dit maintenant, une enquête. Il était accom-
pagné de messire Léonard, archidiacre de Spolète, de messire
Jacques, archiprêtre de Treyi, des saints frères Léon et Ange de
Rieti, compagnons de saint François, — frère Ange qui ne quittait
jamais le petit pauvre d'Assise, et frère Léon qui, dans la confrérie,
avait le surnom de la Brebis de Dieu ; — il emmenait encore un
notaire, sire Martin, qui devait consigner les témoignages. Ces dignes
hommes interrogèrent les Pauvres dames et attribuèrent plus d'im-
portance aux réponses que firent « quelques sœurs âgées et de vertu
constante. » Thomas de Celano et l'arrangeur du xvi" siècle ont très
bonnement laissé dans la narration les traces de l'enquête menée par
l'évêque de Spolète et ses collaborateurs. Un jour que Madame Claire
était malade, un prêtre lui apporta la sainte conimunion. Et alors,
l'une des sœurs, nommée Françoise, vit sur la tête de l'abbesse une
REVUE LITTliRMRE.
219
grande lumière ; et l'hostie avait l'apparence d'un petit enfant très
beau... L'évèque de Spolète écouta ce que sœur Françoise relatait :
mais il lui demanda si une autre sœur avait pareillement vu ce pro-
dige. Elle répondit qu'elle n'en savait rien. Le notaire Martin consi-
gna cette vision de sœur Françoise et que sœur Françoise était
unique témoin. Une autre fois, — ce fut le jour des calendes de mai,
de quelle année? — sœur Françoise vit de nouveauté petit enfant très
beau, sur la poitrine de Madame Claire et sut que c'était l'enfant Jésus;
et, sur la tête de la sainte, elle vit deux ailes, plus brillantes que le
soleil, qui se levaient et s'abaissaient, couvrant, lorsqu'elles s'abc^s-
saient, la sainte tout entière. L'évèque de Spolète pria sœur Fran-
çoise de lui vouloir dire si d'autres sœurs avaient contemplé cette
grande merveille : « Elle répondit que non et qu'elle-même n'en
avait jamais parlé à personne... » Elle en parlait tardivement « pour
la gloire de Dieu et de sa sainte mère Claire qu'elle aimait tant... >v
L'évèque de Spolète n'eut pas à douter de l'amour que gardait sœur
Françoise à la mémoire de Madame Claire. Au monastère de Saint-
Damien, Madame Claire faisait venir de pieux et touchans prédicateurs.
Un jour, ce fut frère Philippe d'Antria et Thomas de Gelano dit qu'il
était doué d'une céleste éloquence. Tandis qu'il parlait, sœur Agnès
d'Assise, — mais il y a deux Pauvres dames de ce nom; l'une était la
sœur de Madame Claire, un peu plus jeune, entra au monastère peu
de jours après elle, mourut peu de semaines après elle : et c'est de
l'autre qu'il s'agit, — sœur Agnès vit auprès de Madame Claire un
jeune enfant d'une extraordinaire beauté. Vite, elle se mit en oraison,
suppliant Dieu de ne permettre pas qu'elle fût induite en illusion par
le Mahn : car elle avait cru reconnaître en ce jeune enfant le divin
enfant Jésus. Alors, elle entendit ces paroles : « Je suis au milieu de
vous. » Elle comprit que Dieu était au milieu des Pauvres dames,
lorsque celles-ci étaient parfaitement ferventes et attentives à la pré-
dication. L'évèque de Spolète pria sœur Agnès de se rappeler toutes
les circonstances du miracle, et les dates précisément. Elle répondit
que c'était dans la semaine du temps pascal, et quand on chante
Ego sum pastor bonus. Si l'on s'étonne que sœur Agnès n'eût point
écrit, dès le jour même, un tel souvenir, eh ! bien, non. Très probable-
ment sœur Agnès ne savait pas écrire. Madame Claire, abbesse des
Pauvres dames, et qui était de grande famille, ne le savait pas da-
vantage. Quand elle fut à l'heure de rédiger son testament, elle dut
le dicter ài'une de ses filles en rehgionqui, par hasard, était » instruite
des lettres. » Sœur Agnès ne put dire l'année: elle se souvint seule-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
ment que le chant à.' Ego sumpastor bonus embellit encore la journée
du miracle. Puis l'évêque de Spolète lui demanda si aucune autre
sœur n'avait vu le jeune enfant; elle répondit: « Une sœur m"a dit:
Je sais que tu as vu quelque chose... Je me suis tue, et elle ne ma
plus rien dit; peut-être elle aussi l'avait-elle vu... »
J'aime beaucoup ces passages, qui montrent, comme je disais, la
bonne foi du narrateur et la bonne foi des enquêteurs. Ils n'affirment
pas ce dont ils n'ont pas la certitude ; ils ne repoussent pas non plus
ce qu'ils ne savent pas qui n'est pas vrai. Et, si l'on dit que les sœurs
Agnès ou Françoise n'étaient que \dsionnaires et rêveuses, c'est bien-
tôt dit. Au cas où l'on tiendrait à leur refuser créance, le fait de leur
illusion, si c'en est une, ajoute au personnage de sainte Claire un
caractère qui mérite qu'on l'étudié. Elle avait un prestige singulier,
ne semblait pas une créature pareille à toutes les créatures ; et elle
était de telle sorte qu'il fallait la croire en commerce avec Dieu. Mais,
en tout cela, il n'y a très évidemment nulle imposture, et de per-
sonne. Les ennemis de ces légendes saintes supposent l'imposture
avec trop de facilité. Ces prétendus positivistes, et munis (à les en-
tendre) des méthodes scientifiques, se débarrassent promptement de
ce qui les pourrait gêner. S'ils prenaient la peine de regarder avec
loyauté ou ne fût-ce qu'avec bonhomie, qui est une vertu de l'esprit et
du cœur, ces miracles du cœur, ils verraient que personne assuré-
ment n'y a menti et que même beaucoup de vérité s'y révèle, envi-
ronnée d'incertitude, comme toute vérité.
Au surplus, dans la légende de sainte Claire, — et aussi dans la
plupart de ces légendes, — les miracles ne sont pas l'essentiel ai ne
sont pas indispensables. Les enquêteurs pontificaux, chargésde relever
les preuves merveilleuses de la sainteté de Madame Claire, le disent
très nettement. Les miracles, remarquent-ils, prouvent « que les
œuvres de la vie ont été bonnes et parfaites. »Mais, quoi! Saint Jean-
Baptiste n'a fait aucun miracle qui soit connu ; et cependant on ne va
pas lui disputer la sainteté ni le considérer, parmi les saints, commele
dernier :« La vie de Madame sainte Claire suffirait à établir sa sainteté.»
Si néanmoins l'évêque de Spolète confie au notaire Martin le soin de
coucher par écrit les visions des sœurs Françoise et Agnès et les
autres témoignages de l'efficacité surnaturelle delà sainte, c'est que
« le peuple a plus grande foi et dévotion aux saints du ciel quand il
voit les miracles que Dieu accomplit par eux. » C'est le contraire au-
jourd'hui, paraît-il ? La vie de Madame Sainte Claire suffit à enchan-
ter les imaginations et à les mener vers de bonnes rêveries.
REVUE LITTERAIRE.
221
Elle était née à la fin du xii* siècle, une douzaine d'années après
saint François, dans une très noble famille. Son père s'appelait Favo-
rino de Scifi et comptait huit chevaliers parmi ses ancêtres. Sa mère,
M""" Ortulana, n'était pas de souche moins illustre. Et les Scifi
avaient de grandes richesses. La petite Claire eut, dans la maison de
ses parens, la vie heureuse et une abondante oisiveté : car on lui
enseigna peut-être à lire, non pas à écrire. Mais elle apprit l'art de
filer, de tisser, de broder. Plus tard, au monastère de Saint-Damien,
pendant une longue maladie, elle tissa, au nombre de cinquante
paires, les Jinges très fins sur lesquels doit reposer l'hostie consa-
crée ; elle les fit envelopper de soie couleur de pourpre et d'ama-
rante et, par l'es frères, distribuer aux églises pauvres des alentours.
Elle broda aussi, pour saint François, une aube qui est précieusement
conservée aujourd'hui par les Clarisses d'Assise et qui est un ouvrage
très beau. M'"^ Ortulana, sa mère, était une pieuse dame. Et ce nom
d'Ortulana, qui revient quasiment à Jardinière, le chroniqueur fran-
ciscain joue avec : il vante la Jardinière, pour la belle plante qu'elle a
donnée au jardin du Seigneur. M"* Ortulana eut le désir de visiter les
lieux saints ; elle en obtint licence de messire Favorino et, « bien
accompagnée, elle se mit en route. » EUe vit le Saint-Sépulcre ; el, à
son retour, elle accomplit un pèlerinage à l'oratoire de saint Michel
archange, à l'église des Saints-Apôtres et aux divers sanctuaires de
Rome. La petite enfant qui serait sainte Claire grandit dans une
maison qui réunissait l'opulence et la piété. EUe n'en aima que la
piété. Elle était encore toute petite et elle n'avait pas encore de cha-
pelet, qu'elle inventa de compter ses patenôtres en déplaçant des
séries de menus cailloux. Et elle était un peu plus grande, mais elle
n'avait que douze ans, lorsque ses parens la voulurent marier. Elle
refusa, non seulement le parti qu'on lui offrait, mais eUe refusa tout
mariage et pour jamais. Ses parens la questionnaient : « elle leur
exposa la caducité et la vanité de ce misérable monde... » Hélas! et
elle n'a que douze ans : déjà le monde n'a plus rien pour la séduire !...
On dira que cette époque du xin* siècle commençant n'était pas douce
en ItaUe. Thomas de Celano, dans le prologue de sa Vie de sainte
Claire, écrit : « En la décrépitude qui accablait ce monde si vieux... »
Il y a longtemps que l'humanité se lamente sur la vieillesse du
monde : la même plainte se trouve dans le Timée : c'est un prêtre
d'Egypte qui la formule et qui souhaite qu'un déluge efTace le vieux
monde afin que cesse un tel ennui et que sous le soleil fleurisse une
vie impré\Tie. Le désespoir est une maladie ancienne et perpétuelle
222
REVUE DES DEUX MONDES.
ici-bas. Il ne faut point accuser du dépit de la jeune Claire le malheur
de son époque. Son époque était analogue à d'autres, et analogue à
presque toutes les autres, mêlée de calamités et de plaisirs, boule-
versée par des guerres féroces, animée de vitalité magnifique : et la
barbarie apparaissait fréquemment sous les dehors de la civihsation
brillante. La poésie, venue de Provence, chantait dans la vallée
d'Ombrie ; et quelquefois les « Sàrrazins » de l'empereur schisma-
tique Frédéric II arrivaient, « brûlaient et démolissaient villes, forte-
resses et châteaux, coupaient les arbres, rasaient les vignes et les
jardins, prenaient hommes, femmes et enfans pour les tuer et les
mener en prison. » C'est une époque analogue à toutes les autres. En
d'autres temps, plus anciens ou plus récens, la petite Claire Scifi
aurait eu même occasion de dénoncer « la caducité et la vanité de ce
misérable monde. » Elle n'a, du reste, aucun chagrin particulier : car
elle est une enfant jolie, aimée... Nous avons une telle passion de ne
pas croire aux terribles conclusions des pessimistes que nous cher-
chons dans leur aventure les motifs de leur mélancolie. Nous
plaignons Leopardi avec un zèle empressé : pauvre garçon ! toujours
malade ! et les femmes ne l'aimaient pas ! comment alors n'eût-il pas
inventé la doctrine de Vinfeliciià ? Il se défend : « C'est par un effet
de la lâcheté des hommes, si attachés à ne se pas laisser démentir les
mérites de l'existence, qu'on a prétendu traiter mes opinions philo-
sophiques comme le résultat de mes souffrances... » Mais, dans la
jeune destinée de Claire Scifi, l'on chercherait en vain les causes de la
tristesse et l'argument de [ce dédain qu'elle a pour les mérites de
l'existence.
Elle entendit saint François. Mais ce n'est pas de saint François
qu'elle apprit à mépriser le monde. Elle le méprisait déjà. Elle enten-
dit saint François un matin de carême, en l'année 1210 et quand elle
n'était pas loin d'avoir seize ans. M""* Ortulana l'avait, ainsi que sa
sœur Agnès, emmenée à l'éghse. Et elle eut le cœur ému déhcieuse-
ment de la suavité avec laquelle saint François prononçait le nom de
Jésus. Après cela, elle ne rêva que de revoir le Père séraphique, de
l'entretenir et de prendre ses leçons. Elle ne s'en ouvrit pas à
M"^* Ortulana, qui était dévote, mais dans le monde. Elle trouva, pour
préparer sa rencontre avec le Père séraphique, une « bonne et dis-
crète personne » qui s'appelait Madonna Buona di Gualfuccio. Et elle
raconta vivement à saint François qu'elle avait résolu « d'abandonner
Iç monde et de servir Dieu dans la chasteté, en accomplissant toutes
choses selon le bon plaisir divin. » Aussitôt, saint François s'égaye.
REVUE LITTERAIRE.
223
Il était occupé de récolter à Dieu beaucoup d'âmes : et voici qu'une
âme se présentait, docile, pour être conduite à Dieu; et il devina pro-
bablement que cette âme-ci était d'un prix singulier. Donc, il s'égaye ;
et il plaisante ; et il s'écrie : « Non ! Je ne te crois pas ! » Et pourquoi?
C'est qu'il se méfie de ces caprices qu'ont les jeunes filles... « Je ne
te crois pas !... » Et nous imaginons le sourire qui dut être à ses
lèvres, le même qui est dans tous ses propos, dans toute son histoire...
« Je ne te crois pas !... Et pourtant, si tu veux que j'aie foi en tes
paroles, tu feras ce que je vais te dire... » C'est une épreuve. Juste
précaution ! Mais l'épreuve est bien marquée de son génie très volon-
tiers un peu extravagant qui réunit à de grandes sévérités une sorte
de badinage : « Tu te revêtiras d'un sac et tu iras par toute la ville en
mendiant ton pain !... » Claire Scifi rentra chez elle. Et elle s'habilla
d'un sac ; elle mit sur son visage un voile blanc, sortit à la dérobée et
s'en alla par la cité, comme l'avait commandé saint François, men-
diant son pain. Les gens d'Assise étaient accoutumés à la voir très
noblement parée. Ils ne la reconnurent pas. Saint François la
reconnut; et il sut que cette jeune fille avait de l'audace et de l'obéis
sance.
Pendant quelques mois, saint François et Claire se virent assez
souvent. Les parens de Claire ne le savaient pas. Madonna Buona di
Gualfuccio lui servait de chaperon. D'ailleurs, les rencontres étaient
courtes et n'étaient pas si secrètes qu'on pût en murmurer ou en
concevoir de malins soupçons. Claire sortait de ces entretiens pleine
d'allégresse, plus décidée à « répudier la beauté du monde. » Les
vanités et les plaisirs du monde, elle les juge « immondices et boue. »
Elle maadit et maudira « la contagieuse infection » du siècle. Et ces
mots, qu'elle choisit les plus répugnans et insultans, elle les dit et les
répète avec obstination. Jamais la pauvre vie humaine n'a été plus
ardemment vilipendée ; et jamais l'arrangement que l'infortunée
humanité a composé pour son séjour involontaire sur la terre, plus
violemment jeté aux ordures, que par cette heureuse jeune fille. Voilà
le pessimisme de sainte Claire. Et c'est le pessimisme de saint
François.
Mais ce n'est point un pessimisme. On chercherait en vain, disais-
je,dans la destinée de Claire Scifi, les causes de la tristesse : on cher-
cherait en vain- la tristesse de sainte Claire. Quand nous allons lui
demander pitié pour la vie humaine, songeant que nous n'avons pas
autre chose : « Et la vie éternelle? » réplique-t-elle. Sainte Claire, et
dès son enfance et jusqu'à sa mort, n'est aucunement triste : elle vit
22i REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'espérance et la certitude absolue de la vie éternelle. Et voua
l'appelez une mystique? Elle a aussi fait un calcul et vous répond de
son intelligente économie. Elle écrit à Ermentrude, sa très chère
sœur : « Très chère, il est court, notre travail ici-bas; mais la récom-
pense est éternelle! » En somme, elle est chrétienne. Mais, pour
entendre la manière si ardente et si gaie de son christianisme, il faut
apercevoir qu'elle a été l'une de ces âmes qui subissent terriblement
les alarmes de la durée. Je ne crois pas que rien caractérise mieux
les âmes que leur sentiment de la durée : les unes qui, là-dessus,
n'ont pas d'exigence et qui se contentent de la brièveté ; les autres
qui tolèrent très bien l'ennui ; et quelques-unes qui s'amusent de la
brièveté, baguenaudent parmi les instans et goûtent la décevante
poésie du plaisir éphémère ; et quelques autres, plus avides, qui
réclament l'éternité, plus vivantes peut-être et qui pensent mourir
avec tout ce qui meurt. Toute petite, et à douze ans, ce n'est pas tant
la vilenie du monde que Claire Scifi déplore, mais f dit-elle) sa
caducité.
Le dimanche des Palmes de l'année 1212, elle avait dix-huit ans
bientôt. Avec M"'*" Ortulana et ses sœurs, elle assista aux offices. Le
Pape Innocent III, dit la légende, — et ce fut peut-être, seulement
l'évéque d'Assise — donnait les rameaux. Claire, au lieu de s'appro-
cher, demeurait à sa place : et il fallut que l'évéque ou le Pape descen-
dît les marches de l'autel et vînt à elle, lui donnât le rameau; en
outre, il la bénit. Pourquoi ne bouge-t-elle pas ? Timidité, dit la
légende; et humilité. Principalement, elle est troublée ;elle est comrne
interdite. Saint François lui a promis de l'enlever au monde, le lende-
main dès l'aube, et de la consacrer. Le jour passe, et les premières
heures de la nuit. Et elle va quitter la maison paternelle. Une de ses
suivantes l'accompagne, à la fidéhté de qui elle se fie. Elle ne sortira
point par la grande porte : elle se sauve en cachette. Mais^ la petite
porte est fermée par de grosses pierres, que ses forces ne suffiraient
pas à remuer. Elle s'agenouille et fait oraison. Dieu lui augmente ses i
forces ou bien rend les pierres moins lourdes : elle les écarte sans diffi-
culté. Elle se dépêche, à travers les rues d'Assise endormie. Elle arrive
à la Portiuncule, où l'attendent avec beaucoup d'émoi saint François
et les pauvres frères mineurs ses compagnons, tous priant pour qu'elle
pût accomplir son dessein. Quand elle entra dans l'humble chapelle,
ce fut « très grande liesse » . Les frères chantèrent les hymnes de re-
merciement ; et cette égUse, « tant à cause des nombreuses lumières
que du chaiit très pieux, semblait vraiment un paradis où ne subsis-
REVUE LITTÉRAIRE. 225
tait plus rien delà terre. » Saint François mena la jeune fille à l'autel.
Et elle était parée de ses plus riches atours : saint François l'avait
ordonné ainsi. Et elle était extrêmement belle. Or, sans doute, la
beauté n'est rien ; la beauté est, parmi les faux biens de ce monde, le
plus tôt périssable. Et cependant, Thomas de Gelano n'omet pas de dire
que Claire était ravissante ; il le dit plusieurs fois. Il y a, dans l'égUse
inférieure d'Assise, une fresque de Simone Martini, où l'on suppose
qu'est le portrait de sainte Claire, où l'on n'est pas sûr qu'elle y soit
ressemblante. Un long Adsage, et d'un charrhe étrange. Des yeux
longs et minces ; une bouche petite et qui ne sourit pas ; un air de
souveraineté nonchalante ; une beauté qui n'est pas attentive à elle-
même et, séduisante, se dédaigne. Thomas de Gelano veut qu'on
sache que sainte Claire était jolie ; et saint François voulut qu'elle vînt
renoncer au monde parée de ses plus riches atours. Ce n'est pas qu'à
leur gré le sacrifice consenti à Dieu soit ainsi beaucoup plus consi-
dérable et digne de la récompense éternelle : entre les vanités de ce
monde, ils ne font pas de telles différences ; et pourtant nulle austé-
rité ne les convainc de ne compter pour rien du tout, absolument pour
rien, la beauté dun \dsage et même d'une robe. Cette condescendance
à nos vanités est charitable et courtoise. Claire Scifî, amenée à l'autel,
« se dépouilla de ses parures; » et elle « rejeta les ornemens du
monde. » Elle reçut l'habit rehgieux « et, autant dire, les insignes de
la pénitence. » Elle quittait « l'obscurité de Babylone, pom^ entrer
dans la sainte cité de Jérusalem. » Et elle avait une physionomie
« joyeuse et angéhque. » Saint François coupa les lourdes tresses de
ses cheveux; il la ceignit d'une grosse corde; et 11 lui posa sur la
tête un voile blanc, puis un voile noir : et il reçut ses vœux d'obéis-
sance, de pauvreté, de chasteté, de perpétuelle clôture; et il lui dit :
(( Si tu observes ces engagemens, je te promets Jésus-Christ pour
époux et la gloire dans la vie éternelle. » Madame Claire fut conduite
au monastère des rehgieuses noires de Saint-Benoit. Bientôt, en
l'égUse Sainte-Mari e-des-Anges de la Portiuncule, où avait commencé
l'ordre des Frères Mineurs, elle fonda l'ordre des Pauvres dames.
Les deux ordres, celui de saint François et celui de sainte Claire,
sont liés étroitement. La même pensée les anime tous deux : la pensée
de saint François ; comme aussi la pensée de saint François anime
sainte Claire, qui est un peu l'âme féminine de saint François, Sainte
Claire, toute sa vie, a senti sa vie très simple par la seule pratique
d'une vertu qu'elle appelait « l'imitation de notre père saint F^rançois. »
Elle le consultait, aux jours de quelque difficulté. Mais lui aussi la
TOME XLII, — 1917. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
consultait. Une fois, si fort que fût son entrain, — les plus vaillans ont
de ces langueurs, — il crut qu'il n'était pas sûr de ce que réclamait de
lui le service divin : Dieu attendait-il que son ser\4teur François par
courût le monde en prêchant son amour et sa loi ; ou bien se conten-
terait-il que son serviteur François, en un lieu solitaire, lui offrît ses
prières épanouies? La question, posée ainsi, trahit quelque lassitude
et le désir de ne plus bouger. Saint François douta un instant de son
œuvre et de lui. Il envoya frère Masseo demander à Madame Claire son
avis et, d'un mot, « le bon plaisir de Dieu. » Le bon plaisir de Dieu
était que saint François recommençât de prêcher par le monde, afin
de sauver des âmes : sainte Claire le dit à frère Masseo, qui le dit à
saint François, qui partit sauver des âmes. Mais enfin, le plus généra-
lement, c'est de saint François que Aient toute l'initiative. L'histoire
de sainte Claire est à l'histoire de saint François comme la lune est
ausoled.La lumière est donnée par saint François à sainte Claire;
néanmoins, il y a ainsi une seconde lumière, plus petite, plus douce
encore, pénétrante et qui éclaire d'autres parties de la réaUté mysté-
rieuse.
Les deux légendes voisinent. Certains miracles de sainte Claire ont
de la ressemblance avec certains miracles de saint François. L'un et
l'autre ont de singulières intelligences avec le ciel et avec toute la
création. L'un et l'autre parlent aux animaux; et les animaux les
comprennent, leur sont dévoués et attentifs. Une petite chatte écoute
sainte Claire et lui obéit comme à saint François ses frères les oiseaux.
Comme saint François mit à la raison le loup d'Agobbio, sainte Claire
très souvent fit honte à des loups qui avaient d'abominables projets
et les rendit plus innocens que des agneaux. Et, quand Madame sainte
Claire envoyait d'aventure une tourière hors du couvent, elle lui
commandait de louer le Seigneur à chaque fois qu'il y aurait au bord
de la route des arbres fleuris. C'est un ^commandement digne de saint
François. Elle avait pour saint François une amitié sainte et
permise; une amitié naturelle aussi et fervente avec grâce. Pen-
dant longtemps, elle fut tourmentée de ce désir : elle voulait prendre
l'un de ses repas en compagnie du saint, qui refusait, et sans
doute afin de se priver d'un égal plaisir, et qui ne céda que sur
le reproche qu'on lui adressa d'être excessivement sévère. Quand
saint François reçut les stigmates, il ne le dit à personne; mais il en
fit la confidence très secrète à sainte Claire : elle s'occupa de lui
coudre des chaussures commodes à ses pieds blessés. Et, quand il fut
à la venie de mourir, sainte Glaire et ses filles se désolèrent à l'idée
REVUE LTTTÉR\IRE. 227
de ne plus le voir. Il leur manda qu'elles le reverraient avant qu'elles
ne fussent mortes. Et, quand il fut mort, les frères qui portaient son
corps de Sainte-Marie-des-Anges vers Assise n'avaient point à passer
par le couvent des Pauvres dames. Ils firent ce détour malgré eux et
comme à l'instigation d'une volonté supérieure à eux, « pour que la
parole de saint François s'accomplit, » et pour qu'ici-bas sainte Claire
eût dit adieu, eût dit à saint François au revoir. Toutes les Pauvres
dames pleuraient, orphelines et d'un tel père. Sainte Claire « ne pou-
vait se détacher du corps et des stigmates. » Elle pleura comme une
autre femme. Et les stigmates autrefois, tout miraculeux qu'ils fussent,
elle avait tâché de les guérir à saint François. Au monastère de sainte
Claire, on garde une compresse qu'elle appliqua sur les douloureuses
plaies.
Elle vécut vingt-sept années encore après que saint François fût
mort et conserva son enseignement qui d'abord était de pauvreté.
La règle de pauvreté est le principe de sa morale et, comme le strata-
gème du salut, son grand amour. Elle écrit à la fille du roi de
Bohême : « Le royaume des cieux n'est promis qu'aux seuls pauvres.
Impossible de servir Dieu et l'argent : ou bien nous aimons l'un et
nous haïssons l'autre ; ou bien nous servons l'un et nous méprisons
l'autre... » Elle qui est si douce et docile, et si humble et si naturelle-
ment portée à croire qu'elle se trompe si l'on n'approuve pas son idée,
elle a lutté avec ardeur contre le pape Grégoire IX au sujet de la pau-
vreté. Le Pape, n'ayant pas vu sans inquiétude la sévérité des Clarisses,
en avertit bénignement l'abbesse et la pria de relâcher tant de rigueur.
L'évéque d'Ostie, protecteur de l'ordre des Pauvres dames, joignit
aux remontrances du Pape les siennes. Tous [deux conjurèrent
l'abbesse d'accepter quelques propriétés qu'ils donneraient à l'ordre,
vu la difficulté de vivre en ces temps-là sans rien posséder. L'abbesse
refusa. El le Pape lui dit alors : « Si c'est à cause de ton vœu de pau-
vreté parfaite que tu refuses, nous te relèverons de ton vœu... »
L'abbesse répondit, avec autant de résolution que d'humilité : « Saint
Père, je ne crains pas pour mon vœu; et je sais bien que vous pouvez
m'en relever. De mes péchés, je vous prie, absolvez-moi, père très
saint. Mais je ne désire en aucune façon de ne pas suivre les traces de
mon Seigneur! » Elle eut, comme saint François, l'amour insigne de
la pauvreté. Tard dans sa vie, elle se souvenait du jour qu'ayant
renoncé à toute richesse et à toute possession des choses de la terre,
elle avait commencé de « courir plus légère sur les pas de Jésus-
Christ. » Elle a recherché, durant sa vie entière, toutes les mortifica-
228 REVUE DES DEUX MONDES.
lions, jeûné, porté le cilice et, de mille manières, tourmenté son
corps innocent. Elle a supporté la souffrance et l'a convoitée. Or,
habituellement, « les maladies mettent la tristesse et l'amertume
dans l'àme ; Claire, il semblait que la souffrance du corps augmentât
ses féKcités spirituelles. » Et, au fort de l'affliction charnelle, son
visage était joyeux. Par la pauvreté, par les mortifications, elle tend
à l'allégresse. Conséquemment, si elle s'aperçoit que ses filles ne
sont pas gaies, elle a soin de les consoler. La nuit, fût-ce l'hiver
et par les grands froids, elle se levait, parcourait la chambre des
sœurs endormies; elle recouvrait doucement celles qui n'étaient
point assez couvertes. Si l'une était languissante ou débile, elle atté-
nuait pour celle-là les austérités de la règle, de façon que toutes
pussent « demeurer contentes. » Un pareil souci du contentement, de
la gaieté même, dans le dénuement, la misère du corps, c'est la
marque franciscaine. Sainte Claire après saint François, auprès de
saint François, a inventé, pratiqué ce détachement de l'âme heureuse
de son détachement. Un jour, quand elle fut au point de mourir, on
l'entendit murmurer : « Va en toute paix; tu as un bon guide pour
te montrer le chemin; pars sans crainte... >> On lui demanda à qui
elle parlait; et elle répondit : « J"ai parlé à mon âme. » Et elle a
dit à ses filles les Pauvres dames, dans son testament: « Aimez
vos âmes. »
Le R. P. Binet, jésuite, que Pascal a si fort maltraité, jô crois,
injustement, fit un panégyrique de sainte Claire ; et, comme il avait,
avec une piété accomplie, un grand bon sens et une excellente
drôlerie oratoire, il ajouta : « Je vous défends très expressément
d'imiter cette vierge sainte ; c'est assez pour vous de l'admirer ! »
Mais il n'est pas. à craindre que le monde finisse par l'universelle
imitation de sainte Claire. Et les saints ne risquent pas de perdre le
monde par l'excès de la perfection qu'ils proposent. Ils le sauveraient
plutôt, par leur exemple un peu suivi. Et sainte Claire, en aucun
temps, n'est dangereuse et n"est inopportune, qui rappelle aux
vivans qu'ils ont une âme ; qui les invite à supporter l'inévitable
souffrance, à la tourner peut-être en bienfait ; et qui oppose un idéal
de pauvreté à l'énorme « Enrichissez-vous » qui est la honte et la
calamité de nos époques.
André Beaunier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Depuis longtemps, on annonçait de grands préparatifs allemands
dans la Baltique; depuis quelque temps, il n'y avait plus de doute
que sur le point où porterait l'attaque; attaque navale, ou double
attaque combinée par terre et par mer. L'imminence de ce
péril était la première des raisons invoquées dans l'appel, plus
patriotique que séditieux, du général Korniloff. L'occupation de
Riga, la possession du bassin inférieur de la Dvina, rendaient
l'expédition plus facile ou possible; aussibien l'Empire « inAincible, »
dont c l'avenir est sur l'eau, » mais le présent dessous, avait -il là,
avec un échec à réparer, sa façade d'orgueil à recrépir. Et puis, ce
que nous ne sa^dons pas, ce que le monde étonné a appris par
l'étrange confession publique de l'amiral von Cappelle, il y avait
les équipages mutinés d'une flotte qui se rouillait dans l'inaction à
reprendre en main et à guérir d'une indiscipline à laquelle aucune
force, même allemande, ne surfit ni ne résiste. Une opération de
grand slyle était donc certaine, mais où? Serait-ce en Courlande, sur
les bords du golfe de Riga, sur les côtes de Livonie? Ne serait-ce pas
en Finlande, où l'Allemagne ne voudrait pas perdre les fruits de la
plus savante des préparations, telles qu'elle met tous ses moyens à les
faire, et telles que par avance elles lui livrent, pense-t-elle, le pays miné
et le peuple corrompu? En Finlande, elle travaillait sur un vieux fonds
de séparatisme et d'antipathie qui lui assurait le plein de ses
chances, et, pour la dernière secousse à donner, elle savait, les ayant
elle-même formés, qu'elle trouverait des « cadres » dressés à la prus-
sienne. Enfin, de Helsingfors, avec de bons yeux et de longs bras, peut-
être se flattait-elle de découvrir et d'atteindre Pétrograd.
Nous sommes maintenant fixés, au moins sur le point de départ. Une
230 REVUE DES DEUX MONDES.
escadre impériale, que des informations autorisées se plaisent à peindre
« colossale, « — dix dreadnoughts, dix croiseurs, un essaim de tor-
pilleurs, plus de cinquante, — a jeté des troupes dans les îles d'Osel
et de Dagô, qui ferment du côté du Nord le golfe de Riga, en
achevant d'un coup précipité la conquête, ainsi que celle de l'île
jumelle de Moon, l'élargissant ensuite et en quelque sorte l'éclairant
par la prise de deux autres petites îles,, deux îlots, deux écueils à
bâtir des phares, Abro, toute proche, Rounô, au milieu du golfe.
Voilà, pour le moment, ce que les Allemands ont fait ; mais ce
n'est pas le plus important ; le plus important est ce qu'ils vont faire.
Pour le moment, ils viennent d'acquérir une base dans le golfe de
Riga; à quelle fm, et vers quel objectif? Un coup d'œil promené sur
la carte fait immédiatement apparaître, sur les rivages de l'Esthonie,
par delà l'île Worms, qui flanque Dago à l'Est, Hapsal, et, en
remontant. Port- Baltique, puis Revel, trois têtes deb'gnes, et puis, au
fond, mais tout là-bas, à trois cents kilomètres, Pétrograd. Entre les
deux, entre la base et l'objectif, si décidément Hindenburg, obstiné
dans son unique idée, n'a jamais détaché son regard de Pétrograd, de
multiples et sérieux obstacles, la nature, le sol, le chmat, la saison.
Difficultés connues, auxquelles s'adjoignent deux inconnues : la capa-
cité actuelle d'efifort des Allemands, à court, sinon à bout d'effectifs,
mais c'est la moindre ; et, — c'est la principale, — la capacité de
défense de la Russie dissoute par l'anarcMe, hquéfîée par la trahison.
Divers indices permettent de supposer que l'armée et la marine
russes commencent, — U en est temps, — à sentir l'effroyable, et, sans
elles, l'irrémédiable danger ; qu'elles n'abandonneront pas la patrie à
l'heure suprême, à la dernière minute où, par elles, elle puisse être
sauvée ou perdue. Les garnisons de l'île d'Ôsel paraissent s'être
battues courageusement, et, dans le Soëla-Sund, entre Ôsel et Dagô,
les navires russes, quoique inférieurs en nombre et en puissance à
l'escadre allemande, lui auraient barré la route, infligé des pertes sen-
sibles, l'auraient obligée à se retirer. Kerensky, — que pouvait-il faire?
— a adressé un appel à la flotte. Cri émouvant, que renforce l'adjura-
tion du Bureau des Soviets lui-même. Et sans doute on a tort de de-
mander ce que le gouvernement pourrait faire : il devrait commander,
mais qu'est-ce que le commandement sans l'obéissance ? Les mœurs
révolutionnaires, en général, ne s'y prêtent pas, et le tempérament
russe, ployé séculairement par le despotisme à la servitude, se dérobe
à l'un et à l'autre, aussi incapable de commander que d'obéir dans la
liberté. Tout le monde en Russie voit l'anarchie, et tout le monde,
aEVUE. — CHRONIQUE.. 23-1
à peu près, la déplore, mais absolument tout le monde l'augmente.
L'autre jour, le ministre de l'Intérieur, M. Nikitine, voulut s'opposer à
ses ravages; que fit-il ? 11 décida de créer des « comités contre
l'anarchie. » Ce qui est proprement verser des gouttes d'eau dans le
fleuve. Comme si tous ces comités ne devaient pas être de nouveaux
facteurs d'anarchie, et comme si, contre l'anarchie, il pouvait y
avoir un autre « comité » que le gouvernement ! Mais il faut un gou-
vernement. S'il y avait à Pétrograd un gouvernement, s'il y avait
même quelque part en Russie un pouvoir local intact et sain, les géné-
raux Denikine, Elsner et Markoff, qu'on envoie rejoiildre Korniloff
sous le ciel inclément de la péninsule de Kola, n'auraient pas été
livrés sans protection aux exigences injurieuses des soldats, dont
beaucoup, probablement, ne leur reprochent, dans le « secret » de leur
cœur, que d'avoir voulu les contraindre à marcher.
Néanmoins, une partie de la flotte de la Baltique a entendu l'appel
de Kerensky. Les quatre gros dreadnoughts, qui s'étaient enfermés,
pour des fins ultra-révolutionnaires, dans la rade de Cronstadt, n'en
sont pas sortis. Mais des vaisseaux, malheureusement plus anciens et
plus faibles, les mêmes peut-être qui avaient essayé d'interdire à l'en-
nemi le détroit de Soëla, ont engagé, à l'entrée du golfe de Riga, une
vraie bataille navale qui ne s'est terminée que dans le Moon-Sund, et
où les Allemands ont payé cher leur avantage. Devant des masto-
dontes du type Kaiser et Kœnig, ils ne pouvaient guère que se faire
écraser ; mais ils l'ont risqué, et c'est l'essentiel. L'essentiel est de
restaurer, dans l'armée et la marine russes, l'esprit de devoir et de
sacrifice. La Russie commencera à être moins battue, dès qu'elle aura
recommencé à se battre. Et, quelque menace qui soit dirigée, de Riga,
d'Ôsel ou d'ailleurs, contre Revel ou même contre Pétrograd, dès
qu'elle se battra comme elle sait, peut et doit se battre, rien ne sera
irréparable.
D'autant plus que tout ne se passe pas sur le front oriental. Les
communiqués de Ludendorff emploient quelqpiefois, comme formule
de magnificence, cette expression : « De la Baltique à la Mer Noire. »
Mais ils sont encore bien modestes. Il faudrait dire : '< De la mer du
Nord au golfe Persique. » A l'un des bouts de cette immense ligne, il
y a les Flandres, Ypres, Langemarck, Poelcappelle ; et il y a la Méso-
potamie, Bagdad, Ramadié, à l'autre bout. A l'un des bouts, les
Anglais tiennent la route par où Falkenhayn devait venir avec les
Turcs d'Enver-pacha ; à l'autre bout, les armées britanniques des
généraux Gough et Plumer, l'armée française du général Anthoine,
232 REVUE DES DEUX MONDES.
quand elles auront gravi les dernières crêtes de Passchendaele et
détruit les nids de mitrailleuses dont se hérisse la forêt d'Houthulst,
commanderont les trois routes de Staden, de Roulers et de Menin, par
où les Allemands s'en iront. Il se pourrait alors que, sans que la côte
eût été bombardée, ils fussent décrochés de la côte. Et qui sait si
cette perspective ne contribue pas à les rendre plus raisonnables sur
le chapitre de la Belgique? Plus raisonnables, exception faite natu-
rellement pour les fous du pangermanisme : encore ces fous-là ne
sont- ils pas peut-être aussi incurables qu'ils affectent de l'être, et
peut-être y a-t-il dans leur cas une part de simulation. Vont-ils
entendre la fanfare, de joyeux augure pour nous, qui s'élève des
bords de l'Aisne, au Sud-Ouest de Soissons, par-dessus les 70 canons
enlevés et les 8 000 prisonniers faits aux « meilleures troupes de
l'Allemagne, » derrière leurs zeppelins abattus ?
La précédente quinzaine avait été pour la diplomatie allemande
la quinzaine belge ; celle-ci appartient à l'Alsace-'Lorraine. La AVil-
helmstrasse, comme les Muses, aime les jeux alternés. Mais sa
manière n'est pas de glisser, elle appuie, et sa manoeuvre, peu à peu,
se dessine et se précise, jusqu'à en découper les gestes en ombres
chinoises sur la toile tissée du fil blanc de ses malices. Le prologue
de la comédie, ou du moins de cette comédie, de celle qu"on nous
donne en ce moment, et qui n'est pas la première, a été récité, non
pas à Berhn par le Chancelier, son secrétaire ou ses sous-secrétaires
d'État, mais à Vienne par le ministre austro-hongrois des Affaires
étrangères, le comte Czernin, au lendemain de l'envoi des réponses à
la Note pontificale. « La paix tout de suite, ou la guerre à outrance ! »
disait, en somme, le comte Czernin. « La paix, » feignait de dire,
depuis sa résolution du 9 juillet, le majorité du Reiehstag allemand.
Et ce n'étaient que murmures endormeurs, paroles douces, comme
chantées, bouche close, à un enfant qu'on berce. La voix allait
décroissant, à mesure que la fatigue gagnait. D'abord l'Allemagne, en
décembre 191(), promettait seulement de n'être point intraitable; puis
l'Autriche, sous les auspices du nouveau règne, cherchait des accom-
modemens ; puis l'Allemagne, à son tour, descendant des généralités
à la géographie, se montrait avec ostentation arrangeante, ou prête
à l'être, ou inclinée à le devenir, tantôt sur un point, tantôt sur un
autre, qui changeaient, n'étaient jamais les mêmes, et s'effaçaient, si
l'on essayait de les marquer. Elles espéraient que la monotonie du
refrain produirait à la longue des effets d'assoupissement. Mais, de
temps en temps, quelqu'un faisait du bruit, remuait les meubles,
REVUE — CHRONIQUE. 233
claquait les portes dans la chambre à côté ; et l'jilntente était sur ses
gardes. Aux avances du comte Czernin, M. Winston Churchill répli-
quait : « Ce n'est pas l'heure de parler de paix. » Il avertissait les
Alliés : « On ne se doute pas combien on a été près de la victoire,
avant qu'elle soit un fait acquis. » Pourtant voilà des heures, des
jours, des semaines et des mois que l'Allemagne et l'Autriche nous
parlent de la paix ; et, à force de nous en parler, il s'en est fallu de
peu qu'elles nous en fissent parler.
Le procédé a été le même pour l'Alsace-Lorraine que pour la Bel-
gique. L'Allemagne, on l'a dit vingt fois, mais l'on est et l'on sera
obligé de le redire sans cesse, porte en soi une puissance de répéti-
tion, d'auto-imitation indéfinie. Rien ne l'éclairé, ou rien ne la lasse.
Elle monte laborieusement un coup, l'exécute, le manque, et le
recommence. Quand elle croit avoir forgé et tenir un levier à ébran-
ler le monde, à peine, si elle voit que le monde ne bouge pas,
daigne-t-elle changer le point d'application. Alors elle le tàte, pour
ainsi dire, elle promène ses prises à la surface, cherchant l'endroit où
l'écorce est le plus faible et pourrait craquer. C'est de la sorte qu'elle
a mené son coup de la paix séparée ou de la paix tout court. Paix
séparée, dans la pensée allemande, avait un premier sens, qui était :
paix de séparation et de brouille entre les nations de l'Entente,
suivant la tactique frédéricienne. L'Allemagne, après les événemens
de mars, et devant les ravages de son infiltration, s'est imaginé
qu'elle allait détacher du bloc occidental la Russie révolutionnaire;
n'y ayant pas réussi, elle s'est retournée et s'est efforcée de détacher
de la Russie révolutionnaire le bloc occidental. Elle a peint successi-
vement les AlHés comme enclins à faire leur paix avec les Empires
du Centre au détriment et sur le dos de la Russie, ensuite la Russie
résolue à faire sa paix par l'abandon des Alliés. Le bloc a résisté,
malgré toutes les fissures et tout le travail moléculaire qui, au dedans,
le secouait. Les deux moitiés, l'Est et l'Ouest, en sont restées
jointes. Faute de mieux, l'Allemagne s'est attachée à effriter, à ronger
chacune d'elles. A l'Ouest, lorsqu'elle nous a eu ressassé pendant
plus de deux ans que nous nous battions pour l'Angleterre qui, elle,
ne se battait que pour la Belgique, qui peut-être même ne rêvait que
de s'installer souverainement à Calais ou à Boulogne, elle a fait dire
à l'Angleterre que, sur la Belgique, il y aurait moyen de s'entendre.
Toute la presse d'outre-Rhin s'est remplie comme par enchantement
de dissertations, de discussions, de projets concernant la Belgique;
on les a un instant rehaussés et dorés d'une couleur diploma-
234 REVUE DES DEUX MONDES.
tique ; et puis, soudain, le château de cartes s'est écroulé, on a
démenti.
L'Alsace-Lorraine a pris, dans la machination renversée, la
place de la Belgique. L'Allemagne s'est mise en tête d'insinuer à
l'Angleterre et, par delà l'Océan, aux États-Unis qu'ils se battaient uni-
quement pour la querelle française qui se réduisait toute à la reven-
dication de l'Alsace-Lorraine, tandis que la presse allemande se rem-
plissait de projets, de discussions, de dissertations, cette fois sur le
sort de la « terre d'Empire . » Des conciliabules avaient lieu à Berlin
entre confédérés. La Bavière voulait qu'on la coupât en deux, que la
Prusse prît la Lon^aine, et qu'à elle-même on donnât l'Alsace.
D'autres voulaient qu'on en fit un seul État, un royaume à qui, chez
des princes aussi prolifiques, il serait facile de trouver un roi. A nous,
cependant, de loin, avec des détours, on versait dans l'oreille que, s'il
nous plaisait de « causer de la paix, » on consentirait sans doute à
« causer » aussi de l'Alsace-Lorraine. Indirectement, très indirecte-
ment, par toute espèce d'intermédiaires, de pays amis, en pays
neutre, l'avertissement gracieux se multipliait. La docUe Autriche,
comme toujours, doublait le rôle, faisait l'écho.
M. Ribot l'a révélé publiquement, à la Chambre, dans sa réponse
à l'interpellation de M. Georges Leygues sur « le personnel et l'action
diplomatiques. » « Hier, a dit M. Ribot, c'était l'Autriche quise déclarait
disposée à faire la paix et à satisfaire nos désirs, mais qui laissait volon-
tairement de côté l'Italie, sachant que si nous écoutions ses paroles
fallacieuses, l'ItaUe, demain, reprenait sa liberté et devenait l'adver-
saire de la France qui l'aurait oubliée et trahie... Hier encore, c'était
l'Allemagne qui faisait murmurer que, si le gouvernement français
voulait engager une conversation directe ou indirecte, nous pourrions
espérer qu'on nous restituerait l'Alsace-Lorraine. Le piège était trop
grossier pour qu'on s'y laissât prendre. L'Allemagne, restée seule, a
alors jeté le masque et fait cette déclaration- retentissante de M. de
Kiihlmann : Des concessions sur l'Alsace-Lorraine? Jamais ! »
A ce passage : « Si le gouvernement français voulait engager une
négociation, nous pourrions espérer qu'on nous restituerait l'Alsace-
Lorraine, » le Journal officiel note : [Exclamations). La Chambre des
députés s'est récriée de stupéfaction. L'intrigue n'est pourtant pas
nouvelle ; depuis que cette trame s'étire, elle devrait être usée jusqu'à
la corde. En février 1915, avant que l'Italie fût entrée en guerre, et
tandis qu'U lui promettait, aux dépens de l'Autriche, un parecchio de
l'odeur duquel il se piquait de l'amener à se satisfaire, le prince de
HEVUE. CUHONIQUB., 235
Biilow tenait des propos analogues ; il n'en demandait pas le secret ;
au contraire, et ils furent rapportés devant témoins. Après un grand
éloge des vertus déployées par nos soldats dans cette tragique
épreuve, et l'assurance qu'il regarderait comme le couronnement de
sa carrière de pouvoir dissiper toute haine, toute rancune entre
son pays et le nôtre, il ajoutaitque l'Allemagne, au besoin, payerait ce
bienfait de la restitution de l' Alsace-Lorraine. Et comme son interlo-
cuteur, syncopé, — on l'eût été à moins! — n'avait pu s'empêcher
de faire observer : « Altesse, vous n'auriez pas dit cela au mois de
septembre ! — Mais si, aurait vivement riposté M. de Bûlow, mais si,
dès le mois de septembre ! » M. von dem Bussche, qui n'en est pas à
une dénégation près, pourra, encore ici, démentir autant qu'il lui
conviendra : ce sont des choses qu'il n'a pas sues, trop occupé qu'il
était, en ce moment- là, à enterrer des caisses de bacilles dans le
jardin de sa légation de Bucarest.
Entre ces premières ouvertures, ou plutôt, pour employer l'ex-
pression même de M. Ribot, ces premiers murmures et les plus
récens, se sont sûrement intercalées cinquante tentatives du même
genre. Personne n'a songé à les prendre au sérieux. « Nous aurons
la victoire, et nous aurons l'Alsace-Lorraine, » a affirmé avec force
M. Ribot. Spontanément, immédiatement, M. Asquith, M. Lloyd
George, le lord Chancelier en Angleterre, le ministre italien Coman-
dini, le président WOson et le gouvernement des Etals-Unis, ont
répété et renouvelé le serment. Tous s'accordent à mettre en lumière
la valeur de symbole qu'a prise la restitution à la France de l'Alsace-
Lorraine, dans cette guerre qui a été entreprise pour la défense et se
poursuit pour la réparation du droit. Oui, pour tous les Alliés,
l'Alsace-Lorraine française est devenue le symbole de la victoire de
l'Entente, à ce point que ce sont comme les deux termes d'une
équation fondamentale, dont le second est la traduction, la transcrip-
tion, la consécration visible pt tangible du premier. Mais, parallèle-
ment, et par là même, par le contre-coup nécessaire de ces affirma-
tions solennelles, pour l'Allemagne aussi, l'Alsace-Lorraine a pris la
valeur d'un symbole. Lâcher la terre d'Empire, ce sera pour l'Em-
pire avouer sa défaite. Il ne la lâchera donc que la main, le poignet,
le bras et les reins brisés. Dire, par conséquent : « Nous aurons la
victoire, et nous aurons l'Alsace-Lorraine, » c'est dire bien, mais ce
n'est pas assez dire. Nous n'aurons l'Alsace-Lorraine que par la
victoire. Victoire, au demeurant, qui peut n'être pas exclusivement
militaire, pas exclusivement la victoire des armes, qui, au dernier
236 REVUE DES DEUX MONDES.
quart d'heure de la lutte gigantesque, de la bataille universelle où
les peuples sont engagés contre les peuples, sera la victoire des
races, des nations, des institutions, des gouvernemens, et, pour tout
résumer d'un mot : la victoire des âmes. Nous l'aurons, mais plus
sûrement, et plus tôt, et plus facilement, si nous y pensons toujours
et si d'autre chose nous ne parlons jamais. Changeons le refrain âe la
chanson, réveillons ceux qui nous endorment, sortons de l'ombre du
mancenillier.
Chez nous, la race est bonne, la nation est saine, les institutions
tiennent et se tiennent tant bien que mal, nous sommes couverts par
toute notre histoire comme par un bouclier ; le point névralgique, il
y a longtemps qu'on le signale ici, c'est le gouvernement. Mais le mal
n'est pas seulement un mal français, et même n'est pas seulement
un mal commun aux pays de l'Entente, qui seraient en état d'infério-
rité par rapport à la fameuse organisation allemande. La coalition
de l'Europe centrale en souffre tout autant que nous. L'énormité de
la tâche que les gouvernemens ont eu à remphr, dans l'un et l'autre
camp des Puissances belligérantes, a partout mis à l'épreuve le maté-
riel et partout usé le personnel de gouvernement. En rien, peut-être,
l'usure produite par une longue guerre n'est plus marquée. L'Au-
triche-Hongrie, où ces sortes de crises sont chroniques, paraît pour
l'instant apaisée ou assoupie dans la somnolence troublée de cau-
chemars du second ministère Seidler et du ministère Wekerlé. La
Bulgarie et la Turquie ne vivent pas politiquement; c'est l'Allemagne
qui vit pour elles. L'Empire allemand, chef du chœur, suprême
seigneur de la guerre, est lui-même en proie aux discordes, et
languit de la défaillance de l'autorité, delà carence du gouvernement.
Guillaume II, à son retour de Sofia, où le tsar Ferdinand (puisqu'à
présent il n'y a plus de tsar que le bulgare), quoiqu'il lui ait épargné
les barbarismes de son latin, lui en a dit quand même de fortes, qui
montrent à nu les convoitises de ce que le Cobourg appelle son
peuple, Guillaume II va avoir à résoudre une difficulté qui n'est pas
mince, et qui pourra être double. On a annoncé que le ministre de la
Marine, l'amiral von Cappelle, emporté par les révélations singulières
sur les mutineries de la flotte allemande, dans lesquelles on lui
avait fait envelopper plus ou moins artificieusement une attaque
contre les tendances de certains partis du Reichstag, a dû donner
sa démission. On a ajouté que cette démission ne serait pas la seule,
qu'elle en entraînerait une autre, par quoi, une troisième fois depuis
191-4, s'ouvrirait en Allemagne une vacance de la Chancellerie. Ce
REVUE. — CURONIQUE. 237
sont des signes certains qui dénoncent hautement le malaise. Encore
ne veut-on relever par prudence que ce qui se voit; mais il y a bien
pis, on le sent. Tout n'est pas fureur de théâtre dans les querelles
du partide la « Patrie allemande « et de la majorité du Reichstag; les
lignes du vieil Hindenburg ne sont pas toutes en territoire étranger;
tous les communiqués de Ludendorff ne sont pas pour le dehors, ni
toutes les torpilles de M. de Tirpitz pour les bâtimens de commerce
ennemis et neutres. L'Allemagne politique vacille, plus encore que
l'Allemagne militaire.
Mais, il faut franchement le recoimaître : poUtiquemenl, c'est-à-
dire dans les conditions de la vie politique intérieure de chacun
des États qui la composent, l'Entente n'est guère mieux partagée.
L'Angleterre a eu ses secousses. L'Italie est au bord de la crise. Les
symptômes, depuis- cet été, en étaient de plus en plus abondans et de
plus en plus aigus. On avait eu, le l"2 août, la circulaire adressée aux
maires socialistes, par M. Costantino Lazzari, secrétaire du parti, ce
Lazzari que quelqu'un a plaisamment baptisé, à cette occasion : //
Segretario non fioreniino, et qui, pour le rappeler en passant, aurait
assisté à l'une des réunions de notre parti sociahste, à nous, lors des
palabres tenues quand fut défait le cabinet Ribot. Ladite circulaire
contenait, entre autres beautés, cette phrase monumentale : « Tu
connais, écrivait à chacun des « chers camarades maires, » avec le
tutoiement civique, le citoyen Costantino Lazzari, tu connais la réso-
lution exprimée à la Chambre par les camarades députés contre un
troisième hiver de guei-re. Un parti comme le nôtre doit, avec hon-
neur et fermeté, maintenir foi à la parole donnée. Les communes
sont, sans conteste, un moyen politique très puissant par l'influence
directe qu'elles ont sur les populations ; eh ! bien, celles qui ont été
conquises par nous doivent toutes servir, dans un acte concordant et
solidaire de protestation et de résistance, à faire triompher notre
thèse; avant Vhiver, la paix. » Le 25 septembre, M. Lazzari réitérait
sa démarche, qui n'avait pas donné tout l'effet attendu, et, le 26, la
direction du parti socialiste, que harcelaient, de Rome, de Milan et
de Parme, les manifestations, hostiles de l'opinion, déchaînée par la
publication du document, en prenait avec lui la responsabilité.
A Turin se produisait, à propos ou sous prétexte d'un manque de
vivres, une échauffourée qui touchait à l'émeute.
Ces agitations se répercutaient vivement sur le miheu parle-
mentaire. Et, tandis que, d'un côté, du côté des « interventistes, »
on blâmait la mollesse du ministre de l'Intérieur, M. Orlando,
238 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'autre, les a neulralisles impénitens, » les « faiseurs de combinai-
sons, » les « fatigués, » marchaient à leur pas, qui est plus discret et
plus lent, derrière les socialistes. Ils formaient le groupe dit des
45, bien qu'il n'eût d'abord, par le retrait de la signature de
M. Sandrini, que 4^4 membres, puis 47 par trois nouvelles recrues,
et qu'enfin il se vantât de dépasser la soixantaine. Groupe mixte,
ondoyant et divers, surnommé, du nom d'un de ses fondateurs, par
un jeu de mots trop tentant : groupe Speranza; mais à base giolit-
tienne, avec le propre gendre deM. Giolitti, M. Chiaraviglio. La ren-
trée se faisant dans ces dispositions, le ministère Boselli ne pouvait
esquiver l'attaque. Une apostrophe de M. Bissolati au député
Grosso-Campana, à tort ou à raison soupçonné d'avoir mis la
main dans les troubles, la déclaration simple et nette que, le cas
échéant, il l'aurait fait fusiller, déclaration reprise à son compte
par M. Orlando, contre toutes les données de sa psychologie,
mais aux applaudissemens des trois quarts de la Chambre, a
condensé et précipité le débat. Deux grands discours, sur des sujets
et des tons différens, mais d'une même inspiration et dans une même
direction, ont été prononcés, avec un succès inégal, par M. Canepa
etM. Nitti.Qaelle que soit la solution, il est clair que l'Italie ne veut
avoir, ne peut avoir et ne supportera qu'un gouvernement pour la
guerre et non un gouvernement pour la paix, un gouvernement
renforcé et guéri de sa facchezza, seul reproche qu'on ait pu faire à
celui de l'excellent et éminentM. Boselli.
Étant entrée dans la guerre comme elle y est entrée, ayant rompu
ses anciennes alliances pour se rejeter où l'appelaient impérieuse-
ment son passé, son avenir, ses traditions, son idéal, son génie,
il est impossible à l'Italie, plus qu'à n'importe quelle Puissance, de
sortir de la guerre autrement que par la victoire, car, autrement, c'est
elle qui ferait la pire chute et connaîtrait le pire destin. Qui sera-ce ?
M. Boselli survivant, M. Nitti, triomphateur d'hier, M. Orlando ré-
habilité ?Tant que M. Sonnino restera, ce sera M. Sonnino. On peut
juger maintenant de la faute commise en ne soutenant pas suffisam.-
ment le ministère Salandra. La perpétuité de M. Sonnino à la Con-
sulta en a atténué les conséquences. Pourvu qu'il y demeure, il est
secondaire qu'il soit ou ne soit pas président du Conseil, et s'il ne
l'est pas, peu importe qui le sera. Parmi les hommes poUtiques de
son pays, M. Sonnino a toujours fait, et il ferait, parmi les hommes
politiques de tout pays, une figure originale. Il n'a jamais désiré d'être
à une place, n'a Jamais accepté que d'être à sa place. Lui aux
REVUE. CHRONIQUE. 239
Affaires étrangères, pour l'Entente, le gouvernement italien, c'est lui.
En Russie, le cabinet de coalition, formé par M. Kerensky, — six
socialistes, neuf bourgeois libéraux ou radicaux, deux militaires, —
vient de se présenter devant le u Pré-Parlement, » ou « Conseil provi-
soire de la République russe. » Sur le titre légal de ce Pré-Parlement,
ses droits, ses pouvoirs, sa composition même, il y aurait beaucoup à
dire. Mais M. Kerensky tout le premier, et le Pré-Parlement avec lui, ne
nourrissent là-dessus aucune illusion. Il s'agit simplement de gagner,
comme on le pourra, les élections à la Constituante. Ce qu'il faut du
moins indiquer, c'est que le gouvernement s'est trouvé sans délai en
butte à l'obstruction aveugle et sourde, mais hurlante, des « maxima-
listes. » M. Trotsky est sorti, suivi de sa bande, avec des invectives et
des défis. Notons, à ce propos, que M. Trotsky s'appelle, à l'état-civil,
Bronstein, et qu'il est l'un des séides de Lénine, qui s'appelle Zeder-
blum. A ce propos encore, exprimons le vœu, si les délégués régu-
lièrement investis du gouvernement pro^dsoire doivent être accom-
pagnés, à la prochaine conférence interalhée, d'un « représentant
des élémens démocratiques, » ce représentant vienne à visage décou-
vert, sous le nom de son père, et non sous un pseudonyme; que
Feldmann ne se travestisse pas en Tchernoff, Nahimkes en Stekloff,
Apfelbaum en Zinovieff, Rosenfeld en Kameneff, Furstenberg en
Ganetzky, etc. La moindre des précautions que les Alliés puissent
prendre, avant d'étaler leurs secrets, est de savoir exactement à qui
ils ont affaire.
En France, nous avons côtoyé la crise; mais nous l'avons évitée,
ou elle paraît différée, • — pour combien de jours? Tout s'est borné
au départ de M. Ribot^ remplacé par M. Barthou, à qui son intelli-
gence prompte et souple permettra d'abréger son apprentissage. La
démission collective du ministère entre les mains du président du
Conseil, dont la démission personnelle était refusée, n'a été, au
résultat, qu'un simulacre. Pour faire tomber un seul portefeuille, on
a fait semblant d'en rendre vingt-neuf. L'origine même de cet
imbrogho médiocre doit demeurer mystérieuse. L'intérêt national
ordonne de la taire. M. Ribot s'en va, salué par tous ceux qui ont
pu mesurer ou peser ce qu'il avait apporté, dans le Conseil, de savoir
et d'expérience et ce qu'il en emporte. Il se peut que, du fait de tel
ou tel, une erreur ait été commise, mais on ne corrige pas une
erreur en y ajoutant une faute. Quoi qu'il en soit, nous avons encore
un ministère : nous voudrions être aussi sûrs d'avoir enfin un gou-
vernement.
2i0 REVUE DES DEUX MONDES.
Les neutres ne sont pas plus tranquilles. Une crise se prépare en
Espagne, il y en a un symptôme dans la retraite du maréchal Primo
de Rivera. Peut-être, si elle n'avorte pas, son développement et sa
conclusion nous réserveront-ils des surprises. La Suède, en atten-
dant, a résolu la sienne d'une façon qui n'est point banale. Le profes-
seur Eden, chargé de constituer un Cabinet, l'a composé de libéraux
et de socialistes, mais là n'est pas la nouveauté. Ce qui est neuf, et
ce qui est beau, c'est qu'il n'ait pas craint de mettre à la Marine un
lieutenant de vaisseau, à l'Instruction publique un maître d'école, à
l'Agriculture un agriculteur, à la Justice un avocat, à l'Intérieur un
préfet, aux Affaires étrangères un membre de la Cour de La Haye.
Le ministre de la Guerre, il est vrai, est un négociant ; mais, pour
la Suède, au centre des hostilités, le commerce n'est-il pas une
forme de la guerre ?
Le trait distinctif de tous ces embarras politiques ou parlemen-
taires des Empires du Centre, des États de l'Entente et des pays
neutres, c'est le rôle qu'y jouent, sur la scène ou dans la coulisse, les
diverses fractions du parti socialiste. Il est sous notre crise à nous,
dans la crise russe, dans la crise allemande, dans la crise espagnole,
dans la crise suédoise. Il se manifeste, s'entretient, se grossit, par
son action, sa propagande, ses congrès nationaux, Bordeaux, Wiirz-
bourg, ses conférences ou ses projets de conférences internationales,
Berne, Stockholm; par son ubiquité, son indiscrétion, sa ténacité, son
audace. Il pose pour aujourd'hui, et plus encore pour demain, le plus
redoutable des problèmes. En vain cherche-t-on, en face de lui, des
transitions, des transactions. On ne fait pas au socialisme sa part :
dès qu'il pénètre dans le gouvernement, il l'a bientôt envahi tout
entier.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Doumig.
LA FLAMME
QUI NE DOIT PAS S'ÉTEINDRE
I
LA RACE DE FRANCE
La société a des intérêts communs, et chaque homme ses
intérêts particuliers. Faire aux uns et aux autres leur juste
place est difficile, parce qu'ils n'inspirent pas une sollicitude
égale à l'homme, leur arbitre. Pour s'attacher à son propre
avantage, même minuscule et éphémère, il suffit d'être égoïste,
et qui ne l'est pas? Pour embrasser l'avantage public et per-
manent de la société, il faut sortir de soi, et combien en sont
capables? L'intérêt général ne touche que les plus désinté-
ressés et les plus perspicaces, c'est-à-dire les plus rares des
hommes; l'intérêt individuel passionne la foule à qui manquent
l'impartialité et la prévoyance.
Comme l'utilité générale ne peut être servie que par la
collaboration des particuliers, et qu'ils ne la peuvent servir
sinon par certains renoncemens à leur autonomie, l'homme,
prévenu contre ces sacrifices, est tenté de croire ennemis l'in-
térêt public et l'intérêt individuel, et, se préférant, de refuser
tout sacrifice à la cause sociale. Or, plus celle-ci est méconnue,
plus s'appauvrissent les forces protectrices de l'ordre nécessaire
à tous, et, quand la société reste sans défense, les intérêts
généraux entraînent dans leur ruine les intérêts particuliers.
TOME XLII, — 1917. 16
242 BEVXJE DES DEUX MONDES.)
Alors apparaît, trop tard, qu'au lieu d'être adverses ils étaient
solidaires et qu'il eût fallu, pour protéger ceux-ci, protéger
ceux-là.
Telles sont les évidences que mettent en lumière les destins
successifs de la famille française. Elle a été l'orgueil, elle est
aujourd'hui l'anxiété de la France. Constituée d'abord pour
défendre la puissance de la race, puis transformée pour accroître
la liberté de l'homme, elle est devenue la victime du conflit
entre l'intérêt général et l'intérêt individuel.
I
L'histoire de notre race fut longtemps Thistoire d'une
ascension. Depuis la ruine de l'ancienne Rome et durant tout
le moyen âge, parmi les multitudes aux groupes divisés et à la
grandeur en gestation, la France s'élève de siècle en siècle,
sans rencontrer d'égaux. Déjà formée en un tout et massive,
elle domine l'Europe qui seule alors compte dans le monde :
l'Europe où l'Espagne, tournée vers les Maures, n'agit pas
encore, où l'Italie et les Flandres entretiennent avec les profits
de leur commerce les discordes de leurs cités, où l'anarchie
allemande n'obéit pas à l'Autriche et ne prévoit pas même la
Prusse, où la Russie contenue par la Pologne n'a pas pénétré.
Les rivaux ne commencent pour nous qu'après la Renaissance :
peu à peu les régions éparses et qui cherchaient leur centre se
forment en Etats et gagnent leur taille par les poussées habi-
tuelles à l'âge de croissance, tandis que la France continue de
grandir avec le progrès ralenti de sa maturité toujours jeune.
Entre eux et elle, grâce à l'avance qu'elle avait prise, l'écart
subsiste, qui insensiblement diminuera (1). Au xvi® siècle, la
race française est, par le nombre, presque la moitié de l'Eu-
rope. La France de Louis XIV est le tiers, celle de 1789 le
quart; mais aucun des autres peuples n'a autant de nationaux
qu'elle. Après les guerres de la Révolution et de l'Empire, non
seulement elle est réduite au cinquième du monde européen,
mais les Russes et les Allemands ont conquis la primauté du
Jl) Siméoa Luce, dans VHisloire de Beriravd du Guesclln et de soti époque, a
écrit : »- 11 est maintenant liors de doute que la population de la France, avant
la guerre de Cent Ans, égalait au moins, si elle ne dépassait un peu sur certains
points, celle de la Fiance actuelle. »
LÀ FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 243
nombre. Durant le xix* siècle, le renversement de la hiérarchie
se continue au profit d'autres races qui, non seulement en Europe,
mais dans l'univers, continuent à grandir plus que nous, et,
au XX' siècle, la Russie avec 130 millions d'habitans, les Etats-
Unis avec 100, l'Allemagne avec 70, le Japon avec 52, l'Autriche
avec 48, l'Angleterre avec 44 devancent la France qui, avec 39,
est passée du premier rang au septième. Encore n'est-ce que le
début d'un déclin que les années précipitent. Déjà onze fois,
à intervalles de plus en plus proches, les décès en France ont
été plus nombreux que les naissances. Rien ne croît plus que
la stérilité des familles.
Sous François P'',au moment où l'on commença de constater
un affaiblissement de la vigueur anccstrale, on comptait en
moyenne sept enfans par famille. Sous Louis XIV, il n'y en a
plus que cinq; en 1789, quatre ; en 1870, trois; en 1914, deux.
Deux enfans par famille, voilà pour une race le nombre de
décadence. Il suffirait tout juste à maintenir stationnaire la
population, et chaque couple serait remplacé par deux êtres
qui prendraient sa place, pourvu que tous survécussent et se
mariassent à leur tour. Mais chaque génération a ses jeunes
rebelles à la vie et ses réfraclaires au mariage. Le célibat, voca-
tion faite surtout par la fantaisie du caractère et du cœur, état
le plus rebelle au mesurage et aux moyennes, a pourtant été
saisi par la statistique comme un phénomène constant : il
recrute du neuvième au sixième de chaque génération. Si le
neuvième ou le sixième des adultes s'abstient de perpétuer la
race, tout le vide ouvert par la mort ne sera pas comblé par
les deux enfans qui, à chaque foyer, prennent la place de leur
père et de leur mère. L'amoindrissement de la race est donc
inévitable et progressif.
Certains, qui mettent leur courage à ne s'inquiéter jamais
de rien, s'accommodent de cet amoindrissement comme s'il
marquait non une maladie, mais simplement une date dans
notre existence. Un âge viendrait pour les races où elles n'ont
plus besoin de grandir pour se conserver, et elles auraient la
preuve qu'elles sont parvenues à la plénitude de la force
quand l'accroissement du nombre se ralentit. C'est, il est vrai,
une règle de nature que les populations sorties de l'adolescence
progressent d'une marche plus lente. Mais tant qu'elles sont
dans leur maturité vigoureuse, elles ne restent jamais sur
244 REVUE DES DEUX MONDES.,
place, et la marque de leur santé est précisément que le croit
total de la race compense encore, et au delà, le déclin de la
fécondité dans chaque foyer. Dans toutes, si paresseusement
qu'elles retardent sur leur ancienne ardeur d'enfanter, la popu-
lation augmente. Leur force vive est le nombre annuel des
naissances, déduction faite des décès, et voici les chiffres. La
Russie s'accroît par an d'à peu près 4S00 000 et-»perd 2700 009;
l'Allemagne gagne 2000 000 et perd 1 100000; l'Autriche gagne
nOOOOO et perd 1100000; l'Angleterre gagne 900000 et perd
450 000; l'Italie gagne 1000 000, et perd 650 000; la France
gagne 750000 mais perd presque autant, parfois un peu plus.
L'excès des naissances sur les décès ajoute chaque année plus
d'un million d'hommes à la Russie, plus de 900000 à l'Alle-
magne, plus de 500 000 à l'Autriche, plus de 400 000 à l'Angle-
terre, 350 000 à l'Italie. Nos excédens étaient de 30 000, de
20 000 avant qu'ils disparussent. Si nous ne sommes pas tombés
plus bas, c'est que chez nous l'on meurt peu. Longtemps les
médecins, comme s'ils désespéraient des naissances, ont con-
centré leurs efforts sur la durée de la vie, et dans la masse
des Français la proportion des vieillards augmente. Pour les
autres peuples, se conserver, c'est poursuivre d'une allure plus
lente la route par laquelle on s'élève. Nous seuls, après une
halte devenue pour nous le sommet, avons rebroussé chemin
pour redescendre. Chaque mouvement d'eux et de nous aug-
mente la différence de nos altitudes et de nos destinées : ils
continuent à monter vers la vie, nous enfonçons dans les ave-
nues de la mort.
La mort elle-même a ses résignés. Ils ne s'étonnent pas
qu'après un si long et si grand passé la France soit au bout de
son avenir; ils ne se sentent pas coupables que sa vieillesse
n'enfante plus. Ils se soumettent à leur sort comme à la néces-
sité invincible. Mais prétendre que, pour les peuples comme
pour les hommes, la vieillesse soit le commencement fatal de la
fin est un sophisme encore. Oui, les jours de chaque homme
sont comptés, de quelque manière qu'il les emploie, et, s'il les
abrège quelquefois par sa faute, ses vertus ne prolongent pas
les délais de son passage sur la terre. Mais autres sont les lois
qui mesurent le temps aux nations. La mort n'est pas naturelle
aux sociétés comme elle l'est aux hommes qui les composent.
Aucun terme n'est lixé d'avance à la vie des races, et rien n'est
LA FLAMiME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 245
plus inégal que leur dure'e. Los unes achèvent en peu de temps
leur destin, les autres se perpétuent sans vieillir. J^es malveil-
lances de la nature ne sont mortelles qu'aux individus : nulle
convulsion du sol, nulle peste, nul fléau ne s'étendent assez
pour anéantir les peuples. Ceux qui périssent reçoivent le
coup mortel d'une main humaine, soit qu'ils disparaissent
dans des guerres d'extermination comme la barbarie les connut
et comme la civilisation les a parfois renouvelées, soit qu'eux-
mêmes détruisent en eux, par des vices devenus à la longue des
poisons, l'aptitude à vivre. Les sociétés ne sont pas faites pour
mourir : on les assassine ou elles se tuent, et dans leur fin il y
a toujours un crime. Cette loi de responsabilité apparait dans
le sort des races qui, avant le contact de la civilisation, vécurent
paisibles en Amérique et heureuses dans la Polynésie. Les
unes ont été anéanties par une férocité plus forte que leur cou-
rage, les autres ont reçu d'une inimitié moins hâtive, mais non
moins atroce, jes vices que leur sauvagerie n'apas su repousser :
c'est d'eux qu'elles meurent.
Rien ne ressemble moins à ces lamentables restes que la
France. Mais les décadences aussi ont leur jeunesse qui se
duperait à faire la dédaigneuse en face des dégradations plus
avancées. Les mêmes vices qui ont épuisé les races agonisantes
menacent et déjà contaminent les races les plus fières d'elles-
mêmes. Médecins, moralistes, hommes de science et hommes
d'Etat dénoncent par un témoignage unanime comme les fléaux
les plus redoutables pour l'avenir du genre humain, une trinité
empoisonneuse. La pratique des voluptés sexuelles multiplie les
contagions que la vieille morale appelait très justement les
maladies honteuses : rien de plus commun que les contracter,
rien de plus lent que les guérir, rien de plus incertain que leur
cure. Elles sont des causes durables de stérilité, et quand elles
transmettent la vie, elles la corrompent; c'est d'elles que
meurent tant d'enfans en bas âge, par elles qu'il y a tant
d'aveugles, de paralysés, d'incomplets, et que se propagent les
plus incurables, les plus répugnantes et les pires dégradations
de l'espèce. L'ivrognerie, très ancienne compagne de l'homme,
et jusqu'à nos jours compagne plus humiliante que funeste,
s'est changée en un vice tout nouveau depuis que l'alcool,
extrait de tout plus que du vin, est devenu le liquide préféré
des buveurs. Or si le vin, même à dose forte, est tonique, l'alcool,
246 REVUE DES DEUX MONDES.,
même à faible dose, est vénéneux, il entraîne la diminution de
la volonté et de l'intelligence, et parmi les tares transmissibles,
la démence, la fureur épileptique et la paralysie générale. Enfin
la débauche et l'ivresse fraternisent, s'excitent l'une l'autre,
accumulent leurs dommages sur l'être perverti par elles et
livrent son corps déchu au mal qu'on pourrait appeler le mal
des démocraties: car dans les sociétés où presque tous doivent
gagner leur vie, et l'user pour la gagner, l'anémie livre les
organes du pauvre à la pire envahisseuse, à la destructrice uni-
verselle : la tuberculose. Quand aux excès du labeur s'ajoutent
ceux du boire et de la volupté, il faut désespérer de la santé
générale. Les chefs de la science médicale proclament que
« l'implacable continuité du mal fait la tuberculose autrement
meurtrière que les fléaux historiques : la peste, le choléra, les
inondations, les tremblemens de terre (1). »
Si cette contamination n'épargne aucun des peuples modernes,
sa triple malignité a atteint particulièrement la France. Les
excès alcooliques étaient comme préparés à notre pays par
l'abondance et la qualité de ses vignobles et la coutume de
s'abreuver à grands coups aux vins nationaux, et, hier encore,
il se buvait plus d'absinthe dans la France seule que dans le
monde entier. L'avarie menaçait une race au tempérament sen-
suel, et aujourd'hui les professeurs de médecine ne dissimulent
pas les ravages du mal (2). Enfin la France a été le pays où la
tuberculose allait multipliant le plus les victimes.
Mais si ces trois fléaux préparent une génération qui, afi'ai-
blie par leurs malfaisances héréditaires, n'aura plus la force
d'enfanter, ils sont lents à produire cette déchéance suprême.
Aucun d'eux n'entraîne comme suite immédiate la stérilité.
Leur plus redoutable mal est au contraire de transmettre leurs
tares. Les nations les plus contaminées par l'avarie comptent
parmi les plus prolifiques; l'ivresse, la tuberculose, au lieu
d'amortir les instincts sexuels, les rendent plus vifs. La compa-
raison entre les autres races et la nôtre prouve que la France
n'est pas le pays où l'avarie sévit le plus; la comparaison avec
(1) « Nefauche-t-elle pas sur le globe annuellement, plus de 2 000 000 de vies
humaines ?» — (Le professeur Landouzy, en avril 1912, au Congrès internationa'
de Rome contre la tuberculose.)
(2) Quinze pour cent, suivant les uns, vingt pour cent, suivant les autres,
soit un individu sur cinq à si.^. — Voir Emile Duclaux, U Hygiène sociale, p. 233.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 247
nous-mêmes établit que, si nous e'tions au début du xx*" siècle
la nation la plus malade des deux autres poisons, les mesures
d'hygiène très timidement entreprises depuis une vingtaine
d'années ont enrayé les progrès de la tuberculose (i); la prohi-
bition de l'absinthe a, depuis la guerre, coupé court à l'ivresse
la plus dangereuse. En résumé, si les trois fléaux que l'on
s'accorde à considérer comme les plus menaçans pour le genre
humain étaient des destructeurs immédiats de population, notre
race serait plus forte qu'eux, puisqu'elle maintient encore à peu
près le chiffre de sa natalité? et s'ils conduisent à la stérilité
quand une longue transmission les a rendus incurables, notre
race encore n'est pas leur victime définitive, car il a suffi qu'elle
commençât, et combien peu, la lutte contre eux pour ralentir
leur progrès; elle est donc capable de les vaincre. Chez nous
leur contagion menace plus la qualité que la quantité des
naissances.
Or, c'est la quantité qui diminue.
Diminue-t-elle par épuisement de la force, génératrice dans
notre race? La race française n'existe pas seulement en France.
Au Canada vivent les descendans des 62 000 Français qui y
restèrent quand en 1763 notre domaine nous fut enlevé. Or au
Canada les familles d'origine française continuent à avoir en
moyenne de dix à douze enfans; et dans les familles d'origine
anglaise sept à huit. En Afrique, des colons français, en Alsace-
Lorraine les habitans d'origine française ont des foyers féconds.
En France même, les ménages sont fort inégalement proli-
fiques : il y a des régions où la rareté des enfans est devenue
contagieuse; il y a des régions dans lesquelles les anciennes
mœurs maintiennent la vieille abondance. Et si l'on met en
parallèle les diverses races, on constate que les foyers excep-
tionnels de vingt à vingt-cinq enfans sont surtout des foyers
français.
La majorité de la race éprouve-t-elle en France pour le
mariage cette satiété jadis mortelle à la Grèce et à Rome? Là,
quand la licence des mœurs eut détruit la société conjugale,
celle-ci, réduite à une rencontre éphémère où chacun des époux
se réservait la séparation des patrimoines, des intérêts, des com-
(1) « Sous l'influence de la chasse qui lui est faite, la tuberculose domine en
Angleterre et en Allemagne, tandis qu'elle reste stationnaire chez nous. » Id.,
p. 16o.
â48 tîEVUE DES DEUX MO.NDGS.,
pagnies, des amours, et se reprenait par le divorce, inspira
autant de dégoût qu'autrefois de ferveur, et, dans l'État où tout
déclinait, l'institution la plus impopulaire devint le mariage. II
parut plus simple d'éviter une condition où l'on n'entrait que
pour en sortir, et le célibat l'emporta. Les célibataires, s'ils ne
représentent plus seulement ce qu'il faut d'indépendance aux.
aptitudes et aux inaptitudes d'exception, sont les plus dange-
reux adversaires de la vie, même si leur renoncement n'est
pas une abstinence. Le mariage seul crée l'honneur, le rang,
la stabilité de la famille : à son foyer seul les enfans trouvent
les soins dont leur corps et leur àme ont besoin. Partout le
concubinat est plus avare d'enfans et ses enfans meurent davan-
tage (1). Les célibataires de la décadence grecque et romaine
étaient assez dissolus pour repeupler leur patrie, si la volupté
suffisait : ils ont laissé la terre vide. Mais ils n'ont pas cette
malfaisance dans le monde moderne, et, réduits tout au plus
au sixième de la population, ils sont assez nombreux pour dimi-
nuer sa moralité, pas assez pour compromettre son existence.;
Le nombre des mariages dépasse dans notre pays 300000 par
an. Si l'on tient compte de la population dans les divers pays,
nous tenons un rang moyen parmi les peuples, et le nombre
des mariages, loin de baisser, aurait plutôt tendance à monter.:
Les mariages sont-ils trop tardifs en France? Trop précoces,
lés unions épuisent dans les époux trop jeunes la sève féconde;
trop ajournées, elles ne donnent à la formation de la famille
que des ardeurs refroidies. La femme de dix-huit à vingt ans,
l'homme de vingt et un à vingt-quatre parviennent à la pléni-
tude de l'aptitude conjugale, qui va diminuant ensuite. Il semble
qu'en France le mariage soit tardif, surtout pour les hommes.i
Mais cette apparence tient à ce que les gens les plus observés
sont les gens en vue : ceux qui reculent le moment du mariage
sont ceux des carrières les plus publiques, les libérales. Pour
eux, l'ignorance de l'avenir se prolonge et rend difficile leur éta-
blissement. Mais plus nombreux sont les obscurs à qui les
chances restreintes de leur métier laissent moins d'incertitudes.
Grâce à eux, l'âge moyen des mariages ne dépasse pas en
(1) Durant la période lie 1900 à 1904, la Franco a perdu, sur 1 000 enfans,
71,7 illégitimes et 44,7 légitimes, morts au moment de la naissance, et, dans
l'année de la naissance, 24U enfans naturels et 129 légitimes (Statistique interna-
tionale 1907).
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE.; 249
France un peu plus de vingt-sept ans pour les hommes et de
vingt-trois ans pour les femmes. Ce n'est pas assez pour que le
couple français apporte à son œuvre familiale les prémices de
la plus productive saison, mais c'est assez pour qu'il ait encore
le temps de fructifier.
Si notre race n'est inférieure à aucune pour les dons de
nature, si sa vigueur n'a pas disparu dans un épuisement héré-
ditaire, si ses mariages sont demeurés fréquens, leur stérilité
ne tient pas à ce que les époux ne peuvent pas avoir des enfans.
Elle tient donc à ce qu'ils ne veulent pas en avoir. Il y a long-
temps qu'Auguste Comte a dit : « La maladie de la société est
regardée comme physique, tandis qu'elle est morale. » C'est le
refus des époux qui fait obstacle au vœu de la nature. C'est
l'avarice de l'homme qui rend vaine la libéralité de la race.
II
Quand cette avarice a-t-elle commencé? Pourquoi s'est-
ellc accrue?
Dès l'origine, la famille française atteignit l'apogée de sa
vigueur. Jusqu'à la lin du moyen âge, sans intermittence ni
effort, notre vie coula comme de source; et c'est la plus haute
des sources, en effet, qui entretenait cette abondance. Notre
ancienne société ne se fiait guère aux incertitudes et aux
inconstances de la raison humaine, elle avait besoin de ratta-
cher tout ce qui est essentiel à la volonté d'un pouvoir surhu-
main. Une foi alors universelle considère comme de prescrip-
tion et de sagesse divines que le mariage soit une" communauté
indissoluble entre un aeul homme et une seule femme, qu'il
ait pour but principal la perpétuité de l'espèce, et que les époux
doivent à l'abondance de leur famille toute leur énergie
créatrice, sans s'inquiéter des charges : car l'enfantement
s'impose à eux comme le devoir immédiat, les suites de ce
devoir appartiennent à l'avenir, qui appartient à la Providence,
et elle a promis son aide à ceux qui lui obéissent.
Pour justifier ses commandemens, la Providence révélait à
ses créatures leur destinée. L'homme n'est pas un solitaire
fait i)0ur se suffire, mais un compagnon fait pour vivre parmi
des êtres ses semblables, et avec lesquels il forme une société.
'Celte sociéi-é est aussi un, être vivant et qui dure par la succès-
25^ REVUE DES DEUX MONDES.
sion de ses hôtes passagers. La société et l'homme ont besoin
l'un de l'autre, ont l'un et l'autre des droits, ces droits se me-
surent h l'importance de l'un et de l'autre, et cette proportion
fait de l'homme le serviteur de la société.
Ce qu'il lui doit d'abord, c'est de la perpétuer. Il a été associé
à l'œuvre de la création par le don qu'il possède d'enfanter,
à l'homme et à la femme, qui ont reçu en commun cette
puissance, de s'unir pour l'exercer. Durer n'est pas le seul
besoin de la société : les souffrances qui, sous toutes les formes,
en frappant les vivans, la blessent elle-même, doivent être gué-
ries par la bonté et par la science; à la vie sociale il faut aussi
la consolation de la beauté, certains sont aptes k répandre ce
soulagement par les générosités de l'art et du génie ; la société
surtout a besoin de connaître les lois de sa vie et de son avenir,
certains sont dignes de lui apporter le présent souverain, la
vérité. L'obligation d'être utile est commune à tous, les moyens
d'être utile sont divers, particu'Iiers à chacun. Ceux qui donnent
leurs soins aux épreuves des autres, leur zèle à l'accroissement
des nobles joies et leur existence à la révélation des principes
sauveurs exercent une générosité plus grande que celle où les
époux enferment leur sollicitude domestique. Si donc, pour
mieux accomplir leur œuvre plus universelle, les serviteurs de
tous ont besoin de ne pas se clore en un seul foyer, l'un de leurs
devoirs les dispense de l'autre. Ainsi le célibat a son rôle comme
le genre d'existence qui rend complète l'offrande à de grandes
causes. Mais pour la masse des êtres qui n'ont pas ces dispenses
d'exception, le précepte divin est de se consacrer à l'œuvre sociale
qui exige le plus d'ouvriers, c'est-à-dire de continuer l'espèce
humaine. Et tous les actes par lesquels l'homme se sacrifie en
ce monde, multiplient les mérites dont la récompense est une
vie future, heureuse et sans fin.
La crainte filiale du Père commun fut la plus ancienne,
la plus impérieuse, la plus constante des forces qui rendirent
infatigablement pères nos ancêtres. La race de France fut le
chef-d'œuvre de la morale chrétienne. Toute cette morale éta-
blissait comme la loi de la vie présente la subordination des
intérêts particuliers aux intérêts généraux. Complice de cette
doctrine, l'histoire a montré notre race d'autant plus surabon-
dante et irrésistible qu'elle ne travaillait pas pom* elle seule, et
d'autant plus amoindrie et inefficace qu'en elle chacun s'est
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTÉINDRÉ. 251
plus restreint au culte du moi. Si bien que dans les changemens
de notre destin séculaire se poursuit l'unité d'une leçon.
Quand la France naissante domine les autres peuples par le
nombre et la volonté, elle cherche dans les ruines du monde
antique les fondeinens d'un monde nouveau. Quand elle
assemble par la conquête les diverses nations qui divisaient la
Gaule, ce n'est pas seulement pour prendre du territoire,
des esclaves et l'hégémonie, elle travaille à l'ordre, l'ordre
des âmes par l'union de la foi. Faute de cette sollicitude édu-
catrice, qui eût fait les vaincus semblables les uns aux autres
et tous au vainqueur, la civilisation romaine avait perpétué la
barbarie; par cette sollicitude édu^atrice, la barbarie franque
était déjà la civilisation. Cette civilisation a seulement com-
mencé son œuvre lorsque les Gaules forment un seul Etat. Par
cet effort les Mérovingiens ont forgé la force que les Carolin-
giens emploient à étendre en Europe, sur les peuples divers
d'origine, la communauté d'une vie publique et privée. Cette
communauté est le Saint-Empire, union de la puissance spiri-
tuelle qui appartient au Pape et de la puissance temporelle qui
appartient à Charlemagne. C'est cette communauté politique et
morale que l'empereur franc protège contre la ténacité des
Saxons, contre les audaces des Normands qui gardent au paga-
nisme l'asile de leurs forêts ou de leurs îles, et contre l'invasion
des Musulmans qui, de l'Arabie à l'Afrique, à l'Italie, à l'Espa-
gne, s'avancent pour imposer à la société chrétienne la
déchéance de leurs doctrines et de leurs mœurs. La lutte contre
l'ennemi public, l'Islam, est la vaste pensée des Capétiens. Ce
sont eux qui ont le moins à craindre de lui dans leur royaume,
mais il leur est insupportable que le Tombeau du Christ appar-
tienne aux sectateurs de Mahomet; que le sol, les foyers, la
liberté, la croyance des races chrétiennes soient perdus et
détruits; ils se sentent les défenseurs obligés de la vie morale
que la force menace. C'est par eux que sont commencées, sou-
tenues, poursuivies les Croisades, œuvre oij l'on retrouve
comme partout oîi agissent les hommes, les traces des passions
humaines, mais œuvre unique par la générosité et par la
tendresse fraternelle qui voua deux cents ans l'Europe chré-
tienne, comme à son intérêt suprême, au maintien de la civili-
sation commune.
Contre cet ordre chrétien la première révolte fut celle de
2S2 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ambition germanique, dès que le Saint-Empire appartint
aux princes allemands. Leur longue querelle contre les Souve-
rains Pontifes fut pour émanciper la force de toute dépendance
enveus le droit, et ils restaurèrent ainsi l'ordre païen où chaque
peuple n'avait pour juge de ses cupidités que lui seul. Dès que
la féodalité, bâtie sur le morcellement de la terre, ne s'élevait
plus au-dessus d'elle-même, pour trouver dans une tâche mo-
rale la paix et l'unité, elle devait choir et se dissoudre dans
les disputes du sol, et déchaîner la bête pillarde, lubrique
et homicide, que la guerre réveille si vite dans le combattant.
La discorde ne ravage pas seulement les territoires, elle com-
mence à envahir et chariger les intelligences, quand l'anti-
quité, ressuscitant de son tombeau avec des monumens d'une
sagesse et d'une beauté antérieures au christianisme, révéla
aux philosophes, aux légistes, aux politiques, aux poètes, aux
artistes, aux historiens, comme une puissance indépendante de
l'autorité divine, la raison humaine. Dès lors, cette raison
devenait la rivale immanente du pouvoir religieux, dût-elle,
en fait, se dissimuler quelque temps, par un respect d'habi-
tude, la logique du conflit. Les doctrines de l'Eglise blessaient,
outre les princes, beaucoup d'hommes, les hommes de la
pensée et les hommes de la chair. Aux uns elle imposait l'hu-
miliation du mystère, c'est-à-dire d'un pouvoir qui subordon-
nait la raison sans se justifier devant elle; aux autres elle impo-
sait la contrainte de la pénitence, c'est-à-dire d'une discipline
qui contredisait le constant attrait de notre nature vers le
plaisir. La Renaissance fut dans toute l'Europe un affaiblisse-
ment du catholicisme.
Il gardait pour patrons les chefs mêmes de la France, tant
que durèrent les Capétiens, héréditairement respectueux des
ordres donnés par l'Eglise à la conscience, tout occupés d'étendre
cet ordre à l'État et, par leur Etat, à la « république chré-
tienne, » propagateurs infatigables d'une vie commune, habiles
à accomplir de grandes besognes avec de petites gens, amis
de la simplicité dans les habitudes, préservés des corruptions
par les vertus du travail, passionnés à faire motte à motte
leur royaume comme un paysan son domaine, attentifs à la
fécondité de leur peuple comme le laboureur à la moisson de
sa terre, et constamment prodigues de cette force française à
des causes plus vastes que la France. Mais ils s'éteignirent et
LA FLAMME QUI NE DOTT PAS s'ÉTEINDRÉ^ 2.^3
laissèrent le trône à la race hautaine, sceptique, voluptueuse,
brillante et corruptrice des Valois. Eux jettent la France à
d'autres destine'es. Leur culte d'eux-mêmes rétrécit leur vision
du monde : ils n'ont plus l'àme universelle de leurs prédéces-
seurs, mais seulement nationale. Leur sollicitude ne s'étend
pas au delà du territoire qu'ils possèdent ou ambitionnent, et
leur France ne sert plus qu'elle-même. Avec eux, notre histoire
commence à préférer l'intérêt particulier à l'intérêt général,
car ils tiennent pour adversaires nés les Etats, croient que
le mal de l'un est le bien de l'autre et veulent se dresser sur
l'abaissement de tous. L'idée d'entretenir entre les race« la
communion de l'esprit est devenue étrangère à ces princes qui
s'allient contre les catholiques aux protestans et au Turc, cela
sans autre dessein que de grandir leur royaume, et eux par
leur royaume. Si brillante qu'ait élé à certaines he'ures cette
•politique, elle était par la portée, la conscience et les profits,
inférieure à la vocation première de la France, au dessein de
rendre sacrées les unes aux autres les races formées par une
même civilisation et de défendre par leurs forces uiiies contre
l'anarchie des races et des croyances inférieures cette « société
des nations » que l'on ose à peine espérer au lointain avenir,
comme le dernier progrès de la raison humaine, et qui fut,
pendant des siècles, la fille de la conscience française.
Or c'est au moment où la mission de la France se rétrécit
et s'abaisse que l'abondance de la race commence à faiblir.,
Le travail cesse d'être à l'ancienne taille de l'ouvrier.
L'unité partout se morcelle. C'est encore l'Allemagne qui donna
l'exemple des ruptures. Ailleurs il y avait eu la discordance
des particuliers, là il y eut la défection d'une race : ce pays des
princes avides se trouva celui des théologiens contentieux et
des prêtres sensuels, et par leur coalition la Renaissance engen-
dra la Réforme. L'unité de foi disparue, l'ancienne religion se
trouvait réduite, mutilée, même dans les pays où persistait le
catholicisme. La France, malgré l'audace des huguenots et les
oscillations du gouvernement, demeura catholique par la sta-
bilité de son génie traditionnel ; mais la Réforme s'était trouvée
assez répandue pour rendre, par la contagion de l'exemple,
les catholiques moins soumis à la doctrine qu'ils prétendaient
maintenir. Un goût nouveau de contention et de marchandage,
se substituant à l'ancienne docilité, réduisait la part de Dieu
254 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la vie de l'homme ; chacun, s'enhardissanl à l'inobservance
des pre'ceptes qui lui étaient plus incommodes, se faisait le
maître de sa loi par une Réforme moins collective, moins
publique, moins violente, mais destructrice de l'ancien ordre
dans le secret de chaque cœur. Le chancelier de l'Hôpital mar-
quait ce changement lorsqu'il disait à ses contemporains : « Je
me figure qu'il vous faudra un autre Décalogue, parce que celui
du Dieu vivant est trop rude pour vous, et contraire à vos
mœurs, à vos appétits, à vos sens naturels (1). »
Cependant cette lumière où s'évanouissait le devoir, si
déformatrice fùt-elle de la société, n'en caressa d'abord que les
sommets. La culture de la pensée et celle du plaisir n'étaient
familières qu'à deux élites, celle des lettrés et celle des sei-
gneurs et, même quand elles se mêlèrent en une seule, atti-
rées à la cour par l'aimant du pouvoir royal, les deux indé-
pendances ne réunissaient qu'un petit groupe de « libertins. »
Mais ni cette oligarchie quand elle cherche un bonheur nouveau,
ni les princes, quand ils favorisent cette émancipation de
l'esprit et de la chair, ne songent à changer la croyance qui tient
en paix les multitudes et le monde en stabilité.
Conformes à la doctrine religieuse, les lois humaines ont
fait de la famille la plus forte institution de l'Etat. Elle est
l'asile indestructible qui attend les siens, les assemble et leur
survit. Tantôt par le droit d'aînesse, tantôt par la liberté testa-
mentaire qui permet au père de choisir par une institution
d'héritiers « le soutien de la maison, » cette maison a, dans
l'intérêt des possesseurs passagers qui se succèdent sur le bien
permanent, un gardien unique. Il ne détient pas l'hoirie pour
en jouir seul, mais pour empêcher que, chacun emportant sa
motte et sa pierre, disparaissent et le logis où nul de ceux qui y
naquirent ne sera jamais un étranger, et le domaine dont ils
vivent tous s'ils s'emploient aie tenir en état. La famille groupe,
en petites sociétés et pour là vie, les cultivateurs qu'on appelle
d'un nom aujourd'hui devenu un terme de mépris et alors
donné comme une louange : « manans, » ceux qui restent. La
famille ressaisit, même hors du foyer paternel, les ouvriers
qui, arti^es de l'outil et non manœuvres de la machine, satis-
font, à l'aide des petits métiers et par petits ateliers, aux
^) Traité de la réformaMon de la justice, t. II, p. 39.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE.: 255
besoins de clientèles voisines. Elle se reconstitue pour ceux
qui habitent en u compagnons » sous le toit et partagent la
table du « maitre. » Elle a sa part dans le salaire calculé non
seulement sur la valeur mercantile de la tâche" fournie par
l'ouvrier, mais sur sa condition sociale, sur ses charges de
mari et de père. Elle est respectée par l'organisation du travail
qui tient la femme hors des métiers et, la laissant au foyer, lui
permet d'être épouse et mère. A tous ceux qui, par nécessité
ou choix, cherchent, hors de leur groupe originaire, leur
avenir, le chef de la famille doit aide : faible ou puissante,
l'influence de la parenté leur appartient et leur épargne, dans
leurs épreuves, au moins la détresse de la solitude et de
l'abandon. Les cadets de bonne lignée vont haut et loin sans
grand'peine; à son tour, leur importance accroît le tronc qui les
porte et duquel, branches parfois gourmandes, ils ne se déta-
chent pas. Chacun de ces arbres innombrables garde et étend
ainsi sa ramure sur le sol séculaire, et jamais il n'y eut sous le
ciel de plus magnilique forêt. Voilà ce que la France avait fait
de la famille et ce que la famille avait fait de la France.
Mais on se lasse de tout ce qui dure, et ce sont les plus
beaux arbres qui attirent le bûcheron. Le tranchant de la
controverse, après être venu à bout de l'unité religieuse, avait
continué à s'aiguiser sur les formules confessionnelles, les
contradictions des croyans avaient servi de preuves à l'incrédu-
lité, et le doute, après avoir atfronté Dieu, ne fut plus timide à
défier les gouvernemens. Au xvii° siècle, une cure de vertu dans
l'Eglise et le couronnement du pouvoir absolu dans l'Etat restau-
rèrent l'autorité. Maisi'elTort du clergé fut insuffisant, excessif
celui du prince, et le xviii^ siècle connut le dégoût d'obéir.
Contre toutes les institutions si longtemps intangibles, les griefs
s'accumulent, et tous se résument en un reproche universel, que
la société tienne pour ses intérêts généraux les intérêts collec-
tifs de corps particuliers, royauté, clergé, noblesse, bourgeoisie,
métiers, et qu'à ces collectivités soit partout sacrifié l'individu.
Tout n'était pas faux dans cette critique. Le roi, jadis le
premier serviteur de la France, s'en était fait le maitre impé-
rieux, la vigilance jalouse de l'orthodoxie tenait en laisse
courte la pensée, la hiérarchie des castes poussait à l'extrême
la diversité des conditions, le régime des métiers réduisait
l'indépendance du travail, les liens de la famille emprison-
2S6 REVUE DES DEUX M0NDE8.)
naient ses membres. Contre ces abus s'éleva une colère plus
grande qu'eux. La raison fît comparaître en suspectes les auto-
rités sociales qui régnaient sur l'obéissance de l'homme. Elle
mit sa revanche à le dégager des agrégats avec lesquels il faisait
corps, des blocs où il était pris. Il leur avait été subordonné
comme la partie au tout. Fausse appréciation, rétorquent les
réformateurs, elles ne sont pas de même nature. L'individu a
une vie antérieure à toutes les institutions sociales, elles ne
sont que les servantes révocables de l'individu. Chacun ne doit
tenir pour légitime que ce qui lui est bienfaisant, chacun est
donc le juge de l'ordre social. Dès lors, la vocation de l'homme
change. Pour l'homme perpétuellement subordonné, elle a été
le sacrifice; pour l'homme, enfin maître de son sort, elle va
devenir le bonheur.
Pour qu'il connût le bonheur dans la famille, la famille
devait changer d'institutions. Tenir, quel que fût leur âge, les
enfans sous le pouvoir du père, prendre à tous leur part d'hoirie
pour perpétuer le bien commun, réserver à l'artisan marié et
père un surcroît de gain, étaient autant de torts faits à l'indi-
vidu. La liberté veut, s'il est en âge de se conduire, qu'il ne
soit exproprié de son moi par personne, fût-ce un père; l'éga-
lité, que tous les enfans se partagent les biens héréditaires; la
justice, que l'artisan soit payé d'après son travail. Enfin l'esprit
nouveau transforme l'institution créatrice de la famille même,
le mariage. Que son but essentiel soit la perpétuité de l'espèce
et cela par un décret de Diea même, fait les époux esclaves à
la fois de leur Créateur et de leurs enfans. C'est l'espoir d'être
heureux l'un par l'autre qui attire l'un vers l'autre les époux.
Certes, ils le peuvent être par la famille, mais aussi par le tra-
vail, l'ambition, la richesse, le plaisir. Ils sont les juges de
leur bonheur, et seuls ils savent si le transmettre le diminue.
Ces clartés ne sont plus les rayons d'aurore qui avaient
caressé l'intellect de l'humanisme et la volupté de la Renais-
sance. L'heure est venue où le jour descend le long des pentes
vers les plaines et prend possession de l'espace. Les deux oli-
garchies de la pensée et du plaisir se sont étendues jusqu'à se
joindre et à former, des lettrés, des nobles et des financiers, une
nouvelle classe, la plus cultivée, la plus raffinée, la plus défiante
de toute foi, et la plus crédule au bonheur. Les philosophes
mettent en pratique l'aveu de Montaigne et préfèrent aux enfans
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 257
les livres « qui font plus d'honneur. » Les gens de cour et
de luxe suppriment du mariage la vie commune, le foyer, les
occasions et le goût de survivre en une abondante descendance,
et, témoignage de l'inconséquence où se plaît alors l'esprit,
c'est quand avoir des enfans n'est plus à la mode, que Jean-
Jacques enseigne aux mères la mode de nourrir leurs enfans.
'Néanmoins si, en France, la société la plus brillante ne fournit
plus sa part d'autrefois au renouvellement de la race, c'est un
déficit encore insensible dans la fécondité de la nation. Ceux
qui parlent ou écrivent, les seuls qui comptent, sont dans la
nation une minorité infime. La bourgeoisie presque entière, et
toute la masse des ouvriers et des paysans, c'est-à-dire la
France presque entière, reste ce qu'elle était, et dans la préser-
vation de ses croyances et de ses mœurs perpétue la vie.
La Révolution française apporta à la minorité le pouvoir de
changer ses préférences en commandemens. Au nom de l'indi-
vidu, le droit de propriété fut aussitôt modifié, la liberté testa-
mentaire cessa d'^appartenir aux chefs de famille, à leur mort
un droit supérieur à leur volonté produisit la division égale et
automatique de chaque patrimoine entre tous les enfans, à
chaque génération chaque patrimoine fut désagrégé en débris
d'autant plus minimes et avec des frais d'autant plus lourds
qu'il y avait plus de copartageans : c'était décourager à la fois
les domaines durables et les familles nombreuses. Devant
l'individu tombèrent les barrières des métiers, chacun eut
licence d'employer ses bras avec le profit qu'il pourrait, sans
aide ni contrôle de personne : c'était favoriser le célibat au lieu
du mariage. Que l'individu, pourtant, gardât sa foi chrétienne,
elle demeurerait sa meilleure défense contre les institutions,
nouvelles conseillères de stérilité. Mais Dieu était l'ennemi de
la Révolution, le pire des rois : tandis que les autres oppri-
maient chacun une race, lui opprimait la raison universelle,
et il devait être détrôné comme les autres, plus que les autres,
et contre lui surtout la violence fut continue, multiforme et
atroce.
m
Dans la Révolution le bien et le mal étaient si inextrica-
blement mêlés, les expériences les plus redoutables s'autori-
TOME XLII, — 1917, 17
2o8 REVUE DES DEUX MONDES.
saient d'apparences si généreuses, les crimes même s'évanouis-
saient dans un tel éblouissement d'épopée, une telle flatterie de
gloire attentait au bon sens des contemporains, que l'incer-
titude des résultats fut comme abolie par le miracle des
promesses, que le bloc des nouveautés demeura debout, même
à la chute de l'empereur. Même la vieille famille des rois qui
revenait comme la revanche du passé se contenta de porter
sur le trône le respect de ces changemens. Pourtant la clair-
voyance ne manquait pas plus que l'inimitié à quelques obser-
vateurs. Au Congrès de Vienne, lord Gastlereagh se consolait
ainsi de n'avoir pas infligé une plus complète mutilation à
nos frontières : « Après tout, les Français sont suffisamment
affaiblis par leurs lois de succession. »
Nous restions affaiblis surtout par une inaptitude nouvelle
à nous voir tels que nous étions. L'intellect du xviii^ siècle
avait faussé la probité rigoureuse de notre raison. Ceux qui
s'étaient eux-mêmes appelés philosophes, comme s'ils eussent
été les premiers à réfléchir dans un pays si fécond en grands
penseurs, étaient les plus démunis d'esprit philosophique, de
celui qui discerne les réalités profondes. Ils possédaient seule-
ment l'esprit rhétoricien, sensible aux superficies des appa-
rences. Et ils nous avaient appris à ne plus nous rendre compte
des choses et à accepter l'empire absolu des mots. Le déclin de
la morale religieuse semble une émancipation de l'intelligence
humaine et Charles X lui-même lutte contre le cléricalisme.
Le goût croissant du luxe et des jouissances parait le moteur de
l'activité universelle, et le ministre le plus austère de Louis-
Philippe donne à la bourgeoisie pour programme : « Enri-
chissez-vous. » Les risques de confier le gouvernement à la
multitude si peu maîtresse d'elle-même ne pèsent rien devant
le dogme de l'égalité, et la seconde République, par un acte de
foi qu'elle ne discute pas, établit sous sa forme la plus grossière
le suffrage universel. Sous le second Empire, on ne se demande
pas combien d'hommes perpétuent ce peuple qui n'a pas seu-
lement à gouverner, mais à défendre la nation : ce n'est pas par
le nombre, c'est par un privilège de nature qu'il est le premier,
l'incomparable, l'invincible et, pour effacer de l'histoire l'humi-
liation de 1815, la France se jette, les yeux fermés, sur l'épée
tendue par l'Allemagne de 1870. La Prusse de 1815 comptait à
peine dix millions d'habitans lorsque la France en comptait près
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRÉ. 259
de trente, l'Allemagne de 4870 avait quadruplé presque la masse,
où elle puisait ses soldats, nous n'avions pas même accru d'un
quart la nôtre, et les deux peuples commençaient la lutte égaux
en nombre. A l'énorme gain de population l'Allemagne joignait
la supériorité de la méthode, de la volonté, de la haine par
lesquelles elle nous avait surpris, dominés et vaincus.
Si la France n'acceptait pas comme définitive sa défaite,
elle n'avait qu'une chance de revanche : revenir aux disci-
plines dont elle s'était déshabituée et dont s'était fortifiée
l'Allemagne. La France le comprit soudain lorsque, faisant
sortir de la défaite l'Assemblée nationale, elle appela au secours
le passé. Les hommes du 4 Septembre qui représentaient
Paris, l'infaillibilité révolutionnaire de la capitale, l'idolâtrie
de l'humanité, l'affaiblissement du pouvoir familial, la restric-
tion volontaire des naissances dans le mariage et le sans-gêne
du célibat, disparurent devant les mandataires de la tradition,
du catholicisme, des mœurs conservées par la province, des
foyers encore féconds. Et, au lendemain de la paix si sombre
pour nous et si éclatante pour nos ennemis, on se plaisait à
saluer un symbole des changemens qui peut-être se préparent
à la fortune présente. Quand, à Berlin, Guillaume, Bismarck et
Moltke, trinité triomphale, font par leur accueil peser sur
l'ambassadeur de France le poids de la victoire allemande, cette
victoire en leur personne même subit une première déchéance :
l'avenir lui manque. Guillaume a deux enfans, Bismarck deux,
Moltke pas un, et notre ambassadeur, le vicomte de Gonlaut-
Biron, est père de dix-neuf enfans. Mais l'Assemblée nationale
ne sut pas fixer la sagesse vers laquelle s'étaient retournés nos
malheurs. Ses dissensions politiques discréditèrent ses doctrines
sociales. Son impopularité réhabilita peu à peu le parti qu'elle
avait remplacé et, après un interrègne de cinq ans, la politique
révolutionnaire, qui déjà était depuis plus d'un siècle devenue
notre tradition, revenait au pouvoir, irritée de sa courte
disgrâce, impatiente de prendre sa revanche et plus soucieuse
de transformer la société que de défendre la patrie.
Au lendemain de cette guerre, perdue surtout par la déca-
dence de la famille, la première campagne du parti, et menée
avec le plus d'ardeur, fut contre l'indissolubilité du mariage.,
La loi qui, dès 1881, autorisait le divorce entre les époux, pro-
clamait le divorce entre les mœurs nouvelles et la vieille foi.;
2G0 REVUE DES DEUX MONDES.,
Le calholicisme n'avait jamais transigé sur le caractère perpé-
tuel de l'union conjugale. A sa rigueur, on oppose la tole'rance
professée par tous les autres cultes, et surtout on substitue au
concept d'une institution sociale établie pour la perpétuité de la
race le concept d'une société particulière conclue pour la conve-
nance des contractans. Le mariage a pour but le bonheur des
époux : leur bonheur commence quand ils se sentent attirés
l'un vers l'autre, continue tant qu'ils vivent l'un pour l'autre,
cesse dès qu'ils ont assez l'un de l'autre. Leur amour peut durer
autant qu'eux, mais leur audace serait trop présomptueuse de
se promettre à l'avance une union perpétuelle. Si l'homme
et la.femme après l'avoir commencée ne la renouvellent pas
chaque jour par un acte volontaire et fervent, elle devient la
plus lourde des servitudes. On sait les inconstances du cœur :
comment engager à vie l'amour que nulle volonté ne saurait
maintenir par delà la seconde où il s'est éteint, ni éteindre
s'il s'allume ailleurs? Dès que le mariage pèse, s'en décharger
devient le droit. Logique tentatrice, et pas seulement pour
ceux auxquels le mariage semble assez long, s'il a la durée de
leurs fantaisies. Elle devait troubler ces hommes et ces femmes
naturellement honnêtes, capables de constance, mais atteints
dans leur vie conjugale par des griefs, des mépris, des hontes
inguérissables et renouvelés chaque jour. Ces malheureux à
perpétuité recevaient de la loi la petite clef, la commode clef,
qu'il leur suffisait de tourner pour être hors de la géhenne et
libres de- refaire aussitôt leur vie. Le nombre des divorces
augmente chaque année (1).
Or,' ce fait en entraîne un autre, dont les réformateurs ne
s'étaient pas avisés. Leur logique eût volontiers prévu que le
divorce, rompant des unions odieuses, donc infécondes, et leur
substituant des unions mieux assorties, donc moins stériles, mul-
kiplierait les naissances. La vérité est, au contraire, qu'admettre
la dissolution du mariage est encourager la stérilité. Dans les
mariages indissolubles, les enfans deviennent la meilleure conso-
lation des mécomptes qui attristent la vie conjugale : par eux, la
prison dont on nepeut sortir a ses Heurs, en eux s'aiment encore
le père et la mère qui ont cessé de s'aimer. Mais dès que les
époux, ne désirassent-ils pas dissoudre leur société, la savent
(1) Le nombre des divorces a passé de 1 100 à 12 000 par an.
La FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEîNDRE. 261
temporaire, cette fragilité les incite à vivre leur présent de
manière à ménager leur avenir. Or, pour eux, si jamais ils
deviennent des étrangers, la plus maladroite des mésaventures
sera l'embarras d'enfans communs. Les bouts de la chaîne en
vain brisée traîneront à jamais derrière les anciens conjoints
au détriment des intérêts, de l'indépendance, de la nouveauté
qu'ils voudraient mettre dans leur vie. Ce passé est redoutable
surtout à la femme. Elle devient plus désirable à l'homme
quand il croit être le seul à qui elle donne ce qu'il veut obte-
nir, et s'il a eu des prédécesseurs, il faut qu'elle l'aide à les
oublier. Comment oublierait-il, si des enfans étrangers à lui
ramènent son amour à la raison en lui rappelant sans cesse les
anciens liens, l'ancien nom, l'âge de la femme et tout ce qu'elle
lui apporte d'un autre? Ces réflexions agissent si bien que les
époux favorables au divorce n'ont pas d'enfans ou en ont
peu.
La raison nouvelle, qui s'était éprise de la réforme, ne se
laissa pas désenchanter par le résultat. Elle aima mieux le
sanctionner, devenant sceptique sur les avantages des nombreu-
ses naissances. Dès la fin du xviii^ siècle, hors de France, la peur
de l'enfant avait fait la renommée de l'homme qui révéla « le
principe de population. » Selon Thomas-Robert Malthus, la po-
pulation, qui tend à doubler en vingtou vingt-cinq ans, croît
suivant une progression géométrique, tandis que les subsistances
s'accroissent seulement selon une proportion arithmétique. De
là la nécessité de restreindre le nombre des naissances, pour
que les êtres créés trouvent à se nourrir, Malthus, chrétien et
pasteur, continuait à croire que l'homme a reçu la fonction
divine de transmettre l'existence : il ne tenait pour légitime la
restriction des naissances que dans la mesure où elles cause-
raient la famine. Et cette restriction était pour lui une forme
religieuse encore du devoir. La Providence, enseignait-il, a
attaché une jouissance à la génération, mais comme choses
indivisibles, et l'homme n'a pas le droit de corrompre la
nature en les séparant. Donc, il ne doit pas s'abstenir de l'acte
créateur sans s'abstenir du plaisir sexuel. Et Malthus interdit
nommément aux époux « le libertinage, les fraudes contraires
au vœu de la nature, la violation du lit conjugal et le secours
des artifices. » Il demande la continence qu'il appelle une
« contrainte morale. » Et en même temps qu'il déclare homi-
262 REVUE DES DEUX MONDES.:
cide la surpopulation, il offre à l'homme, pour unique moyen
de sauver le genre humain, une vertu.
La raison nouvelle se déclara malthusienne, en faussant
la doctrine qu'elle prétendait rajeunir. Elle n'avait plus
en faveur des naissances restreiivtes les arguraens qui déci-
dèrent Malthus. Les études contemporaines prouvent qu'il avait
commis une double inexactitude i les subsistances augmentent
plus vite et la population moins vite qu'il ne supposait (1).
La mise en valeur du globe exigerait deux ou trois fois plus
d'êtres que le globe n'en porte, l'univers trouverait plus d'avan-
tages à la multiplication qu'à l'amoindrissement des naissances.
Si rapidement qu'elles peuplent l'univers, elles seront sans
doute plus lentes que les découvertes de la science, et la chimie
tient en réserve pour la subsistance des vivans des énergies non
captées et inépuisables (2).
A la restriction des naissances manquait donc le prétexte
d'une nécessité. Mais il n'était plus besoin de prétexte. Le
devoir de la paternité s'imposait aux époux certains que nul
acte et nulle omission n'échappent au regard justicier de Dieu.
Mais ce postulat de superstition avait été détruit par la science
du doute, croyante seulement aux réalités. Une réalité restait
au fond du creuset où s'étaient évanouies en vapeurs les
hypothèses de Dieu, d'une loi surhumaine et d'une vie future :
c'était l'homme avec son instinct d'être heureux par la vie
présente. Sa seule loi de nature est son bonheur, et de ce
bonheur chaque homme est le seul juge. Désire-t-il se per-
pétuer en des êtres semblables à lui, il a le droit de créer.
Estime-t-il que son existence deviendrait trop pesante à s'alour-
dir d'autres destinées, ou que l'existence même ne vaut ^
la peine d'être continuée, il a droit de ne pas transmettre la
vie. Lui fût-il évident que cette abstention multipliée affaiblirait
une race et enlèverait à la longue, avec le nombre, les autres
primautés à un peuple, cela ne suffit pas à créer à l'être
ignorant de son origine et de sa destinée un devoir envers un
avenir où il ne sera plus, et il n'y a pas à s'étonner s'il songe
(1) Voir les réfutations du postulat malthusien par Paul Leroy-Beaulieu, La
question de la population. Alcan, 1913, p. 91 à lll.
(2) Les formules les plus hardies de celte foi à la science ont été accumulées
par Berthelot dans le discours du b avril 1894 au banquet de la Chambre
syndicale des produits chimiques.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTElNDRE. 263
à lui, plus qu'à des inconnus, même, et ne compromet pas
le bonheur de sa vie présente, la seule certaine, pour l'hypo-
thétique avantage d'êtres qui ne sont pas encore. Et parce
que le plaisir et les convenances de chacun étaient l'unique
loi de tous, il n'y avait pas à subordonner, comme Malthus,
la restriction des naissances à la chasteté du lit nuptial.
La continence avait perdu sa dignité de vertu publique pour
déchoir à l'abaissement obscur d'une habitude oiseuse. Si
l'homme est son unique maître pour se prescrire le bonheur,
la continence, par cela seul qu'elle retranche à ce bonheur, est
une révolte contre la loi de la vie, une entreprise de l'homme
contre lui-même, un effet sans cause. Les guides de la société
moderne connaissaient trop leurs disciples pour leur recom-
mander ce moyen de restreindre les naissances : à ce prix,
beaucoup aimeraient mieux être pères que n'être plus époux.
Au lien de réduire les gens à cette contradiction de servir et de
combattre à la fois le bonheur, une philosophie plus complète
le laissait se faire partout sa place et ne se refuser rien.
La philosophie nouvelle ne confessait pas avec cette bruta-
lité sa doctrine d'égoïsme. Beaucoup de ces adeptes ne voyaient
pas jusqu'au fond d'eux-mêmes; les vieilles générosités de la
race, qui désertaient les consciences, habitaient encore les
imaginations et demeuraient sur les lèvres. Ils accréditèrent
leurs réformes en les prétendant les meilleurs jnoyens de servir
l'intérêt général. On donna comme la voix même de la science
l'opinion de certains savans que la poussée hâtive marque l'âge
ingrat des peuples. L'étouiîement, l'écrasement, enseignait-on,
n'est pas l'ordre; à une race la qualité des siens est plus
nécessaire que le nombre, et il faut réduire le nombre pour
accroître la qualité. C'est par la culture de l'intelligence, la pri-
mauté du génie, raffinement du goût, le poli des mœurs que
la hiérarchie se fait entre les hommes. La maîtrise de l'univers
appartiendra à la société la plus créatrice de progrès par ses
découvertes, la plus créatrice de richesse par une concentration
de la puissance industrielle dans des mains expertes, la plus
créatrice de joie par son art de vivre. S'excluent elles-mêmes
celles qui s'exposent à la plus redoutable des invasions, la per-
pétuelle invasion des nouveau-nés. Pour chaque homme, ne
pas étouffer dans une place trop étroite; pour les enfans,
échapper aux héritages morcelés qui ne laissaient rien d'intact
2G4 REVUE DES DEUX MONDES.,
dans les habitudes, le rang, presque la dignité ; pour les tra-
vailleurs, ne pas louer à vil prix la surabondance de leurs bras :
tels sont les avantages d'une sage économie dans la multiplica-
tion des enfans.
Que ces argumens aient paru bons prouve une fois de plus
combien nous étions devenus dupes des mots. Il fallait l'être
immodérément pour oublier que les peuples, même pour
élever leur grandeur la plus immatérielle, ont besoin du
nombre. Il nous manqua dès lors pour le soutien des anciennes
ambitions qui démentaient encore par caprices notre indiffé-
rence envahissante. Nous fûmes fiers à cette époque de colonies
plus vastes qu'elles n'avaient jamais été. Mais rien, sinon l'ha-
bileté de la prise, ne répondait à ce goût d'étendre notre place
dans le monde. La race, qui doit se sentir à l'étroit au dedans
pour refluer au dehors, vivait trop au large chez elle, et, comme
si son amoindrissement eût appauvri jusque dans les intelli-
gences l'émulation des activités, elles sommeillaient, notre
richesse n'augmentait plus, notre langue reculait (1). Ce n'est
pas à un moindre prix que la France a acheté son infécondité.;
Après avoir fait de la stérilité un droit, il ne restait plus
qu'à faire d'elle un devoir. La logique déformatrice ne recula
pas devant cette conséquence où disparaissait tout prétexte
d'intérêt général, où triomphait seul l'égoïsme de l'intérêt indi-
viduel. La loi du bonheur immédiat devient une ironie contre
les malheureux, les dépourvus, les misérables, ceux qui errent
des pires angoisses aux pires privations, ceux qui frappent aux
portes toujours closes, ceux qui demanderaient seulement un
toit, du travail, du pain, les miettes de la table abondante pour
d'autres. N'ont-ils pas le droit de juger la vie mauvaise, et,
quand ils l'ont maudite, le devoir de ne pas la répandre? On
ne se fia pas à eux de se le dire les premiers dans le secret de
leur misère. On les aida à désespérer. La résignation que la
foi étend sur la douleur et qui rend la vie sacrée comme un
prêt de Dieu offensait la philosophie, et la politique trouvait
son compte à exaspérer leurs griefs. Les foules les plus révol-
tées contre leur sort sont les plus dociles à leurs meneurs, et
plus excitable est celle des pauvres, de ceux qui le sont et de
ceux qui croient l'être : car, pauvres, nous le sommes plus
(1) V. le tableau de cette régression dans La France sans enfans, par Gharlç^
Çide, professeur à l'Uuiversité de J'aris,
LA FLAMMÉ QUI \Ë DOIT PAS s'ÉtEINDRE. ^Co
encore de ce qui manque à nos désirs que de ce qui manque
à nos besoins.
Le service leur fut rendu de montrer leur condition
pire qu'ils ne la voyaient, et la palernilé criminelle envers
eux-mêmes et envers leurs enfans. De pareilles doctrines tom-
bèrent comme une semence dans les âmes labourées profondé-
ment par les épreuves et soulevées par la rancune. Cet aver-
tissement de ne pas collaborer à l'œuvre cruelle, ce mot
d'ordre : « Devenez stériles, » furent recueillis comme un
présent du désespoir. C'était pour ces sacrifiés une piété envers
l'avenir, de mettre fin à une duperie atroce, c'était Ja véritable
marque d'amour envers les enfans qu'ils auraient eus de ne
pas ouvrir aux plus chers des êtres la demeure des larmes.
Sous le couvert de ce mysticisme s'organisa la plus brutale
propagande au service des plus pratiques réalités. Le savoir en
était ancien déjà, mais secret encore. Cette connaissance pu-
blique, générale, familière à tous fut le don du xx° siècle à la
famille française. Un plan concerté, une surabondance conti-
nue de brochures, annonces, discours, conférences, portèrent le
funeste enseignement jusqu'au fond des campagnes. 11 prémunit
les époux contre toutes les faiblesses de volonté et les inexpé-
riences d'habitude qui les exposaient à accroître la multitude
déjà excessive des vivans. C'était la femme surtout dont il
fallait vaincre le cœur naturellement maternel. On la révolta
contre les épreuves de la grossesse et les douleurs de l'enfante-
ment. On l'humilia par le mépris sur la maladresse des ma-
ternités. On lui enseigna qu'elle est la maîtresse de son corps,
on lui apprit à n'être ni chaste ni féconde. Jamais un plus
ignominieux effort ne s'accomplit avec plus d'impudeur et
plus d'impunité. Il n'émut ni la magistrature, ni l'Etat
qu'absorbait alors la tâche db défendre l'école contre les conta-
gions des croyances religieuses. Ce n'était pas assez que la
femme devînt experte à n'être plus mère. On lui persuada
que, si par malheur elle avait conçu, l'être indésiré appar-
tenait à elle seule pour disposer de lui comme elle voulait,
et qu'elle pouvait s'en débarrasser. Des sages-femmes et des
médecins facilitèrent cette besogne, à laquelle l'opinion mon-
trait une indulgence croissante ; car, même au cas de scan-
dales publics, les poursuites étaient rares et les acquittemens
habituels. Cette complicité générale favorisa les mœurs nou-
266
REVUE DES DEUX MONDES.
velles où l'horreur de la maternité allait jusqu'au crime.
D'après des constatations trop concordantes, le nombre des
avortemens égale dans les grandes villes, et parfois dépasse le
nombre des naissances, et s'élève en France à 300 000 par an.
Rien ne parvint à troubler l'obstination de notre sécu-
rité. « Oui, disait-on, notre race devient inapte aux œuvres
brutales qui se réalisent à coups d'hommes; elle n'a plus à
compter sur les violences heureuses dont fut faite jusqu'ici
la gloire des nations. Qu'importe, si l'affaire essentielle du
monde est le bonheur des individus! Si les races prolifiques se
contentent d'occuper dans le reste de l'univers la place laissée
vide par nous, l'influence et les gains volontairement aban-
donnés par les Français, cela ne nous prend rien. Si elles nous
serrent un peu dans nos colonies trop larges, même réclament
une part dans nos empires des moustiques, et restreignent sur
les caries les espaces où s'étend le nom de la France, quel
Français sera atteint dans sa vie personnelle ?Si elles viennent,
dans notre propre pays, louer la vigueur de leurs corps pour
les emplois subalternes que les Français d'aujourd'hui trou-
vent trop durs ou trop mal payés, elles servent nos propres
intérêts. Si ces envahisseurs substituent sur notre propre sol
leurs initiatives rivales à la puissance ralentie de notre acti-
vité, pour nous commence un dommage, mais ces déposses-
sions prennent du temps. Le sort de chaque Français, entre
le matin et le soir de sa vie, ne lui semblera guère changé,
et, dès qu'il n'a pas le souci de cet insensible préjudice, pourquoi
s'imposerait-il la fatigue de conserver ce à quoi il ne tient
pas, prendrait-il de la peine pour modifier les événemens dont
il s'accommode, et s'obstinerait-il à défendre avarement ce
qui lui est étranger, quand, pour le défendre, il lui faudra
compromettre la seule chose essentielle, le bienfait des habi-
tudes douces et de la vie sans efforts? Pour cette vie, le danger
ne commencerait que le jour où la guerre mettrait le peuple le
plus faible à la merci des cupidités insatiables. Mais elle n'est
plus à craindre depuis que la grande force d'opinion a passé
aux ouvriers. Leur socialisme abolit les divisions nationales
dans l'unité fraternelle du genre humain. La grève générale a
désormais raison de la guerre. Nous sommes donc certains de
conserver dans notre patrie d'aujourd'hui les biens, les avan-
tages, les joies auxquels tient chacun de nous. Et nous les
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 261
garderons d'autant plus que nous ne provoquerons point par
des défiances injustifiées et des arméniens militaires les sociétés
au cœur pacifique. »
Ces pacifistes parlaient encore, que la guerre de 1914
éclata. On sait ce qu'elle a fait de ce bonheur individuel et de
ces intérêts particuliers auxquels tout avait été sacrifié. Dans
toutes les régions de la France où l'envahisseur s'est établi, ce
n'est pas seulement la puissance de la nation qui a souffert,
c'est chacun, dans chacun de ses biens, dans ses proches, dans
sa personne. Même où l'ennemi n'a pas pénétré, tout Français a
eu chaque jour, depuis plus de trois ans, à faire le sacrifice de
ses aises, de ses goûts, de son argent, de son indépendance,
lorsque ce ne fut pas de sa vie. Pourquoi le supplice de la
France a-t-il été si long et dure-t-ili^ Parce qu'il n'y a pas assez
de Français. Si nous avions gardé à la France les familles
fécondes, la guerre n'aurait jamais commencé ou elle serait
déjà finie, et la France ne connaîtrait pas les innombrables
dommages qui ont frappe les destinées de chacun. Et à sup-
poser que la victoire de demain égale nos désirs, quelle
garantie d'avenir nous apportera-t-elle, si nous ne remportons
pas une autre victoire sur notre stcrililé? Si notre idolâtrie
de nos commodités personnelles continue à restreindre les
naissances, elle ne nous laissera pas même notre nombre
d'avant la guerre, nos trente-neuf millions d'habitans. Il faudra
les réduire d'au moins trois millions que cette terrible lutte
aura tués ou irrémédiablement épuisés. Que nos ennemis
continuent à progresser, comme nous à ne pas croître,
en moins d'un quart de siècle, il y aura trois Allemands
contre un Français. Ces évidences trouvent encore quelques
aveugles, certains Français se refusent à l'effort. « Trop
tard, murmurent-ils. Consacrerions-nous durant un quart
de siècle toute notre énergie à accroître la race, notre fécon-
dité n'engendrerait que notre ruine. Le chef de chaque foyer en
deviendrait l'esclave, et son activité absorbée par son devoir de
père suffirait à peine à nourrir les siens. Dépouillés de notre
richesse par l'ennemi, dépouillés par nous-mêmes de nos apti-
tudes à nous refaire une existence nouvelle, nous deviendrions
lin peuple d'autant plus misérable qu'il serait plus prolifique,
et c'est la joie de vivre qui aurait vécu. Notre avenir est un
lendemain de tempête, et nous des naufragés; le plus urgent
268 REVUE DES DEUX MONDES.
est de sauver ce qui flotte encore. Instrumens de travail, débris
de fortune, d'influence, de prestige, voilà ce qu'il faut recueillir.
La besogne exige des hommes libres de leur volonté et de
leurs mouvemens. Lorsque cette génération d'adultes vigou-
reux aura pourvu au plus pressé, en reconstituant notre patri-
moine matériel, il sera temps de lui assurer des héritiers. Jus-
qu'alors, pourquoi multiplier, en élevant beaucoup de flls, les
victimes des futures guerres? » De tels argumens établissent
que l'égoïsme peut s'élever jusqu'à la stupidité. A la plupart
les faits ont trop prouvé que la population la moins menacée
est la plus nombreuse et que les races les plus avares de nais-
sances sont les meurtrières des enfans engendrés par elles, car
elles leur refusent des^ défenseurs. Les faits mettent hors de
doute que, dans la paix comme dans la guerre, les forts gouver-
nent à peu près comme il leur plaît le monde, et que le bonheur
personnel des nains pacifiques reste à la merci perpétuelle des
géans armés. Si nous restons trop peu nombreux pour compter
sur nous-mêmes, nous n'aurons pour sécurité au dehors que
l'inattention des ambitieux, la douceur des violens, les scrupules
des forts. S'ils nous laissent cultiver en paix notre sol, nos goûts,
nos facultés, ce sera durant le temps qu'il faut à la moisson
pour mûrir; ils se réserveront la récolte, et, pour que nous-
mêmes soyons contraints de la conduire dans leurs greniers,
il suffira d'un signe. C'est à la merci de ce signe qu'il nous
faudra vivre.
Cette évidence a vaincu l'aveuglement. Une lumière enfin
s'est faite dans l'intelligence française. Il y a quatre années la
France, à tous ceux qui dénonçaient les mariages stériles,
répondait comme dans un procès fameux : « La question ne
sera pas posée. » Aujourd'hui, la question est posée; aucune
n'excite une sollicitude si profonde, si anxieuse, si universelle.
Nous savons que tel sera l'avenir de la famille, tel sera l'avenir
de la patrie.
Quelles chances nous restent de redevenir ce que nous
avons été?
Etienne Lamy.
DU CONSULAT A L'EMPIRE
LETTRES D'UNE MÈBE A SA FILLE^'^
II
PRÈS DE LA PRINCESSE CAROLINE
Comment la transformation du Consulat à vie en empire
héréditaire fut envisage'e par le général et par M'"® Carra Saint-
Cyr, on est assez embarrassé pour le dire, car, durant six mois,
la correspondance est interrompue, puisque la mère est près de
la fille et qu'on n'a point les lettres de Saint-Cyr à sa femme.
Toutefois, l'on'peut s'en faire quelque idée par une lettré qu'il
écrit à Constance, le 16 prairial an XII (5 juin). Saint-Cyr a
invité sa femme à quitter Milan, à rentrer à Paris, toute affaire
cessante. Il lui a envoyé des passeports du grand juge, qui ont
dû lever tous les obstacles, pour elle, pour Devaux et pour leur
suite. « Tu as sûrement apprécié, ma chère Constance, écrit-
il, les raisons qui m'ont fait insister auprès d'Armande. La
situation de notre fortune et ton intérêt même étaient de puis-
sans motifs. D'ailleurs, la manière dont la chose s'est passée
est extrêmement flatteuse pour ta maman (2). Elle t'aura sûre-
(1) Voyez la Revue du 1" novembre.
(2) Point de détails à ce sujet. Murât a quitté l'Italie pour venir présider le
Collège électoral du département du Lot, qui l'a élu au Corps législatif; mais il
n'est pas resté longtemps député. Bonaparte en fait le gouverneur de Paris, un
maréchal d'Empire, un grand-amiral, un prince, une Altesse, puis une Altesse
impériale. 11 a vu sans doute Saint-Cyr et lui a fait des propositions pour l'entrée
Ô'Armande dans la maison qu'on formera à la princesse Caroline.
270 REVUE DES DEUX MONDES.
ment communiqué les articles de mes lettres que cela concerne.
C'est dans quatre ou cinq jours, aimable Constance, qu'il faudra
l'une et l'autre vous armer de courage...
« Tu as dû recevoir le petit e'crin que M'"^ Murât me chargea
de te faire parvenir. Tu ne manqueras pas sûrement de lui
écrire lorsque tu l'auras reçu. L'Impératrice me fit l'honneur de
me dire, dahs le temps, que la procuration était partie (1).
« J'ai diné hier chez le connétable (2). La princesse Louis
est toujours bonne, à son ordinaire. Elle me demanda avec
beaucoup d'intérêt de tes nouvelles et de celles de ma
femme... »
Les titres ne gênent point; l'habitude en semble acquisetout
aussitôt, et le cas de Saint-Cyr n'est point isolé. Voici qu'Ar-
mande, harassée de son voyage de cinq jours, arrive d'un pre-
mier bond, le 17 messidor (6 juillet), à Lyon, où elle s'arrête
pour voir des parens de son mari; de là, à Chalon-sur-Saône,
encore chez des parens; enfin, chez elle, à Maisons, le 22
(H juillet). « Je ne puis te donner de uouvelles que par ouï-
dire, écrit-elle à sa fille quatre jours après, n'ayant encore
voulu faire aucune visite. Celte semaine, je me lancerai dans le
monde, et c'est alors sûrement que j'aurai à te raconter.
Cependant, d'ici au dix-huit brumaire, je me reposerai, car je
crois que je ne serai en activité de service qu'à cette époque, le
Couronnement ne devant avoir lieu qu'alors.
« Depuis hier soir, à huit heures, je suis toute seule, Saint-
Cyr étant allé à la cérémonie qui se fait aux Invalides, prêter
son serment comme l'un des commandans de la Légion d'hon-
neur et recevoir, dit-on, la décoration de cet ordre...
« Je n'oublierai pas tes commissions et je les remplirai avec
le zèh que tu sais que je mets à ce qui te concerne. Les robes
de cour consisteront principalement en une queue de deux
aunes (ni plus ni moins) qui s'adaptera à une robe faite à la
mode; deux boucles de cheveux tombant sur la poitrine et
deux barbes d'Angleterre sans doute, ou de blonde, tombant par
(1) Pour le baptême de l'enfant. 11 n'en est question que dans cette lettre de
Saint-Cyr: « J'envoie douze caresses bien gentilles à mon petit-fils. » Plus tard,
de M"" de Saint-Cyr, qui l'a tant désiré, silence complet. 11 faut penser que l'en-
fant était mort au bout de quelques semaines. L'Impératrice dit de Constance •'
oElIe me doit un filleul. » Et, en eiîet, elle est bientôt enceinte pour la seconde lois
d'un enfant que tiennent encore l'Impératrice et Murât.
(2) Louis Bonaparte.
DU CONSULAT A L EMPIRE.
271
derrière (1). On n'a pas cru devoir adopter les grands paniers.
<( M"'®Garion sort d'ici : on porte du crêpe, des gazes brochées
et unies, des taffetas moirés. On met à ces dernières robes des
garnitures de blonde de soie. Elle te fera les modèles des robes
dont nous sommes convenues. Elle avait grand'peur que je la
quittasse pour prendre M"'' Germond qui a la vogue plus que
jamais... »
Le 2 thermidor (21 juillet) elle écrit : u Je te dois les détails
de l'emploi de mon temps depuis mon arrivée. J'ai été à Paris
mercredi de bonne heure. Je fis vite une toilette du malin
pour faire les visites dues. Je commençai par M"" Soult qui me
reçut, comme de coutume, très bien, qui ne cessa de me
demander de tes nouvelles et qui me pria de la rappeler à ton
souvenir. De là nous fûmes à Villiers (2), nous ne trouvâmes
personne. Nous revînmes à l'hôtel rue Cerutti (3); personne:
nous fûmes chez la princesse Louis (4), personne. Je rentrai
chez M"*^ Caillât qui nous avait prêté son appartement (5). Le
soir, je fis une grande toilette pour Saint-Cloud. Je ne fus pas
plus heureuse. L'Empereur était parti à deux heures après midi
et l'Impératrice était incommodée. Nous revînmes donc Saint-
Cyr et moi nous coucher... Jeudi je me remis en route, par un
temps affreux, pour Yilliers. A moitié chemin, je rencontrai
M. Fajac qui venait d'avoir une audience du général Murât
dont il ne paraissait pas bien satisfait. Je ne lui dis qu'un mot,
nous avions chacun nos affaires en tête. J'arrivai donc et fus
de suite introduit chez la princesse. Elle était dans son lit,
malade d'un commencement de grossesse, à ce qu'elle croit (6).
Elle m'a parfaitement reçue, m'a proposé, lorsque je serais
bien reposée, d'aller passer un mois avec elle. Ensuite nous
avons entamé la conversation sur toi. J'ai parlé du désir que
tu aurais de venir à Paris, non pas en retirant ton mari de la
(1) On renonça aux boucles et aux barbes, lesquelles furent reprises à la cour
de Louis XVI II, mais on adapta au décolleté de la robe la chérusque qui semble
un ressouvenir de la cour des Valois.
(2) La maison de campagne du maréchal Murât, Neuillj'-Villiers.
(3) L'hôtel Thélusson, au bout de la rue Cerutti, actuellement Laffitte.
(4) Rue Cerutti. L'hôtel actuellement occupé par la banque Rothschild. Je crois
qu'elle est y est déjà installée bien qu'il n'ait été acheté que le 13 prairial (juin
1804).
(o) Rue Neuve-des-Petits-Champs, 99.
(6) Elle accouche le 22 mars 1805 de Louise-Julie-Caroline, mariée en 1825 au
comte Rasponi, morte à Uavenne en 1889.
272 REVUE DES DEUX MONDÉâ.i
place qu'il occupe, mais lui obtenant un congé'. Il m'a paru
«lue cela pourrait avoir lieu... Je restai une bonne heure chez
]\jme Murât; je ne parlai de rien d'essentiel parce que M"'^ de
Rocquemont (1) ne nous quitta pas d'une minute. La princesse
me dit que nous t'enverrions la gravure des robes de cour,
que cela t'amuserait. Le costume est décide, on y travaille beau-
coup àSaint-Gloud, M'"^ Germond et beaucoup d'autres femmes.;
« ...Je ne suis pas encore bien au courant des modes. Il m'a
paru que les tailles se portent longues. Pour le matin, en grand
négligé, ce sont de grandes capotes de percale; autour du col
des fraises d'organdi empesé, plissé à coquilles si la robe
monte haut. Si non, ce sont des fichus de même. Je t'enverrai
un des bonnets de chez M""^ Despaux qui me plaisent beaucoup.
Ils sont de soie torse. C'est une espèce do filet élastique. C'est
très joli. Le mien est jaune. Je crois que je le prendrai de
même couleur pour toi. En parure, on porte beaucoup de Heurs,
non avec des guirlandes, mais des tiges qui s'arrangent sur la
tète, feuille par feuille. »
Le 4 thermidor (23 juillet) elle écrit, toujours de Maisons ;
« Pour moi, je suis souvent seule parce que Saint-Cyr est dans
l'obligation d'aller souvent à Paris et que, n'ayant pas encore
d'appartement, je préfère rester ici plutôt que de me nicher dans
un hôtel garni. Cela est cause que je n'ai fait que les visites
d'absolue nécessité et que je n'ai vu personne que M"'^ Murât.
L'Impératrice est partie hier pour Aix-la-Chapelle où elle va
prendre les eaux, ce qui me dispense de Saiut-Cloud pour
quelque temps. Ce voyage ferait croire que celui de l'Empereur
se prolongera. On parle beaucoup de la descente et on prétend
que tous ceux qui doivent en être ont reçu ordre de partir et
n'ont eu que six heures pour leurs préparatifs. Le ministre de
la Guerre est parti avant-hier au soir. La formation des mai-
sons princières est donc remise à plus tard : mais M™^ Murât
ne la perd pas de vue. » (( Tu sauras, écrit M""^ Saint-Cyr le
1 thermidor (26 juillet), que Saint-Cyr a vu il y a trois jours
M"'° Murât qui lui dit que je devais aller passer quelque temps
chez elle (à ma première visite elle m'y engagea fortement),
qw'un de ces jours elle m'écrirait à ce sujet. Ainsi je m'attends
(1) M"' de Rocquemont est gouvernante des enfans de M"" Murât. Elle les suit à
Naples et paraît y être restée jusqu'en 1815. Elle appartenait selon toute vraisem-
blance à la famille Hecquet de Rocquemont, honorablement connue à Abbeville,
DU CONSULAT A L EMPIRE.
273
la semaine prochaine à aller m'établir îi Villiers. Gela me fait
croire que si ma nomination n'est pas faite, c'est tout comme. »
En attendant (1), elle reçoit, elle donne h diner. « Le général
Broussier (2) ne put pas venir parce que des a-ffaires de service
l'obligèrent de rester à Paris. Mais j'eus Macdonald que j'avais
invité et sur qui je ne comptais pas, devant aller chercher sa
femme qui est aux eaux d'Aix-la-Ghapelle. Il se mit effective-
ment en route en sortant de chez moi. Tu sauras donc que
M"'° Macdonald, pour avoir passé des neuf nuits de suite, au bal
l'hiver dernier, est tombée dans une fièvre lente, grosse de
quatre mois, attaquée de la poitrine et condamnée de tous les
médecins (3). Aussi son mari est-il dans une grande affliction.
Il a toujours ses deux petites h Saint-Germain (4). C'est
aujourd'hui l'exercice chez M""' Campan.
« Je suis allée hier à Paris pour tes commissions... Tu ne
recevras celte fois qu'un bonnet d'un genre tout nouveau. Il
n'y a que les deux princesses Louis et Murât, M"*^ Berna-
dotte (5) et moi qui en ayons jusqu'à présent. Il faut que les
cheveux soient plats derrière, car on ne fait plus les choux
saillans, et que le bonnet soit placé de côté. Il est tout prêt à
mettre et le ruban retourne nouer sur la tête. J'espère que tu
le trouveras joli. Du reste, je suis encore très peu au courant
de la mode, mais on porte généralement des tailles beaucoup
plus longues. Les femmes comme il faut ne peuvent sortir le
malin la tête nue. Les cheveux étant coupés à la Titus, il faut
absolument ou un chapeau de percale pour le très grand
négligé ou bien un chapeau de crêpe lilas très grand, avec une
tige de cloches de même couleur. La tige de fleurs sur le bonnet
ou le chapeau est de première nécessité. »
On n'est pas sans s'impatienter à Maisons. « Je n'ai encore
rien de nouveau à t'apprendre nous concernant, écrit M"*^ Saint-
Gyr le IG thermidor (4 août)... » Mais ce qui l'agace, ce sont
(1) 9 thermidor (28 juillet).
(2) Jean-Baptiste Broussier, qui s'était illustré dans la gu:rrede N'aples, com-
mandait la ville de Paris.
(3) Morte le 21 septembre 1804.
(4) Anne-Charlotte, qui épousa en 1810, M. Régnier, fils du duc de Massa, et
Anne-Élisabelh, qui épousa en 1813 le comte Perregaux, nées d'un premier
mariage de Macdonald avec M"* Jacob.
(o) Bernardine-Eugénie-Désirée Clary, mariée le 17 août 179â à Jean-Baptist»-
Jules Bernadette, plus tard prince de Ponte-Corvo, roi de Suède.
TOME XLII. — 1917. 18
214 REVUE DES DEUX MONDES.,
les quatre lieues à franchir à toute occasion ; c'est d'être à
Maisons, « l'éternel Maisons. » Ses amis s'entremettent pour
îe lui faire vendre, surtout M™' Soult, qui est de tout et qui
prend constamment parti pour les Saint-Cyr : il faut les
défendre, car ils ont le vent en poupe et ils ont bien marié leur
fille. M"** Soult, qui vient déjeuner le 16, amène une « M'"® Gau-
tier, épouse d'un adjudant-commandant qui est employé à
FArmée de Boulogne, lequel est pressé par le maréchal Murât
de faire une acquisition près Paris (1). » Il se présente aussi
M. Haller, ancien banquier. Est-ce le Haller de l'armée d'Italie?
« Cela parait lui convenir, mais plus ils ont d'argent, plus ils
marchandent. » Deux ou trois autres personnes doivent venir
voir. Toujours pas de nomination. « La Cour est absente de
Paris, aussi dit-on qu'il est désert, ce qui fait que je me repose
ici tout tranquillement. »
Enfin, sans que le décret ait paru, la princesse forme sa
maison, — au moins à l'essai, — et c'est de Neuilly oii elle est ins-
tatlée que, le 25 thermidor (dimanche 12 août), M'*^® Saint-Cyr
écrit : « Tu ne seras pas étonnée, ma bien chère petite fille, de
voir ma lettre datée de ce pays, puisque tu savais qlie je devais
recevoir une lettre qui devait m'y appeler. C'est ce qui m^arriva
jeudi au soir, au moment où je montais en voiture pour me
rendre à Paris. C'est ce que j'effectuai le vendredi. Je vins ici
faire une visite, on m'engagea à rester ce même jour. Je refusai,
parce que l'invitation ne portait que pour le dimanche. Je fus
aussi ^ ce même vendredi, faire ma visite à M"'^ Louis, de qui je
n'avais pas encore été reçue. Je la trouvai cette fois, toujours la
même, aussi affable, bonne. Elle ne cessa pendant très longtemps
de parler de toi, combien tu avais dû avoir de chagrin (2), etc.
Elle se rappela avec plaisir qu'elle avait dansé à ta noce. Sur-
vint là M™^ Campan qui me demanda de tes nouvelles et si tu
n'avais pas reçu des Dialogues qu'elle t'avait envoyés (3). Je
l'assurai bien que rien de semblable ne t'avait été remis. Elle a
engraissé beaucoup et est toujours la même (4). Je sais d'aujour-
(1) Il s'agit vraisemblablement de Gautier (Nicolas-Hyacinthe) né ù Loudéac
le 5 mai 1774, mort à Vienne en 1809, qui avait épousi Maria-Magdalena de
Rotoerti-Vittori.
(2) De la mort de son premier enfant.
(3) Conversations d'une mère avec sa fille, en anglais et en français, dédiées à
M"" Louis Bonaparte, Paris, an XII, in-8.
(4) 11 s'est trouvé, mêlées aux lettres que Constance avait conservées de sa
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 2*16
d'hui que je suis de'cidément nommée dame d'honneur de la
princesse Caroline et cela accordé par l'Empereur. Les autres
nominations ne se feront qu'au retour de Sa Majesté. Saint-Cyr
m^a accompagnée ici hier et repartit le soir.
« Je suis embailée (sic) aujourd'hui, je ne sais trop pour-
quoi. Le temps est affreux, le vent souffle de tous les côtés,
quoique mon ^petit appartement soit gentil. Je suis logiée toiit
près de M"'« de Rocquemont. Je sais, sous le sceau du secret,
qu'elle est nommée gouvernante des enfans. Je vais finir ma
lettre parce que je n'ai pas une idée dans la tête, et puis je n'ai
pas encore pris l'habitude d'être chez d'autres que chez moi ou
chez toi et, à mon âge, on prend difficilement un autre genre de
vie. Cependant, je n'ai qu'à me louer des égards et de l'honnê-
teté de tous. »
Deux jours après : « Maintenant je vais te donner des
mère e.t de son beau-père, quelques lettres de M"* Canipan, à laquelle on a voulu
faire une réputation d'écrivain et dont il se peut fort bien querles ouvrages publiés
aient été pour le moins fortement retoucbés, si l'on juge par une de ees lettres.
Je conserve l'orthographe de la prétentieuse institutrice. Elle écrit, après l'accou-
chement de M"" Charpentier, le 14 prairial (3 juin) :
« J'ai su par votre cher beau-père, ma bien aimable Constance, que vous étiez
mère et nourisse ; en vérité, ces deux. qualités sont bien raprochées du titre de
pensionnaire bleue et du danger de la table de bois que votre prudence et votre
sagesse vous lesaient'Cependant éviter malgré vos jeunes années. Recevez mon
smcère compliment ssur votre nouveau titre, sur votre nouveau bonheur. Vous
éprouvez le sentiment le plus doux qui existe, il est souvent accompagné de tour-
mens Bt toujours d'une inquiétude qui tient à la tendresse. Vos parens 'l'ont res-
sentie pour vous. -Chacun a son tour, mais bonne nmman va l'avoir pour doux^et
voilà sa sensibilité doublement employée.
« M""» Ney a deux gros garçons, l'un blond, l'autre brun ; l'un, c'est l'aîné, est'le
général lui-même; l'autre, c'est Églé. Chacun est satisfait, -vous arriverez au
même lot. Tl fait chaud ici comme en Italie, et cela depuis deux jours. Jamais
récolte n'a tant promis en France, bled, vins, pommes, tout sera abbondant. Non
les abbricots ni lies pêches, mais ce sont jouissances 'passagères dont je ne fais
aucun cas. Ce qui m'enchante,. c'est cette multiplicité de tonneaux de vins de
Bordeaux, de Bourgogne, ces milliers de bouteilles de Champagne dont les bou-
chons partant avec éclat se mêlent à la gaieté des repas Trançois et s'emblent
narguer notre implacable ennemie, qui, dans toute l'étendue de son isle couverte
d'atteliers, de métiers, ne peut trouver à cueillir une seule grappe de raisin et
dont les babitans n'en aiment pas moins à terminer leurs repas en vidant les
flacons remplis par les 'productions de notre heureuse terre.
« Voilà prcscpie de-la;politique, mais j'espère ne d'avoir pas rendue imposante ;
je ne veux jamais l'être en rien pour une élève que j'aime tendrement. Mille
complimens au général et sincère amitié à votre bien aimable maman. Adieu,
ma chère Constan^ie, .je vous embrasse bien tendrement et -suis pour la ^vie,
« Votre sincère et affectionnée amie et institutrice,
« Genêt Campan. »
i4 prairial de l'an XII.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
détails de nos occupations journalières. Nous vivons très retirés.
Le soir, quelques aides de camp restent et on joue à des
jeux innocens. On se couche entre onze heures et minait. Ce
soir, à huit heures, j'accompagne M""^ la Maréchale aux Inva-
lides où il se chante un Te Deum pour la fête de l'Empereur et
nous revenons coucher ici. Demain, M""^ Germond doit venir
essayer l'habillement de cour de la princesse. Il est convenu
que, quand il sera confectionné, M™* Dupont en fera un sem-
blable sur une poupée qui te sera envoyée. M""^ Murât est per-
suadée que cela t'amusera beaucoup. Au reste, pour ces dames,
il sera plus riche que joli.
« ...Le temps continue à être détestable. Il me rend malade,
il m'agace les nerfs. J'attends Saint-Cyr qui vient dîner avec
nous. Nous avons des toilettes à faire. C'est pourquoi ma lettre
ne sera pas longue. »
Qu'elle trouve pesant l'assujettissement auquel elle est
contrainte, on s'en aperçoit au premier jour. « Nous ne cessons
d'être arrosés, écrit-elle le 30 thermidor (18 août). On ne trouve
pas dans la journée une demi-heure pour sortir et tu dois
juger de la contrariété que j'en éprouve. Gela m'apprend qu'il
faut se faire à tout et je suis vraiment étonnée de ma souplesse,
jyjme Murât, comme tu le sais sans doute, est très sédentaire, et
n'aime pas a voir du monde, de sorte qu'excepté quelques per-
sonnes dans l'intimité, elle ne reçoit pas. Cependant, elle s'est
décidée à prendre un jour, etc'est les lundis. Ainsi, après-demain
au soir, ce sera la grande représentation. Je ne sais pas encore
si je m'y trouverai, car mon service ne commencera que le
dix-huit brumaire.
<( Nous sommes allées, jeudi soir, au Te Dewn. C'était fort
beau, la musique très bonne, mais la cérémonie véritablement
ennuyeuse par sa longueur. Nous étions dans la tribune des
princesses, de sorte qu'étant derrière elles nous perdions le coup
d'œil. Nos soirées se passent en lecture et en conversation.
Dans la journée, c'est-à-dire après le déjeuner, je reste avec
j^jrae ]viurat une couple d'heures suivant les affaires qu'elle a h
régler. Alors je me retire dans mon appartement où je lis et
écris et où souvent je m'ennuie, parce que je suis bien circons-
crite dans mon cercle et que je n'ai pas les mêmes ressources
que chez moi. A quatre heures, je fais un bout de toilette et à
cinq je me rends à mon poste. Je suis on ne peut plus satisfaite
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 277
de M™* Murât. Elle est toute bonne pour moi et d'une honnêteté
parfaite. Le maréchal aussi et jusqu'à M""' de Rocquemont qui,
entre nous soit dit, n'était pas d'abord très prévenue en ma
faveur, je l'ai forcée à en venir là, et nous sommes très bien
ensemble maintenant.
« J'ai vu avant-hier M"« Lambert qui vint voir M™* Murât.,
Elle me sauta au col et me demanda de tes nouvelles avec beau-
coup d'empressement. Elle est charmante, elle a un très bon
maintien, parle avec facilité et se conduit à merveille. Elle a
grandi et pâli ; ses traits ont bien grossi, mais au total, c'est
une femme très agréable. J'ai déjà vu aussi assez souvent
M™« dcsSouza, autrefois M™^ de Flahaut (1). Tu sais qu'elle est
auteur à' Adèle de Sénanges, Charles et Marie, etc. C'est une
femme aimable dans toute l'étendue du terme. Il est rare qu'une
femme auteur soit goûtée en société, eh bien ! elle se met à la
portée de son auditoire et, avec des petits riens, vous fait passer
des heures comme des minutes. »
Et le lendemain elle écrit : « Hier au soir sont arrivées
M"^ et M"^ de Lagrange (2). Je présume qu'elles vont passer
quelques jours. Cela fait que je pourrai sans inconvénient revoir
mon chez moi de Maisons que j'ai quitté depuis onze jours. »
Un temps se passe sans que Constance donne de ses nou-
velles. M™^ Saint-Cyr est bien inquiète. Le 27 (14 septembre),
rassurée enfin, elle écrit de Maisons : « Tu as dû t'apercevoir
par les différens lieux d'où j'ai daté mes lettres que depuis plus
d'un mois je ne suis fixée nulle part. Je n'ai cessé tout ce tempo
d'aller de Maisons à Paris, de Paris à Neuilly, et toujours
comme cela. J'étais ambulante. Depuis deux jours je suis ici
et, ayant pris congé pour quelque temps, je vais me remettre,
soit dit entre nous, de la contrainte que j'ai éprouvée. D'ailleurs,
je vais avoir la famille de Saint-Cyr...
(1) Adélaïde-Marie-!Çmilie Filleul, mariée d"abord à Charles-François de Flahaut,
comte de la Billarderie, décapité en 1793, puis, en 1802, à Jose-Maria, comte de
Souza-Bothello.
(2) Il s'agit ici d'Angélique-Adélaïde Méliand, femme du marquis de la Grange,
lieutenant-général en 1784 et de la dernière de ses filles : Adélaïde-Françoise, née
à Paris, _le 21 mai 1774, mariée le 3 lévrier 1810 à Jean-Louis Mathevon, baron de
Curnieu. 11 ne saurait en effet être question de sa sœur ainée mariée en 1793 à
M. de Cambis,ni des enfans de sa belle-sœur, née Hall, épouse en premières noces
de Suleau : il est à remarquer qu'une fille de celle-ci, ayant épousé en premières
noces Robert de Lignerac, duc de Caylus, se remaria à L.-J. Carra de Saint-Cyr,
comte de Rochçmure, fils adoptif du général de Saint-Cyr.
\
278 REVUE DBS DEUX MONDES.
« Je ne pense point encore à l'envoyer des modes, parce
que, d'abord, M"»^ Murât n'a pas. été de cet avis, n'y ayant abso-
lument rien de nouveau. Dans le monde, ce sont -toujours des
tailles très courtes. En négligé, ;tout robes courtes en percale
brodée et garnie en belle dentelle. Ensuite on met, si l'on veut,
une juive aussi brodée tout le tour et garnie de môme, mais
sans.taîlle. G'estiune ceinture en percale qiii attache devant et,
pour cacher cette ceinture, on a une bande de percale, coupée
en dents de loup et brodée à jour qui retombe dessus. Les
dents -soiïtrCGurtes. Voilà les déshabillés élégans de la iprincesse.
Le soir, elle a de petites rëbes, rondes toujours, de taffetas de
différentes couleurs, les unes garnies en crêpe, les autres de
même étoffe posée à cheval et froncée comme avec des rubans.
Ce que tu peux te donner qui est très joli et que je lui ai vu,
c'est une robe de crêpe rose à queue brodée en coton blanc.
C'est très élégant. Qu-and la Cour sera de retour, c'est alors
que je te parlerai modes et que je pourrai faipe^tes emplettes,
mais, €n ce moment, Paris est tout à fait désert, ril n'y a d'élé-
gance dans aucun genre. »
Elle est encore à Maisons le 30 fructidor (17 septembre) :
« Coppe a fait partir douze paires de souliers pour toi ; j'espère
qu'il se sera bien rappelé ta mesure. Du moins il me l'a
assuré, il 'te les fait au même prix que Menrer et il t'en
enverra ihuit -paires tous 'les mois comme nous en sommes
convenues. On trouve assez généralement que M'*' Murât est
mal chaussée et il n'y a qu'elle qui se trouve bien. Ses souliers
ont le même défaut que les tiens. Ils sont trop couverts et trop
poiritus.'Etpuis, elle n'a pas 'la jambe et le pied aussi jolis et
aussi parfaitemeritfaits'que les bras et la main. J'auraii xle ses
nouvelles aujourd'hui par .Sairit-Gyr qui est allé à Paris hier
après déjeuner pour se rendre le soir à l'-assem'blée de Neuîlly.
Tous les lundis, les assemblées sont la répétition des cercles de
i^airnt^Gloud, excepté qu'ils. sont moins nomba-eux. Le pjpemiar
a été mortellement ennuyeux, mais ceux auxquels 'je me suis
trouvée depuis oat été iSiipportàbles parce qu'on y a joue. J'y
ai vu M^* Grua qui est à Paris avec Lechi. (1) Elle a >dù être
■belle, mais tout le monde se moque de sa poitrine qui est
tuaintenant assez basse pour reposer sur son vantée. 11 y a
(1) Il y a toute une dynastie .de musiciens vdu nQoa ,de Grua .à tp.artir ..dju
xviii* siècle, à Milan et en Allemagne.
DU CONSULAT A L EMPIRE.
encot-e- M""* Saint-MartiW qui f^ait bea\ie6u^ d'effet (1). héH
autres feiiiifies, ce sont toujours" les mômes-. Il n'y a pa^" dfe
nouvelles beautés i^emarquablés, si ce n'est M*^ Môlliéri' (J^)\
dame-de Klmpératriôe. On ne se pVe'seiitë'pë,^ avéïc pîù's d^à^sii-
riarîce et de' décence. Elie est bien, mais je n'é l'a t'^otivô pas
beMé'.
(( Il faut apprendre maintenant à faire la re'vérence, éJai*' Ifefe
petites salutations' d'autrefois, 6'ést à-dîVô de Ik R^V'ol'u'tiéii, ne
sont plus de saison'. Ainsi eî^erce-toi d'avancé' pbii'i* leà saVôi'r
bien faire quand le' téhi^^s viiendra... >>
hé 5 vëndétniairé (jeudi 2f sépteïnbfe), élfé' éb'rit' :■ d' J# ne
suis revenue- dé Paris qu'hier pour dM^r'. Tu sàisr' qiie j'y ftik
dimanche dans l'inteïitiOri d'aller à- NeUilly liihdi soir, éé que
j'éXécûtai. 0h riîé? r'eÇul? fôfl? biënv iLé^ lîi^ïéchai et liiadame' itië
dirent pourquoi je rt^y étais pUs allée dîtfer.'Skirit-Gyr y étâilÇét
ayant été iliVite. H& lil-ébsèrVërerit que j'é n'avaife ph.'s besoîii
d'invitation. MaisUû' né' deVînéi'ais pas qui m* obstruait l'entrée
du salori- loi%que j'arrivai. Dëiix personnes qbî, depuis sibt
mois, n'élaieiit' venues à Paris : M™'' Petïétet fsidoi'e. Elles sont
toujoùi^s les mêmes. Elles m'ont beaucOUp deiiiandé de tes- nou-
velles, surtout la derinière' qiii se plaint toujotits' dé ton
silence. Il y avait beaucoup de monde et c'est un des plus
jolis- jours d'assemblée'. M^* Talhbuet, qui y était, s'informa
aussi" de ta' santé. Mardi, je me suis' oécUpéé dé ties Coîîi-
missions:.. Je nie suis aUssi occupée dé faire niés etiipléttes pour
le costumé de cour. Beaucoup ont pris du nacarat, du cerise, du
pOnceau. Je rii'étais décidée pour cette dérniètecoUléUî', mais
je n'en ai plUs trouve. J'ai voUlU alofsV lié j^oUvànt être
remarquée par la couleur la plus éclatante, Teitré pat** Une cou-
leur plus modeste et dont à coup sûr il y aura fort peu. Ma
queue sera donc d'un velours de très joli gris; il en faut huit
aunes et autant dé satin blanc pbUr la doUblUré. C'est M*"* Ger-
mond, chez qui je suis allée, qui mé l'acoUpëe; ainsi qUe la robe
de satin, et c'est M"^ Lolive qui me la fait broder. Mon dessin est
une guirlande de pommes de pin. La pomme sera en finition
(1) Victoire-Mariè-Ghristine Ft-èsia' d'Ogiiantco " epottisa^ Jean-François-Félix
Saint-Martin La Motte, d'une des premières iamillesdd Piémont; il fit partie
en 1800 et 1801 dii -gouvernement provisoire, fût préfet du département delà Sesia
et sénateur le 1®' floréal an XII.
(2) Adèle-Rosalie Gollart-Dutilleul épouse, en août 1802, Nicolas-Pràniçois
MoUien, depuis ministre du Trésor public.
280 hÈVUE ÙES DÈUÎt MÔNDÉà.1
en or mat et la tige et les feuilles en laine. La broderie nô
peut avoir que quatre pouces de largeur. Voilà, ma chère
Constance, en quoi consiste le costume adopte'. Tu me vois
déjà écrasée sous le poids de vingt-deux aunes d'étoffe sans
compter la broderie. Tu dois juger de la figure que je ferai
avec cela, mais au reste il y en aura d'aussi embarrassées que
moi. »
Le 15 vendémiaire (7 octobre), M™« Saint-Cyr, qui prend la
belle résolution de numéroter désormais ses lettres et qui mal-
heureusement ne la tient pas, écrit à sa bien-aimée Constance :
« L'Impératrice est de retour depuis hier au soir, c'est ce qui
me fait aller à Paris ce soir pour me présenter à Saint-Cloud
demain au matin, et, ne l'ayant pas vue à mon arrivée d'Italie,
je suis bien aise de me montrer des premières. Le soir, nous
irons à Neuilly et je te rendrai compte de tout ce que j'aurai
vu (1). Quant au luxe dont tu me parles, c'est toujours tel que
tu l'avais vu. Nos costumes de cour par exemple nous revien-
dront fort cher. Je t'en ai donné des détails par ma dernière et,
tout fait, il reviendra au moins à deux mille francs. Je ne suis
pas étonnée du calcul du maréchal Jourdan et je trouve qu'il a
tout mis au plus bas, mais on n'est pas maréchal d'Empire
pour rien. »
Evidemment, M'"^ Saint-Cyr prend difficilement son parti
de la sujétion où elle est réduite ; sa fille a remarqué dans ses
lettres quelque tristesse. « Cela vient souvent de la situation où
je me trouve, répond-elle ; par exemple, de Neuilly ou peu de
temps après en être partie, tu me trouveras un style gêné parce
que je suis si contrainte et si gênée que cela prend sur mon
humeur et sur ma santé. »
*
Elle n'est d'ailleurs pas plus avancée, et rien n'est fait pour
les nominations. Elle écrit le 20 (12 octobre) : « Je fus au cercle
(1) Voici comme étaient libellées, à la main, les invitations à dîner, pour
Neuilly :
S. A. I. Madame la princesse Caroline
et Monsieur le maréchal de l'Empire Murât,
prient M de venir dîner lundi,
16 vendémiaire, à 5 h. 1/2, èi leur maison d«
campagne de Neuilly.
R. S. V. P.
Paris, le 13 vendémiaire.
DU CONSULAT A l'eMPIRB. 281
de M""® Murât lundi au soir. Elle me demanda de tes nouvelles.
Cela me fait rappeler que tu devrais lui écrire, surtout après
l'inte'rêt qu'elle m'a témoigné t'avoir conservé lorsqu'elle t'a
su malade. Du reste, elle m'a reçue un peu froidement parce
que je ne reste pas à Neuilly ; je n'y ai pas un appartement
assez commode pour 'la saison qui commence à être froide et
pluvieuse, et puis je suis bien aise de savoir quelle sera décidé-
ment la place que je devrai occuper. Je lui ai donné pour
excuse le séjour chez moi des frères et belles-sœurs' de mon
mari.
« J'ai été rendre mes devoirs à l'Impératrice, mercredi
matin. Elle m'a reçue comme de coutume et s'est informée de
la santé. M"'^ Savary me parla beaucoup de toi, ainsi que
M""' Talhouet. M"^ de Luçay me demanda de tes nouvelles, elle
n'a pas embelli, non plus que sa fille. M"« de Colbert (1) y
arriva, elle est laide et, je crois, bête. M°>« de Larochefou-
cauld (2), dame d'honneur, beaucoup plus petite que moi,
excessivement contrefaite, n'étant plus jeune, mais paraissant
avoir de l'esprit et s'exprimant très bien. Mesdames Lauriston
et d'Arberg (3), voilà quel était le nombre des dames de
l'Impératrice. D'étrangères il n'y avait que Mesdames Fleu-
rieu (4), Chauvelin (5) et moi. J'y arrivai à deux heures et n'en
repartis qu'à quatre.
« L'Empereur est arrivé hier matin et la princesse Louis est
accouchée avant-hier d'un second prince (6). Je compte aller
après déjeuner chez M""^ Murât.
(( J'espère que bientôt Saint-Gyr et moi nous connaîtrons
notre sort. Et à moins qu'il n'ait une destination dans une
(1) Marie-Geneviève-Joséphine Caudaux, mariée, le 30 décembre 1803 à
Auguste-François-Marie de Colbert, tué le 3 janvier 1809; remariée en 1814, au
marquis de La BrifTe.
(2) Adélaïde-Marie-Françoise Pyvartde Chastullé,qui épousa en 1788 Alexandre-
François de la Rochefoucault, était la cousine germaine d'Alexandre de Beauhar-
nais, premier mari de Joséphine.
(3) Francisque-Claudie de Stolberg-Gedern, née en 1756, épouse Nicolas,
comte d'Arberg et Valengin, est amenée à Paris par Joséphine près de laquelle
elle vit avec ses filles jusqu'en 1814. Elle est la sœur de M"» la comtesse d'Albany
et de la duchesse de Berwick.
(4) Agiaé Deslacs d'Arcambal, mariée en 1792 à Charles-Pierre Claret de
Fleurieu, gouverneur du Palais des Tuileries.
(5) Herminie-Félicienne-Joseph Le Tavernier, mariée en 1792 à Bernard-
François Chauvelin, maître de la garde de robe de Louis XVI, sorti du Tribunal
en 1801, membre du Corps lég'slafif et préfet de la Lys.
(6) Napoléon-Louis, né à Paris, le 11 octobre 1804, mort à Forli, le 17 mars 1831.
282 REVUE DES DEUX MONDES.
armée active, je me propose de le suivre partout. Le séjour de
Pc^ris serait ^un ^supplice ppui- moi sans lui et ^sanjà ,mja,ctlère
CJo^stçir^ce...
« Je te permets, mp, bjen-aiméo, de couper tes cheveux, mais
j'exige de toi, toujours d'après ta déférence à mes conseils, de
les laisser grandir quand ils ne tomberon^t plus. Tu iie les auras
plus jamais ^fi^ussi beaux qu'ils étaient, mais cependant ils
pourront bien revenir et tu pourras en avoir encore assoz pour
n'être pas obligée, fu •^o\it d'un certain J,eç[ips, de ^mettre un
cache folie, ce qui n'est pas aimable, je le sais par expérience
et tu peux m'en croire. Adieu, ma chère Gon.^tance, je vais
faire un petit bout de toilette pour voir M"'^ Murât, elle s'est
fait saigner il y a trois jours. »
Pour achever de lui donner le dégoût de sa situation, voici
qu'à présent ,on lui retire la place qui lui avait été promise :
<( Lundi derjii^er, écrit-^Ue le 30 vendémiaire an XIII (22 oc-
tobre), çn nçie rend|Lnt à la ^pirée de M?"* la maréchale Murât,
elle m'annonça qu'elle avait reçu l'arrêté de l'Empereur qui
nçie nommait près d'elle une des dames pour accompagner.
M™^ de Beaujiarnais, parente de l'Impératrice (1)^ dont le mari
est sénateur, ,çs,t sa dame d'honneur. Tu penses, ma bien-aimée
Gonstance, qu'il n'a pas pu exister de concurrence entre elle et
moi, et j'ai dû être sensible à la manière toujours aimable dont
M™« Murât m'a annoncé qu'en cas de maladie pu d'absence de
M™* de Beauharnais, ce sei'ait moi, comme la première des dames
pour accompagner, qui remplirais ses fonctions et, à cet effet,
elle n'a voulu d'abord présenter à l'Empereur que moi et ^P^de
Lagrange (actuellement M'"^ Adélaïde Lagrapge) ; les autres ne
seront donc nommées que par un arrêté postérieur au mien. Je
ne te parlerai point des autres marques de bonté et d'intérêt
que rn^a témoignées M*"^ Murât en cette circonstance. Il tesjuffira
de savoir que je me trouverai satisfaite de mon sort, tant que
ma santé se soutiendra aussi bonne qu'en ce moment.
« Maintenant, je vais t'entretenir de ce qui vous regarde,
(1) Suzanne-Élisabeth-Sophie Fortin-Duplessis a épousé, en 1799, Clt^u^e de
Beauharnais, cousin du premier mari de Joséphine, veuf' de GlaudeTprançoise
Gàbrielle-'Àdriehne de Lezay Marnésia dont i\ avait eu pour fille Stéphanie, "glu3
tard grande-duchesse de Bade; de sa seconde feipme il avait eu une iîîle, née le
i\ décemlDre 1803. Il était sénateur ayeç sénatprecie et fat comte dp TEmpirp, che-
valier dl^i'onneur' de ITrapératrice M^rie-Louise ; il adhéra en 1§14 ^ ja dçchéanco
et fut pair de Fremce.
DU CONSULAT À L EMPIRÉv
parceqiie tusaisqUe je n'ai de pensée que pou r toi et de bonheur
quh paD toi. J'ai été w même de remarquer d'uîie manière
non^ équivoque qu& le général et M*"* Murât n'ont pas vu avec
plaisir que Charpentier se fût prononcé (dans^ la* circonstance
du couronnement) d'une- manière aussi formelle pour rester
en Italie: Ellft' s-'en elst expliquée- avec moi sans détours et le
maréchaien a fait de même avec Saint-Cyr: Ils ont pensé qu'il
sacrifiait trop à- ses intérêts personnels et pas assez à son
dévouement pour l'Empereur et son gouvernement, Til' crois
bien quenous avons répondu et faitvâloir^ses raisons comme
Charpentier l'aurait fait à notre place. Cependant, nou.s eussions
désiré qu'il eût montré, comme presque tous les autres géné-
raux, le dësir de-se t^cfuver à la cérémonie du Sacre. Cet acte
d'empressement aurait produit le meilleur effetvle refus n'aurait
rien changé à sa position et, dans le cas contraire; sa présence
momentanée à Paris n'aurait pu qu'être avantageuse- à ses
intérêts.
(c Saint-Cyr n'a tbujours point de destination; mais ttïut
prouve qu'il est vu de l'Empereur avec bienveillance. »
Nut nîest dé%'X)ué à l'Empereur comme le maréchal Murât?»
si ce n'est la princesse, et l'on voit comme ils comprennent
dans- leur inspection des généraux qui ne sont même pas du
gouvernement de Paris. La domination ne's'étend pas seuleiiient
sur? la dame pour accompagner; mais- suï^sâ fîlle;^ le:- rtïaW* de
sa fille et l'on en verra bien d'autres exemples. « Tu vas te
plaindmtle mon silence, ma bien chèreet bien aimée Constance,
écrit M^'^Sâint-Cyr le 7 brumaire (29 octobre), ma;i s tu jugeras
qu'ayant été dé service toute la semaine dernière, je n'ati pas dfe
moment à disposer en ta faveur. Enfin, M™® Adélaïde La.grange
a pris ma plac^ hier et me voilà libre pour' huit jours. Le
service consiste à être rendue chez la princesse entre midi et
midi et demi: Il faut recevoir lès visites jusqu'à quatre heures
et demie. Ensuite; je viens faim ma toilette du soir-. J'y retourne
le soir pour* rester ou accompagner^ la- prîncesse si elle- sort.,
Voilà nos occupations de tous les jours; je te laisse' à en
juger.
«J'ai vuf chez M"»® Murât, M'"^ Olivier (1) qui y a été présèn-
(1) Marie-Annè Larftbert épouse eh- 1189' Jèaïï-Jact'^ues' Olivier, général de
division du 22 mai 1799, mort ea 1813. La iille aînée du générai Olivier épousa
le ûls du général comté' d« Ilogendorp, aide de camp de l'Empereur et Légataire.
284 REVUE DES DEUX MONDESii
tée par la genorale Pille ainsi que sa fille aînée (1). J'y ai vu
mesdames Lambert et Pannelier qui m'ont chargée de te dire
mille belles choses. M"'^ Petiet a enfin pris sur elle de me faire
une visite. Elle me la fit vendredi au soir et, samedi, nous
dinàmes ensemble chez la princesse. Le soir, on fit de la musique
et on valsa un peu. On saute à présent beaucoup. Depuis que
nous avons quitté Paris, la danse a totalement changé. Ce sera
des nouvelles leçons que tu auras à prendre, mais tu seras
bientôt au fait. Isidore m'a bien priée de te dire qu'elle ne t'a
point oubliée et qu'elle t'aime toujours de tout son cœur. C'est
aujourd'hui jeudi et jour de cercle et tu penses qu'il faut que
je m'y trouve.
« Le Couronnement est renvoyé au 15 frimaire et beaucoup
croient qu'il n'aura lieu qu'à Noël. On m'a dit que M. de
Melzi (2) devait venir au couronnement. »
On pense bien qu'avec l'existence qu'elle mène, M™* Saint-
Cyr a dû quitter Maisons. Elle a pris un appartement au Grand
Hôtel du Nord, rue Richelieu. Elle écrit le 44 brumaire (5 no-
vembre) : « C'est aujourd'hui [lundi] que je reprends mon
service. C'est le jour de grande représentation. Tu devrais ces
jours-là faire toilette et t'imaginer être à côté de moi à faire
les honneurs. Tel est notre emploi. Je suis allée à Saint-Cloud
jeudi dernier parce que je reçus un billet de l'État-major qui
nous avertissait que l'Impératrice recevrait, à huit heures et
demie, les dames des généraux qui avaient déjà eu l'honneur
de lui être présentées. Elle fit le tour des deux salons qui étaient
pleins de monde, dit un mot à chacune ^et se retira dans ses
appartemens à neuf heures un quart. Voilà tout l'emploi de ma
semaine. »
Le 21 brumaire (12 novembre), on est enfin fixé sur la
date de la cérémonie. « On dit, écrit M™^ Saint-Gyr, que le
Couronnement doit avoir lieu le 11 prochain. L'ordre pour les
généraux est parti hier. Ils doivent être à Paris le 7. Tu vois
qu'on ne leur donne pas le temps de délibérer. Au reste, je crois
que sur qui que ce soit que le sort tombe, leur empressement
prouvera combien ils désirent se trouver à une cérémonie qui
ne se voit pas tous les jours. Le général Murât me demande
(1) Louis-Antoine Pille, commissaire des guerres en 1767, volontaire en 1790,
général de division en 1795, mort en 1828.
(2) Vice-président de la République italienne, plus tard duc de Lodi.
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 2.85
sans cesse si Charpenlier ne vient pas. Il doit en savoir plus
que moi et ton mari aussi.
« C'est encore lundi aujourd'hui et cercle, par conse'quent.;
Nous avons eu, samedi dernier, la présentation des ambassadeurs
chez la princesse Caroline. A midi, nous étions toutes parées.
J'ai vu aussi dans la semaine la princesse Louis qui me demande
toujours très obligeamment de tes nouvelles. M*"® Mathieu est
auprès de M'"^ Joseph (1) ce que je suis près de M"'^ Murât.
On fait en ce moment, dit-on, un livre d'étiquette, il est attendu
avec impatience par chacun pour savoir ce qu'on a à faire...;
« Il n'y a point de nouvelles ici dignes de toi. Il existe le
luxe le plus recherché sur les étoffes de la saison, et surtout les
garnitures en blonde très haute sont très à la mode; les blondes
ont remplacé les tulles pour les manches et le tour de la gorge.
Du reste, les tailles sont toujours courtes et les robes lacées
derrière. »
Du 23. — « J'ai été avant-hier, dans un cabriolet mené par
Saint Cyr, à Villiers, voir Achille (2), qui a repris ses attaques
d'épilepsie, qui a été fort mal, et qui n'est pas encore bien ! Le
soir, je me rendis au cercle, il fut très brillant. Demain, nous
avons une réception d'ambassadeurs chez notre princesse;
ainsi tu vois que, sans être de service, souvent, je me trouve
obligée d'être là. »
En effet, — et l'on ne peut dire que ce soit là une siné-
cure. uTu as vu par mes précédentes, écrit-elle le 28 brumaire
(19 novembre), l'emploi de mon temps dans mes nouvelles
fonctions, et, comme cela se répèle de huit jours en huit jours,
j'ai pou de momens à moi ; mais je crois et j'aime à croire que
bientôt notre service ne sera pas aussi assujettissant. Cela dé-
pend du nombre. Nous devons être quatre et nous ne sommes
encore que deux. On dit que M™^ Saint-Martin, femme de l'an-
cien préfet de Verceil, va être des nôtres.
(( Tu veux des On dit. Eh bien ! on dit qu3 l'Empereur part
mercredi prochain pour Fontainebleau, où il recevra le Pape,
et qu'il sera marié devant l'Eglise, ne l'étant pas (3). On ditque
(1) La princesse Joseph Bonaparte.
(2) Achille Murât, né en 1801, mort en 1847, fils atné de Joachim Mural et do
Caroline Bonaparte.
(3) Ceci montre que la situation était connue et que l'on comptait fort Lien que
le mariage aurait lieu.
286 REVUE DBS DEUX MONDES.i
les princesses^iront aussi à Fontainebloau ; j'ignore si, comme
(lame de semaine, je serais du voyage s'il se faisait. On dit
qu'Isidore doit se marier avec le frère du colonel Colbert (1).
Tout ce que je sais, c'est qu'on voit partout le mari, la femme,
la fille et le benêt de lîls. Ils sont tous montés sur leurjs grands
chevaux (tu sais ce que cela veut dire en parlant d'eux), et jelcs
ai plante's là. On ne parle pas de mari pour M^'^ de Luçay. Je
vois assez souvent, aux cercles de M°" Murât, M"^ Garda nne (2),
d'une grande élégance et accostée tantôt de M"* Saint-Martin et
tantôt de M"* Regnault de Saint-Jean d'Angely (3). Celle-ci est
toujours aussi minaudière que par le passé.
K Le général Murât me dit hier : « Ma foi, si Charpentier veut
venir, il ne tient qu'à lui : pour peu qu'il eft témoigne le désir
au maréchal Jourdan (4), il est sûr d'être choisi. »
Voici qu'à présent on entre dans la période des fêtes, et
M"® Saint Cyr ne paraît point très empressée. Elle écrit le
7 frimaire (28 novembre) : « Nous avons, pour les trois der-
niers jours de cette semaine, des présentations sans fin :
demain, jeudi, MM. de Cobentzel (5) et de Lima (6). Après-
demain, toutes les ambassadrices et étrangères parmi lesquelles
se trouvera M"* de Knobelsdorf (7), que nous appelions, à Cons-
lantinople, M""* de Prusse, et, samedi, deux princes. Le Pape
et l'Empereur arrivent à midi aujourd'hui. Tous les préparatifs
pour le Couronnement se font. Les illuminations des Tuileries
seront superbes si le temps est beau, ce dont je doute, car celle
nuit, il est tombé beaucoup de neige. J'ignore encore si je scîai
de semaine dimanche prochain. Si Mesdames Saint-Martin et
Lambert sont nommées, j'éviterai le cortège ce jour-là, car nous
(1) Louis-Pierre Alphonse de Colbert Ghabanais fut baron de l'Empire, géné-
ral de brigade en 1814, général de division en 1837; il était frère d'Auguste-Marie-
Prançois, marié à M"" Ganclaux, tué à Gaballos (Espagne), le 3 janvier 1809.
(2) Anne-Henriette Groze de Lincel, mariée à Glaude-Mathieu Gardanne, géné-
ral de brigade, aide de camp de l'Empereur.
(3) Laure Gliesnon de Bonneuil, mariée à Michel-Louis-Étienne Regnault (de
Sàiiit-Jean d'Angely), député, ministre d'Etat, etc., proscrit par la Restauration.
(4)11 a remplacé Murât. dans le commandement des troupes françaises station-
nées dans la République italienne.
(5) Le comte Philippe de Cobentzel, ambassadeur de S. M. l'empereur
d'Allemagne et d'Autriche.
(6) M. de Lima, ambassadeur de S. A. R. le prince Régent de Portugal.
(1) M. de Knobelsdorf, ministre de Prusse près la Porte, sous le règne de
Frédéric-Guillaume H fut chargé par son souverain, en septembre 1806, d'une
mission près de l'Empereur.
DU CONSULAT A l'eMPIRB. 287
irons à Notre-Dame; sinon, j'assisterai à l'aller et au retour.
«On dit que, dans le Pie'mont, on a volé le fourgon du Pape,
qui contenait des choses très précieuses pour l'Empereur,
l'Impératrice et la famille. Je te donne autant de nouvelles qu'il
est possible. J'ai mon habit de cour tout prêt à mettre, fait par
M'^^Germond et qui va à merveille, mais cette queue de velours
de deux aunes trois quarts de long est d'une pesanteur terrible.
Cela force à se tenir droit. Ainsi, le jour du Couronnement, tu
me vois habillée et coiffée avec mes coquilles blanches, d'après
les conseils de la princesse Caroline. Je fais du collier le ban-
deau; dans les bandeaux je trouve un peigne et un collier. Tout
cela remis à neuf sera très bien. Je fais faire une seconde queue
de salin bleu, brodé en paillettes, fausses bien entendu. Celle-ci
sera pour les petits jours. »
Enfin, voici les détails de la cérémonie : « Par mes lettres
de la semaine dernière, écrit M"'^ Saint-Cyr, le 15 frimaire
(6 décembre), je te donnais les détails de tout ce que nous
avions à faire jusqu'au dimanche, et cela s'effectua comme je
te l'avais dit; mais le dimanche a été pour moi une journée
terrible, quoique j'aie été dispensée d'être du cortège parce que
M"''^ Murât obtint, la veille au soir, de l'Empereur la nomina-
tion de M""^ Sainl-Martin, et elle commença tout de suite son
service, qui durera jusqu'à samedi soir prochain. Enfin, pour
en revenir à moi, il faut te dire que nous devions être specta-
trices. Il fallut être rendue à la tribune qui nous était destinée
à huit heures du matin. Il faisait un froid excessif. Je me
levai à cinq heures; je me lis coiffer à cinq heures et demie. Je
ne me mis point en costume, parce que c'était très inutile.
Nous fûmes donc à Notre-Dame à huit heures, M""^ de Lagrange
et moi. Nous y sommes restées' jusqu'à la fin de la cérémonie,
qui a duré jusqu'à trois heures et demie. Tout a été superbe;
mais je n'ai pas une plume assez exercée pour te donner tous
les détails du Couronnement, et je te renvoie à la lecture des
journaux, qui sont très exacts pour le cérémonial. Je ne fus
rendue chez moi qu'à cinq heures. Je n'avais rien pris de la
journée, et j'étais si gelée et si fatiguée que je n'eus pas le cou-
rage de sortir le soir pour voir les illuminations. Le lundi a
été tout entier au peuplé. Le mardi, il y a eu repos. Hier, on est
allé dans le même ordre au Champ de Mars, pour distribuer les
aigles et recevoir le serment des troupes; je n'y ai pas été. On
288 BEVUE DES DEUX MONDES.1
parle d'une fête donnée à l'Empereur pour dimanche prochain.
C'est moi qui serai de service. En voilà bien long sur ce
chapitre.
« J'ai attrapé un bon rhume de cerveau. S'il me tombe sur
la poitrine, j'en aurai pour tout l'hiver. J'ai oublié de te dire
que nous avons accompagné la princesse, vendredi dernier, chez
le Pape. Il ne nous a pas donné de chapelet. »
Peut-être a-t-il manqué là une occasion de convertir ces
dames, car pas une fois, dans les lettres de M™® Saint-Cyr à sa
fille, il n'est question de morale, de culte ou de religion et
pour la nièce d'un évêque, même constitutionnel, cela est peu.
«
* m
Il faut attendre au 28 frimaire (19 décembre) pour que la
conversation reprenne, u J'étais de service la semaine dernière,
écrit Armande, et toutes mes journées ont été employées de
manière à n'avoir pas un moment à moi. Voici comment : le
lundi nous eûmes une réception de tous les princes étrangers, et
pour cela il fallut être prête, c'est-à-dire parée à midi. Nous fûmes
sur nos jambes jusqu'à cinq heures. Nous dînâmes à la hâte et,
à sept heures, j'accompagnai la princesse Caroline aux Tuileries;
je rentrai chez moi à onze heures. Le mardi, il n'y eut rien
d'extraordinaire, mais je restai là toute la journée. Mercredi, je
m'y rendis le matin comme de coutume ; le soir, nous fûmes toutes
ensemble au bal du ministre de la Guerre. Les princes et prin-
cesses Joseph, Louis et Caroline y furent. Ce bal a été superbe;
il n'y manquait que ma bien-aimée. Il dura fort tard et nous
ne nous retirâmes qu'à trois heures du matin. Le jeudi, je dînai
avec ma princesse et toute la famille chez le prince Joseph, au
Luxembourg. Le vendredi, il a fallu être prête et parée à midi,
pour être présentée à S. M. l'Impératrice comme attachée à la
princesse Caroline. Les présentations sont courtes, et, dans le
peu de temps que j'ai eu à lui parler, c'est de toi qu'elle m'a
entretenue. Elle m'a demandé de tes nouvelles, si tu te plaisais
en Italie, si tu ne reviendrais pas, etc. Le soir, il y avait, chez
jyjme Murât, soirée et bal donné à l'Empereur. Il y vint effective-
ment, il dansa une contredanse et se retira à dix heures. Après
quoi on soupa, on dansa jusqu'à minuit et peu à peu chacun
défila, et je me retirai chez moi à une heure. Le samedi, je
n'eus qu'à me rendre chez la princesse où je restai jusqu'à
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 289
dix heures et demie du soir. Dimanche, j'étais malade, et je dis
heureusement : cela m'a dispensée d'être de la fête de l'Hôtel
de Ville; la voilà passée. Demain, il y a bal chez le ministre de
la Marine. J'irai ce soir prendre les ordres de M"'® la maréchale.
Samedi, tous les généraux donnent à dîner aux princes et aux
grands dignitaires de l'Empire; vaudeville et bal à la suite.
« Je te conseille d'économiser sur ta pension pendant que tu
e? en Italie, car ici tout ce qui est objet de luxe est d'une cherté
affreuse, et vingt-cinq louis par mois à Paris, pour peu qu'on
veuille être un peu au courant de la mode, vingt-cinq louis,
dis-je, sont bientôt passés. On m'a dit qu'à présent M""^ la maré-
chale dépense par mois, pour sa toilette, trente mille francs (1),
et cela ne m'étonne pas. C'est une recherche incroyable, des
broderies de tous les genres, de toutes les sortes, etc.
M™^ Saint-Gyr est si fort occupée que sa correspondance
languit et qu'elle reste parfois une semaine sans écrire. « Tu
sauras, écrit-elle le 5 nivôse (26 décembre), que les grands
plaisirs de Paris commencent à se ralentir. Il y eut jeudi der-
nier le bal du ministre de la Marine, qui fut très beau, très
nombreux et très brillant. Les princesses Louis et Caroline
ouvrirent le bal par une seule contredanse. Ces dames ont
défense de l'Empereur de valser et, à leur grand regret, elles se
sont abstenues. Ce soir, il y a bal chez Eugène. Je l'ai vu un
moment hier chez M"*^ Murât, il m'a demandé de tes nouvelles.
(( C'est encore M™* Récamier qui a emporté la pomme au bal
du ministre de la Marine. Je ne t'ai pas raconté l'événement
arrivé àM""^ Saint-Martin, notre collègue, au bal du ministre de
la Guerre. En valsant, elle est tombée tout de son long à'ia
renverse et son cavalier avait les pieds si bien engagés dans les
jambes de sa dame qu'il ne pouvait parvenir à la relever. Tu te
doutes qu'une grande partie du monde s'est mise à rire, je n'ai
pas été la dernière, mais cela a valu à M'"^ Saint-Martin une
forte réprimande de la part de la princesse Caroline ; elle lui a
dit qu'elle était trop coquette, etc.
«... Nous avons déjà un froid bien rigoureux. J'ai fait faire,
pour sortir à toutes les heures du jour, une robe de velours noir
sans garniture, faite en spencer, à manches en amadis, et, avec
(i) L'Empereur accordait à la princesse Caroline, comme traitement annuel,
240 000 francs; mais, de plus, il lui faisait des gratiflcalions, comme, par l'ordre
du 10 nivôse an XIII, une de 200 000 francs.
TOME XLII. — 1917. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
cela, je brave toutos les inlompe'ries delà saison. C'est d'autant
plus commode que je peux la garder le soir si je n'ai point à
faire de visites d'étiquette... »
Encore quinze jours sans lettre et l'on ne peut penser qu'il
y en eût d'égarées. Pourtant, le premier jour de l'an 1805 s'y
trouve compris. Il faut croire que l'usage de le souhaiter en
famille n'était pas encore revenu, mais il était en route : « J'ai
été de service toute la semaine dernière, écrit M"'® Saint-Cyr le
20 nivôse (10 janvier), et elle a été si employée que je n'ai pas
eu un moment à moi pour t'écrire. Il y eut, le jour de l'an, un
cercle aux Tuileries qui a été très beau. Toutes les femmes en
robe de cour et tous les hommes en uniforme de leur charge
ou grade. Il y avait neuf cents personnes invitées et les parties
de jeu, rangées dans la grande galerie, faisaient un très beau
coup d'œil. La veille, qui était le lundi, je dinai chezM^^Duroc,
qui est toujours gentille et qui me demanda de tes nouvelles.
Le reste de la semaine, je l'ai passé chez ma princesse. Dimanche,
nous l'avons toutes accompagnée au bal qu'ont donné MM. les
maréchaux d'Empire à l'impératrice Joséphine. Tu as sans
doute lu les détails de cette fête dans les journaux : ils n'ont
rien dit de trop, car tout le monde s'est accordé à dire que c'est
une des plus belles qui se soient données depuis longtemps.
L'Empereur et l'Impératrice se retirèrent a minuit et les prin-
cesses Louis et Caroline une demi-heure après, mais je ne
pus me retirer qu'à quatre heures, parce qu'il me fut impos-
sible d'avoir ma voiture. Nous étions toutes en robe de cour et
les danseuses quittèrent leur queue. Lundi, mardi et mercredi
j'ai dormi jusqu'à midi. Ensuite, je me brode une robe de
percale en coton blanc, ce qui m'amuse beaucoup. Mon dessin
est une guirlande de groseilles : le fruit est en nœud et les
feuilles au passé. Elle sera très jolie, mais c'est un ouvrage de
patience. Quand tu feras broder à Milan des robes, il faut que
tu expliques à la brodeuse que la broderie doit être bombée et,
pour cela, sous le point au passé, il faut faire une première
broderie. Il faut une doublure enfin, qui forme une broderie
mate. J'imagine que tu me comprends. Tu sauras que l'on
porte beaucoup de plumes en parure. Il n'y a qu'avec les fleurs
qu'on n'en mette pas.
« Il paraît qu'on s'occupe beaucoup en ce moment du gou-
vernement d'Italie. On dit que Joseph va être roi de Lombardie,
DU CONSULAT A l'eM^PIRÉ. 291
le maréchal Bernadotte général en chef de l'armée et Mathieu,
— le nôtre, — ministre de la Guerre. Ce ne sont que des on-dit
dont une partie pourra bien.se réaliser.»
Six jour^ après, le 26 nivôse (16 janvier) : « Dimanche, nous
avons eu grand cepele aux Tuileries^ à la fin duquel, suivant
l'usage, rimpératrice a fait sa tournée. Quand mon tour est
arrivé, elle m'a demandé de tes nouvelles, si tu n'étais pas
enceinte et, m'a-t-elle ajouté^ Constance me doit un filleul.
« Lundi, nous passâmes, M"'^ Adélaïde et moi, une partie de
la matinée chez notre princesse. Elle eut assez de visites le
matin et comme elle avait donné congé à la dame de service,
elle nous chargea de faire les honneurs. Le soir, nous nous ren-
dîmes toutes chez elle en habit de cour pour la fête du Corps
législatif. Le local n'était pas disposé pour recevoir une si
grande affluence <le personnes, de sorte qu'on y étouffait, et
l'Empereur, l'Impératrice et toute la Cour se sont retirés de très
bonne_ heure, c'estrà-dire à dix heures. Hier, j'ai, dîné chez Ma-
rescalchi (1) pour la première fois depuis mon retour. Il nous a
très bien reçus. Il y avait en femmes M'"* de Gallo (2) et deux
autres : une duchesse allemande et une princesse espagnole.
J'étais à table entre Gaprara (3) et le prince Giustiniani (4). Ce
dernier m'a dit avoir passé une soirée très agréable chez toi, il
y a environ un mois» Caprara qui avait fait ma conquête à
Milan n'est plus dans mes faveurs, il souffle comme un bœuf.
Aujourd'hui,, bal à l'Empereur chez notre princesse Caroline;
nous faisons toutes les honneurs. Je serai habillée en robe de
mousseline lamée qui m'a été donnée pour mes étrennes et
coiff'ée avec du velours cerise et de la même mousseline que ma
robe, j'auraiiavec cela deux plumes blanches. Te voilà bien au
courant, j'espère, de toutes mes actions, jamais compte rendu
n'a été plus fidèle. »
Constance, elle aussi, tient sa mère au courant de tout ce
qu'elle fait et de ce qui lui arrive ; la voici enceinte pour la
seconde fois, et M'"^ Saint-Cyr en.: est Irés' occupée. Cependant
elle continue son existence agitée et quand ses journées et ses
(1) Ferdinand Marescalchi, minisire des Afl'aires étrangères du royaume
d'Italie, en résidence à Paris.
(2) La signora Maddalena Mastrillo, marquise del GallO, femme du ministre
de Naples à Paris.
(3) Grand-écujer de la couronne d'Italie, neveu du cardinal.
(4) Léonard Giustiniani, comte de l'Empire en 1810 (1759-1823.)
292 REVUE DES DEUX MONDES.:
soirées ne sont pas aussi remplies, elle est tentée de s'en
plaindre : « J'ai fait tristement toute la semaine dernière, écrit-
elle le 9 pluviôse (29 janvier), parce que M™® Caroline a été
malade et que, par cette raison, elle n'est pas sortie. J'ai donc
manqué un bal chez la princesse Louis mercredi et le petit
concert des Tuileries le samedi; le même jour, j'étais invitée
à dîner chez M'"^ Soult, mais j'étais un peu incommodée, de sorte
que Saint-Cyr m'a excusée. J'ai aussi manqué le grand cercle
des Tuileries dimanche. Petit père m'a dit qu'il avait été très
beau et surtout brillant de diamans. Toutes les femmes en
avaient. Je suis encore restée toute la journée au coin de mon
feu et tu dois juger combien j'étais heureuse, sachant le prix
que j'attache à ma liberté. Mais aujourd'hui il n'en est pas de
même : je dîne chez une puissance, chez Gambacérès. J'y ferai
bonne chère, mais je m'y ennuierai. On n'y reste pas longtemps.
De là, je ferai des visites. Pendant ma semaine M""^ Murât a
fait habiller la poupée tant promise. Je l'ai, je vais la faire
emballer et à la première occasion je te l'enverrai : tout cela
te servira de modèle pour les robes de cour, car, d'après les
bru'its publics, il y aura bientôt un roi et une reine en Italie, à
Milan; il paraît sûr que ce ne sera pas Joseph. Le Pape part
de Paris du 10 au 15 février et l'Empereur quinze jours après.
On ne parle plus de guerre et j'espère que Charpentier est a peu
près rassuré à ce sujet. Je suis bien aise de voir que, dans ce
cas, il était résolu à te renvoyer chez nous. Le maréchal Murât
prétend qu'il l'a tout à fait oublié. Il dit qu'il y a un siècle
qu'il ne lui a écrit. Notre princesse s'occupe du mariage
d'Isidore; c'est un secret que j'ai deviné, mais j'ignore encore
quel sera l'heureux mortel. Je ne le saurai que quand ma
semaine sera revenue. »
C'est à présent M™* Charpentier qui, par ses retardemens à
écrire, cause à sa mère des inquiétudes qui préparent à un peu
d'aigreur. M™^ Saint-Cyr écrit le 20 pluviôse (9 février) : « Une
chose très extraordinaire, c'est que ce n'est pas moi qui donne
de tes nouvelles, ce sont les étrangers qui par les plus grands
hasards du monde me procurent l'avantage d'en savoir. Avant-
hier, ayant rendez-vous chez l'Impératrice, nous y trouvâmes
le maréchal Jourdan, il nous dit qu'il recevait souvent des
DU CONSULAT A l'eMPIRÉ. 293
nouvelles de Charpentier et que tu étais bien. Hier, étant en
visite chez là princesse Caroline, j'y ai rencontré M""® Campan
à qui M. Toinon (?) avait parlé de toi. Voilà comme de temps en
temps j'attrape quelques mots te concernant...
« Je t'ai envoyé par la messagerie une poupée tout habillée en
costume de cour. Ce sera ton modèle si l'Impératrice va à Milan.
C'est M™^ Murât qui l'a fait faire exprès. Tu devrais prendre
ton courage à pleine main et écrire à la princesse pour la féli-
citer de la nouvelle dignité que l'Empereur vient de conférer
à son mari. Il est à présent Altesse sérénissime (1). M"^ Lambert
est enfin des nôtres. Elle a été nommée samedi et est entrée de
service dimanche. Cela me donne trois semaines de repos.
L'aumônier est aussi nommé. C'est M. l'ai-chevêque de Barrai (2),
frère du nôtre (3j. Toute la maisonnée est invitée à diner
demain, pour faire connaissance apparemment.
Les plaintes continuent avec un peu plus de vivacité, et
les lettres s'abrègent.^ Le 27 pluviôse (16 février) à la fin,
M'"« Saint-Cyr écrit : « Je t'en veux: de ton excessive paresse,
j'espère bien qu'en carême tû voudras bien faire pénitence et,
par cela même, m'écrire très souvent. Pour moi, je ne m'aper-
çois pas trop de la différence de ces deux différens temps de
l'année. Je me suis reposée trois semaines et demain je com-
mence mon service de toute là semaine. La princesse ne se
presse pas d'accoucher, mais elle ne peut plus aller dans le
monde. Elle ne sort que pour aller se promener au ci-devant
bois de Boulogne, car il n'existe plus puisqu'il est tout en allées.
Une autre nouvelle, c'est que M""^ Tallien se marie et, avant de
recevoir ce nouveau sacrement, elle s'est jetée aux pieds du
Pape pour lui demander sa bénédiction (4). Bien des personnes
ont paru étonnées de cette ferveur religieuse, mais quelqu'un
qui la connaissait sans doute plus particulièrement assura que
(1) s. A. S. Mgr le maréchal Nlurat, grand-amiral. 12 pluviôse an XIII
(1" février 1805).
(2) Louis-Mathieu de Barrai, sénateur, archevêque de Tours, né à Grenoble, le
20 août 1746, fut après le divorce aumônier de l'impératrice Joséphine.
(3) Le frère de l'archevêque est Joseph-Marie, député au Corps législatif, premier
président de la Cour impériale à Grenoble. 11 avait épousé M"' de Tencin et était
le propre beau-frère de M°" de Barral-Beauharnais.
(4) Marie-Jeanne-Ignace-Thérèse Cabarrus, mariée le 3 août 1805, à François-
Joseph-Philippe de Riquet de Caraman, qui fut prince de Chimay, par diplôme
du roi des Pays-Bas, du 21 septembre 1824. Elle avait eu avant ce troisième
mariage sept à huit enfans, dont deu-x étaient légitimes.
204 REVUE DES DEUX MONDB3«
cette conduite (le M"** Tallien ne devait nullement surprendre,
car il l'avait toujours vua vivre enceinte. Tu donneras ces deux
calembours à deviner^ Tels q.u'ils sont ici, ils ne sont que pour
toi. »
Et voici l'orage. Elle écrit le 9 ventôse (28 février) :
« Quoique je sois fondée- à croire qui il suffit, que je vous donne
des conseils, à ton mari et à toi,, pour que vous ne les suiviez
pas, cependant il y a des devoirs à remplir dans la vie, que (dont,)
dans quelle passe où l'on se puisse trouver, rien ne peut dis-
penser, et ton mari est dans ce cas-là vis-à-vis du général
Murât. Charpentier ne cessait de me dire pendant le séjour que
j'ai fait à Milan qu'il lui avait des obligations infinies concer-
nant son avancement militaire et son accroissement de fortune.
Gomment se fait-il que, dans une circonstance aussi flatteuse
pour le maréchal Murât, au moment où il est porté où se bor-
naient ses vœux, au moment, dis-je^ où le sénatus-consulte le
fait prince, Charpentier soit le seul qui ne lui donne pas une
marquede souvenir? Je sais à n'en pouvoir douter qu'il en afait
la remarque et qu'il y est très sensible. On peut être content
de son sort, n'avoir plus d^ambition, mais je crois que, dans la
société, il ne faut jamais oublier les procédés et ne jamais
manquer aux égards et à la reconnaissance qu'on est en droit
d'exiger de vous. Voilà mon mot, faites-en ce' que. voudrez. »
Il faut croire que celte fois M""* Saint-Cyr avait été prévenue
par son gendre et que Murât ne l'avait point mise au courant.
Le 25 pluviôse (14 février), Charpentier avait écrit à Mùrat qui
répondit à sa lettre de félicitations lell ventôse (2 mars )(1), deux
jours après que M""* Saint-Cyr eut envoyé cette leçon à-sa fille.
Au reste, le flot passé, elle ne s'arrête pa.S; et elle arrive aux
nouvelles : « Nous avons eu samedi dernier, écrit^elle, un bal chez
M'"® Soult où ont assisté l'Empereur et l'Impératrice, les princes
et princesses Louis et Murât et les maisons de l'Impératrice et
des deux princÊfiïses. Le bal a été très joli. Dimanche, petit- bal
chez notre princesse, Il n'y avait que M""^ Louis et sa maison,
M'"''" Savary, Bernadotte, Marel (2), Lavalette (3), Petiet, Isidore
(1) Murât, Lettres, m, 34ft, n» 1817.
(2) Marie-Madeleine Lejeas, mariée le 21 mai 1801 à Hugues-Bernard Maret,
secrétaire d'État, ministre, etc., alors âgé de 38 ans, dame do palais de l'Impéra-
trice.
(3) Emilie-Louise de Beauharnais, nièce de Joséphine, mariée le 18 mai 1798
à Antoine-Marie Chamans-Lavaletle, dame d'atours de l'Impératrice.
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 295
et nous; il a dure jusqu'à une heure du matin; lundi, je me
suis donné pour la première fois la connaissance du bal
masqué de l'Opéra; j'étais en domino noir, mais le peu d'habi-
tude que j'en ai m'a fait n'oser parler à personne. Il m'a
beaucoup amusée ; je me suis retirée à quatre heures du matin.
« Le voyage de l'Impératrice est incertain depuis deux jours;
celui de l'Empereur esf très prochain.
« La même incertitude règne toujours dans les idées pour
savoir qui sera roi de Lombardie. Vous seriez bien étonnés si
on vous donnait le prince Eugène (1)... »
M""^ Saint-Cyr a été calmée par la lettre du général Ghar-
p.entier, elle ne parle plus de ses griefs contre sa fille. Elle s'en va,
malgré la saison, s'établir pour quelques jours à Maisons oîi elle
imagine de faire des travaux pour mieux vendre sa campagne.
De là, elle écrit le 22 ventôse (13 mars) : « J'ai eu hier la visite
de M'"^^ de Lagrange mère et fille. Elles arrivèrent à midi et
repartirent à cinq heures. Ma collègue m'annonça que M"'" Murât
avait grande envie de revenir sur le congé qu'elle avait promis
de me donner, lorsque j'en voudrais faire usage, parce que
M'"^ Saint-Martin venait d'en demander un aussi pour aller voir
sa famille et chercher ses enfans en Piémont. La princesse
trouve que deux dames absentes en même temps, c'est trop ;
comme je suis de semaine dimanche, Saint-Cyr traitera cela
pour l'avantage de tous. On dit toujours que le voyage de
l'Empereur est retardé. Ce qui le prouverait, c'est que l'on parle
de deux cercles, un dimanche procha,in et l'autre le dimanche
faisant quinzaine. A ce dernier, les robes de velours ne seront
pas admises,
« Les darnes qui doivent accompagner l'Impératrice sont
désignées :cesontd'abcrd]Vl"-°deLa Rochefoucauld, M'^'^^d'Arberg
et M'"^' de Serrant (2), M'"'^ Lannes (3) et Savary iront avec
leurs maris, mai§ non pas comme étant de service. Tu verras
au moins une des tes anciennes camarades. J'imagine que tu
auras le temps de me dire si tu veux que je t'envoie une robe
(1) Vice-roi d'Italie le 1 juin 1805.
(2) Charlotte-ÉlisabeUi-Marie de Rigaud de Vaudreuii, veuve du conventionnel
dlzarn de Fraissinet, mariée en 1795 à Anloine-Joseph-Philippe de Walsh de
Serrant, maréchal de camp en n84, danie du palais de l'impéralrice.
(3) Louise-Antoinette-gcolastique Guéhéneuc, mariée le 15 septembre 1800 au
général Jean Lannes. divorcé de Jeanne-Jacqueline-Barbe Méric, dame du palais
de l'Impératrice.
296 REVUE DES DEUX MONDES.
de cour brodée ou non. C'est une dépense trop considérable
pour que je prenne sur moi de la faire faire h. ma fantaisie :
ma queue de velours et la robe de satin blanc, la broderie seule
de ces deux objets a coûté 1 400 francs. M"'' Lolive m'a dit que
celle de printemps se faisait en taffetas moiré.
« As-tu coupé tes cheveux.»^ Tu ne m'en as plus parlé depuis
que je t'avais permis de l'en défaire? Comme tu serais aimable
si tu les avais conservés ! La dernière coiffure des jeunes femmes
comme toi, ce sont les cheveux bien séparés sur le front, un seul
crochet sur les deux sourcils, un rang de perles beaucoup plus
bas que la séparation des cheveux de devant et de derrière,
lequel rang de perles va se perdre dans le chou derrière. Telle
était la coiffure des dames Duchàtel (1), Savary, etc., dans les
derniers bals. Elle leur allait très bien. Les robes étaient en
crêpe blanc; un ruban pouponné en bas, ensuite trois rubans
blancs satinés prenaient du côté gauche jusqu'au bas de la robe
du côté droit, à trois doigts de distance les uns des autres, et à
chaque ruban, en bas, un bouquet, ou des roses, œillets, horten-
sias, etc. C'était simple et joli. D'autres avaient des corsets
brodés sur toutes les coutures en argent et les basques à dents
de loup. C'est un journal de modes que je t'envoie; j'espère que
tu seras contente de moi... »
A présent, c'est M""^ Saint-Cyr qui n'écrit paé, mais où en
trouverait-elle le temps? « J'ai eu, dit-elle, le 5 germinal
(26 mars), ma semaine à faire et dimanche nous avons assisté
a la cérémonie du baptême du dernier fils de la princesse Louis,
à la suite duquel il y a eu diner, spectacle, — on joua Athalie,
— et cercle. Enfin nou> fûmes invitées pour quatre heures à
Saint-Cloud et nous n'en sommes sorties qu'à minuit et demi.
Ma santé se soutient passable. J'ai eu dimanche la visite de
M. de Caprara qui venait me demander mes commissions pour
toi... C'est à lui que je compte remettre celle-ci. »
Aussi, est-elle brève ; mais elle se dédommage quatre jours
après, le 9 germinal (30 mars), où, de Maisons, elle donne <( les
détails de tout ce que j'ai fait, écrit-elle, depuis le dimanche au
matin 26 ventôse (2), où je recommençai ma semaine auprès de
(1) Marie-Anloine-Adèle Papin, mariée en 1802 à Charles-Jacques-Xicolas
Dachatel, directeur général des Domaines, âgé de 40 ans, dame du palais de
l'Impératrice.
(2) n mars.
DU CONSULAT A l'eMpIrÊ. 291
la princesse. Je la vis peu ce jour-là et je la quittai de bonne
heure pour faire ma toilette, diner et me rendre à Malmaison
oii j'étais invite'e au spectacle. C'étaient deux vaudevilles
charmans, à la suite desquels il y eut un petit ballet de cir-
constance, oîi dansèrent Vestris, Duport, M™^ Gardel, etc. (1).
Après le spectacle, on nous fit passer dans la galerie où l'Empe-
reur fit sa tournée et bientôt après l'Impératrice. Elle me dit :
« Comment se porte M™^ Charpentier, je vais la voir, vous
voudriez bien être du voyage, » etc., et nous revînmes à
Paris.
« Lundi, je me rendis comme à l'ordinaire à mon poste.:
jyjme Murât se tint quelque temps dans notre salon et, dans un
moment où nous étions tête à tête, elle me dit : Le général
Charpentier s'est séparé de M. Vautré (2). Je lui répondis que
toi ni lui ne nous en aviez parlé et que je savais qu'effective-
ment il était à Paris. Alors, elle me dit : Sûrement, il est ici,
et le général, en le renvoyant, lui a dit qu'il était bien fâché
de cette séparation, mais que sa femme ne pouvait pas le souf-
frir chez elle, et que c'était la seule raison qui les faisait se
séparer. Je répondis alors à M™^ Murât que cela m'étonnait
beaucoup, parce que tu ne te mêlais en rien de ce qui regardait
le service et, à plus forte raison, de ce qui regardait les aides
de camp de ton mari. Elle insista alors fortement en me ré-
pétant que c'était absolument toi qui l'avais voulu. Je finis
par lui dire que, si cela était, il était sûr aussi que tu avais
eu de fortes raisons pour l'exiger. J'ai su, depuis et d'ail-
leurs, que M. Vautré a dit de ton mari et de toi toutes sortes
de faussetés. Il parait très soutenu par le prince et la prin-
cesse. Il est fortement recommandé par eux au ministre de la
Guerre.
« Le mardi, je ne la vis presque pas; elle avait déjà quelques
douleurs; j'y passai la soirée ;'le mercredi je m'y rendis à onze
heures, elle était couchée; j'y retournai le soir et j'y restai jus-
qu'à onze heures, je ne la vis pas. Elle accoucha à quatre heures
(1) Ballet de Gardel à l'occasion de la fête de l'Impératrice, frais de représen-
tation 1 283 fr. 40.
(2) Le général Charpentier a pour aides de camp, en l'an XIII, Vautré, chef de
bataillon, Paitru, capitaine, Halry, capitaine (Ëtat militaire). Ce Vautré doit être
Victor Vautré, chevalier de l'Empire en 1810, marié vers 1811, à Françoise-
Antoinette-Benjamine Giovio, qui fut major en 1808, colonel du 9' de ligne en
1810 et retraité maréchal de camp honoraire en 1817, avec un titre de baron.
298 REVUE DES DEUX MONDES.i
du malin, du jeudi (1); le jeudi dans la journée, et jusqu'au sa-
medi au soir, je ne quittai pas ses appartemens que pour dîner
chez moi. Voilà comment j'ai passe ma semaine.
« Dimanclle, toutes les dames des princesses ont' été irtvi-
tées de se rendre, à quatre heures, à Saint-Cloud, pour assister
au baptême de Napoléon-Louis. Nous nous y sommes toutes
trouvées en habit de cour. Tu sais peut-être qu'on vient de
former la maison de Madame, mère de FËmpereur : M""^ de
FoTitanges, dame d'honneur (2) ; dames pour accompagner :
M'"'' de Saint-Pern (3), Soult, Davout (4) et Junot (5). Cette
dernière ne fera pas de service ; elle est à Lisbonne avec son
mari. Après le baptême, nous avons dîné a" une table dortt
M""^ de La Rochefoucauld faisait les honneurs. Nous étions
trente-six femmes : pas un homme à fable. Ensuite, nous
sommes allées dans le salon ordinaire de l'Empereur et de
l'Impératrice. On a annoncé le spectacle. Nous nous sortîmes
rendues dans la salle et nous nous sommes placées chacune
dkns les loges de nos princesses. 0n nous a" doYiné Athàlie.
Après le spectacle, il y a eu un feu d'artifice, et la journée a fini
à minuit et demi. Je suis revenue à Paris, n'en pouvant plus
du poids énorme de ma queue de velours. Lundi, nous avons
été souhaiter la fête à Mi^MMurat. Je l'ai vue mardi. Mercredi,
je complais venir coucher ici; mai^ nous reçûmes des billets
de spectacle pour Saint-Gloud, et nous y fûmes. Ou' y joua
Nicomède; je suis venue ici jeudi matin pour déjeuner, et me
voila.
« M""* Germond travaille à force à tes parures; voici ce dont
je suis convenue avec elle. Tu sais qu'elle fournit tout. Elle te
fera une robe de cour de taiîelas moiré', blanche, avec Une bro-
(1) De Louise-Julie-Garoline, née à Paris le 22 mars 18t)5, mariée le 25 oc-
tobre 1825 à Jules, comte Rasponi.
(2) Caroline Lefebvre, baronne de l'Empire en 1809', née en' 1761, avait été
mariée en 1782 à François vicomte de Fontanges, maréchal de camp en 1789,
lieutenant-général en 1815; il avait servi en Espagne pendant la Révolution.
M'" Lefebvre était parente des Beauharnais.
(3) Elisabeth Magon de la Lande, mariée le 14 décembre 1790 à Marie-Joseph-
Thérèse, vicomte de Saint-Pern, nommée dame pour accompagner Madame le
24 ventôse an XUI, morte au château de Pont le 6 septembre 1806.
(4) Louise-Aimée-Jùlie Leclerc, sœur des généraux Leclerc et belle-sceur de
Pauline Bonaparte, mariée léf^ 12 novembre 1801 à Loiiis-Nicolàà Dàvolit, alors
général de division.
(5) Laure-Adélaïde-Gonstance Saint-Martin de Permon, mariée en 1801 à
Jeau-Audoclie Junot, aide de camp de l'Empereur.
DU CONSULAT A L EMPIRE.
299
derie légère en or : ce n'est pas même un dessin. La robe de
dessous en tulle, brodée en or en plein, laquelle pourra te servir
de robe de bal en y ajoutant une ceinture brodée de même que
la robe, plus un lilet en or pour te coiffer. Tu auras deux robes
parées de moire, une robe garnie en chenilles blanches et en
lames, et une blantïhe, garnie en Heurs; ensuite, une robe de bal
en crêpe rose avec des bouffettes en taffetas rose parsemées de
paillettes d'argent. Aussitôt que ce sera prêt, je te les expé-
dierai. M™<= Savary emporte soixante robes; M"^ d'Arberg, une
quantité prodigieuse aussi ; mais il faut laisser faire ces dames.
J'ai aussi donné ta robe 'lamée à M""^ Germond. Elle la refera et
elle a dît qii'on ne portait plus de tunique, mais qu'elle
tâcherait d'arranger la tienne à la russe. Voilà tout pour le
moment.
« L'Empereur partira de Fontainebleau le 12, passera par
Troyes, Semur, Ghàlons, Màcon, Bourg, et arrivera à Lyon
le 22; il doit ètre'à Stupinii le 30. Parmi les personnes qui
l'acoompagnent, celles avec qui nous avons eu le plus de rap'
ports sont Gaulaincourt, Gaffareiti et Saint-Sulpice, écuyer de
l'Empereur. Ce dernier a été avec nous à Rayonne, et nous
avons conservé avec lui des relations d'amitié. Il doit être 'por-
teur d'une lettre de Saint-Cyr pour Gharpentier. »
*
* *
Comme Constance avance dans sa grossesse, M™^ Saint-Cyr
se décide à l'aller trouver. Faut-il penser qu'elle ait encore le
goût des fêtes du couronnement de Milan? En tout cas, elle
écrit le 19 germinal (9 avril) : a Saint-Cyr a écrit hier à ton
mari, ma très chère Constance, pour l'informer que je comptais
me mettre en route pour aller vous embrasser l'un et l'autre
le 2 ou le 3 du mois prochain. Il fait part aussi à Charpentier
de sa nouvelle destination. Ainsi nous partirons dans le même
temps, l'un pour le Nord, l'autre «pour le Midi. Je suis revenue
de Maisons jeudi. Depuis ce temps, je me suis rendue tous les
jours chez la princesse, parce qu'elle reçoit dej)uis trois heures
jusqu'à cinq heures et demie. Elle est aussi bien que possible
et compte se faire porter bientôt à Neuilly. Ma semaine com-
mence dimanche prochain, jour de Pâques. Si elle est encore à
Paris, je la ferai. Si elle est à la campagne, elle m'en a dis-
pensée, parce que, devant partir tous les premiers jours de la
300 REVUE DES DEUX MONDES*
semaine, j'aurais trop à faire pour pouvoir passer toute la
semaine cliez elle. Il est dans les choses possibles qu'elle fasse
le voyage d'Italie, lorsqu'elle sera remise. Si cela est, je repren-
drai mon service près d'elle tout le temps qu'elle resterait à
Milan, ainsi que M"'^ Saint-Martin qui part le 2 pour Turin.
Nous nous sommes promis de nous retrouver à Milan...
« Peut-être sais-tu ou ne sais-tu pas qu'il faut être présentée
à l'Impératrice et à l'Empereur et, pour cela, il faut en faire
la demande à la dame d'honneur, M™° de La Rochefoucauld.
Tu pourras t'adresser à M™^ Savary pour savoir si tu devras être
en robe de cour ou non, car il est très fâcheux ici, et il en sera
de même à Milan, de ne pas avoir de costume quand il le faut
et de l'avoir quand il ne le faut pas* J'ai vu hier Savary chez la
princesse. Il m'a dit devoir partir à la fin de cette semaine et il
m'a promis de se charger de ta robe de cour. Toutes les tiennes
seront prêtes ce soir. Une fois arrivée, que de choses nous
aurons à nous dire!... J'ai vu hier M"^ Rapp. Elle ne va pas en
Italie. Son mari part dans quinze jours. Tu ne verras pas,copime
je te l'avais annoncé, le général Saint-Sulpice, il retourne à
l'armée de Rrest pendant tout le temps que durera le voyage de
Leurs Majestés. Gomme je te porterai moi-même de mes nou-
velles, peu t'importent les personnes qui pourront t'en donner. »
M'"® Saint-Gyr comptait que, sa semaine faite, elle pourrait
partir et prendre sa route par Genève. Le 27 germinal (17 avril)
elle le pensait encore, mais elle se trouva retardée. Ge n'est
que le 11 floréal (1" mai) qu'elle se met en route : elle est à
Lyon le 6 mai a pour acheter des gants et des rubans, » et
voir quelques personnes, puis Ghàmbéry, Saint-Jean-de-Mau-
rienne, Lans-le-Bourg, Turin, Novare. Elle compte être le
lundi 23 à Milan pour dîner.
Si, à son retour d'Italie, au début de l'an XIV, elle ne
ramène pas avec elle M™^ Charpentier, celle-ci la suit de tout
près, car, durant la guerre que viennent de déclarer l'Autriche
et la Russie alliées de l'Angleterre, le général, qui est chef
d'état-major de l'Armée d'Italie, envoie en France sa femme.
D'abord, elle ira faire connaissance avec sa belle-famille
qui habite dans le département de l'Aisne les terres de Vaillyet
d'Oigny ; celle-ci dans la forêt même de Villers-Gotterets, celle-là
h trois lieues de Soissons, près d'un bourg où l'on trouve des
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 30 Î
ressources. Elle y vient passer quelques jours. Elle quille sa
mère le 3 oclobre (il vende'miairG) et celle-ci lui écrit de
Maisons le 5 et lui raconte son interminable tete-à-tête avec
un vieux voisin qui n'est supporté qu'à cause de ses quatre-
vingt-quatre ans.
« A cinq heures arriva M""* Devaux (1) qui me tira fort
heureusement de mon tête-à-tête. Nous dînâmes et, à six heures
et demie, j.e reçus deux lettres de M'"'^ de Beauharnais qui nous
invitait à diner à Neuilly, chez la princesse, ce même jour jeudi.
Il était trop tard pour m'y rendre, de sorte que j'y suis allée
hier. J'ai vu la princesse. Elle m'a demandé de tes nouvelles,
m'a dit qu'elle te trouvait très bien, combien de temps tu res-
terais à ta campagne? Enfin, j'ai su qu'elle n'a point le projet
d'aller à Strasbourg, qu'elle passera l'hiver à Neuilly, parce que
l'hôtel qu'elle fait arranger (2) a besoin de grandes réparations
qu'il faut dix-huit mois pour qu'il soit en état de la recevoir*
Ce ne sera donc qu'alorsqu'elle quittera sa campagne. Je vis un
moment Jérôme qui était arrivé la veille (3). 11 est d'un chan-
gement incroyable. C'est tout à fait la princesse Elisa, excepté
que son teint est tout à fait bien et ses cheveux d'un plus grand
noir. Il est d'une maigreur extrême et a un fonds de tristesse
dans sa physionomie qui n'est pas ordinaire à son âge. J'ai vu
M""^ de Lagrange qui fait son service, ainsi me voilà renvoyée à
je ne sais quand. Elle m'a appris que M™® de Lapîace éta^t restée
à Lucques (4). Les autres ont passé à la princesse Borghèse. Je
suis revenue coucher ici. Je me repose aujourd'hui. Demain je
retourne à Paris. Je verrai le matin M™^^ Saint-Martin et Lam-
bert, M""^ Mathieu, et, à cinq heures et demie, je serai à Neuilly
pour diner. La princesse recevra. Il faut faire les honneur.s.
J'y serai vraisemblablement jusqu'à onze! Lundi, je chercherai
des appartemens et je reviendrai me caser à Maisons. »
Dix jours sans lettre. Constance va d'un parent chez l'autre,
de Vailly à Oigny, elle n'a pas le temps de donner de ses nou-
(1) Sa belle-sœur.
(2) L'ÉIysée. •■
(3) Jérôme après avoir quitté miss Paterson est arrivé à Alexandrie où il a été
contraiat de céder à la volonté de son frère, et il a abandonné « sa femme amé-
ricaine. »
(4) Marie-Anne-Charlotte Gourty de Romange, mariée le 15 mars ITSS à Pierre-
Simon Laplace, membre de l'Académie française et de l'Académie des Sciences»
ministre, sénateur, etc., dame pour accoiupagner la princesse Elisa.
302
REVUE DES DEUX MONDES.
velles et sa mère la punit par le silence. Enfin, de Neuilly, le
15 octobre (23 vendémiaire), elle écrit : « Par la date de ma
lettre, tu vois que je fais le service. J'ai remplacé M"""^ Adélaïde
dont le père a eu une attaque d'apoplexie (^). Je suis venue
samedi faire mes visites et j'étais de retour dimanche avant
midi pour la messe. Depuis ce jour, la princesse a gardé le lit
pour cause de petites indispositions. Il fait aujourd'hui un
temps affreux, grand verit, froid et pluie. Tu sauras qu'on a
reçu avant-hier soir, dans la -nuit, la nouvelle d'une grande
victoire emportée par le prince Murât sur les Autrichiens (2).
Il leur a fait douze mille prisonniers. C'est un beau commen-
cement. Tu as du recevoir des nouvelles de ton mari, puisque
je t'ai renvoyé un gros paquet venant de lui et adressé au mi-
nistère de la Guerre. On dit que le maréchal Masséna avait
ordre de se tenir sur la défensive (3). Peut-être que cette affaire
de l'Armée du Rhin fera changer les dispositions de l'Armée
d'Italie. »
Trois jours plus tard, le 26 vendémiaire (18 octobre), elle
annonce des victoires dignes du « commencement. » « Les
nouvelles de l'Armée du Rhin, écrit-elle, sont on ne peut plus
satisfaisantes. Nous avons remporté trois victoires coup sur
coup (4) et nous sommes à Munich. L'Armée d'Italie est restée
jusqu'à présent sur la défensive. Peut-être aura-t-elle l'ordre,
d'après les affaires d'Allemagne, d'attaquer. Cependant je
t'assure qu'il n'y a encore rien eu. Je le sais positivement
hier du prince Louis, chez qui nous sommes restés depuis
trois heures jusqu'à minuit. La princesse Louis a été très
étonnée lorsque je lui ai dit qu'avant ton départ, tu t'étais
présentée pour la voir. Elh ne l'a pas su, de sorte qu'elle m'a
dit qu'elle était un peu fâchée, mais qu'elle ne t'en voulait
plus. Elle te verra avec plaisir à ton retouT. Nous étions douze
femmes rassemblées chez elle le soir et il n*y avait pas un
homme. On éprouve une disette extrême de cette espèce d'êtres.
Tu ne t'en es pas encore aperçue, mais cela viendra. »
Le séjour à Oigny s'abrège. Le 2 brumaire (24 octobre)
M°* Saint-Cyr écrit à sa fille : « Encore neuf jours et tu, seras
(1) Il n'est mort que le 28 avril 1808.
(2) Combat de Wertingen (8 octobre).
(3) Envoyé pour commander l'Armée d'Italie à la place de Jourdan.
(4) Combats de Gruzburg, d'Elchingen et de Memmingen.
DU CONSULAT A L EMPIRET..
303
dans mes bras... Ne manque pas de venir me voir le onze. Tu
n'auras qu'à demander ma voiture pour l'heure oii tu la de'si-
Fcras. Denis sera à tes ordres ainsi que Duquel, c'est une affaire
arrangée. M"' IMurat ne cesse de me demander de tes nou-
velles, et tu ne pourras te dispenser do la voir le même jour
que tu viendras; mais tu peux te mettre en robe ronde. On ne
porte plus autre chos©, si ce n'est dans ks grands cercles, ou
bien dans les dîners priés. Que cela ne te gêne donc pas, car, de
quelque manière que ce soit, tu seras aussi bien reçue par elle
que par moi. Tu vois que je suis bien sûre de mon fait.
n Les nouvelles ûe {'Armée du Rhin sont toujours des plus
satisfaisantes. Nous sommes allées hier au soir à Paris, à huit
heures, chez la princesse Louis pour les entendre. Le résultat
est que nous avons pris tous les canons, munitions, magasins
des Autrichiens et fait cinquante mille prisonniers. C'est si
beau que vraiment on le croit à peine, mais tu sais que rien
n'est impossible à l'Empereur. Le prince Murât a été de toutes
tes affaires et on lui attribue avec raison tous les succès.
Exelmans (1) a eu dans la première action deux chevaux tués
sous lui. Il en a été récompensé, ayant été désigné par le prince
pour présenter les drapeaux pris sur Fennemi à l'Empereur
qui t'a nommé sur-le-champ officier de l'a Légion d'honneur et
lui a promis plus encore.
« On ne sait encore rien de l'Armée d'Italie. Ge qu'il y a de
certain, c'est que l'armée autrichienne en? Allemagne est tout à
fait perdue. Maintenant, c'est aux Russes que nous allons faire
voir ce que nous savons faire.
(( Je suis encore à Neuilly et vraisemblablement pour quelque
temps encore; j'y suis on ne peut mieux, j'e me porte à mer-
veille, que faut-il de plus?... Tu étais invitée à diner dimanche
dernier chez la princesse Louis. J'y fus parce que la princesse
Caroline l'exigea. Lundi, je dinai avec la princesse Caroline
chez M. Jérôme. Elle lui a cédé ou prêté son hôtel rue Gerutli.
Saliceti (2) y dina ainsi que M"'^ de Laplace qui arrive de son
grand voyage, plus minaudière que jamais. Il parait qu'elle
reste attachée à la princesse Elisa, car elle n'est qu'en congé à
(i) Remy- Joseph-Isidore Exelmans, constamment aide de camp de .Murât
jusqu'en 1811.
(2) Christophe Saliceti, député de la Corse de 1789 à 1799, a joué le plus grand
rûle dans la vie et la fortune des Bonaparte (1757-1809).
304 REVUE DES DEUX MONDES.,
Paris pour six mois, les autres dames qui étaient à cette prin-
cesse ont passé à la princesse Borghèse. Voilà bien des nou-
velles, ma chère Constance, cela t'amusera pendant ton séjour
à Oigny. »
• •
Et puis? — Et puis, c'est tout. La conversation entre la
mère et la fille s'interrompt sur la capitulation d'Ulm. Est-il
une plus belle chute? Qu'arrivora-t-il à présent de la baronne
Carra de Saint-Cyr et de la comtesse Charpentier? Seront-elles
de nouveau séparées par les emplois de leurs maris ou bien
seront-elles dès lors réunies pour vivre dans le même hôlel,
comme on les trouve en 1812, au 22 de la rue d'Aguesseau ?
Saint-Cyr, qui avait commandé au camp de Boulogne jusqu'en
1806, fut employé durant la campagne de Pologne et obtint la
plaque de grand-officier après Friedland. Il coipmandaen 1809 la
2° division du 4® corps et se distingua à Essling et à Wagram.
Il avait, en 1813, le commandement de'la 32^ division militaire
à Hambourg. Les forces dont il disposait étaient insignifiantes
en présence de l'insurrection menaçante du pays entier et il
évacua Hambourg sans tirer un coup de fusil. Commandant
supérieur en 1814 de Valenciennes, Condé et Bouchain, il n'eut
qu'une escarmouche avec une division qui menaçait Condé.
liallié aux Bourbons, il fut envoyé, en 1817, reprendre posses-
sion de la Guyane ; il y passa quelque temps comme gouver-
neur et ne semble point y avoir réussi. Il vint rejoindre à
Vailly le général Charpentier qui s'y était installé avec sa
femme et sa belle-mère. La carrière active du chef d'état-
major de l'Armée d'Italie s'était achevée noblement à Bautzen,
à Hanau, à Craonne et à Laon ; pendant la première Restaura-
tion, il fut inspecteur général d'infanterie dans la 1™ division,
et membre de diverses commissions ; il reçut la pfaque de grand-
officier et la croix de Saint-Louis. Rallié des premiers à l'Em-
pereur, il commanda la 12® division militaire à Nantes, pendant
les Cent Jours. Il resta ensuite trois années sans emploi, entra
dans le corps d'état-major en 1818 et fut retraité en 1824 ; il se
retira alors définitivement à Vailly oii son beau-père, sa belle-
mère et sa femme avaient établi leur principale résidence. Ce
fut Charpentier qui mourut le premier en 1831, Saint-Cyr trois
ans plus tard : M"^ Saint-Cyr lui survécut jusqu'en 1845; enfin,
DU CONSULAT A l'eMPIRE. 303
Constance, comtesse Charpentier, fut notre contemporaine.
Elle avait quatre-vingts ans lors de son décès en 1868. Est-ce
donc si vieux ?
Si elle était pareille à sa mère, comme elle a dû être
aimable! Et ne fallait-il pas qu'elles le fussent, si, comme il
parait avéré, elles passèrent ainsi l'une et l'autre un long espace
de leur vie dans une bourgade de Picardie! Quel changement
en vérité, car quelles existences agitées, non par l'aller et
retour de Paris à Gonstantinople, ce fut là un voyage, mais par
le déplacement journalier de Maisons à Neuilly et à Paris, et
puis, comme si ce n'était rien, Ijayonne, Grenoble, par deux fois
au moins l'Italie : qui donc disait que notre temps était le temps
de u la bougeotte? » M'"*" Saint-Gyr en fournit un bel exemple.
Assurément, c'est une mauvaise époque pour les contem-
platifs : M""' Saint-Gyr ne philosophe point et n'est guère
lisardo. : une seule fois, au cours de ses cent cinquante lettres,
elle exprime une opinion sur un livre qu'elle lit. A la vérité,
c'est Saint-Simon. « Tu sauras, écrit-elle, que, depuis que je
suis ici (à Maisons), je me suis jetée dans la lecture du siècle
de Louis Quatorze. Je lis les Mémoires de M. le duc de Saint-
Simon qui ne sont pas très clairs parce qu'on a bien perfec-
tionné le style depuis ce temps-là, mais bien écrits cependant
et mettant bien au fait des intrigues de cette cour (en poli-
lique) et donnant une idée de ce qui arrivera dans ce siècle.;
Voilà mes amusemens quand je suis seule. » Il faut croire
qu'elle est rarement seule; et puis, elle aime le monde, les
visites, les dîners, tout ce qui est de la vie élégante ; elle aime
la toilette, et il n'est que de l'en entendre parler; si futile pour-
tant qu'on la pourrait croire, elle a la grande, la première
vertu : elle est fidèle en amitié; ceux qui ont traversé sa vie
lorsqu'elle était M"*'' Dubayet demeurent dans son intimité après
qu'elle a prouvé, en épousant Saint-Gyr, la persistance de ses
aiïections. Elle se brouille avec les Petiet, mais c'est qu'elle les
soupçonne d'avoir attaqué sa chère petite fille. Elle replace près
de son second mari un aide de camp du premier, Gastéra, et
elle continue à voir intimement le général Menant. Elle a
gardé avec Grenoble des correspondances assidues et elle ne
manque guère d'y venir au moins une fois par année. Elle
porte à un degré impérieux cette fidélité, qui peut bien passer
pour la qualité essentielle do l'être social. Mais on estime par-
TOME XLII. — i917. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.;
fois que cette vertu privée n'est point de mise dans la politique
et qu'on peut en même temps demeurer tendrement attaché à
ceux qu'on élut ou qu'on rencontra comme amis, et garder, au
plus durant le temps qu'ils sont heureux, les sermens qu'on a
prêtés à des princes. On serait embarrassé de dire si Armande
est demeurée attachée à « sa princesse. » Heureusement est-on
dispensé de résoudre la question. Quand M™^ Murât coiffa le
bonnet de grande-duchesse de Berg, elle garda sa maison fran-
çaise, mais elle la perdit quand elle ceignit la couronne des
Deux-Siciles. Armande libérée conserva en France, de son ser-
vice, les honneurs de la Cour et i'entrée dans la salle du Trône.
Et si elle avait le cœur français, elle dut se trouver libérée.
Et puis, elle pouvait dire qu'elle n'avait point sollicité un
emploi dans la maison d'honneur de Caroline. On était venu
au-devant d'elle, et son mari, en la rappelant de Milan, avait
été chargé d'une commission expresse. On ne pouvait assuré-
ment mieux choisir et les femmes d'une certaine maturité, qui
tenaient à la Révolution, dont les maris y avaient marqué et qui
avaient de la tenue, de la politesse, l'usage du monde, n'étaient
point si nombreuses qu'on dût négliger M™^ Aubert-Dubayet,
ambassadrice à la Porte. 11 semblait donc que pour le moins,
dans la maison qu'on formait à la princesse Caroline, la première
place lui revint. Il n'en fut rien et, au moins par lettres, elle
supporta galamment ce déboire. Mais elle avait vu les agrémens
mondains et, comme écrit Saint-Gyr à la jeune Constance, «la
situation de notre fortune et ton intérêt même; » et pouvait-elle
imaginer les rigueurs d'une étiquette qui n'était pas même
codifiée et dont les prescriptions variaient selon les caprices?
Pouvait-elle penser que la nouvelle princesse, avec ses vingt-
deux ans tout juste, raffinerait sur les obligations imposées à
sa maison, composée pour le moment d'une dame toute seule?
La princesse, qui tenait son monde si serré et qui exigeait une
continuelle présence, ne se contentait pas du service officiel :
elle entrait dans le détail de la vie de celles qui étaient attachées
à sa personne et elle s'ingérait à les diriger et à les reprendre.
On peut se former ici quelque idée de son despotisme, de même
qu'on eût ignoré, sans la publication récente de la correspon-
dance de Murât, l'étendue de son action et la quantité de ses
protégés. Malgré qu'elle trouve à certains jours le joug pesant,
M™'' Saint-Cyr l'accepte pour les occasions qu'il lui fournit
DU CONSULAT À l'eMPIRE. 307
d'aller dans le monde, de sortir, et de se montrer, mais
aux bals ou aux cercles, bien plus qu'aux cérémonies qu'elle
esquive volontiers. A la vérité, ce sont là des grandeurs qui
tournent vite à la corvée, même si l'on est directement inté-
ressé et qu'est-ce que des comparses que ne soutient pas une
vanité exaspérée au point qu'ils croient les yeux braqués sur
leurs moindres démarches? Et M'"" Saint-Cyr n'est pas ainsi
faite. Il est difficile de discerner si elle prend ce qu'elle fait
autrement que comme un devoir et un agrément mondains.
Aussi bien comment penser que l'on ait rebroussé chemin
jusqu'à cette forme de culte dont se trouvaient entourées les
princesses d'ancien régime, en sorte que leurs dames fussent
comme leurs prêtresses? M'"*' Saint-Cyr ne pouvait admettre
vraiment que M™® Murât fût de droit divin. L'Empereur, peut-
être, vu les miracles qu'il faisait, mais il fallait que le miracle
fût ininterrompu. Une seule fois elle se hasarde à parler de
lui et c'est pour marquer sa foi. Mais cette foi résisterait-elle
aux épreuves, au malheur, au temps?
En tout cas, ce serait bien l'unique religion qu'elle eût pro-
fessée. S'il est par deux fois, deux uniques fois, question dans
ces lettres de cérémonies catholiques, officielles, c'est d'un ton
d'indifférence, sinon de négation. Les femmes de ce temps sont
la plupart ainsi, et ce qui reste d'elles, mémoires ou lettres,
l'atteste. L'assistance faisant partie de l'étiquette, on s'y astreint,
mais cela semble si loin de la pensée, tout occupée par le maté-
riel de la vie, l'ambition, la gourmandise, le plaisir, les affec-
tions familiales! — H y a bien aussi chez certaines l'amour, et
l'on peut admettre que ce soit la forme de mysticisme qu'elles
ont adoptée. M™^ Saint-Cyr la pratique, mais pour son second
mari, et elle le raconte tout franchement, à sa fille. Mais ce
matérialisme bon enfant est si près de la Nature qu'il ne choque
pas comme s'il raffinait. Il y avait dans la France d'il y a
cent ans une simplicité dans la vie qui s'exprimait dans le
langage et qui ne se voilait pas de phrases mensongères. La
pudeur n'y perdait rien, ni les bonnes mœurs; mais la fran-
chise, la netteté, la propreté de l'esprit et du cœur y gagnaient.!
L'hypocrisie du langage a engendré l'hypocrisie des caractères.
Est-ce là un progrès?
Fkéuérig Masson.
LA MARINE FRANÇAISE PENDANT LA GUERRE
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE
A LA
RENCONTRE DE LA FLOTTE ALLEMANDE
(2 AOUT 1914)
On ne se rend généralement pas assez compte, surtout en
France, du rôle capital que joue la marine dans le formidable
conflit auquel nous assistons. Il est cependant hors de doute
que les causes profondes de la guerre, celles qui la rendaient
inévitable tôt ou tard, ont été les convoitises d'ordre maritime
et colonial que nourrissait l'Allemagne. Quant à son issue, je
ne crois point exagéré de dire qu'elle dépend de ce qui se pas-
sera sur la mer, et en particulier des résultats de l'abominable
piraterie sous-marine, pour le moins autant que des opérations
engagées à terre. C'est enfin parce que l'empire du large se
trouve remis en question, que nous voyons tous les peuples des
deux mondes successivement amenés à prendre parti contre la
nation de proie qui se proposait de l'escamoter à son profit.
La mer! Avec le gigantesque mouvement d'écbanges qui
s'est développé entre contrées les plus distantes, on ne sau-
rait mieux comparer son importance actuelle dans la vie du
globe qu'à celle du système de veines et d'artères assurant
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE. 300
l'indispensable circulation du sang dans notre organisme. Plus
de pays aujourd'hui, même la Suisse au milieu de ses mon-
tagnes, qui puisse se passer de ce que l'on va chercher, par
delà les océans, partout où il y a quelque chose d'utile, de bon
ou de simplement agréable à prendre. Or « quiconque com-
mande la mer commande le commerce; quiconque com-
mande le commerce commande la richesse du monde, et par
suite le monde lui-même (1) » — comme le proclamait sir Walter
Raleigh, quand il exhortait ses compatriotes à se lancer dans la
voie où ils ne devaient pas tarder à dépasser tous leurs concur-
rens. Et si des millions d'hommes s'entr'égorgent depuis trois
ans passés, la principale raison en est que cette mer, ce com-
merce et cette richesse, dont les Anglais sont devenus les cour-
tiers les plus actifs, l'Allemagne voudrait se les approprier de
vive force.
Ce fut dans un conseil extraordinaire, tenu à Potsdam le
29 juillet 1944, on le sait maintenant, que Guillaume II et ses
complices se décidèrent à tenter le grand coup dont ils n'atten-
daient rien de moins que l'asservissement du monde. Le différend
austro-serbe leur semblait une occasion de déchaîner la guerre,
telle qu'ils n'en retrouveraient jamais, le seul aléa restant l'at-
titude que prendrait l'Angleterre. Ils avaient en effet partie
gagnée d'avance, si cette dernière gardait la neutralité, ainsi
qu'ils se croyaient autorisés à l'espérer par son désintéressement
des questions balkaniques et ses graves difficultés en Irlande.
Peut-être complaient-ils également sur le prestige que le Kaiser
s'imaginait avoir acquis vis-à-vis des Anglais, par le genre bon
garçon et le zèle pour le yachting qu'il affectait alin de mieux
les duper. Quoi qu'il en soit des illusions qu'ils se faisaient,
leur plan consistait à s'emparer des meilleurs ports de la mer
du Nord et de la Manche, — sans laisser à la Grande-Bretagne
le temps de se ressaisir, — en lançant deux millions d'hommes
à travers la Belgique et le Nord de la France. Manœuvre dès
longtemps préparée dans ses moindres détails, et qui présentait
le double avantage de comporter des réalisations immédiates
(1) Wkosoever commands tlie sea, commands tke trade ; whosoever commands
the irade of l/ie worlds, commands tke riches of the worlds, and consequenthj Ihe
v'orld hunself. Gilé par M. J. Tramond, dans son récent Manup-l d'histoire mari-
time de la France, ouvrage dont je ne saurais assez recommander la lecture à qui
désire juger de la place que nous avons tenue et devrions nous efforcer de
reconquérir sur mer.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
du côté de la mer, en même temps qu'elle tournait notre seule
ligne de défense. Malgré les nombreux avertissemens reçus,
nous n'avions jamais voulu croire à une attaque venant de ce
côté, de sorte que les Allemands avaient tout lieu de tabler
sur sa réussite la plus complète.
Il est de la dernière évidence que, sans l'appui de la marine
anglaise, notre situation eût été des plus critiques, pour ne pas
dire davantage. Livrés à nos seules forces navales, les Russes
ne pouvant sortir ni de la Baltique ni de la Mer Noire, nous
restions, en face des flottes austro-allemandes, dans la propor-
tion de 2 contre 5 et, infériorité plus sérieuse encore, n'ayant
que 4 dreadnoughts (10, si l'on ajoutait nos 6 euirassés du type
Danton, bien que pas tout à fait du même échantillon) à opposer
aux 24 de l'adversaire. Quant à nos sous-marins, il ne fallait
pas songer à leur demander ce que l'Allemagne obtiendra des
siens, tous pourvus d'excellens moteurs qui nous manquaient,
non plus qu'à en multiplier le nombre, comme le lui ont permis
ses immenses ressources métallurgiques et industrielles. D'où
la conclusion que nous aurions été étroitement bloqués au
bout de peu de jours. Ce qui, dans l'état d'impréparation où
nous, surprenait la guerre, signifiait le manque de tout à brève
échéance, nos villes du littoral bombardées et rançonnées, avec
la possibilité désastreuse qu'une armée fût débarquée quelque
part pour nous prendre à revers.
Nous étions donc comme l'honnête homme dont parle
Voltaire, auquel ne restait plus qu'à prier Dieu que ses
ennemis fissent des sottises. Celles des Allemands furent heu-
reusement telles qu'il devint impossible à l'Angleterre de ne
pas s'apercevoir du danger qu'elle courrait en nous aban-
donnant. Malgré l'opposition d'abord manifestée par les partis
avancés, qui, par leurs aberrations pacifistes, ont fait partout
le jeu de l'Allemagne, elle exécuta, au dernier moment,
le geste dont la menace aurait peut-être suffi, quelques heures
plus tôt, pour éviter la guerre, — cette fois-là du moins, parce
que, depuis Agadir, il n'était au pouvoir de personne d'empê-
cher que finit par éclater l'orage qui montait de Berlin. Hàtons-
nous d'ailleurs de reconnaître que le concours in extremis de
la GrandcrBretagne nous a aussi incontestablement sauvés que,
un mois plus tard, la prodigieuse victoire de la Marne sauvait
le monde entier de la barbarie allemande.
LA DEUXIEME ESCADRE LEGERE.
3H
Chacun sait, ou à peu près, de quelle manière les événemens
se sont déroulés à terre, mais bien peu savent comment la lutte
a été engagée sur mer, et dans quelles circonstances angois-
santes s'est opérée la jonction entre la Great Fleel de l'amiral
Jellicoe et nos flottilles delà Manche. C'est cette lacune que je
voudrais essayer de combler, en racontant l'histoire de la
Deuxième escadre légère aux premières heures de la guerre»
quand un ordre rappelant les beaux jours de la Convention
l'envoya barrer le chemin à toute la flotte allemande.
ENTRE PARIS ET LONDRES
Afin de saisir l'enchaînement des faits, il est nécessaire de
se reporter au dimanche 2 août, premier jour de la mobilisa-
tion générale. Si l'on veut bien me suivre, nous monterons au
ministère de la Marine, d'où va être expédié l'ordre télégra-
phique à l'exécution duquel nous irons assister sur place.
Quoique les marins n'y régnent plus en maîtres, le titulaire
actuel du portefeuille étant alors M. le sénateur Gauthier, leur
esprit de devoiret de sacrifice ne continue pas moins de l'animer.
Vieille maison qui, depuis Monge, — savant fourvoyé dans la
politique, que la première République eut le tort d'enlever à
ses études pour le mettre à la têle de la Marine, — fut celle,
entre autres, de l'amiral Decrès, de Ducos, de l'amiral Hamelin,
de Chasseloup-Laubat et de l'amiral Aube. Au premier étage
de l'élégant pavillon, chef-d'œuvre de Gabriel, formant le coin
de la place de la Concorde et de la rue Royale, est le cabinet du
ministre. Pour mieux l'inspirer sans doute, on y avait placé
la propre table de Colbert, meuble splendide du plus pur style
Louis XIV. Mais, est-ce que sa vertu n'opérait plus? la pré-
cieuse relique a fini par être remisée au musée des Arts déco-
ratifs. A droite, le chef de cabinet et les officiers d'ordonnance.
Vers la gauche s'étend une suite de salons, où sont installés
de nombreux attachés civils. Les appartemens privés du
ministre occupent, à leur extrémité, un pavillon faisant pen-
dant avec le premier. C'était là que Louis XVI, encore dauphin,
et Marie-Antoinette descendaient quand ils couchaient à Paris.
Il y reste des merveilles de cette époque infiniment gracieuse.
Un peu partout, des portraits de nos gloires navales, et d'an-
ciens tableaux représentant les hauts faits de la marine à voiles;
312 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques-uns plus récens, mais deplorablement médiocres,
comme les deux épisodes de la guerre de Grimée dont on a orné
le salon d'attente.
Ici, rien de la fièvre ni de la bousculade qui sévissent au
ministère de la Guerre, de l'autre côté de l'eau. Gontraste dû à
la dissemblance jpadicale entre les conditions où nos armées
de terre et de mer fonctionnent en temps de paix, bien plus
encore qu'à l'énorme disproportion de leurs effectifs. Car, à
bord, on est toujours en présence de l'irréconciliable ennemi
qu'est l'Océan, l'autre ne venant que par surcroit, et tout
voyage peut être considéré comme une « campagne, » ainsi
qu'on les appelait naguère. Que le navire soit chalutier, croi-
seur ou dreadnought, qu'il « arme, » — autre terme non moins
significatif, — pour la pêche à la morue sur le banc de Terre-
Neuve, pour un tour du monde, ou doive stationner le long des
côtes, ses préparatifs ne différeront guère de ceux que suppose
la chasse aux sous-marins ou une sortie pour livrer bataille.
Donc les bateaux étaient prêts, et je puis ajouter, admirable-
ment entraînés. A ce point de vue, ils forceront même l'admi-
ration des Anglais, les meilleurs juges en la matière. Après
quelques dispositions rapidement prises au fur et à mesure que
l'horizon se chargeait, telles que rappel des officiers et mate-
lots permissionnaires, complètement des approvisionnemens
et munitions, fermeture des écoles, concentration des diverses
unités autour des chefs de groupes, nos escadres n'attendaient
plus que le signal de se rendre à leurs postes de combat.
En ce qui concernait la guerre avec l'Allemagne, deux alter-
natives avaient été admises, suivant que l'Angleterre se range-
rait ou non de notre côté. L'Entente cordiale rendant la
première de beaucoup la plus probable, nous avions concentré
tous nos cuirassés de bataille dans la Méditerranée, que nous
nous chargions de défendre, ne conservant dans la Manche que
de vieux croiseurs démodés et des flottilles destinées à agir en
liaison avec les forces britanniques. Nous verrons tout à
l'heure de quelle manière. Mais notre dispositif prévoyait aussi
le cas où nous resterions seuls, comme on put le craindre un
instant. Les positions initiales que devaient prendre nos divi-
sions du Nord étaient h peu près les mêmes dans l'une ou
l'autre supposition, pour conduire, bien entendu, à des opérations
totalement différentes, suivant celle des deux qui se réaliserait.
LA DEUXIEME ESCADRE LEGERE.
313
Gomme il n'a pas été fait usage du plan sans les Anglais, et
qu'il pourrait resservir à l'occasion, on comprendra que je
m'abstienne de toute précision à son endroit. Il suffira d'indi-
quer que des escadrilles de torpilleurs et de sous-marins
devaient former barrage aux étranglemens de la Manche, cou-
verts par nos croiseurs qui se tiendraient prêts à attaquer tout
détachement ennemi avec lequel ils pourraient se mesurer sans
trop de désavantage. Tactique du reste renouvelée de celle que
les Anglais employèrent dans les mêmes parages, contre
r « invincible Armada » de Philippe IL
Or, le 2 août, vingt-quatre heures après que l'Allemagne
eut déclaré la guerre à la Russie, et vingt-quatre heures avant
qu'elle l'eût déclarée à la France, nous ne savions pas
encore k quoi se déciderait l'Angleterre. Et comme ses hésita-
tions ont déterminé les instructions que la Deuxième escadre
légère reçut à la dernière minute, nous profiterons de ce qu'il
est aujourd'hui possible d'en dire un peu plus long qu'aupara-
vant, pour résumer les tractations entre Paris et Londres jus-
qu'au moment où la Grande-Bretagne vint, loyalement et
résolument, nous apporter le renfort de toute sa puissance. La
chose olfre d'autant moins d'inconvéniens qu'elle démontrer^a
une fois de plus que, loin de songer ù devancer qui que ce soit
sur le sentier de la guerre, la France et l'Angleterre ne s'étaient
malheureusement pas assez entendues contre les entreprises
des plus enragés ennemis de la paix du monde.
*
Ce qu'on appelait « Entente cordiale » ne consistait, à tout
prendre, que dans un échange de conversations au cours
desquelles les deux gouvernemens s'étaient préoccupés de ce
qu'il conviendrait de faire dans l'hypothèse, de plus en plus à
redouter, où l'Allemagne nous provoquerait. A cet effet, les
états-majors généraux avaient reçu mission de jeter les grandes
lignes d'une action combinée, ne comportant d'ailleurs que des
mesures exclusivement défensives, comme nous aurons bientôt
occasion de le constater.
En passant, il ne sera que justice de rappeler que c'est à Ja
sage prévoyance, à la sollicitude patriotique de M. Poincaré, alors
président du Gonseil, que nous devons ces prémisses de l'alliance
qui, par la suite, a si utilement contribué au salut mutuel.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
L'acharnement que mettent les Allemands, avec leur mauvaise
foi coutumière, à essayer de rejeter sur lui la responsabilité
de leur injustifiable agression, est la meilleure preuve de
l'immense service qu'il nous a rendu, avec la collaboration la
plus active et la plus dévouée de notre ambassadeur à
Londres, M. Gambon.
Mais l'Angleterre avait toujours refusé d'aller plus loin. Son
isolement ne lui faisait pas sentir, aussi impérieusement qu'à
nous, le besoin de se concerter en vue du danger qu'offraient
les ambitions de plus en plus démesurées d'une Allemagne
armée jusqu'aux dents. Par une lettre du 22 novembre 1912,
adressée à M. Cambon, sir Edward Grey s'était même attaché à
enlever tout soupçon de caractère contractuel aux avant-projets
ainsi établis. On y relève notamment que : « Ces consultations
entre experts ne sont pas et ne doivent pas être considérées
comme obligeant l'un ou l'autre gouvernement à agir dans
une éventualité qui ne s'est pas encore produite et qui peut ne
jamais se présenter. Par exemple, les dispositions actuellement
envisagées pour les flottes française et anglaise ne sont point
basées sur un engagement de coopérer en cas de guerre. Vous
m'avez fait néanmoins observer que, si l'un des deux gouver-
nemens avait de graves raisons de s'attendre à une attaque non
provoquée venant d'une troisième Puissance, il pourrait devenir
essentiel de savoir si, dans un cas semblable, il aurait à
compter sur le concours armé de l'autre. Je suis d'accord
que, si l'un des deux gouvernemens avait de graves raisons
de s'attendre à une attaque non provoquée, ou si quelque
chose menaçait la paix générale, il aurait à discuter immédia-
tement avec l'autre si tous deux devaient agir ensemble pour
prévenir l'agression et conserver la paix, et, dans l'affirmative,
quelles mesures ils se prépareraient à prendre en commun.
Si ces mesures allaient jusqu'à une action, les plans des états-
majors seraient pris en considération, et les deux gouver-
nemens décideraient alors de l'effet qu'il conviendrait de leur
donner. » Tel est, dans sa prudence diplomatique, et avec toutes
les réticences de la plus circonspecte des chancelleries, le
document à propos duquel Guillaume II et M. de Bethmann-
liollweg ont eu l'audace de nous accuser, les Anglais et nous,
d'avoir prémédité la guerre I A le prendre pour ce qu'il est, on
ne saurait en tirer autre chose que la preuve de notre déplo-
LA DEUXIEME ESCADRE LEGERE.
31")
rable aveuglement à l'égard d'une Allemagne ne guettant que
l'occasion de se jeter sur ses voisins.
S'il eût existe' un instrument diplomatique quelconque liant
nos deux pays, comme le traité franco-russe ou celui qui garan-
tissait la neutralité de la Belgique, le roi George V n'aurait
pas été réduit à répondre à la belle et pathétique lettre oîi,
le 30 juillet, M. Poincaré le faisait en quelque sorte l'arbitre
entre nous et l'Allemagne, par la très peu compromettante
affirmation que « son gouvernement continuerait à discuter
franchement et librement avec M. Gambon tous les points de
nature à intéresser les deux gouvernemens. » Réserve due au
fait qu'en l'absence d'un acte formel, le gouvernement britan-
nique ne pouvait aller de l'avant qu'avec l'approbation du Parle-
ment, reflet de l'opinion publique. Or, celle-ci était tellement peu
favorable à une intervention militaire que, le l^*" août, on lisait
dans le Daily News, organe des radicaux, que « l'entrée de l'An-
gleterre dans un semblable conflit serait un véritable crime. »
Il fallut le refus de l'Allemagne de s'engager à respecter la
neutralité belge pour provoquer un revirement, — mais un
revirement complet, — chez la noble nation anglaise, gardienne
de la foi jurée. A l'issue du conseil tenu le matin du 2 août,
sir Edward Grey peut déjà donner à notre ambassadeur l'assu-
rance que : « Si les Allemands pénètrent dans la Manche ou
traversent la mer du Nord, afin d'entreprendre des opérations
de guerre contre la marine marchande ou le littoral français,
la fiotte britannique prêtera toute l'assistance en son pouvoir.
Cette assurance, — ajoute-t-il néanmoins, — est fournie sous
réserve que la politique du gouvernement de Sa Majesté sera
approuvée par le Parlement, et ne doit pas être considérée comme
o*bligeant le gouvernement de Sa Majesté à agir tant que l'éven-
tualité d'une action de guerre de la flotte allemande ne se sera
point produite. »
Or, la Chambre des Communes ne se prononcera qife dans la
soirée du 3, lorsque sera remis à Bruxelles l'ultimatum exigeant
libre passage pour les troupes allemandes sur le territoire belge.
Sir Edward Grey vint alors déclarer que l'Angleterre, saisie
d'une protestation du roi Albert, affirmait sa volonté de main-
tenir la neutralité de la Belgique, et que la marine britannique
garantirait les côtes de France contre toute incursion de la
flotte allemande. A quoi le Parlement répondit en votant un
ni6 REVUE DES DEUX MONDES.
crédit de cent millions de livres sterling pour les premières
dépenses de guerre. Mais, jusque-là, il n'y aura toujours rien
de fait.
UN TELEGRAMME HISTORIQUE
Entre temps, les avant-gardes allemandes envahissaient
le grand-duché de Luxembourg et violaient notre frontière sur
plusieurs points, commettant de nombreux actes d'hostilité.
Cela dans la seule journée du 2 août. Aussi, le soir, du minis-
tère de la Marine, où nous étions il n'y a qu'un moment,
partait la dépêche suivante, à l'adresse du chef de nos forces
navales dans le Nord :
Appareillez demain matin ciîiq heures pour prendre positions
initiales du plan d'opérations, ?Jiais attendez ordres précis pour
commencer hostilités.
Mesure de précaution dont l'urgence s'imposait. Une demi-
heure plus tard, on apprenait à Paris que les deuxième et troi-
sième escadres allemandes, de 8 cuirassés chacune, avaient
traversé le canal de Kiel, et se tenaient en partance à l'embou-
chure de l'Elbe. Il y avait donc lieu de prévoir leur brusque
survenue, et à tenir compte du doute qui continuait à subsister
sur les résolutions définitives de l'Angleterre. Le conseil des
ministres en délibéra séance tenante et, contrairement à toutes
les combinaisons antérieures, arrêta que nos croiseurs et flottilles
de la Manche se porteraient à la rencontre de l'ennemi, et lui
livreraient combat, malgré son écrasante supériorité, s'il fran-
chissait le Pas de Calais.
Ainsi advient-il souvent des plans où l'on a voulu parer à
tout, mais qui n'ont justement pas prévu le seul cas qui se
présente. Nous avions préparé une double défensive, avec ou
sans ies Anglais, et on ne savait pas encore s'ils seraient neutres
ou belligtirans ! Et comme, sur mer, tout dépendait de leur
décision, le plus important pour nous devenait de la provoquer
telle que nous la souhaitions, telle que l'exigeait pareillement
leur propre salut. Car c'était question de vie ou de mort pour
les deux pays. Voilà, j'imagine, le point de vue que M. Poincaré
dut soumettre à l'examen de ses ministres. La conclusion fut
que notre escadre du Nord irait au-devant des Allemands, prête
à exécuter un geste de proteâlation désespérée qui forçât
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉgÈRE. 317
l'Angleterre à se déclarer. C'était l'envoyer au sacrifice. Mais,
du même coup, nous enlevions aux Allemands la chance
d'ope'rer d'importantes destructions sur notre littoral préalable-
ment à la déclaration de guerre, puisque nous considérions
leur apparition en Manche comme son équivalent. En consé-
quence de quoi, à minuit 30, était expédié en toute hâte le
radiotélégramme dont voici la teneur :
Marine Paris «amz'ra/ (Marseillaise). — Appareillez immédia-
tement et. défendez par les armes le passage de la flotte de guerre
allemande partout à r exception des eaux territoriales anglaises.
Accusez réception par télégramme.
Quant à l'accomplissement de ce nouveau programme,
l'amiral commandant en chef devenait seul juge des disposi-
tions .à prendre pour faire au moins payer le plus chèrement
possible un passage qu'il ne pouvait en aucun cas empêcher.,
Je ne suis jamais parvenu à découvrir par qui a été rédigé ce
document télégraphique, destiné à rester fameux dans les
annales de la marine française. Il ne semble pas de la main d'un
marin, et « défendre par les armes le passage d'une flotte » est
une tournure de phrase totalement inusitée. Mais quel que soit
le jugement de l'histoire sur l'ordre à la Danton ainsi libellé, on
ne manquera point de lui trouver fière allure. De plus, il établit
surabondamment le défaut de toute connivence avec les Anglais,
puisqu'il y est spécifié de respecter leurs eaux territoriales
comme neutres.
»
« «
Transportons-nous maintenant dans la Manche, où achèvent
de se rassembler les divers élémens de la Deuxième escadre
légère. Sous ce nom qui évoque bien une simple formation de
couverture, était groupée, autour d'un noyau de croiseurs, une
quantité considérable de petits bâtimens, mais dont le nombre
ne compensait nullement la faiblesse. En voici la composition :
Croiseurs cuirassés. Première division : Marseillaise
(pavillon du contre-amiral Rouyer), Condé, Amiral Aube, trois
vieux croiseurs de -10 000 tonnes, filant 21 nœuds et portant
XI pièces de 194, VIII de 4G4 et IV de 100. Détaché dans le golfe
du Mexique, le Condé se trouva remplacé par la Jeanne d'Arc,
école d'application des aspirans qui rentrait de sa croisière
annuelle.
318 REVUE DES DEUX MONDES.:
Deuxième division : Gloire (pavillon du contre-amiral
Le Cannelier) Dupetit-Thouars et Gueydon, avec les mêmes
caractéristiques que les précédens. Ecoles des gabiers, timo-
niers, charpentiers, etc., ils faisaient partie de la division
d'instruction de l'Océan et ne venaient se ranger sous les ordres
de l'amiral Rouyer qu'en cas de mobilisation générale.
Torpilleurs. Première escadrille : Obusier, Branle bas, Ori-
flamme, Trombloîi, Étendard, Carquois, tous de 350 tonneaux;
Capitaine Mehl ei Francis Garnier, de 800.
Deuxième escadrille : Glaive, Gabion, Fanion, Stylet et
Claymore (350 tonnes).
Troisième escadrille : Catapulte, Rapière, Épieu, Bélier,
Bombarde et Arquebuse (350 tonnes).
Sous-marins. Première escadrille (à Cherbourg) : Archi-
mède, Watt, Floréal, Pluviôse, Berthelot, Thermidor, Giffard,
Prairial^ Fructidor, Germinal et Ventôse, avec les torpilleurs
Francisque, Fauconneau et Sabre comme divisionnaires.
Deuxième escadrille (à Calais) : Frimaire, Mariotte, Brumaire,
Newton, Euler, Volta, Nivôse et Foucault, avec les torpilleurs
Escopette et Durandal pour chefs de groupes.
Troisième escadrille (à Cherbourg) : Amii^al Bourgeois,
Franklin, Montgolfier.
Mouilleurs de mines : Cerbère et Pluton.
Le commandant supérieur des flottilles de torpilleurs et de
sous-marins était le capitaine de vaisseau Lavenir, ayant son
guidon sur le torpilleur d'escadre, le Dunois.
En tout, une soixantaine de navires armés dès le temps de
paix, auxquels se joindront, quelques jours plus tard, à peu
près autant de petits croiseurs, paquebots mobilisés, vapeurs
réquisitionnés, dragueurs, chalutiers et autre poussière navale.
Nous avions en outre : 1° 12 torpilleurs stationnés à Dunkerque,
avec le capitaine de frégate Saillard comme chef de groupe
(guidon sur le Simoun), flottille qui passait sous les ordres de
l'amiral Rouyer à la mobilisation ; 2'' les escadrilles de torpilleurs
et de sous-marins constituant les défenses fixes ou mobiles de
Cherbourg, de Brest et de Rochefort. Voilà toutes les forces
dont nous disposions dans le Nord. Inutile de faire ressortir
leur impuissance, si on les compare aux 42 cuirassés, 56 croi-
seurs, 180 desiroyers et environ 50 sous-marins que l'Alle-
magne était en mesure d'acheminer vers la Manche, même
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE. 319
après déduction de ce qu'elle pouvait être obligée de conserver
étiez elle pour opposer aux 12 cuirassés, 13 croiseurs, 60 des-
troyers et 30 sous-marins russes de la Baltique. Ajoutons que
nos bâtimens du Nord étaient d'ancien modèle, inférieurs sous
tous rapports, y compris l'artillerie et la vitesse, à ceux de
l'ennemi.
Au moment de la mobilisation, la première division de croi-
seurs se trouvait à Cherbourg, la deuxième à Brest où elle
complétait ses effectifs avec les ressources des navires-écoles.
Borda (école navale), Armorique (apprentis marins), Magellan
(mousses), etc., lesquels rentraient dans l'arsenal afin d'y être
désarmés. Aussitôt reçue la dépêche de mobilisation, la division
Le Gannelier allumait les feux et allait rejoindre l'amiral
Rouyer. L'appareillage s'effectua au milieu d'un enthousiasme
indescriptible. Parmi les bateaux sur rade qui saluaient les
partans de leurs hourrahs les plus frénétiques, étaient les
deux dreadnoughts France et Jean Bart, retour de Russie avec
le Président de la République, et charbonnant bien vite pour
rallier notre armée navale de la Méditerranée. Pendant la nuit
du 26 au 27 juillet, un singulier hasard leur avait fait croiser
sans le voir, dans les eaux danoises, l'empereur Guillaume
à bord de son Hohenzollern. Il rentrait hâtivement de Norvège,
laissant derrière lui 28 cuirassés et 18 croiseurs, lesquels ne
rallieront Kiel que le 29 juillet. Puis, en Manche, ils avaient
reconnu de loin 36 cuirassés et 9 éclaireurs anglais se dirigeant
vers le Pas de Calais. C'était partie de l'immense flotte que le
roi G/eorge V venait de passer en revue à Spithead, qui gagnait
le grand fjord entre l'Angleterre et l'Ecosse, où elle attendra
les événemens.
De ces rencontres nos marins avaient conclu a une prompte
jonction avec les Anglais, pour courir tous ensemble à la
recherche de cette orgueilleuse flotte allemande dont les préten-
tions ne visaient rien de moins que la suprématie des mers. Ils
ne se doutaient guère de la surprise qui leur était réservée à
Cherbourg, d'apprendre que, les Anglais n'entrant pas encore
en ligne, il s'agissait pour eux, non plus d'une bataille à livrer
entre adversaires de forces à peu près comparables, mais d'aller
froidement se faire couler, en tâchant de sauver l'honneur du
pavillon. Ils ne soupçonnent pas davantage que, bientôt réunis
à nos amis devenus nos alliés les plus fidèles, trois ans de
320
HEVL'E DES DEUX MONDES.
guerre s'ëcoulerout sans qu'ils aient pu joindre un ennemi qui
se dérobera toujours; qu'il leur faudra laisser toute la gloire des
combats à leurs frères d'armes, les incomparables <( poilus » et
« tommies », pour entreprendre la plus pénible et la plus
décevante des luttes, contre l'atroce piraterie sous-marine
par quoi les Allemands essayeront de remplacer la guerre de
surface; qu'ils seront condamnés à ne jamais se battre, du
moins au sens propre du mot, tout en risquant sans cesse de
finir soit évcntrés par une mine, soit coupés en deux par une
torpille, à la suite de quelque effroyable drame que les commu-
niqués passeront sous silence; mais que ce sera grâce à eux,
grâce aux arrivages que permettra leur incessante et périlleuse
veille sur les grands chemins du large, que deviendra possible
la victoire finale de nos armées de terre; enfin que l'empire de
la mer sera gagné ou perdu, sans que soit peut être livrée une
seule bataille navale définitive. Certes non, rien de tout cela
n'apparaissait à ceux qui appareillaient de Brest, conservant
l'illusion qu'une guerre avec l'Allemagne pouvait être loyale et
de franc jeu.
* *
Ayant doublé Ouessant dans la nuit du 1" août, la division
Le Gannelier arrive à Cherbourg le lendemain à trois heures
du soir, et complète immédiatement son charbon. La pre-
mière division achève ses derniers préparatifs. Les escadrilles
de torpilleurs et de sous-marins occupent déjà leurs postes
de grand'garde. La communication avec la terre est autorisée
jusqu'à six heures, où tout le monde devra rallier le bord.
On imagine les scènes qui devaient se passer dans les rues
de Cherbourg, par ce brûlant après-midi d'été, quand des
milliers de matelots en pantalon et chemise de toile blanche
faisaient leurs adieux à la terre, et peut-être à la vie! En voici
un aperçu, emprunté à M. l'enseigne de vaisseau Guichard, qui
sortait de l'Ecole navale et venait d'embarquer sur la Marseil-
laise : <( Cinq minutes avant que pousse le canot-major, je songe
qu'un carnet de notes s'impose avant de partir en guerre. J'ai
acheté celui-ci dans une librairie du quai. La porte de la
boutique encadrait, sous un pan de ciel bleu, les embarcations
de l'escadre attendant leurs permissionnaires et laissant claquer
en pleine lumière les pavillons du dimanche, tout fiers de leur
LA DEUXIEME ESCADRE LEGERE.
321
neuve dignilc. Les Cherbourgcois en promenade dominicale
discutaient devant les affiches de mobilisation à peine sèches;
des matelots embarquaient, lourds, se demandant pourquoi
rentrer si tôt un jour de bordée, et des femmes en cheveux,
dans les groupes de cols bleu clair, mêlaient leurs adieux aigus
aux objurgations des patrons de canots à leurs, brigadiers. Ce
départ a peu différé des autres. Des marins qui s'en vont au
large partent toujours vers l'inconnu, et vers un inconnu
hostile, qu'il y ait ou non bataille en perspective... Quelques
derniers pas sur la terre ferme, en songeant aux familles
inquiètes et lointaines auxquelles nous tenons encore par le
sol, et puis nous embarquons joyeusement, à notre tour. La
rade, cependant limitée aux lignes rases de la digue intermi-
nable, était souriante et sans ride, et dans l'agitation ensoleillée
du premier dimanche d'août, une Marseillaise de circonstance
sanguinolait dans un accordéon plaintif. »
Le soir, toutes les chaudières sont poussées, les équipages
mis aux postes de veille. Le Dupetit-Thouars est désigné pour
appareiller et ouvrir le feu contre tout zeppelin qui se montre-
rait : engins encore nouveaux que l'on redoutait beaucoup plus
qu'ils ne le méritaient. A minuit cinquante, arrive le premier
ordre de départ, fixé à cinq heures du matin. Ensuite, l'avis
relatif aux mouvemens des escadres allemandes, ce qui porte
la fièvre de l'attente au paroxysme. Les anciens songent à tout
ce qu'il ne faut pas oublier en vue du combat, tandis que les
jeunes s'endorment en faisant des rêves de gloire. Enfin, à
deux heures, c'est le radiotélégramme enjoignant d'aller sur-le-
champ barrer la route à l'ennemi. J'avouais, un peu plus haut,
ignorer le nomde son rédacteur. Mais, quel que soit celui qui
l'a rédigé, la responsabilité en appartient au ministre d'alors,
le sénateur Gauthier, ainsi qu'à son chef d'état-major général,
le vice-amiral Pivet, — les deux mêmes qui, le lendemain,
prescriront au commandant en chef de notre armée navale en
Méditerranée de suspendre tout autre mouvement afin de courir
sus au Goeben et au Breslau. Et profitons de l'occasion pour
reconnaître qu'ils surent prendre les graves initiatives com-
mandées par une situation des plus difficiles. Nous avons dit
ailleurs (1) comment furent conduites les premières opérations
(1) Dans "Sos Marins à fa guerre, l vol. chez Paj'ot.
lOME XLII. — 11H7. 21
322
REVUE DES DEUX MONDES.
dans la Méditerranée. Il nous reste à relater celles de la Manche
et de la mer du Nord, peut-être encore plus ignorées du public.
Officiers et matelots de la Deuxième escadre légère ont pourtant
donné, et largement, tout ce qu'on leur a demandé, habilelp
tactique, froide résolution, abnégation complète, ainsi que
mépris le plus complet de la mort : ce n'est pas de leur faute
si, envoyés aux Thermopyles, ils en sont revenus sans avoir
trouvé occasion de renouveler le plus beau geste de l'antiquité.
Rien n'a manqué, que les Allemands, à un épisode qui montre
à quel degré la France pouvait compter sur. le dévouement le
plus absolu de ses admirables marins.
LA MARCHE AU SACRIFICE
Au reçu du télégramme en question, le signal d'appareiller
est allumé par la Marseillaise et bientôt répété par toute l'esca-
dre, dont l'illumination fait pâlir les étoiles du ciel. Les croi-
seurs de la 2^ division mouillent sur place leurs chalands de
charbon, et lèvent l'ancre. Les autres suivent aussitôt. Torpil-
leurs et sous-marins se glissent par où ils peuvent. Car, des
deux passes ouvertes entre la digue et la terre, celle de l'E.st
étant fermée depuis la mobilisation, il faut que tout le monde
prenne par l'autre. Malgré qu'il fit encore presque nuit, aucun
accident, aucune erreur ne vint ralentir ce tour de force de
manœuvre que n'oublieront jamais ceux qui en furent témoins.
Les hommes du métier ne trouveront pas le terme exagéré,
quand j'aurai ajouté que le défilé de cinquante et quelques
navires entre les deux musoirs de sortie s'effectua en moins
d'une heure, ce qui ne représente guère plus d'une minute
pour chacun. Ouvrons le carnet tout neuf du même jeune
enseigne que nous citions précédemment :
« L'ordre d'appareiller arrive à l'instant. De la passerelle
avant de la Marseillaise, je contemple les signaux de nuit qui
vont s'allumant de torpilleur en torpilleur. La rade est tout
illuminée de feux rouges et blancs qui s'allument, s'éteignent
et clignotent à chaque mât. Vieux signaux endormis dans les
livres de tactique, après avoir si longtemps ordonné des ma-
nœuvres pour rire et des départs sans danger, pour la première
fois, en cette nuit étoilée, vous n'êtes plus des signaux morts.
Vous ressuscitez en ce momenl, et vous voilà désormais
LA DEUXIEME ESCADRE LEGERE,
323
chargés de vie et de sens parce que vos reflets dans l'eau pares-
seuse signifient des ordres de guerre et le commandement de
marcher à l'ennemi. En songeant au mouvement dans les
casernes, à la cohue des gares, aux anxiétés, à toute l'agitation
dont nous sommes si éloignes, notre isolement me paraît
presque enviable, et aussi la simplicité de notre rôle. La guerre
dérange peu nos habitudes, nous accomplirons notre tâche
naturellement, ayant tout à portée de main, quel que soit
l'endroit où nos bateaux nous mèneront. Le départ est silen-
cieux et rapide. La ville dort encore, et sera bien étonnée
demain, de voir la rade vide. L'escadre défile hors de la passe.
Le jour est maintenant levé complètement, et l'on peut distin-
guer la ligne entière des croiseurs qui défile à toute vitesse
vers l'Est, sur la mer grise. »
*
* *
Le chef de cette armée navale en miniature, celui à qui
revient l'honneur de la conduire au sacrifice, en s'eff'orçant de
le rendre aussi coûteux que possible pour l'ennemi, est le
contre-amiral Rouyer. Premier de sa promotion à la sortie de
l'Ecole navale, il passe à juste titre pour un des plus brilians
officiers généraux de la marine. Mathématicien et technicien
hors ligne, c'est de plus un manœuvrier remarquable. On lui
confia jadis le commandement de certain croiseur qui, gouver-
nant très mal, avait causé des accidens après lesquels personne
n'en voulait plus, et dont il sut venir à bout ni plus ni moins
que s'il se fût agi d'un cheval rétif à dresser. Car Rouyer est
par-dessus le marché un excellent cavalier. Souple et nerveux
comme une lame d'acier, il en a la finesse et la trempe, natu-
rellement aussi le tranchant, avec quelque chose de son éclair
bleu dans le regard. Le coup d'œil rapide et la parole brève
sont de quelqu'un qui saisit vite et se décide sur-le-champ,
sans redouter aucune responsabilité. Le connaissant depuis le
collège de Cherbourg, j'en attendais beaucoup, si jamais il
trouvait son heure. Les dispositions qu'il imaginera pour barrer
le Pas de Calais sont d'un marin consommé.
A côté de lui se place la calme figure de l'amiral Le Can-
nelier. Un Normand que l'on serait tenté de prendre pour un
Breton, tant il en a l'aspect solide et ramassé. De bons yeux
pleins de décision, où se lit le devoir partout et toujours
(T
-- a\ °\(: >i'''l .-, ~J
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉOÈriE. 32S
accompli comme la chose la plus simple du monde. Ainsi que*
Collingwood, l'illustre second de Nelson, mais sans que le
combat soit venu couronner ses longs efforts, il a tenu pendant
près d'une année le blocus au large d'Ouessant. « A commandé
durant huit mois la surveillance en Manche occidentale, dur et
pénible service dans une région constamment battue par les
mauvais temps d'hiver ou menacée par les sous-marins alle-
mands. Grâce à son expérience de marin, ainsi qu'à son habi-
leté, a rempli très efficacement sa difficile miss'ion, sans une
perte ni un accident causé par la mer ou par l'ennemi » — dit
sa citation à l'ordre de l'armée.
L'un commandant en chef et l'autre en sous-ordre, ils
avaient donc la redoutable charge de « défendre par les armes le
passage de la flotte allemande ». Or, nos forces consistant sur-
tout en flottilles de torpilleurs et de sous-marins, il était évident
que leur meilleure utilisation consisterait à les grouper dans
l'endroit le plus resserré de la Manche, c'est-à-dire dans le Pas
de Calais lui-même où, collées contre terre, elles attendraient
l'ennemi, qui, ailleurs, passerait plus facilement par mailles.
Quant aux croiseurs, ils feront masse comme ils pourront. C'est
pourquoi, à peine hors des passes, la Deuxième escadre légère
met le cap sur Griz-Nez, à toute la vitesse que permet sa suite
de sous-marins. Le point à atteindre reste à 360 milles de
l'embouchure de l'Elbe, et à loO de Cherbourg. Si les Alle-
mands sont partis dans la nuit, ils ne peuvent guère se présenter
que tard l'après-midi. L'amiral Rouyer a donc le temps de les
devancer, et de préparer son plan. Mais la compréhension de
ce dernier supposant une connaissance préalable de la zone des
opérations, il ne sera pas hors de propos de commencer par en
donner un aperçu.
Qui consulte une carte nautique pour la première fois, est
tenté de prendre la terre pour la mer, et réciproquement. Cela
tient à ce que, contrairement aux cartes géographiques, les
parties terrestres s'y montrent presque vides d'indications, sauf
sur le littoral où sont marqués les points de reconnaissance, ou
u amers, » qui servent à la navigation. Ici, c'est sur les espaces
réservés, à la mer que se pressent les signes et annotations,
chiffres, contours pointillés ou caractères minuscules : les chif-
320 REVUE DES DEUX MONDES.
fres représentant les profondeurs, les courbes circonscrivant les
hauts-fonds, et les lettres donnant soit la nature du fond (sable,
vase, gravier, coquilles brisées, etc.), soit les noms des bancs
ou écueils, objet de la constante préoccupation des marins. Des
ronds jaunes pour signaler les phares, les hiéroglyphes du bali-
sage et l'infinité des petits rochers teintés de gris, comme la
terre qu'ils prolongent dangereusement, complètent le tableau.
Sachant maintenant la lire, prenons la carte de la Manche
(n°5400), dont on trouvera ici une réduction. C'est entre le cap
Gris-Nez et Douvres que le Pas de Calais oiîre sa plus petite lar-
geur, 18 milles (33 kilomètres). Mais, presque au milieu du
détroit, s'allongent deux bancs, le Varne et le Colbart : le pre-
mier un peu plus rapproché de la rive britannique, le second
plus voisin de la nôtre, avec sa queue par le travers de Boulogne.
Les instructions du service hydrographique, gros livre à couver-
ture rose qui est le « guide » du navigateur, recommandent de
ne jamais s'y aventurer avec un navire de fort tirant d'eau, même
aux environs de la haute mer. Un chenal étroit les sépare, dans
lequel il est certain qu'une escadre ennemie hésitera toujours
à s'engager, crainte que le balisage n'ait été faussé ou enlevé.
Et la même raison qui nous interdisait les eaux anglaises
devait, encore bien davantage, pousser les Allemands à s'en
écarter. Il y avait donc toutes les raisons de prévoir qu'ils pas-
seraient entre Gris-Nez et le Colbart, où le couloir n'a que
8 milles de large. Premier repère.
Mais comment donne-t-on dans le- Pas de Calais, quand on
descend de la mer du Nord? Nulle part les lignes pointillées qui
dessinent les bancs de sable sur la carte ne se montrent aussi
multipliées que le long des côtes de France et d'Angleterre, à
l'ouvert du détroit et parallèlement à ses rivages. Prolongeant
au loin les plages du Kent, de Douvres à l'embouchure de la
Tamise, ce sont les larges basses Goodwin.: en face, une multi-
tude de petites dunes sous-marines, alignées et serrées comme des
rides, et dont les principales s'appellent le Dyck, les Ruytingen
et le Hinder, s'étendent à une quinzaine de milles devant Dun-
kerque. Entre les deux s'ouvre un canal, d'environ 11 milles
de largeur, que doit suivre toute flotte faisant route sur le Pas
de Calais. Mais, à peu près dans l'axe, se dresse l'épi du San-
dettie, symétrique, ici en dehors, avec le Varne et le Colbart
en dedans. Second repère. Et retenons ces appellations de
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE. 327
bancs, ainsi que leurs emplacemens, parce qu'ils vont dicter la
tactique de l'amiral Rouyer.
*
* *
Forme'e en ligne de file, la Deuxième escadre légère était
éclairée à cinq milles devant par la Jeanne d'Arc, que précé-
daient elle-même la 1''^ et la 2^ escadrilles de torpilleurs, éga-
lement en lignes de file, et placées à 10 milles de part et d'autre
de son avant. Telles les antennes d'une bête marchant à la
découverte, sur un terrain où quelque mauvaise surprise serait
possible. En cas d'alerte, la Jeanne d'Arc prendra le poste n° 3
dans la ligne des croiseurs, tandis que les torpilleurs viendront
se ranger en queue, prompts à s'élancer. Aussitôt chacun à sa
place, signal d'approvisionner les parcs des différentes pièces et
de procéder aux dernières dispositions de combat, celles que
l'on ne prend que lorsqu'on s'attend vraiment à livrer bataille.
Alors fut jeté à la mer tout le matériel qui n'était pas stricte-
ment indispensable et pouvait alimenter un incendie, comme
embarcations de trop, linoléum dont sont recouverts les ponts
en tôle, bancs et tables de bois sur lesquelles mange l'équipage,
paperasses, meubles des cabines, fauteuils, matelas et coussins
des « carrés », rambardes inutiles, ainsi que quantité d'objets
de simple commodité dont l'absence va rendre les navires à peu
près inhabitables. En revanche, ils redeviendront ce pourquoi
ils ont été uniquement construits : des monstres machinés en
vue de la lutte suprême, hérissés à tous les étages de longues
gueules de canons, de projecteurs électriques, de télémètres, de
iils et d'antennes, de herses à fanaux, et de tous les appareils
que la science a inventés pour envoyer la mort plus sûrement
et de plus loin. Comme il faisait très chaud, les hommes étaient
à demi-nus, en pantalon de toile et tricot, les servans des pièces
avec une espèce de casque à oreillettes pour ne pas être rendus
sourds par l'etYroyable vacarme qui peut éclater d'un moment à
l'autre. A l'exaltation du départ avait succédé un calme impre.s-
sionnant. Voyant faire des préparatifs qui indiquaient l'immi-
nence du combat, sans qu'il fût question des Anglais, les
matelots eurent conscience de ce que la Patrie exigeait d'eux,
et n'en devinrent que plus farouchement déterminés à remplir
leur devoir, tout leur devoir.
« Nous avons tous pensé que l'action était proche, dit une
328 REVUE DES DEUX MONDES.:
lettre du capitaine de vaisseau Grasset, commandant de la
Jeanne d'Arc. Nous ne savions pas si l'Angleterre marchait avec
nous, et nous allions nous trouver avec nos six malheureux
vieux croiseurs en face de toute la flotte allemande. C'était le
sacrifice. J'ai harangué mes hommes, qui serraient les poings.
Us étaient résolus. J'ai ensuite fait crier trois fois : « Vive la
France ! » Evidemment, tout cela n'émeut plus autant, du
moment que la rencontre n'a pas eu lieu. Mais il faut se mettre
à la place de gens chez lesquels ne pouvait subsister aucune
espèce de doute sur le sort qui les attendait, et l'acceptant avec
la plus héroïque résignation, non sans se promettre de vendre
à bon prix la vie dont ils faisaient oblation par avance. Car
si, à terre, on peut encore se tirer d'une mauvaise affaire, ou
devenir prisonniers comme les braves de Douaumont, à bord
c'est la destruction totale et sans remède, la grande descente
en tourbillon du navire crevé et chaviré, entraînant tout son
monde dans les profondeurs oîi l'eau achèvera ceux qui n'auront
pas été tués par le feu. -
*
* *
En attendant que la Deuxième escadre légère vint le
couvrir, le Pas de Calais ne demeurait pas complètement
dégarni. La seconde escadrille de sous-marins, qui comprenait
2 divisions de 4 submersibles chacune, avait Calais comme base
et ne le quittait que très exceptionnellement. De même pour la
flottille de 12 torpilleurs stationnée à Dunkerque. Les deux
groupes constituaient nos avant-postes dans la mer du Nord, et
se tenaient toujours prêts à former barrage, les torpilleurs du
soir au matin, les sous-marins inversement : alternance dont
la cause est que ceux-ci n'y voient pas clair la nuit, et que les
autres sont trop visibles de jour. Leurs commandans avaient
des instructions secrètes pour le temps de guerre, avec ou sans
le concours des Anglais. Depuis la mobilisation, tous ces petits
bàtimens étaient en appareillage, les feux allumés et cjiacun
à son poste de veille. Pendant la nuit du 2 au 3 août, ils avaient
reçu la même dépêche que la Marseillaise et, comme il était à
ce moment-là trois heures du matin, ce furent les torpilleurs
de Dunkerque qui sortirent pour occuper leurs positions ini-
tiales, quelque part dans le détroit. Mais ils rentrèrent à
six heures, remplacés par VEscopcttc (guidon du capitaine de
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE. 329
frégate Mercier) et les deux divisions de submersibles de Calais,
qui s'établirent en surveillance à peu près dans les mêmes
parages, — on comprendra que je m'abstienne d'indications
plus exactes.
C'est à ce moment que parvient la première communication
de l'amiral Rouyer, annonçant sa prochaine arrivée. <( Ce télé-
gramme, dit le commandant Saillard, laissait subsister un
doute dans mon esprit sur l'altitude de l'Angleterre, que cer-
tains renseignemens dignes de foi reçus à IJuiikerque présen-
taient comme une alliée entrant en ligne immédiatement. » Et
si j'insiste sur l'incertitude alors régnant au sujet de la Grande-
Bretagne, c'est pour la raison qu'on ne s'en est nulle part autant
préoccupé que dans les milieux maritimes, où c'était la ques-
tion essentielle ; et aussi parce que, seule, elle justifie l'envoi de
la Deuxième escadre légère au-devant des Allemands, et lui
donne son véritable caractère de marche au sacrifice.
Sur les croiseurs, la matinée avait été consacrée à des exer-
cices de combat. Il faisait le plus beau temps du monde, un
soleil torride, et la vue portait loin. On ne rencontrait plus
aucune de nos barques de pêche, si nombreuses d'ordinaire,
toutes étant rentrées au port par suite de la mobilisation. Dos
navires de commerce à peu près comme d'habitude, quoique
l'absenae des Allemands se fit déjà remarquer. UEscopette
arrêtait cependant un grand quatre mâts des leurs et recevait
immédiatement ordre de le relâcher. Nos sous-marins en faction
dans le détroit signalaient leur position par T. S. F. Mais ce
que longues vues et jumelles scrutaient le plus avidement,
c'étaient les eaux anglaises, oii ne se révélait aucun mouvement
insolite.
Enfin, vers les quatre heures du soir, on arrive à hauteur
du cap Gris-Nez, lequel dessine un brusque saillant entre la mer
du Nord et le Pas de Calais : falaise à pic d'environ cinquante
mètres de hauteur, dont les rochers, d'un gris foncé, s'em-
pourprent aux rayons du soleil couchant. C'est au Nord de la
ligne à peu près Est-Ouest, reliant Gris-Nez à la pointe Dun-
geness sur la cote opposée, que l'amiral Rouyer a décidé de
s'établir en croisière. Quatre divisions de sous-marins sont
postées en arrière, formant double chaîne d'un bord à l'autre
du détroit. Si l'ennemi se présente, les croiseurs chercheront
à l'entraîner vers les barrages de sous-marins qui, dirigés eux-
330 REVUE DES DEUX MONDES.)
mêmes au moyen de la T. S. F., torpilleront tout ce qui pas-
sera à leur portée. Au point de vue militaire, la conception de
l'amiral répondait, autant qu'il était humainement possible, aux
ordres qu'il avait reçus, (c Sans doute, a écrit le capitaine de fré-
gate Vindry, son très distingué chef d'état-major, notre force
navale ne pouvait guère s'opposer victorieusement au passage
de la flotte allemande, ni même d'un détachement de croiseurs
modernes. Mais il apparaissait clairement qu'un geste de sacri-
fice était demandé, dont les conséquences pouvaient être
grandes. Au surplus, l'action de nos sous-marins permettait
d'escompter une pénalité sévère pour les bâtimens ennemis
pénétrant dans une mer étroite. »
LE DISPOSITIF ANGLO-FRANÇAIS
La fin de l'après-midi se passa à faire le serpent entre Gris-
Nez et Dungeness, à la vitesse de 10 nœuds, toutes les vigies
explorant l'horizon du côté d'où pouvaient surgir les Alle-
mands. Vers six heures du soir, la Jeanne d' Arc, toujours en
éclairage, signale 19 destroyers britanniques sortant de Douvres
et faisant route vers le Nord, sans que rien permette de deviner
leurs intentions. « A la auit tombante, relate l'enseigne de
vaisseau Meunier-Joannet, nous rencontrons la malle (^ Bou-
logne, qui parait plus bondée et plus pressée que de coutume.
Elle est pleine de Français allant rejoindre leurs régimens. Ils
nous ont acclamés et l'équipage a répondu par des hourrahs.
Puis ceux de la malle ont chanté la Marseillaise. Toujours pas
d'ennemi en vue. »
Arrive l'heure de prendre les dispositions pour la nuit.
Devenant inutiles pendant l'obscurité, les sous-marins rega-
gnent leurs bases, relevés par les l""^ et 2^ escadrilles de tor-
pilleurs auxquels se joint la flottille de Dunkerque. En cas
d'attaque, leur rôle sera de se replier sur les croiseurs, dont la
ligne est reportée en deçà du détroit, et de profiter du moment
où l'ennemi se trouvera engagé avec eux pour foncer dessus.
La Jeanne d'Arc a repris sa place dans le rang, et la fin doit
toujours se dérouler comme il a été dit ci-dessus. « D'une
heure à l'autre toute l'escadre allemande débouchant de la mer
du Nord peut, si les Anglais n'interviennent pas, tomber sur
nos croiseurs antiques et nous envoyer par le fond avec le sans-
LA DEUXIEME ESCADRE LEGERE.
331
gêne d'un train passant à travers une tiaie. Tout notre rôle se
bornera à faire payer le passage et à couler au bon endroit. A
bord, rien n'est changé. On se croirait aux manœuvres. Per-
sonne ne parle du danger possible, et, s'il est souvent question
de ce qui doit se passer à terre, nul ne se préoccupe de ce qui
peut arriver ici. Je voudrais tout de même bien savoir ce que
vont faire les Anglais. » (Enseigne de vaisseau Guichard.)
A dix heures du soir, les antennes de la télégraphie sans fil
recueillaient le message suivant :
Marine Paris à amiral Marseillaise. — Vous pouvez commu-
niquer avec commandant forces anglaises.
Grande, excellente nouvelle, qui autorisait tous les espoirs!
L'Entente ne resterait décidément pas un vain mot. Mais, à trois
heures du matin, l'amiral Rouyer informait Paris qu'il n'avait
pas encore réussi à se mettre en relation par T. S. F. avec nos
alliés. A peu près à la même heure, il apprenait que la guerre
était officiellement déclarée par l'Allemagne à la France.
Désormais, la marine pouvait répondre : Parée!
Devant les premières blancheurs de l'aube, les torpilleurs
rentrèrent au port, comme une nuée d'oiseaux nocturnes rega-
gnant leurs aires. La grande nuit d'attente et d'angoisse était
passée. Quand reparut le resplendissant soleil d'août, sur la
mer semblable à une nappe d'huile fumante, nos vieux croiseurs
cuirassés étaient toujours là. L'holocauste n'avait pas été
consommé. Mais le rôle est-il moins dramatique, et le dévoue-
ment moins admirable, de ceux qui avaient si noblement
accepté le sort cruel pour lequel ils avaient été désignés? « On
sourira peut-être dans la marine, se demande l'enseigne
Guichard. Mais songera-t-on, après avoir souri, à l'abnégation
de ceux qui, recevant l'ordre de se sacrifier, s'y sont rendus de
toute la vitesse de leurs vieux croiseurs démodés? Est-ce de
notre faute si l'ennemi n'est pas venu? Tout de même, me dit
le commandant, les habitans de Douvres ont dû avoir une
fameuse émotion en apercevant hier nos silhouettes grises! »
Dans la matinée arrive à toute vitesse un grand destroyer
anglais, en tenue de combat. Défilant à contre-bord de la
Jeanne d'Arc, qui a repris sa place en flanc-garde, il la salue
le premier de son pavillon national, ce que ne fait jamais un
bâtiment de guerre, et les équipages échangent des hourrahs.
Il apporte confirmation de l'entrée en guerre de son pays. Par-
332 REVUE DES DEUX i\10.NDES.
venu à hauteur de la Marseillaise, il stoppe et met à la mer
une embarcation qui amène un officier d'e'tat-major avec des
timoniers-télëgraphistes. On imagine avec quel enthousiasme ils
furent accueillis I La jonction entre les deux flottes amies s'opé-
rait à distance. Mais ce fut seulement à deux heures trente que
l'amiral Rouyer reçut avis de so conformer aux dispositions
du plan élaboré en prévision de la coopération à laquelle la
violation de la Belgique par l'Allemagne entraînait l'Angleterre.
*
Ce plan comprenait trois parties. L'une, applicable à la
Méditerranée, dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Les
deux autres concernaient la défense du Pas de Calais et de la
Manche occidentale. Tombées en désuétude par suite de la
marche des événemens, il n'y a plus aucun danger à les publier.
Voici la première, dont la rédaction remonte au 23 janvier 1913 :
« Dans le cas d'une alliance avec le gouvernement français
dans une guerre avec l'Allemagne, — et nous avons vu combien
cette alliance était loin d'être conclue, aussi malheureusement
pour les Anglais que pour nous, — la marine britannique prendra
la responsabilité de défendre le Pas de Calais, à, la fois de jour
et de nuit, contre le passage des navires ennemis. Les bàtimens
anglais employés à cet effet seront : une flottille de contre-
torpilleurs et deux flottilles de sous-marins basées sur Douvres,
avec leurs petits croiseurs annexes.
<( La marine française soutiendra cette opération au moyen
de flottilles de sous-marins basées sur Calais et Boulogne ainsi
que des bàtimens de la défense mobile. Les bàtimens de la
défense mobile limiteront leurs opérations au voisinage de leurs
propres côtes, en dedans des bancs du Dyck, à l'Est de Calais.
Les sous-marins français opérant depuis Calais ou Boulogne
surveilleront la ligne Cap Gris-Nez, banc du Varne. »
La seconde partie du plan est datée du 10 février 1913. Avec
le même protocole que la précédente, elle prévoit que la protec-
tion de la Manche occidentale sera placée sous le commande-
ment d'un amiral français disposant des forces suivantes :
(bàtimens français) 6 croiseurs cuirassés, 2 croiseurs pro-
tégés, des paquebots réquisitionnés, 3 escadrilles de 6 contre-
torpilleurs, 1 escadrille de torpilleurs basée sur Cherbourg,
2 escadrilles de 6 grands sous-marins, 1 escadrille de petits
LA DEUXIEME ESCADRE LEGERE.
333
sous-marins basée sur Cherbourg; (bàtimens anglais) 4 croi-
seurs protégés.
Passant à l'exécution de ce nouveau schéma, l'amiral
Rouyer renvoyait à Cherbourg le Dunois ainsi que la première
escadrille de sous-marins (la seconde restant dans le Pas de
Calais), et les première et troisième escadrilles de torpilleurs
(la deuxième devant le suivre). Il était peu après averti que
l'amiral anglais Wemyss le rallierait le lendemain mercredi
5 août, par iO-'iO' de latitude Nord et 6''32' de longitude Ouest
de Paris, au beau milieu de la Manche occidentale, avec Cha-
rybdis, Diana, Eclipse et Talbot, vieux croiseurs dont les trois
premiers avaient 5 750 tonnes, 21 nœuds de vitesse et XI pièces
de 152, le Chart/bdis un peu plus faible. Lui-même quittait
le Pas de Calai» à cinq heures du soir le 4, laissant le com-
mandement supérieur de nos escadrilles au capitaine de frégate
Saillard (sur \q Simoun). 11 se trouvait au rendez-vous convenu
le lendemain matin, et pouvait télégraphier dès quatre heures
de l'après-midi que le dispositif anglo-français était réalisé.
*
* *
En ce qui concernait la Manche occidentale, il s'agissait de
parer à toute attaque de croiseurs ennemis, ceux tenant encore
la mer comme ceux qui auraient pu venir d'Allemagne en
faisant le tour par le Nord de l'Ecosse, de visiter et de capturer
éventuellement les navires de commerce arrivant de l'Atlan-
tique, et enfin de protéger les transports de troupes qui allaient
commencer. Pour remplir ce triple objectif, une croisière fut
organisée dans des parages que les coups de vent de suroît
l'hiver, les brumes l'été, et les courans en toute saison, rangent
parmi les plus mauvais qui soient au monde, et dont les
innombrables écueils, aux noms sinistrement , évocateurs,
offrent encore plus de dangers que les bancs de sable semés à
profusion le long des rivages du Pas de Calais.
Sous le commandement supérieur de l'amiral Le Cannelier,
nos six croiseurs Gloire, Gueydon, Dupetit-Thouars, Desaix,
Kléber, D'Esti'ées [les trois derniers armés depuis la mobilisation)
et les quatre anglais, prirent une garde qui devait se prolonger
jusqu'au mois d'avril. Jour après jour, nuit après nuit, sans
trêve ni relâche autre que pour aller charbonner à Brest, ils
sillonnèrent les flots verts ou bleus, calmes ou démontés, de ce
334 REVUE DES DEUX MONDES.
que les Bretons appellent la mer d'Occismor, une de celles qui
ont la pire réputation parmi les marins. Quelque temps qu'il
fit, du lever au coucher du soleil, ils parcouraient, chacun sur
une parallèle au chenal, l'espace compris entre deux traversalcs
tracées sur la carte, et revenaient en sens inverse du coucher
au prochain lever, dessinant avec leurs sillages la trame vite
effacée d'un autre voile de Pénélope. Pas de plus dur ni de plus
ingrat métier !
Une seconde barrière, de précaution, était constituée en
arrière, par des sous-marins et des torpilleurs. L'amiral Rouyer
se tenait à Cherbourg avec Marseillaise , Jeanne d'Arc, Amiral
Aube, Cerbère et Francis Garnier, prêt à intervenir comme
soutien.
Dans l'Est, c'étaient les Anglais qui barraient le détroit avec
notre appui. Quand les sous-marins allemands commencèrent
à se montrer, on sait comment ils le fermèrent au moyen de
filets, sans que les requins allemands soient jamais parvenus à
arrêter ni même à troubler le formidable mouvement de va-et-
vient que représentaient le transport, l'approvisionnement et la
relève des centaines de milliers d'hommes auxquels atteignait
bientôt la « misérable petite armée anglaise. »
Peu à peu ralliait a Cherbourg ce que l'on pouvait mettre
dehors en fait de vieux croiseurs au rancart, ainsi que quelques
paquebots transformés en croiseurs auxiliaires. Des vapeurs
étaient réquisitionnés, que l'amiral Rouyer armait avec des
canons pris sur ses propres unités. Ils procédaient à leur
entraînement et effectuaient leurs écoles à feu sur le terrain de
croisière, où ils étaient aussitôt expédiés. C'est ainsi que la
Deuxième escadre légère se trouva successivement renforcée par
les croiseurs cuirassés Kléber et Desaix, les croiseurs protégés
Châteaurenault et Guichen, et les paquebots mobilisés Provence,
Lorraine, Savoie, Flandre, Champagne (transatlantiques), /?02/^?i,
New-Haven, Pas de Calais (malles d'Angleterre), Malte, Au
Revoir, Timgad, Europe (services divers). Ces derniers furent
employés, soit à renforcer la ligne de surveillance, soit à des
transports de troupes ou de réfugiés. Quelques-uns passèrent
en Méditerranée, d'autres furent rendus à leurs compagnies. Le
Rouen remplaça un peu plus tard le Dunois comme bâtiment
du chef de division de flottilles; V Au Revoir devint dragueur de
mines.
LA DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE. 335
*
*
Jusqu'au 24 août, le dispositif commun ne reçoit guère de
modifications. Mais la marche de la guerre amène bientôt de
nouvelles nécessités à satisfaire. Le Guichen et le Surcoiif ?,oni
envoyés dans le golfe de Gascogne, où il y a lieu de redouter un
raid du croiseur allemand Stettin, dont on a perçu des appels
de T. S. F. rapprochés, et de veiller sur des cargos signalés
comme devant quitter Bilbao. Le Guichen ira ensuite station-
ner dans les eaux marocaines. Par suite de l'avance des armées
ennemies en Belgique, on remplace provisoirement le Havre
par Saint-Nazaire comme base de l'armée anglaise, d'oii une
modification et un allongement dans la couverture des trans-
ports. 11 faut même prévoir l'évacuation de nos ports du Nord,
ce qui n'empêche pas d'avoir à défendre nos côtes et à agir
contre celles des Flandres. Deux contre-torpilleurs construits
à Nantes pour la République Argentine, V Aventurier et Vlntré-
pide, sont envoyés à Dunkerque avec le Capitaine Mehl et le
Fraîicis Garnier, sous la direction du Dunois, pour soutenir
l'aile gauche des Alliés. Ils coopèrent avec des canonnières et
des torpilleurs anglais au bombardement de la côte belge,
le long de laquelle les Allemands ont progressé. L'établis-
sement par ces derniers de batteries de gros calibres sur les
dunes et dans l'Ouest d'Ostende, l'inondation de la région de
Nieuport et le mouillage de mines ne tarderont pas à limiter
leur utilisation. Ils resteront néanmoins à Dunkerque et
rempliront les missions les plus variées. Enfin, il y avait à
évacuer les émigrés belges et à transporter des divisions
françaises de renfort, envoyées dans le Nord via le Havre et
Cherbourg.
Les contre-torpilleurs fournissaient un service des plus
pénibles, à commencer par les escortes nécessaires à la protec-
tion des transports de toute espèce. Une escadrille se rendait au
Havre afin d'assurer la sécurité de la nombreuse flotte commer-
ciale qui en fréquentait le port. Lorsque la bataille de l'Yser eut
définitivement écarté la menace allemande sur Calais, une autre
escadrille fut détachée pour patrouiller dans le couloir demeuré
libre entre la côte française et la zone des filets. Les atterrages
de Dieppe et de Cherbourg demandèrent aussi à être défendus
par des détachemens de torpilleurs. Et tout cela, dont la stalis-
336 REVUE DES DEUX MONDES*
tique serait saisissante, sans le moindre relâchement dans la
croisière en Manche occidentale.
Quant à nos sous-marins, ils furent d'abord employés
comme nous l'avons expliqué d'autre part. A la fin de sep-
tembre, la raréfaction des croiseurs allemands ayant permis
d'alléger la surveillance sur les lignes du Cotentin, l'amirauté
britannique nous demanda de participer à certaines expéditions
de submersibles dans la mer du Nord, sur lesquelles je m'abs-
tiendrai de fournir le moindre détail, parce qu'elles pourraient
se renouveler. Un des nôtres prit part entre autres à un raid
contre Héligoland, et rentra avarié à Cherbourg (décembre
1914). Nos sous-marins n'avaient décidément pas d'assez bons
moteurs pour entreprendre d'aussi longs parcours. Comme nos
torpilleurs, ils eurent vite besoin de réparations importantes,
dues aux économies réalisées sur leur entretien pendant la paix.
Des retubages de chaudières et des réfections de tous genres
s'imposèrent assez vite, et on eut grand'peine à les réaliser en
combinant les ressources des quatre premiers arrondissemens
maritimes. Oh! les misères que ces petits bàtimens endu-
rèrent pendant l'hiver 1914-1915, et la rage de leurs officiers
et équipages de ne pas être mieux outillés pour combattre!...
*
Tel est le rôle de la Deuxième escadre légère, depuis le
début des hostilités jusqu'au jour où la destruction des der-
nières unités de surface que l'ennemi eût encore à la mer, et
l'apparition de ses sous-marins, vinrent rendre le maintien de
grands bàtimens de guerre au large aussi inutile que dange-
reux. Les croiseurs de l'amiral Weymiss étaient déjà rentres
au port depuis plusieurs semaines, lorsqu'on se décida à rappe-
ler les nôtres. Durant leur morne et rude faction de plus de
huit mois, ils n'avaient pas parcouru moins de 40 000 milles
marins, presque deux fois le tour du monde. Mais la garde fut
si bien montée par eux et par nos flottilles que, malgré l'appât
représenté par le prodigieux mouvement de transit que la
guerre a développé entre la France et l'Angleterre, les Alle-
mands n'ont jamais osé pénétrer en Manche, exception faite
pour quelques courtes et très rares incursions de submersibles.
Nos officiers et équipages ont d'ailleurs assez amèrement
regretté de ne pas avoir été aussi favorisés que les Anglais
i.A DEUXIÈME ESCADRE LÉGÈRE.
337
lesquels eurent plusieurs heureuses rencontres avec l'ennemi
dans la mer du Nord, dont les deux belles victoires navales du
Dogger Bank et du Jutland. <( Si au moins nous tombions
sur quelque croiseur allemand rentrant de campagne, fùt-il
beaucoup plus fort que nous! » — m'e'crivait un jeune officier.
Faute (îe quoi le public a pour ainsi dire ignoré la part consi-
dérable qui revient à nos marins du Nord dans le succès de
notre résistance contre l'envahisseur. A leur actif il n'a retenu
que le nom de Ûixmude, que lui ont fait connaître les commu-
niqués du généralissime et que M. Gh, Le Goffic a célébré ici
même en des pages fameuses. A n'en pas douter, ceux qui arrê-
tèrent l'armée allemande en marche sur Calais sont des héros
et jamais on ne leur rendra assez hommage. Mais parce que le?
autres n'ont pas eu l'occasion de se faire tuer avec éclat, les
horribles disparitions par suite de mines ou de torpilles dues à
la guerre sôus-marine ayant fini par devenir presque banales,
faut-il oublier que, sans eux, les victoires de la Marne et de
l'Yser n'auraient pas eu de lendemain?
Le remplacement de l'amiral Rouyer (27 octobre 1914)
marque la fin d'une phase caractéristique des opérations dans la
Manche et dans le golfe de Gascogne. Partout chassés de la
surface des mers, les Allemands vont avoir recours aux
submersibles, et en faire un emploi que nous n'avions pas su
prévoir, malgré les enseignemens de l'amiral Aube, dont s'ins-
pirèrent nos ennemis. Jugeant des leurs d'après les nôtres,
nous nous refusions à en admettre l'efficacité. Il fallut les san-
glantes leçons de l'expérience pour qu'on y cherchât remède. Ce
furent d'ailleurs les Anglais, beaucoup plus menacés que nous,
qui recoururent les premiers à l'armement des chalutiers, les-
quels vont remplacer les navires proprement dits de* combat
dans la chasse aux sous-marins. Braves petits chalutiers! C'est
sur leur entrée en scène, véritable révolution dans les méthodes
de la guerre navale, que je terminerai ce récit, me réservant
pour une autre fois de conter leurs inlassables et trop souvent
mortelles randonnées, à la poursuite d'un invisible et insaisis-
sable ennemiii
Commandant Emile Vedel.
TOME XLII. — 1917,
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE
DOIT A LA FRANCE
I
LA. FRANGE AU BERCEAU DE L'ÉGLISE
CROISADES ET PROTECTORAT
LES ROIS TRÈS CHRÉTIENS
On a dit fréquemment ce que la France doit au catholi-
cisme : ceux-là seuls l'ignorent encore qui veulent l'ignorer.
L'heure d'histoire que nous vivons nous commande d'indiquer,
inversement, ce que le monde catholique doit à la France.
Dans l'univers en armes, quelques nations se rencontrent,
dont les chancelleries s'affirment toujours neutres; mais par-
tout les cœurs ont commencé d'opter. L'option de certains
catholiques « neutres » est parfois douloureuse pour nous :
leur presse, leurs manifestations, leurs silences semblent
attester qu'entre la France qui ne suivit pas Calvin et la
Prusse qui suivit Luther, c'est vers celle-ci qu'ils inclinei-aient.
Nous osons croire qu'un regard sur quelques pages de notre
passé, sur quelques traits de notre génie, leur persuaderait de
reviser leur jugement : au nom de l'équité, au nom de la com-
munauté de foi, nous espérons de leur impartialité ce début de
résipiscence.
Ils pourront continuer de dénoncer nos fautes et d'accuser
nos péchés : tout homme est pécheur et tout peuple est pécheur.;
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANCE. 339
La France, non moins qu'eux-mêmes, est soumise à cette loi.
Mais nous avons le droit de dire qu'ils connaissent mal la
France, lorsqu'ils ignorent ou lorsqu'ils taisent l'attrait perma-
nent d'un certain nombre d'âmes françaises pour les besognes
rédemptrices et pour les he'roïques activités du repentir. Les
« convertis » et les pénitentes dont l'humilité fut l'une des
gloires de notre dix-septième siècle, et les troupes mortifiées de
religieuses dites « réparatrices, » que notre dix-neuvième siècle
multiplia, représentent à leur façon l'un des aspects de la
France. Aux justiciers improvisés qui dressent avec âpreté le
bilan de nos défaillances, qu'il nous soit permis d'opposer un
autre bilan, celui des expiations volontaires qui tenacement en
poursuivaient le rachat.
Fatigués à la longue de nous interpeller sur nos torts, ils
nous reprocheront, peut-être, d'attacher trop de prix à nos
services. Et s'ils veulent dire, simplement, qu'il n'y a pas de
commune mesure entre les bienfaits que l'Eglise réserve à ses
ouailles et les bons offices qu'elles peuvent lui rendre, nous en
conviendrons aisément, joyeusement; car l'insolvabilité, qui
vis-à-vis des hommes est un tourment, devient, vis-à-vis de
Dieu, la suprême joie de l'amour. Loin de nous là pensée de
poser ici notre France en créancière de la puissance spirituelle 1
Il ne serait plus un fils de l'Eglise, le peuple qui cesserait de se
sentir son débiteur. Les révélations qu'elle projette sur nos vies,
les disciplines dont elle les encadre, les grâces dont elle leur
propose l'acceptation, apparaissent à ceux qui croient en elle
comme échappant à l'évaluation des comptabilités humaines :
leur foi même leur remontre qu'ils ne pourront jamais lui
rendre l'équivalent de ce qu'ils lui doivent, et que leur dévoue-
ment n'acquittera jamais leur gratitude.
Mais s'il est exact d'affirmer que dans le corps de l'Église
chaque peuple a son rôle à jouer, — un rôle de membre, —
et que tous les peuples, « membres les uns des autres, » sont
appelés à collaborer, et que de l'enchevêtrement de leurs rôles
résulte la vie collective du corps commun, le membre qu'est
la France peut, sans fatuité, réclamer des autres membres
reconnaissance et respect. Se tournant vers les catholiques du
dehors, la France a le droit de leur dire : « Que vous !e vou-
liez ou non, je tiens une place dans l'histoire de vos âmes;
je la tiens par mes soldats et par mes missionnaires, par mes
340 REVUE DES DEUX MONDES.
penseurs et par mes artistes, par mes saints et par mes sanc-
tuaires; rentrez en vous-mêmes et connaissez-vous vous-mêmes;
vous y retrouverez quelque chose de mon apport. Bénéficiant
-de la vie de l'Eglise, vous tirez dès lors avantage de tout ce que
j'ai fait et de tout ce que je fais en vue d'enrichir et d'épanouir
cette vie. Et si, remontant dans le passé de votre peuple, il vous
advient peut-être de discerner mon inlluence à certains tournans
de sa vie spirituelle, j'ai confiance qu'alors, vous qui diffamiez
une partie de moi-même et négligiez d'observer l'autre, vous
commencerez au moins de m'accorder votre justice, et le reste
par surcroît. »
I
La première page de l'histoire franque, — celle dont Clovis
est le héros, — fut décisive pour la fortune du Christ. Observons
l'Occident vers le milieu du cinquièn ' siècle : au nom de
l'Empire et contre l'Empire, des barbares régnent partout, sur
les populations romaines. Ils s'appellent Genséric en Afrique,
Ricimer en Italie, Théodoric et Euric en Aquitaine; et tous se
font du Christ une idée qui n'est pas celle de l'Eglise de Rome.
Ils adorent un Christ diminué, déchu de son éternité, un Christ
qui n'ose plus être pleinement Dieu, le Christ d'Arius. Derrière
leurs armes victorieuses, c'est ce Christ-là qui chemine : Gépides
et Ostrogoths propagent en Germanie sa gloire pâlie; et les
Wisigoths, surtout, sont pour lui d'infatigables fourriers. Ils
le portent chez les Suèves d'Espagne, chez nos Bourguignons;
et les uns et les autres cessent d'être catholiques. « La nation
wisigothe, écrit Jornandès, attire de toutes parts aux pratiques
de la secte arienne tous les peuples qui parlent sa langue. » Le
Christ de Rome et de Nicée, le Christ d'Athanase et du pape
Jules, garde ses évêques, ses prêtres, ses fidèles, parmi les popu-
lations romaines sur lesquelles s'asseoient les souverainetés bar-
bares. Mais Euric se fait persécuteur; il emprisonne, il exile; et
l'cvèque Sidoine écrit douloureusement « Le nom de catholique
est tcllementodieuxàsaboucheetàson cœur, que l'on peut douter
s'il n'est pas plutôt le chef de sa secte que le roi de sa nation. »
Il semblait que saint Prosper eût trromphé trop tôt lorsqu'il
avait chanté Rome « s'assujeltissant par la religion ce qu'elle
n'avait pu subjuguer par les armes. » Avec les barbares et par
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANCE. 341
les barbares, l'arianisme régnait, et menaçait l'Eglise de Rome
de n'être plus qu'une vaincue.
[Jn nouveau tlot survint : Glovis le conduisait. Ce flot des-
cendait de la région de Tournai, où les ariens venaient de
déposer un évêque catholique; et l'arianisme, guettant cette
nouvelle famille de barbares, avait déjà séduit la sœur même de
Clovis. Mais l'ascendant de sa femme Glotilde, — uneBurgonde
demeurée catholique, — fit prévaloir auprès de lui les démarches
des évêques gallo-romains; il élut un de leurs baptistères, celui
de Reims, pour être fait chrétien, u La Providence divine, lui
écrivait aussitôt des lointains bords du Rhône l'archevêque
saint Avit, a découvert l'arbitre de notre temps. Le choix que
vous avez fait pour vous-même est une sentence que vous avez
rendue pour tous. Votre profession de foi, c'est notre victoire
k nous. »Ily avait enfin, pour la première fois depuis cent ans,
un chef barbare dont l'âme cherchait à Rome son Credo; et ce
chef était un conquérant.
Entre lui et les Wisigoths ariens, la lutte .s'engagea : il fut
vainqueur. « Le roi Clovis, commentera plus tard Grégoire
de Tours, confessa l'indivisible Trinité, et puis, aidé par elle,
il accabla les princes hérétiques. » Repliés à jamais vers les
Pyrénées, ils durent les repasser, en 531, sous une dernièi"e
poussée du Franc Childebcrt. La puissance politique sur laquelle
s'appuyait de préférence le Christ arien était déracinée de la
Gaule par les Francs. Ce fut en 534 le tour de l'autre royaume
011 Tarianisme un instant s'était complaisamment étalé : la
Burgondie. Elle succombait devant les armes franques. Romains
et barbares, en Gaule, avaient désormais la même foi, qui
scellait la fraternité nouvelle de leurs âmes : Clovis et sa famille
avaient, en faveur de Rome, opéré cette révolution.
Mais saint Avit ouvrait aux Mérovingiens de plus vastes
horizons, k Puisque Dieu veut bien se servir de vous pour
gagner toute votre nation, écrivait-il à Clovis, oflVez une part
da trésor de foi qui remplit votre cœur à ces peuples assis au
delà de vous, et qui, vivant dans leur ignorance naturelle, n'ont
pas encore été corrompus par les doctrines perverses ; ne
craignez pas de leur envoyer des ambassades, et de plaider
auprès d'eux la cause de Dieu qui a tant fait pour les Francs. «
Saint Avit dessinait ainsi la vocation missionnaire de la
France : il montrait au loin les païens. Mais fant qu'il resta
342
REVUE DES DEUX MONDES.
des ariens, c'est d'eux, tout d'abord, que la famille mérovin-
gienne s'occupa : elle leur envoya des ambassadrices. Une
Clotilde, une Ingonde s'en furent au delà des Pyrénées préluder
à la conversion de l'Espagne wisigothe ; une Clodoswinde,
mariée chez les Lombards, mettait en ligne, contre l'aria-
nisme, les argumens que lui expédiait, de Trêves, son corres-
pondant saint Nicet. Le nom d'arien allait bientôt devenir une
façon d'outrage dont on stigmatiserait, jusqu'en plein Moyen
âge, quiconque serait suspect d'hérésie; et le Christ de Glovis,
le Christ de Reims et de Rome, successivement adopté par les
diverses nations barbares, régnait définitivement sur l'Europe
occidentale, en Fils éternel du Père, tel que les grands conciles
l'avaient délini.
Il
Sa royauté, au bout de deux siècles, fut l'objet d'une formi-
dable menace. « Les royaumes du monde, avait dit Mahomet,
se sont présentés devant moi, et mes yeux ont franchi la dis-
tance de l'Orient à l'Occident. Tout ce que j'ai vu fait partie de
la domination de mon peuple. » Les Arabes voulurent que
l'Espagne et la France, peuple du Christ, devinssent le peuple
de Mahomet. Les colonnes d'Hercule barraient les portes de la
chrétienté : Tharik fit effraction, leur imposa son nom, Djebol-
Tarik, Gibraltar; et il passa. Un autre flux enval\isseur succéda,
s'épandant sur toute l'Espagne : Moussa, d'avance, en avait
tracé la route; au delà de l'Espagne, il visait la «Grande
.Terre, » la France, et voulait s'en retourner ensuite vers
Damas, par l'Allemagne, par les Balkans, par l' Asie-Mineure.
Parmi les compagnons de ce visionnaire octogénaire, il en était
un, son aîné de vingt ans, qui avait connu Mahomet : dans ces
têtes branlantes, toutes les ambitions de l'Islam avaient
conservé leur jeunesse; elles voulaient que les vagues isla-
miques, submergeant l'Europe, franchissent la distance de
l'Occident à l'Orient, comme s'étaient promenés, de l'Orient à
l'Occident, les regards du Prophète. Entre le rêve et l'exécution,
un obstacle s'interposait : la France.
L'Islam, en 721, commença de la violer. Le duc Eudes
d'Aquitaine, sous les murs de Toulouse, fit payer cher aux
Arabes d'Elsamah cette première tentative. Narbonne pourtant
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANGE. 343
succomba, et l'on put croire que la Méditerranée serait bientôt
une mer musulmane. D'autres incursions survinrent, insultant
Lyon, Màcon, Dijon, pillant les couvens et les églises, et traî-
nant chez nous des hommes de l'Atlas, et du Sahara, et de
l'Arabie, qui venaient s'installer. Un jour de 732, toute cette
cohue cessa de s'éparpiller : Abdérame la lança vers la vallée
de la Loire. Au passage de la Dordogne, il y eut tant de chré-
tiens tués, que « Dieu seul put se faire une idée de leur
nombre, » et dans cette armée, folle de vaincre, le butin s'en-
tassait. Elle visait Saint-Martin de Tours; elle rencontra Charles
Martel, (c Telle marteau, lit-on dans les Chroniques de Saint-
Denis, qui brise et froisse le fer et l'acier et tous les autres
métaux, ainsi Charles froissait-il et broyait-il par la bataille
tous ses ennemis. » La plaine de Poitiers, comme la plaine de
Toulouse, devint pour la foule musulmane le pavé des martyrs.
L'Islam, après sept jours, recula, et plus jamais il ne revint. Il
y avait cent ans exactement que Mahomet était mort : la
semaine de Poitiers termina brutalement, par un définitif
reflux, un siècle d'expansion progressive, incoercible. L'épée de
Charles Martel signifiait aux deux moitiés du monde, la moitié
islamique et la moitié chrétienne, que Mahomet n'irait pas
plus loin. A l'abri du mur qu'avaient opposé les Francs, et dont
Pépin le Bref consolida les assises en reprenant aux Arabes
notre littoral méditerranéen, la chrétienté occidentale pouvait
désormais se constituer, à l'écart de l'Islam, contre l'Islam.
III
Mais autour du Latran, cime de cette chrétienté, les nuages
s'accumulaient. Les équipées lombardes, chaque jour plus
indiscrètes, apparaissaient aux Romains comme l'humiliant
prodrome d'une domination barbare. « Peuple spécial de saint
Pierre, de l'Eglise, » ils tenaient à rester Romains, et le Pape
voulait ce que voulait son peuple. La pompeuse faiblesse de
Byzance ne pouvait plus rien pour lui. Et les Lombards, rôdant
aux abords de la Ville Eternelle, commençaient de saccager ces
colonies agricoles dont les revenus aidaient le Pape à faire
vivre, dans Rome, le menu peuple chrétien. C'était là grand
dommage et grand deuil pour le u vénérable clergé de la sainte
Eglise de Dieu, » car il avait besoin de ces petites gens pour
ui
ttEVtJE «ES DEUX MONDE».
tenir en respect l'aristocratie militaire, toujours menaçante
pour sa liberté spirituelle. Ainsi chancelait l'équilibre du fragile
et précaire édifice où la Papauté vivait au jour le jour, disgra-
cieusement logée.
Moralement responsable du sort de Rome vis-à-vis des
Romains, effectivement respoasable des libertés de l'Église vis-
à-vis de Dieu, le pape Etienne II s'inquiétait. Au déclin de
l'année 753, il passa les Alpes, pour aller voir Pépin, fils du
glorieux Martel, ce Pépin dont sou prédécesseur, le pape Zacha-
rie, avait ordonné qu'il fût roi. Etienne l'implora u pour la
cause de saint Pierre et pour la république des Romains. »
Pape et roi conférèrent : Pépin accepta d'être « commis par
Etienne, — lui et ses fils, — à la protection de l'Eglise et du
peuple de Rome. » Le litre de pal-Mce des Romains, dont
Etienne décora Pépin, marquait au duc de Rome, — et même
à l'exarque de Ravenne, si d'aventure il en existait encore un,
— que ces autorités byzantines étaient périmées, et que la seule
puissance séculière dont désormais/ les Romains voulaient
entendre parler était celle des Francs.
Astolf, roi des Lombards, apprit bientôt à ses dépens que
cette puissance ne chômait point. Deux fois vaincu, il dut rendre
au roi des Francs toutes les terres qu'il avait conquises sur
l'empire de Byzance : et le roi des Francs les céda « pour tou-
jours »à l'apôtre Pierre. Gharlemagne les défendit, les arrondit,
et l'acte par lequel le pnpe Léon III, à la Noël de l'an 800, fit
de lui, dans Saint-Pierre, l'empereur des Romains, ratifia cet
autre geste par lequel la tutélaire puissance des Francs avait
remplacé, près du Pape, l'impuissante et inconsistante tutelle
des empereurs de Byzance.
« Pour toujours, » avait stipulé Pépin dans sa donation*
Entre la générosité du roi franc et les éloquens et suprêmes
plaidoyers d'un Dupanloup réclamant en vain pour le pape
Pie IX l'intégrité du don fait au pape Etienne II, onze siècles
passèrent. Pépin, pour onze siècles, avait logé la papauté:
problème ardu s'il en fut, Jésus la laissa sur terre, derrière
lui. Il faut qu'elle s'y enracine, et qu'elle y besogne, et qu'elle
s'y tienne à la disposition de tous, à proximité de tous, servante
des serviteurs de Dieu ; et d'autre part, pour être respectée, il
faut qu'elle apparaisse libre, indépendante de toute souveraineté
terrestre, étrangère à toute inlluence terrestre, dégagée, si faire
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANCE. Sl^
<■
çè pouvait, de tout voisinage terrestre. Voilà, son vouloir, et
voilà le vouloir des consciences chrétiennes. C'est apparemment
un paradoxe qu'un tel vouloir; car on ne peut être, à la fois,
sur terre et au-dessus de la terre. Mais dans ce paradoxe même,
il y a une ide'e-force, avec laquelle les réalite's politiques
devaient entrer en compromis : l'établissement territorial que
constitua Pépin fut un essai de compromis, dont la longue
durée mérite l'hommage de l'histoire.
Le don de Pépin au Saint-Siège n'est plus qu'un souvenir;
le don du Saint-Siège à Pépin subsiste. Le pape Paul, en 757,
avait, à la demande de Pépin, dédié dans Saint-Pierre un sanc-
tuaire à sainte Pélronille, réputée fille de l'Apôtre : la France,
dans cette chapelle, se considérait comme chez elle. « Rome
mérite qu'on l'aime, écrira plus tard Montaigne, confédérée de
si longtemps et par tant de titres à notre couronne. » La cha-
pelle de sainte Pétronille attestait cette « confédération. » La
France avait là des droits que, de temps à autre, nos diplomates
exhumaient : une dépêche du cardinal d'Ossat, une dépêche de
Chateaubriand, faisaient valoir notre patronat sur ce petit sanc-
tuaire. Le pouvoir temporel avait depuis dix-neuf ans disparu,
lorsqu'en 1889 le cardinal Langénieux et les pèlerins de la
France ouvrière, l'ambassadeur Lefebvre de Béhaine et le pape
Léon XIII, se trouvèrent d'accord pour restaurer en tout son
éclat l'antique fondation. L'offrande d'un nouveau reliquaire
revivifia les souvenirs; et sur le reliquaire celte inscription
s'alignait : « Garde sous ton patronage, ô Pétronille, le pacte
d'alliance aujourd'hui ressuscité que conclurent jadis, sous tes
auspices, la mère Eglise et la France sa fille ainée, 757-1889. »
Dételles alliances de dates n'étaient pas pour effrayer Léon XIII :
il remplissait encore les fonctions de pontife, en jetant à travers
l'histoire, d'un geste imprévu, certaines arches de pont.
IV
De Maistre écrit en son livre Du Pape.- « Les Français
eurent l'honneur unique, et dont ils n'ont pas été à beaucoup
près assez orgueilleux, celui d'avoir constitué (humainement)
l'Eglise catholique dans le monde, en élevant son auguste chef
au rang indispensablement dû à ses fonctions divines. «Quelque
unique que fût cet honneur, un autre, plus insigne encore, atten-
346 . REVUE DES DEUX MONDES.i
dait la France. Pépin venait d'installer l'armature terrestre dans
laquelle devaient s'encadrer, conformément à sa constitution
divine, la vie et l'action de la papauté. Des siècles succédèrent,
le dixième, le onzième, oi^i, malgré les commodités territoriales
dont jouissait désormais le Saint-Siège, la constitution divine
de ce pouvoir parut elle-même se voiler. Il devint la propriété
des hautes familles romaines, puis des empereurs saxons; et la
chrétienté s'aperçut un jour, suivant le mot de Mgr Duchesno,
qu' « on devenait pape à l'avancement, dans la hiérarchie de
l'Eglise germanique. » Il fallait un instrunlent bien fort, pour
extirper ces abus : l'instrument se forgea en France.
En l'année 910, au lendemain même de certains scandales
qui ternissaient le prestige de la papauté, Guillaume, duc
d'Aquitaine, avait offert « aux apôtres Pierre et Paul » un
rendez-vous de chasse, qu'il possédait dans le Maçonnais : il
voulait qu'à la turbulence des chenils succédât, dans ce coin
de terre sauvage encore, la pacifique prière des Bénédictins, et
que ces moines ne relevassent que du Saint-Siège. De cet acte
de confiance envers une papauté qui paraissait décadente, l'ordre
de Cluny était né. Parmi l'immense morcellement féodal, le
Siège Apostolique faisait l'effet de n'être plus qu'un pouvoir
local. Planant par-dessus i'éparpillement des fiefs et la variété
même des nations, l'ordre de Cluny rendit à l'Eglise la notion
d'unité et aux Papes la conscience de leur souveraineté.
Odon, qui mit vraiment l'Ordre en branle, avait quitté sa
.stalle de Saint-Martin de Tours pour s'en aller à Rome : il
s'en était revenu, plein de tristes visions. Tout autre en eût
conclu : Rome se meurt. Mais les Glunisiens, comme le dira
plus tard Grégoire VII, imitèrent les saintes femmes de l'Evan-
gile, venant veiller et prier devant le sépulcre du Maître. Ils
croyaient, — d'une foi qui savait, — que pour le vicariat du
Christ l'heure de la résurrection était proche. Tels les Grecs
du vii^ siècle avant notre ère, qui s'en allaient jalonner de leurs
industrieuses colonies le littoral barbare, tels les moines clpni-
siens, s'éloignant douze par douze de leur patrie la France,
édifièrent à travers l'Europe deux mille foyers de prière, de
travail et d'influence spirituelle, d'ardente et laborieuse
confiance dans le renouveau de l'Eglise de Dieu. « C'est le plus
noble membre de mon royaume, » dira Louis VI au sujet de
Cluny; et un abbé de l'Ordre pourra se flatter, au xii® siècle,
CE QUE LE MONDE CATHOf.IOTIE DOIT A LA FRANCE. 347
d'avoir pour amis presque tous les prêtres de l'Eglise latine.
Les Glusiniens connurent cette bonne fortune, à l'heure où
la Papauté' avait besoin d'eux, de posséder des abbés qui avaient
une longévité de patriarches. Saint Mayeul, saint Odilon, saint
Hugues, remplirent à eux trois, de 96.5 à 1109, une période de
cent quarante-quatre ans, et, xlurant cette période, la Papauté
fut sauvée. Le libre monastère qui ne dépendait que du Pape
voulait que le Pape ne dépendît plus que de Dieu. Cluny, d'abord,
se servit des empereurs pour affranchir le Saint-Siège du joug
des barons romains : Odilon collaborait avec Otton III pour
l'avènement à la tiare du moine Gerbert,un Français qui venait
de Saint-Géraud d'Aurillac, abbaye réformée par Cluny. Après
le joug féodal, le joug impérial devait fléchir à son tour : Hil-
debrand, formé sur l'Aventin par les maximes clunisiennes,
concerta sa ruine. Il revendiqua pour l'Eglise la pleine liberté
des élections pontificales ; et lorsque sous le nom de Grégoire VII
il coiffa la tiare, Hildebrand, pour sa grande œuvre de réforme,
lit appel à Cluny.
La force multipliée de ces « moines noirs » militait en tous
pays pour l'indépendance du Pape : force souple et rigide, ten-
laculaire et tout en même temps unifiée, qui par le seul fait de
son existence assurait la circulation de la parole pontificale à
travers l'Europe. Le jour où Grégoire VII voulut porter à la
connaissance du monde chrétien l'encyclique où il déclarait
que les princes n'avaient conspiré contre lui que parce qu'il
n'avait pas voulu se taire sur les périls de l'Eglise et céder à
ceux qui la mettaient en captivité, il ordonna que cette ency-
clique fijt tout de suite portée à Cluny. Il savait que nulle puis-
sance humaine ne pouvait étouffer les échos de Rome, quand
c'était Cluny qui les répercutait. En ce coin de France fonction-
nait une sorte de télégraphie spirituelle, qui libérait de toute
entrave le verbe du Pape ; elle projetait ses antennes jusqu'en
Allemagne, jusque dans la terre obstinée qui, suivant le mot
de Guibert de Nogent, <( ne faisait rien que ce qui pouvait peiner
et ennuyer le Pape, et résistait toujours aux commandemens
de Rome. »
Et la grande œuvre collective, où Rome et Cluny s'associaient,
fut parachevée par trois papes issus de Cluny : Urbain II,
l'ancien grand prieur; Pascal II, l'ancien novice; Galixte II,
l'ancien élève de saint Hugues. La solution très pondérée, très
348 uevc;e des deux mo.ndes,
libérale, qui mit un lerme à la querelle des investitures, fut
l'œuvre de ces deux derniers papes, et fit accepter par la chré-
tienté laïque les prérogatives légitimes du sacerdoce, telles que
les avait précisées, avec le concours des bons canonistes de
Liège, le bon sens français.
Six siècles d'histoire, dont l'Eglise sortit forte et fière, nous
ont montré la France de Glovis remettant sous les yeux du
monde barbare le Christ en toute sa gloire ; la France de Charles
Martel consolidant pour toujours, à l'Occident, la frontière
défensive de la chrétienté; la France de Pépin donnant aux
papes pignon en Europe ; la France des Clunisiens préparant la
transformation d'une Papauté k demi serve en une Papauté
pleinement souveraine : voilà l'œuvre de la poigne française
et de la vigilance française durant la période de fondation de
l'établissement catholique.
11 n'est peut-être pas un mot, dans la langue humaine, qui
soit plus riche d'ambitions que le mot « catholique. » Il vise,
sur toute la terre, toutes les âmes, et, dans chacune, le tout de
l'âme. C'est un mot qui devant nous fait reculer l'horizon; et
les seules limites qu il permette à nos regards sont celles que
s'assigna lui-même, au jour où fut créée la terre, le geste de
Dieu. Le catholicisme est une expansion toujours en acte ; et
dans cet acte incessant il eut toujours la France pour outil.
La croisade fut par excellence une besogne française, issue
d'une idée française. Il popol franco : c'est ainsi que le Tasse,
au XVI® siècle, qualifie les croisés. « Les temps étaient venus,
dit un chroniqueur, que le Christ avait fixés dans son Evan-
gile, lorsqu'il dit : Qui est avec moi prenne ma croix et me,
suive; et ce fut en Gaule que le grand mouvement s'ébranla. »
Urbain II, qui venait d'excommunier le roi de France pour
adultère, préside au concile de Clermont : il entraine l'Europe
à la suite des chevaliers et des manans de France, et la pre-
mière croisade sp met en branle, à la voix de ce Pape français.
La voix de saint Bernard, un autre Français, signifie à l'Alle-
magne, pour qu'elle se mobilise, l'élan que le roi Louis VII
va prendre vers Jérusalem, et la seconde croisade vogue à son
tour vers l'Orient.
OE QUE LE MOrsDE CATIiOLîQUE DOIT A LA FRANCE. 349
Pierre le Vénérable, dans une lettre à Louis VII, commente
sa vocation de croisé :
Les princes juifs, de i ordre de Dieu et par la force des armes,
détruisirent les nations profanes et conquirent leur territoire pour
Dieu et pour eux-mêmes. Le roi des chrétiens, par le commandement
du même Dieu, vaincra les Sarrasins, ennemis de la vraie foi, et il
s'efforcera de s'emparer de leur territoire pour Dieu, et non pas
pour lui-même.
u Non pas pour lui-même, » remarquez le mot ; et de fait,
les rois de Jérusalem se souvenaient toujours, et les patriarches
leur rappelaient au besoin, que Godefroi de Bouillon avait
reçu l'investiture de cette ville avec humilité, comme un
ministère d'Eglise, et que l'Eglise lui avait dit : « Tu es l'homme
du Saint-Sépulcre, tu es le nôtre, Jioino sancti Sepulcri ac nos-
ter effectus. » Et ce désintéressement, dont à Jérusalem ses
successeurs français acceptèrent l'héritage, convenait bien à
l'idéalisme de notre race. Les épopées germaniques prédispo-
saient mal à de pareilles vertus de détachement les combattans
d'outre-Rhin : elles faisaient mouvoir tout un monde de héros
fiévreusement acharnés à la poursuite d'un trésor, et non point
à la victoire d'une idée. La Germanie mettait son cœur où était
le trésor des Niebelungen, et près du sépulcre du Christ, il y
avait le cœur de la France.
On enrageait, au delà du Rhin, de cette pieuse gloire que
s'acquéraient les Français, — les « Francons, » comme las appe-
lait d'un terme de mépris, au xii^ siècle, certain archidiacre de
Mayence. Ce prêtre était mécontent parce que Pascal H, — un
Pape qui déplaisait à son empereur, — avait trouvé asile en
France. Et Guibert de Nogent de lui répliquer : « Si vous
tenez les Français pour tellement faibles et lâches que vous
croyez pouvoir insulter par vos plaisanteries un nom dont la
célébrité s'est étendue jusqu'à la mer Indienne, dites-moi donc
à qui le pape Urbain s'adressa pour demander des secours
contre les Turcs? N'était-ce pas aux Français? » Mais oui, c'était
à eux ; et le chanoine Jean de Wurzbourg, qui dans le courant
du siècle visitait la Palestine, ne pouvait s'en consoler. Il traitait
de « partiales » les histoires qui attribuaient la prise de Jérusa-
lem aux seuls Français, et de partiales les inscriptions qui près
du Saint-Sépuiere parlaient comme les historiens. « On passe
350 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS silence le nom des Allemands, » grognait-il. Il allait de
forteresse en forteresse, de marché en marché; et sa plume
notait avec une mélancolie bien amusante : « Pas une place
n'a été laissée aux Allemands ! »
N'en déplût à ce naïf précurseur de V Alldeutschland et à son
hypocondre confrère de Mayence, l'ouvrage de Guibert de
Nogent sur la croisade l'avait, en son titre même, expressément
définie : Gesla Dei per Francos, les gestes de Dieu par les
Francs. L'àme de ce moine sut enfermer en quatre mots l'âme
d'une époque et d'une race. Le monastère de Nogent-les-
Vierges, oii il vivait, s'asseyait entre Soissons et Laon, sur une
petite rivière à laquelle la Grande Guerre a fait un nom :
l'Ailette. Un peu au Sud-Est, à Reims, la France avait reçu le
baptême. La devise de gloire, lapidairement libellée par l'abbé
de Nogent-les- Vierges, pouvait apparaître au monde chrétien
comme le renouvellement des vœux baptismaux de la France.
<( C'est par une grâce particulière de l'éternelle Providence,
écrivait à l'abbé du Mont-ïhabor Pierre le Vénérable, que notre
et votre France a été choisie, parmi toutes les parties du monde,
avant tous les peuples de l'univers, pour délivrer du joug des
impies les Lieux Saints. )>
La civilisation franque tout entière fut transportée sur cette
terre auguste, avec sa hiérarchie, ses coutumes féodales, son
art. Toutes les églises historiques de Terre Sainte, à trois
exceptions près, sont d'architecture française; toutes sont filles
de l'art de Gluny ; et les constructions mêmes du Saint-Sépulcre
portèrent l'empreinte de la France. Deux mille lances consa-
crées à Dieu, — lances de Templiers, lances d'Hospitaliers, —
veillaient sur cet essai de royaume de Dieu, où malheureuse-
ment la lascivité des mœurs orientales euttôtfaitdes'implanter.i
« Les guerriers bien-aimés, les Machabées nouveaux choisis par
le Seigneur : » ainsi le pape Adrien IV qualifiait-il ces moines
soldats. Les Hospitaliers, fondés par des marchands d'Amalfî
pour le soin des pèlerins, devaient a un Français, Raymond du
Puy, le caractère militaire qui fut l'origine de leur gloire; les
statuts des Templiers, dessinés par Hugues de Payens et dix
autres gentilshommes de France, furent approuvés à Troyes,
par un concile français.
En Europe, dès qu'à l'encontre de l'infidèle un coup d'épée
s'imposait, la France tenait à être là. Le quart de siècle qui
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANCE. 351
précéda la première croisade fut marqué, presque annuellement,
par de pieuses chevauchées que les moines de Gluny lançaient
au delà des Pyrénées : ils recrutaient des courages, en Bour-
gogne, pour marcher h la rescousse de la Navarre, et de la
Castille, et de la Catalogne; sous les drapeaux d'Alphonse VI,
aux côtés du Cid, des Français travaillaient à reprendre Tolède
sur les Maures. Les détresses de l'Espagne chrétienne et ses
exploits superbes obsédaient les consciences croyantes; et nos
aïeux aimaient que la merveilleuse chanson de Roland leur
parlât de l'Espagne, au temps m^me où Urbain II venait leur
parler de Jérusalem. Le siècle qui suivit la dernière croisade
vit Boucicaut faire trois expéditions « es glaces gelées des marais
-<le Prusse, » pour aider l'Ordre teutonique à combattre le. roi
de Letho, ce « Sarrasin; » et dans un grand banquet au château
de Marienburg, le grand maître de l'ordre, entouré de cheva-
liers français, célébra le pacte par lequel les Sarrasins de Letho,
c'est-à-dire les Lithuaniens, venaient de s'engager à ne piller
et à ne brûler aucunes églises des chrétiens. Les chevaliers
teutoniques auront, hélas! des successeurs, qui les spolieront
au nom de Luther, et puis pilleront et brûleront les églises : ils
s'appelleront les Hohenzollern.
Tandis que nos hommes d'armes promenaient à travers l'Eu-
rope l'esprit de croisade, poètes et chroniqueurs, remontant les
siècles, cherchaient un passé, des devanciers, une sorte de gé-
néalogie morale, pour les croisés de France. Les Français du
temps jadis, un Gharlemagne, un duc Guillaume, prenaient,
dans le recul de l'histoire, relief de croisés. Gharleimagne
combattant les Maures en Espagne ne suffisait plus aux ima-
ginations : elles l'expédiaient k Jérusalem : elles avaient besoin,
— je reprends le langage du bon moine Jocundus, — qu'il eût
« parcouru la terre entière en combattant ceux qu'il voyait
rebelles à Dieu. » Toute une partie de l'histoire poétique du
grand Empereur se déroulait ainsi comme un poème de croi-
sade; et les croisés à leur tour .se donnaient la spiendide
illusion, lorsqu'ils traversaient la Hongrie, de suivre « la route
que Gharles, empereur merveilleux, avait fait construire long-
temps auparavant jusqu'à Gonstantinople. » La croisade, pour
se donner élan, inventait dans le passé d'autres croisades, fran-
çaises également.
Le prestige du roi saint Louis acheva d'habituer l'Europe
3J)2 REVUE DE3 DEUX MONDES.
chrétienne à incarner dans notre race l'idée de croisade. Il
en fut le confesseur en Egypte, par sa captivité; il en fut le
martyr h Tunis par sa mort, — martyr que l'Islam lui-même
vénérait, puisque, au dire du moine Guillaume, célerier
de Saint-Denis, « les Sarrasins montraient grande révérence
au tombeau du feu roi, et baisaient les pieds de sa statue. »
Avant ses croisades africaines, peu s'en était fallu qu'à titrede
<( principal défenseur de la foi orthodoxe et de la liberté de
l'Eglise, » comme le nommait Innocent ÏV, il ne suscitât une
croisade contre son voisin de Germanie, le méphislophélique
Frédéric II. Malgré ses charitables elforts pour l'union du
sacerdoce et de l'Empire, saint Louis, qui <( considérait les
alTaires de l'Eglise plus que comme siennes, » — nous dit son
panégyriste Guillaume de Chartres, — fut à la veille de faire
« proclamer le ban de Notre Seigneur Dieu et du roi Loys son
sergent, » en vue d'une guerre sainte contre l'Empereur. Et le
pape Innocent IV, tout en faisant ajourner ce dessein, lui écri-
vait : « Toi seul, pendant que d'autres se taisaient, toi qui
émerges avec éclat parmi les rois de la terre, toi seul as eu celte
pensée... Que les cieux se réjouissent et que la terre exulte 1 »
VI
Un jour vint où l'élan des croisades fléchit, sous l'impro-
pice poussée d'une politique plus réaliste. Philippe le Bel
demeura sourd aux attirantes propositions que lui faisait
apporter, du fond de l'Asie, l'empereur des Tartares, pour une
lutte commune contre les Turcs. L'un des publicistes du règne,
Pierre Dubois, encore qu'il intitulât son livre : Le recouvrement
de la Terre Sainte, se préoccupait moins, semble-t-il, de ce but
auguste et lointain que des remaniemens européens qu'il préco-
nisait. Mais l'obsession du Saint-Sépulcre continuait, chez nous,
d'enfiévrer certaines âmes. L'étranger le savait, et ceux qui chez
lui rêvaient encore de croisade regardaient fidèlement du côté
de la France. Charles de Valois, Humbert dauphin de Vienne, se
croisaient avec éclat, et faisaient peu de besogne : l'attente des
âmes, pourtant, ne se décourageait point. En 1332, c'est au roi
de France que songeait, pour libérer la Terre-Sainte, le domini-
cain allemand Brocard, dans son Directorium ; c'est vers Louis,
duc d'Anjou, que se tournaient en 1316 les vœux de sainte Gathe-
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANCE. 353
rine de Sienne. Le Picard Philippe de Mézières, conseiller do
Charles V, dévouait sa plume, son rêve et sa prière, à la fon-
dation d'une milice de la Passion du Christ : les seigneurs, trop
souvent fourvoyés par « Vaine Gloire, » n'y devaient point
figurer; il aspirait k mobiliser, contre le Croissant, « les gens
d'honneur du moyen état de la chrétienté. » L'ami de Philippe
de Mézières, Pierre Thomas, un carme natif du Périgord, s'éga-
lait aux plus grands prédicateurs de croisades, en convoquant
l'Europe sous l'étendard du roi français de Chypre, Pierre de
Lusignan, qui crut un moment, en 1365, retrouver par
Alexandrie la route de Jérusalem.
La victoire de Lusignan fut sans lendemain ; trente ans plus
tard, à Nicopolis, nos chevaliers trouvèrent en une folle bataille
une vaillante mort. Mais l'idée de croisade avait la vie dure;
et comme la guerre de Cent ans sévissait, comme elle permet-
tait aux Turcs d'exploiter les discordes de l'Europe, c'est au nom
de l'idée de croisade que Robert le Mennot, l'éloquent gentil-
homme du Cotentin, et que le poète Eustache Deschamps, et
que Jean de Gand, l'étrange ermite jurassien, conviaient à la
paix les rois de France et d'Angleterre. Jeanne d'Arc surgit,
préparant pour Charles VII la seule paix durable, celle qui lui
rendrait la France : l'Occident curieux observait la jeune fille.
Des rumeurs s'accréditaient, — le marchand vénitien Morosini
s'en faisait le messager, — d'après lesquelles Jeanne mènerait
un jour jusqu'en Terre Sainte, vêtus d'une étoffe grise qu'une
petite croix constellerait, Anglais et Français réconciliés. El
Jeanne, toute première, écrivait aux Anglais : « Vous pourrez
venir en la compagnie du roi de France, là où les Français
feront le plus beau fait qui jamais fut fait pour la chrétienté. »
L'héroïne par excellence de l'idée de nationalité française appa-
raissait aux contemporains et se regardait elle-même comme
une dépositaire fidèle de la vieille idée de chrétienté et du sécu-
laire programme de croisade (1).
Soixante ans plus tard, la guerre de magnificence que
conduisait en Italie la romanesque juvénilité de Charles VllI
n'était dans sa pensée, — il l'écrivait au pape Borgia, — que le
prélude d'une expédition d'oulre-mer« pour le service de Dieu,
l'exaltation de la foi et le rachat du peuple chrétien. » Aspira-
(1) Voir notre livre : Les: nations apôtres, vieille France, jeune Allemagne,
Perrin, 1903.
TOME xui. — 1917, %'^
3o4
REVUE DES DEUX MONDES.
lions vers Jérusalem, aspirations vers Gonstantinople, hantaient
sa fumeuse cervelle : il leur donnait, tout à la fois, la valeur
litte'rale d'un héritage légal, — héritage des rois de Jérusalem,
héritage de la maison d'Anjou, — et la grâce enchanteresse
d'un rêve un peu fuyant. Louis XII prolongea le rêvé : en 1499,
soixante-douze ans avant don Juan d'Autriche, la flotte du roi
de France, treize jours durant, engagea contre l'Islam une pre-
mière bataille de Lépante, qui, sans l'inertie des Vénitiens
nos alliés, aurait eu des résultats décisifs (1).
Soudainement, dans le premier quart du xvi'^ siècle, la
nation germanique fut l'ouvrière d'une grande dislocation : une
affiche théologique, apposée dans Wittenberg, prépara le déchi-
rement de la chrétienté. Villiers de l'Isle-Adam et quatre mille
Hospitaliers, après avoir défendu Rhodes magnifiquement,
mais en vain, errèrent comme d'héroïques épaves à travers la
Méditerranée, jusqu'à ce que Malte les abritât. A Lépante,
en 1571, la France fut absente; la voix de l'évêque François de
Noailles suggérant à Charles IX d'établir le protectorat de la
France sur l'Algérie et lui affirmant qu' « on pourrait faire
avaler aux Turcs celte tiriaque, » resta sans écho. Mayenne
prenait trois cents hommes pour s'en aller jouter contre les
Turcs; il semblait que l'idée de croisade n'inspirât plus que
des parties d'escrime. Elle n'était plus qu'une gêne pour les
Puissances de l'Europe, depuis <jue la division des âmes chré-
tiennes avait permis aux manœuvres diplomatiques de l'Islam
de s'insérer dans la politique de l'Occident.
Elle survivait, pourtant, dans les imaginations, comme sur-
vivait au fond des consciences le souvenir de la vieille chré-
tienté; et ces deux idées jumelles, celle de croisade, celle de
chrétienté, firent encore effort, à travers le xvii« siècle, pour se
relever du coup formidable que le xvi^ leur avait assené. Le Père
Joseph, — l'e'tninence grise de Richelieu, — pensait sans relâche
à la croisade, et quelquefois .il en parlait. Un jour, courant à
Rome, il mit sur pied, d'accord avec Paul V, un projet de cam-
pagne dans le Levant, que devait exécuter Charles de Gonzague,
duc de Nevers ; et comme les routes étaient longues dans
l'Europe d'alors, il composa, tout le long de son retour, quatre
mille six cents vers latins qui s'appellent la Turciade : le Christ
(1) Le fait a été révélé par M. Charles de la Roncièrc dans son Histoire de la
Marine française, III, p. 38-46. (Paris, Pion, l'J06.)
CE QUE LE MONDE GATUOLIQUE DOIT A LA FRANCE. 355
lui-même y prenait la parole pour persuader aux rois de se
croiser, et pour réserver aux destinées françaises le soin d'ense-
velir l'Islam, servari Francis Mahometica funera fatis.
Les calendes grecques, une fois de plus, furent proiitables
aux Turcs; les plans de Charles de Gonzague tombèrent dans
l'oubli, mais la foi dans ces « destinées françaises » subsistait
toujours. Louis XIV domina l'Europe; et comme on voulait sur
sa tête accumuler toutes les gloires, d'aucuns pensèrent, — et
des plus illustres, — que celle même de croisé ne devait pas lui
manquer. C'est à lui, non à l'Empereur, que Leibnitz adressait
l'exposé d'un grand dessein sur l'Egypte : « La France, insistait
le philosophe, semble réservée par la Providence pour guider
les armes chrétiennes dans le Levant, pour donner à la chré-
tienté des Godefroi de Bouillon, et avant tout des saint Louis. »
Ce fut grande liesse dans les faubourgs de Paris, lorsque les
armes chrétiennes, sous les couleurs de France, allèrent du
moins jusqu'à Candie; et laborieusement Boileau s'exaltait,
pour assigner au monarque un plus lointain rendez-vous :
Je t'attends dans deux ans aux bords de l'Hellespont.
Fénelon voyait encore plus grand :
La Grèce entière s'ouvre à moi, écrivait-il en 1674; le Sultan
effrayé recule ; déjà le Péloponèse respire en liberté, et l'église de
Corinthe va refleurir ; la voix de l'apôtre s'y fera encore entendre.
Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses
sur les plaines de Marathon?... Je vois déjà le schisme qui tombe,
l'Orient et l'Occident qui se réunissent, et l'Asie qui voit renaître le
jour après une si longue nuit.
Nous connaissions surtout l'auteur du Télémague par son
imagination païenne; on voit qu'à certaines heures elle pouvait
devenir chrétienne. Mais il y a dans ces lignes juvéniles autre
chose qu'une rêveuse emphase. Car à ce moment même (lu grand
règne, un capucin tourangeau, le Père Justinien, qui avait étudié
à Alep, dédiait deux livres à Louvois, pour lui apprendre « les
moyens dont on pourrait se servir pour détruire la puissance
ottomane et pour rétablir la religion chrétienne dans les pays
d'oîi elle s'est communiquée au nôtre. » Louvois demeurait
attentif, mais Colbert était rebelle; et nombre de pamphlets,
inspirés toujours par l'idée de croisade, furent dirigés contre
356 BEVUE DES DEUX MONDES^.
Colbert au moment où, devant Vienne, Sobieski fit reculer les
Turcs sans que la France fût là.
A l'école de son maître Bossuet, le grand Dauphin s'ani-
mait contre le Turc. « Je me souviens, écrivait Bossuet an
pape Innocent XI, qu'ayant un jour loué Alexandre d'avoir
entrepris avec tant de courage la défense de toute la Grèce
contre les Perses, le prince ne manqua pas de remarquer qu'il
serait bien plus glorieux à un prince chrétien de repousser et
d'abattre l'ennemi commun de la chrétienté, qui la menace et
la presse de toutes parts. » La politique, souvent, commandait
une autre ligne de conduite à l'endroit des Turcs; mais, à l'écart
des conseillers royaux qui concertaient cette politique, le pré-
cepteur royal et son élève concevaient encore k la façon d'un
duel les rapports entre la Croix et l'Islam. Le panégyrique
annuel de saint Louis, qu'entendaient la Cour et l'Académie,
perpétuait l'évocation des croisades; et cela, durant le xviii^siècle,
résonnait comme un archaïsme.
Mais certains archaïsmes apparens demeurent des forces :
ils peuvent, s'adaptant aux circonstances, faire ressusciter,
sous une forme plus neuve, plus opportune, l'idée dont ils
furent l'expression momentanée; éprises de sa grandeur, mais
lasses de ses lenteurs, certaines âmes deviennent inventives de
méthodes nouvelles, où elles se satisfont, et qui libèrent et
mettent en branle ce que l'archaïsme recelait d'activement
vivant. Parmi les missionnaires français dont un autre article
dira les périples, combien, venus plus tôt dans des siècles moins
vieux, eussent été des croisés! En fait, aux xvii^ et xviii® siècles,
l'idée de croisade se transformait, se transfigurait; elle prome-
nait à travers le monde, par le bras des missionnaires, une
croix désarmée; mais c'était toujours la croix, et la ressem-
blance de cette croix avec la croix du Calvaire était même
devenue plus pure, puisque l'épée qui jadis faisait escorte, —
tout comme le glaive de Pierre rengainé par ordre du Christ,
était désormais maintenue dans le fourreau. Nos philo-
sophes, aussi indilîérens à nos missions chrétiennes qu'à nos
colonies nationales, considéraient l'idée de croisade comme
atteinte de cachexie ; ils se trompaient. Les âmes d'apôtres qui
la réalisaient jugeaient autrement qu'eux.
Politiquement, d'ailleurs, elle avait encore quelques soubre-
sauts de vitalité. Lorsque, en 1830, la branche aînée des Bour-
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LÀ FRANCt-.
,^51
bons, renversée du trône, laissait à la France comme suprême
cadeau la précieuse terre d'Algérie, où sous nos trois couleurs
trois diocèses allaient fonctionner, l'Eglise put constater que^
depuis la prise de Gonstantinople par les Turcs, c'était la pre-
mière grande conquête faite sur l'Islam, et que cette conquête
était l'œuvre de la maison de France, fille de saint Louis, et
que l'expédition de 1270, douloureusement terminée sur la
côte de Tunis, n'avait pas été la dernière croisade, puisque, six
siècles plus tard, une autre expédition, celle d'Alger, paraissait
en quelque mesure en avoir vengé l'échec.
VII
Il y avait antagonisme, nous l'avons laissé voir, entre les
survivances de l'idée de croisade et les maximes nouvelles de
tractations avec le Turc : le dessein médiéval de reculer, aux
dépens de l'Islam, les frontières de la chrétienté n'avait rien de
compatible avec les modernes pratiques de chancellerie qui
sollicitaient et marchandaient l'alliance du Turc. Le geste de
François I", négociant en 1521 avec le sultan Soliman, fut
une poignante surprise, voire un scandale, pour les contem-
porains : le roi de France serrait la main du Turc et s'alliait à
lui contre l'Empereur! Mais de la main du Turc un cadeau
tombait bientôt, qui s'appela, dans l'histoire, les Capitulations
de 1535. En vertu de ce cadeau, les Français voyageant en
Orient étaient libres d'observer leur religion, et le Pape, les
rois d'Angleterre et d'Ecosse pouvaient, en se joignant au
traité, obtenir pour leurs sujets les mêmes libertés. Un membre
de la catholicité, le membre français, à la faveur même de son
pacte avec le Grand Turc, visait à rendre libres, en terre
d'Islam, le Christ et les chrétiens. Henri II voulut que son
ambassadeur d'Aramon s'en allât jusqu'en Palestine pour exa-
miner, sur place, la situation des religieux latins, et pour la
faire améliorer, au nom du roi de France.
Les souvenirs de Charlemagne recevant de Haroun al Ras-
chid les clefs de Jérusalem et obtenant là-bas, dans le quartier
de « Latinie, » certaines prérogatives protectrices, les souve-
nirs de saint Louis promettant « protection à la nation des
Maronites, comme aux Français eux-mêmes, » planaient sur ces
tractations mêmes, qui faisaient l'effet d'une, désertion du passé.
3.-)8 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était encore en quelque mesure imiter saint Louis, que de
multiplier en terre islamique certaines variéte's de clientèles,
dont la France, en vertu des traile's ou même seulement en
vertu d'une pratique coutumière, ferait protéger les consciences
et respecter la foi. Les Mirdites, tout comme les Maronites,
allaient peu à peu devenir nos cliens, en vertu de l'usage; et la
Porte ne s'opposera jamais, — elle en assurera, sous la Restau-
ration, le général Guilleminot, — à ce que nous plaidions
auprès d'elle pour les diverses chrétientés ses sujettes.
Mais en ce qui regarde les chrétiens latins, nous demandons
à la Porte des textes, et nous les obtenons ; de règne en règne,
ils se font plus souples, plus amples et plus riches; l'admirable
édifice des Capitulations, patiemment construit, couvre peu à
peu du pavillon de France tous les catholiques des nations occi-
dentales, prêtres, fidèles ou pèlerins du christianisme latin sur
les terres du Sultan. Ce n'est plus la méthode des Croisades, et
ce n'en est plus l'allégresse fougueuse; mais dans cet effort
diplomatique, quelque chose de leurs intentions survit, et
l'esprit de croisade n'est pas encore bien loin. Confrontons,
pour nous en assurer, deux petits écrits de M. de Brèves, qui
fut ambassadeur d'Henri IV auprès du Turc, et qui négocia la
précieuse « Capitulation » de 4604.
L'un de ces écrits s'appelle : Discours abrégé des assurés
moyens d'anéantir et ruiner la monarchie des princes ottojnans.
Le titre est éloquent. Vingt-deux ans durant, de Brèves a traité
avec le Turc; il rentre en France, et reprend le langage d'un
croisé : « Si les princes chrétiens se voulaient résoudre à une
union générale, affirme-t-il, dès la première année, ils boule-
verseraient le Turc par mer et parterre. » Mais Tautre écrit
s'appelle : Discours sur l'alliance qua le Roy avec le Grand
Seigneur, et de r utilité quelle apporte à la chrétienté ; et le
même homme, qui tout à l'heure semblait suggérer à Louis XIII
un rêve de croisade, énumère maintenant, en diplomate paci-
fique, tous les beaux cadeaux obtenus du Turc :
Pour donner quelque chose à notre amitié, écrit-il, le Grand
Seigneur permet qu'il y ait six ou sept monastères dans la ville et
faux-bourgs de Constantinople, lesquels sont remplis les uns de
religieux cordeliers conventuels et observantins, les autres de jaco-
bins et, depuis peu, les Pères Jésuites y ont établi leur collège, telle-
ment que Dieu y est servi avec le même culte et presque pareille
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANGE. 359
liberté que l'on peut faire au milieu de la France; sans mettre en
considération un nombre infini de chrétiens grecs et arméniens,
lesquels en leurs plus pressantes nécessités, et lorsqu'ils se sentent
oppressés, n'ont recours plus assuré, et ne cherchent autre protec-
tion que le nom puissant de nos rois, qui les met à couvert par le
ministère de nos ambassadeurs... Tous les évéques des îles de
l'Archipel subsistent par le seul nom français et se maintiennent avec
cette protection.
Puis de Brèves passe aux Maronites, ces autres Français.
Mais brusquement transparaît de nouveau, sous la satisfaction
du diplomate justement fier de ses œuvres, l'aspiration séculaire,
mortifiée, mais frémissante encore, vers la Croisade :
Serait aisé, si jamais on faisait entj'eprise pour la conquête de la
Terre- Sainte, de tirer quinze ou vingt mille arquebusiers du peuple
maronite, lequel affectionne grandement la religion catholique, mais
particulièrement le nom français, auquel ils ont tout leur recours;
ce qui rend d'autant plus considérable l'intérêt de cette amitié.
Le souffle de croisade se prolonge : et les lignes suivantes
donnent presque l'illusion que le but des croisades fut atteint :
Quelle gloire au roi de France très chrétien, d'être seul protecteur
du saint lieu oii le Sauveur du monde a voulu naître et mourir ! Quel
contentement de voir que le Saint-Sépulcre soit servi de trente ou
quarante Cordeliers choisis de toutes les nations, lesquels prient
Dieu continuellement pour la prospérité des princes chrétiens, et
particulièrement pour notre Roy leur seul conservateur, sous l'aveu
duquel ils ont pouvoir d'habiter en Hierusalem, y faire librement le
service divin, et recevoir les pèlerins de toutes nations!
Une voix se rencontre, à l'instigation des ennemis politiques
de la France, pour protester, néanmoins, contre ce « très chré-
tien » Louis XIII, qui a l'audace de forniquer avec le Turc :
c'est la voix d'un étranger, qui signe Armacanus, et l'ouvrage,
daté de 1635, s'appelle le Mars Gallicus. L'intransigeant per-
sonnage qui crie si fort à la mésalliance n'est autre qu'un
prélat qui occupe le siège épiscopal d'Ypres ; il a nom Jansé-
nius. Sa politique est plus puriste que sa doctrine théologique
n'est pure.
Mais ce même Père Joseph que nous avons vu préparer la
croisade et même, faute de mieux, la chanter, a répliqué
d'avance à l'hérésiarque dans un petit opuscule qu'il intitulait :
3(>0 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Alliances du Roi avec le Turc et autres, justifiées contre les
calomnies :
Peut-on ignorer que de cette alliance avec le Turc ne résulte un
très grand profit non seulement aux Français, mais à tous les chré-
tiens? Ceu\ qui, par une malice diabolique, blâment cette alliance,
pourraient-ils nier qu'ils n'en reçoivent beaucoup de bien? N'est-ce
pas en considération de nos seuls rois que tant de chrétiens vivent et
font exercice de leur religion es pays du Grand Turc, que le Sainl-
Sépulcre y est conservé et visité par tant de pèlerins?
Ces exposés de M. de Brèves, du Père Joseph, projet-
tent une belle lumière sur le mélange d'idéalisme religieux
et de sens des réalités politiques qui distingua ces âmes de
diplomates catholiques : ils nous permettent de ressaisir, sous
les ondoyantes diversités des méthodes et sous l'apparente
contradiction des politiques successivement possibles, une réelle
et profonde continuité d'esprit, et véritablement une suite, dans
l'action religieuse de l'ancienne monarchie française. Un jour
de' 1673, le crieur public descend dans les rues de Paris, pour
annoncer le succès des négociations que l'archéologue Nointel
vient de conduire à Gonstantinople, de la part de Louis XiV.
Et voici ce qu'il proclame : « Renouvellement de l'alliance du
Grand Seigneur avec le Roi et rétablissement de la religion
catholique au Levant. » Les deux faits sont criés comme étant
connexes : l'amitié de la France avec le Croissant se flatte d'être
un avantage pour la Croix, et elle le prouve.
Tout le long du grand siècle, le roi de France, — « le plus
parfait ami, » comme disait le Sultan, — manœuvre auprès de
Sa Hautesse pour avoir un consul à Jérusalem : en 1713, ce
("onsul s'installe, il n'en bougera plus. La fin du xviii^ siècle
est tragique : il n'y a plus de roi de France. M. de Herbert
Ratkul, internonce impérial, s'agite beaucoup, au nom de
l'Empire d'Allemagne, pour faire transférer à son maître les
prérogatives de la monarchie défunte; à Rome, le préfet de la
Propagande demeure froid, il a encore confiance dans la France.
L'Espagne, aussi, songe aux chrétiens de là-bas; elle est toute
prête à les protéger à son tour, et le fait savoir au Directoire;
le Directoire refuse. Il n'y a plus de roi, mais la France reste.
En 1796, elle a pour représentant à Constantinople Aubert-
Dubayet : à la demande du Père Hubert, préfet apostolique des
CE QUE LE MONDE CATllOLiQUE DOIT A LA FRANCE. 301
Capucins de Grèce, il recommande à tous nos agens du Levant
la protection des églises chrétiennes. Quelques années se passent,
et notre ambassade, ne se contentant plus d'être protectrice,
favorise activement, Ik-bas, l'expansion du nom chrétien. Dès
le 10 mars 1802, notre chargé d'affaires Ruffin, dans une curieuse
lettre au préfet de la Propagande, le supplie d'envoyer en Grèce
un renfort de Capucins, et comme ils se font attendre, le voilà
qui suggère qu'on pourrait envoyer des Capucins étrangers,
même des Allemands (1). Des agens comme Aubert-Dubayet,
comme Ruffin, prévenaient toute solution de continuité entre la
France d'hier et celle de demain. La France de demain, c'était
Bonaparte; et comme Premier Consul, en octobre 1802, Bona-
parte écrivait : « L'ambassadeur à Constantinople doit reprendre
sous sa protection tous les hospices et tous les chrétiens de Syrie,
d'Arménie, et spécialement toutes les caravanes qui visitent les
Lieux Saints. »
Un autre Bonaparte, un demi-siècle après, réclamera pour
les chrétiens latins la possession des Lieux Saints : d'anciens
firmans se retrouveront dans les archives de nos rois, pour ap-
puyer la revendication. Les régimes succèdent aux régimes, les
systèmes aux systèmes ; mais le protectorat de la Franc§ subsiste :
on dirait qu'il participe de l'immobilité de l'Orient. Sous une
façade d'immobilité, il y a un dynamisme, qui toujours agit.
La troisième République s'établit, fait l'inventaire de l'héri-
tage qu'elle recueille : elle y trouve ce dynamisme, et sa maxime
est de le maintenir. En 1878, elle s'entend avec l'Europe,
en 1888, elle s'entend avec Léon XIII pour que le protectorat
religieux, avec tous ses droits, avec tous ses devoirs, continue
d'être son privilège, à elle. Depuis Jean de la Forêt qui,
soixante-douze ans après l'entrée des Turcs à Constantinople,
demande et obtient d'eux, au nom de François I", tolérance et
respect pour les catholiques d'Occident, jusqu'au comte Lefebvre
de Béhaine, qui fait en 1888 stipuler par la Propagande que les
missionnaires de tous pays, s'ils ont besoin d'aide, doivent
recourir aux consuls et agens de la République française, la
France apparaît constamment comme la protectrice des intérêts
religieux dans le Levant.
(1) Voir l'ouvrage du P. lîilaire de Barenton : La. France catholique en Orient
durant tes trois derniers siècles d'après des documens inédits. (Paris, Poussielf,nie,
1902.J
3G2 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque le sang français, de 1854 à 1856, coula pour la
question des Lieux Saints, lorsqu'en 1860 il coula pour les
Maronites, Rome et l'Europe apprirent que, même au xix® siècle,
notre glorieuse prérogative nous imposait d'austères devoirs
et parfois d'onéreux sacrifices, et qu'allègrement nous les
acceptions. Elle s'est maintenue jusqu'au matin de la Grande
Guerre : aujourd'hui l'avenir en est indécis comme toutes les
destinées du monde. L'histoire a d'amusans retours : on verra
peut-être ce protectorat, dont l'origine fut une causerie un peu
compromettante entre la vieille France et l'Islam, devenir un
jour le point de départ d'une reprise de conversation entre une
tout autre France et une autre souveraineté religieuse.
Les méthodes de notre protectorat dans le Levant furent à
certains égards calquées en Chine par le second Empire. La
monarchie de Juillet avait obtenu que la liberté d'être chré-
tiens fût rendue aux Chinois; le baron Gros, ambassadeur de
Napoléon III, compléta l'oeuvre. Après avoir fait déclarer invio-
lables les propriétés des missionnaires, il s'entendit avec le
Céleste Empire pour élaborer des formules de passeports spé-
ciaux qui seraient délivrés aux missionnaires de toutes natio-
nalités sur la demande exclusive de la légation de France. La
France aspirait, dans l'Extrême-Orient comme dans le Levant,
à devenir, si l'on ose dire, l'universelle chargée d'affaires de
l'Eglise catholique. Rome, il y a trente ans, songea sérieu-
sement à installer un nonce à Pékin : Lefebvre de Béhaine
intervint. L'activité de son rôle, à défaut même de souvenirs
qui nous sont chers, suffirait pour ramener souvent son nom
sous notre plume. Il remontra obstinément qu'une nonciature
était inutile, puisque là-bas il y avait la France; M. de Freycinet
encourageait sa fermeté. Et la France garda, là-bas, ses devoirs
et ses privilèges.
Onze siècles en arrière, saint Boniface, — un saint très dis-
cuté par certains Allemands d^aujourd'hui parce qu'il tentait,
au nom du Pape, de civiliser la Germanie, — écrivait à Daniel,
évêque de Winchester : « Sans le patronage du prince des
Francs, je ne puis ni gouverner le peuple des fidèles, ni corriger
les clercs, les moines et les nonnes; sans ses instructions, je
ne puis parvenir à empêcher en Germanie les rites des païens,
les sacrilèges des idoles. » Voilà l'un des premiers textes de
l'histoire, concernant la protection française donnée aux mis-
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANGE. 363
siens. Avant de réinstaller le Christ en terre d'Islam par son
protectorat religieux, avant de renverser devant le Christ, à
coups de traités que précédèrent souvent des coups de canon,
les barrières qu'opposait l'Extrême-Orient, la France avait
tout d'abord, avec Charles Martel, Pépin, Charlemagne, besogné
au delà du Rhin, pour le Christ, contre Odin. Le Christ que les
princes francs présentaient à la Germanie du viii*^ siècle exer-
çait, du fait de leurs mœurs, une certaine dureté de joug; et le
bras de Charlemagne avait d'autres méthodes, pour édifier les
autels, que la diplomatie du xix° siècle.
Le bras de Charlemagne, instrument de l'absolue souve-
raineté du Christ, voulait qu'il régnât sans partage; la diplo-
matie du xix" siècle, ambassadrice de l'idée de tolérance, vou-
lait qu'il cessât d'être un banni et que des religions jusque-là
jalouses partageassent avec lui la liberté d'action sur les âmes.
Mais par l'effet d'une paradoxale harmonie, le vouloir de ces
deux Frances, si distantes par les dates et si diverses par
l'esprit, servit continûment la diffusion de l'Eglise. Dans la
culture orientale du xix* siècle comme dans la barbarie ger-
manique du VIII®, c'était toujours le Christ qui faisait son entrée,
sous la protection de la France.
VIII
Les Papes aimèrent, à travers l'histoire, cette puissance qui
se faisait officiellement la fourrière du Christ; et pour lui
exprimer leur cœur, ils trouvaient d'étincelantes formules,
dont certaines sont comme des bréviaires d'histoire. Ecoutons
Grégoire le Grand s'adressant à Childebert II :
La couronne de France est autant. au-dessus des autres couronnes
du monde, que la dignité royale surpasse les fonctions particulières.
Régner est peu de chose, puisque d'autres que vous sont rois, eux
aussi ; mais ce qui vous constitue un titre unique, que les autres rois
ne méritent point, c'est d'être catholique. Et de même que c'est dans
les ténèbres d'une nuit profonde qu'un flambeau brille de tout son
éclat, la clarté de votre foi brille et resplendit au milieu des ténèbres
d'infidélité qui enveloppent les autres peuples.
La chancellerie romaine, dès cette date reculée, commen-
çait d'appliquer aux princes francs le titre de très chrétiens.
364 BEVUE DES DEUX ,MONDES.
Rome, peu à peu, compta de nouveaux rois parmi ses fidèles : il
lui advint de les décorer, eux aussi, de ce superlatif.. Au
XII® siècle, lorsque les papes, traqués par les Césars allemands,
trouvèrent en France un fidèle asile, leur gratitude accrocha
l'épithète, d'une façon plus instante, au nom de nos rois.,
t( Entre tous les princes séculiers, disait à Philippe-Auguste
Innocent III, vous avez été distingué par le nom de chrétien. »
Mais l'épithète, même alors, continuait d'honorer, parfois, cer-
tains souverains étrangers. Peu à peu, l'opinion française se
montra jalouse pour ses rois. « Vous êtes et devez être, écrivait
à Charles V, en 1375, son conseiller Raoul de Presles, le seul
principal protecteur, champion et défenseur de l'Eglise. Et ce
tient le Saint-Siège de Rome, qui a accoutumé à écrire à vos
devanciers et à vous singulièrement, en l'intitulation des lettres :
Au très chrétien des princes. » Philippe de Mézières, fièrement,
indiquait l'origine du titre : c'étaient u les très grandes vail-
lances touchant à la foi. » La monarchie se laissa facilement
convaincre : «Nous avons pris la résolution, signifiait Charles VI,
de conserver ce très saint surnom conquis par nos prédéces-
seurs. » Il le conserva, et il le monopolisa : au xv^ siècle, ce fut
une loi de la chancellerie papale de ne décerner qu'aux rois do
France le nom de très chrétiens : « Vos ancêtres, disait à
Charles VII l'empereur Frédéric III, ont assuré ce nom à votre
race comme un patrimoine qui se transmet à titre héréditaire. »
L'Empereur, le Pape, le Roi, étaient désormais d'accord : en
formule de style, il n'y avait plus de « très chrétiens » que nos
rois, et depuis 1464 la formule figura, non plus seulement
dans le corps des lettres que Rome leur expédiait, mais même
sur les adresses. Une assemblée du clergé de France, en 1478,
commentait, dans un message au pape Sixte IV, l'imposant
superlatif :
Si Notre-Seigneur Jésus-Christ, y lisait-on, a investi de l'office
pastoral saint Pierre, prince des apôtres, et ses successeurs, c'est
lui aussi qui a constitué les rois de France conservateurs et protec-
teurs, particuliers et spéciaux, de la foi catholique, de la sainte
l^glise romaine et des souverains pontifes ; à tel point que chaque fois
qu'on a vu le Pape attaqué par les infidèles ou même chassé du siège
apostolique de Rome, on a vu aussi le roi de France appeler ses
armées et sa noblesse, se transporter en personne près du Pape ou
ailleurs, attaquer l'adversaire, et avec la grâce de Dieu vaincre, et
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANGE. 365
replacer les souverains pontifes sur leur siège, c'est pourquoi ils ont
bien mérité et obtenu le titre de rois très chrétiens et Tempire dans
leur royaume.
Et le clergé de France redisait les succès de la foi chre'tîenne
sur Aquitains et Normands, Saxons et Hongrois, Bohémiens et
Polonais, Lombards et Sarrasins; et tour à tour il demandait
quel avait été l'ouvrier de ces succès; et invariablement il ré-
pondait : « Gallus... Cerle Gallas... Idem Gallas; le Français,
le Français évidemment; le Français, toujours lui. »
La Vierge elle-même, vers la même époque, s'adressanl à
Dieu dans le Mystère du siège d'Orléans, et réclamant sa pitié
pour la France, lui criait :
C'est le royaume qui tout soutient
Chrétienté et le maintient.
Et dès le xii^ siècle, le trouvère Jean Bodel avait chanté :
Le premier roi de France fist Deus, par son comment,
Coroner à ses anges, dignement en chantant,
Puis le coraanda estre en terre son serjant,
Tenir droite justice et la loi mettre avant.
Il était chrétien, il soutenait le poids de la chrétienté, il
avait été couronné jadis par les anges de Dieu; il ajoutait tous
ces prestiges au caractère sacré que lui conférait son sacre, (c II
est le pugile de l'Eglise, expliquait le juriconsulte Nicolas de
Bologne; et s'il s'entend avec le Pape, à eux deux ils peuvent
tout (4). »
Allaient-ils toujours s'entendre?... Les lignes du clergé de
France que tout à l'heure nous citions ne se déroulaient peut-
être en si long méandres que pour amener les quatre mots qui
les terminaient : « Les rois ont bien mérité... l'empire dans leur
royaume ; » et ces quatre mots survenaient, sinon même toute la
lettre, parce que Louis Xï et Sixte IV avaient un différend.
Derrière cette emphase de chancellerie, derrière ces glorifica-
tions presque mythiques, qui sanctionnaient l'ascendant du
roi de France, des tentations d'orgueil pouvaient surgir.
Mais ces tentations portaient en elles-mêmes leur remède.
L'exemple même de Charlemagne et de saint Louis, le titre
(l) Hanotaux, Jtanue d'Arc, p. 73-71.
366 REVUE DES DEUX MONDES.-
unique de noblesse chrétienne, — très chrétienne, — par lequel
le roi se sentait distinct des souverains ses pairs, lui rappelaient
sans cesse certains devoirs, et tout spécialement le devoir d'être
orthodoxe. C'était nécessaire, puisqu'il était le roi très chrétien.
La nécessité fut connprise, et ce fut grand profit pour la foi,
grande sécurité pour le Pape. Bossuet, prononçant l'oraison
funèbre d'Henriette de France, glorifiait notre nation comme
« la seule de l'univers qui depuis douze siècles presque accom-
plis que ses rois ont embrassé le christianisme, n'eût jamais vu
sur le trône que des princes enfans de l'Eglise. »
Gallicans souvent, c'est vrai; mais toujours soucieux d'être
orthodoxes dans leur gallicanisme même.
Confrontez deux grands outrages faits à la Papauté : l'attentat
d'Anagni en 1302 et le sac de Rome en 1525 : le premier, dont
le roi de France est responsable, est un geste de colère, prove-
nant d'un désaccord; le second, par lequel le luthéranisme
germanique inaugure son vandalisme, est une rage de destruc-
tion, provenant d'une négation. Il y a un souci de l'unité,
encore, dans la misérable prétention qu'émet Nogaret de tramer
Boniface VIII devant un concile général; ce souci, la France,
même gallicane, ne le perdra jamais. Quarante ans après
Anagni, l'empereur Louis de Bavière entre en lutte avec le
Pape ; et dans sa stalle du dôme de Mayence, le dévoué chanoine
Conrad de Megenberg, naturaliste et chroniqueur, médite un
petit écrit qu'il intitule : Lamentations de r Église au sujet de la
Germanie. La Germanie, en un endroit de l'opuscule, menace
Rome de se détacher d'elle, comme s'est détachée la Grèce.
La scission; Los von Rom! Voilà la menace germanique,
qu'au xvi^ siècle Luther réalisera, et qui s'ébauche encore au
XX®, sur des lèvres allemandes, pour essayer d'intimider le
Vatican. L'Allemagne du xiv® siècle parle déjà de schisme;
la France, au contraire, en installant la Papauté dans Avignon,
concerte un moyen, fort médiocre d'ailleurs, d'écarter les malen-
tendus entre le Pape et le Roi. Le séjour d'Avignon doit, entre
ces deux puissances, créer un lien. Le lien risquera, parfois,
d'être une chaîne pour le Pape, ou tout au moins de le paraître,
— ce qui sera déjà trop ; — mais le Pape, dans Avignon, demeu-
rera du moins plus libre et plus respecté, qu'il ne l'avait été
dans Rome même, quelques siècles plus tôt, sous la botte des
empereurs germains.
CE QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANCE. 301
Le Grand Schisme éclate : Charles V prend parti pour le
pape d'Avignon; c'est un acte d'immense portée, par lequel il
espère, très sincèrement, hâter le rétablissement de la paix. « Si
je me suis trompé, dit-il en mourant, mon intention était
d'adopter et de suivre toujours l'opinion de notre Sainte Mère
l'Eglise universelle. » Le gallicanisme prend corps durant cette
période de troubles; et cela s'explique. On ne voit plus bien où
est Pierre, on tâtonne, on cherche, en dehors de Pierre lui-
même, une assise pour rétablir l'unité de l'Eglise.
En vue de ce rétablissement, la France travaille, de 1394 à
1409, à provoquer l'abdication des deux pontifes rivaux ; à cette
même fin, elle multiplie ensuite les démarches pour faire
prévaloirM'élu du concile de Pise. Elle entremêle à ses efforts
pour l'unité tout un système d'idées gallicanes ; elle exploite
ce système contre les pontifes qui ne veulent pas abréger le
schisme en démissionnant. La phraséologie gallicane, sur cer-
taines lèvres, est plutôt un expédient dirigé contre ces équi-
voques porteurs de tiare, qu'une atteinte systématique à la
majesté même de la tiare. Ces gallicans du xv^ siècle sont
ardemment soucieux de l'unité de l'Eglise, unité de corps,
unité de foi. C'est parce qu'ils ne veulent pas la juxtaposition
de diverses tiares régnant simultanément sur divers groupes
de nations, c'est parce qu'ils ne caressent pas un seul instant
la pensée de fonder une Eglise nationale par rupture de l'unité,
qu'ils veulent superposer aux Papes le Concile. Et leur gallica-
nisme n'est en somme qu'une méthode incorrecte, définitive-
ment inacceptable depuis le concile du Vatican, en vue d'une
fin légitime, catholique en son essence, en vue d'une fin qui
était urgente : l'unité. Ecoutez un moment les gémissemens
de Gerson :
0 si Charlemagne le Grand, si Rolland et Olivier, si Judas Macha-
baeus, si Eleazar, si saint Louis et les autres princes étaient mainte-
nant en vie, et qu'ils vissent une telle division en leur peuple et en
sainte Église qu'ils ont si chèrement enrichie, augmentée et honorée,
ils aimeraient mieux cent fois mourir que la laisser ainsi durer.
il ne faut pas que la division dure, voilà le but : le gallica-
nisme, voilà l'argument.
La France du xv^ siècle veut qu'au schisme l'unité succède.
La France du xvi'' siècle, vis-à-vis de la Réforme calvinienne.
à6S ■ REVUE DES DEUX MONDES.
tout authentiquement française que soit cette Réforme, demeure
attachée à l'unité, et elle se fait Ligueuse pour que le trône,
aussi, y soit inviolablement attaché. La France du xvii^ siècle,
où le gallicanisme participe du prestige de Louis XIV, formule
cette doctrine en un sermon que Bossuet intitule Sermon sur
l'umtéde l Eglise, et dont une moitié au moins est un hymne en
l'honneur de Rome : les Quatre Articles sont aujourd'hui péri-
més, et l'hymne subsiste. Et par-dessus tous les débats théolo-
giques ou toutes les chicanes parlementaires, le fait capital,
c'est qu'on ne veut pas se détacher du centre romain : le Roi
ne le veut pas, le peuple non plus ; la France est dans l'Église,
elle est de l'Eglise. L'unité est un besoin, le sens de l'unité est
un instinct : Rome le sait, et c'est pourquoi ses mélancolies au
sujet de la France, lorsqu'elle en éprouve, sont toujours prêtes
à s'apaiser, et à pardonner.
Tout d'un coup, à la fin du xviii^ siècle, quelques années
s'entassent l'une sur l'autre, aussi remplies que des siècles :
Rome apprend que le trône chancelle, que le gallicanisme
devient carrément schismatique, que les prêtres sont mas-
sacrés, exilés, que le Fils de saint Louis monte au ciel par
l'échafaud. Rome à travers l'histoire a toujours su, — elle le
sait encore, — qu'il y a dans la France, même révoltée, des
réserves de fidélité et d'irrésistibles impulsions à l'obéissance
finale. Rome attend : elle n'a même point à attendre dix ans,
pour constater qu'entre elle et la France, les liens sont re-
noués et que le gallicanisme, cette fois, est frappé d'un coup
mortel.
Un fîls de la Révolution, Bonaparte, a signé un concordat en
vertu duquel le Saint-Siège, disposant souverainement des
mitres, rompant souverainement le lion des évoques avec leurs
Eglises, va demander aux anciens évèques de France leur dé-
mission ; et l'on ne peut concevoir une négation plus décisive
de la doctrine gallicane, un exercice plus éclatant de la pri-
mauté suprême du Pape. Beaucoup de ces prélats étaient
teintés de gallicanisme; ils auraient pu faire usage des maximes
gallicanes pour garder leur mitre sur leur tête; on les voit
pourtant la sacrifier, toujours pour l'unité. Et Montalembert
pourra dire plus tard, en une lumineuse formule : « Détruites
en théorie par les écrits de deux grands écrivains, le comte de
Maistre et M. de Lamennais avant sa chute, les doctrines galli-
CE <^LE LE MONDE CATIIOLIOITE DOIT A LA FRANCE.
369
canes l'ont élë, en fait, par un théologien de toute autre nature,
le premier consul Napoléon Bonaparte. »
La période concordataire, ouverte par l'immense sacrifice
que demandait Pie VII aux évêques de France, et qu'il obtint,
s'est terminée, il y a onze ans, par l'immense sacrifice que
demanda Pie X atout le clergé de France, et qu'il obtint : par
obéissance au centre de l'unité, le clergé de la République, en
présence du veto papal qui prohibait les cultuelles, fut aussi
docile à s'appauvrir, que l'épiscopat du Consulat, par obéis-
sance, avait été docile à démissionner. Au cours des longs
siècles d'histoire où nos rois, lors même qu'ils chicanaient
Rome, voulaient demeurer et demeuraient ses fils, le sens catho-
lique de la France se développa, s'affina : les rapports entre
Rome et le catholicisme français, jusque dans la période con-
temporaine, ont bénéficié de cette éducation séculaire, délibé-
rément hostile à toute idée de schisme. La préoccupation de
l'unité de l'Eglise, l'effort sincère pour la maintenir et pour s'y
maintenir, fut l'un des traits caractéristiques de la« royauté très
chrétienne : » l'active signification qu'attachait la lignée de nos
rois à leur titre de rois très chrétiens, et les conséquences qu'ils
en tiraient, ne furent pas moins efficaces, pour l'intérêt général
de l'Eglise et pour la formation de l'âme française, que leur
action militaire et diplomatique au service de la Croix.
L'Etat français n'a jamais résumé toute la France; et lors-
qu'on a marqué ce qu'il fit pour l'Eglise, on n'a pas dit encore,
sur la France elle-même, tout ce qui mérite d'être dit. Tantôt
sous les auspices de l'Etat, et tantôt à l'écart, une personnalité
religieuse qui s'appelait l'âme française épanouissait, devant
Dieu et devant le monde, des initiatives de pensée qui servaient
la doctrine, des initiatives d'apostolat qui la propageaient, des
initiatives de beauté qui projetaient vers le ciel l'élan de la
prière, des initiatives de piété qui dans FEglise multipliaient la
vie : un prochain article les exposera.
Georges Goyau.,
(A suivre.)
TOMB xLii. — 1917. 24
LES VOIX DU FORUM
III"
LE JET DU DISCOBOLE
XIV
Gino avait dit à celui qu'il appelait son maître : « Je vous ai
conduit ici pour que vous y retrouviez la paix. » Et en effet,
depuis que Remigio l'avait suivi à Pise, fuyant le tumulte belli-
queux de Rome, il semblait avoir recouvré le calme qu'il avait
perdu. Dans cette ville où toutes les tours sont penchées, où
toutes les façades sont muettes, où toutes les âmes sont recueil-
lies, il s'était senti soudain dans l'état d'un convalescent qui a
échappé aux tourmens de la fièvre. Le silence et la solitude,
comme deux anges aux ailes pareilles, entouraient la maison
aux arcades rondes où Gino était né et où il avait vécu jusqu'à
sa trentième année. Maintenant cette demeure, fermée depuis
tant de jours, s'était rouverte ; les deux hommes y avaient
installé leur nouvelle existence et transporté leurs méditations
habituelles, que rien , ne venait interrompre ni troubler. Non
loin d'eux, la plus vieille Université de l'Italie, la Sapienza, dor-
mait au fond de sa cour déserte, tandis qu'entre les quais de
pierre grise, l'Arno, moins impétueux que le Tibre, coulait en
emportant les parfums de la plaine toscane.
(1) Copyright by Jean Bertheroy, 1917.
(2) Voyez la Revue du 15 octobre et du 1" novembre.
LES VOTX DU FORUM. 371
Souvent Remigio sortait seul pendant que Gino, qui avait
retrouvé des relations anciennes, allait au café de Neptune lire
les dépêches et s'informer de ce qui se passait là-haut, sur les
crêtes des Alpes Juliennes, oii les soldats italiens luttaient
contre l'ennemi séculaire. Leur bravoure, leur endurance étaient
portées aux nues et faisaient l'admiration de ceux qui ne pou-
vaient comme eux prendre part à la terrible bataille. Cette fois,
c'était la patrie elle-même qui était engagée, et non plus seule-
ment les nations voisines. Gino suivait avec une émotion indi-
cible les phases de cette épopée ; il aurait voulu tout apprendre,
tout savoir dans les moindres détails; mais les informations
étaient brèves, presque sibyllines. Il fallait se contenter de les
interpréter entre soi, ou d'en chercher le commentaire dans
les journaux. Tous les gens qui étaient là avaient l'esprit tendu
vers les nouvelles et ne pouvaient penser à autre chose. Gino
faisait comme eux. Quand il revenait à la maison, il rapportait
cette inquiétude dominatrice ; et si Remigio n'était pas rentré
encore, il continuait de penser à cela, d'évoquer ces tableaux
fantastiques que les gestes des jeunes hommes traversaient
comme des éclairs. Sa classe à lui n'était pas appelée encore ;
elle ne le serait sans doute pas de longtemps; et, d'ailleurs,
débile comme il l'était, pourrait-il faire un soldat? Il n'envisa-
geait pas cette éventualité, mais il s'associait à tant de dou-
leurs, à tant d'espérances ; et, bien qu'il détestât la guerre, il
vivait en elle passionnément. C'était seulement quand Remigio
reparaissait que ses idées prenaient un autre cours. L'ardeur
studieuse le ressaisissait, avec le goût des spéculations philoso-
phiques. Assis en face du maître qu'il chérissait, il redevenait
le paisible Gino, celui d'autrefois, dont l'idéal planait au-dessus
des contingences terrestres; et la soirée s'écoulait, tranquille,
dans ce tête-à-tête silencieux. La fenêtre ouverte sur la rue ne
laissait passer aucun bruit. Le ciel s'illuminait d'étoiles; par-
fois, entre ces astres clignotans et qui paraissaient cloués à la
voûte d'azur, une longue flamme errante filait; elle éclairait
d'une lueur plus vive la constellation tout entière. Ce devait
être par des nuits semblables que Galilée le Pisan interrogeait
le mystère de l'infini ; de sa petite maison, située sur l'autre
rive de l'Arno, à cette même heure, dans la reculée des siècles,
il contemplait ce même ciel, ces mêmes étoiles, et consultait la
course éperdue de ces mondes, suspendus dans l'espace et qui
372 REVUE DES DEUX MONDES.
semblaient immobiles. « E pur si ynuove! » devait-il proclamer
plus tard, devant les juges inclémens qui Taccusaient d'hérésie.
— (( Et pourtant elle tourne I » — Pauvre terre, fragile planète,
emportée elle aussi autour du soleil, sans que rien puisse
arrêter son élan!... Au milieu du vide éternel, elle continuait
sa vertigineuse poursuite, tandis que sur sa croûte durcie on se
tuait, on se menaçait, on inventait des moyens de donner au
mal plus de puissance, à la mort plus de traîtrise. Alors cette
douceur, cette paix qui descendaient des plages célestes n'étaient
qu'illusion et absurdité? Partout où des êtres étaient nés par le
jeu des forces créatrices, les mêmes actes de cruauté, les mêmes
épouvantables tueries se perpétuaient sans doute? Remigio
n'osait plus lever la tête vers les astres. S'il eût été seul, il eût
tiré un rideau noir, un rideau épais entre la cellule où il travail-
lait et ce leurre décevant de l'infini. Mais Gino, par instans,
attachait ses regards sur l'azur sombre fourmillant de clartés;
un vague sourire passait sur ses lèvres pâles. Peut-être, comme
Galilée, cherchait-il là-haut l'explication de son âme plus encore
que celle des mondes? Peut-être sentait-il, dans son âme autant
de secrets irrévélés qu'en recelaient les étoiles? Remigio res-
pectait sa fervente contemplation. Lui aussi, il avait cru long-
temps que la sagesse, l'ordre et la bonté habitaient le firma-
ment radieux et la conscience des hommes.
Ce soir-là, il faisait si beau qu'en sortant de table Gino avait
décidé son ami à faire avec lui la promenade qui lui était la
plus chère, celle de la place du Dôme, où quatre monumens
incomparables, voisinant dans un décor désertique, surgissent
de l'herbe à peine foulée comme une prodigieuse végétation de
pierre et de marbre.
Certes, la beauté de Rome était encore dans leurs yeux,
beauté multiple et robuste qui, même dans les ruines, semble
porter un défi à tout ce qui se meut autour d'elle; le contraste
était saisissant entre le sentiment qui animait les unes et les
autres de ces œuvres, aussi saisissant que celui qui existait
entre l'agitation incessante de la capitale et le calme de cette
petite cité dont la vie actuelle était en disproportion avec son
passé. La beauté de Rome, la beauté de Pise, — celle-ci conso-
lant de celle-là, comme une amitié rafraîchissante après les
vives ardeurs de la passion... Quand ils arrivèrent sur la vaste
place isolée à l'extrémité de la ville, Remigio et Gino se crurent
LES VOIX DU FORUM. 373
transportés dans le pays des songes : un clair de lune fe'erique
recouvrait l'herbe comme une neige récemment tombée et enve-
loppait d'une molle blancheur les architectures géantes. La
puissante coupole de la cathédrale, la haute tour du campanile,
le nid de colombe du baptistère, reconstituaient la Trinité sym-
bolique, tandis que plus loin le Gampo Santo s'alignait, évo-
quait la vie et la mort auprès de l'Idée éternelle. Ce fut de ce
côté qu'ils portèrent leurs pas, et Remigio, devant la porte close
de l'édifice, ne put s'empêcher d'exprimer le regret de n'y pou-
voir pénétrer. L'artiste qui persistait en lui, étouffé sans cesse
par les exigences d'une carrière différente, se réveillait et
s'émouvait devant cette jouissance refusée. Mais Gino avait
prévu son désir. Il s'empressa d'aller frapper chez le gardien
dont il connaissait la demeure étroite, cachée dans un repli de
la place; le seuil en était de marbre, comme celui d'un palais,
et à l'intérieur, de petites fenêtres ogivales éclairaient d'un jour
de chapelle les humbles vies qui s'écoulaient là. Bientôt, il
revint avec les clefs du vieux cimetière, et Remigio sourit en le
voyant approcher.
— Voilà une idée romantique, fit-il, comme pour s'excuser
de l'avoir eue le premier.
— Romantique ! Les vieux maitres pisans ne connaissaient
point cela, répondit Gino avec assurance; ils aimaient avant
tout la réalité, et s'inspiraient de rudes modèles. Mais, dans
cette clarté lunaire, leurs images prennent une expression
mystérieuse qui en prolonge le charme. On se croirait dans
quelque hypogée. Vous allez en juger par vous-même.
Ils pénétrèrent sous le portique orné de figures décolorées,
mais belles encore; et tout de suite ce qui se présenta à leurs
yeux, ce fut la figure creuse de la Mort, son triomphe! Elle
triomphait sur ce mur de cimetière comme dans les champs de
bataille, comme dans les hôpitaux où les blessés et les agoni-
sans sentaient sur leurs fronts sop haleine. Elle triomphait,
sûre de son œuvre, maîtresse des lendemains. Elle régnait dans
cet enclos peuplé de sépulcres ; mais le peintre qui l'avait
placée là pour la durée des siècles savait bien que son règne
était partout et que son triomphe serait éternel; — avait-il
prévu cependant le sanglant holocauste que lui préparaient les
générations futures? Quel visionnaire, quel halluciné aurait pu
concevoir le carnage qui devait donner à la mort ces millions
374 REVUE DES DEUX MONDES.:
d'adolescens pleins de vie, fauchés à l'aurore de leurs jours?
Elle-même, si avide, si insatiable, ne se serait-elle pas détournée,
lasse, repue et dégoûtée enfin?...
Les deux hommes contemplaient la fresque funèbre que le
clair de lune animait de furtifs reflets. Un peu de vent s'était
levé, promenant des ombres autour de ces visages anciens,
attisant le feu vague de leurs prunelles. Le long portique, cou-
vert de ces évocations d'outre-tombe, frémissait d'un bout à
l'autre et semblait frappé de résurrection. Mais Remigio ne
voulut pas aller plus loin. Encore une fois son esprit avait été
projeté dans la tourmente; la paix le fuyait; il pensait que
nulle puissance ne pouvait plus arrêter le geste de mort qu'une
seule voix avait suffi à déchaîner.
Sur la vaste place où le campanile, le dôme et le baptistère
continuaient leur silencieux colloque, il passa, les yeux baissés;
et tutoyant Gino, ainsi que le maître son disciple, il lui dit :
— Je marche comme un aveugle à ton bras.
XV
Aida était restée à Rome, mais on l'attendait chaque j.our.
Elle arriva un après-midi, alors que Gino était seul dans la
vieille maison de ses pères. Ce fut donc lui qui la reçut. Et il
s'étonna qu'elle vînt à pied, sans bagages, comme une simple
visiteuse.
La fille de Remigio lui avait toujours témoigné beaucoup
de confiance. Cependant, il n'osait l'interroger. Il la sentait
aujourd'hui différente de ce qu'elle était autrefois, pJus réservée
et plus grave; elle s'assit près de la fenêtre qui s'ouvrait sur la
rue silencieuse.
— Mon Dieu! soupira-t-elle, quelle tranquillité ! On se croi-
rait a cent lieues du monde vivant.
— Oui, dit Gino ; cela ne ressemble guère au tumulte de la
place Navone.
Elle sourit; puis ses grands yeux clairs resplendirent :
— Rome est admirable en ce moment, et je ne compi\ ids
pas qu'on la quitte! Le moindre passant porte avec soi toute
l'àme de la patrie. Il y a dans l'air un souffle d'héroïsme et de
grandeur qui dépasse les gloires antiques. On y vit dans une
perpétuelle ivresse.
LES VOIX DU FORUM.
375
— Pourtant, essaya-t-il, vous vous êtes décidée à vous en
éloigner?
— Pas pour longtemps I fit-elle brièvement.
Il la regarda, pris d'une vague inquiétude. Il lui parut évi-
dent qu'elle cachait un secret. Autrefois, elle lui parlait en
toute simplicité, et même souvent elle le consultait de préfé-
rence à Remigio pour l'accomplissement de ses projets; mais
alors elle avait les cheveux flottans sur les épaules comme les
très jeunes vierges, et son cœur ne s'était pas encore fermé.
Elle poursuivit, sans tourner ses regards vers lui :
— Depuis votre départ, tout s'est transformé encore. On est
entré dans une nouvelle phase. Plus de rixes, plus de querelles.
Les voix s'unissent pour chanter les hymnes guerriers. Oh!
ces voix le soir, à travers les vapeurs errantes!... Elles se
rapprochent et s'éloignent, elles vont et viennent comme le
llux et le reflux de la mer... Elles sont belles, puissantes et
sonores. Quand je les entends, j'ai envie de me jeter à genoux.
— C'est pourtant pour les fuir que votre père m'a suivi
jusqu'ici, dit Gino, un peu troublé.
— Oui, pour cela et pour autre chose. Il a bien fait; il
souffrirait trop d'assister à ce retournement des consciences.
Moi-même, j'en ai souffert les premiers jours à cause de lui.
Maintenant, la transition est faite : je suis de cœur avec ceux
des nôtres qui combattent.
— Gela se comprend; l'enthousiasme est naturel à votre
âge; si j'avais votre âge, je penserais sans doute comme vous.
Gette fois elle le regarda en face :
— Avouez, insinua-t-elle, que c'est par fidélité à mon père
que vous ne pensez pas autrement?
Il allait répondre, mais à cet instant Remigio rentra. Elle
courut au-devant de lui. Tandis qu'ils s'embrassaient avec
effusion, Gino partit discrètement. Il ne voulait pas gêner leur
entretien; puis il éprouvait le besoin de secouer la vague
déception qui venait de le surprendre; il avait compté que la
présence d'Alda mettrait un peu de joie dans la maison austère,
et voici qu'elle se dérobait, sans qu'il pût connaître les raisons
de cette soudaine volte-face. Sans doute un élément nouveau
était entré dans la vie de la jeune fille; l'intimité calme et
charmante des jours révolus ne se renouvellerait pas entre les
trois âmes qui avaient communié longtemps à la même table
376 REVUE DES DEUX MONDES.
spirituelle; et décidément il resterait seul, tout seul, poui
consoler Remigio du complet effondrement de ses rêves.
Aida n'avait pas attendu que son père l'interrogeât; tout
de suite elle lui avait jeté au visage le nom de Bernard. La
déclaration de guerre de l'Italie à l'Autriche avait sans doute
surpris le fils de Gristina à Vienne, où il ne devait rester que
quelques jours et d'où il n'était pas revenu. Où se trouvait-il
maintenant? Quelle dictée de sa conscience allait-il suivre? Il
ne donnait plus de ses nouvelles et l'on avait multiplié les
démarches diplomatiques sans parvenir à rien apprendre sur
son sort. Maintenant on redoutait presque de recevoir la lettre
depuis si longtemps espérée; on la désirait, cette lettre, et, si
elle arrivait, à peine aurait-on le courage de l'ouvrir...
— Sa mère se désole, ajouta Aida en retenant un sanglot.
Elle voulait à tout prix le rejoindre, essayer de le ramener
auprès d'elle; mais le voyage est devenu impossible, la frontière
est étroitement gardée; il faut se résigner et attendre. Chaque
jour passe en augmentant nos tristesses, nos incertitudes. Je
ne pense pas qu'il y ait en ce moment aucune autre femme
qui souffre ce que nous souffrons toutes deux.
Gomme Remigio restait silencieux, Aida reprit :
— Pourrais-je en un pareil moment m'éloigner de Rome
et de la comtesse de Lodatz? Ma fidélité lui est nécessaire et
nous nous ingénions l'une l'autre à chercher quelque remède
à notre affliction. Je lui ai même promis d'aller m'installcr
auprès d'elle à la villa Forba jusqu'au retour de Bernard.
Ses yeux sollicitaient l'approbation paternelle.
— C'est bien! dit Remigio. Je comprends que tu veuilles te
rapprocher de celle auprès de qui tu seras appelée à vivre
un jour. Mais si Bernard revenait, quelle inspiration lui suggé-
rerais-tu? Seriez-vous d'accord, sa mère et toi, pour lui donner
le même conseil?
— Absolument! répondit Aida d'une voix ferme. Nous
n'hésiterions pas à lui démontrer que sa véritable patrie est
la même que la nôtre, et qu'il doit la servir sans défail-
lance.
— Et s'il prenait la décision contraire? S'il se croyait obligé
de combattre pour sa patrie paternelle? Aida, parle-moi eu
toute vérité, Jui enlèverais-tu, pour cela, l'espoir que tu lui
as donné?
LES VOIX DU FORUM.
377
Aida était devenue, blême; elle cacha son visage dans ses
mains :
— Ne me demandez pas cela! c'est trop affreux! Cette
pensée-là me tuerait! Je ne veux pas m'y appesantir davantage.
Je la chasse de mon esprit! N'est-ce pas déjà trop de se repré-
senter chaque jour à toute heure quel doit être le supplice que
Bernard endure? Mon pauvre Bernard! Mon cher compagnon
d'enfance! Mon premier et mon dernier amour!
Elle avait fondu en larmes; Bemigio, quelle que fût l'émotion
<ju'il éprouvât, se sentait impuissant à la consoler. Il découvrait
que sa mentalité n'était J3lus en accord avec celle de cette enfant,
devenue tout à coup une femme, et qui échappait à ses sollici-
tudes. Comme le tendre bourgeon, à l'heure propice du prin-
temps, brise l'enveloppe qui le protège et s'élance seul vers la
lumière. Aida était arrivée à ce moment de sa vie où elle prenait
possession de son individualité, Bemigio était trop respectueux
do la liberté de chaque être pour ne pas s'incliner devant le
l'ait accompli. Les larmes de sa fille le touchaient , profon-
dément; mais ces larmes, ce n'était plus lui qui les pouvait
étancher; lui-même en verserait sans doute d'aussi amères
qu'Aida ne connaîtrait point...
Ils restèrent uu moment silencieux. Cependant Aida s'était
refait un visage tranquille; elle jeta un coup d'œil à la petite
montre discrète qu'elle portait en bracelet.
— Il faut que je reparte! Il est quatre heures et demie,
et mon train est à cinq heures.
Elle s'était levée, et elle allait prendre congé de son père
lorsque Gino reparut; ce leur fut une diversion heureuse.
— Nous allons te reconduire, dit Bemigio.
Elle marchait entre eux deux, le long du quai de l'Arno, où
se portait le mouvement de la ville. Cette fin d'après-midi avait
la couleur rose d'une aurore; les vieilles pierres des maisons
hautes et celles du pont qui traversait le fieuve se revêtaient
d'une teinte infiniment douce, comme celle des pêchers en fleur.
Les choses semblaient rajeunies et nouvelles, et l'air était chargé
de langueurs voluptueuses.
— Ah! dit Aida tout à coup, s'il n'y avait pas la guerre,
comme il ferait bon vivre ici!
Gino la remercia du regard :
— • Oui, on ne connaît pas assez la douceur de Pise, sa
378 REVUE DES DEUX MONDES.,
douceur et sa force aussi. Il y a des soirées divines, et des
matins ardens et clairs où, malgré le silence qui plane, on sent
passer à travers la ville des appels qui vous font redresser la
tête. Cette sensation-là, je ne l'ai jamais éprouvée à Rome; je
ne l'ai jamais éprouvée qu'ici.
— Peut-être est-ce parce que c'est ici que vous avez perçu
vos premières révélations d'enfant? N'y a-t-il pas entre les êtres
et les lieux où ils sont nés des harmonies subtiles qui échappent
aux étrangers?
— Peut-être!... Vous n'avez jamais vu notre place des
Cavaliers, l'ancien Forum de la République? C'était là que se
réunissaient les jeunes Pisans qui prenaient les armes pour
la défense du sol. Elle est pleine encore de la passion secrète
qu'y ont laissée tant d'héroïques sentimens.
Elle l'examina, étonnée :
— Vous aussi, vous exaltez les vertus guerrières? Vous
admettez que l'on sacrifie tout à la cause de la patrie?
— En doutez-vous? dit-il en s'animant.
Sans y prendre garde, ils avaient pressé le pas ; ils marchaient
maintenant côte à côte, laissant Remigio derrière eux. La haute
taille de Gino dépassait celle d'Alda et, pour lui parler, il se
courbait un peu vers elle. Leur couple avançait dans cette
clarté rosissante et y puisait un prestige de poésie et de grâce.
Mais ils ne s'en apercevaient point; ils continuaient à échanger
des paroles brèves qui retentissaient au fond de leur conscience.
Ce fut seulement quand ils arrivèrent à la hauteur du Pont
du Milieu qu'ils s'arrêtèrent, confus d'avoir oublié Remigio.
Celui-ci s'approchait lentement, le front baissé, portant dans sa
poitrine une âme trop lourde.
— Comme il a l'air accablé! dit Aida.
— Hélas! dit Gino. Les événemens l'ont subitement vieilli;
mais qu'un revirement se produise, qu'un peu de bonheur lui
revienne, et il retrouvera cette alacrité merveilleuse que nous
admirions tant en lui.
Remigio les avait rejoints., et doucement leur souriait. On
eût dit qu'un peu de joie voltigeait autour de ses tempes. Il
rejirit place entre eux deux. Ainsi ils passèrent au-dessus des
petites vagues serrées de l'Arno que le soleil à son déclin
jonchait de pétales roses. Sur la rive gauche du fleuve, ils
tombèrent de nouveau dans le silence. La longue avenue plantée
LES VOTX DU FORUM.
319
d'arbres qui conduisait à la gare semblait une alle'e de parc
paisible et discrète aboutissant à quelque palais endormi. Aida
avait pris le bras de son père et s'y appesantissait un peu. Sur
le point de rentrer dans la Rome magnifique et ardente dont elle
avait parlé à Gino, elle se laissait aller à goûter le charme de
cette soirée unique.
— Tu es fatiguée? lui demanda Remigio, se méprenant sur
ses sentimens; ne pourrais-tu rester avec nous jusqu'à demain?
Elle hésita une minute. Puis le souvenir de Cristina qui
devait l'attendre fit évanouir sa velléité de céder à la tentation
du repos. Près de Cristina, elle se sentait plus près de Bernard;
elle pouvait parler de lui sans nulle contrainte. Près de Cristina
elle respirait un air chargé d'amour et de gloire, qui la
soulevait au niveau de l'eflort héroïc^ue de la nation. Si elle
passait une nuit dans cette calme atmosphère de Pise, demain,
la séparation lui paraîtrait plus pénible encore.
— .Je reviendrai, assura-t-elle. Ce soir il faut que je parte.
On entendait déjà siffler le train dans la gare. Quelques
passans .se pressaient aussi vers ce but. Aida prit congé de ses
deux compagnons, sans leur permettre de se hâter pour la
suivre. En serrant la main de Gino, elle lui dit tout bas, dési-
gnant son père qu'elle venait d'embrasser :
— C'est à vous que je le confie. Il vous aime si tendrement!
Gino acquiesça d'un battement de paupières. Lui-même
sentait un pareil besoin de réconfort et d'assistance. Ce timide
au cœur chaud n'avait de joie que dans l'intimité quotidienne.
Il comprenait qu'Aida élait nécessaire au mince bonheur de
Remigio et que sans elle leur vie ne tarderait pas à se décolorer
et à décroître comme un jardin privé de soleil.
XVI
« — Jeune soldat, où vas-tu?
— Je vais combattre pour la j.ustice, pour la sainte cause
des peuples, pour les droits sacrés du genre humain.
— Que tes armes soient bénies, jeune soldat! »
« — Jeune soldat, où vas-tu?
— Je vais combattre contre les hommes iniques pour
ceux qu'ils renversent et foulent aux pieds, contre les maîtres
pour les esclaves, contre les tyrans pour la liberté.
380
RLVl E DES DEUX MONDES.
— Que tes armes soient bénies, jeune soldat! »
<( — Jeune soldat, où vas-tu?
— Je vais combattre pour que les pères ne maudissent plus
le jour oîi il leur fut dit : un fils vous est né; ni les mères
celui oij elles le serrèrent pour la première fois sur leur sein.
— Que tes armes soient bénies, jeune soldat! »
(( — Jeune soldat, oii vas-tu?
— Je vais combattre pour chasser la faim des chaumières,
pour ramener dans les familles l'abondance, la sécurité et la
joie.
— Que tes armes soient bénies, jeune soldat! »
« — Jeune soldat, où vas-tu?
^ — Je vais combattre pour renverser les barrières qui sé-
parent les peuples et les empêchent de s'embrasser comme les
lils du même père, destinés à vivre unis dans un même amour.
, — Que tes armes soient bénies, jeune soldat! »
-(( — Jeune soldat, où vas-lu?
— Je vais combattre pour les lois éternelles... »
Ces citations des Paroles crun croi/ant, Gino les avait retrou-
vées dans un dossier poussiéreux où se trouvaient réunies les
leçons qu'il avait données à la Sapienza, alors qu'il y professait
la littérature et l'histoire...
Quand il eut refermé le dossier, les flamboyantes Paroles
continuèrent à occuper son esprit. Elles le subjuguaient et le
possédaient; elles étaient logées au plus vif de sa sensibilité.
Puissance des voix qui persistait à travers les tempêtes, et, du
vent qui passe, prenant une sonorité grandissante! Voix qui
persuadent mieux que celles des vivans, parce qu'elles portent
en elles la vérité dégagée de ses ombres... Gino, de ses débiles
yeux, n'osait envisager cette vérité en face, comme un oiseau
craint l'ardeur resplendissante du soleil. Cependant il en était
ébloui et réchauffé. Il sortit pour chercher une diversion à
son trouble.
Dehors, régnait une agitation insolite. Le long des quais et
sur les ponts passaient des groupes qui semblaient tous se
rendre vers un même but. Des gamins, sortant des rues voi-
sines, couraient pour les joindre; des vieillards, des femmes,
les mains chargées de fleurs, se bousculaient à la traversée du
fleuve. Gino fit comme eux. Il ne savait pas où cette foule en
LES VOIX DU FORUM.
381
marche allait le conduire, mais il comprenait qu'il s'agissait
d'une manifestation patriotique à laquelle il éprouvait l'irrésis-
tible désir de prendre part. La fièvre le brûlait; il entendait
son cœur frapper à coups redoublés contre sa poitrine. Jamais,
dans les grandes journées de Rome, il ne s'était senti envahi
par une semblable émotion, par la contagion de l'exemple. Il
avançait comme un homme ivre au milieu de ces gens exaltés.
« Mon Dieu, se disait-il, serait-ce donc que je coure à mon
destin? »
A la gare, où l'avait porté le flot populaire, d'autres groupes
étaient arrivés déjà. Gino reconnut parmi eux les représentans
du parti socialiste avec lesquels il avait été en relations lors-
qu'il habitait la ville. Mais il se tint à l'écart; il ne voulait pas
s'engager aveuglément. Dans le bouleversement des opinions
et des idées, les programmes politiques avaient changé de signi-
fication; des ennemis étaient devenus amis, et d'autres, qui
s'aimaient, s'étaient reniés violemment; les élémens étaient
mélangés, une force souveraine n'avait pas encore séparé les
eaux du chaos, ni les ténèbres de la lumière. Et Gino retrou-
vait en lui ce même désordre chaotique, cette confusion et ce
trouble qui précèdent l'avènement de la clarté. Il se tenait donc
à l'écart, ignorant ce qui allait se produire; au loin, le siffle-
ment d'une locomotive annonçait l'approche d'un train. La
foule s'était précipitée le long de la voie. Des cris s'échap-
paient, étouffés dans le déchaînement d'autres bruits : « Ce
sont eux! Les voici! Ils arrivent!... » Cependant le train ne
paraissait pas encore; il roulait sur la longue plaine toscane et
de temps en temps semblait se dérober au tournant des tunnels
profonds. Enfin, il se manifestait d'abord par un panache de
fumée; il ralentissait; il découvrait peu à peu sa longue car-
casse métallique. Des drapeaux flottaient aux portières, entre
lesquelles des visages pâles se montraient. Puis brusquement
cette chose mouvante s'arrêta; il y eut une minute de
silence...
Les portières où flottaient les drapeaux s'étaient ouvertes, et
toutes les voitures se vidèrent. Ceux qui en descendaient, les
jeunes hommes aux pâles visages, se ressemblaient tous étran-
gement; ils se ressemblaient non point par les traits, mais
par l'âme, par l'expression de leurs regards calmes et purs, par
un air de sérénité et de recueillement qui contrastait avec tant
382 REVUE DES DEUX MONDES.
de fièvre répandue autour d'eux. Mais déjà une acclamation
immense les saluait. Des bras se tendaient vers eux; des lèvres
inconnues leur donnaient l'accolade fraternelle. Mêlés à tous
ceux qui étaient venus les attendre, ils répondaient à ces
témoignages d'affection. C'était comme un pacte d'union qui se
scellait dans ces courts instans. Puis de nouveau la locomotive
siffla et, presque portés en triomphe, les pâles jeunes hommes
regagnèrent les places qu'ils venaient de quitter. Le train
s'ébranla; alors le même cri sortit à la fois de toutes les
bouches : « Vivent les séminaristes 1 Vive la guerre! » Ce cri se
prolongeait sous la voûte, poursuivait le convoi en partance,
l'accompagnait dans son élan vers la gloire avec les drapeaux
et les palmes : « Vivent les séminaristes! Vive la guerre!... »
Gino seul n'avait pas crié.
La scène à laquelle il venait d'assister dépassait toutes ses
prévisions. Elle lui apportait un démenti formel à des idées
qu'en accord avec Remigio il avait crues irréductibles'. Certes,
il avait déjà reçu les leçons de l'héroïsme national; il avait vu,
dans Rome, aux inoubliables soirées de mai, les dirigeans et
le peuple fraterniser devant l'image de la patrie. Mais ici, c'était
autre chose. Et il ne s'y trompait pas. C'étaient les deux catégo-
ries d'hommes, qui par principe devaient être les plus opposés
à l'effusion du sang, qui l'acceptaient comme une nécessité
sainte, avec le même enthousiasme illuminé; c'était le socia-
lisme militant qui poussait les jeunes séminaristes aux fronts
pâles jusque dans les bras de la mort. Gino ne pouvait com-
prendre par quel miracle cette fusion avait pu se produire,
— la seule à laquelle il ne se fût pas attendu, — ni comment
ses anciens amis s'étaient tout à coup trouvés rapprochés de
cette Eglise catholique dont les membres suivaient une disci-
pline toute différente; les uns et les autres avaient évidemment
obéi à leur conscience, mais leur conscience s'était éclairée
d'une révélation pareille, — et c'était là ce qui surprenait et
déconcertait Gino. 11 admettait qu'un Lamennais vieilli et
libéré de ses attaches eût pu jeter au monde les prophétiques
paroles; jamais il n'aurait pu croire que ces paroles se réalise-
raient dans leur portée sociale et chrétienne au sein du plus
grand cataclysme qui ait jamais bouleversé l'humanité. Et il se
rappelait les paroles d'un autre maître qu'il avait aimé : «S'il
faut une philosophie antérieure à l'action, c'est celle qui délivre
LES VOIX DU FORUM. 383
des caiciils, des hésitations, des prévisions. La règle suprême
est qu'il faut sortir de la règle. U homme doit être comrne un
Discohole, qui, après avoir lancé son disque, regarde où il ^«(1). »
Ce jet du Discobole, qui agit sans se préoccuper des lois
étrangères à son dessein, voilà ce qui, en ce moment, attachait
l'esprit de Gino. Et il se sentait dans une sorte d'infériorité
morale, lui qui n'agissait point, et assistait en spectateur phi-
losophe au merveilleux trava,il d'une nation se dépouillant des
scories impures, afin de s'élever plus haut dans la lumière.
Ainsi ces jeunes hommes qui venaient de quitter la soutane
pour prendre l'habit guerrier, tous ces jeunes Discoboles au
front pâle .emportaient avec eux le même idéal; ils étaient
capables de vivre et de mourir côte à côte, les yeux fixés sur le
drapeau comme sur l'hostie. Gino enviait presque leur sort, la
solidarité puissante qui les entraînait tous ensemble, l'ardeur
de leur foi et de leur amour.
Les cloches maintenant sonnaient V Ave Maria du soir;
c'était le dernier bruit de la ville avant que les ombres de la
nuit l'enveloppent : tant de poésie, tant de rêve flottait dans
l'air!... On se sentait plus tendre et meilleur.
Cependant Remigio ne paraissait point. Ces minutes étaient
solennelles. La cour silencieuse de la Sapienza, la tour de
Saint-Nicolas penchée comme celle du Campanile, prenaient
l'aspect des choses endormies pour l'élernilé; les vivans rentrés
dans leurs demeures, les grands morts semblaient accourir à
leur place, surgissant au coin des ruelles désertes. Gino croyait
voir Dante et Galilée, Lamennais et Vico; et aussi la silhouette
romantique de Byron, cherchant sur cette rive de l'Arno les
dernières strophes de son Don Juan, avant d'aller tomber dans
la tourmente de Missolonghi. Ah! que la mort semblait peu
redoutable quand les grands morts revenaient ainsi portés sur
leurs œuvres resplendissantes comme sur des ailes d'ar-
changes! Gino se sentait devenir amoureux de la Mort; il en
éprouvait le désir et le vertige; il aurait voulu se jeter, lui
aussi, dans la tourmente... Il aurait voulu partir... Mais un pas
rapproché frappa la dalle : Remigio, sortant de l'obscurité gran-
dissante, se trouva tout à coup devant ses yeux. Et tous les
songes confus disparurent.
(1) Benedetto Groce, Philosophie de la pratique^
384 REVUE DES DEUX MONDES.
XVII
Gino savait maintenant qu'il partirait; la résolution iné-
branlable s'en était installée en lui, contre laquelle il n'essayait
plus de lutter. Quand et comment partirait-il? Gela, il ne le
savait pas encore; il attendait une occasion propice d'en infor-
mer Remigio; puis il partirait avec l'agilité d'une conscience
libérée de toute contrainte.
Gertes, quitter son ami, son maître, était pour lui une
extrémité à laquelle il ne se résignait pas sans une douleur
profonde; pourtant il le fallait. Les fils ne quittaient-ils pas
leur père, les époux leur femme, les amans l'objet de leur
amour? Il le fallait! G'était la rançon morale qui rehaussait la
beauté du sacrifice. G'était le devoir, et, bien que l'obligation
militaire l'eût laissé de côté jusqu'ici, il voulait aller au-devant
et agir dans la plénitude de sa liberté.
Ges journées d'attente étaient pleines pour Gino d'une lassi-
tude écrasante. Attendre quoi? Il ne savait pas au juste, mais
il était sûr que l'instant viendrait, comme l'heure sonne,
comme le soleil se lève ou se couche, comme le raisin mûrit;
il était sûr que l'instant viendrait où ce qui le retenait encore
tomberait et le laisserait tout entier à son nouveau devoir. Ge
n'était pas sur un hasard imprévu qu'il comptait, mais sur la
force même des choses. Il était prêt, il avait consenti l'offrande
que les circonstances exigeaient de sa docilité. Maintenant il
s'isolait le plus possible, afin de ne considérer que le signe
auquel il allait obéir. Peut-être aussi voulait-il habituer Remi-
gio à la solitude qui allait bientôt l'envelopper. Le matin, il
quittait la maison, tandis que son ami reposait; il se rendait à
la Sapienza dont presque toutes les salles restaient désertes;
professeurs et élèves étaient dispersés ; quelques vieillards et de
très jeunes hommes continuaient seuls à s'exercer aux spécula-
tions de l'esprit. Gino se sentait dépaysé et comme de trop entre
ces murs où il avait tour à tour écouté et enseigné ; il gagnait
la salle de lecture, pour y chercher une pensée qui répondît à
la sienne. Mais rarement il parvenait au degré de recueille-
lement nécessaire pour s'identifier aux œuvres sereines du
passé; et cette consultation le laissait agité et plus pressé tou-
jours de partir. Il eût voulu entendre une autre parole qui
LES VOIX DU FORUM. 385
palpitât de la même émotion dont il était animé, une parole
proche et fraternelle. Certes, il savait qu'en Italie comme dans
les autres nations en guerre, les écrivains, les penseurs, les
philosophes avaient largement versé leur sang pour la religion
de la patrie. Il pleurait encore la fin d'un de ses anciens cama-
rades, Renato Serra, tombé pendant un assaut contre les tran-
chées autrichiennes. Celui-là aussi était un lettré, un intellec-
tuel ; bibliothécaire à la Malatestiana de Cesane, il avait tout
quitté pour marcher au feu. Et il était mort simplement,
héroïquement ; tous les journaux lui avaient consacré de vibrans
articles, et une Revue avait fait, en exaltant l'esprit latin, le
récit des derniers momens du lieutenant Renato Serra : « Les
soldats se cachaient derrière les rochers pour combattre ; au
delà, il y avait d'autres soldats et une position à conquérir.
Derrière lui et autour de lui, le vide; le vide devant lui, sur le
sol où s'élevait Gorizia, et qui se découpait à travers les rocs et
les cavernes jusqu'à Trieste... Ses soldats lui recommandaient
de se couvrir : il resta toujours debout et tint le front haut...
Que serait-il devenu, une fois fini le bruit de la bataille, une
fois passé le tourbillon de la guerre, laissant au milieu du sang
et des lamentations des blessés, des débris de philosophies et de
doctrines, le monde changé et méconnaissable?... »
Gino avait appris cette mort avec une surprise douloureuse;
maintenant il la comprenait ; il était prêt à l'imiter. Il savait
que Renato Serra, avant de prendre la décision suprême, —
et pour expliquer cette décision, — avait écrit une sorte de
testament moral, un examen de conscience que ses amis devaient
publier. Voilà les pages dont il aurait eu besoin, et qu'il sou-
haitait passionnément dé lire ! Voilà le miroir où il retrouverait
l'image de sa penséel... Sans doute une évolution pareille les
avait conduits l'un et l'autre du fond de la rêverie platonique
aux nécessités de l'action. L'examen de conscience tardait à
paraître. Un jour Gino trouva les volumes à la salle de lecture
de la Sapienza ; les feuillets n'en étaient pas coupés encore ; il
les prit avec une tendresse ardente ; c'était bien la voix proche
et fraternelle qu'il attendait : le jugement d'un homme de
lettres sur la psychologie de la guerre.
(( On a dit que l'Italie pourrait s'en tirer, même si elle
manquait l'occasion offerte, écrivait Renato Serra; mais nous,
comment en sortirons-nous? Nous vieillirons, pùliroiis, nous
TOME \uî. — 1917. . 26
3SG
BEVUE DES DEUX MONDES.
serons ceux qui auront manqué leur destinée. Entre mille mil-
lions de vies, il y avait une minute à nous destinée ; et nous ne
l'aurons pas vécue. Nous aurons été sur le rebord, à la limite
extrême. Le vent nous frappait au visage, soulevait les cheveux
sur notre front ; nos pieds immobiles tremblaient du vertige
de l'élan qui montait en nous... »
Et, plus loin :
« Je ne crois pas qu'il y ait quelque chose de fatal et de
mystérieux dans mon désir. La fatalité de la race, l'instinct de
l'humanité recouvré, ce sont des mots qui n'éveillent en moi
ancun écho précis. Qu'est-ce que j'ai aujourd'hui de plus sûr, à
quoi je puisse me fier en dehors du désir qui m'étreint toujours
plus fortement? Je ne sais pas et n'en ai pas souci! Tout mon
être n'est qu'un frémissement auquel je m'abandonne sans
demander rien d'autre. Je sais que je ne suis pas seul. C'est là
toute la certitude dont j'avais besoin. Je n'ai pas besoin d'autres
assurances sur un avenir qui ne me regarde pas. Le présent
me suffit; je ne veux ni voir ni vivre au delà de celte heure de
passion. »
Et l'heure de passion, il l'avait vécue tout entière ; il était
tombé dans le grand frémissement de cet amour ; il appelait à
sa suite ceux qui n'avaient pas bougé encore : <( Je sais que
je ne suis pas seul ; c'est là toute la certitude dont j'avais
besoin. »
Gino rentra, ce matin-là, décidé à informer Remigio de la
séparation nécessaire ; il ne pouvait tarder davantage. Chaque
jour perdu lui semblerait désormais un vol fait à la patrie, et
un manquement à l'honneur. En traversant la vaste cour de la
Sapienza, il marchait vite, pressé de profiter de cette disposition
vigoureuse qui le poussait et faisait de lui un homme nouveau.
Arrivé en face de la maison, il leva la tête. Il aperçut, à travers
les vitres du cabinet de travail, Remigio assis, penché sur la
table. Cela lui donna un petit choc au cœur; mais courageuse-
ment il monta l'escalier. Son ami leva ta tète et lui sourit;
leurs mains se serrèrent. A cet instant, comme midi sonnait,
le vieux domestique vint annoncer le déjeuner. Ils passèrent
ensemble dans la salle.
— Quelles nouvelles? demanda Remigio.
Alors Gino se lança avec fougue dans le récit des événemens.
Les dernières dépêches des journaux apportaient un heureux
LES VOIX DU FORUM.
387
bulletin ; elles annonçaient la conquête complète du Mont
Sabotino, ainsi que celle du Mont Saint-Michel, pivot de la
défense ennemie vis-à-vis de Gorizia.
— La route sera encore longue de Gorizia à Trieste, dit
Remigio.
— Sans doute i Mais il faut avoir confiance dans les desti-
nées de l'Italie.
Gino parlait sans chercher à dissimuler l'ardeur de ses sen-
timens. Et Remigio l'observait en silence, douloureusement.
Mais lui ne prenait pas garde à ce trouble que ses paroles susci-
taient; il négligeait les précautions timides; il s'abandonnait
au courant de sa passion, découvrait la nudité de son âme
dépouillée des alluvions anciennes! Le repas s'acheva ainsi. Ce
fut seulement lorsqu'ils se retrouvèrent dans le cabinet de tra-
vail que Gino s'aperçut qu'il n'avait pas encore fait part de sa
résolution à Remigio : en même temps, il comprenait qu'il avait
manqué à leur amitié en ne commençant pas par là.
Il allait enfin révéler son secret. Il se tenait debout, prêt à
prononcer les phrases décisives; cependant il hésitait encore.
Remigio le prit aux épaules, plongea ses yeux dans les siens et
le tutoyant comme aux minutes suprêmes :
— Va, pars ! Je sens bien que nulle puissance au monde ne
pourrait plus te retenir...
Gino avait réclamé la faveur de servir dans le même régi-
ment où Renato avait trouvé une fin si magnifique. Malgré sa
complexion délicate, on avait fait droit à sa demande. Il s'en
allait vers les hauteurs dangereuses où le canon faisait rage, où
la mort se cueillait à chaque pas. Il n'avait pour l'entraîner ni
le coude à coude des compagnons, ni la folle témérité de la
prime jeunesse. C'était gravement, solitairement, qu'il partait,
et aussi sans espérance de retour. Il avait fait complet son sacri-
fice : aurait-il pu marchander avec le devoir qui l'appelait
d'une telle violence ? Il se serait cru amoindri, s'il eût emporté
un autre espoir que celui de donner à sa mort individuelle le
même sens sublime qu'avaient eu tant d'autres morts précé-
dant la sienne.
La veille du départ, Remigio lui avait annoncé l'intention
de le conduire jusqu'au train qui devait l'emporter. Il ne lui
témoignait ni regret, ni sollicitude importune. — Etait-ce la
Ïi88
REVUE DES DEUX MONDES.
fierté d'un cœur offensé, ou simple acquiescement à une volonté
dont il respectait le libre exercice?... Gino retournait ces pen-
sées, tout en se dirigeant vers la gare. Il avait déjà revêtu
l'uniforme, et sa démarche en était changée. Remigio ne
s'appuyait plus à son bras ; ils avançaient l'un à côté de l'autre,
différens de ce qu'ils étaient naguère, lorsque, silencieux et
remplis de la même idée éternelle, ils se dirigeaient vers la
place vaste et déserte où les monumens attentifs semblaient
attendre leur visite. Ce soir, ils marchaient d'un pas brusque et
inégal; parfois leurs épaules se heurtaient; parfois aussi ils se
trouvaient tout à coup séparés, sans qu'un obstacle visible eût
surgi entre eux. Ainsi ils arrivèrent au quai du départ. 11 y
avait juste un mois qu'à cette même place Gino s'était trouvé
mêlé par hasard à l'ovation dont les députés socialistes avaient
salué le passage des jeunes prêtres allant rejoindre les drapeaux.
C'était, — il s'en rendait compte, — ce spectacle qui avait
déclenché en lui le ressort de son patriotisme; à partir de cet
instant, il avait compris qu'il n'avait plus le droit de vivre en
paix, comme il avait fait jusqu'alors. Son amour de la paix
était devenu son tourment; il avait souhaité la vie ardente,
tumultueuse, le risque des batailles, le danger qui donne à
l'homme la conscience de sa force. Et à partir de ce jour aussi,
il ne s'était plus senti dans la même étroite communion avec
Remigio; les années qui les séparaient avaient commencé de
marquer la différence qui ne pouvait manquer d'exister dans
leurs tempéramens, mais dont il s'était à peine aperçu jusque-
là, tant il s'était appliqué à se modeler sur lui. Il avait fallu
cette violente secousse, cet avertissement magnifique pour que
Gino retrouvât sa jeunesse et toutes les ressources qu'elle rece-
lait encore.
Cependant il redoutait la minute inexorable des adieux; le
train était signalé en retard, et l'attente usait son courage.
Quelques rares voyageurs espacés le long du quai se tenaient
prêts à partir. Une jeune femme avait accompagné son mari et
l'embrassait longuement, frénétiquement, sans s'inquiéter des
regards; tout à l'heure^ elle rentrerait seule dans sa maison
vide : oublierait-elle l'absent, ou resterait-elle attachée tout
entière à son souvenir? Gino ne put s'empêcher de montrer à
Remigio le couple enlacé :
— Gomme ils ont l'air de s'aimer ! dit-il.
LES VOTX DU rORUM. 3S9
Remigio avait détourné les yeux. Il comprenait que ce qui
manquait à Gino, au moment de rompre avec la vie naturelle
pour aller affronter la mort, que ce qui lui manquait, c'était cette
étreinte à la fois déchirante et douce; et que l'amour était un
viatique plus puissant que l'amitié. Il ne trouvait aucune parole,
aucun geste pour réconforter celui qui si longtemps avait par-
ticipé à toutes ses aspirations et qui demain, loin de lui, ne
serait plus qu'un soldat au service de la force. Déjà il le sentait
transformé, et comme gêné par le passé qui le possédait quand
même; bientôt entre eux tout serait consommé...
Brutal, le coup de sifflet de la locomotive déchira l'air. Re-
migio se raidit, comme si la balle d'un shrapnell allait le
frapper au cœur. Il se raidit de toutes ses forces pour ne pas
laisser voir la douleur qui le meurtrissait. Gino, après avoir fait
deux pas en avant, s'était retourné vers lui. Il était pâle, mais
sur son visage brillait l'étrange ardeur du sacrifice. Il ne souf-
frait pas; il était comme entré dans son immortalité; — à peine
eurent-ils le temps de se serrer, poitrine à poitrine.
XVIII
Chaque jour, le courrier apportait à Remigio des lettres qui
lui étaient envoyées de Rome. Ses plus chers amis s'inquiétaient
de son absence. On le pressait de rentrer au milieu des siens, de
faire entendre de nouveau sa parole au peuple. Cependant il
restait sourd à ces invites; il ne se décidait pas à prendre parti.
Résister à la guerre, il ne le pouvait plus; le départ de Gino en
avait été pour lui une preuve tangible ; contre le fait accompli
sa volonté restait impuissante : à quoi bon, dès lors, eût-il
cherché à refréner l'enthousiasme de cette jeunesse dont il avait
jadis dirigé les plus beaux élans?
Ce matin là, — c'était le 18 octobre, — un seul pli fut laissé
par le facteur. D'oi!i vint qu'en le recevant Remigio eut l'intui-
tion qu'il contenait quelque grave nouvelle? Il tardait à ouvrii
l'enveloppe; il regrettait que Gino ne fût pas là pour lui rendre
ce service et lui donner lecture de ces lignes dont il redoutait
de prendre connaissance.
C'était une lettre de Bernard, portant le timbre de Vérone;
l'écriture calme et droite dans les pages régulièrement remplies
témoignait que cette lettre avait été composée avec soin, copiés
31)0 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être sur un premier brouillon; une impression de fermeté
et d'élégance en émanait.
Or, voici ce que Bernard avait écrit :
« Permettez-moi de vous appeler mon père ; c'est le nom
que je vous ai donné dans mon cœur depuis l'instant où j'ai
compris que je pourrais un jour devenir vraiment votre fils ; et
à cause de cela je vous dois ma confession tout entière :
« J'étais resté longtemps sans me douter que j'aimais Aida
autrement que comme une petite compagne de jeux, la
compagne de mes douze ans, dont la gaité avait charmé ma
mélancolie précoce, lorsque j'étais venu vivre à Rome, sous les
ombrages de la villa Forba. Plus tard, adolescens, nous avions
continué à nous rejoindre sans aucune arrière-pensée et dans
une simplicité telle que jamais le moindre trouble, le moindre
émoi n'avait gêné nos relations quotidiennes. Peut-être, si
j'avais pu prévoir l'évolution de nos sentimens, me serais-je
défendu davantage ; j'aurais craint d'entraîner ma jeune amie
dans le courant de ma destinée que je pressentais déjà devoir
être tourmentée et brève. Quand mes yeux se sont ouverts, il
était trop tard; l'amour nous avait touchés tous deux et nous
contraignait à nous promettre l'un à l'autre.
« Ce fut alors que j'allai vous demander de ratilier nos
promesses; le jeune homme inquiet que j'étais, tremblait de se
présenter devant vous et de vous découvrir son être intime.
Avec quelle bonté vous m'avez indiqué la voie que je devais
, suivre pour mériter le bonheur dont je venais d'apercevoir le
lumineux sillage! Ce rêve, qui me paraissait si beau, j'allais le
toucher de la main I Mais la réalité déchire le rêve de ses dents
aiguës et cruelles; elle ne m'a pas permis d'être heureux plus
d'une journée. Je vous avais quitté plein d'une vive espérance ;
c'était même avec joie que je m'éloignais de Rome, dans la
certitude d'y revenir bientôt. Mon premier devoir, vous en
conveniez aussi, était de retourner au lieu de mon berceau,
dans ce château de Lodatz, où se trouvait la sépulture de tous
mes ancêtres paternels. Je devais veiller à ce patrimoine, res-
taurer les tombes, mettre enfin l'antique demeure en état de
recevoir plus tard la visite de ma jeune épouse. C'était un pèle-
rinage que j'accomplissais, une sorte de retraite pieuse que je
m'imposais, avant de me sentir tout à fait digne de recevoir la
main d'Alda dans la mienne. Puis, vous l'avouerai-je? les sou-
LES VOIX DU FORUM.
391
venirs de mon enfance n'avaient jamais cessé de commander
ma pensée et de m'attirer. Je suis l'homme qui a deux patries
et par conséquent deux âmes.
« A peine étais-je arrivé en Autriche que j'appris la déclara-
tion de guerre de l'Italie; bien que prévue, cette nouvelle me
jeta dans une angoisse terrible ; j'allais avoir à prendre la déci-
sion la plus difficile à mon libre arbitre, celle d'opter pour
l'une ou l'autre de mes deux patries... Mais, quoi que je fisse,
il me faudrait porter les armes contre un sol qui m'était sacré,
et par conséquent commettre presque un sacrilège. Autrichien,
oserais-je combattre l'Italie, cette terre de ma mère et de ma
fiancée, cette terre enivrante et bénie où j'avais connu l'amour?
Italien, oserais-je combattre le pays de mes pères, le pays où
dormaient mes ancêtres et avec lequel j'avais conservé tant de
corrélations intimes et puissantes? Ma race me le défendait, ma
race vivait en moi, me remplissait la poitrine, m'ordonnait de ne
pas devenir fratricide : car c'étaient bien mes frères, ces jeunes
hommes de mon âge qui couraient sous le drapeau marqué de
la couronne impériale, et bientôt allaient se ruer aux frontières
des Alpes. Je ne pouvais ni les suivre, ni les devancer pour me
retourner contre eux... Je ne pouvais rien contre cette malé-
diction du sort...
(( Etre lâche? Me dérober au devoir qui incombait à tous?
Rester inerte au milieu du double péril? Cela non plus je ne
m'y résignais point. D'ailleurs, l'heure approchait de la décision
fatale; je quittai le château de Lodat«, après avoir une dernière
fois porté des fleurs au tombeau de mes ancêtres.
(c Je revins en Italie. J'étais arrivé à cette conclusion que,
puisqu'il me fallait garder ma nationalité paternelle, je pouvais
du moins embrasser ma mère, Aida, vous revoir!... J'arrivai
ainsi jusqu'à cette ville de Vérone, où je m'arrêtai pour des
formalités de chancellerie; obligé d'y séjourner quelque temps,
je me sentais occupé et repris tout entier par ma seconde patrie.
Combien je l'aimais! C'était Aida au doux visage, son charme,
sa grâce, sa douceur! C'était elle que je respirais dans les jar-
dins et sur les terrasses bordées de jacinthes; c'étaient ses traits
qui m'apparaissaient dans les tableaux de Cavalozza et de Véro-
nèse. L'Adige au cours tumultueux dans la ville mystérieuse
me rappelait les violens battemens de son cœur dans sa chaste
poitrine de vierge, un jour que, me penchant sur elle, je lui
392 REVUE DES DEUX MONDES.
avais donne mon premier baiser d'amour. Ce baiser serail-il le
dernier? Serions-nous condamnés, comme les jeunes amans
immortels, dont le souvenir plane au milieu de ce silence, à ne
jamais goûter que les prémices de notre joie? Et la rivalité des
races nous scparerait-elle comme Roméo et Juliette à l'heure
exquise de notre printemps? Plus terrible que celle des Capulets
et des Montaigus, la haine qui précipitait l'une contre l'autre
nos deux patries ne nous permettrait plus de nous rejoindre.
M'unir aux ennemis de l'Italie, c'était renoncer à Aida, et briser
mes espérances. Et cela était aussi impossible devant ?non
esprit que de marcher contre le pays de mes pères.
<c Voilà dans quelles alternatives j'ai vécu au lendemain de
ce rêve lumineux, aujourd'hui réduit en cendres. Plus je descen-
dais aux profondeurs de ma conscience et plus j'entrevoyais le
sort fatal auquel je ne pouvais échapper. Une issue était ouverte
devant moi, une seule. Je vous supplie de me pardonner! Avant
lie prendre ce parti extrême, j'ai réfléchi longuement. Toute ma
jeunesse se révoltait devant une fin aussi prompte... Certes,
j'eusse préféré mourir avec les jeunes hommes, mes frères,
porté par le souffle héroïque qui fait envisager la mort comme
une volupté plénière. Je mourrai obscur, solitaire, inconsolé,
n'ayant pu étreindre ni la gloire, ni l'amour, avant que de
terminer ma course.
<( Ce matin, sous les cyprès des jardins Giusli, j'ai recom-
mencé pour la centième fois l'examen de ma conscience. Pou-
vais-je sans remords abandonner Aida et causer à ma mère un
deuil cruel? Oui, je le pouvais; la responsabilité de ces événe-
mens ne pèse pas sur ma tète; je n'ai voulu ni ma naissance
étrangère, ni cette folie des pasteurs des peuples qui les préci-
pitent dans la sanglante mêlée. Je suis innocent de ce sang et de
ces larmes. Sous les hauts cyprès qui ont vu passer comme une
procession douloureuse tant des opprimes de ce monde, j'ai
envisagé ce qu'eût été mon bonheur avec Aida et ce que sera
sans moi son bonheur. Les fleurs renaissantes et l'herbe nou-
velle poussant sous les arbres noirs m'ont enseigné que les
chagrins tombent des cœurs comme des feuilles flétries que
d'autres feuilles remplacent. Aida ne m'oubliera point; son
cœur est trop noble pour cela; mais elle laissera la force de la
nature agir en elle, et plus tard, bientôt peut-être, elle
connaîtra la consolation...
tES VOIX nu FORUM. 3U3
« Adieu... c'est encore en vous appelant mon père que je
vais franchir l'abime qui a été placé entre la connaissance et
l'infini... Ce sera bref et définitif. Que trouverai-je de l'autre
côté de l'abîme? Je ne veux point penser; je veux être maître
de moi jusqu'au bout. »
Remigio posa la lettre dont les feuillets tremblaient dans ses
doigts. Une immense pitié montait en lui. Il revivait les luttes
qui avaient dû déchirer le cœur du fils de Cristina jusqu à ce
qu'il se fût décidé à terminer sa courte existence. Une question
torturante se posait devant son esprit : qu'aurait-il fait lui-
même si le Destin l'eût placé dans un cas semblable?... Il cher-
chait à se souvenir de l'homme qu'il était à vingt ans, et des
ressources dont il disposait alors pour faire face aux complexités
de la vie; il ne trouvait rien, aucune solution, sinon celle à
laquelle Bernard s'était stoïquement résigné...
Il apparaissait le jumeau de ces victimes antiques, offertes
en sacrifice aux divinités implacables; mais son geste était volon-
taire et son sacrifice consenti. L'immolation de cet enfant renon-
çant à la vie plutôt que de trahir l'un ou l'autre de ses devoirs
apaiserait-elle au moins les divinités maudites? L'insatiable
Moloch qui broyait sous ses dents de fer tant de fragiles exis-
tences cesserait-il enfin de réclamer de nouvelles proies! Sans
ses puissances du mal, Bernard eût sans doute joui du bonheur
mélangé qui est le lot de chaque créature. Il eût accompli ses
jours et apporté à la communauté humaine sa part d'activité et
de rayonnement. — Mais cette mort, cette mort stérile, infé-
conde, n'était-ce pas la plus triste condamnation des luttes
fratricides entre les peuples?
Il avait mis la main sur son frqnt et pleurait; ce deuil
dépassait pour lui la mesure des deuils ordinaires; il entraînait
dans le néant de l'irréparable d'autres tenaces espérances. Il
songeait à la douleur de Cristina frappée dans sa chair et dans
son sang, par une volonté fatale. Il songeait surtout au déses-
poir de sa fille, privée tout à coup de son rêve éblouissant.
Elle aussi était une victime innocente, une sacrifiée du destin.
Il la revoyait telle qu'elle était venue à Pise quelques semaines
auparavant, mystérieuse, concentrée, toute pleine du feu secret
(le l'amour. Aujourd'hui elle courbait la tête sous le coup
qui l'accablait... La relèverait-elle jamais, cette tête charmante
394 REVUE DES DEUX MONDES.
et douce, faite pour être couronne'e de fleurs? Remigio
aurait voulu avoir la puissance de consoler tant de larmes.
Il éprouvait jusqu'à l'angoisse le sentiment de son inutilité
présente et comme le remords de ne porter le poids d'aucune
douleur.
XIX
Remigio cependant ne s'était pas laissé dominer par le
chagrin.
Cette sorte d'ivresse que donne la complète solitude aux
êtres assez forts pour la porter le soutenait et l'élevait au-dessus
des épreuves de sa vie. Volontairement il prolongeait cet état
d'expectative, cet arrêt au milieu de l'agitation universelle.
Le départ de Gino, le suicide de Bernard, c'était la double bles-
sure dont il saignait; mais il s'en connaissait une autre, plus
profonde, plus secrète, et qui n'avait pas cessé de le faire
souffrir. Rien de tout cela ne devait influencer son jugement;
l'idéalité pure, le sentiment du devoir à remplir devaient
seuls diriger ses actions prochaines. — Or, ne s'était-il pas
trompé jusque-là? N'avait-il pas pris pour la vérité positive
les conceptions de son esprit? Lui faudrait-il renoncer, devant
la leçon brutale des faits, à cet évangile de fraternité humaine
dans lequel sa pensée s'était cristallisée, qu'il avait prêchée à
ses semblables avec une foi ardente ? Telles étaient les questions
qu'il se posait au cours de ses méditations silencieuses, prêt à
se renoncer soi-même, plutôt que de s'obstiner dans l'erreur.
Mais il n'apercevait pas encore la vraie lumière, celle qui éclaire
tout homme venant en ce monde et que presque toujours les
nuages de la raison obscurcissent ou voilent.
Depuis que Gino n'était plus là, il suivait chaque matin le
bras du fleuve jusqu'au coude où se découvrait la maison de
Galilée. Il conversait avec ce persécuté triomphant sorti de
l'obscurité où on avait voulu le plonger ; de même que tant
d'autres précurseurs, Galilée avait souffert de son vivant de la
médiocrité de ses semblables; mais la postérité lui donnait
raison et se chargeait de rompre ses chaînes. C'était donc
l'avenir seul qui décidait de la valeur des points de vue humains;
dans le présent, tout était mobile, insaisissable; le terrain
mouvant ne s'affermissait que lorsque les générations succès-
LES VOIX DU FORUM. 305
sives y avaient passé avec leurs fardeaux de douleurs et d'incer-
titudes. Dans cette Pise recueillie, l'image de Galilée resplen-
dissait comme le soleil qu'il avait interrogé de ses yeux ardens
et dont il avait connu l'immuable splendeur. Consolation...
délivrance... Ce bond en avant de l'espoir replaçait Remigio
dans une condition meilleure. Il rentrait chez lui plus confiant
dans le lendemain.
Comme il traversait ce jour-là le pont du Milieu, le jeune
Pisan aux boucles brunes, qui avait coutume de lui vendre les
journaux, lui tendit les feuilles dépliées avec un geste de
colère:
— Ah! signor, lisez vite : ils ont assassiné Battisti !
Et l'adolescent, déjà gagné à la cause de l'irrédentisme,
çijouta :
— Ils ont fait de lui comme d'Oberdan : ils l'ont pendu 1
l'un à Trieste, l'autre à Trente. Est-ce que ces méfaits abomi-
nables ne seront pas bientôt vengés?
La nouvelle remplissait toutes les colonnes des journaux.
Le célèbre député du Trentin, fait prisonnier sur le front des
Alpes, avait été condamné à ce supplice ignominieux et exécuté
comme un malfaiteur. C'était un nouveau défi au drpit des
gens et à la conscience universelle; mais c'était surtout un
outrage direct que l'ennemi séculaire infligeait à l'Italie, un
crime pareil à celui qui, trente-quatre années plus tôt, avait
soulevé d'indignation l'Italie entière. Oserait-on, malgré cela,
compter encore sur l'étreinte fraternelle des peuples? Oserait-on
demander au peuple outragé de pratiquer le pardon des
offenses? Il avait tendu la joue gauche après que la droite eut
été souffletée, et sa face convulsée, meurtrie, se tournait main-
tenant vers le bourreau avec un sursaut de rage. Oui, cet ado-
lescent avait exprimé toute l'idée de la nation lorsqu'il avait
dit : (( Est-ce que ces méfaits abominables ne seront pas bientôt
vengés ?» — Remigio avait envie de retourner sur ses pas pour
lui répondre : « Tu as raison, mon petit; il faut que l'honneur
soit sauf. »
Il respirait mal en se hâtant vers la maison. Ce sentiment
violent l'étouffait ; des lueurs rouges passaient devant ses yeux ;
il avait connu Battisti, il l'avait aimé. Il se souvenait de la
dernière visite qu'il avait reçue de ce martyr, suspendu au gibet
396 REVUE DES DEUX MONDES.
pour avoir défendu la cause du droit et de la justice. Celui-ci
aussi avait cru à la fraternité des peuples et à la puissance de
l'amour. Il était mort avant que fût mijre la moisson. Celles
qui se levaient maintenant dans les champs du monde, c'étaient
les moissons de la haine et de la vengeance. Il en était ainsi ;
il en serait ainsi jusqu'à ce que l'on eût étouffé l'ivraie qui
empêchait le grain de mûrir...;
Dans le cabinet de travail où il entrait la tête basse, Cris-
tina, debout, lui apparut; elle était vêtue de noir et sous ses
voiles elle semblait plus auguste et comme chargée d'une mis-
sion divine. En la voyant, Remigio se troubla et crut défaillir.
Tant de fois il s'était défendu de rév,oquer au cours de ses
heures inquiètes et vides I Habitait-elle encore une des demeures
de son àme? Une de ces demeures mystérieuses dont on redoute
de pousser la porte? Elle était là, devant lui, pareille à celle
qu'il avait aimée; l'éclat de ses yeux et de ses lèvres enlumi-
nait la pâleur de son visage; et, comme jadis, toute sa beauté
profonde était écrite sur son front resté jeune en dépit du temps.
Pourquoi était-elle revenue? De quels reproches, de quelles
plaintes allait-elle l'accabler? Certes, elle avait souffert plus
que lui sans doute et d'une façon plus réelle et plus vive.
Cependant il n'osait parler le premier; il hésitait à porter le
poignard des mots sur ce cœur qui saignait encore. Il la regai'-
dait, anxieux, attendri, prêt à tomber à ses genoux.
Elle posa la main sur son bras qui tremblait, et dit sim-
plement :
— Il faut rentrer dans Rome ; votre place n'est plus ici !
Jean Bertheroy.
(La dernière partie au prockai?i numéro.)
DANS LES RUINES
DE
NOS MONUMENS HISTORIÛLES
CONSERVATION OU RESTAURATION?
Les journaux qui annonçaient, au mois d'août dernier,
l'incendie de la Collégiale de Saint-Quentin publiaient un extrait
de la presse artistique d'outre-Rhin, signifiant, non sans osten-
tation, au monde qu'avant de faire sauter, au prix de milliers
de tonnes des explosifs les plus perfectionnés, les ruines légen-
daires du château de Goucy, les ingénieurs allemands en
avaient dressé des relevés et plans si remarquables que rien
ne serait plus facile, la paix revenue, que de les restituer dans
leur état primitif...
Est-il rien de plus caractéristique de la barbarie vraiment
nouvelle contre laquelle nous nous défendons, que le simplb
rapprochement de ces deux citations? L'hypocrisie et le pédan-
tisme s'y mêlent à la sauvagerie. Ils accumulent en même
temps les ruines et les fiches, des monceaux de décombres
fumans et des tas de papiers imprimés. La Collégiale de Saint-
Quentin, l'immense reliquaire qui surgissait au milieu de la
ville, est en flammes? Mais voici une monographie doctement
compilée par un de ses incendiaires... Reims a déjà reçu plus
d'obus qu'elle ne comptait de moellons et de pierres? Mais
depuis deux ans déjà, en place d'honneur dans leurs prospectus
398 REVUE DES DEUX MONDES.
de librairie, on a pu lire l'annonce d'une définitive et colossale
histoire, description et explication de la cathédrale, dès mainte-
nant sous presse, « et qui paraîtra bientôt... » Ils ont emporté les
pastels de Latour? Mais voici des reproductions en couleurs,
avec commentaires inédits, critiques et esthétiques d'un des
déménageurs Le sépulcre de Ligier Richier à Saint-Mihiel?
Mais c'est eux qui l'auront sauvé! On pourra dresser après la
guerre (et ils n'y manqueront pas) ... une longue bibliographie de
toutes les dissertations publiées au cours de l'invasion et des
pillages par leurs privat-docent mobilisés, dans leurs « impri-
meries d'étapes ! »
Gomment les accuser après cela d'avoir déchaîné sur la Bel-
gique et sur la France leur frénésie dévastatrice? N'ont-ils pas
tout prévu au contraire, tout fait pour préparer et faciliter
l'œuvre réparatrice de la civilisation dont ils prétendent, demain
comme hier, après comme avant leurs forfaits, rester les pro-
tagonistes brevetés? A mesure que leur recul « stratégique »
les oWigera à se dessaisir de leurs derniers gages, il faut donc
nous attendre de leur part a un redoublement simultané de
malfaisance et de « contributions » sur les monumens mutilés
par eux.
Laissons-les, pendant qu'ils détruisent encore, prodiguer à
leurs victimes les marques d'une sympathie désolée et les meil-
leurs avis pour les restaurations futures. Mais nous, les pro-
priétaires et héritiers légitimes des chefs-d'œuvre assassinés,
quels vont être demain notre devoir et notre tache .î* Quand les
dernières hordes auront disparu, quand nous reviendrons dans
nos villages, — ou sur l'emplacement de nos villages, — rasés,
quand nous rentrerons dans nos villes violées et leurs sanc-
tuaires éventrés, nous ne pourrons nous borner à nous asseoir
en pleurant sur des ruines.- La plus belle partie de notre terre,
la plus aimée parce qu'elle a été le plus souvent martyrisée par
le même ennemi, — celle où, dans un accord providentiel de
la nature, de la race et de l'histoire, se formèrent la douce
France et son art national, où se conservait, dans le cadre har-
monieux et fraternel des paysages inspirateurs de nos plus
grands peintres modernes, le trésor de l'architecture chré-
tienne, attestent nos droits d'aînesse dans4e grand œuvre de la
civilisation, — n'est plus qu'un vaste cimetière où nos morts
bien-aimés reposent à coté des églises, des fermes, des mai-
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 399
sons, de tous les foyers du souvenir, de l'espérance, de la
famille et du travail, qu'ils couvrirent de leurs corps sacrifiés
et de l'héroïsme de leurs âmes immortelles... Que ferons-nous
pour y ramener la vie, pour préserver de la mort totale tout ce
qui pourra être encore sauvé du patrimoine des ancêtres?
Gomment concevoir, conduire l'œuvre redoutable des restaura-
tions nécessaires ou prendre parti sur les abandons inévitables?
Pour répondre à ces angoissantes questions, il est indispen-
sable de mettre à profit l'expérience d'une histoire, trop abon-
dante, hélas! en destructions et en crises iconoclastes; pour
éclairer l'opinion publique et l'empêcher de céder aux entrai-
nemens d'un sentiment mal informé et trop prompt à déses-
pérer, il faut lui rappeler un passé riche en « précédens. »
La France a été la première parmi les nations européennes
à constituer chez elle une catégorie de monumens « classés » et
« historiques » et à instituer un service spécial pour veiller à
leur surveillance, entretien et restauration. A qui voudrait se
rendre compte de la nature et de l'importance de ce service, de
son organisation actuelle, de sa tâche et de ses responsabilités,
on ne peut que signaler un livre récemment paru : Les Monu-
mens historiques (1). L'auteur, M. Paul Léon, chef de division
des services d'architecture au sous-secrétariat d'Etat des Beaux-
Arts, était mieux placé qu'aucun homme de France pour en
révéler au public l'histoire très mal connue. Il y a apporté les
meilleures qualités de l'historien formé à bonne école, l'intel-
ligence la plus lucide, un style net et sobre, dont Mérimée
qu'il cite souvent eût aimé l'élégance nerveuse.
Son rôle ne pouvait être d'écrire un réquisitoire; du moins
s'est-il soigneusement gardé de l'apologie et du plaidoyer. Ce
qu'il nous apporte, en somme, c'est un grand rapport, impartial
et vivant, documenté de première main, où la critique est
peut-être çà et là discrètement atténuée, mais d'où la vérité se
dégage toujours reconnaissable et efficace... Nous n'apportons
pas ici un compte rendu critique qui nous détournerait de notre
sujet principal; mais il fallait mettre à profit les renseignemens
et les enseignemens d'un tel ouvrage, avant d'aborder l'examen
(1) Paris, grand in-4», 1917 (Laurens, éditeur).
400. TŒVIE DES DEUX MONDES.
des problèmes que le service des monumens historiques aura à
résoudre au lendemain de cette guerre, — et dans quelles
conditions plus pathétiques et émouvantes qu'à aucun autre
moment de notre vie nationale I
M. Paul Léon l'avait complètement écrit avant la guerre.
Si une ou deux des photographies qui l'illustrent très utilement
portent çà et là la trace des blessures reçues depuis, — par la
cathédrale de Soissons, par exemple, — le texte ne fait aucune
allusion aux catastrophes qui viennent de mettre à mal tant
des plus illustres cliens du « service, » — ou de la clinique, —
ceux-là même auxquels il conviendra d'appliquer demain,
dans quelle mesure et pour quelles fins? les méthodes dont,
après un siècle de controverses, la commission des monumens
historiques, les inspecteurs généraux et les architectes en chef
ont, sous la direction de M. Paul Léon, l'initiative, le contrôle
et la responsabilité. De tout temps, l'opinion publique, plus
ou moins bien informée, est intervenue, souvent avec passion
et violence, dans la discussion et l'appréciation des travaux
ainsi exécutés. Aujourd'hui plus que jamais, elle est avertie,
attentive, exigeante. Elle trouvera dans la lecture du remar-
quable exposé de M. Léon tous les élémens d'information et
le moyen de se rendre équitablement compte |de la complexité
des problèmes que pose la moindre intervention) — médicale
ou chirurgicale, — dans le traitement d'un vieux monument,
malade ou blessé.
« «
Sous l'ancien régime, — encore que les exemples y soient
plus fréquens qu'on ne croit de la survivance ou de l'imitation
des styles du moyen âge, aux xvii' et xviii^ siècles, par les
vieilles corporations provinciales de maçons (M. Brutails pour
la Gascogne, M. G. Durand pour la Picardie nous en ont révélé
un grand nombre), — la règle générale était que les généra-
tions nouvelles, quand elles intervenaient, pour le réparer,
l'agrandir, le remanier ou « l'embellir, » dans la vie d'un vieux
monument, le faisaient sans aucun souci de respecter, comme
nous disons, le « style » des époques antérieures. Chaque
siècle, créateur à son tour, le marquait de son empreinte, le
transformait selon le goût régnant. Louis XIV, en accomplis-
sant à Notre-Dame de Paris le vœu de Louis XIII, renouvelait
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 401
entièrement le décor et i'ame'nagement du chœur, y multipliait
les revêtemens de marbres polychromes, pour dissimuler
autant que possible « la mauvaise architecture gothique, » et
ces marbres, extraits des belles carrières pyrénéennes, s'accor-
daient avec les tons vifs des étendards pris à l'ennemi, qu'un
« tapissier » victorieux y venait accrocher. Au xviii'* siècle,
pour faire place au dais des processions royales, Soafiïot ne se
faisait aucun scrupule de supprimer le tympan et le trumeau
de la porte centrale où se dressait la statue du Christ
enseignant, frère sans doute du « beau Dieu » d'Amiens; à
Reims, Louis XV faisait ajouter sans façon, aux portes de la
façade occidentale, les charmans tambours « rococo » qui ne
sont plus qu'un tas de cendres; à Bourges comme à Paris et à
Chartres, les chanoines détruisaient d'admirables jubés...
Ces pratiques consacrées par un long usage, la Révolution
les exaspéra jusqu'à la frénésie dans sa folie furieuse de sup-
primer tous les <( vestiges de la tyrannie, de la superstition et
de la féodalité. » Mais elle n'avait rien à mettre à la place de ce
qu'elle brisait, et la déesse Raison, installée en souveraine dans
les sanctiiaires devenus ses temples, n'a laissé de son culte
éphémère et stérile aucun témoin digne de prendre place dans
l'histoire de l'art français.
Aussi, quand ses ravages eurent pris fin, par lassitude de
détruire plus encore que par un retour d'autorité réparatrice,
\\ .and on se mit à constituer des « Commissions des monumens
et des arts, » à dresser des inventaires, on ne put que recueillir
les épaves du cyclone, de façon bien incomplète et sans un
discernement suffisant. Peu à peu, l'opinion émue par les
élégies des précurseurs du romantisme, enthousiasmée par les
commentaires magnifiques autant qu'erronés d'un Chateau-
briand, s'alarmait des effets d'un vandalisme trop funeste,
visitait pieusement le musée de Lenoir, faisait aux pouvoirs
publics un devoir de relever et <( restaurer » tant de témoins
vénérables d'un passé que les historiens et les archéologues
allaient jour à jour déchiffrer.
C'est sous la monarchie de Juillet, où les historiens eurent
une si grande place dans le gouvernement, que s'organisa
vraiment le service des « monumens historiques. » C'est elle qui
inventa le mot, créa, si l'on peut dire, le « genre ; » et les noms
de Victor Hugo, de Montalembert, de Guizot, de Thiers, de
TOME XLII. — 1917. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES^
Montalivet, de Vitet, de Prosper Mérimée, de Lassus et de Viollet-
le-Duc sont restés et resteront à jamais attachés à ce chapitre
de notre histoire intellectuelle et morale. C'est d'ici, dans le
numéro du 1*^' mars 1833 de cette Revue, où parut la lettre du
comte de Montalembert au vicomte Victor Hugo Sur le Vanda-
lisme en France, que partirent le cri de ralliement et l'appel
décisif. Gomment rendre à la France la parure de tant de
témoins mutilés ou branlans de son histoire et de son génie,
que les destructions de l'époque révolutionnaire, suivie de plus
de trente ans de presque complet abandon encore aggravé par
les menées et profanations de la « bande noire, » livraient aux
générations nouvelles dans un état de délabrement pitoyable?
Il ne s'agissait plus dès lors de préserver simplement, mais
de restituer, — et c'était un danger nouveau qui allait menacer
les glorieux blessés, en faveur desquels les voix les plus élo-
quentes multipliaient les appels à la pitié et à la vénération du
peuple français... Les architectes de Louis- Philippe n'avaient
plus, comme ceux de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI,
un style héréditaire à la fois et original, toujours en renouvel-
lement dans la tradition maintenue, sur de ses principes, fort
de ses chefs-d'œuvre, à substituer tour à tour ou k ajouter au
gothique « primitif, » « lancéolé » ou « flamboyant, » comme
l'usage s'établissait d'en étiqueter les différentes époques. Mais,
encore qu'on fût bien loin d'être arrivé au degré de compré-
hension où les « dissections » d'un VioUet-le-Duc et les leço ^^
d'un Quicherat et de ses continuateurs devaient nous élever,
l'intelligence des principes inspirateurs de nos grands cons-
tructeurs du moyen âge avait assez fait de progrès déjà pour
susciter une « doctrine. » Que de théories, dès lors, de polé-
miques, d'inévitables et irréparables erreurs!
Quand on écrira l'histoire critique, complète et documentée
de la restauration de Notre-Dame de Paris, — (un de nos jeunes
confrères en ce moment prisonnier de guerre en Allemagne
l'avait projetée et entreprise et reviendra, s'il plaît à Dieu, la
reprendre bientôt) (1), — on verra comment évoluèrent, à mesure
qu'on avançait dans ce grand travail, et s'élargirent les projets
primitifs et la doctrine de ses promoteurs et auteurs. Plus de
vingt ans s'écoulèrent de travaux presque sans interruption,
(-1) Voyez : La cathédrale Notre-Dame de Paris, notice historique et arcfiéolo-
^/(/îte, par Marcel Aubert, archiviste paléographe. Paris, Longuet éditeur, 1909.
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 403
depuis le jour où la proposition de restauration présentée à la
Chambre des pairs par Victor Hugo, appuyée par Montalembert
et souten'ue par Vitet, promu inspecteur général des monumens
historiques, jusqu'au 31 mai 1864 où Mgr Darboy célébra la
dédicace de la cathédrale restaurée. Le premier crédit de deux
millions six cent cinquante mille francs avait été abondamment
dépassé. .
La science accrue des architectes devenait de jour en jour
plus exigeante et plus intransigeante. Mérimée avait d'abord
défini le but de toute restauration par cette formule : conser-
vation de ce qui existe, reproduction de ce qui a manifestement
existé (et la seconde partie de la proposition contenait en germe
les pires abus); mais jour à jour, comme nos grands chantiers
de restauration devenaient de véritables écoles où se formaient,
dans le commerce familier de l'art du moyen âge, des tailleurs
de pierre, des appareilleurs, des ornemanistes, une doctrine se
constituait qui, nourrie de l'enseignement des maîtres de
l'œuvre, tendait bientôt non plus seulement à restaurer nos
monumens tels que les siècles nous les avaient transmis, mais,
condamnant tout ce que les époques classiques avaient pu y
transformer ou ajouter, prétendait les refaire tels qu'ils auraient
dû être, selon un certain type idéal de l'architecture du xiii*' siècle
érigé dans l'esprit des théoriciens. De là des inventions arbi-
traires, et, à la place de la vérité historique telle que la vie
l'avait faite, des hypothèses contestables, des compositions
artificielles et figées, imposées de toutes pièces aux générations
futures dont elles ne peuvent que troubler les idées et égarer la
critique. Certaines chapelles latérales de Notre Dame de Paris
offriraient plus d'un exemple de cet art abstrait et froid, de cet
« académisme gothique, » si l'on osait s'exprimer ainsi.
On remplirait une bibliothèque des polémiques qui s'ému-
rent à propos de chacune des « grandes restaurations » de nos
cathédrales. Autour de celles d'Angoulème, Bordeaux, Péri-
gueux, Sens, Evreux se livrèrent de véritables batailles et la plus
violente se déchaîna quand on entreprit, après le vote d'une loi
de l'Assemblée nationale (26 décembre 1875) qui l'avait ordonnée
et largement — trop largement! — dotée, celle de la cathé-
drale de Reims. (Il est juste de rappeler que nous étions alors
sous le régime absurde, aujourd'hui aboli, qui classait les
cathédrales parmi les « édifices diocésains » et les soustrayait
404 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi au contrôle de la Commission des monumens historiques.
Si l'on avait le loisir de s'attarder à des fouilles dans cette litté-
rature vite oubliée, on pourrait en rapporter la matière d'un
livre, égayé de citations amusantes et qui ne serait pas sans utilité
pour l'histoire de ce qu'on pourrait appeler les idées et le goût
archéologiques. M. Anatole Leroy-Beaulieu, revenant ici même
(à propos des travaux de la cathédrale d'Evreux) sur ces contro-
verses toujours ouvertes, consacrait à la restauration de iios
monumens historiques devant Vart et devant le budget (1), un
article qui est un modèle pour le bon sens et la large compré-
hension des élémens très complexes que comportent les pro-
blèmes discutés et qui sera bon à relire encore, demain, quand
nous allons nous trouver en présence des mêmes questions et
sans doute des mêmes discussions.
Nous n'avons aucune envie d'excuser les méfaits des archi-
tectes restaurateurs. Il ne faut pas toutefois leur refuser le
bénéfice des circonstances atténuantes, si l'on tient compte des
conditions et des temps où ils durent opérer; il ne faut surtout
pas nier de parti pris les services qu'ils ont pu rendre. Certes
ils ont trop « déposé, » trop refait, quand il eût suffi de conserver
et de consolider; ils ont trop restitué selon desimpies hypothèses
ou conformément à des théories trop absolues; mais tout de
même, ils ont beaucoup sauvé de ce que M. Maurice Barrés
appelait d'un mot si juste « la physionomie architecturale, la
figure physique et morale de la terre française. » Rappelez-vous
l'émotion qui nous souleva, le cri d'indignation qui monta de
tous les points de l'horizon du monde civilisé quand les avions
allemands allumèrent dans les combles de Notre-Dame de Paris
un commencement d'incendie qu'on sut, par bonheur, aussitôt
étouffer. Encore un peu, et c'est la flèche qui flambait, la svelte
flèche qui, jaillie du carré du transept, couronne et exalte si
heureusement la silhouette de l'immense vaisseau 1 Qui donc
s'avisa de se souvenir alors que cette flèche est l'œuvre, — l'œuvre
en son temps très contestée, — de VioUet-le-Duc? Notre Notre-
Dame, en dépit de tant de remaniemens intérieurs et extérieurs,
n'en est pas moins restée dans le cœur des Parisiens et dans la
vénération de l'univers entier, la très noble et illustre basilique
de Maurice de Sully, de Philippe-Auguste et de saint Louis!...
(1) Voyez la Revue du 1" décembre 1874.
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 405
Et l'émoi n'eût pas été moins vif et moins indignée la protes-
tation, si la flèche toute voisine, — et non moins moderne, —
de la Sainte-Chapelle avait été atteinte par les bombes du taube,
qui se perdirent dans la Seine entre le Louvre et le Palais.
Donc, restons sévères pour les fautes anciennes, mais soyons
équitables et ajoutons, parce que c'est la simple vérité dont
nous pouvons témoigner après de longues années de participa-
tion aux travaux de la commission des monumens historiques,
que dans le « service » réorganisé, où les cathédrales sont com-
prises comme les palais nationaux et dont relève Trianon comme
Reims, un u esprit nouveau » s'est développé, très différent de
celui qui nous valut les abusives restaurations d'un passé encore
récent. Le temps n'est plus où, comme Henry Roujon aimait à
le raconter, Mérimée pouvait commencer un rapport confidentiel
à l'Empereur, par cette simple phrase : « Sire, tant que Votre
Majesté n'aura pas fait pendre un architecte..., » — où d'Abadie
lançait contre les archéologues, « impuissans » gêneurs, bons
uniquement à critiquer et à blâmer, un manifeste qui fit à
son heure grand bruit, — où enfin, Viollet-le-Duc dans une de
ses campagnes au XIX^ Siècle d'About, accusait Anatole Leroy-
Beaulieu qui s'était permis, non sans de valables raisons, de
critiquer les travaux de la cathédrale d'Evreux, de servir com-
plaisamment d' (c instrument à la cabale cléricale 1... »
L'amour des vieilles pierres qu'il faut considérer comme des
documens, des témoins qu'on n'a pas le droit de supprimer
mais qu'il faut empêcher de tomber, tant que le sauvetage est
possible, est aussi sincère dans le cœur de la majorité des archi-
tectes que dans celui des archéologues et des « amateurs : »
une confiante collaboration a fait place aux anciennes violences
et, plus d'une fois, c'est des rangs des inspecteurs généraux et
des architectes eux-mêmes que sont parties les critiques les
plus sévères contre telle proposition d'excessive intervention
chirurgicale. En pourrais-je citer de meilleure preuve que la
série des études, des « consultations, » si pénétrantes qu'un
architecte, restaurateur de l'Hôtel de Ville de Douai, l'une des
plus nobles victimes de cette guerre, notre ami Max Doumic
publiait peu de temps avant sa mort héroïque dans le Coîres-
pondant, sur nos vieilles églises, les dangers qui les menaçaient,
406 REVUE DES DEUX MONDES.
notre devoir et les meilleurs moyens de les défendre contre la
ruine imminente?
Si l'on veut bien, avant de se donner le plaisir toujours facile
de critiquer, examiner les derniers travaux exécutés à Chartres
et à Reims, — à Reims, où je suis convaincu qu'ils ont contribué
efficacement pendant les rafales et les secousses des bombar-
demens à maintenir et à sauver la rose de la façade occidentale
— on devra convenir de bonne foi que la manière d'opérer
aujourd'hui n'est plus celle des restaurateurs d'autrefois. Qu'on
me permette, pour plus de clarté, d'indiquer très sommairement
en quoi ils ont consisté.
Tous ceux qui avaient pu visiter, en montant sur les
échafaudages et en les examinant, pierre à pierre, les voussures
des porches latéraux de Notre-Dame de Chartres, savent à quel
alarmant état de dislocation elles étaient arrivées. Il fallait de
toute évidence consentir à l'écroulement de ces chefs-d'œuvre
entre tous insignes et sublimes de notre statuaire française
ou se résoudre à une restauration radicale. Un vice initial de
construction, — nos « maîtres de l'œuvre » eux-mêmes ne furent
pas exempts d'erreurs, — était la cause lointaine et organique
du mal. Au moment de l'adjonction des porches aux transepts
Sud et Nord dont ils sont l'émouvante parure, l'architecte
eut l'imprudence de couper les contreforts et provoqua ainsi un
« porte à faux » qui fit bientôt sentir ses effets et, jour à jour,
éclater les linteaux sur lesquels reposaient les voûtes. Plus
d'une fois au cours des siècles, on dut employer des moyens
de fortune pour conjurer le danger : crampons de fer, étais
périodiquement renouvelés arrêtaient pour quelque temps le
progrès du mal, mais n'en pouvaient supprimer la cause tou-
jours agissante. En 1856, on plaça de nouveau de robustes
étais assez forts pour soutenir toute la poussée des voûtes et
soulager les linteaux épuisés; mais ce dernier remède était
devenu lui-même impuissant. En 1897, il fallut prendre parti.
Un architecte de science et de prudence éprouvée, le regretté
Selmersheim, fut chargé de ce travail délicat et qui entraînait
de redoutables responsabilités. H jugea qu'on ne pouvait se
dispenser de déposer, pierre après pierre, tous les élémens des
voûtes et les sculptures qui les décorent, afin de refaire sur de
nouvelles dispositions et en supprimant la cause du mal d'autres
linteaux sur lesquels on remettrait en place les anciennes vous-
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 407
sures. Le travail fut conduit, exécuté et surveillé avec d'infinies
précautions et les plus méticuleux scrupules... et pourtant,
quand il fut achevé, il devint évident que la double opération
de la dépose et de la remise en place des voûtes avait fatalement
amené la suppression de certaines irrégularités d'appareil dont
les jeux de lumière animaient et coloraient la matière et que
quelque chose était changé, compromis, dans l'aspect général,
désormais plus dépouillé, plus sec et plus froid. Les années se
chargeront d'ailleurs d'atténuer, de patiner, d'harmoniser, et déjà
leur action bienfaisante est sensible.
Tout de même, quand le moment vint, en 1907, d'opérer
sur le porche septentrional, la commission des monumens
historiques, qui avait dès lors les cathédrales dans sajuridiction,
demanda qu'avant d'entreprendre les travaux, on tint d'abord
séance dans le chantier, à pied d'œuvre. Les « archéologues »
insistèrent vivement pour que, à tout prix, l'architecte renonçât
à toute dépose et s'arrangeât pour maintenir les voussures pen-
dant qu'il glisserait sous leur masse les nouveaux linteaux qui
devaient en recevoir la retombée. Ce n'est pas ici le lieu
d'indiquer par quels procédés techniques il vint à bout de ces
difficultés périlleuses; il suffit de constater aujourd'hui l'excel-
lence des résultats obtenus.
A Reims, la grande rose de la façade occidentale s'écrasait
sous le poids du pignon qui pesait sur elle. En 1906, il devint
urgent d'y porter remède ; mais comment le faire sans altérer
l'aspect de l'illustre façade ? C'est l'emploi des matériaux nou-
veaux mis depuis vingt-cinq ans à la disposition des architectes
qui permit de résoudre la difficulté, sans rien changer à la forme
extérieure. Une épine de ciment armé, absolument invisible,
passée dans la maçonnerie, rendant les deux tours solidaires,
fit office d'arc de décharge et mit l'admirable rose à l'abri
d'une ruine certaine, il est probable que, sous les formidables
vibrations des bombardemens qui ont submergé Reims, elle se
serait disloquée, écroulée et ne serait plus aujourd'hui qu'un
tas de décombres, si ce travail n'avait pas été terminé avant
1914... De pareils exemples ne sont-ils pas pour rassurer ceux
qui protestent déjà contre les restaurations futures ?
*
* *
Voilà où nous en étions quand le fléau exterminateur
408 REVUE DES DEUX MONDES.
s'abattit sur nous. Nous ne connaissons pas encore toute
l'étendue du mal ; nous ignorons surtout où s'arrêtera l'œuvre de
destruction et de mort. Tant que nous n'aurons pas pu, après la
guerre, visiter, ausculter les glorieux blessés qu'elle aura faits
parmi nos monumens, il sera impossible de définir avec pré-
cision notre devoir et ce que nous pourrons entreprendre
pour maintenir debout et vivans ceux qui tiendront encore. Et
c'est pourquoi nous nous sommes permis de trouver prématu-
rées et trop absolues beaucoup de déclarations publiées par la
presse et dangereux les mouvemens d'opinion provoqués par
des artistes et des littérateurs illustres, inspirés, — est-il besoin
de le dire? — des plus patriotiques sentimens, mais que je
voudrais rendre attentifs aux conséquences des décisions qu'ils
voudraient dès à présent nous faire prendre. Si j'assume le rôle
ingrat de résister a des voix si éloquentes, c'est que je suis
convaincu qu'à les suivre, nous assumerions vis-à-vis de la
France de l'avenir les plus lourdes responsabilités.
Constatons d'abord, avouons, — et que ce soit la juste, mais
bien dure expiation des fautes anciennes, — que, "dès les pre-
mières nouvelles de l'incendie et du bombardement de la cathé-
drale de Reims, au concert unanime d'imprécations et de
malédictions qui s'éleva contre les incendiaires, se mêlèrent
déjà nombreuses les protestations anticipées contre les « restau-
rateurs » éventuels et futurs ! « Elle est si belle avec ses pierres
calcinées et comme saignantes ! N'y touchez pas, sous peine
d'être à votre tour aussi malfaisans que les Boches, » disait-on
à peu près ; je suis même sûr d'avoir lu « plus Boches que les
Boches, » ce qui était tout de même excessif. On ajoutait :
j( Vous n'avez qu'un droit, qu'un devoir, c'est de conserver ces
ruines à notre admiration, à notre douleur, à notre haine
qui viendra s'y alimenter, s'y renouveler de génération en
génératioil... » Les uns admettaierit, il est vrai, comme s'expri-
mait l'auteur d'une lettre qui a ému profondément l'opinion,
que, pour les conserver, on les consolidât, on les « couvrît
adroitement » (adverbe en vérité trop vague et trop com-
mode à ceux qui n'ont pas à assumer la responsabilité de la
besogne). Mais d'autres, et des plus illustres, s'opposaient même
à la réfection de cette couverture protectrice et ne voulaient
pas admettre d'autres voûtes aux sanctuaires branlans, aux
ruines augustes et sacrées, que la voûte même des cieux I
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 409
Je pourrais aligner ici beaucoup de citations en prose et en
vers; il me suffira d'une seule que j'emprunterai au témoin le
plus inattendu, Camille Pelletan. Peu de temps avant sa mort,
il protestait publiquement et véhémentement contre toute idée
de restauration future ; la cathédrale de Reims devait rester une
ruine sublime 1 — mais, pensant tout de même aux fidèles
qui, selon le mot si simple et qui dit tant de choses du maire,
M. Langlet, voudraient bien que « la cathédrale de Reims conti-
nuât d'être dans l'avenir... la cathédrale de Reims..., » il ajoutait
dans un élan de générosité, téméraire d'ailleurs : « Une cathé-
drale? nous vous en construirons une autre 1 » et l'on ne
remarqua pas assez cette déclaration d'un des chefs du radica-
lisme le plus anticlérical, ce jour-là inspiré par le sentiment de
la plus noble union sacrée.
Plus encore que toutes ces proclamations et protestations,
la lettre anonyme publiée par M, A. Dayot à laquelle je viens
de faire allusion, trouva le chemin des imaginations et des
cœurs. Un combattant, un officier, écrivait, en présence de la
cathédrale incendiée, au nom, disait-il, de tous les officiers (j'en
connais pourtant plusieurs qui ont vu Reims bombardée et ne
partagent pas son sentiment) pour demander : l** qu'on ne touche
plus jamais aux « ruines, » sinon pour les « couvrir adroite-
ment; » 2" que, dans ces ruines ainsi couvertes, on transporte
solennellement, après la guerre, « tous les ossemens » de nos
soldats, épars sur les champs de bataille; 3° qu'on inscrive les
noms de tous les héros morts pour la patrie en lettres d'or sur
des plaques de marbre qui feront à l'immense ossuaire le plus
beau revêtement qu'aucune imagination puisse rêver; enfin
qu'une haie de canons pris à l'ennemi, plantés debout et reliés
par des chaînes fondues dans du bronze allemand, dessine autour
du reliquaire colossal une avenue et une clôture symboliques
et que, chaque année, représentée par une délégation d'officiers
et de soldats précédés de tous les drapeaux, la France entière
vienne s'y agenouiller au jour anniversaire de la signature de
la paix victorieuse. De M. Rodin à M.Albert Besnard, les adhé-
sions sont arrivées, enthousiastes, et qui ne serait ému à ce
vœu magnanime, d'une si noble et si pathétique inspiration?
Et pourtant, il suffit de réfléchir un moment pour comprendre
que nous sommes ici en plein rêve, hors de toute réalisation
concevable.
410 REVUE DES DEUX MONDES..
Vous ne voulez pas qu'on bouche même les trous faits par
les obus et vous voulez sceller aux murs et dans les pierres des
faisceaux de piliers toujours robustes, plus d'un million de
plaques de marbre, — dont vous pouvez par avance vous repré-
senter l'effet, en regardant autour des chapelles adoptées par la
dévotion populaire les ex-voto qui alignent leur épigraphie
monotone. Un architecte, M. Louis Dernier, vous a fait, avec
une bonhomie un peu narquoise, le devis de la dépense, cela
n'est rien... Mais jusqu'où ferez-vous monter ces accumulations
d'inscriptions? Hélas ! qui les lira? Avez-vous jamais essayé
d'épeler jusqu'au bout celles qui recouvrent, en caractères
héroïques pourtant, les parois intérieures de l'arc de triomphe
de l'Étoile? Vous creuserez la terre, plus bas que les fonda-
tions, sous les dalles descellées; vous y construirez d'immenses
caveaux pour déposer tous les ossemens de nos morts, car tous
ils ont droit à cette sépulture que vous estimez plus glorieuse.
Avez-vous pensé aux conditions de ces exhumations et de ces
funèbres transports ? Je sais, en tout cas, des pères de famille
qui vous demanderont de ne pas toucher aux chères dépouilles
de leurs enfans, de les laisser dormir dans le morceau du sol
sacré qu'ils ont défendu jusqu'à la mort et qui maintenant les
contient, les enveloppe et les abrite. Ils ne conçoivent pas pour
eux de plus enviable tombeau.
Ne nous pressons pas de décréter dès à présent le sort et la
destination définitive de la cathédrale de Reims. Si, ce qu'à Dieu
ne plaise! elle devait n'être plus qu'une vraie « ruine, » ce n'est
pas nous qui demanderons jamais qu'on remplace par un vain
pastiche et une impossible copie le chef-d'œuvre aboli... Nous
n'aurions plus alors qu'à mener sur ces ruines sacrées un deuil
inconsolable... Mais si la cathédrale, mutilée, blessée, peut
cependant et veut encore vivre ; si le rythme de ses puissans
piliers reste intact, si son âme et sa beauté restent sensibles et
plus émouvantes sous ses blessures, s'il suffit de rebâtir des
pans de murs, quelques parties de contreforts et d'arcs-boutans
et des travées de voûtes, — de ces voûtes prodigieuses, vraiment
royales, à côté desquelles celles même des Notre-Dame de Paris,
de Chartres, de Bourges et d'Amiens ne sont que de minces
abris, — pour rendre le sanctuaire à sa véritable, à sa seule
destination, au culte vivant qui importe aussi, je pense, à sa
beauté, aux prières des générations qui s'y succéderont encore et
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 411
y retrouveront les souvenirs sublimes qui l'habitent et les
ombres héroïques qui la hantent, qui osera se lever pour s'oppo-
ser à celte résurrection, pour demander cet abandon, ce suprême
arrêt d'inévitable mort? C'est lui qui porterait le dernier coup,
— plus funeste que ceux des Boches! — et donnerait un
fatal démenti à toute notre tradition, à tous nos instincts, à
tous les enseignemens de notre histoire.
En réalité, le maire de Reims, M. Langlet, en demandant
que la cathédrale des Rémois reste leur cathédrale, ne fait que
continuer les échevins ses prédécesseurs qui, à chaque sinistre,
n'eurent qu'une pensée : rendre à leur Notre-Dame sa vie. Rap-
pelons leur conduite au lendemain de l'effroyable catastrophe du
24 juillet 1481. Jehan Foulquart, procureur syndic de la ville
de Reims, en écrivit la relation, et les historiens de la cathé-
drale l'ont recueillie. Personne n'eut la pensée de laisser « la
cathédrale la plus belle et la plus riche du royaume » dans l'état
de détresse où l'avait mise « le plus piteux feu qui se fût jamais
vu en une église. » Les bourgeois prirent les devans et, pendant
que le chapitre rédigeait en un sonore latin d'école une délibé-
ration où s'exprimait la consternation publique (0 quaiii plora-
bilem et lamentabilem casum, quod dolenter recitandum est,
proh dolor! quod tota insignis et metropolis Ecclesia Remen-
sis... fuit igné succeasa...), ils envoyaient au très redouté roi
Louis XI une dépulation pour lui annoncer le sinistre et dis-
culper la ville. Le roi fut désolé et furieux; c'est sur les pauvres
chanoines qu'il déchargea sa colère, menaçant, « s'il faisait son
devoir, » de les chasser « pour mettre à leur place les bons
moines. » Mais sa consternation fut plus grande encore et plus
durable que son courroux; — il promit son aide, que Charles VIII
et Louis Xll continuèrent, et pendant plus de trente ans on
travailla à réparer les dégâts... On reprit courage à Reims;
trois chanoines furent nommés d'abord, pour constater avec
des gens experts l'état des <c ruines; » le chapitre, après quelques
démêlés avec l'échevinage, s'entendit sur la nomination des
gens de l'art « qui auront la charge d'entendre aux ouvrages et
d'aider à les conduire et conseiller. » On fit trêve aux dissen-
sions et l'on ne pensa plus, comme écrit M. L. Demaison,
l'historien le plus compétent de la cathédrale, qu'à unir tous
les efforts dans l'unique dessein de relever Notre-Dame et de
faire disparaître toutes les traces de l'incendie. Princes, bour-
412 REVUE DES DEUX MONDES.)
geois, prélats, chanoines, firent assaut de générosité. L'abbé de
Saint-Denis en France offrit les biens de l'abbaye, le bois de
ses forêts, les chevaux de ses écuries pour le charroi des maté-
riaux ; Charles d'Orléans envoya spontanément au chapitre
l'autorisation d'exploiter ses futaies d'Epernay pour la réfection
de la charpente des combles, — hélas 1 cet incomparable chef-
d'œuvre de charpenterie a été la première victime des artilleurs
allemands ! — De toutes parts, sous Charles VIII comme sous
Louis XI, sous Louis XII comme sous Charles VIII, « pour grant
amour et affection pour Notre-Dame et pour compassion du
piteux feu naguères allumé en icelle et pour et enfin de la aidier
à le reparer, » les donations affluèrent, car elle avait souffert
« en grant diformité, ruine et désolacion, la muraille et maçon-
nerie en grand partie par en hault cuicte et moult endom-
magée. »
Faisons comme les Français du xv® et du xvi« siècle; si
Notre-Dame après la tourmente est encore viable, nous l'aide-
rons à revivre, mais nous éviterons les erreurs de nos pères.
Ceux du xviii'' siècle eurent le grand tort de vouloir refaire plu-
sieurs figurines des voussures du portail occidental. Nous inter-
dirons à tout sculpteur de restaurer ou même copier aucune
statuette ou statue; celles qui auront eu à souffrir de l'incendie
et du bombardement resteront mutilées. Nous laisserons béantes
ces horribles cicatrices : elles n'importent pas à la solidité du
monument, et c'est elles qui témoigneront de la barbarie alle-
mande et suffiront certes à entretenir et à renouveler dans
les cœurs cette haine qu'il ne faut pas en effet laisser s'éteindre.
Aucune statue ne sera refaite; il y aura des places vides dans
le grave et charmant cortège de Saint-Nicaise ; la reine de Saba
restera décapitée; l'ange, si l'on arrive à rapprocher quelques
morceaux de sa tête charmante, ne sourira plus que du sourire
blessé et désormais douloureux de son visage affreusement
ba4afré... et les siècles à venir sauront à qui imputer la respon-
sabilité de ces meurtres sacrilèges : « Ici l'Allemand a passé! »
Voilà ce qu'il faudra faire, et voilà ce qu'il faudra empêcher.
Les voûtes, les murs, les contreforts, les arcs-boutans, les arcs
ogifs, doubleaux et formerets, tout ce qui importe à la vie orga-
nique et à la durée de la cathédrale, tout ce qui constitue son
ossature et son armature, nous le réparerons partout où besoin
sera et dans la mesure qu'il faudra. Nos appareilleurs et
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES.) 413
tailleurs de pierre sont dignes d'accomplir et de mener à bien
cette œuvre préservatrice. Et quand la vieille aïeule, où tant de
générations s'abritèrent, reprendra sa tâche consolatrice et
inspiratrice, quand, sous les voûtes restaurées et dans la nef
dont l'essor et le rythme n'auront rien perdu de leur sublime
majesté, les grandes orgues prolongeront leurs voix profondes
et sonores, les Français y reconnaîtront le sanctuaire toujours
vivant, l'écho toujours vibrant de leurs plus augustes tradi-
tions nationales, — bien mieux que dans des ruines vouées à
l'abandon et à l'inévitable décrépitude et qu'il faudrait entre-
tenir et restaurer, elles aussi, pour les conserver à l'admi-
ration et à la curiosité des arrière-petits-enfans de ceux qui
demandent aujourd'hui que nous laissions saignantes toutes les
plaies faites par les barbares et que nous ne cachions pas la
splendeur du ciel apparu à travers la dentelle des pierres.
Je l'ai vu, ce ciel d'azur léger, ciel d'aquarelle lavé par des
pluies récentes, au matin du 23 juin dernier, à travers les voûtes
crevées de Notre-Pame de Soissons. Une cent cinquantaine de
soldats, quelques rares civils assistaient à une messe militaire.
Par les travées écroulées, des vols de colombes entraient et
sortaient, passaient au-dessus de nos têtes, se posaient sur les
chapiteaux, reprenaient leur essor, remplissant de leurs batte-
mens d'ailes et de leurs appels la grande nef où les orgues
éventrées par la mitraille restaient silencieuses. Au moment
où l'abbé V... monta dans la chaire improvisée, adossée à un
pilier du transept Nord, pour adresser à l'auditoire une allocu-
tion d'une belle et édifiante simplicité, les avions allemands qui
depuis l'aube essayaient de bombarder la ville, pourchassés par
les nôtres, revinrent à là charge et de minute en minute la
voix du canon qui n'avait cessé de tonner à l'horizon dans la
région de Laiîaux, scandait en sourdine les paroles du prêtre...
Indicible émotion, souvenir sacré dont on voudrait graver à
jamais au plus profond de sa mémoire et de son cœur les
plus fugitives impressions 1
Une heure plus tard, dans la minuscule chapelle protes-
tante, aux murs croulans et crevassés, une quarantaine d'offi-
ciers et de soldats étaient réunis pour un culte intime domini-
cal, autour de leur aumônier ; si insignifiante que fût la pauvre
bâtisse, dont la disparition n'enlèvera rien à la beauté de la
France, elle abritait tout de même, elle aussi, au matin de
414 REVUE DES DEUX MONDES.
celte journée de prières et sous la canonnarlp une source de
vie morale et les mêmes encouragemens à la^ constance, au
sacrifice pour la même patrie sous le regard du même Dieu...
Le jour même, j'eus l'occasion de m'entretenir avec M. l'archi-
prêtre de Notre-Dame de la beauté émouvante du service auquel
j'avais eu le privilège d'assister. Hélas ! la contemplation de
cette nef démantelée, ces vols de colombes au-dessus de l'autel,
c'était son lot de tous les jours, et le prêtre en lui parlait avant
(( l'artiste. » Il aime de tout son cœur sa chère Notre-Dame ; il
la connaît et il la comprend bien ; mais un culte vivant n'est
pas un spectacle à l'usage des purs dilettantes; le ciel n'est
pas toujours d'un azur transparent et suave... Le dimanche
précédent, l'évêque était justement venu présider la grand'-
messe ; on avait disposé au-dessus de son siège épiscopal des
faisceaux de drapeaux tricolores... Un coup de vent avait soufilé
en rafale, tout renversé, et la conclusion de l'archiprêtre était
qu'il fallait le plus tôt possible remettre en état les voûtes qui
couronnent la nef et abritent les fidèles. Et, de son côté, l'au-
mônier protestant demandait au major de la place s'il n'y aurait
pas moyen de faire boucher les crevasses qui rendraient en
hiver toutes réunions impossibles. Je ne sais ce qu'il advien-
dra de la petite chapelle à qui je souhaite de tout cœur longue
et bienfaisante vie; mais la disparition ou la désaffectation de
Notre-Dame de Soissons serait une diminution trop sensible de
notre patrimoine, une irréparable blessure à cette figure archi-
tecturale et morale de la France que Maurice Barrés défendait
avant la guerre contre ceux qui la méconnaissaient ou la
menaçaient.
Son transept méridional est un des chefs-d'œuvre les plus
purs, les plus lumineux en sa simplicité grave et virginale de
notre architecture nationale dans sa fleur, à la fin du xii^ siècle,
au moment où, après une période féconde de préparation, elle
a pris pleine conscience de sa force et entreprend l'a construc-
tion des grandes cathédrales. Il n'a pas souffert du bombarde-
ment et il est désormais à l'abri des obus, sinon des avions;
mais il est solidaire de tout ce qui l'entoure, chœur et nef, où
la mitraille s'est acharnée. J'ai vu les blessures béantes ; j'ai
profondément senti la beauté de la « ruine » et je déclare
pourtant qu'il serait criminel de ne pas panser ses plaies,
car, en les pansant, on ne court aucun risque de rien enlever à
DANS LES RUINES DE NOS MONUMENS HISTORIQUES. 415
la cathédrale de ce qui fait son harmonie et sa noblesse, et ne
pas les panser, reculer devant une « restauration, » c'est la vouer
à l'inévitable décrépitude, à la déchéance et à la mort.
Toutes les « espèces, » il faut bien l'avouer, ne seront pas
aussi simples. Il faut répéter, ressasser qu'il est encore trop tôt
non seulement pour résoudre, mais encore pour prévoir toutes
les questions angoissantes qui s'imposeront à nous, quand nous
ferons, après la guerre, le pèlerinage et l'examen de nos
« ruines, » — qu'elles soient ou non reliées entre elles, comme
le demandait hier un noble Américain, par une grande voie
triomphale et douloureuse allant de Belgique en France. Elles
ne seront pas moins angoissantes quand il s'agira, non plus du
sort de nos grands sanctuaires, mais de ces centaines d'églises
de campagne, témoins et ouvrières, dans ces régions consacrées,
de la naissance, de l'élaboration et de l'éclosion charmante de
l'art que la France allait donner au monde. Nous en avons
indiqué ici même (l^"" août 1916) l'importance et l'intérêt... Que
de sacrifices il nous faudra consentir sans doute ! Que de pertes
irréparables! Devra-t-on relever le clocher de Tracy-le- Val, par
exemple, dont les débris jonchent le sol? C'était, au cœur de la
vallée de l'Oise, au berceau de l'architecture française, pour la
justesse des proportions, le sentiment délicat de l'échelle, la
gradation exquise du rythme ascensionnel encore timide, mais
si finement conduit, un de ses premiers chefs-d'œuvre. Les
anges, de sculpture rude encore, qui déployaient leurs ailes
entre les deux étages au point où s'opérait si ingénieusement
la transition de l'octogone au carré, étaient les humbles pré-
curseurs de la divine cohorte qui, en dépit de ses pertes, de
ses morts et de ses blessés, monte toujours la garde et fait
cortège à la Vierge autour de Notre-Dame de Reims... Tracy-
le- Val n'existe plus. Aucun pastiche ne nous rendrait le charme,
la saveur, la présence réelle du génie créateur qui s'évapore
dans les copies les plus fidèles. C'est ici que la génération qui
va nous remplacer, — et qui , ayant mis à profil les expériences et
les épreuves qui auront été notre effroyable lot, saura peut-
être y trouver des inspirations nouvelles, plus hautes, plus
simples, plus purement françaises que tous les essais antérieurs
d'art mode/me, — aura de belles occasions d'écrire à son tour un
416 REVUE DES DEUX MONDES.:
chapitre inédit dans l'histoire de l'architecture française.!
Puisse ce qu'elle laissera après elle témoigner devant la postérité,
quand le temps sera venu de classer ses créations dans une
nouvelle liste des « monumens historiques, » que les Français
du xx^ siècle n'avaient rien perdu de l'esprit des ancêtres ! . . . Mais
quelle que doive être l'église neuve, qu'on place toujours à
l'entrée, près du bénitier où tous les fidèles s'arrêtent, une
inscription, avec un dessin gravé sur une belle pierre de chez
nous par un artiste intelligent des vieilles formes et sensible à
leur beauté propre, qui rappelle, avec la date de son assassinat
et le nom de ses assassins, le plan et la silhouette du sanctuaire
remplacé !
Nous avons essayé d'indiquer dans quel esprit, par quels
organes, avertis par quelles expériences et par quelles erreurs,
mais aussi outillés de ressources et de moyens d'action plus
souples et plus pratiques, nous devons, pour ce qui concerne
nos (c monumens historiques, » nous préparer aux grandes
tâches de l'après-guerre. Les pertes seront irréparables et les
dpuils trop souvent sans consolation. Gardons-nous au moins
d'aggraver par des abandons trop précipités et par un culte sen-
timental des u ruines, » belles en soi et monitrices de haine,
l'œuvre de mort de nos ennemis. Défendons, conservons
tout ce que nous pourrons sauver de ce grand passé de la
France, qui reste, en dépit de tant de reniemens, de mutilations
et de dévastations, l'honneur de notre race et la parure de notre
vieille terre... Et que l'on ne dédaigne pas, à l'heure où les
décisions suprêmes devront être prises, de convier l'humble
bon sens aux conseils de la nation ; il est de bonne race française
et digne d'être écouté.
André Michel.
LE RAVITAILLEMENT
DU
NORD DE U FRANCE ET DE U BELGIQUE
I. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
Parmi les conséquences douloureuses de la guerre et de
l'invasion, il en est peu d'aussi cruelles que la situation des
populations de la Belgique et de nos départemens envahis.:
Nulle part le caractère nouveau d'une lutte sans merci, dirigée,
non pas seulement contre les armées ennemies, mais contre les
habitans inoffensifs, les maisons, les monumens, les arbres
eux-mêmes, n'a revêtu un degré d'inhumanité comparable à ce
que les Allemands ont pratiqué dans les régions qu'ils ont
envahies en 1914. Dès qu'il apparut que les flottes alliées ren-
draient de plus en plus difficiles les importations en Allemagne,
les envahisseurs donnèrent clairement à entendre qu'ils laisse-
raient, sans remords, souffrir d'une nourriture insuffisante les
dix millions d'hommes qui demeuraient sous leur joug plutôt
que d'entamer leurs propres réserves.
Ce fut en Belgique que, dès le mois de septembre 1914, les
premières craintes se firent jour au sujet de l'alimentation.
Plusieurs notables se réunirent, se mirent en communication
avec des Américains habitant Bruxelles, en premier lieu avec
leur ministre, M. Brand ^^'hitlock. Celui-ci écrivit à l'ambas-
sadeur des Etats-Unis à Londres, M. Page. C'est sous les auspices
de ces diplomates, assistés de collègues espagnols et hollandais,
TOME XLII. — 1917, 27
418 REVUE DES DEUX MONDES,
que fut constituée une Commission de ravitaillement, qui aclieta
quelques cargaisons flottantes et les dirigea vers les ports les plus
voisins des pays envahis. Ce fut le point de départ de l'œuvre
considérable dont nous allons essayer de retracer l'histoire.
Le principe du ravitaillement, admis ou toléré par les puis-
sances de l'Entente, dut être réglemente, de façon à éviter le
secours indirect qu'il aurait pu fournir à nos ennemis. Diverses
conditions furent imposées : le ravitaillement devait être res-
treint, de façon que les populations consommassent d'abord la
production locale. On demanderait au gouvernement allemand
l'engagement de ne réquisitionner ni les produits indigènes ni
ceux que la Commission importerait. Celle-ci devait s'assurer
le concours d'un personnel neutre suffisant pour établir le
contrôle des distributions de vivres, et de comités locaux sur-
veillant les opérations et en tenant la statistique. L'organisa-
tion financière serait telle que chaque commune fût comptable,
après la guerre, des denrées qu'elle aurait reçues. Un cycle
d'opérations bien établi devait permettre les achats et les ventes
aux particuliers sans introduction de numéraire dans les régions
secourues.
La Commission se constitua sous la présidence d'honneur
des ambassadeurs et ministres des Etats-Unis, d'Espagne et
des Pays-Bas, sous la présidence effective d'un Américain,
M. Herbert Clark Hoover, dont le nom est un de ceux qui
resteront attachés à cette grande œuvre. A ses côtés fonctionne
un conseil composé d'Américains spécialement délégués par le
président Wilson, d'Anglais, de Hollandais, de Belges, d'Argen-
tins. Une centaine de membres complètent la liste des hommes
dévoués qui ont apporté gratuitement leur concours, comme
l'ont fait des experts-comptables, des agens maritimes, des agens
d'assurance, des négocians en grains et farines, qui n'ont pas
non plus voulu accepter de rémunération. Le siège social est à
Londres; des succursales ont été établies à Paris, Bruxelles,
Libremont, Gand, Anvers, Namur, Liège, Hasselt, Mons, Rot-
terdam, Charleville, Valenciennes, Vervins, Saint -Quentin,
Longwy, New-York, Buenos-Ayres.
En février 1915, le maire de Lille, d'accord avec ceux de
Tourcoing et de Roubaix, chargea M. Louis Guérin de faire à
Bruxelles une enquête sur le ravitaillement américain. Après
s'être mis en rapport avec MM. Solvay et Francqui, avec le
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 419
marquis de Vlllalobar, ministre d'Espagne, et celui des Etats-
Unis, M. Guérin conclut, avec la commission de ravitaillement
de la Belgique, une convention en vertu de laquelle le territoire
français occupé fut considéré comme une onzième province
belge. Nommé président du comité français, M. Guérin se rendit
au milieu des populations secourues et, dans une série de confé-
rences, les mit au courant des méthodes qui seraient employées.
L'invasion, commencée le 6 août 1914, avait atteint ses
limites actuelles vers le 15 octobre suivant. Les chemins de fer
furent réservés aux transports militaires, Fusage public deS'
téléphones, du télégraphe et de la poste suspendu. Le travail
industriel fut arrêté. Le numéraire et les billets de banque
disparurent : il fallut créer des monnaies fiduciaires locales.
Les villes et les centres qui dépendaient d'un ravitaillement
quotidien furent immédiatement en proie à des privations
sévères : elles étaient moindres pour les populations agricoles
qui disposaient de stocks alimentaires plus considérables.
II. — LA COMMISSION ET LES COMITÉS
La Commission de ravitaillement engagea avec les gouver-
nemens belligérans des négociations qui ont abouti à des
accords sur le transport des denrées expédiées d'outre-mer,
l'immunité (promise alors!) des bateaux de la Commission
contre toute attaque, l'attribution des denrées importées à la
population civile, la protection des denrées indigènes, le droit
pour la Commission d'eifectuer des opérations de banque et de
commerce, en dehors des règlemens de guerre, les subsides
gouvernementaux, la liberté de communication et la permis-
sion donnée au personnel neutre de circuler dans les pays
envahis, en un mot la reconnaissance par les belligérans de
l'intérêt humanitaire et de la nécessité de l'œuvre de ravitail-
lement.
En dehors des accords diplomatiques, l'organisation à éta-
blir soulevait deux problèmes essentiels : celui du ravitaille-
ment de l'ensemble de la population et celui des secours aux
indigens. Il ne suffisait pas, en effet, d'introduire dans les
régions envahies les vivres nécessaires ; il fallait, en présence
d'un chômage sans exemple, organiser une aide, faute de
laquelle des millions d'hommes auraient péri. Une séparation
420 REVUE DES DEUX MONDES.
a donc été établie entre le département de ravitaillement et
celui d'assistance. Une autre division s'est imposée entre le
service des approvisionnemens et celui de la distribution : le
rassemblement des vivres et des capitaux a été opéré par les
soins d'environ deux mille comités organisés à l'étranger, qui
ont recueilli des dons en espèces et en nature et prêté leur
concours à la Commission pour les opérations de transport. La
contribution financière de la Belgique et des autres gouverne-
mens a d'ailleurs été nécessaire : les besoins étaient tels que la
charité privée, si grande qu'elle fût, était insuffisante.
Dans les premiers temps, les dons affluèrent : c'est ainsi que
les meuniers de Saint-Louis et de iMinneapolis ont envoyé des
cargaisons de farine. Tous les mois, le Comité national anglais
de secours à la Belgique (National Committee of relief for Bel-
gium) QYiXo'iQ à la Commission une somme de 100000 livres ster-
ling par les soins de M. Good, représentant de V Associated Press.
Afin de réaliser un programme de distribution et de s'as-
surer notamment que la population civile serait seule à en
bénéficier, la Commission a organisé un contrôle complet sur
les denrées importées, depuis leur arrivée à Rotterdam jusqu'à
leur remise à l'habitant. Elle a également cherché à contrôler
les récoltes indigènes en céréales. Un système d'entrepôts et de
magasins a été placé sous la surveillance d'agens volontaires. Il
aboutit au magasin communal, qui constitue le degré inférieur
d'une série de comités régionaux, provinciaux, de district et
nationaux. Il existe, dans le Nord de la France, 1882 comités
communaux, groupés sous la juridiction de 6 comités de district,
et en Belgique 2 775 comités, groupés sous la direction de
11 comités provinciaux. Le chiffre moyen de la population
alimentée par chaque comité communal est de 1040 en France
et 3 050 en Belgique. Cette différence s'explique par la grande
densité de la population chez nos voisins et alliés. Les membres
des organismes locaux, au nombre de 35 000 environ, ont déployé
un zèle et un dévouement inlassables.
Au cours de l'année 1915, 186 cargaisons entières et 308 car-
gaisons partielles ont été débarquées à Rotterdam. De là, elles
ont été réexpédiées sur chalands et, en très faibles quantités,
sur wagons, aux 4 657 magasins communaux, dont le plus
éloigné est distant de 376 kilomètres. Ces magasins fournissent
les denrées à la population sur la présentation de bons de pain
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 421
et (le bons de provisions, donnant dcoit à une ration quoti-
dienne ou hebdomadaire. Le bénéficiaire s'engage à ne pas
vendre ce qui lui est alloué. La consommation de blé, qui
était en Belgique de 670 grammes par jour avant la guerre, a
été réduite à 300 grammes. Les quantités importées d'autres
céréales, du riz, des pois, des haricots, n'ont pas atteint les
deux cinquièmes des importations moyennes (exactement
38 pour 100). La réduction du cheptel, par suite de l'invasion
et de la disette de fourrage dont il n'a été importé qu'un dixième
du chiffre normal, a causé un manque de matières grasses
alimentaires et de laitage : on a essayé de le combattre par
des importations croissantes de lard et de saindoux.
Les règles générales adoptées par la Commission et qui ten-
daient à obtenir le résultat maximum avec l'économie la plus
grande étaient les suivantes : administration par des volon-
taires ; concours de firmes commerciales, de compagnies de
transport et des gouvernemens; achats en gros sur les marchés
d'origine; affrètement et administration d'une flotte pour les
services de la Commission, dont le pavillon devait la protéger
contre les torpillages. Il n'a été introduit que des denrées de
premier ordre, ce qui était d'autant plus nécessaire que la
quantité d'alimens revenant h chacun était plus faible. Le blé a
été acheté et livré aux moulins à un prix inférieur d'environ
8 pour 100 à celui des cargaisons entières à Londres; la
moyenne du prix du pain blanc à Bruxelles en 1915 a été de 44
centimes, contre 45 à Londres et 47 à Rotterdam ; et, malgré cela,
le profit résultant des opérations s'élevait au 31 décembre 1915
à 1 138 411 livres. Le total des marchandises introduites
et facturées aux comités atteint près de 16 millions de livres
sterling; les frais généraux ont été de 101000 livres sterling,
moins de 3/4 pour 100 de la dépense totale.
La vente des denrées se fait contre les monnaies fiduciaires
locales, qui n'ont cours que dans un rayon restreint, tandis
que les achats au dehors ont dû être payés en or. Les fonds ont
été fournis par des contributions charitables et des subven-
tions gouvernementales, provenant en partie de crédits budgé-
taires, en partie d'obligations assumées par des institutions
belges ou par des communes françaises, et qui seront liquidées
après la guerre.
Les dépenses faites pour les indigens belges, les cartes
422 REVUE DES DEUX MONDES.
de rations donnant droit aux denrées importées, les achats de
produits locaux, le maintien des soupes populaires et des
ouvroirs, se sont élevées à 8 875 000 livres sterling. Les
indigens du Nord de la France sont soutenus grâce à des
avances communales. Les dons en nature ont été évalués à
1279000 livres, les souscriptions en argent ont été de
2 214 000 livres, soit au total 3 493 000 livres, provenant de toutes
les parties du monde.
III. — ORGANISATION DU RAVITAILLEMENT
Voyons maintenant comment s'est effectué le ravitaillement.
Trois organismesoni été créés, les deuxpremiers en octobre 1914,
le troisième en mars 1915. Le premier est la Commission
de ravitaillement belge, désignée par les initiales C. R. B,
Commission of Relief for Belgium, dirigée par des neutres,
principalenîent des Américains, qui sont devenus aujourd'hui
des belligérans ; le second, le Comité national de secours et
d'alimentation C. N., organisation belge, qui compte parmi ses
membres des représentans delà Commission neutre; enfin le
Comité d'alimentation du Nord de la France, C. F., organi-
sation française, qui compte également parmi ses membres des
représentans de la Commission et du Comité national. En
Belgique comme dans le Nord de la France, des Comités
locaux se chargent de la distribution de détail et des secours
aux indigens. Afin de centraliser l'administration et de simpli-
fier les relations, les comités communaux sont groupés en
comités régionaux, ceux-ci à leur tour en comités provinciaux
en Belgique et en comités de district dans le Nord de la France.
La Commission neutre de ravitaillement a son siège à
Londres. Par son agence de Bruxelles, elle entretient deux
organisations séparées pour la Belgique et pour le Nord de la
France, collaborant avec le Comité national et les comités
français de district en vue de la répartition des vivres. La
Commission a un caractère semi-diplomatique; elle jouit de
privilèges pour le transport de ses denrées et ses transactions
financières. Elle surveille l'application des garanties inter-
nationales, en vertu desquelles les vivres ne doivent sortir de
ses mains qu'au moment de la distribution aux consomma-
teurs. La création de cet organisme neutre, avec ses ramifi-
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANGE. 423
cations, exigeait au préalable la solution de graves difficultés.
La question de savoir quel est celui des belligérans qui, légale-
ment et moralement, doit nourrir des populations civiles, dont
la situation est sans précédent dans l'histoire humaine; les
aspects militaires de l'arme économique qu'est le blocus ali-
mentaire ; les problèmes du transport des denrées à travers les
zones de guerre et les frontières des pays ennemis, et de leur
distribution, sont de la plus haute importance pour les peuples
combattans. Ceux-ci surveillaient donc de près les travaux de
la Commission. Cette dernière s'organisait avec l'aide des
habitans eux-mêmes qui, en Belgique comme en France,
témoignaient d'une énergie admirable. Elle s'efforça de coor-
donner son action avec celle des associations qui se consa-
craient déjà aux œuvres de secours. La plupart des institutions
charitables de Belgique se groupèrent autour du Comité
national.
Les opérations comprennent le ravitaillement, les finances,
les secours aux indigens. Trois départemens correspondant à
ces trois ordres d'activité ont été créés, non seulement dans
le sein de la Commission, mais dans celui des sous-comités,
toutes les fois que leur compétence s'étend à plus d'une de ces
trois fonctions. Le département du ravitaillement est chargé
d'importer, pour 9S00 000 personnes, les denrées qui leur sont
revendues par les agens de distribution. Il a fallu, pour éviter
les fuites, remplacer le commerce de détail de ces denrées par
des comités volontaires, qui les prennent dans 4 657 magasin^
communaux et les vendent directement aux habitans. Le dépar^
lement des finances et du change emploie la majeure partie
des fonds à l'achat de denrées au dehors et le surplus à sou-
tenir les populations. Le département d'assistance reçoit les
souscriptions charitables recueillies dans diverses parties du
monde ; il y joint les gains réalisés par le département de ravi-
taillement : le tout est employé à nourrir et h vêtir les indigensE
Grâce à ces opérations, ceux qui n'auraient pas eu d'argent
pour acheter leur nourriture sont mis en mesure de le faire et
s'adressent au ravitaillement dans les mêmes conditions que
ceux qui ont conservé des ressources propres disponibles : ayant
reçu des secours, ils sont à même de payer leur ration.
42i REVUE DES DEUX MONDES.
IV. — REPARTITION GEOGRAPHIQUE
Le territoire envahi a été divisé par l'armée d'occupation
en trois zones. Celle des opérations, située immédiatement
en arrière de la ligne de feu, n'est pas accessible au ravitaille-
ment. La zone d'étapes comprend le Nord de la France et la
plus grande partie des provinces belges de la Flandre orientale
et de la Flandre occidentale : elle est sous les ordres directs de
l'État-major. Enfin, la zone d'occupation comprend le reste de
la Belgique : elle est soumise à un gouverneur général installé
à Bruxelles avec des pouvoirs civils et militaires.
Les autorités allemandes garantirent que les vivres importés
par la Commission ne seraient pas réquisitionnés. Les gouver-
nemens alliés accordèrent la même promesse. Au mois de
juin 1915, des négociations furent entamées pour que la récolte
des céréales de l'année fût mise à la disposition de la Com-
mission et réservée à la population civile. Un Comité fut
établi dans la zone d'occupation ; des représentans des auto-
rités allemandes y siégèrent à côté des membres américains
et belges : il prit en main toute la récolte des grains afin d'en
assurer une répartition équitable. Dans la zone d'étapes, une
convention signée entre la Commission et l'Etat-major allemand
assura à la population civile une allocation par tête et par jour
de 180 grammes de farine, prélevée sur la récolte qui avait
été entièrement réquisitionnée par l'armée.
La détermination de la nature et de la quantité des impor-
tations requises était délicate : elle dépassait le cadre d'un
simple problème de physiologie alimentaire. Il fallait tenir
compte du caractère et des habitudes delà population, connaître
le stock utilisable de produits indigènes, fixer la ration minima,
chercher, vu les difficultés de transport, a fournir aux ravi-
taillés les matières qui, sous le moindre volume, continssent le
plus de substances nutritives, écarter les obstacles financiers
résultant de l'absence de monnaies métalliques.
La Belgique est le pays le plus industrialisé d'Europe et le
Nord de la France la partie la plus industrialisée de son territoire :
les agriculteurs comptent pour moins de 30 pour 100 dans la
population belge, moins de 40 pour 100 dans celle des dépar-
temens français. La majeure partie des habitans est donc actuel-
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 425
lement privée des moyens de travailler et, partant, de gagner
sa vie. Le total des personnes secourues, sous une forme ou
sous une autre, est de 3 à 4 millions. Leur nourriture se compose
essentiellement de pain, de légumes et de graisse. Le Belge, en
temps normal, consomme près de trois fois, le Français près de
deux fois et demie autant de pain que l'Allemand, 670 et
590 grammes par jour contre 240. La production de légumes
avant la guerre atteignait 2 kilogrammes par tête et par jour.
Il fallait combiner les importations, de façon à procurer aux
habitans les albuminoïdes, les graisses et les hydrates de carbone
indispensables à leur nutrition. La Commission n'ayant pu
importer de blé, du 31 octobre 1914 au 31 octobre 1915, que
jusqu'à concurrence du tiers du chiffre normal, a remplacé par
du riz, dés pois secs, des haricots, des lentilles, le froment
qui manquait. Elle a fixé pour l'hiver 1915-16 un programme
d'importations mensuelles comportant 60 000 tonnes de blé,
20 000 tonnes de maïs, 5000 tonnes de riz, 4 000 tonnes de pois
et haricots, 4 800 tonnes de saindoux et de lard, 1 000 tonnes de
produits divers tels que café, thé, sel.
La situation en France est encore plus grave. Dès le mois de
février 1915, la région occupée était à court de vivres. Par suite
de la mobilisation des hommes valides, de la destruction des
animaux de trait et du manque d'engrais, la récolte de céréales
de 1915 fut peu importante. Il ne fut prélevé sur cette récolte,
pour être distribué à la population, que 100 grammes de
farine par tête et par jour. Il eût fallu y ajouter au minimum
200 grammes, représentant une importation mensuelle de
16000 tonnes de blé : il a été loin d'être atteint. D'autre part,
le bétail a presque entièrement disparu et les habitans des villes
sont pour ainsi dire privés de viande, de beurre et d'autres
matières grasses alimentaires. La récolte de pommes de terre
a été très faible : elle n'a pu fournir que 200 grammes, par tête
et par jour. Les stocks de sel, de sucre, de café, de savon, ont
été épuisés. Dans l'ensemble, la Commission n'a pu importer
que 450 grammes par tête et par jour : joints aux 500 grammes,
indiqués ci-dessus, ils n'ont fourni que 950 grammes, alors que
la consommation normale est de plus du double, à savoir 2 kilo-
grammes. La population souffre donc cruellement. Dans le Nord
de la France, elle s'alimente presque exclusivement par les
importations de la Commission : celle-ci croyait qu'elle arrive-
426 REVUE DES DEUX MONDES.,
rait, au cours de la campagne 1915-16, à assurer à chaque
habitant une ration représentant 2 300 calories, alors que la
normale pour un homme qui travaille est de 3 000. Elle est
restée bien en deçà du premier chiffre.
V. — ACHATS ET TRANSPORT; DISTRIBUTION
En raison des prohibitions édictées chez la plupart des belli-
gérans, la Commission a opéré ses achats presque exclusive-
ment dans les pays d'outre-mer. Les transports s'organisent à
Londres, tandis que les acquisitions se font au dehors par la
Commission. La plupart des intermédiaires ont refusé tout
honoraire. Les compagnies de chemins de fer ont fait de mul-
tiples concessions ; elles ont souvent accordé le transport gra-
tuit, des privilèges pour la manutention et la livraison des
marchandises. De grandes maisons d'affrètement ont fourni
leurs services h titre gracieux. Les banques ont effectué gratui-
tement les opérations de change, tout en payant à la Com-
mission l'intérêt maximum sur ses dépôts. Les assurances ont
été facilitées par les commissaires d'assurances du gouverne-
ment anglais; les arbitres qui fixent le taux de la prime ont
consacré leurs honoraires à des souscriptions charitables. Les
droits de port ont été supprimés ; les compagnies de déchar-
gement ont baissé leurs tarifs. La Hollande a accordé la gra-
tuité des transmissions télégraphiques. Les autorités alle-
mandes elles-mêmes ont aboli en Belgique l'octroi et les
droits de canal sur les importations de la Commission; elles
ont réduit de moitié les tarifs de chemin de fer et accordé la
priorité de passage aux envois destinés à la Commission. Un
soin scrupuleux a présidé h l'inspection des denrées.
Les navires sont déchargés à Rotterdam en soixante-douze
heures en moyenne. Les cargaisons sont transbordées sur des
chalands, qui sont remorqués sur les canaux jusqu'aux maga-
sins et centres de minoterie. Les chalands sont scellés par la
Commission et la douane hollandaise : les sceaux ne sont brisés
qu'à l'arrivée h destination finale par les représentans de la
Commission, qui vérifient le contenu en le rapprochant des
bordereaux reçus de Rotterdam et s'assurent ainsi qu'aucun
détournement n'a eu lieu.
La méthode de distribution a varié selon les provinces. Dans
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 427
les premiers temps, le Comité communal remettait aux bou-
langers la ration de farine d'après la liste des cliens visés par
le Comité. La ration de 250 grammes devait fournir 330 grammes
de pain. Plus récemment, un contrat intervint, en vertu duquel
le boulanger livre 4 350 grammes de pain pour chaque kilo de
farine et reçoit 8 centimes par kilogramme pour frais de fabri-
cation. Les boulangers remettent le pain à un dépôt où les
habitans vont le chercher. Chaque chef de famille signe l'enga-
gement de ne revendre aucune des denrées qui lui ont été déli-
vrées ; on a eu grand'peine h faire respecter cette interdiction
en ce qui concerne le riz : les populations du Nord manifestaient
beaucoup de répugnance pour cet excellent aliment, et cher-
chaient à en revendre les quantités qui leur étaient allouées.
Des inspecteurs à bicyclette se rendent dans chaque village
pour y contrôler les ventes des magasins communaux.
VI. — ORGANISATION FINANCIÈRE
L'organisation financière comportait deux problèmes : celui
du ravitaillement de la population encore en mesure de payer,
et celui des indigens. Le prix du pain et des denrées importées
devant être acquitté par l'acheteur, les Comités d'assistance se
sont substitués aux indigens pour ces paiemens. Toutefois, ils
n'ont eu à intervenir ni à Lille ni à Valenciennes : les alloca-
tions distribuées y ont permis à tous les acheteurs de payer
comptant. Les comités d'assistance tirent leurs ressources des
bénéfices réalisés par le département du ravitaillement et des
souscriptions charitables, qui ont toutes été appliquées à la
Belgique. Au moyen de ces sommes, ils achètent encore les
denrées indigènes qui servent à entretenir les soupes populaires.
Les ventes du département de ravitaillement sont faites avec
une marge, destinée à couvrir les pertes de change, les risques
de destruction, et à fournir des subsides au département d'as-
sistance. Ce bénéfice équivaut à une contribution de la popula-
tion aisée en faveur des pauvres.
La première difficulté du financement résultait du fait que
les achats à l'étranger se règlent en or, tandis que les ventes
sont payées en papier, et en papier n'ayant cours que dans un
rayon très restreint. La Commission a obtenu que les restric-
tions imposées par les belligérans fussent relâchées. Ainsi les
428 REVUE DES DEUX MONDES.;
personnes du dehors qui désirent faire parvenir de l'argent en
Belgique peuvent le remettre à la Commission, qui paie l'équi-
valent au bénéficiaire en monnaie locale.
Au début, de grandes quantités de vivres en nature avaient
été remises à la Commission à titre gracieux pour les indigens.
Ces dons étaient variables dans leur composition et arrivaient
irrégulièrement. La répartition d'une cargaison entre plusieurs
milliers de communes exigeait un système spécial de transports.
11 était difficile de les ajuster aux besoins de chaque région. Il
fut convenu, pour simplifier, que les dons en nature seraient
rachetés à leur pleine valeur par le département de ravitail-
lement et rentreraient ainsi dans le courant général.
Pour le Nord de la France, l'ensemble des denrées impor-
tées est facturé aux comités de district à des prix fixés par la
Commission. Les comités de district revendent les denrées aux
comités communaux avec une légère augmentation, destinée à
couvrir les frais. Les communes revendent les vivres, sans
aucun bénéfice, à la population. Pour suppléer au manque de
numéraire, chaque commune a émis des billets allant de
20 centimes à 50 francs; elles s'en servent pour payer les ser-
vices communaux, pour faire aux habitans des avances garan-
ties par leurs propriétés, pour secourir les indigens. Le comité
communal accepte ce papier en paiement de ses ventes quoti-
diennes de nourriture. Il remet ensuite les billets à la commune,
qui s'oblige à retirer ce papier après la guerre. Ces engage-
mens, joints h la garantie donnée par les membres des comités
de district, constituent la contre-partie des avances en or
qu'obtient la Commission, Les grandes villes sont d'ailleurs
créancières de l'Etat, pour le compte duquel elles ont effectué
de nombreux paiemens. Afin de faciliter les règlemens, les
denrées sont débitées par la Commission au Comité national
belge qui reçoit les obligations communales. La liquidation des
engagemens des communes et des particuliers est remise à la
fin de la guerre.
Le prix moyen du blé livré par la Commission en Belgique
et en France, au cours de l'année écoulée du l®"^ novembre 1914
au 31 octobre 1915, a été de 12 livres, 17 shillings, 11 pence
par tonne, alors que le prix moyen, d'après les cotes corres-
pondantes de Londres, était supérieur d'environ 1 livre, soit
8 pour 100. Sur le seul chapitre du blé, le travail de la
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANGE. 429
Commission et sa méthode d'achat direct ont procuré une écono-
mie d'un demi-million de livres. Le taux des changes obtenus
par la Commission a été supérieur à la cole moyenne de l'année :
elle a réalisé de ce chef une économie de 500 000 dollars, qui
représente plus que le total des frais généraux.
VII. — NORD DE LA FRANCE
Un rapport nous renseigne sur ce qui s'est passé jusqu'au
1" janvier 1917 dans le Nord de la France, c'est-à-dire dans
une région de 21 000 kilomètres carrés, sur laquelle restaient,
après l'occupation, environ 2150000 habitans. Depuis le mois
d'avril 1915 jusqu'au mois de décembre 1916, il y a été importé
334 000 tonnes de blé (la plupart sous forme de farine) et 205000
tonnes d'autres denrées, telles que pois, haricots, riz, lard,
saindoux, lait condensé, café, sucre, sel, savon, charboua
1 197 tonnes de tissus, de vêtemens et de chaussures ont été
distribuées. Les envois, à l'exception d'une partie de ces
1 197 tonnes, avaient été payés par la France. Le travail de
répartition et de distribution a été fait en vertu de conven-
tions intervenues entre la Commission et l'état-major allemand.:
Plus de la moitié de la population ravitaillée se trouve
dans les arrondissemens de Lille, Valenciennes et Douai, dont
l'alimentation, en tout temps, exige des importations considé-
rables. Dès le début de l'invasion, les autorités locales, aidées
par des comités de volontaires, réunirent les approvisionne-
mens disponibles et cherchèrent à en régler la distribution aussi
équitablement que possible. Mais le moment arriva où ils
étaient épuisés. Au début de l'année 1915, certaines quantités
prélevées sur les stocks belges furent envoyées à Givet, Fumay,
Sedan, Gharleville, Mézières et Longwy.
C'est le 13 avril 1915 qu'une convention, signée à Bruxelles,
entre le commandant en chef des armées allemandes en France
et la Commission de ravitaillement pour la Belgique, chargea
cette dernière d'entreprendre l'approvisionnement de la popu-
lation des territoires français envahis. Le commandant alle-
mand s'engageait à ne pas réquisitionner ni saisir les marchan-
dises importées à cet effet. La Commission de ravitaillement
belge était autorisée à nommer comme délégués des citoyens
américains. Les demandes de ravitaillement seront adressées à
430 REVUE DES DEUX MONDES.
la Commission belge par des trustées (fidéicommissaires) fran-
çais, repre'sentant leurs communautés. D'autre part, deux
Américains seront admis, dans chacun des districts de distribu-
tion, à surveiller les opérations. Postérieurement de nombreux
arrangemens ont été pris entre les autorités allemandes et la
Commission, notamment en ce qui concerne les récoltes locales.
Des quantités, fixées d'abord à 100 grammes de farine et
200 grammes de pommes de terre par tête, doublées ensuite,
furent promises aux habitans : mais les livraisons effectives
restèrent presque toujours très en deçà de ces chiffres.
VIII. — ORGANISATION DE l'aDMINISTRATION ET DU PERSONNEL
Une collaboration étroite s'est établie entre la Commission
de ravitaillement pour la Belgique, le Comité français d'ali-
mentation du Nord de la France, et le Comité national d'ali-
mentation et de secours de la Belgique. La Commission est
chargée de procurer l'appui financier nécessaire, d'acheter et
d'importer les denrées, d'en faire une première répartition
dans les centres de distribution, de passer toutes conventions
avec les belligérans. Le Comité d'alimentation du Nord de la
France effectue le transfert des denrées des centres principaux
vers les diverses localités ; il veille à l'organisation des distribu-
tions gratuites de soupe et de pain, ainsi que des autres secours.
Enfin le Comité national belge s'occupe de la comptabilité et
des dispositions financières.
Des milliers de Français et de Françaises collaborent à ce
travail de ravitaillement, dont le coût est de 35 millions par
mois, soit à peu près 17 francs par tète. Aux importations
d'outre-mer, effectuées par la Commission, se sont ajoutés les
rations de blé et de pommes de terre provenant des champs du
pays, les achats effectués en Hollande par la Commission, cer-
tains comestibles fabriqués pour les enfans en Belgique , les
achats effectués en Hollande par les comités locaux représen-
tant des villes du Nord de la France et les produits des jar-
dins,vergers et basses-cours. Malgré la diversité de ces sources,
il n'est que trop certain que la population n'a pas été nourrie
d'une façon complète. L'état sanitaire s'en est ressenti. La mor-
talité a cruellement augmenté : le nombre des décès dus à la
phtisie a doublé.:
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 431
IX. — EXEMPLE D UN DISTRICT
Les denrées alimentaires et autres produits importés des-
tinés au Nord de la France sont au préalable entreposés en
Belgique. Leur répartition donne lieu à un travail consi-
dérable. Prenons comme exemple le district de Gharleville,
peuplé d'environ 150 000 habitans, ne comptant que deux villes
de plus de 10 000 âmes, Gharleville etSedan. Ses 335 communes
sont groupées en cinq régions. En février 1915, un comité de
ravitaillement formé à Gharleville constitua un syndicat de
communes conformément à la loi du 23 mars 1910. Le syndicat
tint sa première assemblée à l'hôtel de ville de Mézières, le
29 mars 1915 : 65 communes étaient représentées, chacune par
deux délégués. Les autres centres suivirent l'exemple : quatre
syndicats furent fondés pour les régions de Sedan, Poix-Perron,
Rethel et Rimogne. Les cinq syndicats se fédérèrent à Gharle-
ville le 4 mai et formèrent un district, dirigé par un comité de
quinze membres.
Le transport des marchandises, des entrepôts de district qui
ont été créés à Gharleville jusqu'aux magasins régionaux des
comités, est effectué par chemin de fer et de là par voiture aux
magasins communaux. Les habitans sont divisés en trois classes :
la première comprend ceux qui peuvent et doivent payer; la
deuxième, ceux qui sont actuellement privés de disponibilités,
mais qui pourront rembourser plus tard ; la troisième est
formée des indigens qui reçoivent les alimens gratuitement.:
La plupart des communes font la distribution des denrées et
comestibles le 1^' et le 15 de chaque mois. D'autres ne distri-
buent qu'une seule catégorie de marchandises par jour. Quel"
ques-unes font vendre les produits par les épiciers et les char-
cutiers, auxquels elles les cèdent à un prix qui tient le milieu
entre celui qu'elles paient elles-mêmes et celui auquel elles les
revendraient aux particuliers.
A Gharleville, la municipalité avait installé, avant que la
Gommission eût commencé à fonctionner, des soupes populaires,
auxquelles 6 500 personnes environ étaient admises. Lorsque le
ravitaillement eut été organisé, de nombreuses familles quit-
tèrent les soupes et demandèrent à être ravitaillées contre paie-
ment différé. Elles prenaient l'engagement de solder, après la
432 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre, ce qui leur était actuellement livré sans contre-valeur. Au
l*"^ octobre 1916, sur 10 500 rations, 3 934 étaient délivrées
contre paiement intégral; o86 contre paiement de la totalité,
sauf le pain qui était remis gratuitement ; 265 étaient fournies
à un taux réduit (soupes populaires); 230 étaient payables plus
tard, sauf le pain, dont le prix était acquitté comptant; 4 599
étaient à payer en totalité ultérieurement; 886 représentaient la
part des hôpitaux, des prisons, des enfans en bas âge.
C'est le Comité de district sur qui repose la responsabilité
financière. Non seulement il centralise les dettes des comités
régionaux comprises dans le chiffre de la dette générale
du district envers le Comité d'alimentation du nord de la
France, mais il administre le capital disponible, s'élevant à
environ deux francs par habitant, qui sert à régler le transport
et les frais généraux mensuels des comités régionaux. Il admi-
nistre également les sommes provenant du (( Crédit allemand. »
Ce fonds a été créé par la remise au Comité de district d'un
cinquième du produit de la récolte de 1915, de moitié de la
récolte de 1916 et par le remboursement qu'ont effectué les
autorités allemandes d'une partie des frais de la récolte. Enfin
le Comité de district administre un compte spécial intitulé
Achats en com/?;e, constitué par le dépôt qu'effectuent les com-
munes de fonds destinés à l'achat de certains produits, tels que
tabac, allumettes, mercerie, quincaillerie, payables en monnaie
française ou allemande.
La comptabilité des régions consiste dans le débit que la
région inscrit au passif des communes du chef des denrées
qu'elle leur livre. Les frais généraux de chaque dépôt sont
réglés mensuellement par le district. Les comités régionaux
sont responsables de l'administration des communes. Le pro-
duit des ventes est tout d'abord appliqué aux frais d'adminis-
tration, de transport et de distribution; le solde aux emprunts
communaux, aux travaux de voirie, au maintien des services
municipaux et des écoles, aux impôts de guerre. Les communes
s'engagent, vis-à-vis des comités régionaux, pour une somme
représentant l'estimation des frais de l'alimentation pendant
une période déterminée. Une garantie conjointe et solidaire,
fournie par un certain nombre d'habitans, cautionne cet enga-
gement des communes : celles-ci approuvent chaque semaine
les comptes présentés par le comptable régional et reconnaissent
LE RAVIT \ILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 433
leur dette envers la région, le district, le Comité d'alimenta-
tion du nord de la France, le Comité national belge et la Com-
mission de ravitaillement pour la Belgique.
Des élablissemens de crédit, dont l'activité est limitée aux
besoins de l'alimentation, ont été créés dans certaines villes.
Ils font des avances aux habitans qui sont temporairement dans
l'embarras, mais paraissent néanmoins solvables. Ces avances
sont effectuées sur livrets de caisse d'épargne, sur rentes viagères
de la Caisse nationale, sur traitemens de l'Etat, des départc-
mens ou des communes, sur obligations, coupons, effets échus.
A Lille, grâce à l'initiative de M. Louis Guérin, une Banque
de prêts temporaires a été fondée : elle fait des avances sur
tous les gages d'une valeur certaine qui lui sont offerts.
La Commission s'est chargée de l'importation de vêtemens
et de chaussures. Au début, ses envois n'étaient destinés qu'aux
indigens : mais ensuite les communes ont été autorisées à
vendre moitié de ces vêtemens aux personnes en état de les
payer. Les son,imes produites par ces ventes sont versées à la
caisse de secours du district et servent à acheter d'autres vête-
mens destinés aux indigens. Des ouvroirs ont été établis, qui
occupent de nombreuses femmes.
X. — RÉSUMÉ
Malgré tous ces efforts, la situation est de plus en plus
sombre. Dans le nord de la France, la viande a presque disparu.
Les populations les plus favorisées reçoivent une ration de
125 grammes par tête et par semaine. Le lait de vache diminue
de jour en jour; les stocks de lait condensé s'épuisent rapi-
dement. Le beurre a presque disparu, en raison des réquisitions
allemandes et, dans certaines régions, de la prohibition de la
fabrication du beurre. Les œufs sont extrêmement rares. Les
poulets et lapins, dernière ressource des ménages prévoyans,
sont également menacés, faute du son nécessaire à leur nourri
ture. La culture de pommes de terre et de légumes, activement
poussée en de nombreux endroits, est seule de nature à conserver
quelques ressources aux habitans, qui dépendent plus que jamais
de la Commission de ravitaillement. La Belgique et le Nord de
la France sont enfermés dans une muraille d'acier qui ne laisse
passer aucune des matières premières dont auraient besoin
TOME XLII. 1017. ' 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.)
leâ manufactures et qui ne laisse sortir aucun produit d'èxpor'
tation. La seule brèche faite l'a été par la Commission qui a
pu importer les vivres et les vêtemens strictement indispen-
sables aux malheureuses populations. Le temps, au lieu d'amé-
liorer la situation, l'empire : car les stocks des négocians, les
ressources et les crédits des gens aisés s'épuisent, les vêtemens
et les souliers de chaque ménage s'usent. Si les habitans ne
meurent pas de faim, c'est parce que la Commission leur fournit
tout juste les alimens indispensables à la conservation de la vie.,
XI. — ENSEIGNEMENT A TIRER DE CETTE EXPÉRIENCE
On a cherché à dégager de cette vaste expérience d'appro-
visionnement en commun, imposée par la plus cruelle des
nécessités, des conclusions au point de vue de la possibilité
d'appliquer à l'avenir quelques-unes des méthodes employées.;
M. Robinson Smith, membre de la Commission d'assistance
belge, a émis à ce sujet certaines idées qui reposent sur une
interprétation inexacte des faits observés. Constatant que le
pain s'est vendu à meilleur marché dans les pays occupés
qu'à Londres, il se demande à quoi est dû ce phénomène :
est-ce à la façon dont la Commission a opéré ses achats de blé
dans le monde, au mode de transport, à la mouture, à la pani"
fication, au mode de vente au détail ?
La Commission a été, en vertu d'une autorisation du gou-
vernement anglais et de l'acquiescement des autorités alle-
mandes, le seul importateur de denrées alimentaires en
Belgique : elle était ainsi investie d'un monopole d'Etat. Elle
importa jusqu'à 100 000 tonnes par mois et devint, avec le
Comité belge national, le seul acheteur des récoltes indigènes
de céréales. Durant la première année de son existence, elle a
payé de 5 à 10 pour 100 de moins que l'acquéreur le plus favo-
risé. Elle y réussit de diverses manières, par exemple en opérant
à Chicago le jour où peu de demandes existaient sur le marché.
Quant au riz, elle attendit, nous dit-on, que les prix eussent
baissé dans l'automne de 1915 pour acheter 40 000 tonnes. Au
lendemain de cet achat, le cours rebondit de 20 pour 100.
D'autre part, la Commission s'est assuré des tarifs spéciaux sur
les lignes de chemins de fer américains. Elle a une flotte por-
tant à la fois le pavillon belge et le sien. Elle s'arrange de
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRVXCE. 435
façon qu'aussitôt que l'un de ses 75 navires arrive dans un
port de l'Atlantique, du Pacitique ou de l'Oce'an Indien, il soit
charge' sans délai. N'ayant qu'un seul objet en vue, elle a pu
régler les mouvemens de ses vaisseaux plusieurs mois à
l'avance. Ils n'abordaient à Rotterdam que lorsque les appareils
de déchargement étaient rangés le long du quai : on a vu, en
quatorze heures, un vapeur de 7 000 tonnes vidé de sa car-
gaison, que vingt péniches emportaient par canaux vers vingt
directions différentes en Belgique et dans le Nord de la France.
M. Robinson Smith attribue ces remarquables résultats h la
qualité des chefs qui ont accepté la charge de diriger l'affaire.
La tâche de sauver dix millions d'êtres humains de la famine
a paru assez belle a des hommes de premier ordre pour les
déterminer à s'y consacrer entièrement. Dans son pittoresque
langage américain, M. Smith nous dit qu'un esprit G. R. B.
s'est développé parmi eux. Chacun des volontaires attachés à
l'un des bureaux de l'entreprise était animé du même zèle.
Pourrait-on obtenir, en temps de paix et pour une œuvre dont
le but serait d'assurer la nourriture du peuple au meilleur mar-
ché possible, des concours aussi éclairés et aussi désintéressés ?
M. Smith le croit. Il ajoute que ce n'est pas dans le domaine des
achats, mais dans celui de la vente, que la Commission a rendu
les plus grands services. Si, dit-il, elle a fait une économie de
10 pour 100 en amenant le blé des lieux de production aux
points de distribution, elle en a réalisé une de 30 à 40 pour 100
dans la seconde étape, celle qui fait passer le froment du port
au moulin, du moulin chez le boulanger et de là dans l'esto-
mac du consommateur. En temps normal, le paysan belge vend
son blé 16 centimes le kilogramme au meunier, et l'ouvrier
paie le kilogramme de pain 30 centimes. Pendant la guerre, ce
dernier prix ne s'est élevé qu'à 38 centimes, alors que la hausse
proportionnelle de la matière première avait été bien plus forte.,
Le paiement au comptant a toujours été exigé. Le Comité de
Londres a reçu de cette manière le montant des ventes
consenties aux comités provinciaux; ceux-ci opèrent de même
vis-à-vis des comités régionaux, lesquels à leur tour exigent le
paiement immédiat des communes. Les comités provinciaux,
par exemple celui du Hainaut, ont été organisés ^n sociétés
coopératives, conformément à la loi : les actions ont été sous-
crites par les communes et les habitans, en proportion des
436 REVUE DES DEUX MONDES.
impôts qu'ils paient. Un bureau d'inspection générale, installé
à Bruxelles, rayonne sur le pays par l'intermédiaire d'inspec-
teurs qui se transportent incessamment d'un centre à l'autre.
La Commission ne s'est pas seulement occupée du ravitail-
lement ; elle avait dans ses attributions les secours, le loge-
ment, le vêtement, les soins à donner aux nouveau-nés, aux
cnfans, aux mutilés, le contrôle des récoltes indigènes, l'impor-
tation des produits pharmaceutiques, du fourrage, les écoles,
les établissemens religieux, les sociétés de prêt, les ateliers,
l'emploi des 100 millions de francs recueillis en deux ans
dans le monde pour l'œuvre et des 500000 francs que les
Belges expatriés envoient chaque mois à leurs compatriotes
demeurés sur la terre natale. La valeur du million de tonnes
importées la première année, en y ajoutant les frais de trans-
port et de distribution, représente environ 400 millions de
francs. Les prix de vente encaissés ont atteint 460 millions :
le bénéfice de 60 millions a été remis aux comités provinciaux,
qui en ont donné la moitié aux pauvres et mis l'autre moitié
en réserve.
On aurait tort de tirer de l'expérience qui se poursuit la
moindre conclusion favorable au socialisme. En premier lieu,
l'état de guerre excuse et justifie la mise en œuvre de méthodes
qui seraient difficilement acceptables en temps de paix. La
force des choses fait que les gouvernemens civils et surtout
les autorités militaires concentrent dans leurs mains une
somme de pouvoirs arbitraires telle qu'aucun peuple ne la
supporterait aux époques normales. Quand il s'agit du salut
de la patrie, chacun fait le sacrifice des libertés essentielles,
renonce même à critiquer l'usage que les autorités font de la
toute-puissance qui leur est momentanément attribuée et
immole la plus grande part de son indépendance au but unique
et suprême : la victoire. Non seulement le jeu naturel des fac-
teurs qui déterminent en temps ordinaire les résolutions
humaines est suspendu, mais les mobiles qui dirigent nos
actes ne sont plus les mêmes. Quelle raison une compagnie de
chemins de fer aurait-elle, aux époques de paix, d'opérer gra-
tuitement des transports ? Elle n'en aurait même pas le droit
vis-à-vis de ses actionnaires. Pourquoi des courtiers, qui tra-
vaillent à gagner leur vie et celle de leur famille, opéreraient-ils
des achats, des assurances, des expéditions sans exiger leur
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANGE. 437
juste rémunération? Gomment un ministre renoncerait-il à per-
cevoir les droits de douane établis par la loi? Pourquoi certains
navires auraient-ils, à leur entrée dans les ports, une prio-
rité sur d'autres pour le déchargement? Pourquoi seraient-ils
exemptés des taxes de quai, des surtaxes de pavillon? Il suffit
de rappeler les avantages concédés à la Commission de ravitail-
lement pour établir le côté factice de ses comptes, c'est-à-dire
pour expliquer les résultats dont elle s'enorgueillit à juste titre,
mais qui ne sauraient servir d'argument à ceux qui préten-
draient organiser à l'avenir, sur ce modèle, les services d'impor-
tation chez les nations modernes. C'est au contraire du libre jeu
des rouages économiques, de la faculté laissée à chaque indi-
vidu d'acheter et de vendre à sa guise, de rechercher, dans son
intérêt comme dans celui de ses cliens, la marchandise là où
elle est offerte pour l'apporter là où elle est demandée, que
résulte le véritable équilibre et ladétermination de prix sincères.;
M. Robinson Smith estime qu'un but aussi noble que celui
d'assurer l'alimentation du peuple à bon marché susciterait des
dévouemens semblables à ceux dont témoignent les efforts et
le succès de la Commission de ravitaillement. Nous lui répon-
drons que les hommes politiques, dans les démocraties, cher-
chent peut-être sincèrement à améliorer le sort de leurs élec-
teurs, mais qu'ils n'y réussissent pas toujours. Les expériences
faites en France au point de vue du ravitaillement ne nous
portent pas à croire que le résultat eût été pire si les interven-
tions gouvernementales ne s'étaient pas produites.
L'argument tiré de la valeur et du désintéressement des
hommes qui ont concouru à l'œuvre de la Commission nous
semble venir à l'appui de la thèse individualiste. La plupart de
ceux qui y ont collaboré sont des spécialistes, qui avaient acquis
dans leur carrière une vaste expérience, et, par leur intelli-
gence et leur honnêteté, s'étaient élevés aux premiers rangs de
leur profession. Aux jours d'épreuve, mus par des sentimens
altruistes, animés d'un désintéressement qui n'est pas la règle
des actions humaines, ils se «ont consacrés à une tâche qui
leur semblait digne d'eux. Entin ils ont eu la bonne fortune
de trouver pour les diriger, pour coordonner leurs efforts, un
homme d'une valeur exceptionnelle, une sorte de génie organi-
sateur, qui s'est dévoué corps et âme à l'œuvre du ravitaillement
et qui, par sa puissance de conception çt sa volonté tenace, a
438 REVUE DES DEUX MONDE8.1
surmonté les obstacles et résolu les problèmes. Rien ne saurai'
mieux le qualifier que le fait qu'il vient d'être nommé, par le
président Wilson, ministre du ravitaillement à Washington.
*
Xn. — M. HERBERT CLARK HOOVER ET SES COLLABORATEURS
Quelle fut la carrière de cet homme, qui est devenu une
sorte de dictateur des vivres des Alliés, puisque les Etats-Unis
sont le plus grand producteur agricole du monde? Après avoir
terminé ses études à l'université californienne de Leland Stan-
ford, dont il est l'un des régens (trustée), il travailla comme
mineur dans le célèbre mother Iode, le gigantesque filon qui
traverse une partie de l'Amérique occidentale. De là il partit
pour l'Australie, où il avait été engagé comme ingénieur-assis-
tant afin d'appliquer certains procédés nouveaux avec lesquels;
il s'était familiarisé. Il réussit, se créa des ressources, revint à
San Francisco épouser la jeune fille à laquelle il s'était fiancé
comme étudiant, partit avec elle pour la Chine, où il s'occupa de
charbonnages. Au cours des années qu'il passa dans l'Empire du
Milieu, il eut des aventures dramatiques: il fit naufrage, fut
recueilli par un train dont la machine s'arrêta. Lui seul put la
réparer et la remettre en marche. Lors de la campagne euro-
péenne contre les Boxers, il eut occasion de sauver des femmes
chinoises de la brutalité des soldats allemands, qui montraient
déjà alors ce dont ils sont capables.
Après avoir quitté la Chine, Hoover voyagea. Dans les mul-
tiples entreprises auxquelles il s'intéressa, il fit preuve à la fois
d'une capacité notable, comme ingénieur des mines et d'un
talent d'organisateur hors ligne. La guerre le trouva à Londres,
où il s'occupa du rapatriement des nombreux Américains qui se
trouvaient alors en Europe : en peu de temps, il réussit à calmer
la quasi panique qui s'était emparée des voyageurs et à leur
donner le moyen de regagner leur pays.
Les hommes, pour la plupart de grande valeur, qui forment
la Commission, sont unanimes à déclarer que Herbert Clark
Hoover a été le « faiseur de miracles. » L'organisation a été
achevée en trois semaines, en dépit de la confusion dans
laquelle se débattaient les Alliés durant l'automne de 1914, en
dépit de la difficulté qu'il y avait à se procurer des denrées et
des navires. A peine avait-il pris les rênes en mains, que Hoover
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 439
apportait la vie aux pays envahis. Un état-major américain
réalisait les achats et les répartissait par les soins des comités
belges, qui s'étaient recrutés parmi les notables du pays. Lord
Gurzon, dans un discours prononcé à Mansion House, rappe-
lait que trop souvent les œuvres d'assistance sont inséparables
de corruption ou d'incompétence, sinon des deux à la fois^
Aujourd'hui le travail se poursuit, sur une échelle inconnue
auparavant, avec une honnêteté scrupuleuse : aussi les résul-
tats ont-ils été décisifs. Le côté diplomatique n'a pas été le
moins remarquable. Il a fallu obtenir des Allemands la liberté
d'agir, alors que le parti militaire voulait affamer les popula-
tions pour forcer les Alliés à renoncer au blocus. En dépit des
conventions, les autorités prussiennes tentèrent plus d'une fois
de faire main basse sur les approvisionnemens de la Commis-
sion. De telles menaces, connues en Angleterre, étaient de
nature à ralentir les expéditions. D'autres difficultés surgirent
avec le gouvernement américain. Tous les obstacles furent écar-
tés, et aujourd'hui, alors que les Etats-Unis, entrés en guerre,
ne peuvent plus jouer le rôle de neutres au sein de la commis-
sion, celle-ci est assez fortement organisée pour continuer son
œuvre. Elle le doit en partie à son président et à la confiance
qu'il a su inspirer à ceux qui étaient en rapports avec lui.
N'oublions pas les difficultés parliculières de la situation de
ces Américains qui, jusqu'au printemps de 1917, étaient des
neutres. Ils pouvaient être soupçonnés par les Allemands
d'avoir des sentimens trop favorables aux Alliés et par ceux-ci
de ne pas faire assez pour eux. Peu s'en fallait au début que de
chaque côté on les considérât comme des espions. Le ravitail-
lement admis, ou toléré en principe, dut être strictement régle-
menté, de façon à parer aux inconvéniens possibles ou réels
d'une aide directe ou indirecte donnée à l'ennemi. Il devait
demeurer en deçà des quantités nécessaires à l'alimentation, de
façon à contraindre les populations à consommer leur production
locale, La Commission, opérant sous les auspices d'agens diplo-
matiques de pays neutres, avait besoin d'un personnel qui
contrôlât les distributions de vivres et de comités locaux chargés
d'en contrôler tous les détails : plus de 35 000 agens belges et
français veillent aux opérations et ont toutes facilités pour
soumettre à la Commission leurs réclamations, ioimédiate-
ment référées aux agens diplomatiques des nations neu-
440 ftEVUE DES DEUX MONDE.-^.
très, sous l'égide desquelles fonctionne l'œuvre tout entière.
La Commission était tiraillée entre son devoir envers les
populations qu'elle nourrit, qui réclament sans cesse une aug-
mentation des rations, et les exigences des comités de restriction
des Alliés, chargés d'arrêter les exportations vers l'ennemi. Après
les déportations de Lille et les protestations indignées qu'elles
motivèrent dans la presse alliée, l'état-major allemand se pré-
parait à dissoudre la Commission et à laisser mourir de faim
les pays envahis. Hoover passa un jour, au grand quartier géné-
ral ennemi, àdiscuterleproblèmeavecdes hommes certainement
insensibles à tout argument sentimental -^ quand il repartit,
l'existence de la Commission était plus affermie que jamais. En
1916, un grave malentendu s'était produit entre elle et le gouver-
nement des Etats-Unis. Hoover s'embarqua pour Washington
et vit le Président : deux jours après, un communiqué de la
Maison-Blanche invitait tous les bons Américains à donner leur
appui à la Commission.
Quand le Nord de la France lui demanda de s'occuper de
deux millions d'hommes de plus, Hoover courut à Paris. En
dépit de la méfiance qui y régnait à l'égard de tous ceux qui
étaient en contact direct avec les Allemands, il ne tarda pas
à convaincre nos ministres, et il apporta un utile concours
aux grands Français dont l'intervention avait sauvé leurs com-
patriotes. Lorsqu'en 1917 une partie de notre territoire eut
été repris à l'ennemi, c'est dans Noyon reconquis que les repré-
sentans des pays secourus adressèrent à Hoover le témoignage
éclatant d'une impérissable reconnaissance. Sa bonté est à la
hauteur de son intelligence : c'est ce qui explique les succès
qu'il a obtenus et l'ascendant qu'il exerce à la fois sur ses col-
laborateurs et sur ceux qui ont des négociations d'un ordre
quelconque à poursuivre avec lui. On raconte qu'au cours de
l'un de ses récens voyages dans son pays natal, il fut reçu dans
l'une des villes de l'Ouest par le club des Montagnes Rocheuses.
Les hommes de sport qui le composent venaient de réunir
une somme d'un million et quart de dollars, près de huit mil-
lions de francs au change actuel, pour organiser la chasse dans
les forêts du district. L'hôte fit une conférence d'un quart
d'heure, au bout duquel ses auditeurs renonçaient à leur projet
et lui remettaient le million et quart de dollars pour l'œuvre du
ravitaillement.
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANCE. 441
A côté de Hoover, d'innombrables dévouemens ont collaboré
à la grande œuvre. Nous ne pouvons nommer ici tous ceux qui
ont prodigué leur temps et leur peine au service des populations
martyres : mais nous proclamerons l'incomparable vaillance de
ces dernières. Une Américaine, M'"*' Charlotte Kellogg, a consacré
un livre aux femmes belges avec ce sous-titre, a Elles ont fait
de la tragédie un triomphe. » Dans une série d'émouvans
chapitres, l'auteur nous montre comment elles sont demeurées
à leur poste, s'occupant de tout et de tous, des malades, des
enfans, des nouveau-nés et de leurs mères, organisant des
ateliers de couture, des fabriques de jouets, réussissant, par des
prodiges d'ingéniosité, à donner du travail aux dentellières. La
société des Petites Abeilles fait vivre à Bruxelles 25 000 êtres
humains, pour lesquels elle a ouvert des cantines, des dortoirs,
des ouvroirs, des gouttes de lait. A côté des femmes, le comité
belge, qui compte dans son sein des chefs tels que Francqui,
Solvay,de Wouters, Janssen, a multiplié ses efforts et contribué
à soutenir non seulement les forces physiques, mais l'inébran-
lable moral des villes et des campagnes envahies.
I\|mc Kellogg décrit les souffrances indicibles des familles
brisées, des veuves dont le mari a été tué par les Allemands,
dont les fils sont au front et qui n'ont plus un sou vaillant.
Et au milieu de ces épreuves, ces femmes restent courageuses
et souriantes. Leur sœur américaine ne trouve pas de mots pour
exprimer son admiration. Elle évoque la figure héroïque du
cardinal Mercier, dont les inoubliables lettres pastorales ont
apporté à la Belgique un ravitaillement moral aussi précieux
que l'autre. Le 21 juillet 1916, anniversaire de la proclamation
de l'Indépendance belge, les Allemands avaient ordonné que
toutes les boutiques fussent ouvertes. Aucune ne resta fermée ;
mais le patron et les employés étaient assis de façon à en
défendre l'entrée. Le port des couleurs nationales avait été
interdit : chacun avait à sa boutonnière un ruban vert, signe
de l'espérance, ou une feuille de lierre, emblème de la fidélité.
Dans la cathédrale de Sainte-Gudule, où le cardinal dit la
messe, des milliers de fidèles se tenaient debout depuis le
matin, serrés les uns contre les autres. Pendant des heures ils
ont attendu. Quand le prélat apparut, la foule, saisie d'une
émotion indescriptible, eut cependant la force de retenir l'ex-
plosion de ses sentimens. Elle écoula dans un silence, plus
442 REVUE DES DEUX MONDES,
impressionnant que toutes les manifestations, les prières dites
sur le catafalque élevé en l'honneur des soldats belges tombés
pour la patrie.
Le Comité du Nord de la France, constitué sous le patro-
nage de l'archevêque de Cambrai, de l'évêque de Lille et de
dix-huit notables, présidé par M. Louis Guérin, l'admirable
patriote qui n'a cessé d'être sur la brèche, a rendu, lui aussi,
d'inappréciables services. Le Comité exécutif, composé de
MM. Bruxelles, Dreux, Hermant, Eugène Motte et Turbot, ne fut
jamais autorisé par les Allemands à se réunir. M. Labbé, inspec-
teur général de l'enseignement technique, et M. Collinet, pro-
fesseur à la Faculté de Lille, ont travaillé sans relâche, avec
un inlassable dévouement.
Tous ces efforts convergeaient autour de celui de la Com-
mission, qui en était l'àme et dont M"® Kellogg résume l'action
en termes éloquens : « Le monde aura peine à croire, dit-elle,
tout ce qu'a accompli la Commission lorsqu'on écrira son his-
toire. Il fallait du pain et des vêtemens pour chacun, un toit
pour les sans abri, une soupe pour les affamés, des paquets
pour ceux qui étaient prisonniers en Allemagne, du lait pour
les nouveau-nés, une nourriture spéciale pour les tuberculeux,
des orphelinats et des crèches pour les enfans abandonnés, du
travail pour les chômeurs, de l'aide pour les négocians, les
artistes, les professeurs et tous ceux qui avaient été soudaine-
ment privés du moyen de gagner leur vie. »
La Commission a encore trouvé un précieux auxiliaire dans
la personne de M.Louis Chevrillon qui, depuis plus de deux ans,
est l'agent de liaison entre le siège de Londres et celui de Paris :
sa connaissance des Etats-Unis et son dévouement ont fait de
lui l'un des artisans les plus actifs de l'œuvre de la Commis-
sion. A celle-ci l'Amérique n'a pas seulement donné un chef
dans la personne de Herbert C. Hoover; elle l'a entouré d'une
pléiade de collaborateurs. Voici comment le professeur Vernon
L. Kellogg, mari de la femme éminente dont nous venons de
citer l'ouvrage, termine un article dans lequel il rend compte
de ce qu'il a vu au cours de la mission qu'il a dirigée dans le
Nord de la France : « J'ajoute, dit-il, un mot d'appréciation de
nos jeunes Américains (moi, je suis un vieux), qui ont offert
leurs services et accompli leur tâche de façon à réchauffer le
cœur et h mettre les larmes aux yeux de ceux qui aiment notre
LE RAVITAILLEMENT DU NORD DE LA FRANGE. 443
pays et croient en notre méthode de faire des hommes. La
plupart de ces volontaires (un peu plus de soixante-dix ont
jusqu'ici été attachés au service) sont de jeunes universitaires,
dont beaucoup viennent de la fondation Gecil Rhodes et de
diverses branches de l'Université d'Oxford. Quoiqu'ils se soient
préparés à tout autre chose qu'au travail très spécial de la
Commission, ils semblent avoir d'eux-mêmes appris le métier
et acquis des qualités qui, ajoutées à leurs mérites naturels
d'adaptabilité, d'honnêteté, de discrétion et d'initiative, ont fait
d'eux des acteurs capables de figurer sur la scène du monde.
Jetés dans une situation qui exige un tact et une réserve
infinis, écrasés de responsabilités, ayant à gérer d'importantes
affaires dans des circonstances exceptionnelles, ils s'en sont
..irés presque toujours à leur honneur. Ils se sont acquis l'admi-
ration des Belges et des Français aussi bien que des Allemands.;
Les Etats-Unis peuvent être fiers d'eux : leur œuvre est un
grand encouragement pour nos méthodes d'éducation. Jugées
en elles-mêmes, ces méthodes paraissaient insuffisantes à un
grand nombre d'entre nous. Jugées par leurs résultats, en tant
que la jeunesse américaine est un résultat de l'éducation, elles
donnent un démenti salutaire à ce pessimisme. Je reprends ma
chaire universitaire avec une confiance nouvelle en l'œuvre
éducatrice américaine. »
Cette page méritait d'être citée. Elle résume l'œuvre de la
vaillante jeunesse d'outre-mer qui se dévouait alors à un
devoir humanitaire et qui vient aujourd'hui combattre à nos
côtés. C'est pour nous l'occasion d'exprimer une fois de plus
notre reconnaissance aux Américains, nos amis d'hier qui sont
nos alliés d'aujourd'hui. Ils ont montré à ceux qui l'ignoraient
quelle est la véritable mentalité de ce grand peuple, l'un des
plus sincèrement épris de justice et de vraie liberté. A l'épreuve
de la lutte dans laquelle ils sont entrés, leur patriotisme va se
tremper encore plus solidement. Quand leurs régimens revien-
dront de nos tranchées, les quarante-neuf Etats seront plus
fermement unis que par le passé. Mais alors même qu'ils
n'avaient pas encore pris les armes, les Américains avciient
le sentiment du rôle qu'un grand peuple doit jouer dans la
société des nations. Avant que les messages du président
Wilson eussent porté jusqu'aux extrémités du globe l'affirma-
tion de la conscience qu'ont ses concitoyens de leurs devoirs
444 REVUE DES DEUX MONDES.
envers l'Iiumanilë, ils avaient commencé leur tâche en organi-
sant la Commission de ravitaillement.
Les Américains, les Belges et les Français qui ont collaboré
à l'œuvre que nous venons d'esquisser n'ont pas seulement
sauvé dix millions d'hommes de la famine, mais ils ont entre-
tenu chez eux l'esprit de résistance à l'envahisseur, qui n'a pu
à aucun moment obtenir que des Belges ou des Français tra-
vaillassent volontairement pour lui. D'autre part, les membres
américains de la Commission, qui avaient vu de leurs yeux les
horreurs commises par la soldatesque teutonne, ont été aux
Etats-Unis les agens les plus actifs d'une propagande qui a
contribué à déterminer l'entrée en guerre de la grande Hépu-
blique. C'est par millions que se comptent les souscripteurs
qui, de l'autre côté de l'Atlantique, ont envoyé leur obole aux
Belges et aux Français du Nord. Ce furent autant de partisans
de l'action, à laquelle le président Wilson s'est décidé, le jour
où il a senti que son peuple était d'accord avec lui. Ce n'est
pas là le côté le plus apparent de l'cEuvre accomplie par la
Commission, mais c'en est un des plus iraportans et qui doit
fortifier encore les sentimens que nous avons conçus pour elle.
Nous rendons en même temps un hommage d'admiration aux
représentans de nos vaillantes populations du Nord qui n'ont
cessé de prodiguer leur dévouement à l'œuvre commune et
dont les noms doivent rester unis, dans notre mémoire, à ceux
de leurs collègues américains.
Raphaël-Georges Lkvy.
ALAN SEEGER
Parmi les poètes morts jeunes, aucun n'est mort plus aimé
(les dieux, ni pour un idéal plus haut, que le jeune Américain
Alan Seeger, tombé en 1916 au champ d'honneur, sur nos tran-
chées reconquises de Belloy-en-Santerre.
Sa vie brève a enfermé, comme un flacon étroit un violent
parfum, les frémissemens enthousiastes, les ravissemens d'âme
juvénile, que l'expérience et le chagrin détruisent inévitable-
ment dans l'âme de ceux qui vivent longuement : « Depuis
l'enfance j'idolâtrais la vie... Mon séjour terrestre m'était une
perpétuelle et tremblante occasion de joie (1)... » Alan Seeger
acceptait la vie comme un don glorieux : tous les chants de
ses Jnvenilia entonnent des hymnes k la beauté du monde. Ils
appellent les hommes à une fête divine; ils versent dans leurs
veines un sang rajeuni d'allégresse, leur font entendre le silence
des forêts, la respiration de la mer; admirer la félicité des flots,
la diligence de la terre, la bienfaisance du soleil; adorer la
puissance de la volonté et l'attente dp tous les prodiges.
Avec Gabriele d'Annunzio, le grand animateur latin, Seeger
eût pu s'écrier : « Pan n'est pas mortl Moi, je le chanterai.
Viel ô don terrible du Dieu à ma soif, à ma faim d'un jour,
ô vie, ne dirai-je pas toute ta beauté (2)? »
La splendeur de l'univers avait, aux yeux d'Alan, une force
de fascination telle que même l'existence du mal et de la
douleur ne pouvait arriver à l'obscurcir; il avait l'intuition,
(1) Alan Seeger, Poèmes, 1916.
(2) Gabriele d'AnnuQzio, Laus VUae (vol. 1).
446 REVUE DES DEUX MONDES.
au contraire, que ce mal, cette douleur ont leur valeur de
contraste, de fond de paysage, si l'on peut dire, à la joie.
Sensible à chaque souflle, attentif à chaque rayon, toujours
aux écoutes, prêt à tout saisir, prêt à tout donner, le poète vit
plus que mille autres hommes; il voudrait que le pouvoir
humain fût infini comme son désir; il ambitionne tout, chaque
art l'attire; tout geste, harmonieux ou rude, le tente.
*
♦ *
L'amour, réservoir de la poésie, jaillit en trois sources dis-
tinctes : le sentiment, le lyrisme religieux, le patriotisme. Le
plus souvent, la belle nappe d'eau se divise. Alors elle se répand
à droite et à gauche, ses forces s'éparpillent. Quand ces trois
ruisseaux coulent réunis, ils forment le fleuve lumineux qui
réfléchit toute la terre et tout le ciel : c'est Dante, c'est
Shakspeare...
Notre jeune héros, Alan Seeger, aurait-il, à la fin, reflété dans
son œuvre l'univers.^ Il se peut. En tous les cas, il était de
la lignée des meilleurs poètes modernes de langue anglaise.
Byron, Keats, Shelley, Swinburne eussent applaudi à ses vers,
l'eussent reconnu comme un des leurs pour sa dévotion à
l'esprit de poésie tel qu'eux-mêmes ils l'entendaient, et pour
son brûlant, pour son délicat amour du beau : (( Mon esprit
ne vit que pour contempler le visage du beau (1). » Non pas du
beau « étrange » de son compatriote Edgar Poë ou de notre
Charles Baudelaire, mais du beau impalpable, du beau éthéré,
du beau h, la Shelley, et aussi du beau concret : beauté de la
terre et beauté des héros, beauté du faste et beauté delà femme :
« Un bruit de vent d'été, qui monte dans les arbres éclairés
par les étoiles; un chant où le délire de l'amour sensuel s'élève
et s'éteint : tels étaient les rites qui émouvaient mon âme.
autant que l'àme des dévots est émue lorsque, du chœur illu-
miné, sonne la cloche de l'autel... Je m'éveillai parmi la
pourpre d'un palais orgueilleux. Gravés en arabesques colo-
riées, sur les murs surchargés de gemmes, étaient les noms des
kalifes qui, jadis, tinrent là leur cour. J'allais habiter durant
un jour parmi les bocages et les thermes royaux. Il m'apparte-
(1) Alan Seeger, Poèmes, 1916.
ALAN SEEGER. 447
nait de tirer de leurs corbeilles les joyaux lumineux, les bro-
cards et les soieries brode'es, la topaze et la tourmaline; de
tordre en fiers caprices sur ma tête les étoffes des turbans, d'y
assujettir des plumes, des perles et des saphirs... Je me levai :
une lointaine musique attirait mes pas dans une poursuite
amoureuse parmi les parquets de marqueterie et sous les
péristyles élevés. A travers la forêt des colonnades, de belles
lampes étaient des fruits lumineux; sur les mers de la mosaïque
bleue, de doux tapis formaient des îles fleuries. Il y avait des
cours vertes que surmontaient des arches enguirlandées et où
des fontaines jaillissaient en des vasques de lapis-lazuli. A
travers les portes énigmatiques, soupiraient de voluptueux
accens. Et comme j'avais la jeunesse, je possédais le « Sésame,
ouvre-toi (1)1»
Fidèle comme il l'était à la tradition de la littérature
anglaise, le jeune Américain avait subi dans certains poèmes
de ses Juvenilia l'influence des maîtres anciens. Mais, si la
forme en demeurait classique et le tour d'esprit sans excentri-
cités, l'inspiration en était neuve et bien sienne. L'âme prime-
sautière, hardie du poète, amant de la vérité, n'aurait pu sup-
porter aucune contrainte étrangère : son art est le beau fruit
de sa vision et de son expérience personnelles.
*
* *
Né à New-York d'une famille d'origine anglaise, Alan
Seeger avait passé, dans les pays les plus pittoresques du
monde, les années décisives de son enfance et de son adoles-
cence. Il n'avait pas trois ans lorsque les siens s'installèrent
au fond de la baie de New- York, sur les hauteurs de Staten
Island. Des larges fenêtres de la maison familiale, les enfans,
attentifs, voyaient les grands navires de tous les tonnages et de
toutes les nationalités passer, en solennelle procession, à travers
les méandres des détroits, des larges canaux, pour aborder
dans l'animation de la rade, ou encore pour s'en aller, au milieu
de l'incessant trafic, chargés des songes et des désirs du jeune
Seeger, vers le. vieux monde, pays de ses rêves.
Amoureux de la beauté et du rythme, l'enfant aimait à
(1) Alan Seeger, Poèmes, 1916.
448 REVUE DES DEUX MONDES.;
regarder se dessiner sur le fond fuligineux du ciel la noble
silhouette de cette symbolique slalue de la Liberté, qui domine
le port de New- York. Il e'prouvait un plaisir dont il ne se las-
sait point à suivre des yeux les voilures et les mâtures des
vaisseaux auxquels la houle faisait de'crire de mystérieux hié-
roglyphes dans l'air, à voir le soleil, rayonnant ou morose,
jaillir de l'Océan ou s'y replonger, et surtout à contempler les
mouvantes constructions des nuages, la splendeur multiforme
de la mer.
En cet état d'âme, lorsque vers 1908 la famille Seeger
émigra au Mexique, le jeune Alan quittait New- York les yeux
éblouis par le scintillement aveuglant des phares intermittens
et des affiches lumineuses. Il avait l'esprit obsédé par l'anima-
tion fantastique du môle, du belvédère, par le fourmillement
criard des quais, par le tintamarre formidable des machines,
par l'inénarrable encombrement du pont colossal de Brooklyn;
la poitrine oppressée par la hauteur vertigineuse des bâtimens-
tours surplombant, de toutes parts, la cité industrielle, par
l'atmosphère de cette ville immense où les Affaires, Business,
étaient, devenues une religion, et non pas seulement au sens
métaphorique du mot, mais une religion ayant ses prêtres,
ses martyrs et ne laissant rien prospérer, sinon sous sa
tutelle.
Le contraste d'un débarquement sur une des terres les plus
fleuries, les plus silencieuses du monde devait avoir, sur le
développement intellectuel d'Alan, une influence vive.
Avec une curiosité passionnée, il se mit à parcourir son
nouveau domaine. Il profitait de tous ses jours de liberté pour
visiter un coin du pays magnifique. Chaque saison, aux grandes
vacances, revenant du collège de Harvard où il faisait ses
études, l'adolescent se plaisait à pousser jusqu'aux Tropiques,
à parcourir la Havane, à atteindre Vera-Gruz. Il s'emplissait
l'âme de libres espaces, les yeux de lumière et de couleurs;
dans sa jeune^ ferveur, il se sentait possédé du désir « d'encer-
cler la terre tout entière de son insatiable besoin de l'admirer,
de l'adorer... » Louerait-il les forêts exubérantes, l'amphithéâtre
majestueux des pics qui entourent Mexico, à la tropicale ver-
dure, d'une couronne immaculée de neiges éternelles? ou les
plaines riches en végétations de toutes sortes, miraculeusement
parfumées? Louerait-il les nuages errans, fils floconneux de
ALAN SEEGER.
449
l'eau marine, ou cette mer chaude, à la force infatigable, au
sourire inextinguible, aux baies multiples : jardins de la mer
semés de forêts de coraux et d'algues frémissantes, gemmés de
sables diamantés, animés de f'uyans et étranges fruits vivans?
Quand aurait-il fini de s'émerveiller, de jouir de toutes ces
harmonies?
« Etoile du Sud qui, à travers le brouillard d'Orient, au
tomber de la nuit, vers Tampico ou Belize, salues le marin, te
levant des mers où, tout d'abord, est né en moi ce romantisme
qui, par des rêves fabuleux, a chassé mes soucis utilitaires; ô
lampe qui guides l'amant mexicain à la peau de sombre cou-
leur vers le rendez-vous d'amour, par delà les étendues de la
jungle, vaporeuse d'orangers en fleurs et de tubéreuses, parmi
les palmiers où la beauté l'attend... tçi, sois mon étoile, lumière
des tropiques (1). »
Au moment même où la nature enflamme ainsi les sens du
jeune homme, les lectures allument tout autant son esprit,
avide de connaissances. La bibliothèque célèbre de Boston le
captive plus encore peut-être que les ardens paysages mexi-
cains ne le séduisent. L'art du vieux monde, il le fait son
art : il traduit l'Arioste, il traduit Dante ; il rafl"ole des poètes
anglais, des poètes français. Son désir est de visiter les lieux
qu'ils visitèrent, de baiser, sur la terre ancienne, la trace jamais
effacée de leurs pas. Et ce désir l'obsède, le poursuit.
Enfin, vers sa dix-neuvième année, comme sa famille se
réinstallait à New- York, il la décida de le laisser partir pour la
vieille Europe :
« Là, disait-il, est mon destin. »
Les premières années de Paris furent pour le jeune littéra-
teur américain des a,nnées de joie débordante, des années
(( vécues selon son cœur. » Perché sur la Butte, au milieu des
ctudians et des artistes, en pleine vie de Bohème, il exultait en
son âme romantique : u II est doux de vivre parmi la foule
des camarades et des amans ; partout ici règne une loi qui est
saine, un amour qui est libre, et des hommes de toutes nais-
(1) Alan Seeger, Poèmes, 1916.
TOME XLII. — 1917. 29
450 EEVUE DES DEUX MONDES.
sances, de tous les sangs y sont alliés en une grande fraternité
d'art, de joie et de pauvreté (1). » Avec <( Julien et Louise, »
Alan s'en va, les soirs de printemps, contempler du haut des
« fortifs » les milliers d'étoiles qui étincellent sur Paris, la
mystique et maternelle cité à laquelle le poète doit les heures
les plus radieuses de sa jeunesse : « Auprès des eaux argen-
tées coulant dans les plaines brille l'Ile-Gité, pareille à une
constellation, avec ses portes dorées, ses clochers éblouissans
et ses dômes brunis, à moitié visibles à travers la brume lumi-
neuse. Oh! avec quelle opportunité, ici, la terre crée! Son ample
beauté m'apparaît telle une féerie!... (2) » Le jeune homme se
plonge dans cette u féerie, » avec l'extase du voyageur, arrivant
de plages lointaines et abordant dans un pays de songe.
Tout l'accueille, tout lui sourit. Rien encore ne l'étreint de
ce qu'il nommera, un jour : « Cette sorte d'aftliction qui seule
peut développer les profondeurs de l'esprit humain. » En
effet, alors seulement qu'il aura fait le choix entre cette vie
dont il se hâte de reconnaître les mille et mille visages, comme
s'il se sentait sans cesse sur le point de la quitter, et les
risques terribles de la guerre, Seeger connaîtra la souffrance
qui renouvelle, ennoblit l'art, ajoute à la lyre d'ivoire du poète
une corde d'airain. Alors seulement, l'àme fervente d'Alan
aura été visitée par la Douleur, déesse au noir péplum, mais
ceinte d'astres éclatans, régénératrice, inspiratrice, mère des
larmes, maîtresse du songe.
«
Seeger était à Londres à la fin de juillet 1914, en train de
chercher un éditeur pour ses Juvenilia.
Comme un coup de foudre, la nouvelle funeste lui arriva :
« Quoi! La France serait menacée? Des barbares voudraient
attenter à la beauté du monde? Voiler la lumière? Paris, la
ville de son cœur et de son choix, Paris serait en péril ? »
Serviteur de l'idéal héroïque et romantique, le jeune homme
ne brûlait pas seulement de célébrer, dans ses livres, mais aussi
de vivre ce romantisme et cet héroïsme. Une occasion magni-
fique de gloire se dressait devant lui : il la saisit avec délices.
(I) Alan Seeger, Poèmes, 1916.
(2; Id., ibid.
ALAN SEEGER.
451
Son désir ancien de « vivre dangereusement » remontait en lui.
Brave, amant du péril et de la gloire, les risques des batailles
l'avaient toujours attiré. En automne 1912, à propos des guerres
balkaniques, il avait déjà écrit aux siens : « Qu'il est beau de
voir les Etats balkaniques triompher ainsi ! J'ai été si exalté
par la guerre qu'il s'en fallut d'une bien petite occasion
pour m'amener à partir. » En l'automne 1914, il devait leur
écrire :
« Pourquoi je me suis engagé? Que puis-je répondre?
Lorsque le jour mémorable d'août est arrivé, soudain, les
maisons se sont vidées, mes compagnons sont partis. Il était
inconcevable de leur laisser le danger et d'accepter pour moi le
plaisir. Comment continuer do jouir des douces choses de la
vie pour la sauvegarde desquelles, à ce moment même, eux,
peut-être, ils versaient leur sang? Quelque jour, avec honneur
ils reviendront; pas tous, mais quelques-uns : tout sera changé,
il y aura une camaraderie nouvelle fondée sur le danger couru
en commun, sur la gloire gagnée en commun : « Oùavez-vous
été pendant ce temps? Qu'avez-vous fait? » La question même
sonnerait comme un reproche sans qu'on le veuille. Qui pour-
rait supporter cela? »
Alan savait qu'en se jetant dans la guerre mondiale qui
éclatait, il allait jouer avec la mort un terrible jeu. Mais le
sacrifice joyeux n'élait-il pas l'essence même de son idéalisme?
Si la mort gagnait la partie, l'idéal du héros ne serait-il pas
réalisé, son âme sauvée à jamais de faillir, son nom k jamais
sauvé de périr ?
Une heure comblée de gloire vaut tout un âge sans renom (1).
Désormais, dans la mêlée de sang et de boue, l'art sera, pour
Seeger, courageuse ardeur, don de soi, généreuse offrande. En
une explosion lyrique, sa volonté de sacrifice demande à se
révéler par des actes. Il tressaille de joie profonde au bruit des
batailles contre les barbares, qui tentent de fausser l'harmonie
des formes et des esprits, harmonie inventée par les races
créatrices. Il voit le sang français jaillir des cloaques de boue,
pomme une lumière rayonnante. L'âme tendue vers la bataille
(1) Alan Seeger, Poèmes, 1916.
432 REVUE DES DEUX MONDES.
sublimef il combat dès les premiers jours, aux côtés de la sœur
latine.
Après cela, comment souffrirait-il que sa patrie, la magna-
nime Amérique, demeurât figée en dehors de la lutte, son
visage taciturne tourné vers l'Océan, rouge de sang innocent
répandu? Les yeux voilés du beau pays d'outre-mer ne se rou-
vriraient-ils pas à la fin, assainis par le vent salutaire qui
souffle du haut de tant de vaillance, de tant de vertu, de tant
d'horreurs, de tant d'amour?
Frémissant de remords et de pitié pour les siens, Alan les
supplie de regarder avec fermeté le destin. Il leur adresse le
« message » de colère et d'espoir, le message ivre de vengeance
et d'esprit de sacrifice :
«... Pourquoi tournez-vous le dos à qui vous pousse vers les
plus brillans idéals?... Voulez-vous faire dé notre patrie la
risée des vieux peuples ? devenir serviles, méprisables et
faibles ? être fils d'un pays qui tend l'autre joue ? d'un pays,
auquel peu importe si son drapeau flotte bravement, et qui
répond à une insulte par une note diplomatique?... Depuis trop
longtemps j'ai quitté nos rivages pour savoir quel état d'esprit
est le vôtre, mais, pour moi-même, je sais bien que je me
jetterais au milieu des obus et du feu, que je ferais face à des
périls nouveaux, et dresserais mon lit en de nouvelles privations
si notre Roosevelt commandait... Mais j'ai donné mon cœur et
mon bras pour servir, dans un autre pays, des idéals demeurés
lumineux, qui, pour vous, s'obscurcissent... Ici les hommes
peuvent tressaillir aux accens de leur hymne national parce
que la passion, qui monte dans leur Marseillaise, est la même
que celle qui enflamme les Français d'aujourd'hui. Quand le
drapeau qu'ils aiment passe, ils peuvent, le sein ému et les
yeux humides, le regarder en face, car ils savent qu'il flotte
encore par la force de leurs mains et la puissance de leur
volonté. A travers des périls sans nombre et des épreuves
inconnues, chaque homme a fait sien l'honneur de ce dra-
peau. »
Au moins, une troupe intrépide de volontaires américains
aura marché vaillamment et sera obscurément tombée pour la
bonne cause :
« ...Ceux-ci moururent pour sauver la grandeur de leur
pays; parleur mort, quelque chose, que nous pouvons envisager
ALAIN SEEGER.
453
avec iierté, a été accompli : les ricaneurs ne sont plus tout à fait
sans réplique qui, triomphans, accusaient l'Amérique intimidée
de demeurer à l'écart d'une guerre dont la liberté du monde
est l'enjeu... »
Et le poète s'attendrit : ses compatriotes suivront l'élan
héroïque. Ils n'auront pas la patience de supporter un seul jour
encore d'attente. Leur virilité se réveillera aux fiers accens de
sa lyre chantant les exploits de la France, ils écouteront la voix
du suppliant :
« 0 amisl si seulement vous vouliez voir comment une race
peut s'élever, qui n'a ni l'amour, ni la crainte de la guerre;
comment chaque homme peut .se détourner de sa tâche coutu-
mière pour que tous agissent en un ensemble parfait; comment
une nation, jalouse de son bon renom, peut demeurer fidèle à
son fier héritage I 0 amis! vous regarderiez par ici, et vous
prendriez, de la France, l'enseignement. »
Au moment où Alan composait ces vers, les journaux
d'Amérique annonçaient faussement sa mort sur le champ de
bataille en Champagne : (( Je suis navré, écrivait-il à sa mère,
de penser que vous avez soulïert ainsi. Je me serais arrangé
pour vous télégraphier après l'engagement si j'avais su que des
bruits aussi absurdes couraient. Ici nous n'avons besoin de faire
aucun effort d'imagination pour concevoir que cela ne fait
aucune différence pour rien ni pour personne, si l'un de nous
disparaît. Beaucoup d'hommes meilleurs sont morts, pourtant
le monde tourne juste de même... »
En février de cette année 1916, le poète, atteint d'une broncho-
pneumonie aiguë, dut, pour la première fois depuis le commen-
cement des hostilités, cesser de se battre : « Je suis à l'hôpital,
non pour une blessure de guerre, malheureusement, mais pour
maladie... » Il passa ses deux mois de congé de convalescence,
partie à Paris, partie à Biarritz, avant de rejoindre 3on régiment.
Alors, entre deux combats, une langueur d'amour visite sa jeu-
nesse. Une ravissante image de femme passe dans ses « Son-
nets. » Elle est drapée de beauté, illuminée de grâce mignonne,
et le héros sourit, avec une indulgente et douloureuse gravité,
aux caprices, aux petites mines, aux riants badinages, aux
façons coquettes et moqueuses de l'aimée rebelle :
« Voyant que vous n'êtes pas venue, je suis sorti seul, et
j'ai été content de faire de vous la maîtresse de ma pensée
454 BEVUE DES DEUX MONDES.i
seulement. J'ai béni le destin qui a été assez bon pour me
donner, parmi les agitations de ma vie, ce repos d'un moment,
où mes sens ont trouvé le rafraicliissement, et mon âme la
béatitude. Oh! consentez à être mon gentil amour pour un court
instant? Promenez-vous avec moi parfois. Laissez-moî vous voir
sourire. Quelque nuit, veillant sous un ciel d'hiver avant l'assaul,
ou sur un lit de douleur, ces souvenirs bénis revivront : ils
auront la vertu de me réjouir et de me fortifier. »
Tant de noblesse, tant de douceur résignée, ne touchent
point un cœur léger. Le poète ne s'attardera pas en d'amères
■supplications, le temps n'est plus où il eût tempêté et plaidé.
Comme il a appris à sa chair à maîtriser la crainte, ainsi il
enseignera à son cœur à maîtriser l'amour. Tant mieux si celle
qui eût pu faire sa joie est décidée à le rendre misérable :
« Oui! soyez fantasque, volontaire, n'ayez aucune crainte
de me blesser par des méchancetés faites ou dites, de peur
qu'une mutuelle dévotion ne rende trop heureuse ma vie, qui
ne tient que par un fil si mince, et qu'un amour partagé ne
m'énerve le cœur, avant les mois de printemps, où il me reste
une suprême partie à jouer. »
Pour un homme d'une telle sensibilité les angoisses de
l'amour restent les seules insupportables. Si le jeune héros a
pu voir sans terreur les lieux où l'on fait bon marché de la vie
humaine; si les pires carnages n'ont pas ébranlé son âme; s'il
ne s'est jamais attendri sur ses propres misères ; s'il a dormi
dans la boue entre les cadavres; s'il a mangé du pain trempé
de sang; s'il a supporté sans verser de larmes tous les martyres
de la chair, il ressent au contraire, jusqu'au tréfonds de son
être, les insoutenables supplices que l'amour de la femme peut
mettre au cœur de l'homme :
« Les sots disent que la guerre est atroce : pour moi, j'ai
toujours reconnu que rien de ce qu'elle implique n'égale l'agonie
des souffrances causées par l'amour pour celui qui aime sans
être aimé. J'ai cherché le bonheur : cela n'a été qu'un arc-
en-ciel charmant défiant toute poursuite. J'ai goûté au plaisir,
cela n'a été qu'un fruit plus beau extérieurement que doux
intérieurement. Renonçant à tous les deux, léger flocon dans le
tourbillon des armées qui avancent ou reculent, dompté par la
fatigue et le labeur, j'ai connu ce qui est le plus près du conten-
tement, car là au moins ma chair était libre du désir qui la
ALAN SEEGER.
455
tourmentait comme un laon. Transporté par la guerre loin des
déceptions, des discordes et de la meurtrière jalousie, parmi le
fracas des armes, je fus en paix. »
Dans cette paix, il ne regrette plus rien :
« Camarades, vous ne pouvez croire combien petits et falots
semblent être ceux demeurés à l'arrière, à présent que la crème
de l'humanité a été prélevée en vous. La guerre a ses horreurs,
mais elle a cela de bon, que sa dureté fait le choix, unit
les cœurs braves en une intrépide fraternité, et dédaigne
les poltrons et les imbéciles. A présent allons joyeusement
vers les grands assauts; non seulement parce que, sur un beau
champ de bataille, nous ferons face à un vaillant ennemi et à
ses engins meurtriers, mais aussi parce que nous tournerons
(les épaules méprisantes à ce pauvre monde que nous bafouons
et pour lequel cependant nous mourons. Monde de lâches,
d'hypocrites et de fous! »
« •
Alan Seeger a toujours courtisé la mort; longtemps avant la
guerre, il rêvait d'être : « allongé, mort, en un lieu désert, ou
bien là où les vagues tumultueuses des batailles laissent
derrière elles, sur les sables humides, des restes de vie agoni-
sante, quand leur flot rouge se retire... » Cette pensée de la
mort hante celui qui réclame « le rare privilège de mourir
bien. » Aux nuits d'accalmie où le grand massacre cesse d'être
proche, où les vociférations tombent, où les canons se taisent,
il songe à l'au-delà :
<( x\vec les étoiles et ses hautes pensées pour compagnes. »
Il scrute son cœur, examine sa conscience :
<( Je ne sais pas si, en risquant mes meilleurs jours, je laisse
complètement derrière moi le rêve qui éclairait mes sentiers
solitaires, rêve qu'aucun désappointement n'a rendu moins
cher. Parfois, je pense que, derrière le sommet des collines
embroussaillées de fil de fer, et derrière le brouillard, la mort
pourra tout rendre clair. Au delà de l'horreur et de la douleur
je trouverai sans doute, comme une Brunehilde encerclée de
flammes, ce qui pourra combler l'immense désir de mon cœur.
Là les braves seuls passeront, là les forts seuls arriveront. »
Et voici • Alan Seeger donne rendez-vous à la mort. Tête
456 REVUE DES DEUX MONDES.i
haute, coeur enflammé, baïonnette nue, il l'attendra galamment
sur quelque parapet disputé, au printemps, alors que l'odeur
des pommiers en fleurs embaume l'air :
(( J'ai rendez-vous avec la mort à minuit en quelque ville en
flamme... Il se peut qu'elle me prenne par la main et me mène
dans son noir repaire, et ferme mes yeux, et arrête mon souffle.
Il se peut que je passe encore à côté d'elle. Dieu sait qu'il serait
plus doux de dormir sur un oreiller de satin, dans les parfums
(le l'amour... Mais, je ne manquerai pas à la parole donnée :
j'ai rendez-vous avec la mort. »
*
* *
Ainsi, après avoir érigé son exemple comme un étendard,
Alan Seeger a cédé son âme victorieuse, et scellé de son sang le
pacte nouveau.
A présent, le silence même de l'aède d'outre-mer est un
hymne sans voix; sa croix est lumière : elle n'a pas d'ombre
sur nos champs. Entre les invisibles palmes, le feu du pacte
nouveau brûle, se révèle, se magnifie.
Vers ce feu qui flamboie sur la tombe du jeune héros amé-
ricain, ses frères s'élancent à la rescousse. A travers l'antique
Océan, sous les étoiles qui tremblent, ils naviguent et se pressent
vers la douce terre de France, qui est devenue comme un peu
de leur terre, par le sépulcre glorieux.
Jean Dornis.
REVUE SCIENTIFIQUE
LA QUESTION DU PAIN
Si l'on veut bien me le permettre, je placerai sous l'égide de
Molière la pensée qui me guide en abordant aujourd'hui la grande,
la passionnante, l'angoissante question du pain.
Lorsque le bonhomme Chrysale criait à ses pimbêches :
Je vis de bonne soupe et non de beau langage,
elles considéraient sans doute, et avec elles beaucoup de spectateurs,
qu'il disait une grosse sottise, tant l'habitude de trouver à portée de la
main, dans « le plus riche pays de la terre, » tout ce qui est nécessaire
à la vie, avait presque rendu indifférent à ce qui est précisément essen-
tiel; de même qu'à voir lever tous les jours le soleil, la plupart des
gens ont fini par oubUer que, sans lui, ils ne seraient pas là.
Il y a peu de jours, l'administration nous a invités à remphr un
document hiéroglyphique dénommé « carte de pain » dont l'existence
même, le texte et le caractère fournissent bien des sujets de médita-
tion. Prenons-en le texte d'abord : il est tellement ésotérique que je
sais des agrégés docteurs es sciences qui ont renoncé, après de vains
efforts, à le déchiffrer, et ont dû s'adresser pour cela au Champolhon
à manches de lustrine posté à cette fin au guichet de la prochaine
mairie. Par là notre bureaucratie a voulu, je pense, nous montrer
une fois de plus combien elle est habile pour compliquer les pro-
blèmes simples, ce qui évidemment compense un peu son incapacité
de débrouiller ceux qui sont compliqués.
Un autre caractère de la « carte de pain » a beaucoup frappé
4S8
REVUE DES DEUX MONDES.
tous ceux qui, audacieusement, essaient de risquer une légère pro-
jection de bon sens en ce domaine : c'est l'obligation pour chacun de
ne s'app^o^^sionne^ que chez un boulanger unique et d'avance dési-
gné. Sans parler d'autres inconvéniens résultant des déplacemens
continuels de tous les citoyens, on a réussi ainsi à supprimer d'avance
entre les boulangers cette émulation, cette libre concurrence qui seule
devait les obliger à donner à leur produit la meilleure qualité pos-
sible. A toutes les raisons inévitables que nous allons indiquer et qui
ont un peu diminué déjà la qualité de notre pain quotidien, notre
bureaucratie en a ajouté, — ou du moins voudrait en ajouter, car
heureusement tout cela n'est pas encore appliqué, — une nouvelle
très grave et qu'on eût pu et dû éviter. Les Allemands eux, ne sont
pas tombés dans cette ornière lorsqu'ils ont établi leur carte de pain.
Pourquoi donc cette sotte manie de ne pas vouloir les imiter, même
lorsqu'ils font quelque chose de sage ?
Comme on s'est moqué de l'ennemi, lorsqu'il a, peu après le début
de la guerre, étabU chez lui une carte de pain ! Que d'esprit, de plai-
sans jeux de mots, de remarques railleuses nous avons décochés sur
lui à ce sujet? N'eût-il pas mieux valu éviter la débauche faite alors
de ces projectiles fusans qui nous retombent aujourd'hui sur le nez ?
Mais c'est assez récriminer ; la leçon de prudence et de modestie se
dégage assez fortement de tout cela pour que , sans y insister, je
puisse maintenant entrer sans plus dans le corps de mon sujet.
Le pain constitue l'aliment le plus important pour les populations
européennes. Mais, de toutes, c'est la population française qui en
consomme proportionnellement le plus, et c'est pourquoi le problème
du pain est encore plus important pour nous que pour nos Alliés et
nos ennemis. Le pain entre pour près de 70 pour 100 dans lanourriture
de la majorité du peuple français. Ceci veut dire non pas qu'il consti-
tue 70 pour 100 du poids d'alimens que nous consommons, — carie
rendement utile des divers alimens est très variable, — mais cela veut
dire que le pain contribue pour près de 70 pour 100 aux 2 500 calories
journalières qui sont en moyenne apportées à chacun de nous parles
alimens, et qui servent à entretenir la température du corps et des
diverses fonctions organiques. Je rappelle, entre parenthèses, que la
calorie est la quantité de chaleur nécessaire pour élever d'un degré la
température d'un litre d'eau. En étant gros mangeur de pain, le
Français est d'ailleurs conduit par un très sage instinct, puisque le
REVUE SCIENTIFIQUE. 459
prix d'un nombre donné de calories alimentaires est actuellement, en
France, si elles sont fournies par du pain, de 2 à 3 fois moins élevé
que si elles proviennent de légumes, de pommes de terre parexemple,
et de 5 à 10 fois moins élevé que si on les demande à la viande. En
ne se nourrissant que de ^dande (pour schématiser ma démonstration,
je fais là une hypothèse qui est d'ailleurs irréalisable pour des raisons
sur lesquelles je reviendrai dans ma prochaine chronique) on dépense-
rait donc de 5 à 10 fois plu» qu'en ne se nourrissant que de pain.
Ces chiffres montrent donc, d'une part, que le pain est notre ali-
ment primordial, d'autre part, qu'il est bon qu'il en soit ainsi.
En temps de paix, et dans les années qui ont précédé 191-4, pour
satisfaire à son énorme consommation de pain, la France avait besoin
d'environ 92 millions de quintaux de blé, dont elle produisait elle-
même à peu près 86 millions. La très faible différence de 6 millions
de quintaux nous était fournie par l'importation. La France était, avec
la Russie, la seule des grandes nations européennes qui pût, au point
de vue du blé, se suffire à peu près à elle-même.
Cette situation a malheureusement cessé. En 1915 la France n'a
produit que 60 millions de quintaux de blé, en 1916, 58 millions, et
d'après des renseignemens récens, la production de 1917 atteint à
peine -40 millions de quintaux, soit moins de la moitié de la quantité
nécessaire d'après les données de naguère.
Il n'entre point dans mon sujet d'examiner les causes de ce grave
déficit, sur certaines desquelles j'ai déjà attiré l'attention ici même,
prêchant un peu dans le désert, il y a deux ans : diminution de la sur-
face cultivable (à cause de l'invasion des riches départemens du Nord)
et cultivée, à cause du manque de main-d'œuvre et de prévoyance dans
son remplacement par la motoculture ; diminution du rendement à
l'hectare provenant notamment du manque d'engrais, et passé de
18 quintaux à l'hectare en temps normal, à 11 en 1916, alors que ce
rendement moyen était pourtant déjà en temps de paix très inférieur
à sa valeur en Allemagne et surtout en Danemark. A cette cause de
déficit, il en faut ajouter d'autres qu'on eût pu éviter encore plus faci-
ment,si on avait mieux prévu, c'est-à-dire mieux gouverné : principa-
lement le prix du blé qu'on a maintenu obligatoirement très bas, alors
que le prix de toutes choses augmentait, si bien que, d'une part, les
paysans ont trouvé leur avantage à remplacer la culture du blé par
d'autres plus rémunératrices, et que, d'autre part, le peu de blé qu'il
leur restait a été souvent employé par eux à la nourriture du bétail,
parce qu'ils pouvaient vendre plus cher les autres céréales et produits
4G0 REVUE DES DEUX MONDES.
destinés normalement à cet usage. On s'est décidé, — mieux vaut
tard que jamais, mais mieux encore eût valu plus tôt, — à faire ici
un récent progrès en fixant à 60 francs le prix du blé de 1918. Ce prix
est encore de beaucoup inférieur à celui auquel revient le blé améri-
cain rendu à nos ports. C'est par suite d'un phénomène analogue que
les disponibilités exotiques en froment ont été déficitaires cette
année, les agriculteurs en Argentine, par exemple, ayant souvent
préféré laisser manger leur blé en herbe par le bétail dont ils tiraient
un bénéfice pius élevé.
A toutes ces raisons de déficit, il faut ajouter le gaspillage du pain
aux armées et dans les corps de troupes de l'intérieur, dont tous ceux
qui sont soldats ont été souvent scandalisés et qu'un peu d'organisa-
tion et des mesures stimulatrices très faciles à imaginer auraient pu
et pourraient encore diminuer beaucoup.
Tel est l'aspect actuellement assez inquiétant du problème de notre
appro\'isionnement en blé : je n'ai pas le désir do montrer aujourd'hui
comment on devrait en améliorer la solution en intensifiant la pro-
duction qui ne court aucun risque, bien plus qu'en comptant sur
l'importation de plus en plus aléatoire.
C'est un autre aspect de la question que je voudrais aujourd'hui
examiner, et qui est celui-ci : Étant donné la quantité limitée de blé
dont nous disposons, quelle est la meilleure manière d'en tirer parti,
d'en obtenir le rendement le plus profitable? Quel est le meilleur
mode de placement de notre capital-blé, étant donné que ce capital a
beaucoup diminué? Ne peut-on pas en quelque manière compenser sa
diminution quantitative par une amélioration qualitative de sun
usage? Quelle est en un mot la manière de tirer d'une quantité limitée
de blé le plus possible de nourriture utile au pays ?
Afin précisément de compenser en partie la diminution de notre
provision de blé, des mesures législatives et gouvernementales ont,
à diverses reprises depuis la guerre, réglementé d'une manière de
plus en plus sévère le taux de blutage des farines. Je m'explique
d'abord sur ce mot, mot technique, naguère banni des conversations
mondaines même les plus averties, que plus d'un lettré ignorait sans
doute, et qui est en passe de devenir un des mots essentiels de la
langue en tant qu'elle exprime nos pensées dominantes.
Le blé broyé en fmes particules entre les meules ou les cylindres
de la meunerie peut fournir différentes espèces de farines suivant
que les diverses parties qui constituent le grain de froment y entrent
en proportions différentes, en totalité ou en partie.
REVUE SCIENTIFIQUE.
461
Le grain de blé est constitué schématiquement de la façon sui-
vante : une partie centrale, l'amande farineuse constituée surtout par
de l'amidon, dont le broyage fournit de la farine blanche et très fine ;
une partie périphérique entourant cette amande, formée de cellules à
aleurone et renfermau*^ surtout des substances azotées ; dans une
partie excentrique de cette couche de cellules à aleurone se trouve le
germe ou embryon du grain de blé qui contient, outre de l'amidon et
de la cellulose, des matières minérales et des matières grasses à pro-
priétés excitantes pour l'intestin; enfin tout le grain est entouré d'une
enveloppe de cellulose qui est, comme on sait, une substance com-
plètement indigeste à l'homme.
Les opérations de la meunerie ont pour but d'une part de pulvé-
riser l'amande farineuse du grain de blé, d'autre part de séparer plus
ou moins bien la farine ainsi obtenue des débris, également pulvérisés
dans l'opération, des enveloppes du grain. On estime en général que
l'amande farineuse de celui-ci représente environ 83 pour 100 en
moyenne du poids total du grain. A la vérité, les auteurs ne sont pas
particulièrement d'accord sur ce point, les uns adoptant plutôt le
chifTre 80 pour iOO, d'autres celui de 85 pour 100. Adoptons donc le
chiffre moyen de 83 pour 100. Si la meunerie pouvait séparer rigou-
reusement les diverses couches du "grain, on ipourrait obtenir de la
farine blanche à 83 pour 100; mais cet idéal n'est pas réalisable parce
que la meunerie pulvérise à la fois et simultanément l'amande et les
enveloppes ; certes les enveloppes fournissent en moyenne des parti-
cules plus grosses que l'amande sous un broyage donné, mais il n'en
est pas moins vrai que si on les sépare les unes des autres en les
tamisant, comme on fait dans les minoteries, la farine blanche
contient toujours quelques fragmens d'enveloppes et les « issues, »
c'est-à-dire ce qu'on a séparé de la farine, contiennent parallèlement
quelques particules de farine.
Or, la farine blanche est parfaitement digérée ; les « issues » ne
le sont qu'imparfaitement, et d'autant moins qu'elles sont constituées
plus exclusivement par les couches extérieures du grain très riches
en celluloses et qui, pulvérisées, s'appellent les « sons. » — Et la ques-
tion se pose alors : de cent kilogs' de blé, combien faut-il extraire de
farine et combien d'issues ? Ces issues, ces sons ne sont pas jetés d'ail-
leurs et contribuent pour une très large part à la nourriture du bétaU.
Autrement dit, et pour parler le langage des spécialistes, à quel
taux faut -il bluter la farine, ce que les appareils de meunerie mo-
derne permettent d'ailleurs da réglera volonté?
462 REVUE DES DEUX MONDES.,
Avant la guerre, la farine à pain blanc ordinaire était blutée à
70 p.lOO en\'iron, c'est-à-dire que de 100 kilogs de blé ou extrayait
70 kilogs de farine et 30 kilogs d'issues destinées aux animaux. Cette
farine était très blanche, car elle ne contenait pour ainsi dire que des
parcelles de l'amande.
Le 16 octobre 1915, une loi a obligé les meuniers à ne vendre
qu'une seule quaUté de farines blutés à 74 p. 100. D'autres lois sont
intervenues ensuite portant ce taux à 77 p. 100 le 25 avril 1916, puis
à 80 p. 100, 29 juillet 1916. Enfin est survenu le fameux décret du
3 mai 1917 pris par M. Viollette, alors ministre du ravitaillement,
décret qui est cause de toutes les discussions actuelles et qui portait
uniformément à 85 p. 100 le taux du blutage imposé à tous les
meuniers, c'est-à-dii'e qui les obligeait à extraire de 100 kilogs de blé
à eux fournis, 85 kilogs de farine. Une décision récente de la Cour de
Cassation qui remet tout en question \ient d'ailleurs d'enlever toute
valeur légale à ce décret.
Mais, me dira-t-on, quel peut être l'intérêt pratique de ces petites
différences, et y a-t-il là de quoi justifier toute l'agitation passionnée
qu'elles ont créée dans les sociétés savantes, à la Chambre et jusque
dans le public ? Un mot suffira pour répondre à cette qviestion : si la
France dispose l'année prochaine de 60 millions de quintaux de blé (en
admettant que 20 millions importés pourront s'ajouter aux 40 millions
de la récolte), c'est près de dix millions de quintaux de pain enp'us
qu'on aura gagné en passant du blutage à 70 au blutage à 85 p. 100.
Plus on augmente le taux du blutage, plus on augmente, — et de
quantités énormes par chaque fraction centésimale de blutage,— la
quantité disponible de farine panifiable. Si toutes les farines, quel
que soit leur taux de blutage, fournissaient des résultats identiques
pour l'ahmentation du pays en pain, il est évident qu'U n'y aupit
aucune raison pour ne pas souhaiter l'emploi de blutages de plus en
plus élevés, puisque la quantité de pain produite en est augmentée.
Maïs tous ces pains ne se valent pas, et c'est de là précisément qu'ont
surgi toutes les discussions actuelles entre physiologistes, meuniers,
boulangers, médecins, discussions dont je voudrais maintenant indi'
quer l'état présent et que le public suit passionnément, parce que la
quaUté et la quantité (je devrais dire, peut-être la quotité) de son pain
quotidien en dépendent.
* *
Une première chose est certaine, c'est que la nation avait très bien
REVUE SCIENTIFIQUE.
463
accueilli toutes les augmentations successives de blutage jusqu'au
3 mai dernier. Le pain à 80 pour 100 qu'on nous servait alors était
g*3néralement considéré comme excellent, et c'est à peine si on
remarquait sa couleur un peu moins blanche, un peu plus bise, plus
grise que celle du pain d'avant. Au contraire, dès qu'à la suite du
fameux décret lancé à la date précitée, le blutage a été porté à
85 p. 100, c'a été le fameux pain que nous avons tous connu depuis
cette époque, et dont, surtout au début, beaucoup de gens se sont
plaints amèrement, tant au point de vue du goût que des effets
pathologiques qu'on lui attribuait.
Mais avant d'aller plus loin et de rechercher si ces griefs étaient
fondés, et si on peut y remédier ou s'il vaut mieux revenir aux pra-
tiques antérieures, une remarque préliminaire s'impose : ce qui a
peut-être le plus mécontenté les consommateurs depuis l'été dernier'
ce n'a pas été tant la qualité généralement médiocre du pain que la
variabilité déconcertante de cette qualité. Il arrivait et il arrive
encore, quoique un peu moins, que le pain soit bon ou mauvais, acide
ou agréable, léger ou indigeste, suivant qu'on le prend dans une bou-
langerie ou dans une autre, ou même, selon le jour, chez le même
boulanger, et surtout selon les régions de la France dans lesquelles
on se trouve.
Cette variabilité, en apparence capricieuse, était bien faite pour
choquer la population française, pour qui l'égahté devant les petits
sacrifices qu'exige la guerre est une des choses les plus chères.
Or, la cause de tout cela était précisément, — chose paradoxale, —
le décret du 3 mai, qui avait pour but d'obtenir un pain uniforme et
qui avait fixé pour le blutage de toutes les farines le taux unique
de 85 pour 100.
C'était aller justement contre l'objet qu'on se proposait, car on
n'avait oublié qu'une chose : c'est que 100 kilos de blé ne contiennent
pas toujours la même proportion de farine et de son. Cela dépend
d'aLord de l'épaisseur de l'enveloppe qui varie suivant le pays d'ori-
gine du froment; cela dépend aussi de la forme même du grain, car
il est clair que les grains ronds contiennent proportionnellement plus
de farine que les grains allongés, même si l'enveloppe a la même
épaisseur. Cela résulte de cette propriété géométrique bien connue
que, de tous les corps, la sphère est celui qui a par rapport à sa sur-
face, le plus grand volume.
C'est ainsi que les blés à grosse enveloppe et de forme allongée
(genre Plata) donnent, même si on ne les blute qu'à 80 pour 100, une
4G4 REVUE DES DEUX MONDES.
farine moins blanche que les blés ronds à enveloppe mince (comme
ceux qui viennent d'Australie et des Indes), blutés même à 85 p. 100.
Les pro\inces, comme le Bordelais, qui avaient reçu des blés
de cette dernière catégorie ont donc eu du pain très supérieur à celles
qui avaient reçu du blé de la première, précisément parce que le
blutage était le même. En effet, H n'est aujourd'hui contesté par per-
sonne que, plus le pain contient de son, plus il prend facilement un
goût acide et désagréable, que cette acidité soit d'ailleurs produite
par les impuretés que porte la surface extérieure du grain, par les
fermens diastasiques que contiennent les cellules à aleurone de l'en-
veloppe, ou par les deux causes à la fois.
Il y a une autre raison encore à cette variabilité du pain : un
grand nombre des blés fournis aux meuniers contenaient, au moment
de la soudure, des corps étrangers (en particulier des graines variées,
ivraie, nielle, etc.) Or, ces graines étrangères sont à peu près totale-
ment éliminées dans les opérations de la meunerie. Il n'en reste pas
moins que, si on obUge un meunier à extraire 85 kilogs de farine
de 100 kilogs de blé contenant, par exemple, 12 pour 100 d'impuretés,
U. sera obligé d'ajouter une quantité accrue de sons, sous peine
d'enfreindre le décret ministériel, et U blutera en réalité à 97 pour 100.
Le pain obtenu ainsi contiendra donc beaucoup trop de substances
indigestes et génératrices d'acidité.
Or, tel a été précisément le cas d'une partie des farines fournies
pendant plusieurs semaines à la région parisienne.
Ainsi on est amené logiquement à cette conclusion à laquelle, tout
récemment, à la Chambre, s'est rallié M. Long, le nouveau ministre
du ravitaillement : que l'uniformité du taux du blutage est une
erreur et qu'il faut, si l'on veut fournir au pays un pain de qualité
uniforme et contenant la même proportion de son, établir au contraire
des blutages variables, selon la qualité des blés fournis à la meu-
nerie. Il doit être entendu d'ailleurs que ces blés doivent être
nettoyés, propres, exempts de tous corps étrangers, les seuls qui
puissent être additionnés à la farine étant éventuellement les succé-
danés acceptables du blé, comme le maïs et le riz, dont la produc-
tion et le transport rencontrent d'ailleurs les mêmes difûcultés que
ceux du froment.
Enfin, je ne saurais passer sous silence une troisième cause de la
variabilité constatée de la qualité du pain : quelques boulangers, heu-
reusement très rares, ont tamisé les farines quileur étaient fournies et
obtenu ainsi, d'une part, de la farine plus blanche destinée à des res-
REVUE SCIENTIFIQUE. 465
taurans privilégiés ou à la pâtisserie, d'autre part de la farine des-
tinée au pain du reste de la clientèle et qui se trouvait ainsi blutée à
beaucoup plus de 85 pour 100. Ces fraudes exceptionnelles peuvent
être d'ailleurs facilement démasquées.
Étant donc entendu que les blutages doivent être variables, tout
en oscillant autour d'un certain taux moyen, ce blutage moyen doit-
il être de 85 pour 100, comme le voulait M. Viollette, ou doit-il être
amené à 80 pour 100? Ceci est une autre question et fort délicate.
Les discussions, les expériences, les calculs auxquels elle adonné
et donne encore lieu, au sein des diverses compagnies savantes, et
notamment de l'Académie de médecine, et de cette institution; si utile
et encore trop ignorée qui s'appelle la Société d'Hygiène alimentaire,
sont véritablement passionnantes, autant au point de vue pratique
qu'au point de vue de la science pure. Et que peut-n y avoir de plus
digne d'intérêt, que lés choses qui touchent ainsi à la fois à ces deux
pôles de la connaissance ?
Cette controverse d'ailleurs n'est pas neuve. Il y a bien longtemps
déjà qu'elle créa contre Parmentier et Sage des polémiques non
exemptes d'acidité (il y a toujours de l'acidité en cette affaire). —
Si cette dispute rebondit à nouveau sur le tremplin de l'actualité,
c'est qu'elle peut, dans une large mesure, influer sur l'issue même de
la guerre ; c'est aussi que des expériences et des calculs très récens
permettent de l'aborder avec plus de précision.
D'abord, une erreur assez communément répandue, même parmi
les spécialistes, a été rectifiée. 11 y a peu de jours encore, M. Cornu,
secrétaire général de l'Association nationale de la Meunerie, écrivait,
dans une étude par ailleurs fort intéressante, que « si la popula-
tion française consommait du pain bis au lieu de pain blanc, elle
devrait, pour obtenir le même rendement alimentaire, consommer au
minimum sept millions de quintaux de plus. » Or, il est prouvé que
c'est là une opinion manifestement erronée.
Cela a été établi avec une force particulière par M. le professeur
Lapicque, en partant des résultats des expériences très récentes du
physiologiste américain Snyder.
Ces expériences, sur lesquelles je ne puis, faute d'espace, donner des
détails techniques, établissent, d'une part, qu'à mesure qu'on élève le
taux de blutage, le pouvoir nutritif d'un poids donné de pain, c'est-à-
dire le nombre de calories utilisées fourni, diminue ; d'autre'part, que
la quantité de pain fournie par un poids donné de blé augmente telle-
ment avec le taux du blutage, qu'en dépit de la constatation précc-
TOME XLII. — 1917. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
dente, elle suffit à compenser, et au delà, la diminution de pouvoir
nutritif par unité; finalement donc, la quantité de calories fournies à
l'homme par tout le pain qu'on peut tirer de 100 kilos de blé est
plus grande, si ce blé est à blutage élevé. — D'après cela, il y aurait a
'priori intérêt à utiliser le blé à 100 pour 100 de blutage, c'est-à-dire
sans rejeter rien des issues de meunerie, du son.
Or, on ne le fait pas, et personne ne propose de le faire. Pour-
quoi? C'est que les blutages très élevés présentent d'autre part cer-
tains inconvéniens dont nous allons parler, etsiir lesquels les partisans
des blutages ne dépassant pas 80 pour 100 ne manquent pas d'insister :
1" La conclusion qu'on peut tirer des expériences de Snyder rela-
tives au meilleur rendement alimentaire des blés, lorsqu'on les blute à
un taux élevé, ne serait rigoureusement juste que si on utilisait aussi
bien (pour prendre les chiffres sur lesquels on discute) le pain à
8o pour 100 que le pain à 80 pour 100. Or, il semble bien que tel
n'est pas le cas : en particulier, il semble qu'on gaspille et surtout
qu'on ait gaspillé cet été beaucoup plus le premier. Dans certains
quartiers de Paris, les ordures ménagères contenaient, il y a peu de
temps, en moyenne jusqu'à 6 pour 100 du nouveau pain; un autre
indice de ce gaspillage a étécherché dans le fait que le commerce des
croûtons de pain destiné aux animaux est devenu beaucoup plus floris-
sant, en particulier dans les environs de Paris où le son manquait;
2" Les adversaires des blutages élevés se sont demandé si le petit
bénéfice énergétique fourni par ces blutages n'est pas contre-balancé
par le travail plus considérable que l'intestin doit fournir pour éli-
miner les résidus considérablement accrus de la digestion et qui,
lorsqu'on passe du pain à 80 pour 100 au pain à 85 pour 100, ont un
volume quadruplé. M. le professeur Gabriel Bertrand, en particulier,
a fait sur ce sujet une intéressante communication à l'Académie des
Sciences. Malheureusement, il faut convenir que les données expéri-
mentales manquent qui permettraient de faire sur ce point un bilan
numérique et de prononcer à cet égard; la question n'en est pas moins
posée avec toutes ses conséquences ;
3" Enfin, on a objecté que les millions de quintaux de son que l'on
récupérerait en revenant à un blutage plus faible sont utiles à l'alimen-
tation du bétail et seront plus nécessaires s'ils sont mangés par lui
que par nous, parce que les ruminans digèrent et assimilent le son
et les cellules à aleurone incomparablement plus et mieux que
l'homme.
Les partisans du maintien à 85 pour 100 du blutage moyen du
REVUE SCIENTIFIQUE. 467
froment n'ont pas manqué de répondre à leur tour et sous diverses
formes aux objections précédentes (dont la seconde d'ailleurs doit
être laissée hors de discussion, faute de bases numériques d'apprécia-
tion), et ils l'ont fait d'une manière qui ne laisse pas d'être impres-
sionnante :
Il est certain que les issues de la farine blutée à 80 pour 100
contiennent encore une bonne part de farine assimilable à l'homme
et dont on récupère la plus grande partie en portant le taux d'extrac-
tion à 80 pour 100. En le poussant plus loin, on n'augmente guère le
bénéfice, "car on finit par ne plus ajouter à la farine que des gros sons
complètement inassimilés par l'homme et constitués uniquement de
cellulose. Mieux vaut laisser ces gros sons aux animaux qui en tirent
parti. Mais ne serait-ce pas folie de diminuer le blutage actuel sous
prétexte de ne pas toucher à une des sources d'alimentation du
bétail? Les quantités importantes de farine blanche mêlée au son
qu'on donnera ainsi aux animaux seront perdues pour l'homme, et
est-il permis de mettre en balance sa nourriture et celle du cheptel,
alors que d'une part chacun sait que notre alimentation peut sans
inconvénient être beaucoup moins carnée (je reviendrai là-dessus
dans ma prochaine chronique); alors qu'en outre les meilleurs ren-
demens en viande obtenus par l'élevage ne dépassent pas 20 pour 100,
et qu'en définitive le ravitaillement carné est secondaire à côté du
ravitaillement en pain, qui est capital?
Reste la question du gaspillage du pain à 85 pour 100, qui est
incontestable; elle est certainement liée au goût désagréable, à
l'acidité fréquente du nouveau pain, qui le rend parfois tout à fait
impropre à la préparation de cette soupe qui est la nourriture princi-
pale de nos paysans.
Cet aspect du problème a tout particulièrement attiré l'attention
du professeur Lapicque et de son collaborateur le docteur Legendre;
ils ont senti que le maintien du taux de blutage moyen de 85 pour 100,
dont l'utilité par ailleurs leur semblait certaine, n'était souhaitable
et possible qu'à la condition de supprimer ces causes de gaspillage et
de dégoût. Ils se sont donc proposé d'améliorer le goût du pain à
85 pour 100, en particulier d'en atténuer, d'en supprimer même
l'acidité. Pour cela, ils se sont attaqués au problème de la panili-
cation elle-même, et leurs travaux à cet égard sont d'un haut intérêt;
Le procédé auquel ils sont parvenus finalement est aujourd'hui
bien connu sous le nom de procédé à la chaux. 11 consiste tout sim-
plement à utiliser en boulangerie dans le travail des levains et do la
468 REVUE DES DEUX MONDES.
pâte, au lieu d'eau ordinaire, de l'eau de chaux. Celle-ci est préparée
par un procédé très simple et ne peut jamais contenir, étant donné la
très faible solubilité de la chaux, plus de 1 pour 1000 de ce corps,
c'est-à-dire une quantité parfaitement inoffensive pour l'organisme.
Cette solution très diluée de chaux agit sur le pain comme un alcali,
et, d'après les résultats publiés, en atténue et même en supprime
l'acidité, et, d'autre part, en améliore la conservation.il y a là assuré-
ment un progrès très intéressant; leurs auteurs ont appelé « pain
français » le pain ainsi obtenu, et quels que puissent être les résultats
ultérieurs des expériences de longue haleine qui ne manqueront pas
de rechercher quel est exactement le mode d'action microchimique
de cette méthode nouvelle, elle constitue, à coup sûr, une contribution
heureuse à la solution des problèmes alimentaires que nous pose la
défense nationale.
Cela ne veut nullement dire d'ailleurs que le problème général
posé ci dessus puisse être considéré comme tout à fait résolu. Certes,
si l'on veut conserver le blutage moyen au minimum de 80 pour 100,
il n'est admissible qu'à la condition de rejoindre le procédé panifica-
teur de MM. Lapicque et Legendre.
Mais même dans ces conditions, la question reste soumise au gou-
vernement et au gouvernement seul, — car elle englobe des contin-
gences étrangères à la science pure, — de savoir si, étant donné l'élat
du cheptel, celui de nos cultures et de nos approvisionnemens, les
prévisions politiques relatives à la durée et à la tournure prochaine
de la guerre, il convient oui ou non de revenir à un taux moyen de
blutage inférieur à 85.
A cet égard, la décision du gouvernement ne se trouvera ni liée
ni préjugée parle décret du 3 mai 1917, puisqu'une décision prise il
y a quelques jours par la Cour de Cassation indique que ce décret ne
saurait avoir force de loi et entraîner des pénalités contre les
meuniers qui s'en sont tenus au régime légal, antérieur,* du blutage
à 80.
Rien ne montre mieux l'importance de la décision qui sera prise,
que cette remarque saisissante de M. Lapicque : si l'on arrivait à per-
suader aux États-Unis qu'ils ont intérêt à remplacer leur pain blanc
actuel par du pain à 85 pour 100, cela rendrait disponible chez eux
presque de quoi nourrir la France entière. Mais avons-nous vraiment
les élémens nécessaires à cette démonstration?
Charles Nordmann.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Tout se tient, se complète ou se compense dans cette guerre
(( colossale : » victorieux sur les bords de l'Yser, le maréchal sir
Douglas Ilaig félicite à bon droit le général Allenby des succès rem-
portés à Bir-es-Seba et à Gaza. A plus forte raison encore pour des
armées qui opèrent en liaison : leurs chances font bloc en une même
fortune. Ainsi de Faction menée par l'armée britannique, avec
l'armée Anthoine, dans les Flandres, et de notre dernière bataille de
l'Aisne, dont le tableau porte définitivement plus de 11 000 prison-
niers faits et près de 200 canons enlevés. Mais ce butin ne mesure
pas, n'exprime pas à lui seul toute l'importance de la défaite alle-
mande. L'état-major impérial et son quartier-maître Ludendorff
ont beau envelopper l'aveu des commentaires et explications d'usage :
recul stratégique, repli élastique, retraite volontaire, manœuvre
savante; le fait crie, malgré eux, plus haut qu'eux, et le fait est que
les Allemands nous ont abandonné leurs positions de la vallée de
l'Ailette. Nous sommes désormais les maîtres de ce Chemin des
Dames, si âprement disputé durant de si longs mois, depuis LafTaux
jusqu'à Corbény, par delà la forêt de Vauclerc ; et, de cette crête,
nos vues s'étendent au loin. Ce que l'ennemi vient de nous céder
là, ce n'est pas seulement un lambeau précieux de notre territoire,
enfin hbéré ; c'est un signe et un gage de notre supériorité militaire
qui chaque jour s'affirme et grandit. Réjouissons-nous-en sans
réticence, et de tout cœur féhcitons-en les chefs éminens et les vail-
lantes troupes de qui ce beau résultat couronne aujourd'hui le patient
effort. Que les numéros de leurs divisions et de leurs régimens, à
défaut de leurs noms inconnus, soient inscrits, au-dessous du nom
du général Maistre, dans le Livre d'or de la patrie ! Le gouvernement
s'est empressé de leur rendre hommage : c'est justice, mais remon-
tons un peu, car ce n'est que la moitié de la justice.
470 REVUE DES DEUX MONDES,
Depuis le matin du 16 avril, où se « déclencha » l'ofTensive, que
de jours se sont écoulés, dont chacun, nécessairement, a été marqué
par des sacrifices obscurs et sans avantage immédiat! Peu à peu, par
petites sommes, qui ne pèsent leur vrai poids qu'au total, nous avons
payé, à l'avance, le grand profit que nous réalisons. Qui sait si, dès le
printemps, plus de confiance en nous et de persévérance ne nous
aurait pas conduits plus vite au même point, et nous aurait coûté
plus cher? Il ne s'agit ni de récriminer, ni d'opposer les méthodes
aux méthodes, encore bien moins les hommes aux hommes, ce qui
serait tout ensemble absurde et dangereux. Comme on l'a lait
remarquer, il y a un temps pour les Scipion, et un temps pour les
Fabius : il y a même des momens où il faut que Scipion s'apaise en
Fabius, ou que Fabius s'anime en Scipion. Si l'on veut que le destin
ne change pas, il faut savoir changer avec les temps et les choses,
mais c'est la raison, l'expérience, le coup d œil, qui doivent en être
juges, non l'impression ou le caprice ; cela ne peut être une affaire
de nerfs. Sur la manière dont fut arrêtée cette offensive du 16 avril
qui contenait tant de promesses, et sur les motifs pour lesquels elle
le fut, il reste à établir une responsabihté, aumoms moitié et histo-
rique. Ce n'est pas, encore une fois, par une fureur impie de critiquer
et de condamner, mais par besoin et par devoir de dégager la leçon
nécessaire.
L'erreur, dans un tel cas, eût pu être désastreuse, c'est-à-dire
proprement génératrice de désastres. On n'en saurait exagérer le
dommage, direct et indirect. Directement, il y a riné\atable usure
des corps et des âmes, qui, pour être, en des corps endurcis, des
âmes héroïques, n'en demeurent pas moins, au bout de trois ans
passés de guerre, des âmes et des corps de commune humanité. Si
bien que la perte ne se borne pas à ce qui se compte, et qui déjà ne
compte que trop : tués, blessés ou disparus ; mais qu'il y a, en outre,
le déchet des invisibles, des impondérables, si puissans en réalité,
qui échappent aux statistiques. Indirectement, notre attaque large-
ment conçue, franchement poussée, avait permis à Kerensky, à Brous
siloff, à Koinilofî, de rallumer la flamme vacillante, et presque
éteinte, de l'armée russe. Elle est retombée dès qu'en forgeant et
répandant nous-mêmes la légende de notre échec, nous avons fourni,
à ceux qui guettent, contre nous, ou simplement contre la,continua-
tion^de la guerre, toutes les occasions, un prétexte de dire : « Ajquoi
bon?jiVoyez les Français. Leurs tentatives n'aboutissent à rien. » Si
la flamme, mieux alimentée, s'était élevée etjélargie, peut-être eût-
REVUE. — GHRONIQUBj. 471
elle, de son feu purificateur, dévoré l'affreuse anarcliie où sedissoutj
au pire détriment de l'Entente, l'un des plus formidables parmi les
Alliés. De même TolTensive d'avril avait empêché les Austro-Allemands
d'exécuter, sur le fiont italien, le coup de longue date prémédité et
préparé par Conrad de Hœtzendorff, revu et corrigé par Hindenburg.
L'Italie y avait gagné, et l'Entente, bien entendu, y avait gagné avec
elle, la liberté de mouvement qui avait porté ses troupes, de l'autre
côté de l'Isonzo, sur le plateau de Bainsizza, entre les routes de
Laybach et de Trieste.
Ni directement ni indirectement, on ne saurait donc alléguer que
l'offensive du 16 avril n'avait pas eu d'hem'eux effets et que son
abandon n'a pas eu de regrettables conséquences. Il s'agit, disons-
nous, de fixer une responsabilité historique. L'heure n'en est pas
venue, mais elle viendra. En attendant, ne craignons pas de
dénoncer la fameuse maxime, ou la maxime, faussement appliquée,
qui traîne à travers tout cela. « Au Gouvernement, prétend-on, — et
c'est vrai, — appartient la direction politique de la guerre. » C'est
vrai ; mais à la condition d'abord qu il y ait un >< gouvernement, » et
qu'ensuite il ne revendique, de la guerre, que la direction « poli-
tique. » Or, chez nous en particulier, quand un ministère s'est mêlé
de la guerre, il l'a fait précisément là où il eût dû s'abstenir avec
le plus de scrupule, en intervenant non dans la politique, qui était
son domaine, mais dans la stratégie, qui lui était fermée. Et, d'une
façon générale, un des points les plus faibles entre toutes les faiblesses
des gouvernemens de l'Entente, a été que nulle part, à peu près, —
sauf en Italie, où l'on a pourtant commis la faute de croire que
Trieste ne serait rachetée que sur le Carso, comme nous avions cru
que l'Alsace ne serait reprise qu'à Mulhouse, et comme la Roumanie
avait cru que la Transylvanie ne serait conquise que sur le Maros, —
nulle part, il n'y a eu une politique de guerre; jamais la politique n'a
guidé, inspiré, orienté la stratégie ; jamais elle ne lui a montré un
but, en lui laissant le choix des moyens.
On voudrait le dire avec ménagement; mais, dans cette guerre,
les gouvernemens ont fort peu pensé. Peut-être parce qu'ils man-
quaient de renseignemens, ils ont manqué d'imagination. Mais, dans
la poUtique de la guerre, comme ailleurs, manquer d'imagination,
c'est être privé d'esprit d'initiative. A deux reprises, il eût fallu
en avoir. Il eût fallu savoir et voir que, l'État magyar étant l'épine
dorsale delà Monarchie austro-hongroise, on devait, si militairement
on le pouvait, pendant que la Serbie était intacte, tâcher d'aller à Bu-
472 REVUE DES DEUX MONDES.
dapest briser les reins de la double Monarchie. Ensuite, il eût
fallu savoir et voir que, l'Autriche étant la partie molle, l'organe
débile de la coalition de l'Europe centrale, on devait, si c'était pos-
sible militairement, aller aider l'ItaUe à essayer, sur les plans de
1797, par un autre Leoben, à quelques lieues de Vienne, d'atteindre le
cœur de la coalition. C'étaient des objectifs que la politique aurait
dû donner pour étude à la stratégie ; hors Salonique, où nous nous
sommes aussitôt immobilisés, et qui perdait ainsi la plus grande part
de sa valeur,ellene lui a indiqué ni ceux-là, ni d'autres. Elle s'est con-
tentée de pratiquer cette forme rudimentaire de la lutte, qui consiste
i repousser lorsque l'on est poussé ; de suivre l'adversaire où il lui a
plu d'appeler; lui cédant, sans le lui disputer, le bénéfice du terrain
et de la surprise, ne tirant de la formule, qui eût pu être féconde:
« l'unité d'action sur un front unique, » qu'une dédicace à mettre au
bas d'une photographie. L'itahe expie maintenant ce manque d'imagi-
nation et ce manque de coordination.
C'est nous qui [aurions dû, ce sont les forces combinées de l'En-
tente qui auraient dû, avant que l'Autriche, appuyée par l'Allemagne,
redescendît dans les plaines d'où elle avait été chassée, nous ouvrir la
voie vers Laybach. Il est trop tard, à présent. L'avalanche ger-
manique a de nouveau roulé des Alpes de Carinthie et des Alpes car-
niques. Elle a englouti, du même coup ou en deux coups, Cividale et
Udine, tout le Frioul vénitien. L'invasion s'était amassée à loisir, der-
rière une muraille de montagnes que les a\ions ne survolaient pas.
Quand le personnel et le matériel en ont été assemblés, le chef
est venu. L'archiduc Eugène, généralissime nominal? Le maréchal
de Mackensen, conseiller secret? Certainement le général prussien
Otto von Below. Combien de di^^.sions? Les premières dépèches ont
annoncé la présence de vingt-trois à vingt-cinq divisions allemandes,
plus quatre di^dsions bulgares et deux di\asions turques, s ajoutant
à tout ce que rendait disponibles, de troupes austro-hongroises, la
défaillance du front russe et la stabilisation du front roumain. En y
regardant de près, on n'aperçoit guère, comme ayant été engagées,
ayant pu être sûrement identifiées, que de cinq à neuf divisions alle-
mandes et six divisions austro-hongroises. Mais leur irruption a été
foudroyante. Elles se sont précipitées des sommets, par les gorges,
dans les conques où elles ont bousculé les élémens épars de la
deuxième armée italienne, dont certains élémens, au jugement
même du général Cadorna, ne leur auraient pas opposé la résistance
qu'elles devaient rencontrer, mais dont certains autres, une fois remis
BEVUE. GHROiNIQUB» 473
du premier choc, bersaglieri et cavaliers, lesrégimens de Gênes et de
Novare en particulier, se sont généreusement sacrifiés, quelques-uns
jusqu'au dernier homme. Cependant, toute la ligne, se trouvant
ébranlée par la brèche relativement étroite qui y avait été faite, et
les derrières ou les flancs menacés, la troisième armée, celle du duc
d'Aoste, s'est vue contrainte d'évacuer sans combat les positions du
Carso qui lui rappelaient chacune tant de misères et tant de gloires.
Représentons-nous le pays. On en a une ancienne description,
brève, vigoureuse et fortement expressive. « La région du Frioul
commence à une plaine qui est auprès de la mer, et incontinent
croissant petit à petit en coteaux, est à la fin enlevée en montagnes
très hautes, qui closent presque tellement les limites de tous côtés,
que ce semble un théâtre de voir le plat pays ainsi remparé de ces
montagnes, ainsi comme d'un mur; ayant seulement une étroite ou-
verture d'un côté, par où on entre, comme par une porte, sur le pas-
sage de la rivière l'Isonzo, quand on vient de Trévise. Les Alpes
serrent aussi les autres limites partout, tellement qu'il n'y a point
d'accès sinon par les ports de mer, ou par les plaines des montagnes,
ou par le sommet d'icelles. Elle a beaucoup de havres à son entrée. En
ce noble pays, y a des champs larges et arrousez de l'eau qui en
sourd, lesquels sont très fertiles. »
Montagnes, plaines, fleuves, lagunes. Quatre hgnes d'eaux, à
l'Ouest de l'Isonzo. D'abord, le Taghamento. « Mais, dit le général
Mezzacapo, parce qu'il est guéable depuis le débouché des ponts
jusqu'auprès de Latisana, il ofl"re une faible ligne de défense. » Sa
profondeur varie de 9"',77 à 1",40, et, dans lès maigres, de 9"', 50 à
0",93. En fait, le 16 mars 1797, l'archiduc Charles, voulant gagner du
temps pour interdire à Napoléon l'accès de la Fella et pour couvrir
Trieste, tenta de se défendre sur le Tagliamento. Mais Murât et Duphot
descendirent dans le fleuve et le traversèrent avec deux di\'isions ;
simultanément, Masséna le franchissait à San Daniello et occupait le
passage de Pontebba. C'est la même opération, en sens inverse, que
A'ient d'exécuter la 14® armée allemande. Après s'être assuré, dans
la vallée moyenne, du camp retranché de Gemona, elle a passé le
Taghamento à Pinzano, juste à l'ondroit où, tous ses filets réunis,
qui, ordinairement se perdent dans les sables, commencent à lui
donner par places, en cette saison, une largeur de deux ou trois kilo-
mètres. Le Taghamento n'est donc plus un obstacle : il est tourné.
La Livenza présenterait quelques quahtés défensives, si les tra-
vaux préalables eussent été faits, en arrière, à Sacile, et, sur le fleuve
474 REVUE DES DEUX MONDES.
même, à Motta di Livenza. Faute de quoi, il faut aller chercher la
Piave, qui a vraiment de grands avantages. Avant tout, elle n'est pas
facile à tourner, des défilés du Cadore et du Trentin : elle court au
lieu de plus petite distance entre la montagne et la mer, elle couvre
la plus riche portion du territoire vénitien, elle est le débouché de
quatre lignes militaires du Sud et de l'Ouest; alors, notait M. Scipio
Slataper, à qui nous empruntons ces observations, qu'il n'y en a que
deux qui arrivent à la frontière, et trois au Tagliamento. Mais, quoi-
qu'elle ne soit pas aisément guéable, Napoléon, le vice-roi Eugène,
puis Nugent, l'ont passée sans difficulté. Pour se concentrer sur la
Piave, on est contraint d'abandonner préventivement plus de
(3 600 kilomètres carrés d'un riche territoire, et malgré tout, la ligne
n'est pas excellente, parce qu'elle ne se prête pas à des fortifications.
T révise est en rase campagne, sans hauteurs; et il n'est pas un point
de la rive gauche où il soit possible d'opposer une défense efficace.
Resterait la Brenta, si elle aussi n'était pas guéable de Bassano à
Brondolo ; à tout prendre, elle ne sert qu'à couvrir, renforcée parle
camp retranché de Mestre, Venise et la communication avec le bas
Po. Aussi fait-elle déjà partie du système défensif de l'Adige. Il reste
par conséquent l'Adige. Eugène de Beauharnais, en 1813, n'ayant pu
se maintenir à Laybach, s'était retiré sur llsonzo qu'il se proposait de
défendre. L'attitude du roi de Bavière, qui faisait cause commune
avec les ennemis de Napoléon, l'obligea à se replier sur le Taglia-
mento et sur la Piave. En face de lui, les Impériaux, d'une part,
étaient entrés dans le Cadore et, le long du Tagliamento, tendaient à
se joindre à celles de leurs troupes qui, d'autre part, ayant franchi les
Alpes juliennes, s'étaient emparées de Gorizia. Ce ne fut que sur
l'Adige qu'Eugène parvint à se défendre utilement pendant trois
mois ; mais là, sans une complicité insoupçonnée, l'armée autri-
chienne ne l'eût pas vaincu, bien que de forces supérieures.
Même sur l'Adige, il sera bon de ne pas oubUer que dans la
frontière alpestre, d'Allemagne et d'Autriche en Italie, ne s'ouvrent
pas moins de seizepassages.il y a là-dessus une page bien curieuse
de Frédéric Engels, qui, avant de devenir un des trois fondateurs du
socialisme international, avait été officier de complément dans
l'armée prussienne, et des plus zélés : « De la mer Adriatique au col
du Stelvio, a écrit Engels, tous les débouchés qui se succèdent vers
l'Ouest conduisent toujours plus bas au cœur du bassin du Pô 'et par
suite tournent toute position d'une armée italo-française qui se trou-
verait plus avancée vers l'Orient. » Les mouvemens signalés dans
REVUE. — CHRONIQUE. 475
les Giudicarie, à la limite du Trenlin.nesont peut-être qu'une feinte ;
mais ce demi-cercle infernal est à ce point hérissé d'embûches
que la prudence commande de s'y garder à la fois de tous les côtés.
Telle est la situation. Elle est sérieuse. Elle exige la prompte et
pleine reprise des sens de larmée italienne, le prompt et plein épa-
nouissement des vertus de la nation italienne, la prompte et pleine
assistance des Alliés. L'offensive allemande, comme de coutume, a
été double : militaire et politique ou psj^chologique. L'offensive
militaire a réussi, sans doute au delà de ce que les Empires du
Centre s'en étaient promis. Ils vont, toujours comme de coutume et
comme de raison, tout faire pour l'exploiter à fond. Elle va être pro-
longée, renouvelée, réitérée, répétée, avec toute la puissance de
répétition germanique, tant que l'état-major espérera pouvoir en
tirer quelque chose, militairement et politiquement. Elle a été, pour
l'Italie, coûteuse et douloureuse ; elle pourra l'être encore ; elle ne
sera pas mortelle, si l'offensive psychologique a échoué ; et elle est
destinée à échouer, caries Allemands sont de bons soldats, mais sont
de mauvais psychologues. Dans l'espèce, ils ont spéculé sur la sur^d-
vance des sympathies qu'ils pensaient s'être ménagées par une
infiltration de trente années, par leur association à des milliers
d'afïaires, par une propagande indiscrète, tenace, au besoin corrup-
trice ; sur les regrets des neutralistes d'hier ou d'avant-hier, que le
malheur aurait réveillés, et naturellement portés à penser : « Nous
l'avions bien dit! Si l'on nous avait écoutés! » sur les inquiétudes des
uns, sur la gêne des autres, sur la lassitude de tous. Mais ils ont trop
maladroitement et trop brutalement touché les deux grands ressorts
de l'âme itaUenne : l'orgueil et la haine. Jusqu'ici, tant que l'armée du
duc d'Aoste s'avançait, à travers le Carso, de rocher en rocher, vers
Trieste, en payant chaque pas d'un holocauste, il pouvait y avoir
encore des gens qui faisaient des comptes, comparaient, soupesaient,
et continuaient de croire aux mérites du parecchio. A cette heure, ce
n'est pas à la nouvelle frontière qu'il faut songer ; l'ennemi a foulé
l'ancienne; il n'est plus seulement aux portes, il est entré dans la
maison. Que, du fond des temps, remonte le cri immortel, le cri qui a
retenti de la Renaissance au Risorgiviento : Fuori i Barbari ! Dehors,
les Barbares! Ils sont revenus, toujours les mêmes, tels que les
connurent et les peignirent les vieux poètes : les Tedeschi Iwchi,
les « goinfres allemands, » de Dante; la tedesca rabbia, le popolsenza
legge, le bàvarico inganno, la « rage allemande, »le « peuple sans loi, »
la « ruse bavaroise, » de Pétrarque. Ils n'ont rien fait et ne font rien
476 REVUE DBS DEUX MONDES.
pour atténuer ou déguiser leur barbarie; s'ils n'étaient arrêtés, on les
re verrait « mettre leurs chevaux dans les chambres de Jules Romain
du palais du Té » et « faire cuire leur soupe sur les escaliers de
marbre. » Les récits des réfugiés montrent qu'Us y sont allés avec
leur grossièreté, leur férocité habituelle, que l'Italie avait jadis
apprise, mais que l'hypocrisie de leur pédans et de leurs trafiquans
lui ont depuis lors un peu voilée.
Peut-être, dans sa dureté même, l'Allemand introduit-U quelque
calcul. Pent-être escompte-t-il quelque réaction de l'horreur. Maïs on
n'efface pas par l'épouvante d'une minute quatre siècles d'aspiration à
l'unité et à la Hberté, achetées et consacrées par le martyre. L'homme
qui a tout lu a dû lire quelque part : Ad ognuno puzza questo barbaro
dominio; formule d'une énergie si rude dans les mots que le français :
« A tout le monde répugne cette barbare domination, » ne la traduit
qu'en l'affaiblissant. C'est ^'instant de s'en souvenir et d'être souve-
rainement énergique aussi dans les gestes et dans les actes; d'évoquer,
avec la fierté itaUenne, la fermeté romaine. En Italie, les nerfs
sentent vivement, et le sang est chaud, mais le cerveau est froid et
réaliste. Sans phrases, posons bien la question ainsi qu'elle se pose.
Malgré sa déclaration de guerre à l'Empire allemand, le jeune
royaume n'avait encore rencontré devant lui que l'Autriche. Mais, à
la longue, après une abstention de dix-huit mois, le vrai Tedesco est
arrivé. Par son assaut, la guerre pour l'achèvement et l'extension de
la patrie se resserre et se condense en guerre pour la défense du
foyer. La guerra nostra se développe en guerre de tous pour tous, ou,
d'un autre point de vue, la guerre de l'Italie devient, pour tous ses
alliés, la guerra nostra. Plus de distinction, plus de séparation. Au
début, l'Italie ne se sentait engagée dans une guerre « guerroyée "
que vis-à-vis de l'Autriche-Hongrie ; aux autres, à la Bulgarie, à la
Turquie, puis à l'Allemagne, elle avait « déclaré » la guerre, mais elle
ne la « guerroyait » pas: l'ennemi, lui, a guerroyé toutes ses guerres,
qui tout de suite, pour lui, n'en ont fait qu'une. En Italie, aux
deux extrémités de la société, il se peut que certains, en un certain
nombre, n'aient pas voulu la guerre, même restreinte, ou qu'on l'ait
peu voulue, ou qu'on ne la voulût plus : mais c'est une guerre popu-
laire, en ce sens que la masse du peuple l'a voulue et l'a imposée.
Si cruelle que soit aujourd'hui l'épreuve, quel que puisse être le
détriment subi, sur le Tagliamento, par la puissance matérielle de
l'Entente, ses pertes mêmes ne seront pas tout à fait perdues, si la
guerre y gagne en intensité, si la qualité belliqueuse de l'Italie, sa
REVUE. CHRONIQUE. 477
volonté, sa capacité de guerre s'y retrempent, et si elle se rappelle
l'antique maxime, frappée à Rome pour l'éducation des peuples, qu'il
ne faut jamais désespérer de rien, mais que, dût-on désespérer; il
n'y aurait encore de salut que dans le désespoir. Maintenant, voilà
les Barbares ; mais voici, aux côtés des soldats du San Gabriele, ceux
de l'Yser et ceux de Verdun.
Aussi bien ce suprême effort de l'Europe centrale, en dépit du
prestige qu'il lui rend à ses propres yeux, la fait-il, sous les nôtres, de
nouveau passer au dynamomètre. Il nous révèle qu'elle n'a pu jouer
sa partie dans le Frioul qu'en dégarnissant complètement [le front
russe, qui lui a été livré par l'anarchie et par la trahison, qu'en rac-
courcissant et amincissant ses lignes sous Riga. L'état de déchéance
physique et morale des hommes que nous lui avons pris au cours de
notre dernière bataille de l'Aisne en est un autre signe non moins
clair. L'Allemagne se hâte, se tend, s'enfièvre, respire précipitamment,
halette, parce que de plus en plus le souffle lui manque. 11 lui faut
nous ôter le secours du temps, qui travaille pour nous et contre elle.
C'est pourquoi elle veut en finir, et c'est pourquoi nous devons à tout
prix empêcher qu'elle n'enfinisse. Son succès de l'Isonzo et du Tagha-
mento est très réel, et il est très grand ; mais, sous un second aspect,
dans l'arrière-fond, il contient une part et va devenir un instrument
de « bluff. » L'Allemagne, quand elle l'aura grossi, gonflé, multiplié par
dix, prendra des airs magnanimes ou intéressans, fera montre suc-
cessivement d'outreiîuidance et de générosité. Cette offensive était, à
l'origine, une offensive pour la paix, une offensive diplomatique : on
en trouverait l'aveu, sans peine, dans la Gazette de Cologne.
Auprès de pareils événemens, ce qui serait, en temps ordinaire,
les jeux ordinaires de lapoUtique, des crises ministérielles, des chan-
gemens de personnes au pouvoir, sont bien peu de chose. 11 y en a
partout, chez les belUgérans et chez les neutres, mais ils ne valent
d'être relevés que par rapport à l'influence qu'ils peuvent avoir, s'ils
en ont une, sur ces événemens mêmes. En Allemagne, M. Michaëhs
a été remercié, au bout du trimestre, par une lettre autographe de
l'Empereur. Sa chute aura été rapide : nous l'avions prédite dès son
premier discours, le 19 juillet. La faveur l'avait apporté, la disgrâce
le remporte : il n'a résolu qu'un problème, qui est d'avoir fait
regretter M. de Bethmann-Hollweg.
Pour les autres, il les a plutôt tous embrouillés. Le vice-chancelier
Helfferich, illustre déception aussi, le suit dans sa retraite. En
revanche, le ministre de la Marine, amiral von Cappelle, trop tôt jeté
478 REVUE DES DEUX MONDES.
par-dessus bord, surnage. L'Empereur, qui n'est pas encore revenu
à « son cher Bernard, » au prince de Biilow, semble n'avoir eu que
peu de choix. Il s'est résigné à appeler à Munich M. de Hertling, né
Hessois, devenu président du Conseil en Bavière, et qui, pour deve-
nir président du Conseil ou premier ministre en Prusse, s'autorise de
la fiction de l'indigénat commun allemand. Aux termes de la Consti-
tution, le Chancelier de l'Empire est de droit président du Bundes-
rath ; et, aux termes du traité conclu entre la Prusse et la Bavière, le
23 novembre 1870, cette présidence du Bundesrath ne peut apparte-
nir, à défaut d'un représentant delà Prusse, qu'à un représentant de
la Ba^^ère ; mais, par surcroît, le Chancelier doit être le premier plé-
nipotentiaire prussien au Conseil fédéral, et il ne peut l'être que s'il
estle premier ministre prussien; autre ment, il serait exposé à recevoir,
comme premier plénipotentiaire, des instructions du premier mi-
nistre de Prusse, au-dessus duquel il est placé comme Chancelier de
l'Empire. Ce n'est pas une petite difficulté, et qui a déjà fait, dans le
passé, renoncer à deux essais malencontreux. M. de Hertling, à
soixante-quatorze ans, charge donc ses épaules du triple fardeau de
la Chancellerie, de la présidence du Bundesrath et de la présidence
du Conseil des ministres prussien. Philosophe non négligeable, pro-
fesseur réputé, parlementaire expert, administrateur habile, il ne
s'assied pas sans atouts à la table. Le comte Hertling n'est point un
homme nouveau, un inconnu comme l'était M. Michaëlis. Ceux qui le
suivent depuis le plus longtemps retiennent surtout son catholicisme,
son pangermanisme, son rôle dans TAssociation Goerres, et soulignent
que, tout récemment encore, H préconisait le partage de l' Alsace-
Lorraine, laissant la Lorraine à la Prusse, pour adjuger l'Alsace à la
Bavière, au titre du Palatinat. D'autres, qui le prennent plus près,
annoncent qu'il donnera toute satisfaction aux goûts de réformes
qu'ont marqués, depuis quelque temps, les partis de gauche du
Reichstag. Les malins ou les raffinés se sont piqués d'apercevoir,
dans la désignation de ce coryphée du Centre, aux jours de l'invasion
en Italie, où ils pensent, d'ailleurs à tort, que certaines dispositions
ou inclinations pourraient être utilement cultivées, une combinaison
machiavélique. Soit; mais n'omettons pas non plus d'y voir, comme
la Prusse tout entière Ty voit, un symptôme de diminution du « prus-
sianisme » dans l'Empire, et, comme l'y voit toute l'Allemagne du
Nord, un accroissement de l'Allemagne du Sud.
Quant à M. de Hertling personnellement, il est probable cpie, bal-
lotté entre les tendances de son esprit et les exigences de sa position,
REVUE. CHRONIQUE. 479
il s'ingéniera à être un « chancelier de compromis. » C'est un homme
de droite qui sans doute dira vouloir faire une politique de gauche . Si
cela se passait autre part qu'en Allemagne, nous avancerions har-
diment qu'il sera combattu par la gauche à cause de ses doctrines et
par la droite à cause de son programme. Dans ce pays docile jusqu'à
la servilité, Upeut avoir toutes les opinions pour lui, mais, le vent
ou la chance tournant, il pourra réunir toutes les opinions contre
lui. « Un vieux renard, » dit-on. Eh! oui, le comte Hertling va faire
le renard. Mais c'est toujours Hindenburg qui fait le lion.
En Italie, le ministère Boselli a fait place au ministère Orlando. Les
circonstances graves, au miUeu desquelles la transformation du
Cabinet s'est produite lui enlèvent toute signification. Avec un autre
chef, le gouvernement reste le même, autour de son axe immuable,
M. Sonnino. M. Boselli est parti, mais du moins que lui soit rendu cet
hommage qu'il avait vaillamment assumé dans son grand âge et qu'U
a vaillamment accompli une lourde besogne ; que son patriotisme
ardent lui a souvent inspiré les accens les plus nobles, et que, si sa
pensée et son éloquence avaient parfois une couleur un peu roman-
tique, ce romantisme même faisait de lui un témoin, un exemple et
un modèle de l'autre génération parmi les inquiétudes et les hésita-
tions de celle-ci. Il serait oiseux de rechercher sî M. Orlando a coupé
toutes ses attaches giohtiennes, puisque M. Giolitti lui-même a coupé
ses hens neutralistes. En novembre 1915, M. Orlando passait pour ne
vouloir que mollement ou modérément la guerre. Le meurtre des pas-
sagers de VAnconnlni dicta pourtant, à Palerme, dans le plus martial
des discours, une péroraison volcanique sur « la guerre de haine et
de vengeance. » Dans les grandes secousses nationales, la nécessité
fait l'homme. Qu'importe que M, Salandra, M. Boselli, ou M. Orlando,
s'installe au palais Braschi, quand l'Allemand est à dix lieues de Venise?
En Espagne, nous avions dit qu'une crise se préparait, et que, si
elle n'avortait pas, sa conclusion nous réserverait des surprises. Elle
nous en a donné une de plus que nous n'en attendions. Des rensei-
gnemens de bonne source nous avaient fait croire qu'une combinai-
son Maura était toute prête : un ministère de coahtion comprenant
toute sorte d'élémens, même régionalistes, et presque socialistes ou
libéraux extrêmes, c'est-à-dire radicaux, sous la présidence d'un
homme d'État passé lui-même du libéralisme au conservatisme
extrême, qui ne se fût pas tenu pour] engagé par ses déclarations
les plus retentissantes, et du reste les plus énigmatiques, des trois
années dernières. Mais, au moment de sauter ou de combler le fossé,
480 REVUE DES DEUX MONDES.
les amis de M. Lerroux, de M. Melquiadès Alvarez, de M. Cambo, n'ont
pu se décider. La rue s'en est un peu mêlée, par des manifestations
et des bagarres, au cri de « M aura, no! » Pas de Maura! M. Maura a
finalement échoué, comme avaient échoué M. Sanchez de Toca et,
une première fois, M. Garcia Prieto, avant que, du deuxième coup, il
aboutît. Le Cabinet qu'a formé de pièces et de morceaux le marquis
de Alhucemas est, lui aussi, du type des ministères de coalition.
M. Cambo n'y figure pas, mais il y a délégué un de seslieutenans, et
l'on y voit jusqu'à un républicain, M. Rodes. Avec tous ces concours,
il n'est peut-être pas très solide. Il a beaucoup promis, et sera sans
doute fort embarrassé d'en tenir autant. Ce qu'on peut dire, c'est que
la place est provisoirement occupée, et que le -^dde qui se creusait en
Espagne est momentanément rempli. Ce qui serait trop dire, c'est que
la crise est désormais conjurée : elle est bien plus A^aste et bien plus
profonde. Elle est dans les entrailles de la nation, au centre de toutes
les institutions, même de celles qui devraient en être le plus jalouse-
ment préservées, parce qu'elles sont le suprême appui, la suprême
forteresse des autres. Il y aura un jour à en analyser les causes et les
effets. Mais que l'art est long et que la vie est brève! Pour nous ici,
dans ce bouillonnement de l'histoire universelle, que nos douze pages
sont courtes !
A la tout à fait dernière heure, nous apprenons le coup d'État
maximaliste et la déposition du gouvernement provisoire de
Kerensky. Lénine (Zederblum?) est maître de Petrograd, ce qui n'est
pas encore être maître de la Russie. Les gouvernemens de l'Entente
ont peut-être quelque chose à faire : nous aimons à croire qu'ils y ont
déjà réfléchi.
Charles Renotst.
Le Directeur-Gérant :
René Douaiic.
LE NOUVEAU JAPON
I
LES HÉROS ET LES DIEUX
Mes derniers souvenirs du Japon datent des mois qui ont
précédé la guerre. Je ne l'avais pas revu depuis quinze ans;
et je l'ai quitté le jour même où il lançait son ultimatum
à l'empereur d'Allemagne, C'est déjà très loin. Si je n'écrivais
pas maintenant les impressions qu'il m'a faites, je sens que je
ne les écrirais jamais. Et peut-être n'est-il pas absolument
inutile d'essayer d'en fixer la physionomie au moment où les
circonstances l'ont engagé pour la première fois dans les
conflits européens. Ces circonstances, personne ne les pré-
voyait. Mes notes sont aussi éloignées de toute préoccupation
politique que je l'étais de la France. Une seule prend aujour-
d'hui, lorsque je la lis, une importance dont je ne me doutais
certes pas en l'écrivant. J'habitais l'ancien quartier européen de
Tsukiji que les Européens désertent de plus en plus, mais où
se trouvent encore la Mission catholique française, son église et
son évêché. Un matin, il y eut dans la grande rue pierreuse
qui passe devant son portail, et sur les ponts qui entourent
ce quartier, un mouvement inaccoutumé d'automobiles, de lan-
daus et de riches kuruma. Les ambassadeurs, les plénipoten-
tiaires, des officiers, des généraux, des ministres, le comte
Okuma, président du Conseil, en descendirent et entrèrent à
TOME XLII. — 1917. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.^
l'église. Ils venaient assister au service religieux que l'ambas-
sade d'Autriche faisait célébrer pour le repos de l'àme des vic-
times de Sarajevo. Au bout de trois quarts d'heure, ils sortirent
et se dispersèrent avec la hâte des gens qui craignent de
déjeuner trop tard. Je remarquai la complète indifférence du
petit peuple des boutiques que jadis ces uniformes et ces équi-
pages auraient mis en l'air; et ce fut ma seule raison de noter
cet incident. Je revois encore l'éparpillement de ces dignitaires
chamarrés, qui représentaient les grandes nations, dans ce
quartier morne où de vieilles bâtisses européennes écrasent les
ruelles japonaises; mais je le revois à la lumière sinistre des
jours révolus. Gomme ils s'étaient vite séparés et comme ils
couraient vers l'avenir! Les trois ou quatre lignes où je m'éton-
nais de l'absence des badauds sur leur passage sont les seules
de mes carnets qui aient gardé un peu d'actualité. Le reste n'en
aura que pour ceux qui peuvent distraire un instant leur
pensée de tout ce qui nous étreint le cœur et qui désireront se
familiariser davantage avec un peuple dont la ferme attitude
dans cette effroyable guerre nous montre mieux encore que ne
l'ont fait ses progrès matériels de quel côté il place l'honneur
et la gloire de la civilisation. Du reste, elle n'influera en rien
sur les impressions qu'il m'a laissées; et, en me reportant à ce
passé si proche et pourtant si lointain, je ne me soucie que
d'exactitude et de sincérité.
I. — PREMIERE RECONNAISSANCE
J'avais connu le Japon au moment où, silencieusement, il
préparait sa revanche contre les Européens qui l'avaient forcé
de lâcher la Chine et le prix de ses victoires.. Seule, une grande
guerre, où il battrait une nation européenne, pouvait lui assurer
la liberté de ses allures dans l'Extrême-Orient. Il fallait que
décidément l'Europe complût avec lui. JMais.cela, il ne le disait
point; et il ne semblait préoccupé que d'assimiler nos insti-
tutions et nos mœurs. Il y mettait un zèle qui ne nous paraissait
pas sans danger pour lui. Sa vieille société ne s'ouvrait qu'en
craquant aux idées étrangères. Tout semblait menacé : le pres-
tige de l'Empereur, le principe d'autorité, la morale tradition-
nelle, la conception de la famille, la production artistique et
tes belles manières. Mais tout demeurait encore à peu près
LE NOUVEAU JAPON.
485
debout. L'Européen s'irritait souvent d'une imitation maladroite
qui était pourtant un hommage rendu à sa supériorité, mais
qui lui gâtait le pittoresque qu'il ^ait venu chercher et l'har-
monie d'une civilisation si différente de la sienne. Et son aga-
cement le rendait volontiers pessimiste. Les anciens résidens,
qui regi'cttaient la vie moins chère et les affaires plus avanta-
geuses du Japon d'autrefois, annonçaient des révolutions à
brève échéance. Quand on parle de ce qui arrivera demain, dit
un proverbe japonais, les rats du plafond rient. Les représen-
tans de l'Europe ont souvent fait bien rire les rats des maisons
japonaises. Pour moi, je n'avais échappé au pessimisme que
par ma confiance dans la vitalité de ce peuple et dans la
valeur morale de son armée. Mais j'étais assez convaincu qu'il
ne parviendrait pas à concilier avec ses traditions les impor-
tations étrangères et que tout ce qu'il avait de singulier et de
charmant succomberait tôt ou tard sous l'envahissement des
formes de la vie occidentale. Et très sincèrement je le déplorais,
sans me dissimuler qu'en reniant ainsi, et à contre-cœur, une
grande partie de son héritage, le Japon ne faisait que prévenir
la nécessité pour lui mieux obéir, pour lui obéir en maître. Il
se déjaponisait par amour de lui-même. Mais enfin, il se déjà-*
ponisait. Et maintenant qu'après quinze années retentissantes,
après Port-Arthur et Moukden et la mort de son vieil Empereur
et ses agitations parlementaires, j'allais le revoir, je me demaa-.
dais si je n'aurais pas quelque peine à le reconnaître. Je crai-i
gnais de ne plus y retrouver ce qui naguère m'avait séduit,
inquiété ou même gêne; car, si amoureux que nous soyons du
changement, nous n'aimons point qu'on nous change les
représentations que nous nous sommes faites des choses; et
lorsque nous retournons aux endroits dont nous avons installé
l'image en nous, et que nous constatons qu'elle ne s'accorde
plus avec la réalité, nous regrettons jusqu'aux traits qui nous
en avaient déplu.
C'était ce que je pensais par ce matin pluvieux où le paquebot
japonais, qui m'amenait d'Amérique, entrait au port de Yoko-î
hama. Pendant qu'à travers la pluie drue je cherchais à distin«
guer la ville, j'aperçus à quelques pas' de moi un de nos com*
pagnons de voyage, un officier de marine japonais qui venait de
séjourner deux ans en Allemagne. Il avait quitté ses vêtemens
civils et revêtu son grand uniforme, la poitrine barrée d'une
484 REVUE DES DEUX MONDES.
brochette de décorations qui étaient les seules splendeurs de ce
lever du jour. A peine la passerelle du navire eut-elle touché le
quai, un autre officier y grimpa, moins décoré que le nôtre et
suivi de deux dames japonaises. Leurs socques de pluie, en forme
de petits bancs, s'accrochaient péniblement aux tringles de la
passerelle; et le nœud de leur ceinture, qui relevait leur léger
manteau de soie noire, leur donnait l'air de ployer sous un
fardeau trop lourd. L'une de ces dames, fille de l'amiral Togo,
était la femme de notre compagnon. Les deux époux se revoyaient
après une longue séparation. Us ne se serrèrent même pas la
main. Elle s'inclina, aspira beaucoup d'air entre ses dents et
prononça quelques paroles. Il s'inclina, un peu moins, aspira
de l'air, pas tout à fait autant, et prononça quelques mots, plus
brefs. Ce petit incident, au milieu du remue-ménage de l'arrivée,
me reporta si loin dans le passé qu'il ne me sembla plus que
j'avais quitté le Japon. Mieux que tout ce qu'on pouvait me
dire, l'attitude de ce mari et de cette femme me prouvait que
les rapports entre les deux sexes étaient toujours les mêmes,
ou qu'ils avaient du moins gardé leur ancienne étiquette.
Je gagnai rapidement la gare toujours aussi venteuse et
aussi délabrée, et je pris le premier train qui partait pour
Tokyo. C'était bien le wagon dont j'étais descendu jadis. Les
hommes, que je m'attendais à trouver tous en veston ou en
jaquette, portaient presque tous le costume national. Des femmes
agenouillées sur les longues banquettes fumaient leur cigarette
entre leur parapluie de papier huilé et leur paquet enveloppé
d'un linge couleur de safran. Elles étaient un peu moins
avenantes que la dernière fois que je les avais rencontrées, mais
beaucoup plus que la première fois que je les avais vues. Je.
compris que je n'aurais pas besoin de me réaccoutumer à l'esthé-
tique japonaise, que j'avais été une fois pour toutes vacciné
contre les désillusions des premiers jours, que mes souvenirs
n'avaient ni défiguré ni transfiguré cet aimable pays, et que de
nous deux j'étais le seul qui eût vieilli.
Arrivé à Tokyo, j'eus l'impression que la capitale du peuple
le plus révolutionné avait moins changé, dans ces quinze
dernières années, que les villes américaines et même que
Paris. On l'avait enlaidie, ce qui pourtant était difficile. On
en avait augmenté l'incohérence. Des ponts de fer remplaçaient
de fc^meux vieux ponts de bois. Les tramways à trolley pas-
LE NOUVEAU JAPON.
485
saient dans des nuages de poussière sous un affreux réseau de
câbles. Des boulevards s'étaient élargis, comme le célèbre
Ginza; mais les petits saules qui les bordent n'avaient pas
grandi d'un pouce. Des maisons européennes, des boutiques à
l'européenne, des estaminets à l'européenne s'élevaient un peu
partout, maison n'avait qu'à les voir, et principalement les
■estaminets avec leur mobilier dépareillé de salle à manger bour- .
geoise, pour s'assurer que les dieux du Japon, amis de l'har-
monie et de la netteté, n'avaient point étendu jusqu'à eux leur
bénigne influence. L'immense terrain vague qui se déroule, au
centre de la ville, devant les douves et les remparts du palais de
l'Empereur et qui servait naguère de champ d'exercices à la
cavalerie, était converti en un chantier d'où sortait déjà une
rangée d'édifices en brique, banques et agences, qui semblaient
avoir été transportés d'une ville américaine. Mais la beauté du
parc impérial et son mystère restaient encore intacts.
Je pris un grand plaisir à sentir se ranimer en moi, au
cours de ces premières promenades, des images depuis si long-
temps endormies et à écouler les échos que réveillaient dans
ma mémoire tous les b'ruits de la ville japonaise. Je m'arrêtai
longuement devant les échoppes des écrivains publics. Age-
nouillés comme des saints dans leurs niches et baissant les
paupières, ils. semaient du bout do leur pinceau des caractères
compliqués et vraiment artistiques, pendant qu'au bord de la
rue, assis sur leurs talons, leur vieux client ou leur jeune
cliente les suivaient de l'œil, le porte-monnaie à la main. Le
long d'une grande bâtisse, oîi l'on prenait des leçons d'escrime,
je ralentis le pas pour mieux écouter le cliquetis des sabres en
bois que, depuis des siècles, entend le peuple desSamuraï. Je
m'amusai, comme jadis, des salutations qui cassent en deux les
passans au coin dos rues, surtout quand ces passans sont des
femmes et qu'elles portent leur enfant sur leur dos. Au premier
plongeon, les deux bébés se découvrent avec étonnement par-
dessus les tètes profondément inclinées de leurs mères; puis les
corps se redressent, et ils ne se voient plus; un second plon-
geon, ils sont heureux de se revoir, ils se reconnaissent; un
troisième, moins prolongé, et ilt> se contemplent pour la~ der-
nière fois. Je retrouvai les fouillis de bicoques coupés de canaux
où glissent des radeaux chargés de légumes; les dédales des
ruelles silencieuses qui descendent les vallées et en remontent
486 REVUE DES DEUX MONDES.
les pentes ; leurs palissades de bambou et leurs portes à auvent
où le bec électrique remplaçait la lanterne ; et les marchés
du soir dans les rues populeuses ; et les grands parcs et les
temples et les théâtres avec leurs affiches suspendues à de
longues perches comme des oriflammes. J'entrai au Meiji-za :
c'était la même salle traversée d'un pont de bois où s'avancent
les acteurs, le même public fumant, buvant et mangeant sur
les nattes du parterre et des loges, la même scène tournante, la
même voix chevrotante des chanteurs, les mêmes sons aigres du
shamisen, les mêmes pièces qui reproduisent longuement et mi-
nutieusement les petits aspects comiques de la vie journalière.
Mais je ne pouvais supposer que l'ancien Japon fût remonté
dans la lune, et le Japonais qui, revenant à Paris, écrirait :
« 0 merveille î Les Parisiens ont toujours des souliers ou des
bottines; on promène toujours les bébés dans de petites voi-
tures; les théâtres jouent toujours les mêmes pièces; les gens
chez qui je vais habitent toujours des appartemens, et, au rez-
de-chaussée des maisons, on trouve toujours un concierge à qui
parler, quand il n'est pas dans l'escalier, » ce Japonais ne me
paraîtrait pas plus naïf que l'Européen qui se montrerait agréa-
blement surpris de la persistance des Japonais à se servir de
leurs socques en bois et des mères japonaises à porter leur
enfant sur leur dos. En somme, rien n'avait changé. Je remar-
quai seulement que les femmes mettaient plus de bijoux, que
leurs doigts étaient souvent chargés de bagues, que leur coquet^
terie avait quelque chose de plus indépendant et de plus per-
sonnel. Au contraire, je crus distinguer chez les hommes un
retour aux anciennes modes. Ceux qui étaient vêtus à l'euro-
péenne me semblaient beaucoup moins empruntés qu'autrefois.
Mais le plus grand nombre était revenu au costume national;
et les élégans se promenaient tête nue et les pieds nus dans
leurs geta. En revanche, au théâtre, beaucoup s'asseyaient les
jambes croisées comme si l'usage des sièges européens les avait
déshabitués de leur pénible agenouillement.
Rien n'avait changé non plus dans les opinions et les juge-
mens des résidens européens. J'entendais les mêmes phrases
que jadis sur le charme assez indéfinissable dont le Japon
nous enveloppe, sur la difficulté de pénétrer le caractère des
Japonais, sur leur façon de raisonner qui ne ressemble pas
àla nc^re, sur leur orgueil, sur leur désir d'éliminer l'Euro-
LÉ NOUVEAU JAPONïi
487
péen et de démarquer ses inventions, sur les révolutions
qui se préparent et qui éclateront sans doute la semaine pro-
chaine. Gomme l'étranger vieillit peu au Japon et comme il
rajeunit quand il y revient I Le personnel des ambassades s'était
entièrement renouvelé. La plupart des anciens professeurs, ingé-
nieurs, industriels, avaient disparu. Mais je n'avais qu'à fermer
les yeux et à écouter leurs remplaçans pour les croire encore
là. Au lieu de m'en réjouir, j'en éprouvai une vague tristesse.!
Un vieux missionnaire que je rencontrai hésita à me recon-i
naître, et j'eus la même hésitation, car nous ne pensions pas
nous revoir en cette vie. Nous avons commencé par compter
les morts. Les vieilles amitiés qui se rejoignent prennent si
naturellement le chemin du cimetière ! Mais quoi I nous ne
mourons pas. La mort n'est qu'une illusion de notre misérable
individualisme. Il faut que la pièce continue avec les mêmes
rôles. Acteurs et figurans ne comptent guère. Ce sont les paroles
qui durent, les vaines paroles. Mon vieil ami sourit et me dit :
« L'homme ne repasse pas deux fois par le même chemin sans
mélancolie. S'il ne le reconnaît plus, il se sent déjà comme
poussé hors du monde. S'il n'y trouve aucune nouveauté, il
sent le peu que nous sommes dans l'éternel recommencement
de tout. Vous craigniez que le Japon ne fût plus votre Japon ;
puis vous vous êtes félicité qu'il le fût toujours, et>voici main-
tenant que vous allez vous attrister qu'il le soit trop. Vous vous
apercevrez peut-être qu'il l'est plus encore et que c'est en cela
qu'il a changé. »
II. — LES FUNÉRAILLES DE l'iMPÉRATRICE
La semaine de mon arrivée, le 24 mai 1914, eurent lieu les
funérailles de l'Impératrice douairière. J'avais encore dans les
yeux cette matinée d'avril où, en 1898, je l'avais vue près de
l'Empereur, écoutant des di.scours qui célébraient la trentième
année de leur règne à Tokyo. Elle portait ce jour-là une robe
vieux rose aux reliefs d'or qui la guindait. Mais sous cette cara-
pace européenne, et malgré son visage fané, — fané comme
une fleur, ■ — où ses yeux faisaient deux points noirs et sa bouche
une petite moue à peine teintée, elle gardait la gracilité de la
jeunesse et donnait toujours l'impression d'une fragilité dia-
phane et d'un pas aussi léger que devait l'être son sommeil.
488 REVUE DES DEUX MONDES.i
La pivoine ronge, tomba dans le vase de pierre précieuse : le
bruit éveilla le papillon et ^Impératrice.
Celte courte poésie d'une femme, un des meilleurs poètes du
Japon moderne, me la ressuscite encore mieux que mon sou-
venir. Elle dort aujourd'hui, et l'e'croulement de son palais ne
la réveillerait pas. Elle est allée rejoindre l'Empereur. Avec elle
le grand règne est tout à fait fini. Les impératrices du Japon
ne sauront plus ce que c'est que d'adopter à trente ans le corset
et les robes d'une Reine d'Angleterre. Elles ne sauront plus
jamais ce que c'est que d'avoir vécu toute sa jeunesse dans une
pénombre de sanctuaire et d'en être brusquement tirée et de
paraître en plein jour au milieu des foules et de monter dans
des trains et de visiter des navires de guerre et d'inaugurer des
hôpitaux. Désormais elles trouveront naturel d'ouvrir des bals
et de recevoir à leur table des ambassadeurs carnivores. Mais la
petite princesse, qui aujourd'hui est accroupie dans son cercueil
la tête voilée et les yeux clos, a passé par d'étranges métamor-
phoses, et elle ne trahit rien des émotions de son àme. Elle a
tenu jusqu'au bout son rôle en perfection. La Japonaise la plus
obéissante ne l'était pas plus qu'elle devant son impérial mari,
qui, dans la demi-intimité de la cour ou du voyage, ne daignait
point s'apercevoir de sa présence et, confortablement assis, la
laissait indéfiniment sur ses pieds. Quand un Européen l'appro-
chait, sa timidité, qui n'était point de la gaucherie, ajoutait
seulement à sa dignité naturelle une grâce mystérieuse. Tous
louaient sa délicatesse et sa bonté. On la disait curieuse d'ap-
prendre comment vivaient les femmes dans les autres pays, et
désireuse, pour les Japonaises, d'une condition plus libre.
Après la mort de l'Empereur, elle s'effaça; elle semblait
s'excuser de lui survivre. Je ne pense pas qu'il y ait eu de
souveraine plus vraiment aimée du peuple japonais.
Elle s'était éteinte à Numazu, au bord de la mer. Mais,
comme la tradition n'admet pas qu'un membre de la famille
impériale puisse mourir hors de la capitale, sa mort ne fut
point annoncée ; et le 10 mai, elle rentrait à Tokyo dans la nuit-
Les princes et le monde de la cour se portèrent à la gare
sans aucun signe de deuil. On avait tendu des voiles entre le
wagon funèbre et les assistans. Le grand carrosse rouge s'avança,
reçut le cercueil et s'éloigna à son allure habituelle; et l'Impé-
ratrice mourut officiellement, à cjeux heures du matin.
LE NOUVEAU JAPON.;
489
Ses funérailles furent admirables. Si j'en crois ceux qui
virent les funérailles de l'Empereur, les Japonais apportèrent
à celles de l'Impératrice un recueillement plus profond, une
piété plus intime. De combien de morts illustres peut-on dire
qu'ils auraient souhaité la pompe et les hommages sous lesquels
nous les enterrons? Il n'y avait pas dans cette longue cérémonie
un seul détail dont elle n'eût ressenti la beauté.
Dès trois heures do l'après-midi, on ne pénétrait que muni
de carte sur la voie funèbre, qui partait du Palais et traversait
toute une parlic de la ville jusqu'à la station du chemin de fer
où le train attendait la dépouille impériale pour l'emporter dans
la ville sainte de Kyoto. Il faut se représenter de larges routes
descendantes et montantes, bordées d'un fouillis de bicoques en
bois ou côtoyant des terrains déserts, d'immenses quartiers
sans caractère dans une ville sans couleur et sous un ciel
brouillé. Sur toutes les chaussées on achevait d'étendre une
couche de terre meuble et sombre où les pas s'amortissaient.
Des deux côtés on ne voyait qu'une foule compacte assise sur
ses talons ou sur des boites de bois qu'on vendait environ cinq
sous. Les boutiques ouvertes avec leurs rangées de spectateurs,
les uns agenouillés, les autres debout, ressemblaient à des loges
de théâtre pleines. Les auvens servaient quelquefois de balcons;
et les balcons disparaissaient sous les grappes humaines. Pas un
cri ne sortait de cette multitude évaluée à six ou sept cent
mille personnes. Le service d'ordre était assuré par des sergens
de ville et des délégués en redingote noire qui n'avaient presque
rien à faire. J'étais à l'entrée d'une venelle qui donnait sur un
terrain de manœuvres, une vaste plaine inculte. A deux pas de
la foule, le silence était tel que j'aurais pu me croire dans un vil-
lage. Derrière leurs palissades de bambou et leurs petits jardins,
les maisonnettes semblaient vides ou endormies. Le champ de
manœuvres était sillonné de kuruma qui menaient des person-
nages oflicicls aux tribunes réservées; et l'on apercevait de loin
les jambes noires des coureurs tricotant sous leur veste blanche.
Le paysage, les rues, les maisons, les décorations, ces poteaux et
ces grosses lanternes blanches, tout, sauf la foule prodigieusement
silencieuse, aurait déçu par sa médiocrité l'étranger débarqué
de la veille. Mais qu'il prenne patience, l'étranger!
Il est maintenant six heures du soir. Les soldats de la garde
impériale apparaissent, et, pendant que les uns font la haie
490 REVUE DES DEUX MONDES.
devant les spectateurs, les autres forment leurs rangs sur la
chaussée et attendent, l'arme au pied, le signal de la marche.
Le jour tombe : de tristes sonneries de clairons se font entendre.
Les lanternes s'allument et les becs électriques donnent des
lueurs jaunes. Enfin, ce fut la nuit, la nuit, négation de la
lumière, où la tradition japonaise voulait qu'on ^ensevelît la
négation de la vie. A huit heures, un coup de canon annonça
que le cercueil de l'Impératrice quittait le Palais. Il n'y eut pas
dans la foule le moindre soupir de soulagement, le plus faible
murmure. Mais ceux qui avaient acheté des boîtes montèrent
dessus, et quelques-unes craquèrent.
La troupe s'ébranla. Les soldats, le fusil tourné vers le
sol, commencèrent à défiler. Leurs uniformes kaki se fon-
daient dans le crépuscule : on ne distinguait bien que la
bande rouge de leurs képis. Et leur piétinement, assourdi par
la terre molle, faisait le même bruit indéfini que la mer quand
elle roule loin de nous dans la nuit brumeuse et calme. Toutes
les huit minutes, sans qu'un ordre fût crié, ils s'arrêtaient un
instant. Et du bas de la côte, montaient sur ce grand silence les
sons de la musique militaire qui jouait la Marche funèbre de
Chopin. Sans doute, ils déchiraient toutes les oreilles japonaises
encore rebelles à la musique occidentale. Du moins, ils ne leur
parlaient pas le même langage qu'a nous. Et je songeais à
l'Impératrice que ces cuivres avaient dû froisser jadis, les jours
de parade. Mais que de choses l'avaient froissée qui lui devin-
rent peu à peu des signes de grandeur! Cette musique, qui
menait son deuil au milieu de ces soldats à l'européenne, avait
eu pour elle des marches triomphales, dont les battemens de
son cœur avaient scandé les rythmes étranges.
La musique passa : les musiciens, sanglés dans leur tunique
rouge, oscillaient en mesure, et les marins de la flotte, qui mar-
chaient derrière eux, suivaient leur mouvement. $ous le costume
moderne ils obéissaient ainsi à la règle des cortèges d'autre-
fois; mais ils corrigeaient l'ancien pas de danse excentrique
en un pas simplement cadencé. Les derniers accens de la Marche
funèbre s'éteignaient à peine qu'une musique perçante, glapis-
sante, de flûtes et de fifres lui répondit, comme du fond des
siècles. Les prêtres shintoïstes s'avançaient, coiffés de leur bon-
net noir et vêtus d'une robe d'un vert pâle, presque gris dans
l'ombre crépusculaire. Leurs torches inclinées éclairaient la
LE NOUVEAU JAPON.
491
poitrine des soldats immobiles. Ils portaient les emblèmes de la
religion nationale, les deux arbrisseaux verts qui ressemblent
au camélia, de longues banderolles qui symbolisent le soleil et
la lune, des gongs, des boucliers, des arcs, des flèches, des
tables pour les viatiques du mort, £t ces viatiques : du riz, de
l'eau, du sel, des rouleaux de soie blanche et de soie écarlate,
une paire de sandales. Ces antiques présens funéraires passaient
accompagnés d'une musique de faucheurs asiatiques soufflant
dans leurs roseaux. Mais, par intervalles, des clairons coupaient
d'une note sonore la voix aiguë des fifres. Le Japon du passé
ne pouvait oublier que le Japon moderne était là.
Et tout a coup nous vîmes, se détachant de la pénombre aux
flammes des torches et dominant la foule, le chariot funèbre. Il
était laqué de noir et d'or, monté sur deux énormes roues et
traîné par deux couples de bœufs qu'escortaient leurs piqueurs.
Les hommes qui l'entouraient, habillés comme au vieux tem.ps,
venaient du village de Yasé près de Kyoto, qui a toujours
fourni, au cours des âges, les nourrices des princes du sang et
les porteurs de la litière impériale. L'Impératrice s'en allait
dans un de ces ehars attelés de bœufs comme ceux qui condui-
saient, il y a douze cents ans, tes Empereurs et leur cour à des
plaisirs arcadiens. Aujourd'hui, c'est l'automobile cm le chemin
de fer qui les y m^ène. Mais, le jour, de la mort, ils retrouvent
le lourd chariot et les bceufs au pas lent ; car ils sont aussi
morts que les morts d'autrefois; ce qui convenait aux uns
convient aux autres, et il est bon qu'ils entrent Ums ê& l'a
même allure pacifique dans réternité.
A chaque tour de roue, ce char gémissait étrangement. Les
essieux avaient été disposés de telle sorte qu'ils produisaient
sept notes gémissantes. On me dit que l'artisan de Kyoto, dont
ils étaient l'ouvrage, appartenait h une famille où, de père en
fils, on se transmettait le secret de ces gémissemens, « qui
doivent contracter les cœurs. )> Ahl comme je reconnais bien
là le génie japonais 1 II ne se contente pas d'atteindre la
grandeur par les moyens les plus simples : il lui faut de l'habi-
leté. Et son habileté, sans être formellement de mauvais goût,
a quelque chose de puéril et de précieux qui passe la mesure et
qui diminue quelquefois l'impression de grandeur. Cette méca-
nique destinée à émouvoir m'a un instant gâté la simplicité
majestueuse de ces funérailles. Un moment ma pensée s'est
492 REVUE DES DEUX MONDES.
détournée de l'Impératrice morte et de l'immense ville recueil-
lie et de tout ce concert de symboles pour aller chercher, dans
sa carrosserie de Kyoto, l'habile fabricant de ces essieux pathé-
tiques. Mais personne autour de moi ne sentait comme moi, et
personne n'eût compris ma restriction. En revanche, je crois
bien que les Japonais éprouveraient aussi vivement que nous
l'ampleur et la mélancolie du vers de Hugo :
Les grands chars gémissans qui reviennent le soii*...
Seulement, ils veulent être sûrs que le char gémira; et ils
s'y prennent en conséquence.
Derrière les prêtres shintoïstes et tous ces hommes revêtus
de costumes anciens, marchaient en rangs obscurs des princes,
des généraux, des dignitaires, dont les chamarrures sortaient
de l'ombre aux lueurs des lanternes ou des becs électriques,
comme les replis des vagues se dorent sous les rayons mobiles
de la lune. On n'entendait plus qu'un long piétinement sourd
qui se déroulait dans la nuit; et, de temps en temps, les deux
musiques se rejoignaient très haut, au-dessus de la ville.
Près de la station du chemin de fer, dans le quartier popu-
leux de Yoyogi, sur une petite hauteur, s'élevait le temple pro-
visoire où devait se terminer le cortège. Il était en bois blanc ;
et son toit recourbé, en écorce de cèdre : une simple hutte,
comme l'éternel temple shintoïste, mais d'un bois indicible-
ment pur. La loge où se tenait la famille impériale, celle des
musiciens, celle des prêtres, celle où l'on dépose les alimens
sacrés, étaient aussi des huttes ; et les galeries pour les invités
étaient en bois blanc , et les grands torii, ces portiques dont la
poutre transversale a la forme d'une carène, étaient en bois
blanc. Mais chaque lampadaire était formé de trois jeunes pins
réunis que l'on n'avait point écorcés ; et toute la clôture était
faite de bambous verts qui signifient la pureté. Il n'y avait
d'autres ornemens que des cordes de paille, emblème shin-
toïste, et, sur les bambous, des cravates de crêpe noir, emblème
européen. Aucun encens ne montait dans l'air, mais une odeur
de forêt coupée. Le chariot funèbre atteignit l'enclos à onze
heures et demie. La ville en fut avertie par un coup de canon.
Les cloches sonnèrent dans les temples ; des siftlemens de
vapeur leur répondirent dans les manufactures ; et les tramways
s'arrêtèrent trois minutes. Durant trois minutes, le mouvement
LE NOUVEAU JAPOM.
493
cessa d'un bout à l'autre de l'énorme ville en insomnie. Sur
les ponts 011 brûlaient des torchères, le long des boulevards
e'clairés de lanternes blanches, autour des brasiers dont la
llamme découpait des porches d'ombre à l'entrée des petites
rues, la foule sembla pétrifiée. Trois minutes : tout ce que la
vie peut donner à la mort!
Et maintenant l'Impératrice s'est à jamais éloignée de sa
capitale. Elle retourne au Kyoto de sa jeunesse, à ce Kyoto
dont le premier nom de Hcian voulait dire calme, tranquillité.
Mais ce n'est point au cœur de la ville qu'elle reposera. On lui
prépare de grands ombrages à une demi-heure de la cité, près
du tombeau de l'Empereur. J'y suis allé deux mois plus tard.
Dans les bois, au liane d'un coteau, l'Empereur dort sous un
vaste tumulus qui couronne des étages de gazon vert, séparés
par des murs de pierres sèches. La porte de bronze, où resplen-
dit sur chaque battant un chrysanthème d'or, est le seul
ouvrage apparent dont la main des hommes a façonné la ma-
tière. Les pierres des murs ont été choisies pour la beauté de
leur forme et de leur grain. Les grèves de la Mer Intérieure ont
fourni le sable qui recouvre le tumulus. Mais, alors que les
tumuli des anciens Empereurs se sont désagrégés sous l'action
du temps, celui-ci, fait en béton, résistera aux siècles. Tous les
soirs, les lanternes de pierre y sont allumées. Elles le furent
jour et nuit la première année. Et chaque jour des pre-
mières semaines y amena de vingt à trente mille pèlerins. On
en comptait encore cinq mille quand je l'ai vu, et bien que ce
fût l'époque des grands travaux de la campagne. Nous des-
cendons par un sous-bois, et nous arrivons tout de suite à
l'endroit où l'Impératrice attend son tumulus. La terre ne
s'ouvrira pour la recevoir que cent jours après les funérailles.
Elle attend dans une chapelle en bois blanc sur le versant de la
colline ; et, au-dessous, dans une autre chapelle aussi simple,
des offices sont célébrés chaque jour en présence des envoyés
de la Maison Impériale. Un peloton de soldats gardait l'enceinte.
Cette pompe et ces spectacles n'avaient rien de très nouveau
pour moi. Je savais que les Japonais excellent dans le déploie-
ment de ces solennités où ils collaborent avec la mort et la
nature. Il n'est guère de peuple qui tienne davantage aux dou-
ceurs fugitives de la vie et qui fasse meilleure figure à la mort.
La tristesse qu'elle apporte devient chez eux comme une fête
494 REVUE DES DEUX MONDES.
méianeolique de l'esprit. Et je ne eonna,is point de pays où la
force des coutumes et la discipline de la sensibilité donnent aux
grandes de'monstrations publiques une pareille unité d'impres-
sion. Acteurs et spectateurs, tous y concourent. A dire vrai, il
n'y a qu© des acte-urs. Ceux qui conduisaient le deuil n'étaient
pas plus impeccables que ceux qui le regardaient passer. La
foule jouait son rôle aussi parfaitement que les princes, les
soldats, les prêtres, les fiers campagnards de Yasé et les nobles
piqueurs de boeufs.
Mais c'était précisément cette unité que naguère on avait pu
croire en péril. On craignait que les idées égalitaires introduites
au Japon y eussent leur effet immanquable de dissocier la com-
munauté japonaise : et elle m'avait paru plus solide que jamais.
On redoutait pour la société et pour les âmes le contlit prolongé
des deux civilisations. Mais;, quand on avait assisté jadis aux
tâtonnemens d^e la vieille cultusre japonaise et à sa démarche
ince-rtaine d'Asiatique éblouie à travers les innovations occi-
dentales, on commençait à soupçonner, devant ces funérailles,
qu'elle avait enfin, trouvé son équilibre. Les élémens d'origine
étrangère s'y accordaient harmonieusement aux rites de l'ancien,
du plus ancien Japon. Ceux-là n'y paraissaient pas plus des
importations que ceux-ci des archaïsmes. On prétendait que ce
conflit émousserait sans doute la délicatesse esthétique du peuple
japonais, inséparable de sa délicatesse morale : et elle s'était
marquée non seulement dans tous les détails de cette céré-
monie funèbre, mais dans l'attitude de la foule. Il nous semblait
naguère que le culte de l'Empereur pâlissait, et d'aucune Impé-
ratrice le dernier sommeil n'avait été entouré d'une piété plus
vive. Sur cette terre, où depuis douze cents ans le bouddhisme
a régné, rien dans ces funérailles n'était emprunté à ses rites.i
La seule religion qui participait aux honneurs rendus à la
dépouille impériale était celle dont il avait autrefois étouffé la
voix grêle et recouvert la simplicité sous sa liturgie somptueuse.
C'était le shintoïsme qui nationalise le Soleil, qui attribue à
l'Empereur une origine céleste et qui fait graviter toutes les
autres nations autour de la nation japonaise, fille des dieux ;
Ise shintoïsme, la plus ancienne des religions du Japon, la plus
orgueilleuse des religions Wtionales, aussi démesurée et aussi
fantastique dans sa mythologie que sobre et naturelle dans son
symbolisme.;
LB SaÛVEArÛ ^AfONii
III. — LE DERNIER SAMURAÏ
Un passé qui meurt lentement, ce sont les tombeati'x: des
Shogun, dans le parc de Shiba. Ces lieutenans géne'raux de
l'Empereur, qui avaient supplanté leur souverain, les Toku-
gawa, descendent peu à peu dans l'indifférence et dans rouibli.
On ne se souvient d'eux qu'avec hostilité. Ces dernières années,
un journal interrogea ses lecteurs sur les héros qu'ils préfé-
raient et sur ceux qu'ils n'aimaient pas : le premier des Toktj-
gawa, le fondateur de la dynastie, réunit presque toutes fês.
voix contre lui. Leurs temples étaient magnifiques. Ils le sont
encore; mais leur sanctuaire se dégrade, les châsses se dédorent,
les laques rouges s'écaillent ; sur les h'auts-reïiefs, les fleurs et
les oiseaux plus éclatans que les fleurs dépérissent. On com-
mence seulement à réédifier le grand temple qui a brûlé depuis
huit ans, et l'on ne sait même pas si l'on ira jusqu'au bout..
Les deux où trois fois que je m'y suis promené, je n'y ai ren-
contré personne. Les desservans se plaignent de leur pauvreté
et sont au milieu de ces splendeurs comme le pâtre qui voit
mourir son feu. L'idée religieuse s'en est éloignée, et, dès
qu'elle s'éloigne, le Temps se réveille et se met à la besogne.-,
Cependant il y a, dans un des vastes quartiers de Tokyo,
une petite maison que les pèlerins visitent assidûment et qui,
tout ordinaire qu'elle soit, est plus sacrée que ces temples.,
C'est la maison du maréchal Nogi, le vainqueur de Port-Arthur.i
Mais ce n'est point le soldat victorieux dont on vient y adorer
l'âme, c'est l'homme qui, le soir des funérailles de l'Empereur,
au premier coup de canon, s'ouvrit le ventre, selon le rite des
anciens Samuraï. Ce suicide ressuscita brusquement aux yeux
du monde un Japon féodal qu'on croyait enterré. L'uniforme
européen contrastait violemment avec une mort qui no'trs repor-
tait à plus de mille ans en arrière, au temps où lec sérvitéars se
tuaient encore sur le lombeau de leurs maîtres. Sa femme, la
comrtêsse Nogi, n'avait pas voulu le laisser partir seul et s'était
enfoncé un poignard dans le cœur. Les Japonais oublièrent
presque la mort de l'Empereur pour né plus songer qu'à ce
couple sanglant qui le suivait u sur la route du ciel. » Le
peuple fut remué jusque dans ses fibres les plus secrètes par
tout ce que la beauté de cet ,acte avait de spécifiquement japor
496 REVUE DES DEUX MONDÉS.
nais. Devant ces deux cadavres, il revivait dix siècles de son
histoire. Un témoin me racontait que, plusieurs étrangers
s'étant écriés, dans un cercle japonais, que le maréchal était
stupide ou fou, les Japonais ne s'en étaient point montrés
froissés, et qu'ils avaient seulement souri. Ils ont le môme sou-
rire quand, au fond d'un temple, ils vous ouvrent avec précau-
tion une boîte qui en contient une autre qui en contient une
troisième et qu'ils tirent, emmaillotée dans des linges de
safran, une 'coupe enterre rugueuse et craquelée, d'apparence
grossière; vous vous attendiez h un trésor et ils vous voient
déçus : ils sourient alors et replacent dans sa boîte cette coupe
dont le modelé remplit exactement leurs deux mains et qu'ils
ont un instant tournée entre leurs doigts pour en admirer les
bords légèrement onduleux. La mort de Nogi rentrait dans la
catégorie des biens spirituels et sacrés dont se compose leur
patrimoine national et que, par impuissance à en juger la
valeur, les étrangers ne peuvent même pas leur envier.
Il faut cependant essayer de comprendre cet homme que le
peuple appelle le dernier Samiiraï. De son histoire que l'on m'a
contée et que l'on m'a lue, je retiens seulement quelques épi-
sodes, quelques images, mais qui la résument toute. Elle est
un des témoignages les plus curieux de l'ancien Japon d'hier
au confluent du Japon moderne.
Vers 1857, le 5 et le 16 de chaque mois, avant l'aube, on
aurait pu voir sortir d'une maisonnette de Tokyo, très proche
de la maison seigneuriale du prince Mori, un homme d'armes,
accompagné d'un petit garçon d'environ huit ans. Ce Samuraï,
précepteur du jeune prince, se nommait Nogi, et le petit
garçon était son fils. Ses fonctions lui commandaient d'aller
deux fois par mois saluer le tombeau de la famille princière au
temple fort éloigné de Sengakuji. Pour l'enfant débile et ner-
veux, ces sorties matinales étaient à la fois un plaisir grave et
un objet de terreur. On risquait toujours, dans le crépuscule,
de buter contre un cadavre ou de faire rouler une tète sous son
pied. Il existait encore en ce temps-là une coutume, qui ne fut
abolie qu'en 1868 : le Tameshigiri ou Essai du sabre. Le-
Samuraï, possesseur d'un sabre neuf, se postait au coin d'une
rue, la nuit, et en éprouvait le tranchant sur le premier venu
qui passait sans escorte.
Mais quand, au jour levant, on arrivait au temple, le petit
LE NOUVEAU JAPON. 497
Nogi oubliait toutes ses craintes, et, pendant que son père
s'acquittait au nom du prince des hommages funéraires, il ne
se lassait point de contempler, dans le modeste enclos, quarante-
sept tombes rangées "autour d'un grand sépulcre, et pieusement
entretenues comme des autels. C'était là que reposaient les
quarante-sept Ronins, ces hommes d'armes dont l'aventure
reste aux yeux des Japonais un des raonumens parfaits de leur
ancien héroïsme. Le jour même où ils avaient vengé leur sei-
gneur en tuant son meurtrier, ils furent condamnés à s'ouvrir
le ventre, et on les répartit dans un certain nombre de demeures
princières, afin qu'ils y accomplissent « l'honorable cérémonie. »
Plusieurs d'entre eux avaient été envoyés chez le prince Mori,
où l'on gardait religieusement leur mémoire. Tous les enfans
des Samuraï étaient familiarisés de bonne heure avec l'idée du
suicide. Mais on peut dire que, sur ce point, le petit Nogi fut
privilégié. 11 grandit dans le culte presque intime des suicides
les plus excitans de la Légende dorée du Japon.
Deux ou trois ans plus tard, le père et l'enfant, qui portait
à sa ceinture les deux petits sabres inégaux des jeunes Samuraï,
s'éloignaient de Tokyo. Ils n'étaient pas seuls, cette fois : ils
escortaient à pied un palanquin où M""® Nogi avait pris place
avec ses fillettes. Le père, dont le caractère inflexible et la fran-
chise déplaisaient au prince, avait été frappé de la peine du
Heimo7i, c'est-à-dire de la Porte close. Le Samuraï devait rega-
gner son pays et s'enfermer pendant cinq mois dans sa maison.
On clouait sur la porte deux bambous entre-croisés. Il lui était
interdit de rire, de chanter ou môme de parler à haute voix;
et cette défense s'étendait à toutes les personnes de sa famille.
La ville où les Nogi se rendaient, Ghofu, était au bout du Japon,
près de Shimonoseki. Ils contournèrent le mont Fuji, suivirent
jusqu'à Kyoto la grande route où montaient et descendaient les
cortèges de daïmio, et s'embarquèrent à Osaka. Le père expli-
quait à son fils ce qu'ils voyaient et tout ce qu'avaient vu ces
endroits célèbres. Quand ils débarquèrent, parens et enfans
changèrent de veto mens sur la grève avant d'entrer dans une
petite auberge. M. Nogi, qui revenait à Chofu pour la première
fois depuis dix ans et (jui n'y possédait plus rien, finit par louer
une bicoque, où toute sa famille se tassa comme dans une
arche bien close et pour une longue traversée de silence.
Et voici maintenant le petit Nogi à l'école et dans une école
lOMB xLii. — 1917. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
telle qu'on n'en connaît plus de semblable au Japon. Les élèves
faisaient eux-mêmes leur cuisine; ils allaient, au cœur de
l'hiver, puiser à la fontaine et ramasser du bois mort dans la
forêt. Les maîtres ne leur enseignaient pas seulement la lecture,
le calcul, la calligraphie, l'escrime; ils les aguerrissaient contre
le froid et contre la chaleur et contre les fantômes que nous
portons en nous. Par les nuits les plus noires, ils les menaient
dans les tristes lieux hantés. Si quelque bruit de feuille arra-
chait à l'un d'eux un sursaut ou un cri d'effroi, ses camarades
le rouaient de coups et l'abandonnaient aux ténèbres. On ordon-
nait encore à celui qui semblait manquer de courage d'escalader
dans l'ombre l'échafaud où étaient exposés les cadavres des
criminels et d'en rapporter une tête coupée. Le petit Nogi, aussi
timide qu'une fille, et qui se laissait battre par ses sœurs, souf-
frit horriblement; mais îl se raidissait et ne disait rien. Son
père, plus sensible aux marques de sa nervosité qu'aux efforts
qu'il faisait pour réagir, ajoutait à ce dur entraînement de
l'école. Il l'envoyait souvent jusqu'à la ville de Hagi : dix-huit
lieues de chemins impraticabl.es, dans les montagnes, le jour
sans rencontrer personne, la nuit au clair de lune, avec la
peur des spectres. L'enfant avait pris en horreur le métier des
armes, et l'étude lui apparaissait comme le seul refuge.
Quelques années se passent : il atteint sa seizième année et
ose avouer à son père son ambition de devenir un savant. Un
savant à cette heure où il n'y a pas, dans toute l'étendue de
l'empire, un homme d'armes qui ne tende l'oreille aux mur-
mures précurseurs de la guerre civile ! On a bien besoin de
savans! Samurai ou paysan, qu'il choisisse! Le père était opi-
niâtre ; le fils aussi. Un de leurs parens tenait à Hagi une école
renommée, d'esprit très confucéen et de tendances nettement im-
périalistes, car, danscette province excentrique, on n'avait jamais
accepté l'usurpaticm des Tokugawa qu'en grinçant des dents. Le
jeune Nogi se sauve de chez lui. Le chemin de Hagi lui était
familier^ et l'espoir qui le conduisait en avait écarté tous les
spectres. Mais pour un jeune homme si désireux d'apprendre la
philosophie chinoise, c'était un fâcheux début de désobéir à son
père. Son parent refusa de le recevoir. H errait, les yeux pleins
de larmes, autour de celle maison de la science aux portes
inexorables, quand la femme de ce parent l'aperçut et le prit
en pitié. Elle fiéchit son mari. On le mit d'abord aux travaux
LE NOUVEAU JAPON.
499
des ehanips, sous préèexte cfue les études demandent un corps
aussi vaillant que le maniement des armes. Levé avant l'aurore,
il partait pour les rizières ; et, le soir, le maître lui payait le
salaire de sa jouriaée en lui expliquant les classiques chinois.
Cette vie de campagnard fortifia ses membres, et la doctrine
confucéenne acheva de lui tremper l'àme. L'amour de l'étude,
dont il est possédé, est ondes signes caractéristiques de sa géné-
ration. Parmi les jeunes gens de son âge, plus d'un se fût jeté à
la nage pour gagner le navire européen qui souillait aux yeux
de leurs pères les eaux sacrées du Japon, mais qui l'aurait
emporté vers ces nouveaux mondes dont les Tokugawa avaient
amputé leur misérable univers. Ils rêvent tous d'être savans.
Les uns comprennent que la science à conquérir est au delà
de leur horizon; les autres, comme Nogi, ne la cherchent
encore que dans les livres chinois. La Restauration impériale
les en tira brusquement et ûi d'eux ses officiers et ses soldats.)
Huit ans plus tard, en 1877, le futur maréchal se révéla
dans la révolte des Salsuma; il s'en fallut de peu qu'il n'y
laissât la vie avec sa réputation naissante. Une première fois,
son cheval s'emballa et traversa au galop les lignes ennemies;
une seconde fois, une balle lui brisa son épée, et, pressé par trois
insurgés, il sauta dans la rivière. Blessé à une troisième ren-
contre, et transporté à l'hôpital, il n'attendit pas sa guérison et
s'échappa furtivement la nuit, ce qui lui valut le surnom excep-
tionnellement glorieux d'officier déserteur. Une autre fois enfin,
son régiment fut cerné; il le sauva; mais l'enseigne fut tué et
le drapeau pris sur son cadavre. Nogi considéra qu'il était
déshonoré. Ses officiers l'empêchèrent de s'ouvrir le ventre. Il
consentit à vivre ou, du moins, à surseoir au châtiment que le
code de l'honneur samuraïque lui commandait de s'infliger.,
Seulement, personne ne put le dissuaderd'adresser au Trône une
lettre de dé-mission. L'Empereur refusa la démission et répondit
qu'il appréciait hautement le courage du jeune capitaine.: Ce
fut le commencement de leur longue amitié, si toutefois on
peut donner ce nom à un sentiment qui ne devait être chez le
prince qu'une sympathie intelligente pour un serviteur exem-
plaire et qui allait chez Nogi jusqu'à la vénération passionnée.
Depuis la perte de son drapeau, l'idée que sa vie n'était plus
qu'un prêt consenti par la grâce du'souverain s'installa dans son
esprit et détermina ses actes. Personne ne s'appartint moins
500 REVUE DES DEUX MONDES,
que lui. Dans toutes ses fonctions, il fut la fonction même.
Il avait hérité l'intransigeance de son père, et, à deux
reprises, il fut inscrit sur la liste des officiers en retraite. Mais
ctiaquo fois les événemens le rappelèrent au service actif, et
une volonté, qui ne pouvait être que la volonté impériale, l'y
fit rentrer avec un grade supérieur. Les soldats l'admiraient et
*le redoutaient. Sa bonté naturelle n'intervenait pas plus en ce
qui concernait la discipline que la douceur de la température
n'influe sur la rigidité d'une barre de fer. Il était rude jusque
dans ses saillies d'humour. On raconte que, du temps qu'il
était gouverneur de Formose, comme les soldats, anémiés par
le climat, se plaignaient de la nourriture et réclamaient de la
viande, lui qui en était toujours resté aux menus traditionnels
du vieux Japon, il répondit à celui qui lui transmettait leurs
doléances : « Ils veulent donc manger du bœuf? — Oui, Votre
Excellence. — Mais dites-moi, que mange le bœuf? — De
l'herbe. Votre Excellence. — Eh bien, qu'on leur donne de
l'herbe! )> Ses ennemis l'accusaient d'étroitesse d'esprit, et il
avait contre lui les fournisseurs du gouvernement qu'il détes-
tait autant que les bonzes et les femmes.
Au moment de la guerre russo-japonaise, il était général de
division, et, à la tête de la troisième armée, il reçut l'ordre de
prendre Port-Arthur. Cette place forte, dont le nom, — après
celui de Verdun, — restera un des plus grands dans l'histoire
des hécatombes, ne s'est pas relevée de ses ruines ni du silence
qui suivit la capitulation. Ceux qui la visitent s'étonnent d'y
voir adossées à de vastes demeures vides des maisonnettes japo-
naises qui semblent s'en constituer les gardiennes. Chacune de
leurs planches a coûté des centaines de cadavres. Nogi ne serait
jamais revenu au Japon si Port-Arthur n'avait succombé. D'ail-
leurs, dans la défaite, aucun général japonais n'aurait osé repa-
raître devant ses compatriotes. Le vieil esprit est encore si
vivant qu'on ne pardonnerait pas à un vaincu de se dérober
au suicide. Des officiers japonais, blessés sur le champ de
bataille et prisonniers, ont préféré s'en aller dans la presqu'île
malaise, où ils travaillent aux plantations de caoutchouc,
plutôt que de retourner chez eux et d'y affronter le mépris
de- leurs camarades. Les régimens que Nogi précipitait à l'assaut
des forts étaient fauchés jusqu'au dernier homme. Un témoin
dit : « Nous ne voyions plus la terre. » Quand son fils aîné
Lfi NOUVEAU JAPON. ' KOI
tomba, il prononça seulement ces mots : « C'est une belle mort.
Vous aurez bientôt à préparer un second cercueil. » Mais ce ne
fut pas le sien qu'on prépara; on n'en prépara même aucun
autre, car il voulut que son second et dernier (ils, tué bientôt
lui aussi, fut enterré sans bière comme les pauvres soldais dont
il avait partagé l'héroïsme. On n'avait plus le temps de dis-
tinguer entre les cadavres. Pour lui, de son même pas sec et
calme, il s'avançait aux endroits les plus périlleux. Mais il
paraissait jouir de cette protection particulière accordée aux
grands capitaines, môme aux plus hasardeux, qui, selon Joseph
de Maistre, sont rarement frappés dans les combats et seulement
lorsque leur renommée ne peut plus s'accroître et que leur
mission est remplie.
Quand on lui avait annoncé la mort de ses fils, son visage
n'avait pas eu un tressaillement. Mais le soir, sous sa tente, il
pleura, et, selon l'usage immémorial, sa douleur s'exhala dans
une de ces courtes poésies qui sont toute la poésie japonaise :
Sur la plaine et sttr la monlagne, — vestiges aimés des héros
— qui tombèrent frappés à mort, — voici que s'épanouissent —
des fleurs d' œillet. Mais par un jeu subtil d'allitérations et de
mots poétiques à double sens, où se complaît le goût japonais
et qui permet au poète d'obtenir des effets aussi variés que le
rythme de ces uta est primitif, et d'éveiller des échos aussi
prolongés que la forme en est brève, cette poésie signifie en
même temps : Sur la plaine et sur la montagne, — ils sont
tombés en héros, — et rien ne reste plus de ces douces fleurs, —
mes enfans bien aimés. M. l'abbé Noël Péri, dont j'emprunte
la traduction , ajoute : « Cette plainte d'un cœur de père
voilée sous l'évocation des fleurs d'œillet devient poignante. »
Des généraux japonais qui revinrent au Japon, Nogi fut le
seul qui ne connut pas l'ivresse du triomphe. Ce n'était pas
seulement à cause de son deuil, mais parce que l'image des
milliers et des milliers de gens qu'il avait envoyés à la mort ne
le quittait pas. Ce vieil homme marchait entouré de plus
d'ombres qu'il n'en faut pour peupler des enfers. Lorsque le
navire qui le ramenait eut jeté l'ancre et que ses amis impa-
tiens de le féliciter y monteront, ils ne le trouvèrent ni sur le
pont ni dans sa cabine. Ils finirent par le découvrir dans celle
d'un domestique et s'arrêtèrent interdits, tant il était triste et
abattu. (( Je ne puis pas oublier, leur dit-il, tous mes braves
502 REVUE ÎDES DEUX MOF^DES.
soldats sacriiiés, et je ne me sens- pas de forée à recevoir les
applaudissemens publics. » Il était là devant tout un peuple
dressé sur le rivage et qui Tacclaniait, devant toute sa patrie
soulevée d'enthousiasme, aussi impressionné que jadis dans les
ténèbres où sa main d'enfant timide tâtonnait et cherchait à
saisir une tête sanglante.
Le sentiment de sa responsabilité continua de l'obséder;!
Il se demandait si un général plus habile n'aurait pas trouvé le
moyen d'épargner un peu plus la vie de ses hommes. Lorsqu'il
parut en présence de l'Empereur, les seules paroles qui
lui montèrent aux lèvres témoignèrent du trouble de sa
conscience. Elle ne retro-uva peut-être jamais le calme. Dans
ses dernières années, les Japonais, qui n'admirent longtemps
et sans restriction que les morts, surpris de la vie très simple
et presque réduite des Nogi, — caria comtesse portait plus sou-
vent du coton que de la soie, — reprochaient tout bas- au maré-
chal de thésauriser. On sait aujourd'hui où passait son argent,
et les parens des soldats tombés à Port-Arthur le savaient déjà.
Chaque fois qu'il rencantrait un pauvre homme dont le file
avait servi sous ses ordres et était mort comme les siens, il se
sentait son débiteur et acquittait sa dette. Il essayait ainsi
d'apaiser en lui-même les voix anxieuses qui lui répétaient :
« Nous ne regrettons pas d'être morts pour la patrie ; mais
comme vous avez été prodigue de notre sang ! Un autre que
vous n'aurait-il pu faire ce que vous avez fait à meilleur
compte? » Et, dans ses longues promenades solitaires, le maré-
chal reprenait Port-Arthur plus économiquement. On ne se
trompait pas tout à fait en le soupçonnant d'avarice.
L'Empereur le nomma, en 4907, Directeur de l'Ecole des
Nobles, choisissant pour les fils et les filles de sa noblesse non pas
un brillant pédagogue, mais un homme de caractère. Il futexac-s
tement dans ce rôle ce que son père avait été cinquante ans plus
tôt, un éducateur inflexible. Il se couchait en même temps que
les élèves, se levait une heure avant eux, partageait leur repas,
n'admettait aucune réclamation. Mais on n'était plus au temps
où les filles de Samuraï supportaient avec fierté les mêmes
traitemens que leurs frères. Le vainqueur de Port-Arthur
s'aperçut qu'il est souvent plus difficile d'obtenir l'obéissance
des jeunes filles que d'entraîner les hommes au feu. L'hiver où
il proscrivit les foulards autour du cou, il y eut presque une
ît'î NOUVEAU JAPON.
S03
insurreetion. Et tous les règlemens de toilette qu'il édicta
eurent le sort tiabituel des lois somptuaires. Il fut vaincu dans
sa lutte contre les robes de soie. Les fards et les cheveux ornés
de riches épingles le bravèrent insolemment. S'il avait connu
la Bible, il se serait senti de cœur avec le pro[)hète Isaïe, qui
maudissait les filles de Sion parce qu'elles étaient devenues
orgueilleuses ei qu'elles s'avançaient la tête haute, lançant des
regards, et qu'elles allaient à petits pas et faisaient sonner les
anneaux de leurs pieds. Les filles du Japon étaient appuyées
dans leur résistance par leur Directrice, une dame imposante
que la faveur de l'Impératrice rendait inamovible. Et l'entou-
rage suivait d'un œil amusé les péripéties de ce duel entre une
vieille institutrice et un vieil homme de guerre.
Pour moi, j'admire que ce vieil homme, arrivé au terme
des honneurs et chargé de gloire, ait apporté à ces fonctions
toutes nouvelles, dont aucun détail ne lui semblait indigne de
lui, la même ardeur et la même conscience que si la réussite
de toute une longue vie avait dû en dépendre. 11 servait aussi
sérieusement son pays à la tête d'une école qu'au front des
armées. L'Elmpereur l'en récompensa en lui confiant l'éducation
de ses petits-enfans, et voulut aussi qu'il accompagnât, avec
l'amiral Togo, le prince envoyé en Angleterre au couronnement
du roi George. A son retour, il réunit ses élèves et leur ra-
conta ses impressions. Il avait été très étonné, dans son séjour
à la Cour de Roumanie, que le petit prince et les princesses de
la famille royale se fussent présentés chez lui sans aucune espèce
d'apparat; et, se tournant vers les trois princes impériaux, pré-
sens à sa causerie, il leur dit que le temps ne lui semblait pas
venu pour eux d'imiter cet exemple, mais qu'il viendrait peut-
être bientôt. Cela parut une grande hardiesse, que personne,
même les réformateurs les plus radicaux, n'aurait osé se per-
mettre à cette place et devant cet auditoire. Mais Nogi n'avait
point conscience de son audace, car chacune de ses paroles lui
était inspirée par l'amour de son souverain et de son pays.
Et l'Empereur mourut. Durant les quarante-cinq jours qui
précédèrent les funérailles, on le vit chaque jour au Palais
rendre ses hommages à la dépouille impériale; ei, chaque nuit,
il veilla le cercueil. Le reste du temps, il le passait chez lui en
prières et en purifications. Il ne mailifestait aucune tristesse
particulière. Selon son habitude, il causait familièrement avec
504 REVUE DES DEUX MONDES.
les jeunes officiers qu'il rencontrait. Le matin du dernier jour,
la comtesse l'accompagna dans sa visite au cercueil. Leur atti-
tuden'évcilla pointles soupçons. Mais ceux qui gardaient la porte
remarquèrent qu'en s'en allant, le maréchal était singulièrement
ému et que sa femme se cachait le visage sous son mouchoir.
Il était rentré chez lui où il avait invité à déjeuner sa sœur, une
vieille femme de soixante-treize ans. Il se montra à ce déjeuner
d'une gaîté qui la surprit. Et ce qui la surprit davantage, ce fut
l'attention qu'il apporta à la toilette de sa femme. Il lui donna
môme de la main deux ou trois petits coups sur le nœud de sa
ceinture. Elle se retourna et lui sourit. Ils avaient prié un pho-
tographe de venir. Mais la lumière était mauvaise, et l'artiste,
sans les avertir, enflamma un ruban de magnésium. L'explo-
sion de lumière ne les fit broncher ni l'un ni l'autre. Vers
quatre heures du soiv, ils congédièrent leurs deux domestiques
et montèrent dans leur chambre, une chambre nue comme
toutes les chambres japonaises. A huit heures, le canon
retentit. L'aide de camp et l'ordonnance du maréchal, inquiets
du silenceextraordinairede la maison, frappèrent à la porte, puis
l'enfoncèrent. Nogi en grand uniforme s'était ouvert le ventre
et, n'ayant point de second pour lui trancher la tête, s'était
percé la gorge. Sa femme, probablement après lui, s'était poi-
gnardée à deux reprises, sans que pourtant ses blessures
fussent mortelles. Elle avait alors retiré le poignard de sa poi-
trine et, avec son doigt humide de sang, elle avait enfin trouvé
la place du cœur. Mais il ne lui restait plus assez de force pour
enfoncer le fer, et elle s'était laissée tomber sur la pointe. On
croit communément que son mari ignorait sa résolution et
qu'en tout cas il ne l'y poussa point.
L'enterrement eut lieu au bout de dix-huit jours. Jamais,
depuis que le Japon était sorti des eaux, le convoi funèbre d'un
simple sujet de l'Empereur n'avait attiré un pareil concours de
peuple. Le cercueil du maréchal, posé sur un caisson, était
traîné par des soldats; le cercueil de la comtesse le suivait dans
une voiture attelée de chevaux. Une foule immense jiassa la
nuit autour des deux fosses ; et, encore aujourd'hui, dans le
cimetière d'Aoyama, de laporte jusqu'à l'endroit où ils reposent,
les marchands d'encens forment une chaîne ininterrompue.
Les grandes âmes sont rarement simples et peut-être moins
qu'ailleurs au Japon, où la passion de la gloire revêt les formes
LE NOUVEAU JAPON,
?)05
les plus raffinées de la niodeslie et du désinte'ressement. Il y a
assurément dans le suicide de Nogi, comme dans presque tous
les suicides samuraïques, et dans la manière dont il le prépara,
et dans le choix de l'heure oii il l'accomplit, et dans l'appel du
photographe, quelque chose d'ostentatoire qui nous semble, à
nous Européens, exclure l'idée d'une douleur irrésistible. iMais
cette ostentation un peu théâtrale n'en est pas une pour les
Japonais, qui n'y voient que de la décence et de la noblesse
et qui, depuis des siècles, attachent au suicide ainsi compris
un caractère de grandeur aristocratique et même d'obligation
religieuse. La mort de l'Empereur fut moins la cause que
l'occasion du harakh^i de J>Jogi. Une de ses lettres écrites avant
do mourir rappelait l'épisode de la guerre civile où il avait perdu
le drapeau de son régiment. « De ce jour, disait-il, j'ai cherché
•la mort sans la rencontrer, et j'ai continué de vivre et de jouir
des faveurs impériales imméritées. » Je n'ose pas dire qu'en se
coupant les entrailles selon l'ancien rite, il réalisait un rêve de
sa jeunesse, mais il en payait une malchance dont rien dans
son àme n'avait recouvert le souvenir. Seulement, il la payait
comme un homme qui, ayant engagé toute sa fortune lorsqu'elle
était insignifiante, la verserait, une fois millionnaire, à son
créancier. Il jetait dans la fosse ouverte non plus l'obscure des-
tinée d'un jeune officier que le hasard a desservi, mais toutes
les décorations, tous les honneurs, tout le prestige, toute la
gloire d'un maréchal victorieux. 11 ne pouvait pas ne pas en
avoir conscience. Sa plus vive jouissance d'amour-propre, cette
volupté d'orgueil que ses victoires lui avaient refusée, il l'a
peut-être ressentie dans la petite chambre oii il attendait le
signal du canon funèbre, lorsqu'il se représentait l'étonnement
du peuple à la nouvelle de sa mort, les millions d'êtres qui en
frémiraient d'émotion, et la place que son suicide lui assurait
dans l'immortalité impériale.
Beaucoup d'Européens jugèrent son acte insensé. Un certain
nombre d'intellectuels japonais, qui eurent bien soin de se taire,
l'estimèrent d'un archaïsme regrettable. Nul ne pensa qu'il eût
voulu faire de sa mort une protestation contre les nouveautés
011 risquait de sombrer l'esprit de sacrifice des anciens Sarnuraï.
On ne lui prêta aucune intention philosophique. Mais la portée
de nos actes les plus graves ne se limite point à notre personne.
Et le suicide du maréchal Nogi, qui semble exhumé des vieilles
S06 BEVUE iDÉS DEUX MONDES.^
annales romantiques, était, en un sens, plus actuel qu'il n'en
avait l'air. Celte libation sanglante donnait un surcroît de vie à
la divinité de l'Empereur.
IV. — UNE NOUVELLE RELIGION.
Depuis une quinzaine d'années, le Japon, s'il ne travaille pas
précisément k se rejaponiser, s'est arrêté sur la pente de l'imi-
tation européenne et s'y retient énergiquement à tout ce qu'il a
pu trouver de plus vivace dans son passé. Les hommes qui le
dirigent ont compris qu'après une révojution dont les consé-
quences presque immédiates avaient délié tous les citoyens de
leurs obligations héréditaires, il importait de leur reconstituer
un lien spirituel et, dans l'acception profonde du mot, une
religion. Ils avaient bien une religion, ils en avaient même
deux, mais l'une incapable de coopérer à l'unité nationale, et
l'autre qui paraissait exténuée.
Le bouddhisme divisé en sectes, et chaque secte attendant
toujours un réformateur qui ne vient pas, ne satisfait que les
classes populaires, dont il entretient les superstitions, et quelques
petits groupes d'étudians et d'étudiantes, d'hommes et de
femmes du monde, qui se sont initiés à ses arcanes et qui,
autant par mode que par besoin de silence, font autour de ses
temples des retraites de méditation. Son pessimisme n'a aucune
prise sur la classe bourgeoise. L'opinion publique s'en défie.:
La presse ne cesse de dénoncer les rapines et les débauches des
bonzes. Les tribunaux sont à tout instant saisis d'un nouveau
scandale. Cependant, le gouvernement ne le tracasse pas; il
l'encourage même, chaque fois qu'une de ses sectes, stimulée
par l'exemple du christianisme, essaye d'en imiter les œuvres.
Le ministre de l'Instruction publique assiste à l'inauguration
d'une université religieuse. Le ministre de la Justice non seu-
lement admet dans les prisons les aumôniers bouddhistes, mais
il offre l'encens- au service annuel qu'ils célèbrent pour les
âmes des prisonniers et les félicite de leur ouvrir ainsi la voie
de la suprême illumination. Le ministre de l'Intérieur exprime
à ses préfets le vœu que les assemblées populaires se tiennent
de préférence près des temples. On fonde pour les hôpitaux
une association d'infirmières bouddhistes sous le nom de
Aisoiiié Kwai (Teinte d'Amour). Les employés des postes sont
LE NOUVEAU JAPON. 507
invités à suivre des confe'rences bouddhiques qui les instrui-
ront de leurs devoirs professionnels. Mais la faveur du gouver-
nement ne s'étend pas plus loin ; et le bouddhisme est exclu
des cérémonies nationales ou n'y parait qu'à titre privé. Et,
comme toutes ses tentatives de rajeunissement sont opposées à
l'esprit qui l'a toujours animé, elles restent superficielles et à
peu près inefficaces. Ses crises périodiques d'ilîuminisme n'ont
d'autre effet que de mettre en marche des milliers et dés mil-
liers et encore des milliers de pèlerins. On lit dans les journaux
que les battemens de mains ont crépité comme des feux d'arti-
fice et que les offrandes ont résonné comme de la grêle. Mais il
n'en retire aucune autorité sociale, et chacune de ses sectes
peut chanter ces vers d'un vieux poème lyrique : Le Bouddha
du passé nous a quittés depuis longtemps; le Bouddha à venir
na pas encore paru.
Quant au shintoisme, qui, dans ses petits temples primitifs
et vides, divinise les ancêtres et l'Empereur, la religion boud-
dhique avait volé ce pauvre en lui dérobant son culte des
morts et quelques-uns de ses héros les plus renommés, et elle
l'avait réduit pendant des siècles au plus complet dénuement-
Il couchait sur la paille avec ses emblèmes sacrés et ses
myriades de dieux. La Restauration impériale aurait dû le
relever. Mais le gouvernement, qui garantissait la liberté reli-
gieuse, commença par supprimer le « Ministère des Dieux » et
déclara qu^il ne reconnaissait aucune religion particulière. Il
retint seulement du shintoïsme son enseignement patriotique,
c'est-à-dire la soumission aux volontés de l'Empereur, descen-
dant du Soleil. Les prêtres shintoïstes en furent officiellement
chargés. Mais, en 188i, il abolit ces fonctions, et le Kaimushi
ne fut plus qu'un préposé à des cérémonies purement civiles.)
On en était là lorsqu'une réaction naturelle se produisit
contre les modes de l'Europe et que le Japon, plus conscient
de sa force, s'affranchit d'une admiration qui allait lui peser
comme une servitude. Mais les idées qu'il nous avait emprun-
tées n'en continuaient pas moins d'agir en lui, et, entre autres,
la notion, toute nouvelle en Extrême- Orient, d'une morale im-
posée par des dogmes précis. Le gouvernement en sentit le besoin,
et, dans ces quinze dernières années, il a presque réalisé le
chef-d'œuvre d'organiser une religion nationale.
Un de mes premiers étonnemens fut d'entendre parler
508 REVUE DES DEUX MONDES.)
communément autour de moi du Bmhido. C'était le Bushido
qui avait façonné l'àme japonaise. La grâce du Bushido avait
opéré sur les champs de bataille de Mandchourie. Les cartes de
visite que les pèlerins déposent toujours sur les tombes des
quarante-sept Ronins attestaient la vitalité du Bushido. Le mot
signifie Voie du guerrier. J'avais beau fouiller dans ma mé-
moire : il m'était impossible de l'y retrouver. 11 paraît en effet
qu'avant 1900, personne ne l'employait et qu'on ne le ren-
contre dans aucun dictionnaire japonais. Il est vrai qu'aucun
dictionnaire français ne porte jusqu'à la même date le terme
de nationalisme. Mais le Bushido n'est pas seulement un [réveil
du sentiment national sous la menace des influences étrangères..
C'est tout à la fois, comme les Tables de Moïse, une théologie et
un code de morale ; et c'est aussi le plus grand effort qu'ait
faille Japon pour opposer aux nations européennes une insti-
tution religieuse analogueaux leurs et qui prouvât sa supériorité
morale. Rien n'est nouveau dans cette nouvelle religion que
la manière dont elle se présente et dont elle s'impose.
Le dogme fondamental en est tiré du shintoïsme. Il remplit
la première page du premier livre d'histoire des écoles pri-
maires. J'ai eu la curiosité de comparer les éditions d'il y a
quinze ans avec celles d'aujourd'hui. ^Le style, m'a-t-on dit, en a
baissé d'un ton; le récit est légèrement simplifié, mais les faits
sont les mêmes. « Vancêtre de Sa Majesté est Tensho Daijin ou
Amaterasii 0 Mi Kami, et ses vertus étaient aussi hautes et répan-
dues que les rayons du soleil. Daijin gu est le temple où nous
honorons notre Ancêtre, à Isé. Le Japon a été d'abord gouverné
par le prince Ninigi no Mikoto, petit- fils d'Aynaterasu. Avant
qu'il devienne V empereur du Japon, sa grand'mère lui dit : « Ce
pays est la terre où nos desccndans doivent régner ; vous allez le
gouverner, et votre puissance impériale durera aussi longtemps
que les astres et le monde. » C'est sur ces mots que notre Empire
est fondé. Et la grand' mère donna à son petit- fis le miroir, le
sabre et la pierre précieuse : telle est l'origine de nos trois trésors
sacrés... Nous appelons cette première période de notre histoire
l'Époque des Dicu.r... » On insiste peu sur cette période mytholo-
gique. On en a même diminué le nombre des empereurs, et l'on
arrive tout de suite au fondateur historique de la dynastie,
Jimmu Tenno, dont le couronnement eut lieu le 11 février 660
avant Jésus-Christ.
LE NOUVEAU JAPON,
509
Donc l'Empereur est le dieu visible et présent. Les progrès
de son peuple émanent de sa divinité. Les libertés constitu-
tionnelles qu'il lui accorde ne sont que des présens auxquels
ses sujets n'avaient aucun droit. Et les rescrits impériaux
constituent l'évangile du Japon moderne. Celui de 1890 est
un des plus commentés : (c Nos ancêtres ont fondé cet Empire
sur im magnifique et yaste plan; ils ont établi leurs vertus
sur des bases solides et profondes ; et nos nombreux sujets,
loyaux envers leur souverain et pleins de respect pour leurs
parens, ont montré dans chaque génération le beau spectacle
de l'union la plus parfaite. Tels sont les principes essentiels de
notre Constitution nationale. Tel doit être aussi le fondement
de notre éducation. Vous donc, Nos sujets, soyez soumis à vos
parens, affectueux pour vos frères, aimez-vous entre époux et
soyez fidèles à vos amis. Que tout en vous' respire la dignité et
la modestie... Instruisez-vous et appliquez-vous au travail afin
d'élever votre intelligence et de développer vos facultés
morales. » '
Ils ont évidemment peu à faire, car, en même temps qu'Ama-
terasu donnait à son fils l'investiture de l'Empire sur les îles
du Japon, l'âme japonaise éclose à sa lumière reconnaissait le
symbole de ses vertus naturelles dans les trois trésors sacrés :
la pierre précieuse symbolise en efiet la compassion et l'huma-
nité; le miroir, la pureté et la droiture; le sabre, la décision et
le courage. Ainsi le Bushido remonte à l'âge des dieux. Le
guerrier japonais, le Bushi, est avant tout shintoïste. Ses plus
belles qualités se ramènent à la simplicité de l'esprit et du
€œur. Il obéit au souverain ; il vénère ses ancêtres ; il a une
horreur insurmontable pour tout ce qui est tortueux et louche.
Il n'a pris aux religions ou aux philosophies étrangères que ce
qui lui révélait à lui-même ses généreux instincts. Il aurait
inventé la doctrine de Confucius s'il ne l'avait trouvée en lui.
Les enseignemens du bouddhisme n'ont fait que mettre en
valeur sa résignation à l'inévitable, sa patience, sa politesse,
son mépris de la mort. Tel a élé, tel est, tel doit être l'homme
japonais. La morale du Bushido complète le shintoisme, mais
sans avouer qu'il avait besoin d'être complété. Elle y introduit
par un détour ingénieux les règles du confucianisme et quel-
ques-unes des vertus bouddhiques. Elle se suspend au dogme
de la divinité impériale comme si elle en dépendait.
510 REVUE DES DEUX MONDES.^
Dès 1901, les conférences et les livres la propagèrent à tra-
vers le pays. Ce fut une sorte de préparation mystique à la
guerre. On l'illustrait par des exemples tirés de la légende ou
de l'histoire et habilement dénaturés. Le dévouement féodal
au prince se convertissait en dévouement à l'empereur. Toutes
les images de vengeances, de suicides» de meurtres héroïques,
d'abnégations sublimes, qui défraient le théâtre populaire,
repassaient sous les yeux du peuple, non plus comme un diver-
tissement, mais comme un sujet d'édification. L'effet en fut
admirable. A Port-Arthur, un régiment refusait de marcher;
on lui lut un rescrit impérial : il se rua à la mort. Le Busliido
électrisait les troupes. Plutôt que de se rendre, tous les soldats
d'un transport, le Ritachi-Maru, surpris par l'ennemi, s'ou-
vrirent le ventre en criant le nom de l'empereur. Ce fut sur les
vertus de l'empereur et de ses divins ancêtres que l'on reporta
l'honneur des grandes victoires. A chaque nouveau succès, un
envoyé impérial partait pour le temple d'Isé et déposait devant
l'autel de la déesse du Soleil les hommages reconnaissans de
son petit-fils. Comme naguère les canons pris aux Chinois, les
canons pris aux Russes furent répartis dans les temples shin-
toïstes. Jamais tant de gloire n'avait rejailli sur leur toit de
chaume. Au temple de Yasukumi, à Tokyo, ou Temple de l'In-f
vocation des âmes, élevé en 1869 pour les défenseurs de la cause
impériale, le gouvernement fit célébrer des cérémonies émou-
vantes en l'honneur des soldats tombés à l'ennemi. On allu-
mait, dans ses beaux jardins de pruniers et de cerisiers, des
feux qui ne mouraient qu'au lever du jour, car les âmes des
braves descendent du ciel avec les ombres de la nuit. On leur
offrait des tables de bois blanc, chargées de gâteaux, de pois-
sons et d'herbes. Le prêtre chantait sa longue mélopée, puis il
prenait sur l'autel la pierre précieuse où étaient venues se
poser les àmès, et allait l'enfermer dans un tabernacle que les
fidèles adoraient.
Loin de se ralentir, le mouvement s'accentua au lendemain
de la guerre. Le traité de paix avait été pour le peuple une
déception cruelle, et, bien qu'il n'en accusât que ses diplomates,
on jugea plus nécessaire que jamais d'entretenir en lui cette
religion du Bushido, qui interdit aux mécontentemens^ <ie
franchir le cercle des ministres et des conseillers du Trône et
de s'élever jusqu'à l'empereur. On l'intronisa dans les écoles
LE NOUVEAU JAPON.
Ml
OÙ le portrait du souverain tient à peu près la même place que
jadis dans les nôtres le crucifix. On exhorta les prêtres shin-
toïstes à la prêcher dans les familles, puisqu'ils sont les seuls
ministres de religion en concordance parfaite avec les enseigne-
mens des rescrits impériaux. Les grands enterremens furent
remis à leurs soins. Et la bureaucratie, de plus en plus forte,
devint une sorte de clergé impérial. Au contraire des hommes
de la Restauration, qui avaient trop laïcisé le shintoïsme, ceux
d'aujourd'hui travaillent à lui rendre son caractère religieux.
II y a près du parc de Ilibya, au centre de Tokyo, un temple
shintoïste où maintenant il est de mode dans la haute société
de venir se marier. Or, si l'on trouve bien à l'origine du
mariage japonais un rite religieux, mais un rite purement
domestique, depuis très longtemps les unions n'étaient que de
simples contrats civils. Jamais on n'avait eu l'idée de les
sanctifier devant les emblèmes du shintoïsme et de la divinité
impériale. Injitation européenne à coup sûr, mais où les Japo-
nais prennent surtout ce qui peut affermir le fondement
mystique de l'autorité du souverain.
Une des préoccupations les plus constantes du gouvernement
et des promoteurs du Bushido est d'atténuer entre l'ancien
Japon et le Japon moderne un contraste susceptible d'inspirer
des doutes sur l'omnipotence et l'omniscience du Mikado. On
ne néglige rien pour donner au peuple l'illusion que rien n'a
changé. Dans un livre de lecture populaire, publié en 1910, le
comte Okuma inscrivait, en tête de chaque chapitre, une poésie
de l'empereur conçue à cette intention : (c Cest en méditant les
anciens exemples y dit l'auguste poète, que je dois gouverner
l'Empire renouvelé. Et encore : Mon seul désir est que les lois
nouvelles ne dérogent pas aux antiques lois des dieux. Cet
état d'esprit s'accuse quelquefois d'une façon assez déconcer-
tante. Au mois de juillet 1910, la ville de Yokohama, désirant
fêter le cinquantenaire de l'ouverture du port aux étrangers,
inaugurait la statue du ministre d'un des derniers Shogun,
qui, en 1858, sans en référer au fantôme impérial, sous la près-
sion des circonstances^ épargna à son pays de graves mécomptes
en traitant avec les Européens, et qui, bientôt frappé par les
Samuraï du prince de Mito, avait payé de sa vie son courage et
sa clairvoyance. Le gouvernement se fit à peine représenter à
cette inauguration. Mais, quelques jours plus tard, on fêta les
Ô12
REVUE DES DEUX MONDES.
meurtriers. Le président de la Chambre, les Altesses, les
princes, l'état-major visitèrent en grande pompe leurs reliqu^es,
et l'empereur encouragea d'un don de cent yeti leur exalta-
tion. Ce n'était point une manifestation dirigée contre les
Européens, ni même contre la politique shogunale, que l'empe-
reur restauré avait reprise et continuée, — car les traités signés
restèrent en vigueur trente ans, — mais contre un régime
qui avait rabaissé la majesté impériale. On comprend mainte-
nant toute l'actualité du suicide de Nogi et comment il s'enca-
drait favorablement dans la prédication du Bushido.
Cette nouvelle religion ne rencontre aucune résistance
ouverte. « Je n'aime pas ces formes administratives de la tra-
dition, » me disait un professeur de l'Université. Un autre, qui
me parlait du Bushido enseigné dans les écoles, lui reprochait
de mettre en formules scientifiques la sensibilité japonaise. (Ce
qu'il appelait des formules scientifiques, nous l'appellerions
plutôt des dogmes.) Mais, en somme, elle ne gêne que l'esprit
critique qui n'est pas très développé au Japon. Les historiens
sont tenus d'accepter, sous peine de sacrilège, des dates fabu-
leuses, comme celle du couronnement de Jimmu Tenno, en GGO
avant Jésus-Christ, quand jusqu'au v'' siècle de notre ère il
est impossible de trouver la moindre preuve de l'existence
d'une monarchie japonaise. Les historiens et les moralistes
sont également tenus de supposer que les Japonais ont toujours
pratiqué envers leur souverain un loyalisme inconnu dans les
autres pays, quand les annales du Japon sont pleines d'insur-
rections féodales et d'empereurs méprisés, déposés, fugitifs ou
réduits à la misère. Il y en eut même d'assassinés : un très
sûrement et un autre très probablement, à la veille de la Res-
tauration. Mais enfin les injures que ces monarques eurent à
supporter sont moins remarquables que la continuité ininter-
rompue de leur règne. Si le Bushido n'est pas tout à fait une
fiction, il a le tort de s'appuyer sur des fictions et de se soli-
dariser avec des légendes dont il est trop facile de prouver
la vanité. Il a le grand tort d'élever autour de l'histoire offi-
cielle le même enclos que le shintoïsme autour de ctes céré-
monies funèbres. Ces barrières peuvent être faites de bambous
verts qui symbolisent la pureté de l'intention; elles n'en sont
pas moins des barrières hostiles à la pensée et n'enferment que
des ombres et des simulacres.
LE NOnVEAtT JAPON,
,^13
Je crois qu'en ge'néral les jeunes gens répugnent au Bushido.
Mais la plupart entreront dans les services administratifs, et,
par reconnaissance pour la force qu'il leur prête^ ils s'en feront
les soutiens. Et puis il ne faut pas s'imaginer que les idées,
même modernisées, aient au Japon les mêmes arêtes vives que
chez nous. Les mots par lesquels nous sommes bien obligés de
les traduire, dieu, foi, religion, culte, leur donnent une figure
qui produit, une impression analogue à celle des paysages japo-
nais dans la peinture européenne, quand on est habitué à la
peinture japonaise : ce n'est plus cela. Les conséquences rigou-
reuses du Bushido rendraient impossible la vie des officiers et
des fonctionnaires convertis au christianisme. L'ancien recteur
de l'Université de Tokyo faisait preuve de logique, lorsqu'il
déclarait que la constitution nationale ne permettait pas de
placer au-dessus de l'Empereur et de ses ancêtres le Dieu des
chrétiens, et lorsqu'il déplorait que deux cent mille Japonais
se fussent mis en opposition avec la loi fondamentale de leur
pays. Ces deux cent mille Japonais vivent cependant, non sans
quelques tracasseries, mais sans persécution. La religion du
Bushido n'empêche pas plus les fureurs de la politique. On
n'attaque jamais l'Empereur ; mais on attaque ses conseillers et
ses ministres. Les rescrits sont sacro-saints; mais l'interpré-
tation en reste libre. L'Empereur recommande-t-il à ses sujets
l'économie et la simplicité dans les mœurs et dans les vêtemens?
On accueille son message avec vénération; mais ceux dont il
blesse les intérêts ou les goûts se tournent vers le premier
ministre et le blâment âprement d'avoir sollicité ce nouveau
rescrit ou de ne pas avoir su l'expliquer. La presse japonaise
est une des plus indépendantes du monde. Le gouvernement
ne la subventionne pas, et le Japonais écrit beaucoup plus sin-
cèrement qu'il ne parle. L'écritoire lui communique la même
franchise que ses petites tasses d'eau-de-vie de riz. Le fonction-
naire, oui, le haut fonctionnaire qui dans ses entretiens ne se
départira pas d'une étrange circonspection, le pinceau à la
main, critiquera le gouvernement sur le ton le plus agressif.
Ce sera d'ailleurs au nom du Bushido. C'est au nom du
Bushido que les hommes politiques, les ministres, les états-
majors, les bureaucrates seront violemment pris à partie. C'est
au nom du Bushido qu'auront lieu des soulèvemens populaires
qui feraient croire à une révolution prochaine. Dans les pre-
TOME XLII. — 1917. 33
514 REVUE DES DEUX MONDES.i
miers mois de 1914, le Japon fut bouleversé par un scandale
d'origine allemande dont presque toute l'administration de la
marine était éclaboussée. Le ministère qui voulut tenir le coup
ameuta le peuple contre lui. Le syndicat de la presse résolut
d'en appeler à l'Empereur; et, cet appel n'ayant eu aucun
résultat, l'opposition parlementaire décida d'envoyer au temple
d'Isé des délégués qui présenteraient une protestation motivée
à la déesse du Soleil, aïeule de la lignée impériale. La même
délégation se rendrait ensuite au tombeau du père de Sa Ma-
jesté, près de Kyoto. Avant qu'elle fût partie, le ministère avait
donné sa démission. Ce geste des représentans de la nation,
qui se tournent vers le Soleil et qui le font juge des noirs des-
seins ourdis autour de son petit-fils, ne manquerait pas d'une
certaine grandeur, s'il ne fallait tenir compte du goût des Japo-
nais pour les attitudes théâtrales et du désir des parlementaires
d'impressionner la foule. Mais le moyen qu'ils employaient
n'est pas à la portée des parlemens de toutes les monarchies
constitutionnelles; et il prouve chez cette foule la solidité d'une
croyance dont je n'étais pas le seul à penser jadis que les idées
européennes l'avaient mortellement atteinte. J'écrivais en 4902 •
u Autant que j'en puis juger, la Restauration impériale abouti-
rait à l'idée consciente de la patrie moderne : loin de s'en
trouver fortifiée, la fidélité h. l'Empereur se dissoudrait dans un
patriotisme plus large, mais qui, pour la sécurité du pays,
gagnerait à s'y condenser. » Il semble s'y condenser de plus
en plus. Et c'est tout le Bushido.
Il arrive quelquefois que les idées et les sentimens, comme
les êtres et les plantes, ne paraissent jamais plus vivaces et plus
beaux qu'à la veille de décliner et de mourir. Sommes-nous en
présence d'une vieille tradition manufacturée, galvanisée et qui
jette un suprême éclat, ou d'une foi rajeunie, plus profonde et
qui aurait puisé jusque dans les toxiques européens une énergie
nouvelle? Le Bushido a pour lui des prodiges d'héroïsme et la
gloire des champs de bataille et l'orgueil national. Il a contre
lui toutes les importations étrangères... Je m'arrête. S'il y a
des rats dans ma maison, c'est assez qu'il y en ait : je ne veux
pas qu'ils rient.;
André Bellessort.i
LA FLAMME
QUI NE DOIT PAS S'ÉTEINDRE
ou ELLE DURE, OÙ ELLE BAISSE
Au début de 1914, une statistique officielle a fait connaître
en détail combien la France a de foyers et d'enfans (2). Ses
constatations se résument ainsi. Les gens mariés sont au
nombre de 12 millions et demi. Parmi eux, près de 2 mil-
lions n'ont pas d'enfans, 3 millions ont un seul enfant, plus
de 2 millions n'ont que deux enfans, 4 millions ont trois
enfans ou davantage. Donc, à peu près deux tiers des ménages
laissent diminuer la race et un tiers seulement travaille à la
multiplier.
Dans quelles parties du pays et du peuple les familles ont-
elles maintenu ou amoindri leur fécondité? Quelles sont les
causes de cette persévérance ou de ce déclin?
Au temps où la loi religieuse était la maîtresse des sociétés,
rien ne prouva plus sa puissance que la soumission universelle
(1) Voyez la Revue du 15 novembre.
(2) Statistique des familles en France: 1800 000, pas d'enfans ; — 2 900000,
1 enfant; — 2 600 000, 2 enfans; — 1 600 000, 3 enfans; — 987 000, 4 enfans; — .
566 000, 5 enfans ; — 327 000, 6 enfans ; — 183 000, 7 enfans ; — 95 000, 8 enfans ; —
45 000, 9 enfans; —20 000, 10 enfans; — 8 000, 11 enfans; — 3 500, 12 enfans; —
1500, 13 enfans; — 50O, 14 enfans; — 249, 15 enfans; — 79, 16 enfang; —
34, 17 enfans; — 45, 18 enfans et plus.
516 REVUE DES DEUX MONDEâ.i
au précepte de croître et de multiplier. Malgré l'inégalité des
sacrifices imposés par lui au grand seigneur, au riche bour-
geois, au paysan dont tout l'avoir était une pauvre lande, à
l'ouvrier propriétaire seulement de ses outils, la prodigalité
des naissances, la poussée de la race étaient partout égales (1).
Aujourd'hui, l'on se flatte d'avoir supprimé les classes et fondu
leur hiérarchie en une seule masse; elles se distinguent, et de
plus en plus, par leur très inégal souci de se perpétuer. Consta-
tons les différences de la fécondité familiale dans les multiples
sociétés qui forment la société française.
A tout seigneur, tout honneur : préséance est due à notre
noblesse. Elite de notre passé et tenue parfois pour morte
comme lui, elle prouve qu'elle vit toujours, en enfantant de
l'avenir. Son culte même du passé la préserve des déshérences;
elle estime qu'il n'y a jamais trop de successeurs à la gloire
d'un nom. Trois ou quatre enfans sont l'habitude et comme
le droit commun pour ces familles, et le nombre s'élève fort
au-dessus dans la plupart de celles qui partagent entre leurs
rejetons l'honneur d'une ascendance illustre (2). Malgré les
révolutions qui bouleversèrent ses privilèges, elle est restée
la première dans la défense de la patrie par la multiplication
de la race. C'est pour avoir donné le sang des naissances géné-
reuses qu'elle peut donner le sang des trépas héroïques. Elle a
son vivant symbole dans ce Castelnau, marquis de naissance,
guerrier par vocation, chef de famille par devoir, qui défend
son pays en grand général, et, père de onze enfans, a sacrifié à
la France trois fils, soldats comme lui.
Ne rien calculer chichement est une élégance de la noblesse
française. Elle tient le compte de ses enfans, comme on lui
reproche parfois de tenir ses autres comptes : elle ne les arrête
pas. Cette générosité lui est d'ailleurs facile, parce que son
opulence a encore de beaux restes échappés aux confiscations.
(1) «En parcourant les censiers et autres registres du xiv* siècle, on est frappé
de la multitude des personnes qui y sont nominées dans chaque paroisse. On y
remarque que chaque famille renferme beaucoup d'enfans. » Léopold Delisle,
Étude sur la condition de la classe agricole en Normandie au moyeyi âge, p. 174.
(2) On trouve, par exemple, des Harcourt avec dix enfans, des Broglie avec
huit enfans, des Vogiié avec sept, des Auerstaëdt, des Murât, des Charette avec
dix; des Dampierre, des Dreux-Brézé, des Luynes avec six; des Maillé, des
Rougé, des Polignac, des Gontaut avec sept ; des Lur-Saluces et des Segonzac
avec huit; des Vibraye et des La Rochette avec douze ; des Gourson avec
quatorze.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS S ETEINDRE.
517
Surtout, la fortune, qui pour tant de gens est tout, est moins
pour ceux de naissance. Leur principale fierté leur vient des
services rendus par leurs pères à nos pères, et ils ne tiennent
pas pour égaux les services que les contemporains se rendent à
eux-mêmes en devenant riches. Par cette préséance de l'hon-
neur sur l'argent, ils exercent encore un office public, main-
tiennent dans un monde trop gouverné par la matière un idéal,
et cet idéal s'impose même aux parvenus qui, fortune faite,
croient gagner encore, s'ils associent la grasse dot de leur fille
au titre nu d'un gentilhomme. Les chances de ces rencontres
aident la noblesse à multiplier ses enfans, mais ne lui sont pas
indispensables. Dans cette société où chacun a son rang fixé
non par l'importance du train qu'il mène, mais par l'éclat des
souvenirs qu'il perpétue, les mariages désintéressés sont moins
rares qu'ailleurs. C'est encore une aristocratie de tenir pour
secondaire la médiocrité des fortunes quand s'unit l'honneur
des noms et d'estimer plus intact le blason dédoré par les
siècles que redoré trop à neuf. Là aussi l'avenir des enfans,
lorsqu'il n'est pas assuré par les ressources de la famille, est pris
en souci par le bon vouloir de la caste. On les aide à se pro-
duire, on met en jour opportun leurs mérites, on leur prépare
les conjonctures utiles, on fait de leur succès une œuvre com-
mune. La solidarité, proclamée comme le nom nouveau d'une
vertu nouvelle au service des foules nouvelles, n'existe guère
de nos jours qu'entre les plus anciens survivans du passé.
A ces causes adjuvantes s'ajoute la principale : la foi reli-
gieuse. Le catholicisme n'est pas seulement la plus sévère des
vieilles modes que la noblesse met une coquetterie grave à ne pas
abandonner. Il a été le maître des temps aimés par elle, et le
respect qu'elle garde à chacune de leurs institutions latientplus
attachée encore à leur commun inspirateur. Il fut tout ensemble
la synthèse d'un ordre humain et la révélation d'un ordre sur-
humain, et il est resté pour elle, même depuis qu'il a cessé d'être
la loi de la société changeante, la loi de la vie qui ne finit pas.;
A juger d'après les manifestations et le langage, cette foi
serait également forte chez tous ceux de cette origine. Leur
éducation de bonne compagnie répugne au scepticisme agressif,
à l'incrédulité tapageuse, et leur esprit de corps impose silence
à l'esprit de controverse. Pourtant, celte société n'est pas si
close que n'y pénètre l'atmosphère ambiante, et sa vieillesse se.
518 REVUE DES DEUX MONDES.,
perpétue par des générations nouvelles qui sont de leur
temps. Elle a de jeunes couples que déçoit la monotonie des
mœurs traditionnelles et qui s'évadent doucement des demeures
ancestrales pour rejoindre la vie. Sous le titre commun de
catholiques, la noblesse a deux sortes de pratiquans : ceux de
l'étroite et ceux de la large observance. Pour les uns, la foi est
assez profonde pour qu'ils vivent et se meuvent en elle comme
en une atmosphère ; leur fidélité à Dieu se répand dans leur
attachement à tous leurs devoirs ; la différence de leurs destinées
s'efface dans la similitude de leur discipline morale, et la paix de
leur âme. Les autres, qu'on a peine à suivre de plaisirsen plaisirs,
et dont la fièvre trépidante court au bonheur par l'instabilité,
conservent dans cette instabilité la tradition des gestes chré-
tiens. Ils cèdent le pas au prêtre, font maigre sans difficulté,
et le dimanche ne manquent point volontiers la messe où ils
sont vus de leurs amis et les voient. Mais il leur suffit de ne
pas rompre avec Dieu ; ils s'en tiennent avec lui à ces visites,
et permettent aux vanités mondaines d'envahir le bref instant où
ils sont en face de l'infini. Villégiatures, voyages, théâtres,
chasses, raffinemens et luxes ne respectent ni cette économie
des dépenses, ni ce repos du corps, ni cette retraite de l'àme,
qui sont nécessaires à la fondation des familles. Et la fécon-
dité des foyers est en rapport avec l'énergie de la foi. Ceux qui
se laissent gagner le plus au désir de « vivre leur vie » sont ceux
qui la transmettent le moins. Ceux qui ont fait en eux assez de
silence pour entendre la voix intérieure et lui obéir quand
elle leur ordonne de diminuer autour d'eux, par leurs largesses
d'argent, de conseils et de bienveillance, la misère et l'abandon
et de s'enrichir eux-mêmes par leurs économies de médisance,
de paresse et d'injustice, ne marchandent pas davantage à
Dieu l'accroissement de leur famille.
C'est d'ailleurs dans la noblesse que la fécondité, même où
elle a fléchi, se rétablira le plus aisément. Pour les moins
pieux, le catholicisme est un ami négligé, non un adversaire,
et l'intelligence historique des intérêts généraux prépare cette
classe à consentir les réformes nécessaires à la nation. Mais
cette classe, fût-ce par un effort unanime, fournirait à la nata-
lité le plus faible contingent. A la fin de l'ancien Régime, elle
ne dépassait guère 400000 personnes. Depuis, une partie
de ses plus anciennes familles se sont éteintes; et tout
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRÉ.i 519
augmentée soit-elle de recrues récentes par la libéralité fiscale
des chancelleries étrangères qui improvisent des titres, argent
comptant, et par l'initiative des autodidactes qui s'anoblis-
saient à meilleur compte, de leur propre chef, cette classe ne
compte point par le nombre. Et bien que demeurée le plus
semblable à elle-même, ce n'est pas davantage à elle qu'appar-
tient l'influence. La passivité de la masse attend d'ailleurs la
pensée et l'impulsion.
La puissance d'initiative appartient à la classe moyenne. La
bourgeoisie se recrute de ceux qui prétendent améliorer leur
sort. Des bas-fonds du prolétariat, jusqu'aux sommets du pou-
voir, et de la richesse, elle est l'armée de ceux qui montent.i
L'ascension même rompt toute homogénéité entre l'allure de'
ces marcheurs, et leur effort les disperse entre les diverses alti-
tudes auxquelles ils sont parvenus. A mesure qu'ils s'élèvent,
ils ont davantage le sort qu'ils désirent, et ils deviennent une
autre aristocratie gardienne du présent, comme la noblesse est
gardienne du passé. Entre la noblesse et la bourgeoisie s'étend
une région indivise où elles mêlent leurs sympathies d'opinions,
leurs rapports de société, leurs alliances de famille. Déjà, sous
l'Ancien Régime, les grands bourgeois se muaient en petits
gentilshommes, et il se faisait entre les familles dont les tâches
illustres avaient usé les ressources et les familles où le sang
était plus pauvre mais la bourse plus pleine, des nivellemens
compensateurs. Dans cet échange, devenu plus habituel de nos
jours, ont subsisté les caractères qui distinguent ceux de chaque
origine.
La bourgeoisie est maintenue dans le culte de la famille
par une discipline de plus que la noblesse. Celle-ci, désha-
bituée d'abord du travail par nos rois, qui la dépossédaient
de son rôle par crainte de son indépendance, a été, depuis nos
révolutions, presque réduite par les intolérances ou les tares
de la politique, aux vertus de l'oisiveté. Ceux qui, dans les
campagnes où ils s'isolent, ne s'occupent pas de s'appauvrir par
un reste de patronat, se réunissent dans les villes où ils mettent
en commun les élégances de leur air, de leurs habitudes, de
leur goût. Cette défaveur du destin, en les conviant à n'être
pour la société qu'une parure, les prédispose aux coûteuses
superfluités qu'on est tenté de compenser par des épargnes sur
les naissances. Le travail est au contraire la puissance édifica-
520 REVUE DES DEUX MONDES.
trice, la vertu fondamentale de la bourgeoisie. S'il a rendu les
hommes de labeur inégaux en grâces légères aux hommes
d'élégance, il les a utilement alourdis du lest qui manque à
l'existence vide, il leur a imposé une règle inconciliable avec
les dissipations, il leur a rendu plus précieuses les joies toutes
proches et reposantes de la famille, il leur a appris un sage
orgueil. Ils ont sous les yeux les résultats de leurs efforts, les
concurrences des entreprises rivales, l'esprit de conservation
les sollicite, pour défendre leur fortune, de développer leurs
affaires et, pour développer leurs affaires, de se choisir des colla-
borateurs. Lesquels sont les plus sûrs, les plus avertis de tout
ce qu'il faut connaître et ne pas répandre, les plus inséparables
de l'entreprise, sinon les enfans de celui qui dirige l'œuvre à
continuer? Les chefs des grandes industries assurent donc,
par l'abondance de leurs familles, l'avenir de leurs affaires.
Ceux-là trouvent un accroissement de richesse à l'accomplis-
sement de leur devoir paternel. Mais qu'on ne dise pas : leur
fécondité n'est qu'un bon placement, car d'autres, ayant les
mêmes intérêts sans avoir la même foi, ont moins d'enfans.;
Pour collaborateurs, ceux-là préfèrent des étrangers qu'ils
s'adjoignent au moment précis oii ils en ont besoin et dont ils
ne payent pas le concours par delà l'heure où il est utile. Ils se
libèrent des coûteuses peines qu'il faut pour transformer des
fils en auxiliaires efficaces, ils s'épargnent l'embarras des
déceptions qui sont parfois le paiement des pères; ils augmen-
tent les commodités ou le faste de leur existence; moins ils
sont pères de famille, plus ils prodiguent en fils de famille
leurs placemens et leur dissipation. Dans la bourgeoisie, les
fondateurs de grands foyers obéissent avant tout à ce qu'ils
tiennent pour un précepte absolu de morale, et ils confor-
ment leurs actes à leur croyance.
Ces vérités eurent un jour les honneurs de la séance à
l'Académie française. Un philosophe qui s'était fait pardonner
grâce au rire de son esprit le sérieux de sa pensée, Labiche,
succédait, le 25 novembre 1880, à Sylvestre de Sacy. Arrière-
petit-fils d'un notaire royal qui avait minuté sous Louis XIV,
parent du Lemaitre de Sacy qui fut de Port-Royal, fils de cet
Antoine-Sylvestre que sa science de l'ancien Orient fît baron
de l'Empire, Samuel-Sylvestre de Sacy était devenu l'un des
quarante. Labiche loua cette famille qui, sous son double
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'^TEINDBti. 521
visage de vieille bourgeoisie et de jeune noblesse, gardait les
mêmes traits; cette he'rédité du travail qui avait préparé l'héré-
dité des honneurs ; ce culte de la vie domestique et des
solennités intimes où le lettré s'entoure des siens comme un
patriarche; cette vaste table autour de laquelle, quand ils sont
seuls, ils sont trente-deux ; cette vocation ancestrale du père
qui, en pleine défaite de 4870, écrit à ses fils et à ses filles :
<( Ayez autant d'enfans que vous le pourrez ; » cette existence
sans fièvre d'un sage, persuadé qu' « où Dieu nous veut est pour
nous le devoir » ; cette mort sans crainte, « car il était
chrétien (1). ))Le père de l'académicien avait huit enfans; l'aca-
démicien quatre; un de ses fils huit et parmi eux deux filles
dont l'une avait quatorze enfans et l'autre huit.
Que la religion du travail, de la foi et de la famille s'attirent,
s'unissent et se fortifient l'une par l'autre, il n'est pas besoin
pour l'établir de le proclamer sous la Coupole. Les grandes
vérités font leurs preuves par des serviteurs inconnus et des
témoins obscurs. L'existence la moins publique est sue de
ses voisins, la plus retirée est un observatoire d'où l'on a au
moins quelques vues des environs, et c'est grâce aux informa-
tions courtes de spectateurs sincères en leurs récits, qu'on par-
vient, à l'aide de fragmens ajoutés, à la connaissance de l'uni-
vers. Par cette méthode chacun de ceux que la famille intéresse,
s'il regarde et s'informe, retrouvera partout la même loi de
formation et de développement. A cet examen l'on ne saurait
ajouter ici que le rappel de quelques faits.
Pendant plus de trente années et jusqu'à la fin du xix® siècle,
un infatigable soutien du catholicisme, parles œuvres, la poli-
tique et la parole, fut Charles Chesnelong. Il prêchait aussi
d'exemple, et avait eU neuf enfans. Tandis qu'un de ses fils et
une de ses filles se consacraient à Dieu, les autres perpétuèrent
la race. Et, de cette race, douze, aujourd'hui, avec leur dévoue-
ment de femmes ou leur courage d'hommes, défendent la
France ou sont morts pour elle.
Quiconque n'est pas étranger aux difficultés sociales de notre
temps sait que leur principal remède est l'association. Sous le
nom de syndicats elle s'est assuré peu à peu une place où
elle étouffe encore dans la prison de la loi, mais en fait cra-
(1) Discours de M. Labiche à l'Académie française, le 25 novembre 1880.
922 BEVUE DES DEUX MONDES.;
quer les étroitesses, et prépare une délivrance à tous. Les
ouvriers ont été les premiers et les mieux servis : les plus
délaisses, les femmes et les paysans, ont reçu pourtant un
double service signé d'un même nom et qui mérite la même
gratitude au frère et à la sœur. A Paris, les professions qui
emploient l'intelligence et l'habileté des femmes sont groupées,
les intérêts des ouvrières soutenus, leurs chômages réduits,
leurs mœurs sauvegardées, et la monotonie de leur solitude
dissoute dans la douceur d'une communauté affectueuse : rue
de l'Abbaye, un pauvre local semble trop exigu pour contenir
tous ces bienfaits, ils tiennent dans un asile bien plus petit encore,
dans la main de <( Sœur Milcent, » fille de la Charité. Ces autres
ouvriers qui, dans toute la France, exercent le plus nécessaire, le
plus sain, le plus libre, le plus noble et le plus méconnu des
métiers, doivent à Louis Milcent la méthode et la pratique des
groupemens ruraux, et la Société des Agriculteurs de France,
par la place qu'elle a faite parmi ses dirigeans à cet homme
de doctrine et d'action pour récompenser cette propagande, l'a
aidé à la répandre. Où le frère et la sœur ont-ils puisé leur
vocation? Dans l'existence traditionnelle d'une famille ter-
rienne. Elle a gardé dans la Manche son ancien et vaste ber-
ceau ; la mise en valeur de ce domaine exige la collaboration
d'activités nombreuses et rend utiles à ses possesseurs les forces
associées dont la plus parfaite est la famille. Le dernier chef
de la lignée établie là, M. Ernest Milcent, a eu cinq 'filles et
sept fils. Deux ont été tués à l'ennemi, quatre servent encore,
un attend l'âge de combattre ; des filles, deux sont religieuses,
une est mariée, et deux remplacent dans le gouvernement du
domaine leurs frères devenus soldats.
Un autre serviteur de la réforme gociale a obtenu une noto-
riété assez bruyante qui pourtant ne lui fit pas justice. En
Léon Harmel le gros du public voyait surtout l'originalité des
bonnes intentions : on s'intéressait avec une sympathie amusée
et sceptique à cet industriel qui s'était établi en pleine cam-
pagne, à ce centre d'affaires qui s'appelait le Val des Bois, à
cette usine close et recueillie comme un cloître, à cette volonté
de réconcilier les prolétaires avec l'existence en leur rendant
accessible et stable la douceur du foyer, à ce chef d'ouvriers
qu'ils appelaient « le Bon Père, » qui les menait en pèlerinage à
Rome, et se jugeait payé de tout par une bénédiction du Pape,)
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS S ETEINDRE.!
523
Or le Pape, meilleur juge que les plaisans, honorait de ses
accueils empressés et tendres un des efforts les plus complets,
les plus hardis, les plus pre'voyans qu'ait inspirés dans la société
contemporaine le culte de la famille. Léon Harmel avait eu
huit enfans, un de ses fils et l'un de ses gendres aussi huit (1).
Et parce qu'il tenait la famille pour un bienfait, il le voulait
assurer non seulement aux siens, mais aux ouvriers dont il se
sentait responsable. Il n'ignorait pas que pour l'homme réduit
à vivre de son travail, et dont le travail entretient tout juste la
vie, l'enfant est une aggravation de misère. Pour concilier l'in-
térêt social qui a besoin de « tribus familiales » et l'intérêt
individuel qui déconseille de devenir père quand on ne peut
nourrir des enfans, Harmel jugeait efficace une seule mesure :
proportionner le gain de l'ouvrier non aux dépenses d'un céli-
bataire, mais aux charges d'un ménage. Réaliser cette réforme
était à la fois accroître les difficultés de la concurrence avec
les rivaux qui se gardaient de cette surcharge et s'aliéner le
préjugé égalitaire des ouvriers qu'il désirait servir. Ce ne fut
pas trop du désintéressement que lui enseignaient ses croyances
et de la solitude où il tenait ses travailleurs à l'abri des sophismes
pour rendre viable la tentative dans le petit monde où il gou-
vernait. Et pour cette tentative l'homme mérite d'être honoré
comme un précurseur, puisque le premier il donna l'exemple
d'un retour vers la sagesse d'une pratique oubliée.
Pour multiplier les preuves que, dans la bourgeoisie, les
affaires et les familles s'accroissent ensemble, il suffit de
parcourir les principaux centres de l'industrie française.'
Marseille et Lyon furent nos plus anciennes capitales du
commerce, elles portent encore après Paris les plus superbes
de nos couronnes murales et, plus que Paris ouvert aux déra-
cinés de tout notre sol, gardent une originalité de région et de
race. Marseille est le triomphe éblouissant et sonore du Midi :
(1) A celui-ci il écrivait : « Quant à l'avenir de la famille, il ne peut être
assuré que par le grand nombre des enfans. L'homme restera toujours la pre-
mière richesse économique en même temps que morale. Celui qui a l'intelligence,
l'aptitude ou la chance, aide les autres à sortir de l'ornière. Cette aide entre frères
et sœurs explique la prospérité matérielle de nombreuses familles en Angleterre
et dans le Nord de la France, tant il est vrai de dire que l'intérêt est toujours
d'accord avec le devoir et que Dieu ne laisse jamais sans récompense l'accom-
plissement de sa loi. Nous l'avons éprouvé nous-mêmes au point de vue industriel.
C'est grâce à notre tribu familiale que nos aHaires oat prospéré. »
524 REVUE DES DEUX MONDES,
les enveloppemens d'une atmosphère qui vibre el caresse et
chauffe épanouissent les êtres comme les plantes, favorisent
dans les uns comme dans les autres les sèves expajisives et
complètent le bonheur d'être. A Lyon se joignent, se fondent
et s'équilibrent les climats et les dons du Midi et du Nord. Son
ciel connaît l'azur étincelant et embrasé, mais aussi les rigueurs
sombres et pluvieuses qui font précieux le foyer et l'existence
intérieure; un peu de cette ombre et de ce froid se répandent
sur les caractères, forment des natures prévoyantes et closes,
mettent de la gravité jusque dans le plaisir. Ces contrastes de
tempéramens ne font pas obstacle à la ressemblance des mœurs,
quand il s'agit des obligations essentielles, imposées par la
conscience et comme elle indépendantes des temps et des lieux.
Aux deux régions, aux deux villes, appartient la famille-
type des Bergasse. L'homme qui fit entrer ce nom dans l'his-
toire, Nicolas Bergasse, l'avocat retentissant contre l'arbitraire
de l'ancien régime, le député désillusionné de la Constituante,
l'adversaire doctrinal de la démagogie, le conseiller éphémère de
l'empereur Alexandre!" elle fidèle importun de la Restauration
était Lyonnais. Son père tenait par ses origines au comté de
Foix; il avait continué à Lyon la fécondité de la race et donné
à Nicolas huit frères ou sœurs. Nicolas, malgré son mariage en
pleine Terreur (1 ), joli et pur chant d'amour jeté à la tempête,
mourut sans postérité et fournit un argument de plus à cette
opinion que les grands enfanteurs d'idées sont de moindres
enfanteurs d'hommes. Mais un de ses frères, fixé dès 1775 à
Marseille, eut sept enfans; l'un d'eux, son principal continua-
teur, en eut neuf, et parmi ceux-ci deux surtout, Alexandre et
Henri, vivent dans la mémoire des contemporains. Henri, l'aîné,
mort en 1901, eut huit filles; Alexandre, qui vit encore à 87 ans,
eut cinq fils et quatre filles. Des filles élevées par Henri, deux
sont devenues religieuses; une, de son mariage avec un Perrier
de Revel, a eu six enfans; une, de son mariage avec un Sordet,
quatre; une, de son mariage avec un Gailhard-Bancel, dix; une,
de son mariage avec un Montroë, cinq. Des fils d'Alexandre, le
plus prolifique a eu cinq enfans, mais parmi les filles, l'une
devenue une Bovis a eu cinq enfans, l'autre devenue une
Mauléon a eu onze enfans dont six fils. Quelle conformité
(1) Avec Félicité du Petit-Thouars. /
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 525
attira ces familles les unes vers les autres? Surtout celle du
sentiment chrétien qui leur avait appris à comprendre la vie et
la conduire. Avec chaque fil de même lin de même quenouille
s'est lissée l'étoffe belle et inusable. Quels avantages de concours,
d'aide, d'affection cette communauté sans cesse plus étendue
assure à chacun de ses membres, leur vie le raconte. Combien
cette abondance est précieuse à l'Etat, la guerre actuelle l'a
montré : les cinquante petits-fils d'Henri et d'Alexandre Ber-
gasse ont fourni à la France, outre les soldats, seize officiers
dont deux généraux, et sur lesquels dix ont été tués à l'ennemi.;
Il suffit de nommer à côté des Bergasse, les Roux, lesEstrangin,
les Gravier, les Bernier de Vauplane, et bien d'autres. Ce n'est
pas la rareté, c'est l'abondance de ces familles modèles qui
oblige à borner la louange.
Lyon plus encore que Marseille abonde en foyers exemplaires.
Les Aynard et les Isaac sont de l'honneur français : Edouard
Aynard avait douze enfants, M. Auguste Isaac onze. Ne sont-ils
pas de l'honneur lyonnais, les Longueville avec leurs quinze
enfans, six au front et déjà tombés ; les Emile Sabran et leurs
quatorze fils ou filles en qui se continue la tradition; les Lionel
Payen avec leurs neuf enfans de la première génération, leurs
trente-neuf de la seconde et leurs quatre-vingt-huit de la
troisième ? Cette bourgeoisie lyonnaise a trouvé son image col-
lective, sa Chambre de commerce, lorsque, sous la présidence
d'Edouard Aynard, le bureau de cette Chambre comptait cinq
membres, élus pour leur supériorité professionnelle et à eux
cinq, pères de quarante-deux enfans, M. Auguste Isaac, bon
juge des vertus qu'il pratique, les salue dans « la plupart
des familles qui ont tenu une place honorable dans les affaires
pendant la seconde moitié du xix^ siècle. » Et il ajoute : « Si
l'on réfléchit tant soit peu aux causes qui ont favorisé la
naissance de ces nombreux enfans, on est obligé de reconnaître
que le sentiment du devoir religieux y apparaît au premier
rang (1). »
Plus encore que dans ces deux centres, une fécondité de
richesse et de vie s'accumule dans le Nord de la France. Là
l'agriculture et l'industrie se pénètrent et s'unissent. Là les
populations rurales, à force de s'étendre, ont fini par devenir
(1) Auguste Isaac, Noies manuscriUs.
526 REVUE DES DEUX MONDES.]
urbaines, et le mouvement a gagné les cités elles-mêmes :
comme la forêt qui marche, elles s'avancent à la rencontre les
unes des autres. Là se forme une race à laquelle un juge péné-
trant rendait naguère cette justice qu'elle savait « créer forte-
ment de la vie, avoir beaucoup d'enfansetfairede la richesse (1). »
On l'a justement félicitée « d'allier aux vieilles^ traditions
nationales l'esprit aventureux des pays neufs. » Ses dernières
nées, Roubaix et Tourcoing, la veille de la guerre, « traitaient
annuellement deux milliards de francs d'affaires, distribuaient
i50 millions de salaires et exportaient pour près de 500 millions
de produits (2). » Nulle part n'apparaît plus indivisible la
richesse d'oeuvres et la richesse d'hommes.
A Lille, les Bernard ont le même renom que les Bergasse
à Marseille, les Isaac à Lyon, et depuis plus longtemps. Dès
le XVI® siècle, leur arbre généalogique étend régulièrement ses
branches et élève sa cime. A chaque génération le nombre des
nouveaux venus n'atteint pas à l'extraordinaire, il monte une
seule fois à onze, mais les familles de cinq à neuf ne sont pas
rares, celles de six à sept sont habituelles. Ces actes de naissance
ont été publiés par un Bernard qui, en 1889, montrait accrue
« durant les quatorze dernières années de 142 membres, cette
légion française et chrétienne (3). » Elle est un exemple et pas
une exception à Lille. A Tourcoing et à Roubaix, le pullule-
ment des familles a popularisé certains noms portés à la fois
par cinq, six, sept dynasties distinctes et fraternelles qui ont
chacune de sept à douze enfans : les Motte, les Toulemonde,
les Tiberghien, les Lestienne, les Glorieux ont répandu dans
le monde entier leur inséparable abondance d'hommes et de
marchandises.
Mais à mesure que la fortune est moindre, combien la tenta-
tion d'épargner sur les enfans devient forte ! La plupart des bour-
geois sont des voyageurs plus proches du départ que de l'arrivée.
Le jour baisse, tandis qu'ils gravissent et ils veulent achever
leur ascension avant la nuit. Pourquoi alourdir sa marche par
un poids de plus ? Eussent-ils gravi assez haut pour dominer
(1) Pierre Mille, Discours à la Sorbonne, 19 février 1917.
(2) Alfred Dunez, Histoire industrielle et commerciale de Roubaix-Tour-
coing, p. 8.
(3) Généalogie de la famille Bernard. Avant-propos de Paul Bernard, Lille,
1889.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRÉ., 527
déjà les arides régions où se rencontre la faim, leur fortune
commencée ne se doit-elle pas à son achèvement? Dans une vie
où tout coûte pour que tout rapporte, quelle place reste aux
petits êtres qui coûtent sans rapporter? Encore à ces époux qui,
au-dessus du besoin, mettent tout au jeu de leur avenir, rien
ne manque pour fonder une famille, que la bonne volonté.
Mais c'est la détresse que l'enfant, parfois un seul enfant,
apporte à la petite bourgeoisie. Que de ménages sont l'union
de deux pauvretés vaillantes : l'homme et la femme débutent
dans un commerce, et pour y réussir n'ont pas trop de leur
double effort. Qu'une naissance d'enfant compromette le précaire
équilibre des recettes et des dépenses, les dettes s'accumulent.
Donner à l'enfant pour père un failli, est-ce l'avantage du père
et de l'enfant? Plus redoutables encore sont les carrières libé-
rales, les plus lentement lucratives : de jeunes époux se sentent
assez courageux pour en affronter les risques et en connaître
d'abord la misère ; sont-ils de force à supporter une misère
autre que la leur? Dans les incertitudes où ils se demandent si
leur dernier écu attendra leur premier client, leur premier
malade, leur premier lecteur, dans les attentes où la détresse
doit mentir par la tenue, le logis, les apparences et pour gagner
plus tard dépenser d'abord, tout est sacrifice, angoisse, péril :
traversée ou naufrage? Pour que ce soit un naufrage et que
deux destinées sombrent, il suffît que s'attache à elles la petite
main d'un enfant.i
Il est donc naturel que cette bourgeoisie, si elle a pour seule
conseillère la prévoyance humaine, hésite à se charger d'autres
avenirs avant d'avoir assuré le sien. Et davantage la même
prudence sollicite de demeurer stérile la bourgeoisie qui est
certaine de ne jamais faire fortune. Il y a en effet des carrières
qui sont une renonciation définitive à la richesse, et elles sont
les plus nobles. Les premiers serviteurs d'un peuple sont ceux
qui veillent sur l'indépendance de ses frontières et de sa pensée ;
ces maîtres d'énergie vivent toute leur vie de ressources inex-
tensibles et assez étroites pour ne rien assurer au delà du pain
quotidien. Or, si cette élite cessait de se perpétuer, les dons les
plus précieux de la race tomberaient en déshérence : nulle
perte ne serait plus irréparable.
Mais la bourgeoisie compte jusque dans ces rangs une mino-
rité où les familles les moins riches de fortune sont aussi
528 REVUE DES DEUX MONDES.;
riches d'enfans que celles de vieille noblesse ou d'opulence
établie. C'est parmi ces dépourvus qu'il est le plus consolant
de trouver des prodigues. En voici quelques-uns.
L'ironie de notre langue appelle officiers de fortune les
officiers sans fortune. Pour élever dix enfans, le capitaine
Maire n'avait que sa solde. Il sortit de l'armée pour recruter
une armée, celle qui défendait encore la race. On se rappelle
la harangue célèbre de 1796 aux troupes faméliques des
Alpes : (( Vous êtes mal nourris et presque nus, le gouverne-
ment vous doit beaucoup, il ne peut rien pour vous. Je vais
vous conduire dans les plaines les plus fertiles du monde. »
Inconnu et seul, le capitaine s'en alla à travers la France tenter
le geste de Bonaparte. Aux parens accablés par leur progéniture
et d'autant plus misérables qu'ils conservent plus de vie à la
France, il osa dire : « Le gouvernement qui joue à la Provi-
dence terrestre et surabonde de moyens pour agir sur le sort
des hommes, n'a pas de sollicitude, pas de faveurs, pas de res-
sources, pas de bienveillance, pas d'équité pour vous. Ce qu'il
vous refuse, il vous le vole. Que les emplois publics, à égalité
d'aptitudes, récompensent, au lieu des célibataires et des fils
uniques, les époux et les fils des ménages féconds ; que les
secours du budget n'inondent plus les foyers vides et ne se
détournent plus des foyers altérés ; que la nation ouvre les
places gratuites de ses écoles supérieures aux enfans des vastes
familles ; que les lois fiscales cessent d'être spoliatrices aux
héritiers nombreux; que l'Etat, au lieu de décourager et de
dédaigner, honore la paternité. Pères vous êtes, dans une
société où le nombre est la force suprême, les créateurs du
nombre. Pour constituer votre puissance, il vous suffit de vous
réunir. Puisque le maître de l'Etat est l'électeur, entendez-vous
aux jours de vote, ignorez qui vous ignore, et réservez vos
suffrages à qui vous promet réparation. L'on comptera avec
vous dès que, vous comptant vous-mêmes, vous aurez uni votre
multitude en un parti, des partis le plus légitime, car il sau-
vegarde l'avenir. » Qui inspirait à cet homme tant de hardiesses :
accepter les gênes du foyer surpeuplé, affronter la malveillance
des politiciens, risquer l'inattention de ceux même qu'il venait
secourir? lia donné, après l'exemple, le secret de ces témérités;
il n'a pas fait mystère que sa persévérance à être père et à se
mettre au service des pères étaient des actes de sa foi chré-
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉXEINDRE. 529
tienne. S'il ne s'est pas lassé d'accroître, en donnant la vie, ses
embarras de vivre, c'est parce que la difficulté du devoir ne
supprime pas le devoir.
Cette fidélité qui met un rayon de splendeur morale sur les
détresses matérielles des ménages militaires n'éclate pas moins
dans la modestie volontaire où est fière de se restreindre, pour
ne pas restreindre la famille, une élite de maîtres français. La
croyance de M. Rambaud et de M. Paul Bureau est également
attestée par leur titre de professeurs à l'Institut catholique et
par le nombre de leurs enfants : M. Paul Bureau en a dix et
M. Rambaud douze. Dans ce monde du savoir une famille, on
pourrait dire une dynastie, celle des Jordan, est saluée avec
un respect universel. M. Camille Jordan, de l'Académie des
Sciences, a eu huit enfans, six fils et deux filles. Les deux filles
sont religieuses; des six fils, un professeur à la Sorbonne, un
autre ingénieur des mines, un autre diplomate, un autre
inspecteur des fina:nces, deux sortis officiers de l'Ecole poly-
technique et de Saint-Cyr se partageaient les plus honorables
des carrières où l'on puisse servir un pays. Quand la guerre fit
appel à un plus complet dévouement, trois des six donnèrent
leur vie. Le professeur à la Sorbonne, Edouard Jordan, a eu dix
enfans dont un aussi est mort pour la France; l'ingénieur des
mines en a sept, l'inspecteur des finances en a laissé quatre.
Telle est l'arithmétique usuelle des familles auxquelles les
Jordan se sont alliés : la sœur de M""^ Camille Jordan a été
onze fois mère; j'aînée de ses filles treize fois. Et M. Edouard
Jordan a rappelé en quelques pages d'une sincérité bienfai-
sante (1), que, partout où la religion disparait, la famille se res-
treint, mais que la famille ne reste pas intacte partout où la
religion semble se maintenir; que celle-ci survit parfois comme
une malade oisive et muette : elle perd alors son autorité sur
les peuples qui gardent d'elle une habitude, et ne l'abandon-
nent pas encore, mais déjà ne lui obéissent plus.
S'il y a une profession où l'athéisme semble à beaucoup
enseigné parleur science même, c'est celle des médecins. L'un
d'eux constatait la conséquence lorsqu'il poussait récem-
ment à l'Académie de médecine un ôri d'alarme, rappelait
la nécessité d'avoir au moins trois enfans par famille pour
{{) Contre la dépopulation, SiVec une lettre-préface du cardinal Amette. Paris,
Bloud et C'% 1917.
TOME XLii. — 1917. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES^
prévenir le déclin de la race ; adjurait ses confrères de donner
l'exemple, et sceptique à leur bon vouloir, proposait les moyens
coercitifs, « l'impôt de génération (4). » Ces contraintes n'ont
pas été nécessaires pour que le docteur Dauchez, ancien interne
des hôpitaux de Paris, élevât onze enfans : lui aussi a donné
sa consultation dans une brochure courte et pleine. Il affirme
que « l'influence de la religion sur la génération et la natalité
est reconnue par tous, même par nos maîtres les plus indiffé-
rens.» Et il conclut: « Si la France se dépeuple au lieu de
s'accroître, la faute est due à l'affaiblissement de la pratique
religieuse, au relâchement du frein que celle-ci apporte aux
passions. Nous croyons que les catholiques sincères pourront
seuls refaire la race et la nation (2). »
Par quel attrait mystérieux la croyance religieuse tourne
certaines âmes vers l'aimant des sacrifices, apprenons-le d'un
autre médecin. On m'avait raconté sur lui des choses surpre-
nantes au point d'être invraisemblables: que dans sa carrière il
avait connu souvent la compagnie, jamais la crainte de la pau-
vreté, que ses soins lui semblaient dus par préférence aux indi-
gens, que, dans l'incertitude du lendemain, il avait fondé un
foyer, qu'ensemble avaient malaisément grandi sa famille et
sa réputation, que sa façon de tenir le manque d'argent pour
une chose indifférente avait imposé à notre idolâtrie de la for-
tune, qu'âgé de quarante-neuf ans, père de onze enfans et
vierge de rentes, il n'avait pas souffert dans son prestige d'une
originalité où resplendissait la vertu. Cela me donna le désir
de le connaître. Et il m'expliqua sa conscience : « Pour tout
chrétien, le précepte est d'aimer son prochain, et le prochain le
plus proche est l'enfant. Dieu qui ordonne à l'homme de se
multiplier a promis secours au fidèle. Si le chrétien se
préoccupe des suites qu'aura sa soumission, il usurpe sur la
Providence en doutant d'elle. A lui d'accomplir chaque jour son
devoir sans inquiétude du lendemain, à la Providence de pré-
parer le lendemain mérité par la docilité du fidèle. Je n'ai
jamais fait autre chose que respecter cette division des pouvoirs.
(1) « Tout Français de trente à cinquante ans doit avoir trois enfans ou payer
la somme que coûterait l'élevage de trois enfans dans la classe sociale à laquelle
il appartient. » Rapport de M. F. Jayles, à l'Académie de médecine. Séance du
3 juillet 1917.
(2) La France repeuplée volontairement par les catholiques praliquans, par le
docteur Dauchez. Lyon, imprimerie du Nouvelliste, 1917.
LA FLAMME QUI NE DOIT JPAS s'ÉTEINDRË. 531
Agir autrement eût été nier ma foi, et jamais ma foi n'a été
déçue par les résultats. » Comme je lui faisais observer qu'une
telle affirmation serait une opportune surprise à opposer au
scepticisme de notre temps, il voulut bien me donner sur son
existence une note, avec licence de m'en servir et, pour ne pas
transformer un témoignage en panégyrique, il me pria seule-
ment de taire son nom.
Voici son idée maîtresse : « J'avais vu que la question
d'argent tient la plus grande place dans la vie de la majorité des
hommes et qu'elle voile les réalités spirituelles. Et j'ai non pas
méprisé l'argent, mais essayé de le classer dans la catégorie des
choses secondaires^ comme cela se doit. J'ai choisi la méde-
cine, afin d'aimer Dieu et mon prochain d'une façon particu-
lièrement directe et concrète. » Etudiant, il reste chaste pour
la compagne à laquelle il pense et qu'il épouse à peine docteur :
« Je me suis marié avec la femme que j'avais choisie sans
apporter d'attention à autre chose qu'à sa vertu, sa santé, la
dignité de sa personne et l'intention que j'avais de trouver en elle
la mère honorée de mes enfans. ))Les époux possèdent au total
6000 francs; il faut renoncer aux lenteurs onéreuses comme
aux chances brillantes des concours et exercer de suite en
province. La clientèle vient moins vite que les enfans; néan-
moins, quand naît le troisième, un millier de francs forme une
réserve d'économies. Mais pour une des familles que soigne
le docteur, une aide immédiate d'argent est une question de
vie ou de mort; il porte les mille francs et revient plus pauvre
que le pauvre dont il a eu pitié. « J'ai donné tout ce que je
possédais afin d'aimer les enfans des autres autant que les
miens et pour montrer à Dieu que j'avais plus de confiance
en sa miséricorde qu'en ma sagesse. » Trop défiée, cette sagesse
humaine se venge : il va être saisi pour une petite somme. Un
client dont il a guéri le fils s'acquitte à point d'honoraires
oubliés et accroît par une propagande efficace les malades du
docteur. Mais ils ne laissent pas au père le temps de songer
à sa cliente principale, l'âme de ses enfans. Le loisir et la
sécurité lui sont offerts ensemble par un grand industriel qui
le nomme médecin de ses établissemens ouvriers. Après
quelques années, la sécurité redevient la gêne pour la famille
plus nombreuse, le docteur se hasarde à Paris, et avec succès,
quand la guerre le rejette aux précarités. Gomme il a toujours
532 REVUE DES DEUX M0NDE3.1
fait des pauvres sa compagnie préférée, il est prêt à devenir
l'un d'eux. Mais sa sollicitude charitable l'a désigné à un
philanthrope qui sait faire grand contre la souffrance humaine
et a besoin d'un directeur médical. C'est de nouveau la
sécurité pour les siens, et la joie de servir ceux qui sont
aussi les siens : les infirmes et les vieillards. La fin de la guerre
sera peut-être pour lui la fin de cette trêve et le commence-
ment de nouvelles étapes. Il est prêt. Il se sent conduit, de
relais en relais et par des routes qu'il ignore, vers une destinée
dont il ne s'inquiète pas. « Je n'ai jamais su ni comment ni
si je pourrais boucler mon budget : il s'est cependant toujours
bouclé. Je n'ai jamais vu Dieu nous abandonner et nous
avons passé par toutes sortes d'épreuves qui ont été des crises
bénies. A partir du moment où un homme et une femme
conscients de leur misère naturelle, demandent et reçoivent la
grâce dans le sacrement du mariage, ils peuvent braver les
difficultés de la vie et les vaincre avec calme, sang-froid, séré-
nité, conscience de n'accomplir ici-bas qu'un passage. Alors, au
lieu de convoiter les biens du prochain, ils cherchent à servir
et à ce que leurs enfans servent Dieu et le prochain et ne se
croient aucun droit spécial ni à des faveurs, ni à des biens tem-
porels, car le bien suprême, ils le possèdent. »
Si de telles élévations donnent un peu le vertige, ces
croyances sont celles de l'Eglise, et le plus singulier en ce catho-
lique, c'est d'être conséquent. Il déconcerte par l'intransigeance
simple de ses certitudes. Mais l'essentiel de cette certitude vit
obscure dans les chrétiens qui la sauraient le moins exprimer,
dans la multitude muette des simples. Et c'est chez eux surtout
qu'elle est nécessaire, car c'est à eux que leurs difficultés
quotidiennes conseillent le plus, par toutes les concordances
des calculs humains, la renonciation à la famille. Nobles et
bourgeois, auraient beau ranimer la fécondité ancienne des
foyers, ils ne forment qu'une minorité. Il faut, pour rendre à la
France le nombre, la collaboration du nombre, le concours des
paysans et des ouvriers.
III
Le paysan qui durant le plus long cours de notre histoire
fut presque toute la race en est encore la majorité.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 533
Le paysan est maintenu dans sa lidélité à la famille, par
une existence proche de la nature et conforme à la nature. La
culture qui utilise tous les sexes et tous les âges aux mul-
tiples tâches de l'œuvre collective, rend les enfans précieux au
père et tient toute la famille assemblée sous l'œil de son
chef. La femme devenue mère aide à la prospérité commune
par le gouvernement de son domaine propre, la basse-cour,
le jardin potager et les petites industries qui entourent la
maison ; et le centre de son activité est cette maison que la
ménagère tient prête pour les siens, où tous se retrouvent non
seulement à la nuit et pour le sommeil, mais plusieurs fois par
jour, pour les repas, pour les veillées, pour les causeries où
chacun renouvelle sa joie diffuse et profonde d'être adopté,
protégé, complété par un tout plus grand que lui. Cette demeure
est assez vaste pour que nul n'y soit à l'étroit, et la saine
atmosphère des champs renouvelle les forces qui rendent
fécond le travail. Et Tatmosphère n'est pas moins salutaire à
l'àme, car elle vit plongée dans l'œuvre du Créateur aux dons
simples et aux faveurs égales, elle voit peu l'œuvre des
hommes qui, dans les villes, accumulent avec l'orgueil du
luxe les souffrances de l'inégalité et de l'envie. Le paysan est
aujourd'hui dans la nation à peu près le seul qui n'aspire
pas à changer de place et d'état. C'est où il est né qu'il préfère
vivre, c'est le métier appris des siens qu'il désire continuer;
c'est dans la terre qu'ont pris racine ses espoirs; c'est elle,
fertilisée et consacrée par ses ancêtres et par lui-même, qu'il a
l'ambition de transmettre à ses fils.
Or, la force de la vocation comme la faveur de la nature
sont contredites en France par le pouvoir qyi a charge d'en-
tretenir la vie nationale. Par la Révolution la terre a été
sacrifiée à un mot, l'égalité. Chaque fois qu'un paysan meurt
et que son bien a plusieurs héritiers, tous doivent avoir leur
part non seulement égale, mais identique. Peu importe s'ils n'ob.
tiennent pas de leur travail sur un fragment de propriété morce-
lée le produit que l'activité de la famille unie tirait du domaine
total, et si les instrumens agricoles qui étaient proportionnés
à son étendue ne donnent plus, après partage, à chacun de ces
propriétaires, qu'un des services nécessaires à la culture. Un
domaine comme un corps a une vie, et le rompre n'est pas plus
en partager la valeur que celle d'une statue, si on la mettait en
534 REVUE DES DEUX MONDES.
morceaux. Plus le défunt laisse d'enfans, plus ils sont réduits
à vendre ce qu'ils ne peuvent plus exploiter. Et ici nouveau
désavantage pour les familles nombreuses : la plus âpre et la
plus inintelligente des fiscalités combine de tels tarifs de vente
et de partage que, moindre est la propriété, plus onéreux devien-
nent les frais, et qu'ils l'emportent sur la valeurdu bien pour les
petites parcelles. L'homme de la terre expulsé du sol par l'Etat,
voilà le résultat de notre système héréditaire. Que le domaine
arrondi avec tant de persévérance dans son étendue, fertilisé
avec tant «de peine dans sa substance, pourvu avec une telle
sollicitude de ses commodités accessoires, et devenu la répu-
tation et la fierté de son maître, soit coupé en morceaux
ou vendu, c'est la faillite des espérances, des dépenses, des
vertus enfouies là. Gomment conserver le domaine? N'en pas
multiplier les futurs maîtres (1). Si on blâme les paysans qvîe
l'amour de la terre combatte en eux l'amour de la famille,
quelle sévérité est due au pouvoir qui, ayant besoin d'hommes
pour cultiver le soi et pour le défendre, a, dans un pays où la
fécondité de la terre entretenait la fécondité de la race, fait
servir l'amour de la terre à la stérilité des foyers!
Ce n'est pas assez. L'ascension continue des dépenses
va élevant les impôts; une égalité ici légitime exigerait qu'on
les demandât à toutes les ressources. Mais toujours dans ce
pays égalitaire et sans classes, il s'est trouvé des classes privi-
légiées devant l'impôt, grands propriétaires, industriels, gens de
bourse, ouvriers, et nombre de taxes poursuivent une richesse
qui se cache et s'échappe. Les plus commodes, les seules cer-
taines sont les charges mises sur la loyale terre qui ne se dissi-
mule ni n'émigre. Le paysan est donc devenu la victime de
tous. C'est lui qui répare les fautes de conduite et les fautes de
calcul, et il paie pour un bien égal deux et trois fois plus que
d'autres contribuables. L'impôt proportionnel n'était pas assez
productif : pour équilibrer nos dettes, il a fallu l'impôt pro-
gressif. Il a été le don du xx® siècle. Il est entré en 1901 dans
nos lois. Appliqué aussitôt aux successions, cinq fois relevé
(1) La victime principale de la législation révolutionnaire très insuffisamment
atténuée par le Code civil, ce n'est pas le noble ou le bourgeois, c'est l'ouvrier qui,
ayant des enfans, a dû cesser d'être propriétaire, c'est le paysan qui, pour rester
propriétaire, a dû cesser d'avoir des enfans. H. RouUeaux-Dugage, député, Nata-
lité et Législation, p. 24, Lévi, 1917.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE.i 535
depuis, et jusqu'à prélever 34 pour 100 de l'héritage, il n'arrête
pas là les menaces de ses nouveautés. Une doctrine se fait jour,
que ces prises partielles préludent à la confiscation du reste, que
toutes les propriétés privées doivent faire retour à 1 Etat, et
hier dans notre Parlement retentissait cette formule : « Les
terres appartiennent à la Nation (1). » Dételles doctrines ne sont
pas faites pour laisser inattentifs ou impassibles les propriétaires
dont les plus nombreux sont les paysans. Une augmentation
des impôts qui ne leur laisse plus le bénéfice de leur rude vie
et la resserre chaque année davantage, une insécurité qui les
frappe dans leur affection la plus profonde et décapite leur
avenir hâtent le divorce entre l'homme de la terre et la terre.
Néanmoins, le paysan n'a pas encore perdu sa patience
tenace. Il jette aux saisons hostiles un espoir plus durable
qu'elles, et comme la moisson des blés, la moisson des enfans
se perpétue grâce aux mêmes semeurs.
Lesquels? Ceux qui ont su garder intactes les vieilles
mœurs contre les atteintes des lois. La famille s'est maintenue
nombreuse où elle s'est maintenue groupée. En certaines
contrées, l'habitude de l'obéissance et de l'union perpétue
entre les enfans, tant que vit le père, cette société filiale et
fraternelle. Ils continuent la vie de jadis, et ils en goûtent le
double bienfait, d'abord la douceur perpétuée des affections
domestiques, meilleure que le dur isolement du droit indivi-
duel, puis l'harmonie maintenue entre la tenure du domaine et
la force collective de la famille. Alors, rien de cette force, même
celle des plus petits n'est perdu; le domaine et le groupe qui le
travaille grandissent l'un par l'autre ; l'abondance des enfans, au
lieu d'apporter la misère, accroît la prospérité (2). Dans les pays
(1) M. Compère-.Morel. Gliauibre des Députés. Séance du 21 mars 1916.
(2) « De ces régions privilégiées auxquelles il convient de demander leur
secret, il yen a dans l'Ardèche, dans la Lozère, dans le Pas-de-Calais, dans la
Bretagne, il y en a dans certaines portions de la Savoie... La commune du
Grand-Romans avait, dit le Guide Joanne de 1908, une population de 1 946 habi-
tans. En 1915, elle en a authentiquement 2 030. Presque tous les jeunes gens
sont mariés à vingt-cinq ans, tout de suite après le service militaire et d'après
des choix déjà faits. L'immoralité y est aussi inconnue que l'alcoolisme. En
compagnie, on boit volontiers un verre de vin, mais on ne traîne pas dans les
cabarets. Pour le i 2 050 habilans, je ne vois pas qu'il y en ait plus de deux...
Leur vie est tout agricole, herbagère, elle tient à demeurer telle. Ceux qui sortent
de la paroisse ne vont qu'à peu de distance et toujours pour pratiquer le même
genre dévie... Viendra naturellement pour les nouveaux comme pour les anciens
biens la division par l'héritage, mais les mœurs ont assez bien ménagé la tran-
536 REVUE DES DEUX MONDES.,
de montagnes, où l'influence des villes lutte moins contre l'amour
du sol natal, où la pensée reste enfermée comme le regard et
se fixe sur les choses habituelles et proches, persistent les
groupes les plus stables des familles paysannes. Il y a en France
plusieurs départemens, ceux du Plateau Central, où ce n'est pas
assez pour les enfans d'être attachés à cette culture commune
et réunis autour du père durant toute sa vie. Même après sa
mort, ils s'entendent pour laisser à l'un d'eux le bien de
famille, et ce propriétaire, unique par mandat de tous, s'entend
avec chacun pour que le régime ne fasse tort à personne (1).
D'un côté, l'œuvre destructrice des lois : pour émanciper
l'individu, des nivellemens et des désagrégations qui séparent
chaque homme de ses proches, et, pour lui faire sa part dans le
brisement du patrimoine commun, réduisant en poussière la
place du foyer. D'un autre côté, l'œuvre conservatrice des
mœurs : pour perpétuer la famille, des traditions qui la
tiennent attachée à elle-même et au patrimoine formé par un
travail collectif. Où, par la force dissolvante des lois, la propriété
se morcelle et se pulvérise, la famille rurale diminue et se
sèche dans ses racines partagées; où, par la résistance des
mœurs, le domaine conserve son unité, la famille reste féconde
autour de lui. Mais, dans la plus grande partie de la France,
les lois ont été plus fortes que les mœurs. Les foyers plus déserts
se sont faits plus tristes, les travaux conduits par moins de
mains familiales sont devenus plus stériles. La ville, que le
paysan a appris à connaître durant son séjour à la caserne,
exerce davantage sur lui les attraits de plaisirs plus fréquens,
sition. II n'est pas rare que le père de famille tienne à éviter ces désaccords et
les frais par un partage anticipé et à l'amiable. Plus souvent toutefois, le
vieux demeure patriarcalement avec la jeune famille. » Au Pays des Chasseurs
alpins, par M. Henry Joly, de l'Institut, Le Mois, mars 1916. Pour montrer par des '
chiffres combien ces mœurs favorisent la fécondité, M. Joly a bien voulu ajouter
à son article cette note manuscrite : » En 1917, on a renvoyé dans leurs foyers
40 mobilisés, en raison de leur âge ou de leurs charges de famille. La commune
a pris la charge de leurs enfans. A eux quarante, ils avaient, en septembre 1917,
trois cent trente-trois enfans vivans et présens. »
(1) Procédé en usage dans quelques départemens français. Dans la Corrèze,
il est ainsi constaté par un jui'isconsulte : « ... Malgré la loi, grâce à des cou-
tumes anciennes que personne ne conteste, on donne à l'avance et par choix,
du consentement des héritiers, le domaine à l'un des enfans, à charge par lui
de dédommager en argent ses frères et sœurs. » {L'abaissement de la natalité' en
France, par Charles Duchambron, Paris, Jules Roussel, p. 305.) La mênie coutume
est non moins familière à l'Aveyron.
LA FLAMME QTII NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 537
de gains plus élevés, de labeurs moins durs, d'habitudes moins
grossières. Les villages se dépeuplent, le paysan se transforme
en ouvrier et, dans sa profession nouvelle, trouve des raisons
nouvelles de limiter sa famille.
IV
Longtemps les ouvriers ne furent qu'une petite fraction
détachée de la masse paysanne, et féconde comme elle. Le nom
de « prolétaire » les [désignait par leur vertu sociale de proli-
fiques. Mais deux révolutions presque simultanées changèrent
pour lui les lois du devoir et du travail. Au moment oii les
tutelles sociales de l'ancien régime cédaient à l'émancipation de
l'individu, les outils domestiques des métiers étaient remplacés
par les puissantes machines des usines. Une concentration
soudaine se faisait à la fois dans les capitaux des riches et dans
le labeur du pauvre pour créer l'industrie moderne. Au lieu
de proportionner ses efforts aux besoins d'une clientèle res-
treinte et connue d'avance, elle se proposa d'abaisser le prix
de chaque marchandise par la surabondance de la fabrication,
et de se disputer partout la clientèle par le bas prix des mar-
chandises produites. C'est une politique de guerre appliquée aux
travaux de la paix : guerre entre divers pays, dans chaque pays
entre les fabriques de chaque espèce, dans chaque industrie
entre les patrons soucieux de produire au meilleur marché,
quitte à refuser aux ouvriers le nécessaire, et les ouvriers sou-
cieux de défendre leurs salaires, quitte à arrêter par la cherté
des fabrications la vente des marchandises. Et pour régler ces
différends où se heurtent des intérêts que leur solidarité seule
pourrait consolider, la guerre encore, la grève, où les patrons
et les ouvriers tiennent k ne rieuse céder, l'obstination dût-elle
réduire le patron à la ruine ou l'ouvrier à la faim.
Or toutes les conditions de cette lutte détournent l'ouvrier
de la famille. Son travail ne lui laisse pas le loisir d'avoir un
foyer. Sa demeure est l'usine, son logis la place où l'on dort et
non celle où l'on vit entouré des siens. Ce logis, dans les villes,
est cher. Plus la famille est nombreuse, plus, entassée dans des
espaces trop étroits et dépourvus d'air et de soleil, elle croit
chétive, anémique et menacée par la tuberculose. Ces étroi-
tesses mêmes ne s'offrent pas k ceux qui les cherchent, et la
538 REVUE DES DEUX MONDES.-
coalition des propriétaires et des locataires se refuse au voisi-
nage bruyant et destructeur des enfans. L'ouvrier vit largement
s'il est seul ; s'il est marié, la même somme doit pourvoir à, deux
existences; s'il devient père, il lui reste pour chacun d'autant
moins qu'il a plus d'enfans : il a à chaisir entre une vie facile,
médiocre, misérable. Il est d'autant moins disposé à engager des
dépenses qu'il n'est jamais sur du lendemain. L'économie est
une confiance en l'avenir; lui pense que ce soir commenceront
peut-être les longs chômages, et l'épargne lui semble dérisoire.
Il croit placer mieux son gain à ne pas épargner sur ses
jouissances quotidiennes. Il dépense ce qu'il gagne, mange
mieux que les petits bourgeois, boit davantage, est amateur de
spectacles. La ville lui rend difficile de résister à ces tentations,
et accumule autour de lui les tentations auxquelles il ne peut
satisfaire. Le luxe sous toutes les formes l'obsède, le frôle,
l'insulte, l'écrase, le provoque à un parallèle perpétuel entre ce
qui lui manque et ce dont les passans surabondent, et ranime
ses griefs sans cesse aggravés contre son sort.
Ce grief devenait une force le jour où le suffrage universel
a fait de la multitude ouvrière une puissance. Il y avait pour les
politiques une fortune à gagner avec la haine sociale. La haine
croît mal dans les âmes religieuses : il fallait d'abord déra-
ciner la foi qui entretient la paix. Rien de plus facile que de
propager chez les prolétaires l'incrédulité à laquelle les prédis-
posaient la licence de leurs plaisirs, l'humeur frondeuse de
leur intelligence et l'organisation même de leur travail. Il les
tient toujours assemblés comme en une réunion publique
où les réalités disparaissent sous les apparences oratoires, où
le sérieux a tout à craindre du rire, où les passions d'une foule
préparent l'empire des meneurs. Là s'unifièrent les esprits. Les
ouvriers par les accroissemens progressifs du salaire devaient
conquérir tout entier le « capital » qui n'avait pas voulu leur
faire une part. L'arme, la grève, pour une telle victoire devait
être maniée par des soldats résolus et tenaces. Leurs aptitudes
militantes furent exactement mesurées. Pour les célibataires la
souffrance était moindre et la fermeté plus facile; les autres
avaient le cœur plus faible et trop prêt à capituler devant la
faim des leurs ; la présence et la main de la femme rendent
chère à Thomme, dans le moindre foyer, la possession person-
nelle des plus pauvres biens, et le détachent de cette promis-
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 539
cuite collective où tout étant à tous, rien ne reste plus à personne ;
la répulsion de la femme est instinctive contre les réformes
qui la chassent de toutes ses intimités, et son doux entêtement
use dans l'époux le prestige des formules communistes; la pré-
sence d'enfans plaide sans cesse auprès de tous deux la cause de
l'héritage contre les attaques à la propriété. La famille était
donc l'ennemi, et pour la vaincre il fallait vaincre dans la
femme le désir d'être mère.
A celles qui l'étaient, force était, d'ordinaire, d'ajouter un
supplément au salaire de leur mari. Favoriser ce goût du travail
entrepris pour les enfans offrait au socialisme le moyen de
travailler contre eux. Si la femme cessait d'être toute à son
foyer, il suffisait d'élargir le chemin qui la conduirait hors de
chez elle. On la dressa à considérer ce gain, dangereux acces-
soire, comme le principal de sa vie; on lui apprit qu'elle s'éle-
vait à devenir, au lieu de la compagne, l'égale de l'homme; on
lui montra sa véritable place non dans la demeure conjugale
qu'elle rendait plaisante à son mari, mais dans les ateliers où
elle vivait comme lui et loin de lui. De nouveaux métiers
s'offrirent tout k propos aux femmes, les tentèrent à la fois par
l'argent et par l'indépendance. Pour ne perdre ni l'un ni l'autre,
la femme, dès qu'elle devint l'ouvrière, dut tout son temps à la
tâche acceptée. Une grossesse, en l'immobilisant des semaines ou
des mois, ne la priverait-elle pas tout ce temps de son salaire,
peut-être h jamais de son emploi? On la persuada d'être toute à
sa propre vie. Les promiscuités de l'atelier, les flétrissans exem-
ples faisaient tomber la pudeur qui, chez la femme, sauvegarde la
vertu par l'instinct. C'est auprès des ouvrières que fut poursuivie
avec le plus d'activité la propagande de l'union libre et infé-
conde. C'est dans les villes industrielles que la campagne de
stérilité a causé le plus de dommages. Elle y réduit de plus en
plus les naissances, même dans ces départemens du Nord qui
sont la réserve de notre race et où la famille était l'honneur
commun de toutes les conditions (1).
(1) « A Roubaix (Nord), écrivait le regretté professeur Desplats, de Lille (Journal
des Sciences médicales de Lille, 1908), à la suite des conférences néo-malthu-
siennes, chaque année on a pu voir la natalité baisser de 200 unités, 1 000 en cinq
ans, c'est-à-dire d'une égale proportion de chances de repeuplenaent. » — Le
docteur Variot, dans la C/iro?zir/ue infantile (septembre-octobre 1913), a tait ime
enquête sur place et a démontré qu'à Montceau-les-Mines les ouvriers socialistes,
par leurs pratiques néo-malthusiennes, avaient fait baisser de 5 pour 100 le taux
540 REVUE DES DEUX MONDB9.1
Quelle représaille contre l'inégalité de la richesse que
l'anéantissement du genre humain 1 S'il y a dans la doctrine
socialiste une noblesse, c'est l'acceptation de la lutte et de la
souffrance présentes par les vivans qui se sacrifient aux des-
tinées meilleures de leurs fils. Son effort appelle des héritiers,
n'a de sens que par eux. Durant la traversée du désert, plus
elle a de foi, plus elle doit accroître le nombre de ceux qui
se partageront la terre promise. Or ce sont les prophètes de
l'ordre futur et de la solidarité dans l'espèce qui conseillent
de mettre fin dès aujourd'hui à l'espèce, légitiment la renon-
ciation à la solidarité pour un égoïsme destructeur de l'avenir,
et font de la génération présente le tombeau vivant des géné-
rations futures. C'est un mystère d'insanité que l'idolâtrie de la
vie aboutisse à la destruction de la vie, et que l'espoir des
hommes devienne le néant. Ou sont les raisons d'une telle
déraison? Cette abjecte science de la vie sans enfans est si
contraire au créateur sourire de la France qu'on est conduit à
découvrir dans la propagande de stérilité une influence étran-
gère envahissante et subie.
Plus on étudie, en effet, la genèse de notre socialisme, plus
on y reconnaît l'expropriation continue du génie français par
la maîtrise d'un esprit tout contraire et plus fort. Quand des
ouvriers français créèrent en 1864 la Société internationale,
ils sollicitaient, pour la conduite du socialisme qui cherchait
l'unité, les aptitudes des différentes races, et préparaient l'obéis-
sance des unes aux autres. Entre elles, la hiérarchie s'établit
aussitôt et très différente de ce qu'ils prévoyaient. Les Français
avaient les premiers agité la question sociale, mais avec notre
idéal d'indépendance et la passion de concilier l'intérêt collectif
avec la liberté individuelle. Cette façon de poser le problème
compliquait les solutions, elle exposait nos doctrines à pa-
raître incertaines et vacillantes en face des thèses rigides et
simples comme sont toujours celles oii, au lieu de ménager des
intérêts, on sacrifie les unes aux autres. Nul pays n'était plus
{)réparé à cette simplification intellectuelle que l'Allemagne.
Longtemps livrée par le morcellement de ses Etats aux infor-
tunes des faibles, elle avait, par une aspiration séculaire,
attendu, comme son salut, un gouvernement qui disciplinât,
/
des naissances dans leurs milieux. Faits cités dans la brochure : La France
repeuplée, du docteur Dauchez, p. 7.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 541
armât et manœuvrât toutes les énergies de la race au profit de
la puissance nationale. Chez elle, les socialistes ne furent pas
partagés d'affections : dès qu'ils jugeaient utile le changement
de l'ordre général, ils comptèrent, pour l'accomplir, sur l'Etat
qui était chez eux l'exécuteur des hautes œuvres. De là une
réduction énorme du problème. A cette disposition historique
du caractère allemand s'ajouta ce fait que l'étude en fut pour-
suivie par des professeurs, « les socialistes de la chaire : » ils
ajoutèrent à la simplicité des thèses une puissance de méthode.
Une erreur enseignée comme dogme, à savoir : la condition
scientifiquement incurable du prolétariat et la nécessité pour
le pauvre de devenir toujours plus pauvre, condamna d'avance
tous les efforts de la liberté personnelle et ne permit d'espérer
qu'en un effort d'autorité, en un bouleversement collectif,
œuvre de l'Etat. Dans les congrès de l'Internationale, la lutte
ne fut pas longue entre la thèse allemande, qui offrait aux pas-
sions des prolétaires l'espoir d'une revanche complète, d'une
omnipotence vengeresse, et la doctrine française, qui d'avance
amoindrissait la revanche, en reculait la date et l'embarrassait
dans la contradiction de ses propres désirs. La masse des ouvriers
français désavoua les siens; séduite par l'audace, la rigidité,
la pédanterie des penseurs germaniques, elle les prit pour
maîtres, et il n'y eut plus en France de doctrine socialiste que
la doctrine allemande. Ce fut une nouveauté dans notre intel-
lect français, si rebelle à l'asservissement, si prompt à échapper
à l'outrance par son instinct de mesure et à s'évader de l'en-
thousiasme dans l'ironie, que cette dévotion insatiable pour
l'infaillibilité allemande, ce goût des férules maniées par des
pédagogues dédaigneux.
Or, autant nous mettions d'aveuglement à croire, autant
l'Allemagne apportait de calcul à enseigner. L'instinct naturel
de l'Allemand à tenir pour inséparables sa propre destinée et la
destinée nationale le porte à la fois à se servir de l'Etat et à
servir l'Etat. En attendant que le socialisme pût se servir de
l'Etat, il servait l'Etat. Par sa maîtrise internationale, la
Sozial^demokratie mettait le socialisme universel au service
des intérêts germaniques. Elle maintenait bruyamment la
doctrine révolutionnaire pour l'exportation, et à huis clos,
dans la mère patrie, mitigeait les applications de cette doc-
trine incommodes à l'Empire. L'hégémonie allemande sur le
542 REVUE DES DEUX MONDES^
socialisme français nous a constamment engagés dans des
expériences où elle ne nous accompagnait pas. Elle avait su
inspirer à nos prolétaires une impatience de révolte vaine
contre les institutions existantes, tandis que, grâce à elle,
l'empire grandissait par des transactions. C'est conformément
aux programmes intégraux que les socialistes parisiens faisaient
la Commune et se séparaient de la France vaincue, sous les
yeux de l'armée allemande où le socialisme gardait ses rapgs.
Hier encore la leçon d'allemand trop bien apprise chantait
toujours dans la tête de nos ouvriers son romantisme révolu-
tionnaire, contre les armées permanentes, la patrie. Le socia-
lisme allemand, fidèle à l'Allemagne, laissait passer les lois
militaires; à la veille de la guerre, il refusait de promettre le
sabotage de l'armée par la grève générale, et, dans cette armée,
il montre, complice de sa race par toutes les pensées et par
tous les actes, ce que pèsent la justice et l'humanité en face de
l'intérêt allemand.
Or ce socialisme avant tout lié à sa race avait un moyen
incomparable de la servir. La foi à la misère nécessairement
croissante des travailleurs entraînait comme conséquence la
nécessité de limiter cette misère par la limitation des enfans.i
L'Allemagne, traitant Malthus comme un inventeur, fabriqua
de la doctrine restrictive une contrefaçon licencieuse. Elle cons-
truisit, ajusta, fournit tous les sophismes faits pour cacher la
honte de la stérilité volontaire. Le peuple qui prévoit tout, qui
prépare tout, et qui tenait pour inévitable une dernière ren-
contre avec la France, avait un égal avantage à garder intacte
sa puissance prolifique et à réduire le nombre de ses futurs
adversaires. Moins il y aurait de travailleurs français, plus la
conquête des marchés par les travailleurs allemands serait
certaine ; et moins il y aurait de soldats français, plus il serait
facile à l'Allemagne de réduire à la taille voulue par elle notre
décadence politique. Sans doute, il ne se pouvait pas que l'Alle-
magne échappât à toute contagion de ses principes en faveur de
la stérilité, et en effet l'accroissement de sa population se
ralentit un peu plus parmi les socialistes que dans le reste du
pays. Mais l'Etat ne leur eût pas permis, et ils n'avaient pas
dessein eux-mêmes d'entreprendre en Allemagne les propa-
gandes qu'ils avaient enseignées au socialisme étranger et avec
prédilection au socialisme français. Eux n'avaient pas cessé
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 543
de travailler pour leur patrie. Or, si les intérêts les plus vitaux
commandaient aux socialistes français d'accroître et à l'Alle-
magne de diminuer la race française, comment expliquer
l'obstination des uns à faire ce qui leur e'tait le plus funeste et
ce qui e'tait le plus utile à leurs adversaires, sinon par asser-
vissement des uns aux autres?
L'asservissement continuera-t-il ? Force est de se le deman-
der puisqu'il est encore certains Français qui ont hâte de
reprendre contact avec les Allemands, sous prétexte de négocier
avec eux. Que des Français fassent grief à leur gouvernement
de ne pas favoriser en pleine guerre des communications avec
l'ennemi, cela oblige à leur dire net : « Votre impatience serait
excessive, ne s'agît-il pour vous que de serrer la main à l'en-
nemi, mais il s'agit de retomber dans sa main. En reprenant
contact avec l'Allemand, vous retournez à votre péché, et vous
n'êtes pas de force contre la tentation. Le socialisme français n'a
pas cessé d'être le petit garçon, le serviteur, le jouet, la dupe
du socialisme allemand. Cette dépendance n'a jamais été excu-
sable, même quand vous vous obstiniez dans l'illusion qu'il
préparait pour vous la ruine des nations au profit de la solida-
rité prolétaire. Mais cette illusion même est finie. Ce que votre
guide voulait détruire, c'est votre race au profit de la sienne.
Il ne vous a jamais imposé une plus honteuse soumission qu'en
vous persuadant de devenir traîtres à votre propre avenir,
adversaires de votre propre sang. Pour vous il n'est qu'une
expiation : ne plus accepter, ne plus répandre les leçons de
mort, et trouver dans votre repentir envers la France le cou-
rage de multiplier des Français. »
Comme la masse des paysans et des ouvriers l'emporte assez
en nombre pour que les autres classes ne modifient guère le
mouvement imprimé par elle à la population, et comme cette
masse est, par ses difficultés de vivre, tout entière sollicitée de
devenir stérile, le dépeuplement devrait être rapide, universel
et uniforme dans l'étendue de toute la France.
Or, il est très inégal. Il y a des régions où la moyenne des
enfans par famille ouvrière et agricole dépasse quatre et cinq,
et des régions où cette moyenne n'atteint pas même un. Les
^^i REVUE DES DEUX MONDES,
statistiques dçs (lépartemens les divisent en deux groupes, Tun
oi^i les décès l'emportent sur les naissances, l'autre où les nais-
sances l'emportent sur les décès, et Icsdépartemens du premier
groupe sont déjà les plus nombreux (i).Il est plus exact encore
de les répartir en trois fractions : la plus considérable, la
moitié à peu près, se compose de ceux où la race demeure
stagnante; l'autre moitié se divise en deux, un quart où la
population baisse d'une façon continue, croissante, et un quart
où, d'une façon également continue et encore importante,
la population monte. Le bassin de la Garonne, la vallée du
Rhône, la Bourgogne sont les principales régions stériles; le
Nord, la Bretagne, la Lorraine, le Béarn, les Gévennes restent
les sources de fécondité.
Ce n'est pas la différence du climat et du sol, de la plaine
et de la montagne, qui fait la différence de l'activité généra-
trice. Les versans septentrionaux des Pyrénées offrent les
mêmes altitudes, les mêmes pentes, les mêmes cultures à ceux
qui l'habitent ; aux deux extrémités orientale et occidentale de
la chaîne la race demeure prolifique, dans la région intermé-
diaire elle diminue. La fécondité humaine est égale dans la
Lozère, la Haute- Vienne et la Corse, où la nature se ressemble
si peu. La différence des occupations n'explique rien : les plus
prolifiques des Français sont les tisseurs des Flandres et les
marins de Bretagne. La différence des ressources n'est pas
davantage la mesure de la natalité, qui ne diffère pas dans les
régions pauvres des Hautes-Alpes et des Landes, riches de
Meurthe-et-Moselle et de Beifort, ou de richesse moyenne comme
la Vendée. Enfin la communauté de l'origine et des traditions
provinciales ne répartit point par groupes historiques les familles
nombreuses ou restreintes. Nulle des régions françaises n'a de
passé plus grand et de caractère plus personnel que l'Auvergne,
et le Cantal et le Puy-de-Dôme sont deux noms de la même
Auvergne : or ce même volontaire et ordonné Auvergnat accu-
mule dans le Cantal , et dans le Puy-de-Dôme économise les enfans.-
(1) Voici, d'après les derniers recensemeas, le aombre des départemens où
les naissances augmentent diminuent
1909 40 47
i910 53 32
1911 25 64
1912 56 31
1916 49 38
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 545
Dans la faible étendue d'un département, d'un arrondissement,
la natalité varie du simple au double. Enfin l'instinct naturel
de la paternité ne suffit pas à expliquer la multiplication des
enfans où ils abondent : car à satisfaire cet instinct un ou deux
enfans suffisent, cinq ou vingt sont superflus.
Les départemens où la population décroit le plus vite et le
plus constamment sont l'Isère, la Drôme, le Rhône, le Puy-de-
Dôme, la Nièvre, laCôte-d'Or, l'Yonne, l'Aube, l'Orne, laGironde,
l'Ariège, l'Aude, l'Hérault.la Haute-Garonne, le Tarn-et-Garonne,
le Lot-et-Garonne, le Gers. Entre toutes ces régions il y a une
seule, mais éclatante ressemblance. Elles sont celles qui
témoignent de leur doctrine collective par la persévérance de
leurs votes politiques; celles qui savent gré à leurs élus d'avoir
établi dans l'État, comme les nouveaux dogmes de la foi natio-
nale, la souveraineté de l'individu et l'oubli de Dieu ; celles
où l'abandon général des pratiques religieuses transforme les
églises en solitudes. La dépopulation est l'œuvre logique de
ceux qui reconnaissent pour maître de l'existence l'intérêt per-
sonnel, immédiat, égoïste. Pour qu'ils se bornent au fils unique,
il leur suffit que leur commodité soit de ne pas gâter l'héritage
en le morcelant, de maintenir intacts leurs aises et leur rang, de
« pousser le petit, » par un savoir plus complet, à une condition
plus haute que la leur et dont ils aient l'honneur. Pour se
refuser même cet unique enfant et tenir le foyer soigneusement
vide, il suffît que, pauvres, ils ne veuillent pas le devenir
davantage, ou que, riches, ils ne veuillent pas le devenir moins,
et préfèrent compléter leur demeure, étendre leur domaine,
leur train de culture, leur commerce, le manger ou le boire.
Les départemens où ces tentations ne paralysent pas l'instinct
paternel, et où la race continue à s'^accroitre sont : le Pas-de-
Calais, le Finistère, le Morbihan, le Nord, le territoire de Bel-
fort, les Gôtes-du-Nord, la Vendée, la Haute-Vienne, la Corse,
la Meurthe-et-Moselle, les Vosges, la Lozère, le Doubs, l'Aveyron,
les Basses-Pyrénées, les Pyrénées-Orientales, les Hautes-Alpes,
la Haute-Savoie, la Gorrèze et les Landes.. Entre toutes ces
régions aussi il y aune ressemblance. Ce sont celles où se sont
le moins effacées les croyances chrétiennes. Que le fait plaise
ou non, il s'impose à l'examen d'un temps qui se vante de
croire seulement aux faits. Or on ne peut nier le fait : les
régions sont fécondes en proportion qu'elles sont croyantes. En
TOME XLII. — 1917. 33
546 REVUE DES DEUX MONDES.,
Flandre, l'exemple des foyers patriarcaux et prospères, l'aide
sociale des patrons à la multitude ouvrière, l'infiltration de
catholiques Belges entretiennent la fidélité générale à la famille.)
En Bretagne, la foi est la plus ancienne, la plus constante, la
plus universelle des traditions. Les Vosges, la Lozère, le Cantal,
les Hautes-Alpes sont des promontoires que l'incrédulité des
plaines voisines entoure sans monter jusqu'à eux ; les Alpes-
Maritimes et les Pyrénées-Orientales sont des oasis de fertilité
humaine dans le désert familial de la Provence et du Langue-
doc ; la piété des ancêtres s'y maintient, rajeunie par l'apport
d'Italiens et d'Espagnols, et ces fils de races religieuses y mul-
tiplient les foyers nombreux. Dans le Doubs, la fécondité de la
population varie presque du double selon les arrondissemens
et les cantons ; ceux oij elle est moindre sont ceux où les
populations indifférentes vivent groupées autour de Montbéliard
et de Besançon; elles enfantent avec la même parcimonie que
celles du Rhône, et, s'il n'y avait qu'elles, le Doubs compterait
parmi les régions dépopularisatrices : il compte au nombre de
celles 011 se perpétue la race parce que sur les hauteurs pasto-
rales de la frontière dure et s'accroît une lignée de familles
aux mœurs chrétiennes (1).
Cette force est visible non seulement dans les contrées pri-
vilégiées où ces chrétiens forment nombre et se soutiennent de
leur société commune, mais aussi dans les régions inhospita-
\ Hères où ils sont des isolés et s'obstinent dans leur obéissance
à Dieu, malgré les ironies et les sarcasmes du scepticisme sté-
rile. S'il est possible de citer les contrées de la France où
l'œuvre de la fécondité chrétienne persiste, on ne saurait
étendre cet examen h chacune des familles exemplaires qui,
sur la plus grande étendue de la France, vivent dispersées,
assiégées et comme cachées par la masse des familles res-
treintes.,Toutefois, il est un moyen de saisir sur le vif quelques
existences et de rendre, par leur courte histoire, visible aux
moins mystiques la raison décisive et toujours la même de leur
générosité créatrice.
(1) Les statistiques de natalité, par J. Maître, conseiller général du Haut-Rhin,
{Réforme sociale, octobre 1915.) A propos de ces cantons, M. J. Maitre ajoute : « Ils
sont précisément ceux qui, économiquement, sembleraient soumis à la dépopu-
lation, puisqu'ils n'ont pas l'industrie prospère des régions d'Audincourt et Mont-
béliard et sont consacrés presque entièrement aux cultures pastorales et fores-
tières. »
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 547
Depuis quelques années, plusieurs associations (1) ont surgi,
se proposant de grouper, de secourir les familles nombreuses,
et ont aidé du moins à les connaître. Là s'allongent les listes
douloureuses par la misère qu'elles révèlent et consolantes par
la vigueur qu'elles attestent. Parmi ces paysans et ces ouvriers,
conservateurs de la famille, citons seulement ceux qu'on en
peut appeler les héros. D'après la statistique de 1914, quarante-
cinq familles comptent dix-huit enfans. J'ai pu avoir des détails
sur vingt d'entre elles : neuf de dix-huit enfans, trois de dix-
neuf, cinq de vingt, deux de vingt et un, une de vingt-trois.
Voici sous mes yeux les extraits de naissance, avec les commen-
taires des curés, des maires, des conseillers généraux et des
voisins, témoignage des humbles qui louent des humbles. Ce
livre d'or des obscurs répète à toutes ses pages les mêmes mots
de probité exemplaire, de labeur acharné et, je transcris, de
« sobriété jusqu'à la pénitence. » De tels foyers ne sont pas
allumés dans les grandes villes, mais presque toujours dans des
demeures rurales et par des paysans pauvres. Mais la pauvreté
a son aristocratie qui répugne au vagabondage, et sur le sol, si
dur soit-il, ou elle est, demeure, ni déracinée ni divisée. De
ces familles tenaces, les unes sont de petits fermiers, les autres
de plus petits propriétaires, comme les Gosselin qui, dans la
Manche, avec un hectare et une maison pour tout bien, ont eu
dix-huit enfans. Quelques-uns, à s'assurer ainsi des travailleurs,
transforment en aisance la gêne quand, semblables à Gosselin,
ils savent ne laisser rien perdre, ni les choses ni le temps, et,
dans l'Orne, s'abstenir d'alcool. La plupart ne réussissent qu'à
durer et non sans dettes, mais consenties pour acquérir de la
terre et être chez soi. D'autres, tels Le Gall, manœuvre de Lan-
nion, Briot, contremaître de tissage dans l'Eure, Boulin, ter-
rassier au Pas-de-Calais, n'ont pas même à eux cette place où
prendre racine. Encore la solde de contremaître a sa fixité :
mais comment des terrassiers, des manoeuvres et des femmes
de ménage ont-ils osé entreprendre la charge, sont-ils parvenus
à subvenir à la dépense de vingt enfans? Parce que c'est pour
eux le devoir. Ils le disent, et leur vie le dit mieux encore. Trois
(1) L'Alliance nationale pour l'accroissement de la population française, — La
ligue des familles nombreuses, — La ligue pour la vie, — La plus grande famille, à
Paris, et plusieurs sociétés en province, notamment L'Aide aux familles nom-
breuses de la Loir^
548 REVUE DES DEUX MONDES.
des fils qui représentent au front les Bois sont des religieux
devenus soldats. Martin, avant d'avoir ses dix-neuf enfans, fut
six mois novice à Sept- Fonds; la vocation s'est transmise plus
complète à un de ses fils prêtre, tombé sur le champ de bataille,
et se continue en un petit-fils de dix-huit ans, étudiant ecclé-
siastique. Chez les Fèvre, sur dix-neuf enfans, il y a deux
prêtres et trois religieuses. Trouvera-t-on que c'est beaucoup?
Le droit de penser ainsi appartient à ceux qui auront comme les
Fèvre quatorze enfans pour perpétuer la race et servir le pays.
Fixons les traits généraux de ces familles par un mot sur
les trois qui sont les plus fécondes de France.
Les époux Perrotey, cultivateurs à Plainfaing (Vosges),
poussent à la perfection le mérite d'être des traditionnels. Tous
deux, aussi loin que le regard puisse voir dans l'obscurité de
leurs ancêtres, sont de lignée paysanne. Constant Perrotey
appartient à une famille de sept, sa femme à une famille de
neuf enfans. Le mari et la femme sont nés dans le même
village, et, bien que le sol y soit rocheux et maigre, ils ont eu
pour seule ambition de lui rester fidèles comme les « anciens. »
Leurs vingt et un enfans sont à leur ressemblance : mariés
jeunes, les plus âgés demeurent près de la maison paternelle,
dans des fermes à la terre avare et au foyer fécond, et l'aînée
des filles a déjà donné neuf enfans à son mari. A ce père et
à ses vingt enfans toute aide de l'Etat avait été refusée, mais,
s'ils ne sont pas de ceux qui reçoivent, ils sont de ceux qui
donnent. Des sept qui sont partis au début de la guerre deux
sont morts, deux ont été grièvement blessés. Ainsi s'étend sur
les servitudes matérielles de cette existence la libératrice
beauté d'une vie morale.
Camille Joffray, colon près de Medeah, aurait voulu
fonder sa famille sur la stabilité de la terre ; il avait obtenu
une concession; mais faute de ressources, il dut y renoncer et,
à mesure que se multipliaient ses enfans, il multiplia ses
métiers. Il devint aussi par surcroît cantonnier fossoyeur, afin
que la mort même nourrît la vie. Mais ce dévouement à la
vie engendrait lui-même la mort: la détresse était telle que
l'anémie plusieurs fois a éteint dans les enfans l'existence et
enfin dans la mère la force d'accoucher. La faim, plus des-
tructrice que l'amour paternel n'est créateur, voilà la tragique
vision. Qui empêcha le couple de renoncer vingt fois à sa
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRÉ. 549
misère, et de s'assurer le repos en ayant moins d'enfans? Sa foi
en un devoirsupérieur à son repos.
De la famille Amet, établie à Cornimont dans les Vosges,
M. Méline a dit : « C'est une famille qu'il faudrait encadrer. »
Le cadre devrait être de taille, car elle a vingt-trois enfans.i
L'ombre qui nous dérobe les e'preuves elles mérites des humbles
commença à se dissiper pour les Amet, quand un journaliste
écrivit : « En ce moment où on interviewe à outrance des assas-
sins, des actrices, ou simplement des députés, je vais aller
voir la plus grande famille de France. » Il y a plus de trente
ans, Amet et une jeune fille se mariaient sans contrat, car
on n'y déclare ni sa santé, ni son amour, ni son courage, et ils
n'avaient pas d'autres biens. Ces biens peu à peu créèrent les
autres et grâce aux enfans qui bien vite furent instruits à se
rendre utiles. Tous apprenaient aussi à s'aimer et à se sentir
les membres d'un même corps, à ne séparer leurs existences ni
de droit, ni de fait, et quand ils devinrent trop nombreux pour
le seul travail offert à leur bonne volonté par l'exiguïté du
domaine minuscule, ils continuaient leur glane laborieuse par
les tâches qu'ils cherchaient à l'entour, et dont ils apportaient
le gain au foyer commun. Dans cette collectivité toujours
unie, les profits des aînés payaient les dépenses des nouveaux
venus, l'économie de chacun accroissait en offrande incessante
le bien de tous, et vingt-deux obéissances toujours soumises à
une seule volonté assuraient force à son commandement. Aussi
les lopins s'agrandirent, puis une ferme fut louée, puis le
locataire devint acquéreur, et aujourd'hui le chef des Amet est
propriétaire de dix hectares, de huit vaches et d'une maison
assez vaste pour loger les fils et les filles qui continuent
d'accroître le domaine paternel resté le bien familial. Et si l'on
cherche qui enseigne au père si obéi le précepte de son propre
devoir, et la constance vingt-trois fois renouvelée des sacrifices
et des espoirs, on trouvera dans cette maison même, à la place
d'honneur, l'hôte le premier accueilli, et toujours écouté, le
Christ devant lequel chaque jour s'agenouillent ensemble le
père, la mère et les enfans.
Comment de telles mœurs redeviendront-elles celles de la
France?
Étiennç Lamy,
(A suivre.)
CHRONIQUES DU TEMPS DE LA GUERRE
I
L'ASSAUT REPOUSSÉ
A Robert Dartigues, in memoriam,
P. T.
La visite des champs de bataille m'a semblé longtemps une
des formes les plus vaines de la badauderie et, pour tout dire,
comme un pompeux héritage romantique. C'est à Verdun que
s'est opérée ma conversion. La bataille, quand j'arrivai, faisait
rage depuis plus de six mois. Le sol harassé, torturé par un
acharnement sans exemple, montrait partout les cicatrices, le
sceau confus de cent combats; dévasté, supplicié, sans ombres,
ses villages, ses bois effacés, il n'offrait plus dans ses reliefs,
dans ses traits décharnés que le visage farouche et hurlant de
la guerre. Rien de plus saisissant que ce paysage de cataclysme.
Mais sa plus grande beauté est de tenir dans un regard. On
dirait quelque Cotisée, quelque amphithéâtre naturel, quelque
cirque servant de champ clos au plus grand duel de l'histoire.
Là s'est abimé pour des siècles l'orgueil des aigles allemandes,
tandis que les collines marquent par leurs degrés et leurs plans
successifs les bonds de nos armées, et que Douaumont, là-bas,
dominant toute la scène, paraît le plus beau piédestal où se
soient jamais posés les pieds de la Victoire.;
I
Ce matin-là, j'allais examiner quelques travaux que l'on
exécutait au fort de Froideterre. J'étais accompagné par mon
L ASSAUT REPOUSSE.
551
ami le capitaine D..., autrefois commandant du fort, à un
moment des plus critiques de la bataille. Je savais peu de
chose de cette histoire. Presque rien n'en avait alors transpiré
dans le public. Bientôt l'attention s'était tournée ailleurs, et
puis vinrent les journées triomphantes de l'automne, qui
avaient éclipsé les souvenirs dupasse. Le capitaine D... s'était
trouvé blessé, et c'était la première fois qu'il remontait là-haut
depuis ces événemens.
Nous avions quitté la citadelle de bon matin et nous trou-
vions sur les huit heures au pied de la côte qui mène au forta
Quoiqu'on fût au mois de juin, le temps était fort gris i
ciel chagrin, nuages maussades, brèves et froides ondées. Je
venais de passer quelque temps dans une autre armée et
revoyais, moi aussi, après deux mois d'absence, cette partie du
champ de bataille. Je l'avais laissée en hiver et la retrouvais au
printemps. Ce qu'il y avait de plus frappant, c'était le calme
extraordinaire et le vide du paysage.
Nous avions pris à travers champs pour escalader en ligne
droite, et cent détails rappelant les combats de l'autre été se
dessinaient sur le terrain. Ces collines, en avril, étaient cou-i
vertes encore de neige, enveloppées des blancheurs de cet intern
minable hiver, comme si jamais rien, jamais aucune vie
ne devait plus renaître sur ce monde saturé de mort. Il sem-
blait qu'on ne verrait plus se soulever ce suaire, et que toute
cette contrée était devenue un glacier, une espèce de planète
polaire qui conserverait indéfiniment les secrets enfouis sous
ce vaste évanouissement blanc. A présent, quelques gazons
souffreteux s'essayaient par places à reverdir et buvaient avi-
dement l'atmosphère pluvieuse. On rencontrait à chaque pas
des traces de la lutte : boyaux ne menant plus à rien, arbres
massacrés, abris effondrés, vagues niches creusées dans un cra-*
tère d'obus et, de tous côtés, des croix, des croix éparses, sans
nom, plantées là à la hâte où chacun était tombé, et qui sem-;
blaient la flore de ce paysage d'agonie.
Maintenant nous approchions du sommet, et la terre prenait
de plus en plus cet aspect de tempête qui est celui des grandes
batailles. C'était la furie du chaos avec tout son désordre et
son déchaînement. Nous avions dépassé la région des bois et
la limite même des arbustes et des mousses : plus un tronc,
plus une touffe pour servir de repère et donner la mesure des
552 REVUE DES DEUX MOiNDES.
choses. Comme il arrive souvent dans ces capricieux climats,
le temps, couvert dès le matin, s'était tout d'un coup rembruni;
un coup de vent assez aigre soufflait sur le plateau, et nous
nous trouvions brusquement au milieu d'un nuage. Les formes
dans cette grisaille fuyante paraissaient plus douteuses et plus
étranges encore : rien n'avait plus sa place et ses contours
connus. C'étaient de vagues écroulemens, des masses indé-
cises, des escarpemens de blocs à demi dissous dans la brume,
qui semblaient avancer, reculer à une distance inappréciable,
suivant l'épaisseur du nuage interposé; on voyait surgir des
arêtes, des profils, des spectres aigus et tourmentés comme
ceux des hautes montagnes, qui se noyaient l'instant d'après
dans un nouveau flot d'ombres. Tout prenait sous ce crêpe une
apparence rapide et inconsistante de fantômes. On ne pouvait
dire dans quelle saison, à quel point de l'espace on se trouvait
au juste parmi toutes ces formes incertaines et incolores. Les
choses irréelles paraissaient se faire et se défaire comme des
songes. Et toujours cette course silencieuse de vapeurs, ce galop
de brouillards, cette fantasmagorie d'estompages muets s'efFa-
çant, se dissipant, se poursuivant l'un l'autre dans le même
fluide lavis de demi-teinte, dans la même fuite d'ouates spon-
gieuses qui secouaient par instans quelques gouttes de pluie,
comme des larmes à travers un voile de deuil. Tout cela avait
un air singulier de douleur, on ne sait quel aspect d'au-delà,
une physionomie d'outre-tombe. On se serait cru transporté sur
une autre terre que la nôtre, au milieu d'un Erèbe sans âge,
comme si ce qui s'était passé là s'éloignait déjà dans le fond
impalpable des légendes; sans doute c'est sur cette cime que
les âmes exhalées de cet immense cimetière se donnaient
leurs rendez-vous, et leurs tourbillons innombrables menaient
là-haut la ronde taciturne des ombres.
Mais avec cette inconstance d'humeur, cette soudaineté de
volte-face fréquente dans ces parages, une saute d^air produisit
un nouveau changement de décor. Le ciel se découvrit cotame
il s'était couvert. Un souffle dispersa les brumes, leurs flocons
s'évanouirent et se volatilisèrent, et un rayon oblique, glissant
entre les plans supérieurs des nuées, parcourut une minute
l'ensemble du paysage. La lueur errante promena légèrement
son pinceau le long de la vallée étendue à nos pieds, et se retira
comme à regret dans un ciel soucieux. Ce furtif sourire avait
l'assaut repoussé. ÎJ53
suffi pour transformer le tableau, en chasser les illusions et les
chimères nébuleuses. Ce n'était plus le germanique Brocken ou
le Walpurgis de tout à l'heure, avec sa poésie de ballade vapo-
reuse : l'invasion des brumes, le trouble sortilège du Nord
venaient une fois de plus d'être mis en déroute sur ce champ
de leurs séculaires conflits. On se trouvait sur des ruines, mais
du moins «ur des ruines solides. Les formes reprenaient leurs
dimensions exactes, et même, qui l'eût cru? les couleurs de la
vie. Surprise touchante 1 Au pied de la redoute, la colline était
blonde de fleurs. Ces terres blessées, broyées à mort, brûlées
par le soufre et le feu jusqu'aux racines et jusqu'aux germes,
ces déserts qui semblaient naguère à tout jamais stériles,
renaissaient ; la nature, sur tant de morts, jetait une profusion
de fleurs : tout un printemps sauvage se hâtant de surgir avec
une sorte de violence, une folie d'herbes naïves, incultes,
tumultueuses, semées on ne sait comment sur ce cadavre de
colline, recouvrant ses cicatrices, formant à perte de vue une
seule nappe jaune, si bien que sur cet ossuaire et cette destruc-
tion infinie la grande Créatrice, ou pieuse ou indifférente,
répandait le miracle de ce champ d'immortelles...
II
Ma mission terminée dans l'intérieur du fort, je sortis de
nouveau sur la superstructure; je ne pouvais me lasser de
cette métamorphose, du spectacle de ce défi^ de ce triomphe de
la nature. L'éclaircie n'avait pas duré; la pluie, qui menaçait
depuis notre départ, s'était mise à tomber; une nuée délicate
posée sur la prairie paraissait la couver, la protéger avec
amour.
On pouvait s'attarder en toute sécurité. Mon compagnon ne
cessait de parcourir le fort, dont chaque coin évoquait pour lui
un souvenir; il examinait chaque détail, s'intéressait aux
nouveautés, approuvait les perfection nemens, heureux s'ils se
rencontraient avec ses propres idées ; il m'expliquait alors avec
un amour-propre d'auteur le rôle d'un flanquement, d'une
disposition inédite : «Ah! si nous avions eu cela! » ajoutait-il.,
Ce voyage avait pour lui le sens d'un anniversaire. C'est à
pareille époque et presque à pareil jour qu'il avait, il y a un
an, subi cet assaut dont l'inconnu m'intriguait. Il y a un an,
554 REVUE DES DEUX MONDES.:
les Allemands s'étaient avancés jusqu'ici : on se battait sur c6
tertre où nous demeurions si paisibles. Un an, et déjà ce silence!
Déjà ces fleurs, déjà cet effacement de l'histoire et ce prodi-
gieux oubli de la nature ! Ainsi mon compagnon interrogeait
ces ruines et leur réclamait son passé, comme un homme
revient dans l'âge mûr aux endroits où il a aimé dans sa
jeunesse; il lui échappait quelquefois un mot en s'arrêtant :
« Quelle différence, tout de même! » ou bien : « Sont-//.s tran-
quilles, maintenant! » {Eiix, — les Boches, bien entendu.) Et
puis il repartait à fureter en tous sens. Il n'était pas enclin à
la mélancolie.
L'ouvrage de Froideterre, que nous parcourions ensemble,
est un des plus récens de la défense de Verdun. Il forme sur la
rive droite le point d'appui occidental de la deuxième ligne des
forts. Froideterre domine le défilé de la Meuse et commande
à la fois la route de Verdun vers le Nord, le fleuve et le canal,
face à la côte du Poivre et à celle du Talou. De sa position
en belvédère sur la vallée, on embrasse une vue magnifique
sur le coude de la rivière, sur les villages, maintenant rasés,
de Bras, de Gharny, de Vacherauville, échelonnés au fil de
l'eau comme des lavandières, et jusqu'aux ouvrages de Marre
et de Belle-Epine sur la rive opposée. Une longue échine réunit
Froideterre à Douaumont, — une espèce de dos de vache, avec
un garrot vers le milieu, qui porte l'ouvrage de Thiaumont.
Le regard plonge à l'Est dans un précipice encaissé, appelé le
ravin des Vignes.
La redoute est constituée par un système d'ouvrages séparés,
selon le dernier mot de la fortification avant la guerre : coupole
de 75, coupoles de mitrailleuses, casemate de Bourges s'alignent
en balcon sur la Meuse, assez espacées pour otTrir des buts
disséminés et aussi peu vulnérables que possible au canon. Au
milieu, le casernement ou l'abri pour la garnison. Ce noyau
d'ouvrages bétonnés était autrefois entouré de retranchemens
en maçonnerie, qui avaient dû former un savant hexagone
d'une figure particulière, à présent informe, raturée et tota-
talement illisible. Les talus, les fossés, les cours gisent bous-
culés, culbutés, concassés pêle-mêle dans une salade magistrale.
€'est vraiment un joli travail, qui fait honneur à l'artilleur.
La caserne a bien tenu, mais la couverture a reçu un obus : du
pansement en sacs à terre qui a servi à boucher le trou sort
l'assaut REPOUssiÊ.i 555
encore une tignasse de fils de fer, pareille à une touffe de poils
collés à un morceau de crâne ; mais ces poils sont des barres
d'acier d'un pouce d'épaisseur. Le projectile les a tordus, hachés,
déchiquetés, comme s'il se fût agi d'un simple paillasson.
Tout le reste est un amas de décombres, retourné, bêché,
étripé jusqu'en ses fondemens. C'est le paysage de cratères et
d'entonnoirs, toujours impossible à décrire faute de termes pour
rendre un tel état de dislocation, une telle agitation des lignes,
une telle discontinuité et de tels heurts de modelé, ces remous
de formes incohérentes comme une vision de géhenne. Pas une
ombre, pas un brin d'herbe n'égaie ce triste espace ; la n^ppe
d'or qui couvrait le reste de la colline s'arrêtait au bord du
glacis; le printemps reculait autour de cette désolation. La terre
y paraissait scalpée, comme le poil d'une bête s'use à l'endroit
du bât. Ainsi la redoute se montrait nue, telle qu'une sorte
d'écorché terrestre, avec ces formes grimaçantes comme trahis-
sant un grincement d'os broyés dans la chair, et ces convul-
sions d'un grand corps à l'état de spasme.
Tout respirait encore le drame ; mais j'étais curieux surtout
des pensées de mon compagnon. Il continuait d'aller et de
venir et prenait un plaisir évident à se revoir où il était; il
s'amusait à deviner de vieilles connaissances, la porte, une
vague piste qui était l'ancienne route, et il ne fallait rien
moins que l'habitude qu'il avait des lieux pour s'y orienter sans
faute. Des morceaux de la grille d'enceinte pesant une demi-
tonne de fonte, arrachés de leurs scellemens, avaient volé à
plus de cent mètres comme des fétus de paille. Il me faisait
remarquer avec satisfaction ces témoins du bombardement*
J'essayais de le mettre sur la voie des souvenirs et peut-être des
confidences; mais il éludait les questions ou répondait en peu
de mots. Au moment de quitter le fort, comme il semblait prêt
à se montrer plus communicatif, nous rencontrâmes T..., qui
se joignit à nous pour le retour, et ce fut fini de ce que j'atten-
dais pour ce matin-là.
C'est une des singularités de l'existence militaire, au moins
telle que cette guerre l'a faite, que l'extrême ignorance oii l'on
peut vivre les uns des autres. Il arrive de passer un an avec un
camarade, et de traverser avec lui de ces momens où l'on dit
que l'on connaît un homme, sans savoir de lui autre chose que
deux ou trois circonstances insignifiantes. On ne met en commun
556 REVUE DES DEUX MONDES
que l'énergie, les volontés. Rien n'est môme plus rare que
d'entendre un récit militaire. On s'imagine que les officiers ne
parlent que de la guerre. Ils en parlent sans doute, mais pour
en discuter, fort rarement pour le plaisir de conter une aven-
ture. On découvre bientôt que tout ce qui vous entoure, ce sont
des figures qu'on n'a jamais vues que de profil, et que des plus
connues on ne connaît guère qu'une apparence qui les laisse
en réalité assez mystérieuses.
Mon compagnon n'était pour moi qu'un de ces demi-
inconnus, ou l'une de ces connaissances dont on s'aperçoit un
beau jour qu'on n'en sait rien de précis, comme une de ces
images qu'on croit avoir présentes et nettes dans la mémoire :
on serait souvent embarrassé d'en reproduire les traits. Je
l'avais rencontré à Verdun, où l'on rencontre tout le monde,
et l'y voyais assez régulièrement depuis un an. Je n'allais
guère à la citadelle, où son service l'attachait, sans le trouver
ici ou là, rarement au bureau, toujours actif, occupé, vif, tou-
jours remuant, toujours gai, la main tendue et le képi sur
l'oreille et vous saluant de loin d'un joyeux : « Eh! bonjour,
comment va? » Il était la bienvenue de cette caserne assez
morose. Je ne sais comment il faisait pour conserver sa bonne
humeur, mais il avait le secret de ne jamais s'ennuyer. Il sem-
blait être l'ennemi personnel du « cafard, » et pourtant le
cafard suinte des murs de cet étrange rocher où l'on ne voit
jamais la lumière du jour. Il le poursuivait dans tous les coins,
comme une ménagère qui fait la chasse à la poussière. Ce n'est
pas qu'il eût beaucoup de ce qu'on nomme esprit, mais il l'avait
aimable; et, sans le moindre brillant du monde, surtout sans
s'efforcer à plaire, il plaisait par sa simplicité. Il ressemblait
à ces femmes qui répandent le bonheur autour d'elles, simple-
ment parce qu'elles sont heureuses. Il ne passait pas auprès
d'un des innombrables ouvriers de ce monde souterrain, chauf-
feurs, mécaniciens, boulangers, sapeurs qui mènent là une vie
de taupes à cinquante pieds sous terre, sans lui adresser une
question, un bonjour, un de ces mots gaillards qui réveillent et
font rire. Il était le boute-en-train de l'énorme bâtiment,
l'imprésario des soirées, comédies, séances de musique, de
chansons ou de cinéma. Tout cela ne l'empêchait pas de faire
fort exactement son service ; mais dans tout ce qu'il faisait,
il avait toujours l'air de trouver un plaisir. Dans cette noire
l'assaut repoussé. 557
citadelle, il promenait son léger et gracieux « Midi : » et il
faisait soleil aussitôt qu'il s'était montré.
C'était un petit Toulousain de figure agréable et de mine
éveillée, avec une jolie barbe châtain naturellement bouclée,
les lèvres charnues et, sur toute la physionomie, je ne sais quoi
d'enjoué et de voluptueux. Sa plus grande séduction était peut-
être un air incroyable de jeunesse, ou dejenesse, comme on dit
autour de la Dalbade ; à peine lui eùt-on donné trente-cinq ou
trente-six ans, quoiqu'il eût largement passé la quarantaine. Il
s'habillait avec une recherche curieuse et une sorte de dan-
dysme rustique. Quelle tenue I C'était un vieux costume de
chasse en velours feuille-morte, avec des houseaux de cuir
fauve se boutonnant sur le côté, d'un aspect hérétique et hor-
rible pour tout homme respectueux du règlement. Il est vrai
que les boutons étaient à l'ordonnance; encore posaient-ils un
problème : c'étaient des boutons d'artilleur, et le capitaine D...:
servait dans le génie. Enfin, en guise de col, la cravate de soie
ou le foulard blanc de Mistral. Le tout faisait un poème extrê-
mement albigeois. On verra tout à l'heure que ce singulier habit
était une relique.
Et sa chambre ! Encore une des curiosités de la citadelle :
un amour, un bijou de chambre, une petite merveille de luxe
et de mollesse. Il y avait de la lumière, un lustre, des glaces,
une armoire et toujours dans quelque angle un vase de fleurs
ou de feuillages : cela suffisait à nos yeux pour donner à cette
boite assez chiche un aspect de confort et de raffinement.
L'ensemble montrait de la coquetterie et un goût de la joie.
On voyait aux murs des gravures en couleurs de la Vie pari-
sienne, cette imagerie galante, aujourd'hui populaire jusque
dans les « gourbis » et les « cagnas » de première ligne ; mais
ces gravures avaient des cadres, et même on admirait au-dessus
de la toilette un grand panneau de toile peinte où quelque poilu
décorateur avait brossé une frise d'amours se jouant dans une
guirlande d'un « Louis XV » du second Empire, Cela sentait
le boudoir, la garçonnière, la loge d'actrice et ce je ne sais quoi
du pays fortuné où l'on naît ministre des Beaux- Arts. Le portrait
d'une très jolie femme et celui d'un petit garçon d'une dizaine
d'années, lui aussi en costume de velours, et qui ressemblait à
son père comme une goutte d'eau ressemble à une autre, complé-
taient le mobilier par une note d'élégance intime. Je savais que
S58 REVUE DES DEUX MONDES.;
l'habitant de cet amusant logis était, dans le civil, ce qui
s'appelle un propriétaire. Il exploitait certaines carrières de
gypse dans l'Ariège. Là-dessus, je me figurais, dans quelque
vallée du pays de Comminges, une de ces industries immuables
qui ont à peine changé depuis les vieux Gaulois : les clairs chan-
tiers à ciel ouvert, les convois de mulets descendant le gypse
jusqu'aux fours sur les ponts « que César éleva, » les sacs de
plâtre s'acheminant enfin sur des péniches jusqu'aux grandes
voies fluviales du Rhône ou de la Gironde. Je voyais mon ami
botté, sifflant son chien et venant à cheval donner aux tra-
vaux le coup d'œil du maître. Des voyages d'affaires à Tarascon
et à Marseille le promenaient périodiquement à travers l'an-
tique province romaine, mais il revenait pour vivre dans
cette Toulouse enchanteresse, dont les rues au printemps
sentent la violette. C'était une de ces enviables existences pro-
vinciales, bien construites, bien rythmées, mêlées d'affaires et
de loisirs, sans ambitions et sans soucis, avec une large indé-
pendance et le cours heureux et facile d'une chose naturelle.
Il y avait place dans ce cadre pour l'activité et pour le farniente^
pour le plaisir et l'opéra; il y avait de l'air autour de la per-
sonne, et la figure même de l'homme montrait dans le citadin
le hâle du demi-rural.
Il représentait à merveille ce Français de bourgeoisie
moyenne, qui se sent ingénument l'enfant gâté de la nature et
qui, pour être ce qu'il est, n'a guère pris que la peine de naître.
Peu de culture, nulle étude, point d'école, rien d'appliqué ni de
livresque, mais une intelligence souple et une certaine confiahce
tranquille que « tout s'arrange. » Et il est vrai que tout lui
avait réussi : un fond de race excellent suppléait aisément à
tout ce qui lui manquait. C'est pourtant ce même charmant
garçon, si bien fait pour jouir paisiblement du jour dans sa
délicieuse Florence de la Garonne, en faisant prospérer sa mai-
son et sa riante fortune, c'est ce bourgeois pareil à une foule
d'autres, à qui il était échu de sauver Froideterre et d'avoir dans
sa vie cette minute insigne de tenir en échec l'Empereur alle-
mand. Car, Froideterre pris, qui pouvait répondre de Verdun?
Il est probable que ce bon vivant, ce bon enfant de Méridional, si
cordial, si gai, si innocemment sensuel dans ses goûts d'aises
et de toilette, avait infligé au kaiser une des plus rudes décon-
venues qu'ait éprouvées Sa Majesté le Prince de la guerre.
l'assaut REPOussé. S59
J'aurais voulu de tout mon cœur apprendre ce qui s'était passé.
J'essayais de relier ce que je savais de mon ami à ce que j'ima-
ginais de cette minute supérieure. La guerre nous a accoutumés
à fréquenter des tas de gens qui font tout à coup de très belles
choses, mais on ne se blase pas sur ce genre de surprises, et
puis les faits réels ont toujours un accent qui dégoûte des plus
belles conjectures littéraires. J'étais malheureusement réduit
aux conjectures, et si j'essayais de préciser le portrait de l'indi-
vidu, afin d'en déduire quelque construction vraisemblable, je
voyais l'image fondre par les bords, comme si elle s'enfonçait
dans le clair-obscur d'une des « écoutes » qui étaient le lieu
ordinaire de nos rencontres.
Alors une nouvelle image se substituait à la première :
c'était celle de cet admirable « Inconnu » de (ireco qu'on
voit au musée de Madrid, et qu'on appelle V Homme à Vépée;
le visage est d'une pâte plus mate, d'une aristocratie plus
fine et comme d'une argile plus fière, mais, — à la seule dif-
férence des temps, et à celle qui tient au génie de l'artiste, —
c'étaient les mêmes traits hardis, gais et charmans, et ceux de
mon compagnon, quoique d'un sang plus humble, leur ressem-
blaient comme ceux d'un frère.;
III
Je revis plusieurs fois D... les jours suivans, sans qu'il fût
question davantage de notre visite à Froideterre. Puis il partit
en permission, et j'avais renoncé à m'instruire de son histoire,
lorsqu'à son retour, après le mess, il me fit signe de le suivre
dans son fameux boudoir. Il tira de l'armoire, en soulevant
avec précaution une pile de linge, une grande enveloppe
jaune, fripée et pleine de paperasses.
— « Tenez, me dit-il brusquement, vous m'avez paru
curieux de mon affaire. J'ai là quelques souvenirs, des docu-
mens, des notes. Vous pouvez en prendre connaissance. Voyez
si cela vous intéresse. »
C'était en effet tout un dossier, tel que les historiens et les
fouilleurs d'archives, les Frédéric Masson et les Lenôtre de
l'avenir se feront une joie d'en exhumer plus tard, dans les
papiers de famille, quand nous serons tous morts, et que nos
petits-neveux parleront de la guerre avec le même étonnement
560 REVUE DES DEUX MONDES.
que nous inspiraient naguère les grandes choses de l'Empire.
Il y avait là quelques copies de pièces officielles, rapports,
extraits de « journaux de marche, » qui sont dans une troupe
ce qu'est le livre de bord pour un navire; c'étaient encore des
« états, » des listes de présence, des pages de citations à l'ordre,
formant un livre d'or des journées historiques.
On voyait que le capitaine avait tenu à conserver le souve-
nir de tout son monde, jusqu'au dernier des pauvres gens que
les hasards de la guerre lui avaient donnés pour camarades.
Plusieurs avaient écrit des lettres, souvent gauches et diffuses,
mais toutes ruisselantes de choses, comme des sources aux
cent facettes, dont chacune reflète des traits épars de la vérité;
la lettre du médecin voisinait avec celle du brancardier ou du
téléphoniste. Chacun des personnages du drame faisait voir
qu'il lui tenait à cœur d'avoir participé à quelque chose d'im-
portant et qu'à défaut de récompense ou de titre officiel, il se
savait gré de la grandeur du service rendu. Tous se reconnais-
saient dans un souvenir commun, qui devenait le lieu, le point
de ralliement de leurs existences. C'était une société d'hommes
marqués d'un signe, une de ces fraternités qui ne se dénouent
qu'avec la vie. Ce recueil émouvant achevait de prendre tout
son sens si je levais les yeux sur le portrait du jeune gar-
çon en habit de velours. Je tenais dans mes mains le testa-
ment spirituel, l'exemple et le patrimoine que le père léguait
au fils comme héritage, comme une noblesse à jamais insépa-
rable du nom : c'est pour cet enfant, et pour d'autres encore
inconnus après lui, qu'il avait ramassé, avec une dignité mo-
deste, les témoignages de son meilleur « moi » et les moindres
parcelles de son obscure gloire.
Une enveloppe spéciale contenait quelques papiers d'une
valeur particulière : non plus des relations, des mémoires, des
impressions composées à loisir et toujours plus ou moins alté-
rées par le recul, mais les écrits mêmes qui portaient la date
des heures tragiques. C'étaient les « doubles » des bulletins
expédiés pendant la bataille par le commandant du fort. Toutes
communications rompues avec le monde, le téléphone muet, le
télégraphe sans réponse, la redoute désemparée était demeurée
quatre jours au centre de l'enfer, sans autre relation avec
l'univers vivant que par ce vieux moyen des pigeons voyageurs.;
L'oiseau s'élançait de la prison, emportait sur les vents la
l'assaut repoussé. 561
pensée délivre'e; et l'homme, trahi par toutes les ressources de
sa science, se voyait sauvé par l'antique messager de l'amour.:
Là, c'étaient les appels, la voix de la redoute en détresse. Le
commandant rendait compte de la situation, demandait du
monde, des secours; il informait l'état-major de la menace
imminente. De jour en jour l'angoisse devenait plus urgente ;
enfin le troisième jour, les dépêches se précipitaient, se sui-
vaient d'heure en heure. On sentait haleter le drame.
« 9 heures. Capitaine D... à E.-M. M. (1). Avant-garde
ennemie se dirige sur le fort. Dispositions prises.
« 10 heures. Fort encerclé... Les Boches y montent, mais
comptez sur nous, nous tenons bon.
« // heures. Tourelle de 75 a dégagé le fort, mais situa-
tion critique. Prière faire donner contre- attaque. Esprit de tous
excellent. Nous tiendrons jusqu'au bout. »
Le capitaine lisait sans mot dire par-dessus mon épaule. A
quoi bon ? Qu'est-ce que des paroles eussent ajouté à ces
paroles? Est-ce que toute l'histoire ne tenait pas là en quatre
lignes? Pourquoi des commentaires qui n'eussent fait qu'affai-
blir? Mais, en replaçant dans l'enveloppe les légers feuillets
d'un papier huileux et glacé comme une pelure d'oignon, j'en
fis tomber un calepin à couverture de moleskine, un cahier de
deux sous, mais que le capitaine devait estimer sans doute par-
ticulièrement précieux, puisqu'il l'avait rangé parmi ses trésors
les plus secrets. Je jugeais bien ce que c'était et fis semblant
de n'avoir rien vu. Qui ne l'a aperçu entre des mains de cama-
rades, le carnet de notes intimes où l'on écrit ce qu'on ne peut
confier à personne, ce que l'on cache même aux plus proches,
où l'âme s'épanche sans contrainte, et que Ton porte près du
cœur.^ Que de carnets semblables, élégans ou vulgaires, recueil-
lis parfois tachés de sang sur le cadavre d'un ami, contenant
chacun son roman, le son particulier d'une vie! Mon ami fit
un geste pour reprendre le carnet, mais il se contenta de
l'ouvrir, comme s'il en prenait décidément son parti, et plaça
la page sous mes yeux. Il y avait quelques lignes tracées d'une
rapide écriture couchée, d'une main fiévreuse, mais résolue.
Toute une âme s'y montrait, gentille et courageuse, avec ses
enfantillages, son bon sens, ses tendresses profondes, ses
(1) Cette initiale désigne le général Mangin, nommé le 22 juin à midi au com-
mandement du Corps d'armée.
TOME XLIJ. — 1917. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.;
facultés d'enthousiasme, tous ses thèmes d'existence, comme
une vie entière tient en quelques secondes au moment de la
mort, dans un raccourci de vertige.
« 20 juin 1916. — Je demande, si je suis tué, à être enterré
dans mon fort, à l'endroit que j'ai fait creuser dans mon poste
de commandement, avec mon manteau d'artilleur et mon costume
de velours...
« ^i juin. — Le bombardement recommence, vraiment sérieux.
Gros calibre. Hélas! Cinq morts, quatre blessés déjà étendus là,
à côté, sous Véboulement. Dure journée! J' encourage mes hommes.
Abris dans l'une des citernes.
« 22 juin. 9 heures. — Le bombardement continue de plus en
plus Qi^ve. Les voûtes vont-elles rési>;ter? Que va-t-il advenir?
Peu importe, je fais mon devoir. J'ai tout mon sang-froid. Quoi
qu'il arrive, mon fils sera fier de moi.
ail heures. — Voilà les belles émotions!... Je fais travailler.
Je stimule, j'encourage de mon mieux.
« iS heures. — Les Boches vont tenter quelque chose. Mais j'ai
installe les mitrailleuses pour les recevoir. L'ouvrage est ébranlé,
il tangue comme un navire. Il commence à être lamentable avec
ses rondins de fer sortant des trous béans. Moral de tous excel-
lent.
i^^S juin. 9 heures. — Les Boches sont là... Voilà le moment!
On va se défendre ! Vive la France ! Il me semble que je suis à
l'Opéra voir jouer la Navarraise... Ma femme, mon fils, —
chéris! Adieu... »
Je rendis le cahier, que mon ami serra dans l'armoire, en
silence. J'allais prendre congé, de peur de gâter par des
remarques inutiles l'impression de ma lecture, quand, ayant
refermé l'armoire et glissé la clef dans sa poche, il reprit :
« Que faites-vous de votre après-midi? Si vous avez une heure
à perdre, nous monterons sur la terrasse. On y est très bien
pour causer. »
La terrasse de l'évêché de Verdun mériterait d'être célèbre
entre les plus nobles choses de France, comme une beauté de
premier ordre. Le palais des évêques, auprès de sa cathédrale
carolingienne à deux chœurs, de son église bicéphale, est un
des plus parfaits monumens de la Régence. Sur la vieille
acropole celtique, le chef-d'œuvre français apparaît comme la
fleur d'un long épanouissement. Mais ce qui achève cette beauté,
l'assaut repoussé. 563
c'est le voisinage de la citadelle. Sur ces marches lorraines, à
cet étranglement du couloir de la Meuse, porte séculaire de
la France sur le monde germanique, il fallut de tout temps
que la civilisation montât la garde ; la paix s'enveloppa de force,
le froc vêtit l'armure : il fallut le prêtre et le soldat. Et la
citadelle de Vauban auprès de la magnifique résidence des
évêques, marque ce point d'harmonie qui est le résultat d'une
œuvre de mille ans. Rarement il fut donné à l'architecte d'ex-
primer sur la vie une vue plus classique, de jeter sur la nature,
par des lignes sensibles, un ordre plus grandiose, qu'il ne l'a
fait dans ce palais et cette forteresse, dans le double aspect
de cette colline militaire et ecclésiastique. Au sommet de
cette confusion de restes de tous les âges, près de cette cathé-
drale hybride et remaniée de siècle en siècle, le monument
épiscopal apparaît à l'extrémité d'un développement continu,
comme la péroraison d'un discours solennel, comme la conclu-
sion d'une pensée permanente. C'est surtout dans le jardin,
suspendu au Midi, vers les faubourgs de Regret et de Glorieux,
que l'expression atteint toute son éloquence. Dans ces premières
journées d'été, ce parterre aérien semblait un enchantement; on
voyait éclater au milieu des herbes sauvages les lueurs des
dernières roses. Tout s'accordait pour montrer le prix de ces
siècles de culture et d'exquise discipline, de cet écrin de pensées
choisies, brutalement menacées par le canon des barbares.
Nous étions seuls; nul importun à craindre dans ce séjour
écarté. La journée était d'un calme plat, comme s'il n'y avait
plus eu la guerre. Je laissais aller mon compagnon et me
gardais bien de l'interroger. Au bout de quelques pas, il com-
mença de lui-même à parler en s'excusant.
« Vous devez penser, dit-il, que je me suis fait beaucoup prier
et que c'est très ridicule. J'ai bien peur à présent de vous déce-
voir d'une autre manière, car c'est peu de chose, en somme, ce
que j'ai k vous dire. Vous savez ce que des souvenirs de guerre
offrent toujours de presque indicible, comme les impressions
s'évaporent et combien elles sont incommunicables par des
mots. Peut-être, si je savais parler, y réussirais-je tout de
même... Mais surtout, ce que j'ai fait n'a rien d'extraordinaire:
cela a de l'importance pour moi, mais vous auriez fait aussi
bien à ma place ; tout le monde en eût fait autant. J'étais là :
j'ai eu de la chance, voilà tout. Du reste, répéla-t-il, tout cela
o64
REVUE DES DEUX MONDES.
n'est pas grand'chose. Et par-dessus le marché, je crains
d'être un peu long. Vous me direz bonsoir quand je vous
ennuierai. »
Je le rassurai. Il continua.
IV
(( Je ne vous apprendrai pas ce que c'est que l'attaque du
23 juin. C'a été, si vous l'ignorez, le plus furieux, le plus massif,
le plus luxueusement monté de tous les assauts boches depuis
le commencement. Ils n'avaient rien fait de si soigné depuis le
mois de février. Sans doute qu'ils sentaient se mijoter quelque
chose et qu'ils se méfiaient de la Somme. Bref, ils étaient pressés
de conclure et de brusquer la fin. Ils voulaient Verdun coûte que
coûte. On a trouvé des ordres dans les poches des prisonniers :
il ne s'agissait pas seulement de Froideterre, mais encore de
Saint-Michel et de la batterie de Marceau. Ils calculaient que de
ce train-là ils arriveraient en trois jours, tambours battans,
place de la Roche. Ils avaient fait venir exprès une masse
d'artillerie et six divisions toutes fraîches, bien dressées, bien
repues, bien reposées; ils avaient amené les drapeaux, les
fanfares. L'Empereur était par derrière, au quartier général.
Enfin, c'était un coqp rudement machiné. Les ressorts étaient
bandés à bloc. On peut dire, sans fatuité, que Verdun n'a jamais
été plus en danger. Peut-être que le public ne s'en est pas douté
parce qu'il a eu tout de suite à penser à autre chose. Mais vous
vous rappelez l'ordre du jour de Nivelle? Du reste, ça n'a plus
d'importance, et tout cela doit être à présent dans les livres.
(( Bien entendu, je n'en savais pas si long sur le moment.
Ce que je vous en dis, je l'ai appris depuis et c'est pour vous
aider à mettre les choses en place ; car c'est un lieu commun de
dire qu'un combattant n'aperçoit rien de la bataille, mais c'est
la pure vérité : il n'y voit pas plus loin que le bout de son
nez. On ne connaît que son coin, et c'est de mon coin seule-
ment que je vous parlerai.
(( C'est le 25 où le 26 mai que j'arrivai à Verdun, venant
d'une brigade où j'avais fait la campagne. Gomme officier d'une
vieille classe, et ayant besoin de repos, j^étais nommé adjoint
au commandant du génie de la citadelle; celui-ci me bombarda
tout droit à Froideterre, qui dépendait alors de la Place, pour
L ASSAUT REPOUSSE.
565
faire une cure d'air et pour soigner mes rhumatismes. Gomme
vous voyez, c'était le filon et je tombais au bon moment.
« Quel moment 1 La bataille, lâchant brusquement l'aile
gauche, se rabattait au centre en redoublant de, furie. Les Alle-
mands venaient de reprendre Douaumontet s'attaquaient main-
tenant à la conquête de Vaux. Ils s'y évertuaient avec un
entêtement frénétique. Quelle semaine! Vous avez lu le récit
d'Henry Bordeaux. Mais, à Froideterre, nous étions moins bien
renseignés que les gens de Paris ou de San-Francisco. La crête
de Fleury forme une espèce d'écran, qui obstrue complètement
la vue de ce côté : ce drame de Vaux, c'était pour nous une
tragédie derrière un mur. Comme c'est étrange, quand on y
songe! On écoutait toute la journée le bruit de la bataille, ce
mugissement de grande cataracte, ce tonnerre nouveau de la
guerre qui vous serrait le cœur à la pensée des camarades tor-
turés là-dessous. Et rien, pas une fumée visible, si ce n'est une
grande brume immobile dans le bas du ciel, comme une
inquiétude qui ne voulait plus se dissiper... On sentait que ça
allait mal, pourtant on espérait encore : cela durait depuis si
longtemps! Pas de journaux, naturellement; quelquefois la
liaison rapportait de Verdun un vieux Matin de trois jours et
le communiqué de la veille, affiché à la citadelle, ou bien c'était
la relève de l'observatoire d'artillerie, avec le dernier tuyau de
la Division ou du Groupement. Ce fut une obsession de huit
jours. Je ne savais même pas le nom du commandant Raynal.
Mon histoire n'est qu'une bagatelle à côté de la sienne, et j'ai
tort de m'exposer à la comparaison. Mais je ne me pique pas
d'être un conteur habile : je cherche à vous peindre l'atmo-
sphère où nous avons vécu. Je devinais clairement que ce
n'était qu'un prélude et souvent, en prêtant l'oreille au ton-
nerre de Vaux, je me prenais à songer : « Demain, ce sera notre
tour. »
« En attendant, c'était encore le calme relatif. L'ennemi
avait trop à faire pour s'occuper de nous. Nous n'étions pas
encore en scène. Je profitais de ce répit pour explorer mon
domaine et faire connaissance.^ A cette époque, le fort était
encore très présentable. Les Boches se contentaient de tirer sur
l'observatoire et d'arroser les points de passage. C'était plus
gênant que terrible. A condition de faire le mort dans la
journée et de ne sortir qu'à la nuit close, il n'y avait aucun
506 REVUE DES DEUX MONDES.i
danger. La garnison comprenait une centaine d'hommes fort
mélangés, un peu de tout : une demi-compagnie d'infanterie,
des sapeurs, quelques artilleurs, un poste de secours. Ajoutez
deux sous-lieutenans d'une batterie des environs, qui se ser-
vaient de l'observatoire et s'y relayaient tous les deux jours.
Vous voyez que nous étions passablement tassés. Ma case me
servait de P.C., de réfectoire, de chambre à coucher; j'y vivais
avec le docteur et l'observateur d'artillerie. Il faisait une tem-
pérature torride. Afin de combattre la vermine, j'avais sup-
primé les paillasses et chacun dormait sur la planche. Les
plus à plaindre étaient les artilleurs de la tourelle : ceux-là
n'avaient même pas, comme les fantassins, la distraction d'une
corvée, la perspective d'une relève; ils grillaient tout le jour
dans leur coque de tôle et, pour dormir, se couchaient en cercle
à tour de rôle sur leurs obus, faute de place pour s'allonger; et
ils avaient pris à la longue ce teint de rouille des malades du
foie, qui est le ton de la fonte oxydée.
« Vous me pardonnerez ces détails languissans. J'arrive au
moment décisif.
« Vous voyez d'ici la situation : les deux grosses pièces de
l'échiquier, le roi et la tour, Douaumont et Vaux, sont aux
mains de l'adversaire. Maintenant, il n'y a plus que moi, — Froi-
deterre, — et Souville, qui formons le soutien de la première ligne,
et puis Saint-Michel et Belleville en extrême arrière-garde. A
ma droite, le dôme de Souville, le seul point de la contrée qui
défie Douaumont et lui parle d'égal à égal : très haut et sévère
dans le ciel, comme la clef de voûte du paysage. Devant moi,
à un quart de lieue, la croupe de Thiaumont et sa ceinture de
petits ouvrages, s'appuyant à la grande dorsale de Fleury, qui
ferme la vue comme un eul-de-sac. Nos lignes passent par là.
quelque part, dissimulées derrière un bourrelet du terrain, un
peu flottantes, et tous les jours, sans bruit, l'ennemi les gri-
gnote, ronge çà et là une maille, lime sourdement l'étroite
marge qui nous sépare encore.
« De mon côté, je me méfiais. Je me mettais en garde. Je
me complète en vivres, en cartouches, en grenades. Je me bar-
ricade, je condamne les portes et j'y embusque des mitrailleuses ;
je cloisonne les couloirs par des chicanes en sacs à terre ;
j'organise toutes choses pour la défense pied à pied. Je distribue
les rôles, je poste chaque homme à son créneau, et l'instruis de
l'assaut repoussé. 567
ce qu'il devra faire. Les jours se passaient à ces travaux. Le
soir, on montait sur le fort, on creusait des tranchées, on
refaisait le boyau qui traversait la cour et reliait la casemate
aux tourelles extérieures. On plantait des réseaux de fils de fer,
que le bombardement détruisait le lendemain. On recommençait
la nuit suivante ; c'était l'ouvrage de Pénélope. Car le tir deve-
nait chaque jour plus dense et plus compact : ce n'était plus,
comme au début, le tir A' embêtement, c'était déjà le tir voulu,
systématique. On crevait de soif. II n'y avait dans les locaux
qu'une citerne, contenant trois ou quatre cents litres d'une eau
malsaine; l'autre citerne était à sec. Il fallait économiser par-
cimonieusement cette eau si rare, à goût de Javel, comme une
ressource précieuse. Tous les jours, au rapport, l'adjudant
venait avec sa règle me rendre compte du niveau. Toutes les
nuits, une corvée descendait à une petite source distante de
quelques centaines de mètres, à mi-côte dans le ravin, et remon-
tait dans des bidons la provision de la journée. Tout cela sous
les marmites, les barrages, les rafales de gaz, à travers mille
difficultés. Du reste, rien à signaler, comme disent les commu-
niqués, et je n'ai pas encore d'histoire.
« Mon histoire, c'est exactement le 21 juin qu'elle^com-
mence. La veille déjà, nous avions pris quelque chose de si
brutal en fait de marmitage, que, dès ce moment-là, je me tenais
pour averti. Les Boches ne s'amusaient plus aux bagatelles de
la porte : c'est bien à nous qu'ils en voulaient. C'était si clair que
je mis mes affaires en ordre, et je pense que chacun en faisait
autant pour son compte. L'abbé (il y a toujours un curé chez
les infirmiers) n'arrêtait pas de confesser dans un coin du cou-
loir. Il s'est fait tuer deux jours après, et fort bien tuer, le
pauvre cher homme... Notez que tout cela se passait sans le
moindre affolement, sans trace d'émotion apparente, aussi sim-
plement que tous les jours. Je prenais mes dernières mesures,
pendant que je le pouvais encore ; il fallait compter que bientôt
le téléphone serait coupé : c'est la première chose qui arrive
quand on est attaqué, c'est-à-dire au moment où on en a le
plus grand besoin. Je fais donc monter des paniers de pigeons,
et je finis même par obtenir, tout à fait a la dernière heure, ce
que je réclamais à tous les échos depuis quinze jours, quelques
caisses de boîtes à mitraille; c'est un moyen bien suranné, bien
vieux jeu y bien rococo, mais mon instinct me disait que je m'en
568 REVUE DES DEUX MONDES.j
trouverais bien ; enfin, j'y tenais fort, et vous verrez que j'avais
raison. Je distribue mes vivres aux postes isolés. J'achève de
me mettre sur le pied de guerre. Tout terminé, je me fais
creuser une fosse dans la casemate, en prévision de ma sépul-
ture, et là-dessus me voilà en repos.
« Le lendemain matin, à sept heures, le bal commençait.
C'est toujours mauvais signe quand ces messieurs les artilleurs
se lèvent de si bonne heure. En effet, j'étais fixé au bout de
dix minutes : c'était bien, cette fois, le grand chambardement,
— pas un obus par-ci, par-là, ou quelques volées espacées, mais
un tir appliqué, studieux, de longue haleine, et rien que du
gros, — vingt et un court, vingt et un long, alternant comme
des coups de marteau sur l'enclume. Jamais je n'ai été
mieux sonné de ma vie. Ils avaient entrepris cela comme
un travail, comme une affaire de démolition. Ils s'y étaient
attelés à quatre (on comptait les batteries) pour faire la
besogne, et je vous réponds qu'ils y en mettaient. Quels tâche-
rons! Ils me piochaient, me binaient, me retournaient comme
un champ : ils s'étaient juré d'avoir ma peau. Plus de deux mille
obus. Vous avez vu nos ruines : c'est l'ouvrage de la journée.
J'étais complètement aveugle, avec mes meurtrières et le créneau
de l'observatoire pour toute ouverture sur le dehors; d'ailleurs
j'aurais eu beau écarquiller les yeux, rien à voir, n'est-ce pas?
que de la poussière et de la fumée. La surface du fort bouil-
lonnait. Notre cimetière, — le petit campo-santo du poste de
secours, — tressaillait d'une manière lugubre; les morts remués,
agités dans des flots de cendres comme des épaves, s'échappaient
dans leurs suaires avec de grands gestes d'épouvante, sem-
blaient fuir en sursaut ce cruel songe de la vie quMes tourmen-
tait dans leurs tombes.
(( Et quelle musique! Vous connaissez comme moi ce siffle-
ment du gros noir, ce long ululement modulé sur deux notes,
comme un glapissement de sirène, ou plutôt comme le cri
sauvage, le sinistre Heïha! de la chevauchée des Walkyries; — •
et puis, le fracas des éclatemens, ce rrâ de ferrailles arrachées,
ce bruit abrutissant qui prend aux tempes et aux entrailles. On
s'y fait : on se fait à tout. C'est même étonnant de penser avec
quelle facilité on s'adapte à toutes circonstances. La veille
encore, on m'aurait dit que je serais soumis à ce charivari, je
ne me serais pas cru capable d'y tenir : et depuis trois heures
L ASSAUT REPOUSSE.
569
que j'y étais, j'y tenais le mieux du monde. Je n'imaginais
même plus qu'il pouvait en être autrement. C'est ainsi : les faits
sont de grands maîtres, ou bien nous possédons des réserves
nerveuses insoupçonnées. Je me promenais dans la galerie pour
tâter le pouls à mon monde : « Eh! les enfans, ça chauffe? » —
« Oui, mon capitaine, je crois que la guerre est déclarée. »
Braves petits! Ils riaient. Il n'en faut pas beaucoup dans ces
cas-là, pour les faire rire.
(( Tout allait très bien jusque-là, et je rentrais assez rassuré
dans ma chambre, quand il se produisit du nouveau. Un coup
de gong soudain, — grave, catégorique, autoritaire comme un
ordre, et se détachant avec empire de toutes les autres voix du
concert, — venait de faire lever les têtes. Pour des oreilles
exercées aux bruits de la bataille, aucun doute : cet avertis-
sement-là s'adressait directement à nous. Et aussitôt après,
une sorte de ronflement redoutable de trombe, emplissant tout
l'espace, absorbant tous les bruits épars dans son sillage sonore,
l'espèce de bruissement d'une chose monstrueuse en voyage,
grandissant comme un tourbillon de rapide dans une gare, —
puis la secousse, un vacillement de tout, comme une impression
de gouffre et d'ouverture d'abimes. Il était dix heures précises.
Décidément, c'était le grand jeu.
« Questions, discussions : qu'est-ce? Quel calibre? Quels
dégâts? et le reste. En fait, c'était probablement un 380 de
marine amené sur rails dans le bois d'Haumont et qui nous
canardait tranquillement à une douzaine de kilomètres. Je
lâche un de mes pigeons pour rendre compte et demander la
contre-batterie. Mais, baste! notre artillerie n'avait pas le bras
si long! De dix minutes en dix minutes, avec une régularité
d'horloge, cette chienne de pièce nous balançait son i^eiii pruneau
de trois quarts de tonne, ses quinze ou seize cents livres de fer
et d'explosifs, — sans préjudice des autres pelots de moindre
importance que nous recevions depuis le matin. Mais ceux-ci,
on n'y faisait même plus attention. Et de dix en dix minutes,
toujours le même coup de tocsin, suivi de cet énorme hennis-
sement de bolide, et de l'horrible choc qui secouait le fort et
soufflait nos lumières, car dans cet ouvrage ultra-moderne,
on n'avait oublié que l'électricité. Et, à chaque nouvel obus,
la question machinale : « Encore un! Où est-il tombé, celui-
là? » Mais il y en avait une autre que nul n'osait émettre.
570 REVUE DES DEUX MONDES
quoiqu'elle fût présente à toutes les pensées : est-ce que les
voûtes sont k l'épreuve? Ont-elles les reins pour encaisser?,
C'était une nouvelle angoisse qui s'introduisait sourdement au
fond de tous les courages, comme une morsure secrète dont on
ne faisait part à personne. Jusque-là, nous n'avions pas eu cette
inquiétude : nous nous demandions bien ce que noua ferions
le monient venu dans nos tranchées bouleversées, mais nous
ne craignions rien sous notre carapace. Cette fois, j'en étais
moins sûr. La couche de terre supérieure était ratissée depuis
longtemps. Restait la cuirasse toute nue : un mètre de béton
avec un matelas de fer. Etait-ce suffisant? J'avais des doutes.i
A chaque coup dont le souffle nous plongeait dans la nuit, je
pensais que le prochain nous éteindrait de même, et que ma vie
ne tenait pas plus solidement à ce monde que la petite flamme
de ma bougie.
(( Eh bien ! cela aussi, on s'y accoutumait. Heureusement
les Boches tiraient un peu trop long. L'obus nous passait au
ras des cheveux et allait éclater à cent mètres en arrière, dans
le fossé. Alors, on sentait le fort s'arracher, se déchausser
comme une dent, sauter comme une planche sur des vagues.;
Nous avions presque fini par croire quenous en serions quittes
pour l'émotion. Vers les deux heures après-midi, environ au
vingtième coup, une de ces grosses marmites était tombée tout
contre la gaine qui conduit à l'observatoire; le coup avait pro-i
duit une cloque dans la paroi, une espèce de boursouflure, mais
sans entamer le béton : deux hommes blessés par les gravats,
sans plus, ce qui nous avait rendu confiance dans notre car-
casse. Chose curieuse I loin d'être abattu, je me sentais au
contraire étrangement surexcité. Je jouissais d'un état exquis
de limpidité, de parfaite liberté spirituelle. Je me voyais agir^
j'assistais presque en spectateur à tout ce qui m'arrivait. Mes
impressions me semblaient belles et même enviables, comme
des aventures qui en valaient la peine. Je me souviens que je
considérais avec une sorte de détachement ce pauvre bonhomme
que je faisais là, ce chétif personnage engagé dans l'épreuve,
ce moi militant et terrestre, comme si la partie non mortelle
de mon âme était déjà placée dans une région où aucun
accident ne saurait plus l'atteindre.
« Cet état d'esprit singulier ne diminuait pas mon attention
pour le détail des choses. Ma personne me faisait l'efl'et d'être
l'assaut repoussé. 571
grandie, sans bornes, douée de faculte's multiples, comme d'un^
rapidité de sensations et d'une ubiquité que je ne m'étais jamais
connues. J'étais chez moi, sur mes chantiers de l'Ariège, dans
le bleu et le blanc de mon pays; et en même t^mps, j'étais dans
ce couloir puant, avec mes pauvres poilus, tout enfarinés de
poussière et de poudre comme des maçons. Je parlais, je donnais
des ordres ; j'avais l'idée de faire construire un abri dans la
citerne vide, et d'utiliser pour le couvrir les bancs et les râteliers
d'armes. Je surveillais déjà le travail, et je plaisantais même
avec le sous-officier chargé de l'exécuter, — je le vois encore :
un grand, long, à figure mince de Parisien, blagueuse et un
peu triste. Il venait de tomber encore une marmite. H gouaillait.
« — Je crois, mon capitaine, que j'aurais décidément mieux
fait de partir en permission.
« — Allons, mon vieux! est-ce qu'on sait? C'est peut-être
au retour que vous écoperiez.
« Pauvre garçon 1 Dix minutes après, il était tué net, et
quatre autres avec lui, par la marmite suivante, la dernière,
qui s'abattit, celle-là, en plein sur la voiite au beau milieu du
couloir, et la creva, béton et fer, comme une toile d'araignée.
J'accourus; l'abbé et le docteur étaient déjà à l'ouvrage,
déblayant les décombres. On retira les blessés, puis, au bout
d'une heure, les cinq cadavres dans un état de boue sangui-
nolente. La tête de l'adjudant était écrasée, laminée, hideuse,
plate comme une tête de raie.
« Sans doute que les Boches étaient contens, puisqu'ils s'en
tinrent là : leur observateur de Douaumont avait signalé le
coup au but, ils n'en voulaient pas davantage. Peut-être se figu-
raient-ils que l'explosion nous avait tous réduits en poudre; ou
encore comptaient-ils sur un autre tour pour nous achever,
et leur suffisait-il d'avoir pratiqué ce trou pour y enfiler le
reste. Mais voyez ce que c'est que la guerre! Les calculs les
plus sûrs vous leurrent, les craintes les mieux fondées vous
trompent. Ce fatal obus, il est vrai, nous causait un mal cruel;
il laissait dans notre couverture une plaie, une avarie béante
que je n'avais pas de quoi réparer; c'était un succès pour les
Boches, pour nous une menace et une terrible inquiétude. Et
c'est ce trou qui nous sauva...
(( En attendant, la nuit ne fut pas moins pénible que le jour.
Ce fut même quelque chose de pis, ce furent les gaz. Ce n'était
572 REVUE DES DEUX MONDES.
pas une nouveauté que ce genre d'attaque, les Boches ayant
pris l'habitude d'inonder presque toutes les nuits à cette sauce-là
les creux de ravins, à l'heure des relèves et des ravitaillemens;
ils changeaient les valle'es en ruisseaux de poisons. Ce qui était
nouveau, c'était de nous lancer des gaz sur une hauteur, comme
sur un toit, au lieu de les recueillir comme dans un bassin.)
Alors je m'expliquai la cheminée, et pourquoi, l'ayant faite, ils
s'étaient dispensés d'insister davantage; c'est par cet orifice
qu'ils se promettaient d'introduire leur saloperie de gaz : comme
dans Hamlet, la jusquiame dans le tuyau de l'oreille... Ils
voulaient nous faire crever comme des rats dans leur trou.
Et pour comble de guigne, pas un souffle d'air cette nuit-là I La
belle nuit, au contraire, radieuse, étoilée, tranquille, sans une
haleine, même sur cette crête perpétuellement éventée! On
entendait siffler les vilaines bêtes sournoises, ces marmites
particulières qui n'éclatent pas, mais brisent sans bruit, comme
un verre se fêle, leurs urnes vénéneuses ; et c'était l'asphyxie
qui coulait comme une gomme, s'épaississait en nappe ram-
pante dans notre caveau. Mais on ne dormait que d'un œil;
l'alarme fut donnée à temps, et en avant les masques, les ven-
tilateurs, les draps mouillés, les vaporisateurs, les tubes d'oxy-
gène, tous les appareils de défense contre cette gueuse de
chimie 1 Au total, encore une nuit blanche ; beaucoup de
malades, mais pas de casse. Rude journée, tout de même. Mais
il paraît que nous leur avons resservi quelque chose de plus
coquet encore, le 24 octobre, à Douaumont. Car tel cuide engei-
gner autrui... Mais nous avons le temps de faire de la morale.,
« La journée suivante fut un peu plus calme, du moins pour
nous. Nous autres, nous n'existions plus, ils nous avaient réglés
la veille; aujourd'hui, c'était la suite de l'opération, mais cette
fois sur les batteries : même tarif de démolition, à forfait : tant
d'obus par pièce; et, -le soir, asphyxie, pour le cas oii quelque
servant aurait eu le mauvais goût de ne pas être tout à fait
mort. Oh ! ce sont des gens méthodiques. Ils avaient réellement
bien monté leur petite affaire.
« Ils continuaient toutefois à nous bombarder copieusement,
par acquit de conscience, mais la grosse pièce d'hier n'était
plus du programme : elle avait entrepris Souville, et nous fichait
la paix. Enfin, pas de nouvel accident, mais la conviction crois-
sante qu'il allait se passer quelque chose et qu'après une telle
l'assaut repoussé. 573
ouverture, le lever de rideau ne tarderait plus longtemps. A
quoi tient ce pressentiment de la menace encore incertaine?
Par lequel de nos sens la percevons-nous dans les choses,
comme le changement de température s'annonce dans l'atmo-
sphère? Je lisais sur tous les visages la même évidence sérieuse,
et je n'en vis pas un me faire la grimace.
« C'est que pour ces braves gens, ce qui allait arriver n'était
pas une surprise : ils savaient ce qu'ils avaient k faire, ils
avaient leur place marquée d'avance, et cette connaissance leur
suffisait. Le reste ne les regardait plus. C'est une preuve de la
confiance touchante qu'ils me vouaient, cette démission absolue
de leur volonté dans la mienne, et cette idée qu'ils se faisaient
que j'avais le pouvoir de tout voir et de tout juger mieux
qu'eux. Hélas! je n'en savais pas tant, et je ne me flattais guère
d'avoir tout prévu aussi bien que ces pauvres gens se l'imagi-
naient. Cette idée me tracassait la nuit, dans mon poste sans
lumière, car je ménageais la chandelle. J'étais aux aguets de
tous les bruits, de chaque symptôme obscur de l'énigme noc-
turne. Le bombardement faisait rage partout autour de nous,
en arrière, en avant, sur les lignes, arrivait à une cadence
ininterrompue de feu roulant. 11 me semblait que, derrière
nous, la voix de nos batteries faiblissait et ne répondait plus
que par saccades intermittentes. Et voilà que la fusillade s'en
mêlait à présent. La fusillade, c'est toujours grave : on dresse
l'oreille, c'est signe que cela se gâte. Qu'est-ce que veut dire
cette pétarade? Attaque? Enervement, — une de ces contagions
qui font traînée de poudre et s'allument sur toute Id, ligne
comme une rampe de gaz ? Gomment savoir ? Les balles cinglent,
griffent, égratignent, claquent de toutes parts, ou se fichent
dans les sacs à terre avec des pff"! de chats en colère. Le drame
approche, mais quel va être le dénouement? Quelle sera la
figure de ce qui se dessine, et sous quels traits va tout à
l'heure se dévoiler avec le jour la face de l'Evénement? »
Le capitaine se tut et je respectai sa rêverie. Il était alors bien
loin de moi, loin de cette terrasse délicieuse oîi nous nous pro-
menions côte à côte; il était sur une autre colline invisible
d'ici, aux avant-postes de la ville, sur un tertre désolé, au
574 REVUE DES DEUX MONDES.;
matin de la journée la plus tragique de sa vie. Au bout d'un
moment, il reprit :
« Si je me reporte aux impressions de ce fameux 23 juin,
ce que j'y trouve déplus frappant et de plus mémorable, c'est le
silence, l'étonnant silence par lequel cette journée s'ouvrit.
Succédant à ce tintamarre où nous vivions depuis trois jours, à
ce crescendo de sons qui venait dans la nuit d'atteindre au
paroxysme, à tout ce vacarme, aux explosions, à ces vols de
furies déchirant l'air, vociférant depuis plus de soixante heures,
ce silence, cette paix avaient quelque chose d'inouï. On eût dit
que le chef d'orchestre avait subitement suspendu les tumultes,
arrêté dans l'air tous les bruits. Aucun son ne venait des lignes,
où tout semblait dormir. Peut-être avais-je à ce moment-là une
sensibilité plus vive qu'à l'ordinaire. Un chant d'alouette, s'il y
avait eu une alouette dans ce désert, on l'aurait entendu, et
peut-être jusqu'au vol d'une mouche.
« Au fond, ce calme insolite ne me disait rien qui vaille.
Si les Boches ne tiraient plus, c'est qu'ils se disposaient à atta-
quer. Mais alors, pourquoi ce mutisme inexplicable de notre
artillerie ? J'ai appris depuis qu'elle avait de bonnes raisons
pour se taire. Mais je l'ignorais alors et je me perdais en
conjectures.
« Du reste, l'entr'acte ne fut pas long. A neuf heures.
Roche, le sous-lieutenant de la batterie dont je vous ai parlé,
me fait appeler à l'observatoire, d'où je venais de descendre il
n'y avait pas une demi-heure. C'était une cheminée très étroite,
où il n'y avait place que pour une personne. Il descend, me
passe la jumelle, et d'en bas :
— Eh bien ? Vous avez vu?
— Quoi, voir?
— Ehl mais parbleu, les Boches 1
« En effet, on apercevait, sur la croupe à droite de Thiau-
mont, une petite ligne incolore, des points grisâtres qui
remuaient. Mais c'était loin, à neuf cents mètres. Je n'en vou-
lais pas croire mes yeux. Les Boches, allons donc! Si c'était eux,
d'abord, on verrait refluer nos blessés, nos fuyards. Et nos
réserves, nos soutiens? Ils ne se seront pas laissé avaler comme
cela tout crus, sans un coup de fusil, sans un coup de mitrail-
leuse. Nous aurions entendu le combat. Ainsi je discutais et
j'opposais des raisonnemens à l'apparence encore douteuse.
x^'assaut repoussé. ^15
Roche s'était glissé auprès de moi et reprenait la jumelle :
« — Mais regardez donc, faisait-il, pas de casques, pas de
capotes. Ce sont eux, je vous dis I
« C'étaient eux. Gela paraissait impossible, bizarre, cette
lacune invraisemblable de nos connaissances, cette arrivée de
l'ennemi par un trou brusque de nos lignes, sans un cri, sans
un mot pour signaler le drame, et cet égorgement muet ou ce
coup de filet insoupçonné à deux pas de nous. Tout cela de-
meurait un problème insoluble ; c'était incroyable, mais
c'étaient eux«
u Eux : une reconnaissance d'une cinquantaine d'hommes,
une avant-garde de bataillon. On les voyait déjà assez distinc-
tement, avec leurs éclaireurs détachés en avant, puis une ligne
de tirailleurs et le reste de la troupe en trois petites colonnes.
Ils s'amenaient ainsi en bon ordre, à leur aise, sur l'échiné qui
relie Thiaumont àFroideterre, — une table rase, nue comme la
main, et on l'avait belle, comme on dit, de leur faire payer cette
audace assez cher.
(c — Je trotte jusqu'à ma batterie, dit Roche. Elle ne répond
plus au téléphone. J'ai le temps. On va rire,
« Il revint au bout d'un quart d'heure : la batterie était
anéantie.
« Il n'y avaitdonc plus à compter que sur nous-mêmes. Je
n'eus pas à donner un ordre : tout le monde était déjà au fait
et savait de quoi il retournait ; cela s'était répandu sans phrases,
par un phénomène instantané de cristallisation et de connais-
sance collective. Nous étions très diminués, réduits de moitié
par les gaz, mais je trouvai le reste à son poste les mitrail-
leurs à leur créneau, la garnison volante en îrain de se ras-
sembler dans le couloir. Les hommes examinaient leurs armes
et faisaient jouer les culasses. Je pense qu'ils n'étaient pas
fâchés de voir enfin le Boche en face, et qu'après le régime des
journées précédentes, c'était un soulagement pour tous d'arriver
à l'instant de la crise. J'aperçus un de mes mitrailleurs qui riait
tout seul, en silence, en caressant sa pièce.
« — Tu rigoles, mon vieux ?
« — Oui, mon capitaine, je suis content : je vais venger mon
frère.
« Je brûle mes papiers, mes plans, les ordres, les cartes;
je ne conserve que le carnet insignifiant que vous avez vu.:
576
REVUE DES DEUX MONDES*
J'avais retrouvé tous mes moyens, et cette exaltation bienfai-
sante de l'avant-veille. Il ne m'en coûtait aucune peine de
mourir. C'est parfaitement exact que je pensais à ce finale
étourdissant de Massenet, à ce Ça ira de la Navarraise. En
fait, je n'y étais pas, mais pas du tout, vous allez voir : c'est
bien moins beau qu'à l'Opéra, mais je ne pouvais pas savoir...
En même temps, je distribue ma réserve de chocolat : « Tenez,
les enfans, c'est toujours ça que les Boches n'auront pas!... »
Mais j'avise un petit jeunet qui, — passez-moi le mot, — me
paraît avoir la colique.
« — Quoil saligaud ! Dans tes culottes! F... moi le camp, tu
nous empoisonnes ! Tu n'es pas digne de te battre !
« — Pardon, mon capitaine, fait-il en pleurnichant, ce n'est
pas de peur, je vous assure !
« Et les copains de rire.
« Mais un .troisième, agenouillé sous le créneau qui sert
à lancer les pigeons, est en train de glisser dans le tube à
dépêches le message que je viens de griffonner ?» l'adresse
du Groupement. L'oiseau, — l'avant-dernier qui me reste, —
est, en dépit des précautions, bien malad" des gaz do I? nuit.
Il paraît encore étourdi, languissan*^^. Et l'homme, réchauffant
la petite bête dans ses mains, — avec l'affection de cos braves
cœurs pour les animaux, — la flatte, lui baise la tête, ini dit de
petites choses tendres pour l'encourager dans son vol : '< Allons,
mon petit pigeon! N'est-ce pas, ma colombe? » Et il lustrait
naïvement avec sa grosse patte les ailes fragiles de notre espé-
rance.
« Je remonte à l'observatoire. Maintenant, on peut voir
l'ennemi à deux cents mètres : on reconnaît les vestes, les
calots plats, les turbans rouges. La troupe, pendant la marche,
s'est un peu désunie et se présente en débandade ; enhardie
d'avoir fait tant de chemin sans obstacle, elle arrive les mains
dans les poches, sans se gêner, en promeneurs. Us étaient sûre-
ment persuadés qu'après tout ce qu'ils nous avaient passé, il ne
restait plus dauo le fort personne de vivant. Le lieutenant
marchait d'un ai/ ilégagé à leur tête. C'était un petit blondin
fadasse, comme ta i/omage blanc, à lorgnon. J'ai su plus tard
qu'il était professeur de grec au gymnase de Nuremberg. Il avait
d'ailleurs sur lui le plan détaillé de son fort, car il s'en croyait
déjà maître. Il était assez crâne, ma foi, ce jeune pédant! Ça
l'assaut repoussé. B7T
voulait se donner des airs de militaire. Je le vois toujours jouer
avec son pistolet, faire le moulinet et tirer son chargeur en
l'air, par élégance, comme si ce freluquet n'avait que faire
d'armes pour une conquête si aisée.
(( Moi, bien entendu, je n'ai garde de le tirer d'erreur. Il
était convenu que nous ne piperions mot, que je faisais le
mort jusqu'à ce que les Boches arrivent à cinquante mètres. A
ce moment-là, je me démasque et fauche tout à coups de
mitrailleuses. Les hommes étaient dans le secret, et nous atten-
dions tous, la gorge un peu serrée, l'effet de notre petite
surprise.
« Les Boches avancent toujours, bien tranquilles, sans se
presser. Voici les premiers groupes qui -descendent dans le
fossé; ils appellent les suivants; les voilà sur le fort. Cent
mètres... quatre-vingts mètres : on distingue à présent les
numéros des cols. Je les laisse approcher encore, je vois s'élever
doucement ma coupole de mitrailleuses. Encore quelques
secondes... Mais qu'est-ce qu'elle a, cette tourelle? Qu'est-ce
qu'elle a, à ne pas tirer? Et ses mitrailleuses, pourquoi, au
lieu de faire face au Nord, à l'ennemi, mais pourquoi? pourquoi
donc restent-elles braquées bêtement du côté de Bras et de
Charny?...
« Vous est-il arrivé de vous trouver en patrouille nez à nez,
à vingt pas d'un officier boche? Il n'y a pas à prendre la tan-
gente; si vous tournez le dos, vous êtes mort ; vous vous dévi-
sagez l'un l'autre et sans vous quitter le blanc des yeux, vous
mettez fébrilement la main à votre revolver, mais votre étui
résiste et ne veut pas s'ouvrir. Voilà un peu ma situation, pire
même en réalité, puisqu'il n'y allait pas seulement de ma
peau.: Je dégringole mon échelle, j'accours; mais rien à faire.
La coupole surchargée de terre meuble par les explosions avait
pu s'exhausser, mais pour se mettre en direction, elle ne voulait
plus rien savoir. Cette maudite terre coulait dans les glissières.
Ma tourelle est coincée sans remède. Inutile d'insister. Les
Boches pendant ce temps achèvent d'envahir mon fort. Je les
entends sur Je toit, tandis que nous sommes à l'intérieur.
Même j'aperçois, — dure ironie ! — les pieds de l'un d'eux, qui
s'est installé tranquillement, jambes ballantes, sur ma traî-
tresse de tourelle.
« C'était la guigne. Je me voyais pris comme dans une
TOMB XLii. — 1917. 37
378 REVUE DES DEUX MONDES.-
souricière. Pourtant il me restait le choix entre deux ressources :
c'e'tait de tenter une sortie, — parti fort périlleux quand on a
des Boches sur la tête, lesquels Boches vous fusillent à l'aise du
premier étage pendant que vous débouchez par la porte du rez-
de-chaussée. L'autre était d'essayer du canon, et si je ne serais
pas plus heureux avec la tourelle de 75 qu'avec la tourelle de
mitrailleuses. Mais il fallait faire porter l'ordre. Il y avait cent
mètres à faire, sans boyau, sans défilement, car cet architecte
de malheur qui avait conçu ce beau système d'ouvrages spora-
diques, n'avait pas prévu de galeries intérieures pour les unir.
Il fallait que quelqu'un se dévouât. S'il échouait, ce qui était
probable, il serait toujours temps de risquer la sortie, car je
ne me souciais pas de finir dans ce trou. On se battrait en plein
air, les' artilleurs comprendraient bien d'eux-mêmes la situa-
tion, ils tireraient dans le tas, ou bien nous serions aperçus de
Saint-Michel ou de Souville, qui nous foudroieraient tous pêle-
mêle de leur bord, et nous aurions au moins la gloire de mourir
au grand jour.
« L'homme dévoué, on le trouve toujours : on n'a que la
peine de le demander. Le mien s'appelait Neyton, un petit
déluré, bien bâti, bon comme le pain et franc comme l'or. Je
le regardais avec pitié et admiration; je le retenais presque :
« — Mon ami, ce n'est pas un ordre que je te donne.
« Il partit. J'étais convaincu que je ne le reverrais pas.
« En effet, il n'avait pas fait trois pas dehors, qu'un Boche
l'aperçoit et le vise ; les autres se mettent de la partie, vingt
fusils partent à la fois. C'était bien ce que je prévoyais : je
tenais mon pauvre Neyton pour un homme mort, et nous autres
ne valant guère mieux. Il était évident que mon ordre n'arrive-
rait jamais à la tourelle et que nous n'avions qu'à penser à faire
une belle fin.
« C'est alors qu'il se produisit un de ces coups de fortune
auxquels on a peine à croire, même après qu'ils vous sont arri-
vés, et qui réparent d'un seul coup toute une suite de hasards
malheureux. Vous vous rappelez ce trou de 380, ce diable
d'obus qui m'a tué mon adjudant Petit et ouvert ce puits par où
nous pensions tous mourir empoisonnés? Un de mes Boches du
toit aperçoit ce trou et, surpris de voir sortir un homme d'un
endroit où il jugeait bien qu'il ne devait plus y avoir que des
cadavres, ou peut-être intrigué par le son de nos voix, il se
L ASSAUT REPOUSSE.
579
met à lancer des grenades par la cheminée. La deuxième gre-
nade met le feu à un faisceau de fuse'es éclairantes oubliées
dans le couloir. Les fusées jettent une folle lueur de flammes
de magnésium, un immense feu de Bengale blanc, rouge, vert,
de toutes les couleurs, avec un torrent de fumée qui me fait
croire à l'incendie; j'avais près de là un dépôt de six cent
mille cartouches. Pour moi, je reste atterré du coup. Après
tant de déveines, c'était la dernière'déveine...
<( C'était le salut, mon ami! Les Boches, voyant jaillir ce
flot de flamme et de fumée, croient que tout saute, s'imaginent
le fort miné, déguerpissent; ils en oublient de tirer sur mon
brave Neylon, qui file sans demander son reste et arrive sans
une égratignure. Maintenant, c'était à nous de rire!
« Cet enchaînement de circonstances, dont je reste encore
ébloui, ce déclic de hasards incroyables et logiques, se presse en
quelques secondes. J'en étais encore k calmer dans le couloir
l'émotion des fusées, — mes hommes avaient eu la frousse
d'une attaque aux liquides enflammés et se voyaient déjà brûlés
vifs, — avant de comprendre que la même terreur régnait à la
surface. Bienheureuses fusées! Panique salutaire! Boches et
Français s'étaient frappé réciproquement l'imagination. Je ne
réalisai ce qui s'était passé qu'en voyant se lever la tourelle
de 75. Alors tout s'éclaircit et je ne doute plus de la victoire.
« Ah! mes braves boites à mitraille! Avais-je eu le flair de
me démener pour les avoir! Quelque chose me disait bien que
j'aurais à m'en servir. Et il était moins cinq quand on me
les a données. Bonnes vieilles boîtes! Avec quelle volupté
j'entendis la première! Avec quelle joie nouvelle je comptai
les suivantes! La tourelle en cracha cent seize, — une grêle de
mitraille, à pleine gueule, à bout portant; à chaque coup,
j'en sentais sur la tête un rafraîchissement; je me dilatais,
je tressaillais d'aise presque à en défaillir, d'un plaisir de
revanche quasi insupportable, en écoutant cette colère qui me
balayait, m'étrillait, me fouaillait mes Boches et me les faisait
descendre de la surface de mon fort, plus vite qu'ils n'y étaient
montés. Et elle s'en donnait à cœur joie de culbuter dans une
fuite grotesque, à grands coups de pied où vous savez, les
confians Bavarois et l'helléniste de Nuremberg.
« Que vous dirai-je? A onze heures, nous restions maîtres
du champ de bataille. L'occupation allemande n'avait pas duré
580 REVUE DES DEUX MONDES.)
trop longtemps. Nous avions secoué notre vermine. Il restait
bien encore quelques Boches accrochés de côté et d'autre,
embusqués dans les trous d'obus, car ces gens-là tiennent
comme la teigne. Ils tiraient à l'affût sur tout ce qui se mon-
trait, et ils avaient des gaillards qui ne rataient pas leur coup.
Mais ce n'était plus mon affaire d'éplucher le terrain, j'y aurais
perdu tout mon monde, comme mon aumônier... Il faut que je
vous conte ce trait, c'est un hors-d'œuvre, mais très curieux.
Nous en étions là, quand je vois monter par le ravin un lieute-
nant, le nez en l'air, à mille lieues de la situation.. Un coup de
feu, le voilà par terre. L'aumônier me demande la permission
de le communier. Je refuse. Il me supplie à genoux. Que faire?
J'ai cédé. Il a fait cinquante mètres, et il est tombé raide. La
balle avant de percer le cœur avait traversé la custode, où était
une gravure des Pèlerins d'Emmaûs. Elle a fait un trou à la
place de la tête du Christ...
« Le soir, on me les a rapportés tous les deux. Et alors,
c'est ici le plus beau : ne voilà-t-il pas un autre curé (il en sort
de partout) qui prend le Saint-Sacrement sur la poitrine de
son confrère, et qui avale d'un coup toutes ces hosties assas-
sinées, avec un air d'extase et de béatitude?... On en voit de
drôles, à la guerre. C'est le même tireur qui a fait ce doublé.
Un de mes sergens le nettoyait à son tour, un*quart d'heure
après, d'une balle entre les deux yeux.
« Mais je ne pouvais pas prendre sur moi, dans ces condi-
tions, la police des environs. C'était aux troupes de contre-
attaque de la faire à ma place quand on me les enverrait. Elles
arrivaient à midi. C'était un bataillon de chasseurs, qui n'eut
pas de peine à ramasser ce qui traînait de Boches valides ou
blessés, y compris le Herr philologue, déconfit et navré de sa
mésaventure. Il ne s'expliquait pas comment on l'avait laissé
aller seul si loin, sans personne pour le soutenir. C'est aussi
pour moi un mystère, mais je n'étais pas chargé de le lui
éclaircir.
« Ainsi prit fin l'apparition des Boches à Froideterre (1). On
(1) Le capitaine D..., blessé dans son observatoire le lendemain de ces événe-
mens, a été, pour ce beau fait d'armes, décoré de la Légion d'honneur et cité à
l'ordre du jour du Corps d'Armée, avec le îmo^//" suivant : « A, par sa fermeté,
repoussé une attaque ennemie qui avait pris pied sur la superstructure de son
ouvrage. A, en toutes circonstances, donné l'exemple du sang-froid et du courage-
Signé : Mangin. » (Ordre général n° 136 du 4 juillet 1916.)
l'assaut repoussé. 581
ne les y a jamais revus. Au bout d'une heure, les chasseurs
les avaient repoussés très au large, jusqu'à Thiaumont. Et puis,
ce furent les affaires de l'automne. Vous savez maintenant où
ils sont.
« Et voilà, cher ami, le récit de mon histoire, puisque
vous avez souhaité de la connaître. Vous voyez qu'elle est assez
simple et que mon mérite n'est pas grand. J'ai eu la chance
de réussir, mais à quoi en revient l'honneur? Un grain de
sable dans une glissière, une fusée qui s'enflamme plus ou
moins à propos, un obus malheureux qui me met au désespoir
et qui se trouve être mon sauveur... Vous voyez à quoi tout se
réduit. ))
C'était le soir. Le couchant glaçait d'une lumière rose la
façade du palais, et mêlait les parfums aux ombres sur la ter-
rasse. Je contemplais ces beautés, cet ensemble de traditions,
de choses séculaires, toute l'harmonie contenue dans ce par-
terre à la française et qui, un an plus tôt, presque au jour
dont celui-ci était l'anniversaire, eût été saccagée, violée, tuée,
si là-haut une redoute avait moins bien tenu, et si un boulon
eût sauté à la porte de Verdun. C'était l'heure où les avions
sortent. Le ronflement de deux fokkers rôdait dans notre ciel,
rappelait la menace toujours présente. Des shrapnells qui les
poursuivaient de leurs légers flocons blancs faisaient dans le
bleu un bruit de cloches,
— N'avais-je pas raison, fit pour conclure mon ami, de
vous dire que tout cela était bien peu de chose? Le meilleur
pour moi, c'est encore le souvenir des mauvais momens et d'os
heures de misère. Comme dit votre ami le général P..., qui est
grand chasseur, vous le savez : « Ne me parlez pas des jolies
chasses, de ces belles battues qui ne laissent pas trace dans
la mémoire. Les seules journées qui comptent, ce sont celles
où je rentre fourbu, boueux, de mauvaise humeur, la carnas-
sière vide, et où je n'ai rien fait. »
Pierre Troyon,
P.-S. — J'ai le chagrin d'apprendre que le capitaine D...
vient de succomber subitement, le 22 octobre dernier, aux
suites de la commotion qu'il avait éprouvée, le 24 juin 1916,
dans la tourelle de Froideterre.
PETITS POÈMES
ANNIVERSAIRE
Oui. Je sais bien que c'est par une aube d'automne
Que la mort vous a pris. Mais tout mon cœur s'étonne
Au sombre souvenir de ce matin de deuil.
Pourtant je vous ai vu, et dans votre cercueil
Mêlé pieusement près de votre visage
A vos cheveux d'argent l'or pourpré des feuillages ;
Ceux-là dont vous aimiez les arbres entre tous...
Et nous avons longtemps pleuré tout près de vous.
Et cependant, jamais vous n'êtes mort, mon Père!
Vous n'avez pas cessé depuis celte heure amère
De chérir votre enfant, de la suivre en tout lieu,
Et sa bouche jamais ne vous a dit adieu.
Toujours auprès de moi votre chère présence
M'ordonne en souriant la tendre obéissance
A ce que vous aimiez : des poètes aux fleurs.
Vous êtes là, les jours de joie ou de douleur,
Ne ménageant jamais cette large lumière
Dont vous embellissiez les choses coutumières;
Vous êtes là, lorsque lisant un livre ami
Je sens se réveiller mon esprit endormi;
Vous êtes là le long des promenades douces.
Fumant la pipe longue ou rêvant sur la mousse,
PETITS POÈMES. S83
Ou cueillant le bouquet dont on parle au retour.
Vous êtes là gaieté, charme, génie, amour I
Tout ce qui composait votre âme étincelante
A gardé sa splendeur joyeusement brûlante,
Et j'y réchauffe encor mes tristesses d'enfant.
Vous êtes là, rêveur, mais toujours triomphant.'
Je vous revois souvent sous cette clématite
Qui coiffait le perron lorsque j'étais petite...
Ou caressant un livre... ou récitant xles vers...
Ou bien, aux bords des bois matinalement verts.
Pour surprendre au logis Celle qui vous accueille,
Enroulant votre front d'un rieur chèvrefeuille.
Aussi, lorsqu'on me croit seule sur un chemin,
Je suis toute avec vous. Si je tiens à la main
Une tige nouvelle à la corolle nue.
Vers vous qui saviez tout des choses inconnues
Je murmure tout bas : « Dis-moi quel est son nom? »
0 mon Père si beau, si charmant et si bon,
Dont le cœur était fait d'une clarté si pure,
0 vous, lié si fort à toute la nature.
Vous êtes là, vivant, tel que vous étiez né,
Car je vous rends le jour que vous m'avez donné.i
ALLÉGORIE
On m'a dit qu'Apollon, tout pareil à l'aurore.
De ses jeux enflammés effrayant les forêts.
Riait, lorsqu'il jonchait les fleurs multicolores,
D'oiseaux resplendissans transpercés par ses traits;
Mais, qu'ayant vu Daphné qui jouait sur la mousse,
Il jeta loin de lui son arc et son carquois
Et courant vers la femme inaccessible et douce,
La poursuivit longtemps dans la torpeur des bois.
On m'a dit que Daphné, haletante et hautaine,
Plutôt que de céder au chasseur furieux.
Se laissa transformer au bord de la fontaine
En cet arbre chéri des héros et des dieux..
584
REVUE DES DEUX MONDES.
On m'a dit qu'Apollon, désespéré, dans l'ombre,
Et sentant sa splendeur morte avec son désir,
Jusqu'au matin nouveau pleura sous l'arbre sombre
La vivante beauté qu'il n'avait pu saisir...
Mais toi, homme d'un jour, tu dois vaincre la viel
Qu'importe qu'un beau chant célèbre au fond du soir
La chimère à jamais vainement poursuivie?
Sois plutôt sacrilège : abats le laurier noir.
Va ! blesse, s'il le faut, l'habitante sacrée,
La captive invisible emmêlée aux rameaux;
Comprends que chaque coup qui l'atteint, la recrée,
Pendant qu'elle se tord sous l'écorce des mots.
Saccage, arrache, romps! Que toute la Hellade
Retentisse du cri de ton heurt forcené
Et puis, ivre d'avoir délivré la dryade.
Dors, plus heureux qu'un dieu, sur le cœur de Daphné*
LE MATIN
Ma vie, il faut venir. La naissante journée
Déjà me semble triste et trop longue sans toi ;
N'entends-tu pas le son de ma flûte alternée,
Et mon plus doux pigeon roucouler sur ton toit ?
Viens, printanière, viens 1 Le reflet de ton âge
N'est pas dans l'argent pur où rit ton front joyeux;
Ton fidèle miroir est mon aimant visage;
Ma vie, il faut venir : viens te voir dans mes yeux.:
Pourquoi tant de parure? Et pourquoi ces prières?
Puisque à ton rose seuil à l'envi te guettant.
Les dieux adolescens dansent dans la lumière.. s
Depuis que je suis né, je crois que je t'attends.
PETITS POÈMES. 585
Ma vie, il faiit venir. Peux-tu donc être heureuse
Si seule? Hâte-toi, car c'est un triste jour,
Un jour sombre et pareil à la mort ténébreuse.
Que l'on passe, ô mon cœur, sans joie et sans amour.;
LE PUITS
Je voudrais me pencher sur le vieux puits, qui songe
Là-bas, au coin du clos où saignent les mûriers,
Et revoir dans sa nuit où la fougère plonge.
Mes rêves d'autrefois, de moi-même oubliés.)
Je voudrais me pencher sur la margelle rousse,
Désaltérer mon âme à mon passé dormant,
Et, parmi les reflets des plantes et des mousses,
Tout au fond du miroir, rire à mes yeux d'enfant.
Je voudrais, je voudrais... ô bonheur! ô détressel
Boire le philtre vert du vieux puits enchanté.
Et grâce à lui revivre un jour de ma jeunesse,
Tout un jour d'innocence et de limpidité.;
POUR ELOA
« Nul ange n'oserait vous conter son bistoir«. »
A. DE Vigny, Eloa.
Non, non! chère Eloa, vous n'êtes pas perdue!
Comme un oiseau blessé précipité des nues,
J'ai bien vu défaillir votre blanc tournoiement.
Capté par la fureur du sombre enlacement.
Sur le noir compagnon de vos amours étranges,
J'ai vu que faiblissaient vos faibles ailes d'ange.
En vain vous lui disiez : '( Ne descends plus! » En vain,
Vous vouliez l'attirer vers les astres divins.
(( Arrête! — disiez-vous — je m'éteins dans cette ombre;
Je suis la sœur de l'aube et des rayons sans nombre. -
586 REVUE DES DEUX MONDES.
0 ténébreux 1 fuyons le gouffre épouvanté;
Pourquoi donc m'aimais-tu, sinon pour ma clarté? »
Mais lui, funeste, immense, implacable et nocturne,
Accélérait encor la chute taciturne.
Et vous, vous gémissiez : « Je ne vois plus le jour 1
Tiens-tu donc à l'enfer plus encor qu'à l'amour? »
Mais Dieu vous pardonna la descente sublime ;
Car, pareille au plongeur que fascinait l'abîme,
Ayant vu tout l'enfer, vous avez, ô ma sœur.
Triomphé brusquement de votre ravisseur.
Et, hors du gouffre obscur où le néant respire,
Frappant d'un talon nu l'incandescent empire.
Dans un grand froissement de vos plumes d'azur^
Reparu d'un seul bond, à tout ce qui est pur!
LE RETOUR
Tu reviendras ce soir, portant des fleurs sauvages,
Par les chemins de l'ombre où les arbres sont bleus,
Et, voilant les reflets des fuyans paysages,
Tout le grand crépuscule assombrira tes yeux.
Tu reviendras, portant la liberté des cimes
Dans ces fleurs de l'espace embaumant tes bras nus,
Et penchée en riant sur de profonds abîmes,
Tu goûteras l'amour des dangers inconnus.
Tu reverras, le long de ces pentes brumeuses,
Les noirs sapins bénir les grands gouffres d'azur,
Et tu te sentiras, par tes veines heureuses.
Au geste végétal accorder ton cœur pur.
Tu reviendras, rêvant d'heures immaculées,
Car le seul vrai bonheur est là haut, tu le sais :
Les ailes de la joie y sont inviolées,
La délivrance y rit dans les torrens plus fraisai
PETITS POëMÉS. 587
La sainte solitude en haut de la montagne,
Peut recréer le rêve et charmer la douleur;
Pourquoi donc revenir? Et qui donc t'accompagne
Dans ce sentier paré de différentes fleurs?
Quel est l'esprit obscur qui déjà te ramène
Et malgré toi conduit tes pas sur ce chemin?
... « L'attrait mystérieux de la tendresse humaine
« Qui me parle dans l'ombre et qui me prend la main. t. »
OFFRANDE A LA VIERGE DE LA MONTAGNE
Marie aux pieds d'argent, qui régnez sur les neiges.
Voulez-vous ce bouquet, ô Vous que nous aimons?
Nous vous l'avons cueilli sur la pente des monts,
Et dans les champs du soir que la rosée allège.
Voici, des hauts rochers, les œillets odorans;
La petite pensée avec la scabieuse
Et, coupes que vers vous lèvent nos mains pieuses,
Les anémones d'eau qui bordent les torrens;
La grande campanule et ses cloches opaques
Blanche ou mauve, ou bien bleue ainsi qu'un jour d'été,
Et la mince clochette où Tazur est resté
Parce qu'elle avait trop carillonné les Pâques;
La bonne menthe; et la houppe que les bergers
S'amusent à souffler dans l'air; la gentiane,
La carline lunaire et dont rêvent les ânes
Et la grêle amourette et ses grelots légers;
Et la nielle rustique et l'aconit étrange
Et la rose de l'Alpe et l'or de l'arnica;
Le myosotis bleu que l'amour invoqua
Et le fruit vaporeux des pissenlits orange^
588 REVUE DES DEUX MONDES.
Acceptez la framboise aux rameaux empourprés
Et tous les papillons ferme's des pois sauvages^
Prenez, humide encor des limpides orages,
Vous, Etoile du ciel, cette étoile des prés;
Ce noir petit myrtil; et cette sauge jaune
Qu'après l'avoir souvent cherchée en ces ravins .
Où elle croît si haut qu'on l'aperçoit en yain,
Nous avons fait ravir par un agile faune;
Voyez-le comme nous d'un regard indulgent
Et riez à nos fleurs, ô déesse sacrée,
Pour que de nos parfums monte l'âme épurée
Jusqu'au sommet du rêve, à vos chers pieds d'argent.-
CINQ CHANSONS
/. - ROMANCE D'AUTOMNE
Viens rêver aux derniers feuillages
Auprès du feu brûlant et beau,
Où la robe des paysages
Se déchire en ardens lambeaux;
Auprès du premier feu d'automne
Viens rêver, mon amie : entends
Dans le chant que la bûche entonne
Le regret des défunts printemps.
Mais surtout, rêveuse indolente,
Auprès du feu resplendissant,
Viens chérir la saison brûlante
Où tout est vrai comme le sang;
La saison des pactes suprêmes
JEt des sentimens empourprés
Où tout est plus doux quand on aime
Où tout est pur, simple et sacré.
Viens évoquer le feu magique
Qui tout en haut des cimes luit,
Car les pâtres mélancoliques.
Ne l'allument qu'au bord des nuits.
PETITS POEMES.
Quand, de ton rève ou de ta vie
Tu le vois, clair sur le ciel noir,
Exalter sa force asservie
Vers le charmant astre du soir,
Tu sens que les splendeurs d'une âme,
Rassemblant enfin leurs flambeaux,
Deviendront celte unique flamme
Qui jaillit d'un sommet plus haut...:
Qu'importe à l'ardeur sans partage
La brume proche du tombeau?
Viens rêver aux derniers feuillages
Auprès du feu brûlant et beau...
U. — TRÈS VIEILLE RONDE POUR LES PETITES FILLES
Les plus tristes amours du monde,
0 mon cœur, qui les a chantées?
Saphô? Didon? Yseult la blonde?
Ariane en son île ronde?
Armide aux grâces enchantées?
Les plus tristes amours du monde,
0 mon cœur, qui les a chantées?
Les plus tristes amours du monde,
0 mon cœur, qui les a vécues?
Grande Hélène en désirs féconde?
Héro tendant les bras vers l'onde?
Gléopàtre deux fois vaincue?
Les plus tristes amours du monde,
0 mon cœur, qui lea a vécues?
Les plus tristes amours du monde,
0 mon cœur, s'en sont vite allées
Dedans la mort noire et profonde. «.
Donc, dansez bien la belle ronde.
Amoureuses si désolées...
Les plus tristes amours du monde,
Bien vite et tôt sont consolées*
189
590 REVUE DES DEUX MONDES.
III. — SUR UN Atn ITALIEN ET BIZARRB
Humaine entre les humaines,
0 toi qui comprends les cœurs.
Veux-tu qu'un soir je te mène
Mes rêves et mes douleurs?
Par un crépuscule orange.
Vers les murs de ta villa,
Je guiderai, pâtre étrange,
Mon troupeau docile et las.
Nous irons sous les vieux rouvres
Et sous les oliviers tors,
Jusqu'à ton portail qui ouvre
Ses battans de fers et d'ors.;
Entre tes cyprès énormes
Et tout enserrés de nuit.
Tu verras passer les formes
De mes plus charmans ennuis;
Au bruit bleu de tes fontaines,
Dans l'ombre qui grandira.
De mes peines incertaines
La plus chère pleurera.
Et sous la lune montante
Qui fait ton jardin plus noir,
Tu sauras que ce qui chante
Est mon très doux désespoir.
Enfin, dans le petit temple
Où jadis venaient les dieux,
Il faudra que tu contemples
Un holocauste odieux.
PETITS JP0ÈMES.1 591
Car je veux, pour que tu m'aimes,
— Sanguinaire et faux berger, — •
Te donner le cri suprême
Du plus beau songe, e'gorgél
IV. — BERCEUSE
Lorsque vous me prendrez, inévitable et sombre,
0 mort, n'oubliez pas
Que j'ai depuis longtemps bien rêvé dans votre ombre
Et dormi dans vos bras.
Et que j'ai bien toujours, même en le plus bel âge
Des plaisirs éclatans.
Accepté sans gémir, pour vous en faire hommage,
Les traîtrises du temps.,
Donc, vous ayant jadis maintes fois célébrée.
Quand vous voudrez venir,
Chantez à votre tour un vieil air qui m'agrée
Et me sache endormir.:
Entrouvrant un peu plus votre bouche pourrie
Pour un dernier refrain,
Penchez-vous, pour bien voir, nourrice, je vous prie,
S'il ne bat plus, mon sein.
Enfin, vous souvenant que, tendre et sans colère,
J'ai, Madame la Mort,
Tendu les bras vers vous, emportez-moi, ma mère
Comme un enfant qui dort.
F. — IMPRÉCISE
La nuit... la nuit... la nuit... tout est bleu, tout est vague.
Dis? avons-nous vécu la tristesse et le jour?
L'oubli... l'oubli... l'oubli... Jette dans l'eau tes bagues
Avec tous les adieux qui n'ont pas de retour.3
592 REVUE DES DEUX MONDES.
Des pleurs... des pleurs... des pleurs... Pourquoi? tout est
[si tendre ;
Laisse flotter ton voile au parfum du jasmin.
Le vent... le vent... le vent... Ne veux-tu pas attendre
Le dieu cher et nouveau qui s'appelle Demain?
Des voix... des voix... des voix... Qui parle, qui fredonne
Cette chanson d'amour enroulée à ces fleurs?
0 cœur... ô cœur... ô cœur... Tout est si beau : pardonne
Voluptueusement à la vieille douleur.i
TERREUR
Apportez-moi ce soir les plus sombres des roses.
Celles dont le parfum me rattache au plaisir;
Ne me faites penser qu'à de terrestres choses;
J'ai croisé les rideaux sur les fenêtres closes...
Le rêve ravisseur ne pourra me saisir.:
J'ai peur, de voir sur moi planer de grandes ailes.-
J'ai peur, qu'un messager au geste impérieux
Me force à regarder les clartés éternelles :
Trop d'étoiles ce soir m'ont déjà parlé d'elles...
Mon âmel Malgré moi, n'invoquez pas les dieux I
Car ils viendraient, brisant la serrure et la porte.
Et les vivans liens des charmes familiers,
M'appeler par mon nom comme si j'étais morte
Et moi, pâle et glacée au souffle qui les porte
Il me faudrait les suivre, ayant tout oublié.
Mon âme, que je crains vos puissances futures \
Et si le seul bonheur ne peut pas me tenir,
J'irai, toute meurtrie en d'invisibles bures.
Jusqu'au fond du vieux songe, en ces baumes obscures,
Dont aucun pèlerin ne saurait revenir.
PETITS POÈMES. 503
EXIL
Il existe un pays plus lointain que mon rêve.
Un pays dont j'aurais e'té la petite Eve;
Que mes yeux connaîtraient sans en être étonnés :
Est-ce vous, île bleue où mes parens sont nés?
Berceau d'azur où vint s'abriter à son aise,
Ma race aventureuse, espagnole et française.
Là, charmant ma langueur par de chaudes amours,
J'aurais paré mon corps de transparens atours.
Et sucé la saveur des fruits frais des Tropiques
Et vécu de longs jours indolemment tragiques.
La nuit, les yeux levés vers des astres plus clairs,
J'aurais en gémissant chanté d'étranges airs.
Et parmi la torpeur et la mélancolie
Divines, la pensée en l'azur abolie,
Comme une heureuse fleur éclose en son pays,
Donné tout mon arôme à mon vrai paradis.
Une sombre déesse aurait été ma muse
Et, jumelle aux yeux creux des négresses camuses,
La mort, à mon chevet, les remplaçant un soir.
Aurait éteint mon cœur sous son éventail noir..,
*
* *
Mais es-tu le climat de l'éternité calme.
Belle île caraïbe où palpitent les palmes?
Non, non! Mais seulement la halte du passé,
Car le pas de l'ancêtre en toi s'est effacé.
TOME XLII. 1917. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
0 songes! ô parfums I ô délices natales!
Je n'entr'ouvrirai pas vos émouvans pétales...)
H-eureux! ceux qui, vivant où leurs parens sont morts,
Dans l'antique maison les sentent vivre encor,
Et laissent aux enfans le très vieil héritage »
D'un jardin à jamais rajeuni d'âge en âge,
Et où, tous, à leur tour, dorment, pieux, contens,
Dans ce sol paternel qu'a fleuri leur printemps!
Heureux! heureux! heureux, celui même qui pleure
A l'abri familier de sa vieille demeure.
Car l'âme qui jamais n'a connu sa maison
Erre, et cueille en chemin des fleurs de déraison
Ainsi qu'une Ophélie au fil des destinées*...
Hélas! d'où suis-je? Et de quel exil suis-je née?
ENLUMINURE POUR PAQUES
L'azur calme était pur au ciel de l'Evangile^
L'amandier dépliait sa corolle fragile,
Et les petites fleurs qui naissent en Avril
Cachaient sous la jeune herbe un parfum puéril;
Dans le verger, encor tout noir de branches nues.
Jouait peureusement une aurore ingénue
Et les oiseaux, charmés par le premier soleil.
En cris frileux et vifs célébraient son réveil.
Moi, tirant du vieux puits l'eau profondément claire.
Je lavais en riant les pieds bruns de la terre,
— Beaucoup de jours sans pluie ayant séché le sol, -
Et je songeais au chant prochain du rossignol...
C'est alors, sur la route à peine printanière,
Que je vis s'avancer un homme jeune, austère,
Portant sur son épaule une bêche où brillait
Le reflet du matin; son manteau violet
PETITS POÈMES.: 895
Flottait à l'aigre vent, et de ses mains, penchées.
De sombres fleurs montraient, fraîchement arrachées.
Leur racine emmêlée en secrets souterrains.
Et sa robe était blanche et son front souverain.,
Or, il venait vers moi, marchant sur la prairie.
Et sa voix dans l'azur semblait voler : « Marie,
Dit-il, — et son regard aussi doux qu'un pardon
Me contemplait : — Marie, au seuil de la maison,
Humble, douce, si simple et rêveusement tendre,
Priant sans t'en douter, tu ne savais m'attendre,
Mais c'est moi que cherchait, et la nuit et le jour,
Ton cher cœur ignorant et tout rempli d'amour.
C'est pourquoi j'ai voulu, servante parfumée
De la terre que j'ai jusqu'à la mort aimée,
Avant de retourner tout au fond bleu du ciel,
T'apporter en passant un sourire éternel.
N'aie pas peur... Continue, ô douce femme, à vivre
Comme jadis. Il ne faut pas encor me suivre.
Mais souviens-toi de moi; plus tard tu me viendras,
Et m'ayant déjà vu, tu me reconnaîtras. »
Alors il s'en alla retrouver la poussière
Du chemin qu'à présent blanchissait la lumière
Et moi, le cœur rempli d'un effroi radieux
Je reculais, avec mes deux mains sur les yQux.^-n
LES LYS
Un pétale est tombé comme l'aile d'un ange...
C'est qu'un bouquet de lis s'effeuille en l'ombre étrange
Où tout semble rempli d'un deuil qu'on ne sait pas.
Que dois-tu donc pleurer, en silence, tout bas,
Dis? ou de quelle horreur pressens-tu le prélude?
Le savez-vous, lis blancs et verts, lis des Bermudes,
Lis royaux, qui venez de si loin pour la voir
Rêver sinistrement aux approches du soir?
Un long pétale blanc, comme une larme nue
Coule encor. Le parfum s'exalte et s'exténue;
Quelque chose de pur, ici défaille et meurt...
Est-ce ton âme, ô femme? est-ce ton rêve, ô fleur?
»90 REVUE DES DEUX MONDES*
FRESQUE
Psyché 1 Psyché 1 — Quelle est cette divine plainte?
Cette clarté, ce cri, ce souffle, cet émoi?
Qui croise sur mon front des ailes d'hyacinthe?
Pourtant la chambre est close et ma lampe est éteinte..*
— 0 ma Psyché, c'est moi.
Reconnais-moi. Je suis l'esprit puissant et triste.
Celui-là qui vient tard retrouver sa Psyché
Et, frère de la nuit qui l'aime et qui l'assiste,
Dans les airs violets ouvre un vol d'améthyste
Et de fleur de pêcher.
Je suis celui qu'on cherche et ne sait pas attendre
Parce qu'il laisse errer par les aubes de mai
Son fantôme trop beau, trop charmant et trop tendrej
Toi-même, ô ma Psyché, tu n'as pas su comprendre,
Et pourtant je t'aimais.
Celui qui dut chérir entre toutes les femmes
La faible, la coupable et si douce Psyché,
Parce qu'elle est son cœur, parce qu'elle est son âme,
Et qu'il vient à son tour, en abritant la flamme,
Sur son lit se pencher.
Celui qui déroulant tes voiles amarante.
Te rend ta jeune grâce et tes yeux pleins de jour.. a
0 Psyché qui jadis ferma ton aile errante, '
Papillon réveillé, vole à ta fleur vivante,
Reconnais ton Amour.
L'Amour vainqueur du temps, des astres et des nombres
Qui, tenant ton cher corps entre ses bras couché,
D'un grand vol sans rival t'enlève enfin dans l'ombre,
Jusqu'au plus haut d'un ciel voluptueux et sombre
Pour toujours, ô Psyché I
GÉRARD d'HoUVILLB.;
LA
w
RIVE GAUCHE DU RHIN
III
ENTRE DEUX ÇUERRES
(1870-1914)
I. — LA GUERRE DE 1870-1871
Mener une enquête sur l'état de l'opinion rhénane pendant
le conflit qui, en 1870, met aux prises la France et l'Allemagne
est chose assez délicate. Les territoires de la rive gauche ne
forment pas un Etat autonome, possédant des Chambres et un
ministère. Il n'y a donc pas de débat public sur la question de
la guerre, non plus que de négociations diplomatiques où, par la
voix d'hommes autorisés, se heurtent les intérêts et les points
de vue. Il s'agit de régions conquises, occupées militairement
par des troupes prussiennes, administrées par des fonction-
naires prussiens, et dont la population ne peut exprimer libre-
ment son opinion. Il est bon également de se défier des jour-
naux, surveillés par la police, et auxquels il ne faut pas
demander, en des circonstances aussi graves, de traduire
d'autres sentimens que ceux ofliciellement tolérés. Le 16 juil-
let 1870, une grande feuille rhénane publie un ardent article
(i) Voyez la Revue des 1" octobre et 1" novembre.
S98 REVUE DES DEUX MONDES.:
d'où l'on conclurait facilement que toute la contrée désire
l'écrasement de la France :
•
Ils ne l'auront pas, le libre Rhin allemand I Levez-vous, habitans
de la côte où l'on pêche l'ambre, vous, braves Prussiens de l'Est qui
en 1813 avez ouvert la lutte pour la liberté ! Levez-vous, Silésiens.qui
avez rougi de sang français la Katzbach ! Levez-vous, Hanovriens,
qui, couverts de gloire, avez combattu le despote en Espagne!...
Debout, tout ce qui est allemand ! Au Rhin, au Rhin sacré, et, si c'est
possible, avec les ailes de l'ouragan ! Ici nous faisons ce que nous
pouvons ! Riches et pauvres, vieillards et jeunes gens, accourez vers
les étendards 1 Que les classes supérieures des gymnases soient
licenciées, puisque les enfans eux-mêmes tremblent de colère et
brûlent de venger l'honneur de leur roi et du nom allemand I... C'est
une croisade, c'est une guerre sainte !
Mais ces lignes paraissent dans la Gazette de Colêgne, qui
depuis vingt ans soutient la politique berlinoise et mène une
campagne francophobe. En outre, l'auteur de l'article est Hein-
rich Kruse, un immigré, un Prussien de Stralsund qi^i depuis
1847 est venu se fixer dans la grande ville rhénane. Le docu-
ment n'a donc aucune signification.
Les plumes allemandes sont très sobres de détails sur
l'attitude des populations rhénanes lors de la déclaration de
guerre. On peut supposer que dans les grandes villes, où les
immigrés étaient en nombre, ceux-ci l'ont accueillie par des
démonstrations frénétiques. On peut supposer encore que les
élémens ralliés à la Prusse, quoique avec plus de tiédeur, ont
pris part èi ces mouvemens. Mais il semble bien que la grande
masse des habitans se soit cantonnée dans une réserve muette.)
On ne mentionne pas qu'il y ait eu, comme en 1866, des refus
d'obéissance, ni que les réservistes aient tenté d'empêcher la
mobilisation : et en effet, les événemens avaient prouvé que
l'insubordination n'avait aucune chance de succès. L'attitude
générale avait donc été recueillie et grave, dans l'attente d'une
délivrance prochaine, sous l'œil soupçonneux de maîtres qui se
sentaient menacés par une offensive française, mais qu'il était
inutile d'exaspérer.
Car il est certain que les Prussiens, à la mi-juillet, n'étaient
pas sûrs de la victoire. Sous les réticences de Kentenich, le
dernier historien de Trêves, on peut deviner qu'ils avaient tout
tX RIVE GAUCHE DU RHIN. 599
préparé pour une évacuation rapide. La conjecture se trans-
forme en évidence par ce que nous savons des mesures prises à
Bonn. Ici nous sommes renseignés par une note du bourgmestre
Kaufmann : il raconte que dans des conférences secrètes qui
eurent lieu chaque jour entre le colonel commandant le régi-
ment de hussards et lui, les dispositions nécessaires furent
arrêtées pour faire passer les troupes de l'autre côté du Rhin
dès que les circonstances l'exigeraient. Le recueillement et le
silence que nous avons signalés se vérifient d'ailleurs h Mayence,
où le roi de Prusse, encouragé par notre inaction, vint établir
d'abord son quartier général : il est très remarquable que,
parmi les personnages de sa suite, dont beaucoup ont écrit des
mémoires, aucun ne mentionne que Guillaume P"" ait été
accueilli par des marques de sympathie. L'on doit en conclure
que le souverain et son état-major ont été reçus avec une froi-
deur glaciale, qui contrastait désagréablement avec les ovations
dont la vieille Prusse et la ville de Berlin avaient été si pro-
digues. Pourtant il est des endroits où l'aversion des Rhénans
pour leurs maîtres a pris des formes plus actives. Les Prussiens
ont avoué qu'en maintes localités les paysans avaient mis des
vivres en réserve pour nous les fournir. Le journal des officiers
de la sixième division de cavalerie, à la date du 5 août, porte
la note suivante qui condense les observations faites pendant
leur passage à travers le Palatinat : « Les villages allemands-
bavarois de la frontière montrent des sympathies françaises. »
Ce sont à peu près là, les seuls témoignages de source ger-
manique que nous ayons pu recueillir. Sans doute ce ne sont
pas les seuls qui existent, mais, depuis la fondation de l'empire,
on aimait assez peu s'étendre sur ce passé, fixer des dates, des
faits et des noms. Emportés par des polémiques de presse, il
arrivait assez souvent que les journaux officieux, dans le pays
rhénan, reprochaient aux catholiques d'avoir fait dire en 1870
des prières pour le succès des armes françaises. Pour qui sait
avec quelle décision les catholiques répondaient aux calomnies
protestantes, avec quel acharnement ils menaient leurs cam-
pagnes et s'efforçaient de confondre leurs adversaires, le silence
qui a toujours suivi ces attaques peut passer pour un aveu.
C'est donc que, depuis leur ralliement à l'Empire, le clergé et
les fidèles rhénans avaient beaucoup à se faire pardonner. On
n'oubliera pas non plus que Bismarck, pendant le Kulturkampf,
600 REVUE DES DEUX MONDES.i
a dénoncé à plusieurs reprises le manque de patriotisme du
Centre. S'il l'a fait le plus souvent en termes vagues, c'est assu-
rément que ses allusions étaient assez claires pour être comprises
de tout le monde, et c'est justement parce que ses imputations
étaient gênantes que Mallinkrodt, dans la séance du 16 jan-
vier 1874, utilisant les révélations faites par le livre alors récent
de La Marmora, et parlant au nom du parti catholique, a fait
connaître à l'Allemagne impériale que Bismarck, en 1866,
envisageait corpme possible la cession à la France de Coblence,
de Trêves et du Palatinat. Ce coup droit n'avait pour but que
de forcer au silence le chancelier. Ainsi tout s'éclaire.
Mais, à défaut de documens allemands, il y a d'autres sources
qui nous éclairent sur l'état de l'opinion rhénane. Au début de
la guerre de 1914, l'auteur de ces lignes a rencontré deux vété-
rans de l'armée de Metz, le premier, un Alsacien qui n'a pas
voulu rester dans son pays natal après l'annexion, le second,
petit-fils d'un de ces Saxons qui, après avoir servi sous les
ordres de Napoléon, sont venus s'établir en France a la chute
du grand empereur. Tous les deux étaient d'anciens engagés
volontaires; tous les deux avaient été faits prisonniers au mo-
ment de la capitulation et avaient traversé le pays rhénan
avant d'être internés en Allemagne. « Nos souvenirs sont loin-
tains, a déclaré l'Alsacien. Je n'ai fait d'ailleurs que passer sur
la rive gauche du Rhin et je n'y ai pas séjourné. Je me rappelle
seulement que, sur le quai de la gare de Landau, des jeunes
filles en grand nombre se sont approchées de notre train. Elles
pleuraient en nous voyant et disaient qu'elles voulaient être
Françaises. Elles savaient le français mieux que moi... Et puis,
j'ai été à Mayence. Là un cordonnier m'a recueilli, m'a caché et
m'a offert de me garder. Lui aussi disait qu'il voulait être Fran-
çais. Mais les gendarmes m'ont découvert, et j'ai été envoyé au
bout de quatre jours à Slettin. C'est tout ce que j'ai constaté. »
L'autre prisonnier de Metz a fait une déposition beaucoup
plus riche et plus complète. Son récit peut se résumer de la
façon suivante. Il a d'abord été dirigé sur Trêves; dans la foule
énorme qui attendait le convoi, il n'a pas entendu un cri hos-
tile; au contraire, les enfans ont offert des fruits à nos soldats.
Au moment où la colonne s'est mise en marche, quelques
bourgeois se sont glissés auprès de lui, et l'un d'eux, l'air
navré, lui a dit en français : « Pourquoi n'avez-vous pas été
LA RIVE GAUCUE DU RHIN. COI
vainqueurs? Nous avions préparé nos drapeaux. » Après un
court arrêt, il a continué son voyage. Des chalands traînés par
des remorqueurs ont fait descendre le cours de la Mosaiie au
groupe dont il faisait partie, 1 500 hommes environ. 11 a passé
la nuit dans un gros bourg dont il ne sait plus le nom ; les
habitans étaient là, chargés de provisions, le curé en tête, qui
parlait très bien le français. « Ne vous bousculez pas, mes
enfans, il y en aura pour tout le monde. » Ce prêtre a fait cou-
cher les prisonniers dans son église, en prenant d'eux tout le
soin possible. Le lendemain, au petit matin, des paysans sont
arrivés, ont entraîné chez eux quelques hommes et leur ont
fait boire leur meilleur vin, mais ils ne savaient que l'allemand.
Quelques heures après, la colonne s'est embarquée de nouveau,
et elle a fait halte à Coblence. Dans cette ville, la population
avait préparé le ravitaillement; au débarcadère, chaque soldat
recevait un gros morceau de pain garni de jambon ou de fro-
mage, avec un verre de punch, u Pauvres Français! » murmu-
rait-on. Le jour suivant, les mêmes chalands descendirent le
Rhin. Partout des canots se détachaient de la rive pour appor-
ter des douceurs aux malheureux captifs. Ils atteignirent ainsi
Diisseldorf, où ils firent un séjour de trois semaines. Là encore
il n'y eut pas un cri hostile ; au contraire, des bourgeois
s'approchèrent de la colonne et emmenèrent beaucoup de nos
soldats dans des brasseries ; il fallut l'intervention de la troupe
pour arrêter ce mouvement qui serait devenu général.; Les
prisonnier^ furent internés dans la caserne des uhlans, dite
caserne Napoléon (elle s'appelait encore ainsi) ; ils n'avaient pas
le droit de sortir, mais tous les matins des habitans de la ville,
qui parlaient très correctement le français, venaient leur dis-
tribuer des vivres, du linge et des couvertures : à travers les
grilles, les enfans leur apportaient des pommes et du tabac.:
Ensuite l'ordre de départ fut donné pour Spandau, auprès de
Berlin. A mesure que le convoi s'enfonçait dans la Vieille-
Prusse, l'accueil se faisait plus froid. Bientôt même ce furent
des pierres, et, dans les stations, des poings tendus et des
injures : Franzosen! Canaille! A Spandau, le régime ne fut
pourtant pas trop dur; le colonel qui commandait le camp était
catholique (sans doute un Westphalien) ; il y avait aussi un
jeune lieutenant qui était de Sarrebriick et qui traita nos pri-
sonniers fort convenablement.
602 REVUE DÈS DEUX MONDÉSa
Ces deux témoignages suffisaient à indiquer dans quelle voie
l'enquête devait être poursuivie. Il s'agissait de feuilleter les
me'moires composés par les anciens combattans de 1870. Parmi
les soldats de Metz qui avaient traversé les provinces rhénanes,
il s'en trouverait certainement qui auraient livré au public leurs
souvenirs. De la sorte, les documens oraux que nous avons
cités, toujours facilement récusables, recevraient un contrôle et
une confirmation. Or, les livres qui répondent aux conditions
ci-dessus définies existent, quoique peu nombreux : ce sont
ceux du lieutenant-colonel Meyret, du commandant J. Girard,
du capitaine Mège, de G. Masson, et il faut y ajouter l'ouvrage
du chanoine E. Guers, qui visita en 1870 les camps d'Allemagne
où étaient internés nos prisonniers.
Comme tous les récils de choses vues, ceux-ci sont de valeur
très différente. Le capitaine Mège, ancien enfant de troupe,
n'est pas très renseigné sur l'histoire des pays qu'il traverse-^
Il ne sait qu'une chose, c'est qu'il est chez l'ennemi, il ne dis-
tingue pas les immigrés des indigènes ; il raconte les événe-
mens auxquels il est mêlé sans en faire ressortir la signification ;
il ne nuance ni ne définit. Le commandant Girard et le colonel
Meyret sont infiniment plus avertis et observent beaucoup
mieux. Le second particulièrement discerne avec une rare
sagacité : « Il y a ici, note-t-il, deux populations très différentes
d'éducation et de senlimens : le peuple rhénan qui a été fran-
çais et qui a aimé la France, et le monde des employés prus-
siens qui nous hait et nous méprise : l'orgueil de ces drôles est
devenu incroyable; ils poussent la population paisible à nous
insulter, tout en devenant durables et plats, si l'on fait mine de
résister à leurs sottes injures. »
Or, les faits parlent très clairement : en 1870, les Rhénans
nous attendaient. Et cela, les Prussiens ne l'ignoraient pas. Ce
qui le prouve, c'est la façon même dont ils ont pourvu au
transport de nos prisonniers. C'est au début de novembre que
nos prisonniers traversent les territoires de la rive gauche. Cette
saison n'est pas très propice pour les voyages en bateau, surtout
sur des chalands découverts. Mais les longues navigations sur
des rivières dont il faut suivre toutes les sinuosités présentent
d'autres avantages : ce que veulent les vainqueurs, c'est mon-
trer aux populations des Français captifs, et alors ils s'arran-
gent pour que le spectacle soit bien vu et dure longtemps.]
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
603
D'autres prisonniers ont e'té acheminés par chemin de fer;
mais là enclore l'intention éclate dans le règlement des haltes et
l'allure des convois : « Nous avancions avec une lenteur calculée,
écrit G. Masson. On avait soin, à la moindre station, de faire
arrêter le train... Les populations pouvaient avoir gardé une
vague espérance de redevenir françaises; on voulait leur
montrer que cet espoir était vain, que l'Allemagne était venue
à bout de ces ennemis si terribles. Nous étions exposés, pen-
dant plusieurs minutes d'arrêt, à la curiosité de tous ces gens
accourus là pour nous voir passer. On les laissait envahir la
voie, s'approcher des wagons, nous parler, et regarder ces
Français réduits h l'impuissance. »
Mais, dans ces campagnes rhénanes, les témoins ne signa-
lent nulle hostilité, au contraire. Le colonel Biottot raconte
que dans le Palatinat, comme son train s'arrêtait dans une
petite gare, il se pencha h la portière en murmurant : « Où
sommes-nous? » Et une voix lui répondit : « Dans le départe-
ment du Mont-Torinerre. » C'était un membre de la Croix-,
Rouge de la région qui lui offrait ses services. Le commandant
Girard, qui ne sait pas l'allemand, mentionne, lui aussi,
l'affluence des curieipc qui viennent voir passer les prison-
niers : (( Pendant les arrêts, beaucoup montaient sur les
marchepieds pour nous regarder de plus près : leurs physio-
nomies traduisaient plutôt la tristesse que la joie arrogante des
vainqueurs. » G. Masson ne s'attendait pas aux marques de
sympathie qu'il a constatées : « Nous recevions des petits
pains et des gâteaux. On nous tendait des cigares et du tabac.
Parmi ces hommes et ces femmes, il s'en trouvait même qui
nous faisaient part, en s'exprimant en français, des vœux secrets
qu'ils faisaient pour le succès de nos armes. » L'accueil, ajoute-
t-il, fut tout autre sur la rive droite, au delà de la Wetzlar.
Dans les villes, les sentimens sont les mêmes. Crefeld est le
point le plus septentrional sur lequel nous ayons des rensei-
gnemens. C'est là que le capitaine Mège a séjourné pendant
plusieurs mois, et il y a travaillé dans une fabrique. II vante
l'humanité des habitans qui l'ont traité avec beaucoup de bonté
et de courtoisie ; le fils du bourgmestre lui a témoigné une
amitié particulière; à plusieurs reprises, on lui a demandé de
chanter la Marseillaise. Le capitaine raconte sèchement et n'ex-
plique rien : il faut se contenter des faits tels qu'il les rapporte.
604 REVUE DES DEUX MONDES.!
Deux au moins sont intéressans. Un jour, dans une brasserie,
l'auteur se prit de dispute avec des employe's de chemin de fer
qui injuriaient la France; une partie des assistans se déclara
pour lui : l'affaire dégéne'ra en bagarre, avec échange de coups.
Le lendemain du jour où l'armistice fut signé à Versailles,
dit-il encore, une cavalcade parcourut les rues de Grefeld; tous
les généraux français y figuraient avec des têtes d'âne, et des
inscriptions outrageantes accompagnaient ces exhibitions; la
cavalcade fut interrompue par une bataille. Ces deux scènes
s'interprètent très facilement : les employés de chemin de fer et
les organisateurs du cortège sont des Prussiens immigrés; leurs
adversaires sont des Rhénans indigènes blessés dans leurs sen-
timens et qui défendent la France.
La ville d'Aix-la-Chapelle a été visitée par le chanoine
Guers. En 1870, voisine comme elle l'est du pays w^allon, ancien
chef-lieu de préfecture, elle n'a encore rien de germanique. Les
souvenirs de notre domination, déclare le témoin, y sont
encore plus vivaces qu'à Cologne : les habitans, qui parlent
notre langue, s'intéressent à nos soldats et font tout ce qu'ils
peuvent pour adoucir leur infortune. Ils font même parade de
leurs sympathies et les manifestent si bruyamment que plu-
sieurs sont incarcérés par les ordres de Bismarck.
Sur Cologne, les documens sont beaucoup plus abondans.
Cette ville a été traversée par le chanoine Guers et par le com-
mandant Girard, mais c'est aussi là que le colonel Meyret a
passé tout le temps de sa captivité. Le premier dépeint les
misères du camp, où la consigne, comme presque partout,
était draconienne. Les deux autres ont circulé librement et
sont entrés en contact avec la population, stupéfaits de la
réception qui leur était faite. Il y avait foule à la gare de Co-
logne quand le colonel Meyret y a débarqué. « Nous fûmes
étonnés, écrit-il, de l'attitude convenable et presque respec-
tueuse de cette multitude... Des habitans s'approchaient, et
demandaient, en saluant, si nous étions les combattans de Gra-
velotte. » Quant au commandant Girard, il voyage avec un
petit groupe d'officiers, arrive jusqu'à l'hôtel sans être remarqué.
Mais, dès qu'il sort, ses camarades et lui sont entourés par un
grand nombre de jeunes gens, des étudians, qui se mettent à
chanter la Ma7'seillaise. Immédiatement les gendarmes accou-
rent, arrêtent ceux, des chanteurs qu'ils peuvent saisir et les
LA RIVE GAUCHE DU RUTN.
605
conduisent en prison. « Pendant toute la dure'e de notre capti-
vité', les e'tudians nous recherchèrent au risque de s'attirer les
rigueurs de l'autorité et firent tout leur possible pour nous être
agréables. » Mais l'auteur ne resta pas longtemps à Cologne et
fut bientôt envoyé en Westphalie.
Quant au colonel Meyret, il a habité chez un Rhénan nommé
Huberty. Il a connu toute la famille et ne tarit pas d'éloges sur
ses hôtes; il a trouvé chez eux un haut souci des convenances
et une parfaite délicatesse. Puis, en ville, il a fait d'autres
connaissances. Un soir, dans une brasserie, deux bourgeois
cossus se sont approchés de lui, et le plus âgé lui a dit : « Je
suis M. de la Motte-Fouqué; ma famille, d'origine française, a
été forcée de s'expatrier lors de la révocation de l'Edit de
Nantes; je suis devenu Allemand, mais notre cœur bat toujours
pour la France. Voulez-vous nous faire l'honneur de prendre
place à notre table? Monsieur est mon ami. Herr Vilmahser a
longtemps habité Paris et aime la France. » Ces braves gens
rendirent de grands services à nos officiers; au moment de la
paix, M. de la Motte-Fouqué, à lui seul, leur avait prêté
4 700 francs. Plus intéressante que ces secours délicats fut la
déclaration que firent un soir au colonel ses deux amis : « Vous
avez dû remarquer que la population a accueilli avec respect
ces prisonniers de Metz... Nous avions des drapeaux tricolores
tout prêts pour votre arrivée, car il y a encore ici beaucoup de
sympathies pour la France ; mais maintenant la grande Alle-
magne est faite. »
Plus au Sud, nous rencontrons les deux villes de Sarrelouis
et de Trêves. Le capitaine Mège est resté fort peu de temps
dans l'une et dans l'autre, mais il en a rapporté des impres-
sions concordantes. A Sarrelouis, nos soldats ont été conduits
dans une immense fabrique : les femmes sont venues au can-
tonnement en procession, chargées de tabac, de chocolat, de
foulards qu'elles distribuaient aux captifs. A Trêves, même
accueil, et, pour commencer, chaque prisonnier reçoit un tricot
et une couverture. La ville n'est pas éloignée du Luxembourg
et de la Belgique ; il est à la connaissance du capitaine Mège
que beaucoup de ses camarades s'évadèrent pendant la première
nuit et qu'ils y furent aidés par la population elle-même. D'ail-
leurs, nous possédons le rapport du bourgmestre, réimprimé par
le plus récent historien de Trêves. Ce document n'avoue pas
606 REVUE DES DEUX MONDES.
les sentimens français des habitans, mais il nous livre deâ
de'tails si précis que nous sommes pleinement édifie's. Le pre-
mier convoi arriva le 2 novembre, avec 2 000 hommes. Aussitôt
les Trévirois accoururent, portant des vivres et des rafraîchis-
semens. Les trains se succédèrent : le cinquième entra en gare
à trois heures du matin. Ceux qu'il contenait étaient destinés
au faubourg d'Euren. Pour ne pas laisser les prisonniers, dont
beaucoup étaient malades, passer la nuit à la belle étoile sur la
terre froide, hommes et femmes quittèrent leurs lits, les leur
cédèrent, et se mirent en devoir de préparer des provisions
pour leurs hôtes, sans oublier le café chaud avant le départ.
« Par les paysans venus aujourd'hui au marché, écrit le bourg-
mestre, nous avons appris que les mêmes sympathies se sont
manifestées partout, pour chacun de ces grands et nombreux
convois, à Pfalzel, Ehrang, Quint, et dans beaucoup d'autres
communes de l'Eifel. »
Reste enfin la ville de Mayence. Au camp d'internement, la
situation est la même qu'à Coblence, et nos soldats y souffrent
beaucoup. Mais, ici encore, ce sont les sentimens de la popu-
lation civile qui nous intéressent. Le colonel Biottot a noté que
les Mayençais regrettaient manifestement notre défaite, et non
pas eux seulement, car le grand-duc de Hesse vint en personne
visiter les Français et leur fit servir un repas. La déposition
la plus intéressante est celle du commandant Girard : il n'a
guère passé qu'une journée dans la ville, mais il a logé chez
l'habitant. A la porte du restaurant où il est entré pour dîner,
il a rencontré, parmi la foule des curieux, un monsieur déjà
âgé qui lui a tendu sa carte : « E. Stall, Kapuzinerstrasse 22,
offre cordialement l'hospitalité à un officier français. » Il l'a
suivi, et son hôte l'a présenté à sa femme et à sa fille ; celle-ci
est la seule de la famille qui sache le français, mais elle le parle
très bien. La conversation s'engage, et la réception est char-
mante : on s'informe de la famille du commandant et des
misères que l'armée a subies pendant le blocus de Metz ; la
jeune fille sert d'interprète. « Enfin, écrit l'auteur, ces trois
aimables personnes voulurent me conduire jusqu'à ma chambre,
au deuxième étage. M. Stall, un flambeau à la main, ouvrait la
marche, M°® Stall et sa fille me suivant de près. Arrivé sur le
palier, mon hôte se campa fièrement devant une grande armoire
à deux portes, qu'il me montrait du doigt d'un air mystérieux....
LA RIVE GAXTCHE DU RHIN.
607
Était-ce là-dedans qu'on voulait me faire coucher? Mais la
jeune fille arriva aussitôt et me dit : Monsieur, nous comptions
sur ies Français pour délivrer Mayence-, dans cet espoir, papa
avait fait confectionner, en cachette, des drapeaux pour pavoiser
notre maison le jour de votre entrée! Le père tira de sa poche
la clef de l'armoire, qu'il ouvrit à deux battans : elle était
bondée de drapeaux tricolores... »
Nous avons tenu à reproduire tous ces documens dans leur
sécheresse et leur nudité, tels qu'ils nous sont rapportés par
nos témoins. Ceux-ci sont unanimes dans leurs dépositions.
En quelque lieu qu'ils aient été, à Grefeld, Aix-la-Chapelle,
Cologne, Coblence, Sarrelouis, Trêves, Landau et Mayence, du
Sud au Nord, de l'Est à l'Ouest, partout sur la rive gauche du
Rhin ils ont constaté les mêmes attentions et la même douleur
de notre défaite. Ces drapeaux en particulier, signalés en trois
points différens du territoire, et destinés à fêter notre prise de
possession, permettent de conclure à un mouvement populaire
extrêmement profond et peut-être concerté, qui avait pour but
de rendre à notre domination le pays tout entier. Signe émou-
vant sans doute de la reconnaissance d'un peuple qui avait
participé pendant vingt années à notre vie nationale, qui avait
partagé avec nous l'enivrement de la période révolutionnaire
et la gloire de l'épopée impériale. Mais aussi preuve très évi-
dente de l'inhumaine dureté et de l'injustice de la Prusse,
puisqu'en un demi-siècle de travail acharné et de colonisation
patiente, elle n'avait réussi ni à gagner les cœurs, ni même à
donner une âme allemande èi ceux dont elle était maîtresse.
Il n'est pas niable d'ailleurs que les succès de nos adver-
saires n'aient agi sur l'opinion. A Trêves, au mois d'octobre 1870,
des bourgeois de la ville, parmi lesquels il semble bien qu'il y
ait eu des indigènes, écrivirent à Bismarck pour lui demander
l'annexion de Metz : ils faisaient valoir que la proximité de la
frontière faisait planer sur la contrée le risque d'une invasion,
puis aussi que les Messins, par leurs mœurs et leur caractère,
étaient proches parens des Trévirois. Quoiqu'il soit d'expérience
courante que tous les amis ne demeurent pas fidèles dans le
malheur, il faut cependant observer que Trêves, chef-lieu de
cercle, était par cela même exposée aux progrès de la propa-
gande prussienne, du moins dans certains milieux, et que la
présence d'une forte garnison y était la source de gains appré-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
ciables. Le 3 mars 1871, lors des élections au Reichstag, la
ville donna en effet 1 038 voix au candidat libéral Lantz, l'un
de ceux qui avaient signé l'adresse à Bismarck, contre 526 au
D'' Thanisch, candidat du Centre, mais ce dernier fut élu par
une grande majorité grâce à l'appoint des campagnes, tou-
jours rebelles.
A Worms, la commission executive du conseil municipal,
peut-être composée surtout d'immigrés, envoya au chancelier
un titre de bourgeois honoraire. Elle le félicitait d'avoir rempli
les vœux que les cœurs allemands formaient pour l'unité et
d'avoir rattaché à l'Allemagne des provinces qui en avaient été
séparées pendant des siècles. Elle rappelait que Worms avait
subi de terribles souffrances du fait de « l'ennemi héréditaire. »
Pourtant Bismarck, le 24 décembre 1870, ne remercia que par
quelques mots presque ironiques, où il marqua combien une
telle amabilité lui semblait nouvelle : « Si la ville, maintenant,
en présence de l'essor de la nation allemande, comprend l'im-
portance de cet événement et en témoigne de la joie, on ne peut
y voir qu'un signe de l'esprit qui anime le peuple allemand. »
En 1871, de mars à juin, les troupes rentrent dans leurs
garnisons rhénanes. Elles y sont reçues selon un cérémonial
qui est à peu près le même pour tout l'empire. Des arcs de
triomphe sont dressés, des discours saluent les héros vainqueurs,
des acclamations retentissent, le conseil municipal est présent,
les cloches sonnent, les canons tirent des salves. Que les
familles, au moment où leurs fils leur sont rendus, se sentent
pleines d'allégresse ; que dans le peuple, par la contagion du
bonheur, l'optimisme ce jour-là domine ; que même l'ivresse
de la puissance et la fierté de la force allemande exaltent quel-
ques imaginations, cela est plus que probable, cela, peut-on
dire, est certain. Mais la griserie passe et la joie est éphémère,
car Bismarck réserve aux Rhénans des lendemains douloureux,
au cours desquels, par un dernier et éclatant retour, nous allons
voir briller encore une fois, vive et fidèle, la flamme des sym-
pathies françaises.
II. — LE- KULTURKAMPF
Cette lutte intérieure, dont M. Georges Goyau ici même a
fait l'histoire, se présente sous des apparences assez trompeuses.
LA RIVE GAUCHE DU RHIN. 609
Il semble qu'il ne s'agisse que d'une querelle religieuse, tout
au plus des tentatives faites par la Prusse et l'empire pour éta-
blir leurs droits de police et imposer leurs règles adminis-
tratives. A ce compte, d'autres nations auraient connu de pareils
différends. Or, le débat a un objet bien plus haut : il est d'essence
nationale. « Il me faut dix ans pour faire l'Allemagne, » avait
dit Bismarck en 1871. Le Kulturkampf constitue le moyen
même par lequel il espérait obtenir ce résultat. Il est dirigé
avant tout contre l'influence française, qu'il a pour but
d'anéantir.
Une lecture des Mémoires de Hohenlohe, même rapide,
suffit à convaincre que leur auteur, pendant son ambassade
à Paris, a pour mission de surveiller de très près les hommes
politiques français et d'empêcher qu'une entente ne s'établisse
entre la République et les adversaires allemands du nouvel
Empire : il fait alterner les cajoleries avec les menaces voilées,
et il est à l'affût de tous les retentissemens que peuvent
éveiller chez nous les persécutions de Bismarck contre les
catholiques. S'il est d'autre part un homme bien renseigné
sur les tendances et les buts du Kulturkampf, c'est assurément
Sybel, député au Landtag de Berlin et professeur à Bonn.
Il faut voir en lui l'un des plus anciens agens de la Prusse
sur la rive gauche, l'un de ces savans d'Etat qui, installés
dans leur chaire comme à un poste de combat, montèrent la
garde au Rhin en missionnaires de la Kultur. Il est le fondateur
du Deutscher Verein, un instrument de germanisation destiné
à faire disparaître tout ce qui subsiste encore de welche à
l'intérieur de l'Empire, une entreprise d'espionnage dont les
ramifications couvrent tout le pays rhénan. En 1874, il écrit
contre le catholicisme un factum intitulé la Politique cléricale
au xix' siècle. Ce qu'il reproche aux prêtres, c'est qu'ils sont
les ennemis de la Prusse et les amis de la France : « C'était
sans doute agir politiquement, avant la défaite de l'armée
française, que de ne pas se laisser émouvoir par l'hostilité
cléricale; mais, après l'écrasement de la France, c'est un devoir
d'État pressant que de réduire à l'impuissance l'adversaire de
notre cause nationale. Jamais lutte défensive n'a été plus
légitime. »
D'ailleurs Bismarck lui-même nous a dévoilé le secret de
sa politique. Le 30 janvier 1872, il répond à Windthorst.:
TOME xui. -> 1917. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Le parti du Centre, affîrme-t-il, cache sous son étiquette
confessionnelle les desseins qu'il nourrit contre l'Empire et
contre la Prusse; il se renforce de protestans qui n'ont de
commun avec le catholicisme que leur inimitié contre la
monarchie des Hohenzollern; il est soutenu *« par tout ce que
l'on peut appeler la presse française antiallemande, la vieille
presse de la Confédération du Rhin qui a endossé l'habit catho-
lique. » Le 6 mars, il revient à la charge : ses ennemis, dit-il,
ont commencé à s'agiter du jour où la Prusse luthérienne
a pris son essor, du jour où ils ont entrevu cette possibilité
qu'un empire protestant s'établirait en Allemagne; ils ont
laissé paraître leur inquiétude lorsque l'Autriche a été défaite,
mais ils ont perdu définitivement leur calme quand la France
a succombé. A l'appui de ses dires, il lit une lettre adressée au
roi par un ambassadeur, Arnim sans doute : « S'il m'est permis
d'exprimer mon opinion, écrit celui-ci, je n'ai jamais hésité
à croire que la revanche désirée par la France dût être préparée
chez nous par des discordes religieuses... Une bonne partie
du clergé catholique, soumis aux directions venues de Rome,
est au service de la politique française. »
D'un bout à l'autre de la crise, le chancelier reprend ce
thème. Au début du conflit, la guerre confessionnelle ne pré-
sente encore aucun danger pour l'Empire, car nous nous
remettons à peine des désastres de 1870, et les populations
persécutées ne peuvent compter sur notre secours immédiat..
Mais peu à peu le Kulturkampf s'aggrave; de Sarrebrùck
à Wesel, les prisons s'emplissent de prêtres, tandis que le
parti du Centre continue de braver le chancelier et que le pays
rhénan semble sur le point de passer à la révolte ouverte.!
Peu à peu aussi nous reconstituons notre armée. Si cette
renaissance française s'était produite après la soumission
complète des ennemis de l'Empire, elle n'aurait pas inquiété
Bismarck : mais justement elle se manifeste à l'instant même
où le conflit est à l'état aigu. De Paris, Hohenlohe trahit son
anxiété; à Berlin, l'on est peu rassuré. C'est alors que va
commencer la manœuvre suprême. Le 13 janvier 1874, dans
un entretien avec notre ambassadeur, le chancelier lui demande
que notre gouvernement sévisse contre quelques évoques, et il
le fait avec quelques allusions vagues qui visent évidemment
la Bavière et la vallée du Rhin : « Les attaques qui nous viennent
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.i
611
de France, dit-il, ont une gravité exceptionnelle, parce qu'elles
agissent sur des sentimens mal éteints et parce qu'elles sont un
encouragement à des résistances dont nous voulons avoir raison
à tout prix. » Le 16, la Gazette de t Allemagne du Nord écrit
que la France doïl rompre avec l'ultramontanisme si elle veut
réellement la paix. La pensée du chancelier est donc très claire :
ou bien les catholiques allemands se soumettront, ou bien
nous devrons subir nous-mêmes une guerre préventive d'où
nous sortirons si meurtris que personne ne pourra plus
jamais espérer en notre secours. En mars 1875, l'ambassadeur
Hohenlohe vient dire au duc Decazes que l'Allemagne consi-
dère nos armemens comme une menace pour elle, et, le 8 avril,
la Post lance son fameux article : « Krieg in Sicht? La guerre
est-elle prochaine? » L'alarme dure jusqu'en juin, et seule
l'intervention de la Russie et de l'Angleterre détourne l'orage.
Mais Bismarck ne renonce pas tout à, fait à la solution qu'il a
entrevue, et il compte bien recourir aux armes si jamais l'Europe
se désintéresse de notre sort. Pendant toute la durée du Kultur-
kampf ses journaux parlent pour lui : lors du 16 mai encore,
ils estiment que le ministère de Broglie, par sa politique cléri-
cale, conduit tout droit à la guerre.
Il importe de se demander si les hommes d'Etat prussiens,
au cours de cette lutte si brutalement conduite, n'ont pas été
victimes d'une hallucination collective. Or il apparaît bien
qu'ils ne se sont pas trompés. Ce n'est pas ici le lieu de faire
l'histoire de la persécution dans la vallée du Rhin, mais bien
de dire quelle a été la résistance. Dans la coalition catholique
qu'il combat, Bismarck démêle vite que les élémens les plus
agissans sont les Rhénans, pour ne point parler des Bavarois,
des Polonais et des Alsaciens-Lorrains. Il ne lui échappe pas
que leur catholicisme s'est exaspéré du jour où la France a été
battue, comme s'ils voulaient fortifier jeur opposition en la
couvrant de la haute autorité du pape, mais sans en modifier
la direction. Avant 1870, ils votaient généralement pour des
libéraux, parce que ces libéraux, par leur action parlementaire,
tendaient à affaiblir la force prussienne. Mais, dès le 1®' octo-
bre 1870, par une lettre écrite au chancelier, Ketteler avait fait
connaître que l'annexion de l'Alsace-Lorraine inquiétait les
fidèles de l'Église romaine et qu'ils craignaient de voir s'ouvrir
« une ère de malveillance religieuse pouvant aller jusqu'à des
612 BEVUE DES DEUX MONDES.i
essais de protestantisation. » Les Rhénans aussitôt s'étaient
rangés derrière l'évêque de Mayence, montrant qu'ils consi-
déraient Sedan comme un second Sadowa. En 1871, comme
le parti libéral s'est rallié au gouvernement, ils élisent en
grand nombre des catholiques. Aux élection? de 1874, ce mou-
vement s'accentue; les derniers démocrates sont balayés dans
les grandes villes où ils se maintenaient encore, à Essen,
Grefeld, Coblence, Dùsseldorf, Bonn, Aix-la-Chapelle et Cologne;
leurs adversaires obtiennent de grandes majorités. Fait
significatif assurément, mais qui n'est pas le seul que l'on
puisse constater. Et en effet, tandis qu'avant 1871 il n'y avait
pas plus de quatre ou cinq journaux catholiques dans le royaume
de Prusse, le nombre s'élève en 1874 à 120 quotidiens, dont 85
pour le pays rhénan. Enfin l'on sait à Berlin, où l'attitude des
particularistes bavarois cause des appréhensions, que ceux-ci
ont partie liée avec les mécontens de l'Ouest, que les évêques
ou archevêques de Munich, Spire, Mayence, Cologne et Trêves
marchent en étroit accord : on constate le va-et-vient perpétuel
des chefs du Centre entre les deux pays, à l'occasion des
congrès, colloques, meetings et réunions protestataires qui
entretiennent l'agitation.
Pour se rendre compte des tendances du mouvement catho-
lique, ce ne sont pas les débats parlementaires qu'il faut lire,
car les députés du parti affirment toujours leurs sentimens
allemands, en usant de ces mots vagues qui ne les engagent
pas. Ce qu'il faut connaître, c'est ce qu'impriment les journaux,
c'est tout ce qui, sous une forme quelconque, nous révèle la
pensée profonde des masses. Alors le grand conflit se présente
sous son véritable aspect : il est anti-unitaire, anti-prussien et
francophile. Dès 1872, ce triple caractère apparaît. Le 8 juillet
de cette année-là se fonde à Mayence Y Association des catho-
liques allemands, présidée par le baron F. de Loë, un Rhénan,
et dont le comité directeur se compose de Rhénans, de West-
phaliens et de Bavarois. A peine constituée, elle lance un appel
ainsi conçu : « L'Allemagne catholique passe par des épreuves
auxquelles ne pouvaient s'attendre les fils soumis de l'Eglise,
qui ont versé leur sang dans les batailles de la dernière guerre.
Ils ont fait des expériences qui ont provoqué des tons discordans
dans les allégresses triomphales du nouvel Empire allemand. »
Déjà la déclaration est très nette : les fidèles de l'Eglise romaine
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.i 613
manifestent leur aversion pour l'édifice construit par Bismarck.i
La Reichszeitung de Bonn renche'rit encore et menace. « Sur
les ruines de l'Etat moderne, l'Eglise construira un nouvel ordre
de choses, comme elle l'a fait lors de la dissolution de l'Empire
romain. »
Lorsque le chancelier a réuni l'Allemagne sous le sceptre
des HohenzoUern, il a voulu faire disparaître toutes les oppo-
sitions locales. Mais voici que Ketteler prend la plume pour
sauver l'existence de ce que Bismarck veut détruire. Eh 1873,
dans un manifeste oii, par une précaution d'habile avocat, il
concède que le particularisme doit admettre une puissance
impériale forte et pleine de vie, il se fait le défenseur de ce
particularisme. Il le nomme « un lien de fidélité et d'amour, »
un signe d'attachement au pays natal, à la vieille tribu germa-
nique dont on fait partie, un témoignage d'affection pour les
anciennes coutumes et tout ce qui est spécial à la province où
l'on a vu le jour; chaque région doit avoir le droit de gouverner
comme elle le veut ses propres affaires et de se refuser à une
centralisation qui est la mort de l'âme : autant de propositions
qui sentent la révolte et dont on ne peut croire qu'elles n'aient
été pesées soigneusement par leur auteur.
Voilà donc quel est le premier point du programme anti-
prussien. Il s'agit, on s'en est rendu compte, de ruiner l'œuvre
de 1871 et de rendre à l'Allemagne sa liberté d'autrefois. Comme
les maîtres du moment sont luthériens, la guerre se développe
sur le terrain confessionnel, mais elle est bien une guerre poli-
tique : « Si l'Etat, écrit Conrad von Bolanden, traite en ennemie
ou tente d'opprimer l'Eglise catholique, la conséquence natu-
relle en sera que les catholiques allemands s'uniront à un
protecteur étranger contre l'empereur protestant d'Allemagne. »
Or, ce protecteur étranger, J. J. Lindau le désigne publique-
ment dans une réunion tenue à Mayence en 1872 : il s'appelle
la France. Les prélats assemblés le 20 septembre à Fulda, sous
la présidence de l'archevêque de Cologne, le laissent également
entendre : u La lutte contre Rome, déclarent-ils dans leur
protestation solennelle, est une explosion du criminel orgueil
produit par les victoires remportées sur la France. » En d'autres
termes, la grande puissance catholique vaincue à Sedan laissait
par sa défaite le champ libre à l'oppression prussienne. Bismarck
i^e commettait donc aucune erreur quand il prétendait que
614 RETUB DES DEUX MONDES.^
cette pensée était bien celle des ennemis de l'Empire : lé second
poifiit de leur programme est en effet la conséquence logique
du premier.
Que la résistflince au Kulturkampf soit la dernière réaction
violente de l'ancienne Allemagne française contre des maîtres
abhorrés, cela se marque bien plus encore pendant les années
où le conflit va atteindre son maximum d'intensité. Après les
incidens d'Emmerich, après l'émeute d'Eâsen, pendant laquelle
le sotis-préfet est lapidé, et dont le gouVérTtement ne se rend
maître qu'au bout de qttarante-huit heures, grâce à l'interven-
tion de huit compagnies d'infanterie^ les esprits se montent
sur lai rive gauche du Rhin, oii le schisme vieux^catholique est
considéré comme une véritable trahison, et l'effervescence revêt
un caractère anti-prussien très accentué. Le peuple, raconte
Sybel dans son discours au Landtag du 8 mai 4874, est per-
suadé que Bismarck Vâ fermer toutes les églises I© 18 du même
mois et qu'il emprisorinera aussitôt les catholiques qui refuse-
ront de se faire protestans : mais dans le cercle de Sarrebrijck,
l'opinion se «oiisole, car on sait de source certaine que, quinze
jours après, les Français arriveront et rétabliront la religion
dans ses droits : cet heureux événement doit se produire exac-
tement le 4*' jîiin. Dès 4872, la population rhénane a mani-
festé contré la fête commémorative de Sedan, et, le 2 sep-
tembre, le clergé a organisé des processions pouf protestef
ootitre les réjouissàriées prussierines. En 4874, après que le
Centré a Voté contre la loi militaire présentée au Reichstag, le
mouvement ânti-impériàl et francophile éclate avec tiiié vigueur
inattendue.
Cette fois, ce sont lès évéqUes qui commandent, et OU Imt
obéit. Ils défendent aux fidèles d© célébrer la victoite remportée
sur la France, sur là vieille protectrice qui seule représente le
salut. Le 9 août, k Mayence, Ketteler publie sa Circulaire
éôMernant la fête de Sedati : u Le parti qui en est TinVènteur,
écrit-il, est celui-là même qui lîiène le combat contre lé chfis^
tianisme et l'Eglise catholique. Si donc il ej^ige avec Une impé--
tuosité particulière que la religion, cette religion dont il àé
montre par ailleurs peu âôiicieux, participe à la eéfémoftie, il
est évident qU'il ne le fait pas par piété. Il célèbre ainsi bîëft
moins les succès du peuple allemand sur la France que ses
ptoprds succès sut l'Église catholique. Il veut la contraindre à
LA RIVg GAUOHÈ DU RHIN.t 615
figurer dans cette fête, et elle doit jubiler sur ses propres bles-
sures. Sous le prétexte que nous manquons de senti mens
patriotiques dont il sait la force, il veut nous contraindre à
nous atteler à son char de triomphe. » Le coup droit est porté,
et il est terrible, malgré les prudentes affirmations de loyalisme
allemand que Ketteler ne néglige pas ; il atteint le gouverne-i
ment berlinois, où nul n'ignore que Tévêque de Mayence, en
relations avec Dupanloup, a soutenu autrefois la politique
française de Dalwigk.
Donc Ketteler refuse ses prêtres; il refuse ses cloches; il
repousse la demande du général commandant la place, qui
voudrait disposer des tours de la cathédrale pour y faire jouer
un choral par une musique militaire. L'archevêque de Munich,
l'évêque de Spire suivent son exemple. Les journaux du Centre
font écho : les catholiques ne célébreront pas Sedan, « jour de
deuil et non pas jour de joie, » qui a été le signal de la lutte
contre la religion romaine. Le ministère de Bismarck pourtant
ne recule pas, et il emploie même la contrainte : dans la vallée
du Rhin, il change la date des vacances scolaires; elles com-
menceront seulement après le 2 septembre, et les élèves, par
voie d'autorité, seront ainsi forcés de fêter la victoire prus-i
sienne; ils ne devront pas rester ce jour-là dans leurs classes,
leurs maîtres leur feront traverser les villes, les mèneront à la
campagne et les feront chanter. La cérémonie officielle a donc
lieu, avec revue des troupes, mais l'atlitude de la population est
la même dans le pays rhénan qu'à Strasbourg et en Alsace.!
Seuls, les milieux prussiens pavoisent Mayence, les habitans
ont arboré à leurs fenêtres leurs feuilles de contributions en
protestation contre l'Empire ; dans la vallée de la Moselle, ils
ont exposé non pas des drapeaux, mais de vieux balais. L'année
suivante, à la même date, les mêmes scènes se reproduisent,
avec les mômes abstentions et les mêmes divisions. Ketteler
lui aussi récidive : Sedan, dit-il, est un « jour de deuil et
d'humiliation. »
Nous sommes en 1875 ; des prêtres sont arrêtés et jetés dans
des cachots : la terreur règne dans le pays rhénan. A Cologne,
un beau matin, les trois cent. vingt et une rues de la ville sont
tapissées de l'affiche suivante : « Les évêques maintenant sont
en prison. — ■ On pendra le roi, — - on brûlera Bismarck; — .
alors, la religion reviendra chez nous. » La police aussitôt
616 REVUE DES DEUX MONDES.;
promet une prime de 3 000 thalers à celui qui dénoncera le
coupable, et se met en devoir de gratter l'affiche séditieuse.
La nuit suivante, des mains inconnues en apposent une nou-
velle, qui reproche au chancelier l'indemnité de guerre pré-
levée sur nous. « Avec tes cinq milliards, tu n'as pas assez
d'argent pour payer celui qui a fait cela. »
Pour répondre au congrès vieux-catholique de Bonn, favo-
risé par le ministère berlinois, les évêques organisent le
28 juillet de grandes fêtes à Mayence, LUnivers est le seul
journal parisien qui y soit représenté. Son correspondant
assiste aux réunions et entend tous les discours, dont l'un, pro-
noncé par le baron de Loë, paraît avoir produit sur lui une
très vive impression. Mais il ne le résume pas. « Vos lecteurs,
écrit-il, me le pardonneront. Ils savent trop bien qu'il y a des
choses que M. de Bismarck est forcé d'écouter en Allemagne,
mais dont la presse française ne saurait parler sans commettre
le crime de lèse-majesté française, en donnant un sujet de
plainte aux puissans de Berlin. » Ces lignes suffisent poqrtant
pour que l'on devine ce que Loë a pu dire.
Les fêtes du 28 juillet ont, d'autre part, permis au haut
clergé de mûrir un projet que la presse fait bientôt connaître :
l'archevêque de Cologne, les évêques de Mayence et de Munster
combinent un grand pèlerinage rhénan et westphalien. Les
fidèles qui y prendront part sous la conduite du comte de Stol-
berg iront à Paris déposer un ex-voto dans la chapelle de
Notre-Dame des Victoires, et de là ils se rendront à Lourdes
pour y porter leur offrande, une bannière magnifiquement
brodée, représentant en grandeur naturelle saint Boniface, le
patron de l'Allemagne catholique. A Berlin, le coup est très
vivement ressenti, surtout étant donné qu'il succède au refus
de célébrer la fête de Sedan. A Paris, où l'on se remet à peine
de l'alerte de mars, l'initiative des évêques suscite une bien
compréhensible anxiété. D'après Vltalienische allgemeine Cor-
re'>7?onâ^(?n;:, l'ambassadeur français auprès du Vatican demande
au cardinal Antonelli d'interdire le pèlerinage, mais se heurte
à une fin de non-recevoir.Sur une nouvelle intervention directe
du duc Decazes auprès du Pape, celui-ci charge l'archevêque de
Cologne de donner des instructions spéciales à Stolberg. Alors,
l€s organisateurs proposent de modifier le programme : les
fidèles se réuniraient d'abord à Paray-le-Monial et se dirige-
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
647
raient ensuite vers Lourdes. On assure aussi que Decazes aurait
proposé de barrer la frontière, mais que Berlin aurait décliné
cette offre, en constatant que le gouvernement français n'entrait
pour rien dans cette manifestation politique. Toutes ces négo-
ciations sont assez obscures, mais il est certain qu'une pression
fut exercée sur les pèlerins. Ils traversèrent bien Paris, mais
ils le firent sans bruit et se rendirent à Notre-Dame des Vic-
toires sans aucune ostentation ; ils y furent seulement copieu-
sement insultés par une bande de protestans allemands qui les
y attendaient, et qui, par leurs injures, témoignèrent de la
colère prussienne.
Pour venir à bout de l'opposition particulariste des catho-
liques allemands, Bismarck comptait qu'il lui fallait encore
une fois vaincre leur alliée naturelle, la France. Ses premières
tentatives pour nous jeter dans le Kulturkampf datent de 1873.
A partir de ce moment, Hohenlohe déploya tous les artifices de
sa diplomatie pour provoquer l'évolution attendue : il montrait
une Allemagne conciliante, si le gouvernement français se déci-
dait à mater les « ultramontains; » au contraire, s'il se laissait
entraîner par eux, la paix demeurerait précaire. Il n'y a rien à
changer ici aux démonstrations de M. Georges Goyau. Les pre-
mières élections républicaines sont de 1876 et provoquent les
commentaires favorables des journaux bismarckiens.Au 16 mai,
ils redoutent une victoire de la Droite et ils agitent le spectre
de la guerre : les députés adversaires du maréchal emboîtent
le pas avec docilité.; Dès le 17 mai, Gambetta donne le mot
d'ordre : « Les menées cléricales ne sauraient nous amener que
la guerre, » mais déjà, quelques jours avant, il a lancé la for-
mule célèbre : « Le cléricalisme, voilà l'ennemi! »
Sous couleur de libéralisme, l'entente s'établissait donc
entre la France, l'Allemagne, et aussi l'Italie. Bismarck, chef
de cette coalition, remportait un succès qui lui assurait la
consolidation de l'Empire. Les élections ramenèrent à la
Chambre les 363, et Mac-Mahon, sans se démettre, se soumit.
Ce n'était pas assez pour le chancelier. A l'ancienne Allemagne
française il eût voulu montrer sa protectrice d'autrefois sur
l'étape même de l'abdication. Au mois d'octobre 1877, il lit
répéter par l'un de ses agens à Paris, Henckel de Donnersmarck,
que la paix serait assurée si la France renonçait à soutenir le
catholicisme, et il le chargea de proposer à Gambetta une
618 BEVUE DES DEUX MONDES^
entente sur le terrain anticle'rical. Henckel de Donnersmarck
fit savoir qu'il ne lui serait pas impossible d'amener Gambetta
à Varzin. C'est en avril 1878 que l'homme qui avait été pen-
dant la guerre l'âme de la Défense nationale se vit offrir cette
entrevue. Il accepta le 23, puis, au dernier moment, il recula
et ne partit pas.
Mais l'impulsion était donnée. A partir de ce moment, la
République s'engagea de plus en plus dans les voies de l'anti-
cléricalisme : le fameux article 7 et les décrets de 1880 sont
présens à toutes les mémoires. Il n'est pas niable que la
France, dans cette période qui suivit le traité de Francfort, ne
se soit trouvée aux prises avec d'énormes difficultés. Pourtant,
quels qu'aient été les dangers auxquels elle était exposée du
dehors, il est certain qu'elle a délibérément sacrifié les intérêts
de sa politique extérieure à ceux de sa politique intérieure,
abandonnant ainsi les restes d'une clientèle nombreuse, qui
avait mis en elle son dernier espoir, et que sa défection déçut
cruellement.
On a dit que le chancelier était sorti du Kulturkampf en
vaincu.; Oui, sur le terrain religieux : mais c'est là sans doute
qu'une défaite lui importait peu. Sa grande victoire, il l'obte-
nait dans le domaine politique : c'était la seule qu'il eût désirée
passionnément. Sans canons, ni fusils, ni baïonnettes, il venait
d'ajouter à Sedan un complément très appréciable, en brisant
l'offensive des particularismes allemands et la résistance rhé-
nane : le temps ferait le reste. En 1880, Gambetta pouvait bien
de nouveau se montrer inconciliable et parler de la « justice
immanente. » Ce n'étaient plus là que des déclamations sans
danger, puisque la France avait renoncé aux alliances qu'elle
possédait à l'intérieur de l'Empire. La première collaboration
du Centre avec Bismarck date de 1879; l'entente s'accentua de
jour en jour, tandis que le pape cédait aux avances que Berlin
lui prodiguait. Il reste à savoir pour quelles raisons la rive
gauche du Rhin se laissa peu à peu conquérir par la Prusse et
l'Allemagne impériale, à dire ce qui restait du prestige de la
France, au début de la présente guerre, chez des populations
dont l'àme même nous avait appartenu.
LA RIVE GAUGHÉ DU RHINa 619
III. — î,'organisati6n de la conquête
Dans cette valle'e rlie'nane, si profondément francisée, ce fut
la bourgeoisie des villes qui se rallia la première, et le mouve-
ment commença dès les premières années du Kulturkampf.i
Berlin sut provoquer les dévouemens et les récompenser quand
ils s'otfraient. Le fils de Hausemann fut anobli en 4872. Le
docteur Becker, d'Elberfeld, qui avait été condamné pour avoir
pris part aux mouvemens insurrectionnels de 1848, der rotlie
Becker, Becker !e Rouge, devint premier bourgmestre de
Cologne et membre de la Chambre des Seigneurs. Les manifes-^
tations de loyalisme, d'abord organisées officieusement, tinrent
l'opinion en haleine. En 1875, un comité de Dortmund ouvrit
un concours pour la composition d'un hymne en l'honneur de
Bismarck, et cet hymne fut exécuté pour la première fois à
Diisseldorf, le 22 octobre 1876. La ville de Cologne, en 1875,
nomma le chancelier bourgeois honoraire et lui éleva une
statue. L'année suivante, elle célébra par de grandes fêtes
l'achèvement de sa cathédrale ; en présence de l'empereur
Guillaume I®^ un poète poméranien, T. Scherenberg, affirma
en vers pompeux que les destinées de la cathédrale et celles de
TAllemagne étaient conjointes.
Ce n'était encore qu'un début, et la conquête morale du
pays rhénan ne pouvait se faire du jour au lendemain. La pénér
tration de l'idée impériale et prussienne fut lente : elle s'opéra
cependant. En 1830, en 1840, en 1848, en 1866, nous avions
reculé devant l'effort nécessaire; en 1870, nous avions été
battus. Les derniers espoirs s'évanouirent pendant le Kultur-
kampf : il semblait bien que nous eussions quitté le Rhin pour
toujours, et il eût été chimérique de prévoir notre retour^
Puis les formes de l'administration prussienne et les insti-
tutions allemandes avaient été progressivement substituées
aux nôtres, selon un plan longuement suivi et que la bureau-
cratie berlinoise n'abandonna jamais. Les derniers vestiges du
Concordat napoléonien s'effacèrent en 1873, quand fut pro-
mulguée la loi du 11 mai, qui annulait la distinction jusque-là
maintenue entre les curés inanjovibles et les desservans. Le
système des impôts n'avait plus rien de français. Nos codes
avaient disparu l'un après l'autreii Notre organisation judi-
620 REVUE DES DEUX MONDES.
ciaire ne laissa plus de traces à partir de 1877 : cette année-là,
la Cour d'appel, anciennement établie par nous à Trêves,
transférée à Cologne en 1815, cessa d'exister et fut remplacée
par un Oberlandesgericht.
L'école, dans la transformation dé l'esprit public, joua un
rôle considérable. L'Université de Bonn continua la tâche qu'on
lui avait assignée de convertie l'opinion à la domination prus-
sienne. On sait quelle propagande y a faite Sybel. Ses collègues
l'ont bien soutenu dans sa besogne et n'ont jamais refusé leur
concours à la politique du gouvernement. A l'Université de
Bonn on avait adjoint deux écoles techniques supérieures,
l'une à Aix-la-Chapelle, l'autre à Cologne. Il sortait de tous ces
instituts scientifiques, lai'gement entretenus, des médecins,
des négocians, des ingénieurs, des avocats, des administra-
teurs, des professeurs, des prêtres même, qui avaient reçu
l'empreinte de l'éducation nationale selon les formules prus-
siennes.
A tous les degrés, l'œuVre poursuivie par l'école était la
même : on pétrissait puissamment les cerveaux et on leur
inculquait l'admiration de la grande Allemagne, de sa puis-
sance et de son génie, avec le soin méthodique qui présidait
également aux offensives commerciales. L'enseignement pri-
maire déployait dans cette tâche peut-être plus d'activité encore
que les autres, car il avait pour mission de former des soldats
et de donner une âme à cette armée qui soutenait l'édifice
impérial. L'instituteur agissait par le lied patriotique, et sa
parole exaltait les souvenirs de 1870, des grandes victoires qui
avaient permis de fonder l'Empire si fécond en bienfaits, don
béni des Hohenzollern autrefois si détestés. Devenu adulte, le
jeune Rhénan passait sous l'autorité des sous-officiers, qui
complétaient son instruction et lui apprenaient ce qu'il devait
à l'uniforme du roi. Au sortir du régiment, il était recueilli
par une de ces associations de vétérans dont le gouvernement
avait favorisé la création et que l'on voyait figurer avec leur
drapeau dans les cérémonies officielles, lorsque l'on inaugurait,
par exemple, l'une de ces statues représentant Guillaume P"",
Bismarck on Moltke, et qui s'élevaient toujours plus nom-
breuses dans les villes de la rive gauche. Cinquante années
auparavant, c'étaient les anciens soldats de Napoléon qui se
groupaient et s'organisaient.; Or, la tradition militaire prus-
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
621
sienne avait remplacé la nôtre à la 'suite de nos défaites. C'est
ainsi que se forme une « nationalité. »
On la formait contre nous. Une presse à gages s'acharnait à
nos dépens en des diatribes toujours renouvelées. En face de la
France dégénérée, on dressait la vertueuse Allemagne, maîtresse
des sciences et des arts, mère des grands peintres, des grands
architectes, des grands musiciens, des grands philosophes, de
tous les surhommes enfin qui éblouissaient le monde.
Cette campagne de calomnies, commencée dans le pays
rhénan dès 1815, durait encore. Pareillement, l'immigration
n'avait jamais cessé. Fonctionnaires originaires de l'Est, sous-
officiers, ouvriers même continuaient a affluer. On en trouve
la preuve dans les stati.Uques de la population, si l'on consi-
dère les chifl'res donnés pour les deux religions catholique
et protestante. Il y a dans la province de Prusse rhénane
3 804 341 habilans en 1875, 4 287 392 en 1888, 7 121 140 en 1910 ;
à ces trois dates, et sur le nombre total, les protestans figurent
pour 906 483, pour 1171398 et pour 2 097 619: les catholiques,
au contraire, passent de 2 628170 à 3115 994 et à 4 916 022.
L'augmentation de la population catholique est donc de 15,6
et de 36,4 pour 100, celle de la population protestante de 22,6
et de 44,1 pour 1 30 d'un recensement à l'autre. L'accroissement
beaucoup plus considérable des protestans ne peut être attribué
qu'à une seule cause, à l'immigration.
Cependant, malgré notre renoncement, malgré la dispari-
tion de nos formes administratives, en dépit de l'œuyre accom-
plie par l'école et par la presse, jamais la rive gauche ne se fût
faite à son sort, même après l'extinction de la génération napo-
léonienne, si elle n'eût profité du bien-être et de la prospérité
qu'apportait l'Empire. Le vignoble était en décroissance, mais
on importait des raisins étrangers, et l'on vendait des imita-
tions de Champagne dont le placement, à l'intérieur et même
hors de l'Allemagne, était facile. Les villes devenaient formi-
dables : Cologne dépassait 500 000 habitans; Dûsseldorf, Essen,
Elberfeid, Aix-la-Chapelle, Grefeld, Coblence, Mayence et Sar-
rebrûck prenaient chaque jour une extension plus grande.
De 1880 à 1903, le gouvernement avait dépensé lÔO millions
pour le canal de Dortmund à l'Ems et 250 pour la navigation
du Rhin. Sur ce fleuve, le trafic s'était élevé de 6 millions de
tonnes en 1880 à 30 millions en 1900. Un chemin de fer Ion-
622 REVUE DES DEUX MONDES*
geait les deux rives, reliant le pays à la Hollande, à la Belgique
et à la Suisse. Le bassin charbonnier de Sarrebruck s'étendait
sur plus de 40000 hectares, avec des couches de houille qui
atteignaient parfois 20 mètres d'épaisseur. En 1897, les filatures
de coton, de 40 qu'elles étaient en 1888, avaient passé à 52, et
elles utilisaient 267 millions de balles au lieu de 168. Cette
même année, les provinces du Rhin et de Westphalie fournis-
saient 2 683 537 tonnes de fonte ; la Saure et la Lorraine,
2341 079 ; la contrée de la Sieg et la Hesse-Nassau, 730 678.
Il est intéressant de rechercher quelle était la situation
économique du pays rhénan à une date toute récente. Voici donc
les chiffres de l'année 1911, mais valables pour la seule pro-
vince prussienne, abstraction faite du Palatinat et de la flesse.
Au point de vue agricole, 12 952 hectares de vigne ont donné
461 900 hectolitres de vin; la récolte a fourni 1 787 000 tonnes
de pommes de terre, 524 000 de seigle, 498000 d'avoine,
219 000 de froment, 59 000 d'orge. Au point de vue minier, on
a extrait 3407 tonnes de cuivre, 27 626 de plomb, 65 485 de
zinc, 80 325 de manganèse, 42117 865 d'un charbon qui repré-
sentait à lui seul une valeur de 450 millions de mark. Indus-
triellement, il est sorti des usines 306048 tonnes d'acide sulfu-
rique; les fonderies ont produit 55319 tonnes de zinc, 53 105 de
plomb, 69654 kilogs d'argent; 31 hauts fourneaux ont livré
5 872 628 tonnes de fer brut valant 335 millions de mark.,
D'autre part, 1 576 distilleries ont fabriqué 101 706 hectolitres
d'alcool et 603 brasseries, 4 809000 hectolitres de bière. Enfin,
18 sucreries ont donné 613 813 tonnes de sucre brut et
1 200000 tonnes de sucre raffiné.
Les avantages matériels que le pays rhénan a retirés de
l'unité sont donc incontestables. Ce sont eux qui ont permis à
l'esprit impérial de s'épanouir. Dans la satisfaction des appétits,
les griefs d'autrefois perdaient de leur vigueur, et les gains
faciles apportaient l'optimisme. On était Allemands, rien qu'Alle-
mands, et sans doute l'avait-on toujours été, même Prussiens
peut-être. On oubliait les persécutions subies sous Bismarck.,
On oubliait bien d'autres choses encore. J'ai vu débarquer à
Mayence, un Jour de Pentecôte, des bourgeois de Cologne partis
en excursion sur le Rhin. Une musique les accompagnait, et,
quand ils s'ébranlèrent, elle se mit à jouer le lied du feld-maré-r
chai Biùcher : Was blasen die Trompeten. Aucun d'eux, sans
LA RIVE GAUCHE DU RHIN. 623
doute, n'en ignorait les paroles, et ils allaient joyeusement :
les cuivres chantaient la gloire du vieux sabreur, racontaient
comment il avait voué aux Français une haine immortelle,
comment il en avait tué dix mille à Lùtzen, comment il leur
avait appris à nager dans les eaux de la Katzbach avant de les
vaincre encore à la Wartbourg et à Leipzig. La force de l'habi-
tude opérait : d'avoir souvent entendu ce lied, il semblait tout
naturel de l'entendre encore, et ces Rhénans ne songeaient pas
qu'aux batailles de Lûtzen, de la Katzbach et de Leipzig, d'autres
Rhénans, leurs grands-pères, luttaient dans les rangs français
pour maintenir contre la Prusse de Blùcher l'empire de
Napoléon.
Et cependant, il y avait des senti mens profonds qui restaient
encore intacts, toute une subconscience qui se réveillait à de
certaines heures. Dans l'Empire, les populations de la rive
gauche se sentaient différentes de celles du Mecklembourg ou
de la Saxe. Elles étaient renseignées sur leurs origines : le sol
parlait, et les noms de lieux avec lui ; Audernach avait une
étymologie celtique, Mayence également, et bien d'autres
endroits encore. L'époque romaine avait laissé des monumens;
c'étaient le camp et les tombeaux de Bonn, les thermes et la
Porte Nigra de Trêves. Charlemagne passait pour avoir apporté
la vigne sur les bords du Rhin, et il était enseveli à Aix-la-
Chapelle. On n'ignorait pas non plus que les électeurs ecclé-
siastiques, depuis le milieu du xvii^ siècle, avaient soutenu la
politique de nos rois. On savait enfin, et il suffisait de visiter
les musées pour l'apprendre, que l'on avait été Français pen-
dant vingt années, au temps de la République libératrice et du
grand Empereur.
Au moindre incident, l'esprit particulariste réapparaissait.
Les Rhénans s'irritaient de voir affluer chez eux des immigrés
venus d'au delà de l'Elbe, des Ost-Elbier, comme ils disaient,
hôtes arrogans et antipathiques chargés de les coloniser. La
cherté de la viande, l'augmentation des impôts, les droits sur
le tabac, la bière, les allumettes, indisposaient contre la poli-
tique impériale, malgré les avantages qu'elle procurait d'autre
part. L'appellation de Preusse demeurait un outrage, « Vous
-confondez trop souvent en France, s'entendait dire à Trêves
en 1884 l'architecte Narjaux, la Prusse et l'Allemagne. Rap-
pelez-vous qu'ici, dans les provinces rhénanes, en Bavière, ou
624 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les Etats du Sud, traiter quelqu'un de Prussien, de Prus-
sien de Berlin, est lui adresser la plus sanglante injure. »
Les ultimes manifestations de la résistance à la conquête
sont assez difficiles à de'couvrir, car, depuis de longues années,
il y avait des choses que l'on n'imprimait plus, ou du moins
fort rarement. Un centre très important était constitué par la
Wallonie, où l'opposition se faisait très vive, et dont les habi-
tans, se sentant de plus en plus isolés dans l'Empire, déployaient
une grande énergie à défendre leur langue. On peut signaler
aussi qu'à diverses reprises, et encore a des dates très récentes,
le conseil municipal de Mayence a tenu tête au gouvernement
sur des questions d'importance secondaire et toutes locales,
mais qui mettaient en jeu certains restes delà domination fran-
çaise auxquels les habitans demeuraient très attachés : la ville
n'entendait rien abandonner de son passé. A Trêves, la germa-
nisation fut très longtemps entravée par l'action vigoureuse de
l'évêque Korum, un prêtre alsacien qui prit possession du siège
en 1882, recommandé par Manteuffel, et dont la nomination,
déclare Hohenlohe, fut le résultat d'un malentendu.
Mais l'attitude de Korum n'a pas été un fait isolé, et l'on
peut dire que d'autres membres du clergé rhénan, loin d'être
éblouis par la prospérité de l'Empire, conservaient entier
l'amour de la France. Je n'en veux d'autre exemple que celui
de Henri Brûck, l'historien du catholicisme en Allemagne au
xix^ siècle. Il était né à Bingen en 1839, à une époque où la
rive gauche se débattait sous l'étreinte des conquérans; devenu
évêque de Mayence en 1899, il mourait en 1903. Brûck avait
certainement désiré notre victoire en 1810. Cela résulte avec la
dernière évidence de l'hommage qu'il nous rend quand il parle
de l'écrasement de la France, <( dont les habitans ont combattu
pour leur patrie avec une ténacité héroïque. » Il a osé, dans
ces territoires asservis, faire sienne notre protestation contre
Bismarck. Dans la page qu'il consacre à la séance du Reichstag
où, le 4 décembre 1874, le chancelier, répondant au discours
du député Jôrg, accusa le cabinet français d'obéir à des influences
jésuitiques et romaines, Brùck s'indigne : « Ceux qui savent,
dit-il, les origines de la guerre franco-allemande, et en parti-
culier les révélations faites plus tard sur la dépêche d'Ems,
reconnaîtront l'absolue fausseté de ces affirmations. Avec le
père de famille de l'Évangile, on peut crier à cet homme : « Je
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
625
« te condamne par ta propre bouche. » Ces lignes sont de 1901.:
Notre Gode civil a été si longtemps en vigueur qu'il n'est
pas inconnu aux générations contemporaines : de très jeunes
gens sont nés tandis qu'il régnait encore. Le Code pénal suc-
comba d'abord, mais il fallut des victoires pour faire disparaître
le Code civil. Un premier projet présenté après Sadowa,
en 1867, échoua devant le Reichstag de la Confédération du
Nord. De nouvelles propositions furent apportées en 1871-1872,
et reprises en 1873. Il ne fallut pas moins de treize années
d'études pour que les commissions se missent d'accord, car
les travaux préparatoires commencèrent le 28 février 1874,
et la'première lecture n'eut lieu que le 27 décembre 1887. Le
texte définitif fut adopté le l^"" juillet 1896 par 222 voix contre
48, plus 18 abstentions et 92 absences, et peut-être serait-il très
intéressant de savoir comment ces votes se sont répartis. Le
nouveau Code civil, valable pour tout l'Empire, entra en vigueur
le l^"" janvier 1900, mais les derniers arrêts rendus dans le
pays rhénan en vertu de la législation française datent de 1908.
Il ne semble pas que la rive gauche ait accueilli avec une
joie sans mélange le cadeau qu'on lui faisait, et l'anecdote
suivante montre que notre souvenir subsiste encore dans les
couches profondes de la population ;
Il y a deux ans, écrivait M. Holzhausen en 1902, je suis entré aux
environs de Noël dans la vieille auberge d'un bourg prospère aux
environs de Bonn. Dans la pièce à côté de celle où je me trouvais,
les notables du lieu, devant des verres pleins, discouraient du
Grand Napoléon et de son Code, tandis qu'ils parlaient" avec ironie de
certaines créations juridiques récentes. Aussitôt que l'on eut remar-
qué ma présence, quelqu'un fit observer que la compagnie tenait là
une conversation dangereuse, sur quoi l'on ferma doucement la porte.
J'étais seul dans ma chambre avec mon arbre de Noël, mais j'aurais
volontiers donné les légendes allemandes qu'il me chuchotait pour
prendre part à cet entretien sur l'homme au manteau gris. Cet inci-
dent peut paraître un conte des anciens temps, et pourtant il s'est
passé dans les derniers jours de 1899.
En effet, la grande mémoire de l'Empereur, toujours vivante
dans l'Allemagne napoléonienne, l'était plus particulièrement
encore sur la rive gauche du Rhin. Elle a contribué à maintenir
à l'égard de la France une certaine sympathie que les prospé-
rités de l'Empire n'ont pas encore détruite; elle a empêché que
roME xui. — 1917. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.: ,
les absurdes calomnies répandues sur notre compte par la presse
et par l'école ne trouvassent partout la crédulité que l'on espé-
rait. Malgré les anathèmes officiellement lancés contre « l'aven-
turier corse » et « l'ennemi héréditaire, » il était encore des
gens qui ne maudissaient pas notre domination; il en était
aussi qui avaient connu des survivans de l'époque napoléo-
nienne; il était encore des vieillards dont les parens étaient
nés Français. Car l'Empire bismarckien, du fait de sa fondation,
n'avait pas tué tous les vestiges du passé. Pendant de longues
années, ceux-ci se montrèrent encore, comme un rappel inop-
portun ou comme un témoignage opiniâtre de ce qui avait été.
A Aix-la-Chapelle, en 1873, les portraits de Napoléon et de
Joséphine, donnés par l'Empereur en 1804, ornaient encore la
grande salle des séances du conseil municipal. M. Holzhausen
raconte que, tout enfant, il a assisté, dans la petite ville de
Rheine, en Westphalie, à l'un des premiers anniversaires de
Sedan. Tout à coup, devant les associations de vétérans alignées
pour la parade, une apparition fit revivre les jours d'autrefois.
On vit s'avancer une petite vieille qui portait au côté un tonnelet
de cantinière. « Les honneurs lui furent rendus, lisons-nous,
mais un sentiment étrange s'empara de moi quand on me dit
qu'en 1812 elle avait accompagné en Russie le grand Corse dont
les bruyères du pays de Munster murmuraient tant de légendes. »
C'est toujours à M. Holzhausen qu'il faut avoir recours pour
suivre le bonapartisme rhénan dans ses manifestations les plus
récentes : les détails qu'il nous apporte nous conduisent jusqu'à
la veille de la présente guerre. Il a encore connu ces anciens
élèves des lycées de Mayence, de Bonn et d'Aix-la-Chapelle qui
défendirent jusqu'à leur dernier jour la gloire de leur idole,
gloire dont nous-mêmes ne voulions plus. Vers 1885, un peu
plus tard même, on pouvait en apercevoir encore quelques-uns.
C'étaient eux qui, à Enskirchen, avant et après 1870, quand
ils assistaient au banquet donné pour l'anniversaire du roi de
Prusse, attendaient le départ des autorités pour lever leurs
verres aux cris de « Vive l'empereur! » En 1902, comme
M. Holzhausen venait de terminer au Giirzenich de Cologne une
conférence sur la mort de Napoléon, il vit paraître un vieillard
de quatre-vingt-un ans, l'ancien éditeur E. H. Mayer, qui lut à
l'assistance un poème dont il était l'auteur, composé en 1840
pour célébrer le retour des cendres :
LÀ RIVE GAUCHE DU RHINvi
627
« Debout I France, debout I — Ouvre tes bras à sa cendre, — >
Car elle seule peut aujourd'hui t'apporter le salut... »
Les associations des anciens soldats de Napoléon se sont
éteintes à mesure que disparaissaient les derniers survivans de
la Grande Armée. Mais à Mayence, où se trouve le tombeau de
Jean Bon Saint-André, l'ancien conventionnel et préfet du
Mont-Tonnerre, décédé dans les derniers jours de 1813, s'élève
encore le monument édifié par les vétérans de l'Empereur pour
perpétuer leur mémoire et rappeler aux générations à venir des
exploits dont ils étaient justement fiers. Les noms de ces morts
glorieux, — nos morts, car personne ne peut les revendiquer,
sinon nous-mêmes, — se lisent toujours dans la pierre; et sur
le large socle qui la supporte, comme un symbole et comme
un cri de leur âme, surgit vers le ciel, brillant au soleil, un
casque d'officier de dragons français du premier Empire. Le
dernier de ces vieux soldats a cessé de vivre en 1883, mais
pendant dix-sept années encore, les familles ont maintenu
l'association sous prétexte de bienfaisance : elle n'a été dissoute
qu'aux environs de 1900.
Il est donc certain que M. Holzhausen n'exagère nullement
lorsqu'il fait en 1902 la constatation suivante : « Les sympa-
thies françaises et spécialement napoléoniennes, dont la force,
vers 1840, remplissait d'étonnement le Berlinois Gutzkow,
ont duré dans les provinces rhénanes bien au delà de 1870, et
leurs restes sont encore visibles aujourd'hui pour un œil péné-
trant. » J'ai connu moi-même quelques-uns de ces fidèles de
la France, bonapartistes par tradition, dont les grands-pères
avaient été nos obligés et qui entretenaient avec un soin jaloux
des musées particuliers où ils recueillaient pieusement les sou-
venirs de notre domination. Ils savaient encore que telle route
avait été construite par tel préfet, que Napoléon, remontant le
Rhin en 1804, s'était arrêté dans telle bourgade. Ils avaient
accepté l'empire bismarckien, mais ils ne reniaient point le
passé, et même ils avaient conscience que ce passé n'était pas tout
à fait mort. <( Wir sind mehr nach Frankreich wie nach Berlin
orienliert. — Nous regardons du côté de la France plus que
du côté de Berlin, » me dit une fois un médecin originaire du
pays rhénan. Et un avocat me confia de même : « Wir sind j a
halb Franzosen. — Nous sommes à demi Français. » Un Lor-
rain annexé avait dû faire en 1912 un long séjour à Mùnchen-
628
REVUE DES DEUX MONDES.
Gladbach. Il y avait logé chez de très vieilles gens. Son hôte,
plus qu'octoge'naire, était fils d'un de nos anciens soldats rhé-
nans; il ne savait pas un mot de notre langue, mais il lui
avait chanté en français les chansons de route de nos troupiers ;
son père les lui avait apprises. Le même Lorrain, à Trêves,
s'était entendu dire : « C'est grand dommage pour nous que
Napoléon ait été battu h Waterloo, car alors les Prussiens sont
arrivés, et avec eux le malheur. » Je n'oublierai jamais la ren-
contre que j'ai faite en 1911 d'un jeune Mosellan. Il portait en
épingle de cravate le petit chapeau et avait à sa breloque l'ef-
figie du vainqueur d'Iéna : « Mon grand-père, me déclara-t-il,
l'a vu passer chez nous. Il est inutile que l'on me parle de Fré-
déric II et de Bismarck : nous ne connaissons pas ces gens-là 1 »
Certes, aucun mouvement d'opinion, à la veille de la pré-
sente guerre, ne révélait une hostilité violente contre la Prusse
et contre l'Empire. Des statues de Moltke s'élevaient sur les
places publiques; les vitrines des libraires exposaient des por-
traits de Guillaume II; un pur loyalisme semblait animer les
populations. Or il n'est pas bien sûr qu'à Berlin on ait estimé
que l'assimilation fût complète. Pourquoi donc l'Empereur,
après avoir étudié à Bonn, y envoya-t-il plusieurs de ses fils,
tandis qu'un autre étpiit expédié à Strasbourg, mais aucun dans
les anciennes provinces? N'était-ce point parce qu'on voulait
combattre une certaine froideur et susciter un enthousiasme
prussien qui faisait encore défaut? Pourquoi, en 1913, et. avec
grand fracas, fit-on remonter le Rhin par une petite escadre de
torpilleurs? N'est-ce point pour la même raison? Tous les ans,
le 2 septembre, jour anniversaire de Sedan, les villes rhénanes
offraient un bien curieux spectacle : les églises protestantes,
pavoisées, étaient en fête et regorgeaient d'une foule recueillie,
venue pour entendre de véhémens sermons patriotiques ; les
églises catholiques au contraire étaient vides et ne s'ornaient
d'aucun drapeau, si bien que l'on avait le sentiment que deux
populations différentes, l'indigène et l'immigrée, coexistaient
sans se confondre et que la seconde avait des allégresses aux-
quelles ne participait point la première. La Prusse considérait-
elle encore comme vacillant le loyalisme des provinces rhé-
nanes ? Est-ce à cause de cela qu'elle envisageait assez facilement
leur perte après des désastres militaires ? « En cas de défaite,
disait à M. Ibanez de Ibero une haute personnalité berlinoise
LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
629
dans les derniers mois de 1914, nous perdrions la rive gauche
du Rhin. » Et M. Pierre Boutroux a cité cette phrase d'un
journal luthérien imprimé en Westphalie, le Sonntagsblatt fur
die evangelische Gemeinde Unna, du 25 juillet 1915 : « La
France, dont la population diminue plutôt qu'elle ne s'accroît,
s'arrangerait fort bien des pays et des habitans de la rive gauche
du Rhin. »
Ainsi s'achève cette histoire. De 1815 à 1914, la monarchie
prussienne ne change ni ses méthodes ni ses buts; mais, à partir
de 1880 et au sortir du Kulturkampf, elle procure aux provinces
rhénanes une prospérité matérielle inconnue dans les années
précédentes, et elle rencontre seulement alors des dévouemens
qui s'étaient refusés jusque-là. Il n'est pas niable que sa colo-
nisation patiente n'ait produit des résultats. La conquête,
à prendre les choses en gros, semblait terminée, sauf quelques
désaccords qui, dans la satisfaction des appétits et l'orgueil de
la puissance, passaient au second plan. Il ne s'ensuivait pas
d'ailleurs que les anciennes dissensions, pour un moment
apaisées, eussent définitivement disparu : elles avaient en effet
des causes bien trop profondes et que nous avons énumérées.
Elles s'étaient effacées surtout sous l'influei^ce d'un bien-être
accru, mais aussi parce que l'opposition eût été stérile et qu'elle
n'eût rencontré nulle part l'appui dont elle avait besoin. L'Alle-
magne napoléonienne, dans ses régions les plus occidentales,
ne pouvait résister à la Prusse qu'en fondant ses espoirs sur la
France. Or, du jour où il fut évident que la France faisait défaut,
elle n'avait plus qu'à se résigner, en profitant le plus possible
de la situation qui s'offrait à elle. La rive gauche du Rhin n'y
manqua pas. Du moins peut-on dire que, si la Révolution et
l'Empire ont porté fort loin leurs armes, si Rome, Amsterdam,
Raguse même ont été pendant plusieurs années des villes
françaises, en aucun lieu notre domination n'a été plus appré-
ciée, en aucun lieu notre souvenir n'a plus duré que sur ce
coin de la terre gallo-romaine où Gustine, en 1792, avait planté
notre drapeau.:
Julien Rovèbbi.
LES VOIX DU FORUM
(<)
LE RETOUR DES DIEUX
XXI
« Je sens, disait Cardueci, la patrie antique fre'mir dana
mon sein, et sur mon front brûlant planer les dieux de l'Italie. )>
Telle fut l'impression que Remigio éprouva dès qu'il eut
posé le pied sur le sol romain après l'exil qu'il s'était volon-
tairement imposé. Il était cinq heures du soir, mais une clarté
totale baignait encore les pentes des collines et semblait les
mettre à nu. Tout resplendissait dans la pourpre et dans l'or
de cette clarté victorieuse. En face de la gare, les cyprès
plantés par Michel^Ange aux jardins des Thermes de Dioclétien
étaient des flambeaux allumés d.evantle massif des gigantesques
ruines.
Avant de monter en voiture pour rentrer chez lui, il voulut
traverser à pied la place des Cinq-Cents. Cristina, au moment
de le quitter, lui avait suggéré ce désir> Elle savait qu'autour
du monument élevé à la mémoire des soldats de Dogali, il allait
trouver groupés ses amis anciens, ceux qui impatiemment
attendaient son retour et auxquels elle l'avait annoncé. Ils
étaient là, pressés de revoir ses traits et de serrer ses mains,
(1) Voyez la Revue des 15 octobre, 1" et 15 novembre.
(2) Copyright by Jean Bertheroy, 1917.
LES VOIX DU FORUM.
631
pressés surtout de se sentir de nouveau liés à sa pensée puis-
sante. Quand ils l'aperçurent, ils eurent tous le même geste
exalté qui voulait dire : « Le voici enfin! Nous ne nous sépa-
rerons plus! » Remigio comprit ce que signifiait ce geste, et il
en compléta l'assurance : « D'un seul cœur et d'une seule âme
pour le salut de la patrie. »
Cette chaude sympathie lui était douce. Au milieu d'eux
il gagna la Via Nazionale. Il ne songeait maintenant qu'à la
tâche qui s'imposait à lui, à laquelle ils travailleraient ensemble.
Tout en écoutant leurs propos, il s'émerveillait de retrouver
la ville plus belle qu'il ne l'avait laissée, plus émouvante et
plus sereine. Le deuil de tant de ses fils lui faisait un nouveau
visage, un visage que la souffrance avait ennobli et lavé des
poussières dont d'impurs contacts l'avaient souillé. Cette Rome
resplendissante et douloureuse, redevenue elle-même, rendue
à ses dieux, à son histoire, cette Rome sur qui le monde avait
les yeux fixés, comme au temps où elle imposait sa loi au
monde, cette Rome indestructible, avait-il pu l'abandonner si
facilement? Il marchait le long de l'immense voie qui lui
semblait faite pour des triomphes égaux à ceux de jadis. De
tous côtés les vestiges du passé se mêlaient à l'expansion de la
vie moderne; la fauve lumière du soir confondait les pierres
et les marbres des édifices, et toute la suite des siècles appa-
raissait comme une broderie magnifique au peplos de la Rome
des Césars, de Jules II et de Garibaldi : c'était bien un amour
sensible que Remigio ressentait pour elle, un amour physique
et voluptueux qui donnait à son sang une circulation plus forte
et assurait l'audace de ses desseins. Il se découvrait prêt à la
défendre et à écarter "d'elle les embûches, ainsi que ferait un
amant pour une maîtresse tendrement servie.
Sur le Corso bruyant et étroit, leur groupe ne se sépara pas
encore; les cafés richement éclairés regorgeaient de consom-
mateurs; mais ce n'était plus la foule hétéroclite d'avant la
guerre, et l'on était là entre soi; ils s'arrêtèrent dans un de
ces établissemens pour vider une coupe d'asti et par ce symbole
matérialiser leur union. Dès qu'il pénétra dans la, salle où il
s'avançait le dernier, Remigio fut reconnu; on le salua d'une
ovation discrète; la Renommée aux cent bouches, qui a son
temple au pied des collines, avait déjà annoncé sa présence
dans Rome et l'heureux espoir de ses dispositions changées.
632 BEVUE DES DEUX MONDES.^
Il n'en fut pas surpris; aujourd'hui la déesse aux cent bouches
s'appelait Cristina; il la sentait autour de lui vigilante et impé-
rieuse; elle avait repris possession de sa volonté; avec une
souplesse surprenante elle avait choisi le moment où, par la
force des choses, cette volonté devait évoluer vers le but qu'elle
avait marqué d'avance.
L'heure passait vite en ces effusions cordiales; ce fut seule-
ment après le tintement de VAve Maria que Remigio put ren-
trer place Navone. La vaste place agonale était plongée dans
l'ombre ; cependant on distinguait encore les masses obscures
des trois fontaines et la façade de Sainte-Agnès. De l'autre côté
une maison vaguement éclairée semblait l'attendre et lui faire
signe; il se hâta davantage; derrière ces fenêtres closes, quel-
qu'un aussi guettait son retour; tout le ressaisissait, tout
l'accueillait. 11 était chez lui...
Comme Cristina, Aida était vêtue de deuil; elle portait le
deuil de Bernard et, sous ses cheveux dorés, elle évoquait
l'image d'une très jeune veuve qui n'aurait pas encore connu
l'amour. Sa douleur était résignée et mélancolique; une pudeur
l'enveloppait d'un autre voile plus étroit et presque impéné-
trable. Remigio, en la serrant contre sa poitrine, eut conscience
qu'elle ne lui révélerait rien d'elle-même ; peut-être l'amertume
d'un rêve déçu se mêlait-elle à ses larmes, et gardait-elle un
secret ressentiment à celui qui avait choisi la mort, alors qu'il
aurait pu trouver en elle la raison et la victoire de sa vie.
Jusqu'à quel point Aida avait-elle engagé son cœur dans celte
aventure funeste? A peine avait-elle été fiancée à Bernard que
déjà il s'éloignait d'elle, et ni l'un ni l'autre n'avaient goûté les
joies pures, exaltantes, qui précèdent l'union des êtres et en
sont le délicieux prélude; à peine avait-elle eu le temps de
consentir à ce don futur qui rend les vierges frémissantes;
jusque-là, n'était-ce point dans l'ignorance et dans une sorte de
sommeil qu'elle avait écouté les premiers aveux de Bernard?
Tous deux ils étaient conduits par l'attrait de leur jeunesse; ils
avaient obéi à cette loi naturelle qui rapproche les cœurs et
les lèvres de vingt ans. Mais Aida, réveillée tragiquement de
ce songe, n'était-elle pas en droit de se demander si Bernard
ne s'était pas trompé lui-même, et s'il n'avait pas pris un
mirage pour la réalité? La toute-puissance de l'amour n'avait
pu l'arrêter au moment fatal; le souvenir de ses promesses
LES VOIX DU FORUM.
633
n'avait pu prévaloir contre la tentation d'e'chapper à une lutte
qu'il estimait au-dessus de son courage. Il était parti, désertant
l'amour, laissant derrière soi les ruines de deux existences.
Voilà sans doute ce qui mettait sur le front d'Alda cette ombre
douteuse qui s'ajoutait aux reflets noirs de ses voiles.
Cependant elle essayait d'offrir h. son père un visage apaisé;
elle avait tout préparé pour que la maison lui parût de bon
accueil. Ainsi qu'elle faisait autrefois, elle avait fleuri les
corbeilles et disposé sur sa table de travail les objets familiers
qu'il aimait. Elle voulait le rendre heureux, et c'était là
l'unique forme de bonheur à laquelle elle se crût capable de
participer encore. Elle allait commencer avec lui une vie appli-
quée et studieuse que la présence de Gino rendrait moins
sévère. Mais comment Gino ne se trouvait-il pas là?.,.
Remigio, qui s'était assis à sa place accoutumée, songeait
aussi à l'absent; il dit d'une voix hésitante :
— Je ne t'ai pas annoncé le départ de Gino Ralli; bien qu'il
fût dégagé de toute obligation militaire, il a voulu, comme
les autres, remplir son devoir. Il se bat là-haut dans quelque
défilé des Alpes Juliennes. Je suis sans nouvelles de lui depuis
le jour où il m'a quitté.
— Est-ce possible? murmura Aida.
Gela lui paraissait invraisemblable, en dehors de toute pré-
vision. Jamais la pensée n'eût pu lui venir que Gino, quelles
que fussent les circonstances, se séparerait de son ami, de son
maître. Des liens plus étroits que ceux du sang les unissaient :
c'était de leur plein gré que l'un et l'autre ils s'étaient rappro-
chés pour l'œuvre commune de leur esprit. Aida ne comprenait
pas...
— Gomment n'as-tu pas cherché à le retenir? dit-elle à
son père.
Remigio la regarda, surpris :
— Me crois-tu capable d'exercer une pression sur la volonté
d'un homme qui agit selon sa conscience? Bien loin de retenir
Gino, c'est moi au contraire qui l'ai libéré de toute servitude
à mon égard. Son évolution a été plus rapide que la mienne,
parce qu'il est plus jeune et plus assoupli. Je suivais depuis
quelque temps déjà ce travail d'affranchissement qui se faisait
en lui peu à peu. Je le sentais vivre dans une atmosphère de
gloire et d'héroïsme, bien que restant toujours à mes côtés.
634 REVUE DES DEUX MONDES.t
Dans nos promenades quotidiennes au sein de sa ville natale,
cette Pise silencieuse, mais ardente, je devinais son âme en
ébuUition, prête à l'emporter jusque sur les hauteurs où l'on se
bat là-haut, — ce Calvaire 1 Pauvre ami! Il craignait de m'affli-
ger, de me trahir presque. Il a fallu que je le prenne aux
épaules et que je lui crie : « Va-t'en ! » pour qu'il se décide
à m'abandonner.
Aida avait baissé la tête; elle pleurait silencieusement. Ces
larmes montaient du fond ignoré de son être, et elle n'eût pu
dire au juste pourquoi elle les versait. Elle s'attendrissait sur
son père qui était resté seul, sur Gino qui s'était offert au
danger; et le regret de Bernard se mêlait encore à toutes ces
émotions obscures. Ah ! si le fils de Gristina, s'arrachant à
l'affreux dilemme qui l'empêchait de faire comme Gino, eût eu
lui aussi la force de comprendre son devoir! S'il s'était élancé
lui aussi au sommet de cet éblouissant calvaire où tant de
jeunes martyrs recevaient la palme immortelle, la mort l'eût
épargné peut-être... Épargnerait-elle Gino, ou bien sa place
devait-elle rester vide, la place chère et tiède encore où sur
cette table il accoudait son bras pour méditer et traduire en
lignes sereines les élévations de sa pensée? Quelle angoisse nou-
velle ajoutée à la certitude d'un irréparable deuil! Elle songeait
à ce printemps en fleur, à ce printemps vite effeuillé dans lequel
elle avait, l'espace de quelques matins, promené ses espérances.
Tout maintenant était ruine et deuil. Tout semblait s'effondrer
autour d'elle. Et ses larmes lui semblaient jaillir d'une source
intarissable.
Cependant, devant la dignité calme de son père, elle eut
honte de sa faiblesse. Ne s'était-elle pas promis de lui montrer
un visage résigné? Puis n'avait-elle pas envers lui un nou-
veau devoir, un devoir plus grand, plus* complet que celui
qu'elle avait prévu? C'est la richesse des nobles cœurs de
trouver toujours le secret des consolations. Elle s'approcha de
Remigio :
— Regarde, dit-elle, combien le Destin, dans sa cruauté,
nous a ménagés encore. Il me laisse tout entière a toi, que
j'aurais dû quitter si j'avais épousé Bernard. Désormais nous
ne nous séparerons plus,
Remigio sourit, incrédule :
— Chère petite! Ma petite Aida! Ne t'impose pas une réso-
LES VOIX DU FORUM.
635
lution aussi extrême. Peut-on savoir à ton âge ce que réserve
le lendemain? Tu seras heureuse plus tard, bientôt peut-être...
Ce jour-là je te dirai comme à Gino : Pars! va où le destin
t'appelle*.. '
— Nonl déclara Aida en s'accrochant à lui, je ne te quitterai
jamais; je n'ai pas d'autre devoir à remplir que celui qui
m'attache à toi. Je resterai ici, dans cette maison où je suis
née, où nous âvons vécu des années si douces.
Elle jeta un coup d'ceil du côté de la fenêtre ouverte sur la
vaste place :
-— Lorsque je suis rentrée hier, en revenant de la villa
Forba, j'ai eu d'abord un moment de souffrance terrible; trop
de souvenirs accouraient au-devant de moi. Ah! ces souvenirs,
comme ilssont tenâces et angoissans! En passant la porte de la
demeure, je me revoyais guettant Bernard qui était allé te
confier nos désirs et te demander de les approuver. De cette
fenêtre, où je m'étais appuyée, je le voyais encore; c'était lui
qui me guettait pour me prendre par la main lorsque je sortais
de Sainte-Agnès après la messe matinale; il me conduisait aux
éventaires des marchandes de fleurs, et nous choisissions les
gerbes, les belles gerbes embaumées qui étaient comme le
symbole de notre tendresse naissante...
Elle courut à là fenêtre, qu'elle ferma; puisi elle fit tomber
sur les vitres les longues pentes de soie verte :
— Si tu veux, ajouta-t-elle en rougissant, cette fenêtre,
nous la tiendrons toujours cloge; nous travaillerons dans ce
jour vert et soyeux qui nous séparera des choses du dehors.
Ainsi mes tourmeiis, mes regrets ne se représenteront plus
Sans cesse à ma mémoire. Et ce sera plus intime et plus sage.
— Et quand Gino reviendra, il faudra bien la rouvrir, cette
fenêtre, dit Remigio en essayant de vaincre son émotion.
Mais elle restait palpitante; elle dit tout bas :
-— Peut-être ne reviendrà-t-il. point. Peut-être apprendrons-
nous sa mort, sa mort glorieuse et sainte. Peut-être est-il déjà
entré dans Ce monde des esprits purifiés d'où l'on découvre
sans peine les intimes vœux de ceux qui sont restés sur la terre...
Ne nous entend-il pas à cette heure? Oui, il me semble qu'il
nous entend...
Minuit sonfiait Seâ douze coups lents et graves. Remigio se
leva :
636 REVUE DES DEUX MONDES.,
— Il faut aller te reposer maintenant. Embrasse-moi, Aida,
c'est l'heure de dormir.
Remigio ne s'était pas couché. Il sentait rouler en lui trop
d'agitation et de plénitude. Après avoir eu la sensation du
naufrage, il se retrouvait au port, mais il gardait au fond de sa
poitrine l'incessant tumulte des flots.
Comme sa philoso^ie sociale était loin de lui maintenant!
Elle déclinait à l'horizon, ainsi qu'un astre qui achève sa
course.
Cette rentrée dans Rome, qu'il avait redoutée longtemps,
lui avait apporté des joies puissantes sur lesquelles il allait
vivre. Les voix du Forum, que naguère il avait négligé d'en-
tendre, les voix du peuple, ces voix souveraines, maintenant il
en comprenait la portée réelle ; il s'associait à elles dans sa
volonté d'agir. Ainsi Cristina avait dit vrai en lui prédisant
qu'il accepterait leur loi.
— Malheur à l'homme seul ! clamaient ces voix menaçantes.
Malheur à celui qui, mis sur la terre pour travailler de ses
mains à l'œuvre commune, reste immobile dans la contempla^
tion des beautés inaccessibles!
Et Remigio, pareil à cet athlète nu que rien ne distinguait
des autres athlètes, se dépouillait de ses dernières passions
individuelles pour descendre dans l'arène.
XXII
Presque chaque jour, vers la fin de l'après-midi, Remigio
Rente prenait le chemin de la villa Forba. Il était sûr d'y
retrouver Cristina entourée de ses fougueux amis et d'y être
mis au courant d'une foule de nouvelles importantes et secrètes
que les feuilles publiques ne possédaient pas encore. Ces ren-
seignemens lui étaient précieux; mais ce qu'il estimait davan-
tage, c'était l'atmosphère d'ardente confiance qu'il respirait au
milieu de ces êtres dont la foi patriotique n'admettait ni le
doute ni la crainte.
Dès le premier moment il avait pu se convaincre que son
ascendant sur les esprits restait intact; lorsqu'il prenait la
parole soit en public, soit dans l'intimité d'une réunion privée,
la lumière se faisait tout à coup, et ce qui semblait obscur
LES VOIX DU FORUM.
637
devenait lumineux et tangible. Le génie latin, avec sa clarté et
sa force, habitait en lui; s'il avait pu se croire usé et même
fini après l'effondrement de ses rêves, il constatait que cette
période de fatigue n'avait servi qu'à emmagasiner en lui de
nouvelles puissances d'attraction. Peut-être aussi était-il soulevé
par le mystérieux désir de montrer à Cristina qu'il n'avait pas
démérité d'elle; leur collaboration étroite était tout ce qui
subsistait des intimités anciennes ; si elle triomphait de l'avoir
amené à ses desseins, il éprouvait de son côté une satisfaction
virile de pouvoir l'aider jusqu'au bout. Quand elle l'accueillait,
les mains tendues, avec un sourire qui n'était que pour lui
seul, il comprenait l'étendue de la place qu'elle tenait encore
dans sa vie.
Un soir, ayant été retenu chez lui plus tard que d'habitude,
il s'était fait conduire en voiture jusqu'à la porte Saint-Jean.
Là, comme il mettait pied à terre, il rencontra Angelo Ralli,
qui par cette même porte rentrait dans la villa. Le vieux musi-
cien, dès qu'il l'aperçut, l'arrêta de quelques mots brefs :
— Ne vous pressez pas, c'est inutile ! La comtesse de Lodatz
ne reçoit pas aujourd'hui.
— Serait-elle malade? demanda Remigio.
— Je ne le pense point;' mais, depuis la mort de son fils,
elle a parfois des accès de tristesse qu'elle veut cacher même à
ceux de ses amis qui pourraient le mieux les comprendre. Alors
elle s'enferme, elle évite toute communication avec le dehors.
Puis son énergie admirable la ramène bientôt au milieu de son
champ d'action. Demain, vous la verrez souriante et stoïque,
comme vous l'avez vue hier.
Il se frappa la poitrine d'un violent meâ culpâ :
— C'est notre faute, à nous autres hommes, si la sagesse
féminine se montre supérieure à la nôtre. Nous nous étions
laissé aller à envisager la vie sous les espèces d'une traversée
riante sur une mer sans tempêtes. Nous nous dirigions tout
doucement vers l'abîme. Pendant ce temps, nos compagnes,
nos filles, nos sœurs, usant de cette intuition miraculeuse que
la nature a mise en elles pour les avertir du danger, se pré-
paraient à prendre le gouvernail. Quel exemple nous donne
une Cristina de Lodatz, frappée dans ses affections les plus
chères, et se dévouant quand même à l'affranchissement de la
patrie 1
638 REVUE DES DEUX MONDBSii
— Oui, dit Remigio, la louve romaine n'a jamais cessé
d'allaiter les fils du dieu Mars. Notre supe'riorité sur les nations
germaniques ne viendrait-elle pas de cette prédominance de
l'élément féminin, qui se montre partout dans notre histoire
aux heures décisives, et qui, pendant les heures calmes,
embellit notre littérature et nos arts? Gristina incarne ce prin-
cipe au point qu'on la pourrait comparer à chacune des antiques
héroïnes dont nous célébrons encore les étonnantes vertus.
Mariée à un homme d'une autre race, elle a su conserver dans
son sein le dépôt des forces traditionnelles, et c'est dans cet
esprit qu'elle avait élevé son fils, — le fils de l'étranger 1 On
n'ose penser à la désolation qui a dû être la sienne lorsque cet
enfant, qu'elle avait cru arracher à l'influence contraire, s'est
évadé brusquement de sa tendresse et a préféré mourir d'une
mort inutile et obscure, plutôt que d'avoir à choisir entre les
deux hérédités qui luttaient en lui depuis sa naissance.
11 s'animait à son insu et maîtrisait avec peine les soubre-
sauts de sa voix tremblante. Angelo Ralli plaignit encore
Gristina :
— Nous l'admirons tous sans essayer de la consoler. Nous
savons que la seule consolation digne d'elle lui sera offerte
par le triomphe de la cause qu'elle défend avec tant de
courage.
Remigio eut un mouvement d'impatience :
— Pourquoi toujours anticiper sur les résultats de nos actes
et les bénéfices que nous en pouvons tirer? Groyez-vous que
la comtesse de Lodatz ait une conception aussi étroite du devoir?
Et quand même le triomphe attendu ne viendrait point ou
tarderait à venir, le mérite serait-il moins grand et la convic-
tion moins sincère? Le cœur ne se paie pas avec ces raisons
intéressées.
— Vous parlez en philosophe, répondit Angelo; mais nous
avons déjà fait l'expérience de la vanité des théories philoso-
phiques en face de la grande douleur qui s'est levée devant nos
regards; cette douleur universelle, unique, absorbe en elle les
cris de toutes lés nations et les sanglots de toutes les races;
elle est dressée sur le monde comme au sommet d'une immense
tour de Babel, et le jour où le socle sur lequel elle s'appuie
s'effondrera, ce sera l'ère nouvelle pour les peuples; alors ceux
qui avaient cru que leurs larmes seraient sans consolation
LES VOIX DU FORUM. 639
comprendront que Dieu n'a pas créé l'homme seulement pour
souffrir, mais pour goûter aussi les joies abondantes de la
vie,
— Vous êtes plus fou aujourd'hui que je ne l'étais hier,
répliqua Remigio en souriant.
Il prit congé du music,ien. En dépit de l'avertissement qu'il
en avait reçu, il avait hâte de continuer sa route. Si Cristina
ne devait point le voir, elle saurait du moins qu'il était venu,
et peut-être en éprouverait-elle quelque bienfait fugitif, quelque
léger soulagement; ou, si e-lle l'accueillait près d'elle, ce serait
dans l'intimité du tête-à-tête ; alors il pourrait lui faire entendre
des paroles cordiales et simples, de ces paroles dont l'accent et
l'émotion font toute la vertu. Depuis qu'elle l'avait ramené à
Rome, pas une fois ils ne s'étaient retrouvés seuls ensemble.!
Remigio se demandait sur quel mode se placerait leur entre-,
tien, et parmi les innombrables nuances de l'amitié, quelle
serait celle qui dominerait dans leurs expansions II n'ignorait
rien des complications de l'âme féminine; si jadis il les avait
redoutées, il se sentait maintenant parfaitement capable de ne
rien laisser de lui dans ce labyrinthe ténébreux; c'était avec la
pleine conscience de sa force q^u^il accourait au secours de cette
faiblesse. Pourquoi donc marchait-il si vite, et avait-il peine à
rétablir son souffle oppressé? Une flamme passait sur son
front, la flamme des chers souvenirs. Ce soir, la nature avait
repris l'expression ardente et secrète qu'il lui avait connue au
temps du bonheur...
Il avait traversé les jardins de la villa Forba, où tant
d'ombres fugitives mettaient des baisers sur les paupières
abaissées des fleurs ; les allées profondes conservaient encore
un reste de lumière dorée, emprisonnée entre les lacets des
feuillages; le silence et la solitude n'étaient plus que des appa-
rences sous lesquelles la nature infatigable continuait son"
labeur; ces jardins étaient pleins d'accords invisibles et de pré-
sences mystérieuses ; ils recelaient une animation féconde, tandis
qu'au delà de leur clair-obscur la maison restait plongée dans
un halo de ténèbres. Remigio avait ralenti sa marche; il éprou-
vait la détente que communique aux sens la fin d'une journée
calme et radieuse; il aurait voulu que Cristina pût jouir aussi
de cette minute bienfaisante; mais rien n'indiquait qu'elle fût
debout derrière l'une de ces fenêtres strictement closes; peut-
640 REVUE DES DEUX MONDES.,
être dormait-elle déjà, ou, retirée au fond de ses appartemens,
se laissait-elle aller à la volupté des larmes?
L'entrée principale se trouvait du côté opposé; c'était par là
que les visiteurs officiels étaient introduits ; mais Remigio
avait conservé l'habitude de pénétrer chez Gristina par un petit
atrium précédant l'atelier dans lequel elle se tenait de préfé-
rence. Malgré l'heure tardive, il s'y rendit cette fois encore ;
une haute lampe, voilée de mauve, répandait juste assez de
lumière pour qu'il pût se diriger à travers les vases et les sta-
tues qui ornaient le seuil; et, comme il avançait lentement, il
fut surpris d'entendre les sons d'une musique passionnée, dou-
loureuse, ardente. C'était la Marche funèbre de Chopin; il en
reconnaissait les premières mesures, et il reconnaissait aussi
la façon dont Cristina avait autrefois interprété devant lui le
chef-d'œuvre du maître polonais. Mais ce soir il y avait une
plainte plus vibrante dans les accens qu'elle arrachait au cla-
vier. Elle jouait de mémoire, le buste penché, la tête errante
parmi les boucles dénouées de sa chevelure. Il s'approcha,
sans qu'elle l'eût aperçu. Peut-être éprouva-t-il un instant le
scrupule de rester ainsi auprès d'elle sans s'être signalé, et
comme pour surprendre le mystère de ses dispositions intimes;
il n'eut pas cependant le courage de l'interrompre, et il s'assit
un peu à l'écart.
La musique gagnait sur lui, telles "les ondes d'un océan sur
une plage à la courbe docile ; elle l'envahissait tout entier, et
le mettait à l'unisson de cette douleur qui s'exprimait avec une
irrésistible puissance. Il avait fermé les yeux pour ne pas voir
le visage en relief de Gristina, sa bouche empourprée, ses
narines entr'ouvertes; c'était ainsi qu'il aurait voulu la peindre,
si le goût des œuvres plastiques eût pu encore subsister en
lui; c'était ainsi qu'il la trouvait en possession do sa beauté
accomplie. Pourtant il ne cherchait pas à, poursuivre ce rêve;
il avait fermé les yeux, Les ondes sonores continuaient à
l'envahir, submergeant sa pensée, l'entraînant vers des abîmes
infinis.
Gristina s'était levée et s'avançait Vers lui.
— Vous étiez là, je le savais; je vous ai senti venir. Merci
de ne m'avoir pas interrompue.,
Elle jeta un regard vers le clavier resté béant et qui sem-
blait frémir encore de l'attouchement de ses doigts :
LES VOIX DU FORUM.
641
— Cette musique funèbre, c'est ma seule consolation;
quand je n'en peux plus, quand je sens que le chagrin
m'e'touffe, j'ouvre mon piano, et je m'évade ainsi de la triste
re'alité.
— Vous souffrez à ce point? demanda Remigio.
— Oseriez-vous en douter, mon ami? Est-ce que tout ne
m'a pas abandonne'e? Après mon fils, sur lequel j'avais placé
de si chères espérances, c'est Aida, qui était pour moi comme
une autre enfant, et qui m'a quittée pour aller vous rejoindre.
— N'est-ce pas vous qui l'avez voulu?
— Dites plutôt que ma volonté a obéi à des causes supé-
rieures. J'ai suivi la logique inflexible des événemens : ce sont
eux qui m'ont guidée et dominée.
Elle ajouta, le voyant changer de visage :
— J'ai tort de me plaindre, puisque vous êtes làl Mon but
était de vous ramener à Rome, de vous obliger à rentrer dans
l'action, à travailler avec nous. J'ai réussi; le reste ne doit pas
compter.
Elle était redevenue sereine, presque souriante :
— Demain nous nous retrouverons pour continuer l'œuvre
magnifique du salut de la patrie, — notre grand Resorgimetito !
Il n'y aura plus de iléchi.ssement dans mon âme; il faudra
oublier cette heure sombre, de même qu'on oublie les pâles
angoisses de la nuit lorsqu'une nouvelle aube se lève.
Doucement elle le congédiait du geste; Remigio comprit et
s'inclina. Pourtant, avant de sortir, il ne put s'empêcher d'ex-
primer le sentiment qui l'attristait :
— J'étais venu ici comme un ami, et je repars comme un
étranger.
— Vous vous trompez, assura-t-elle; quand vous êtes entré,
je me croyais seule au monde. Maintenant, je sens, je sais que
le meilleur de vous-même m'appartient encore.
Elle lui tendit sa main; il la serra, sans y appuyer les
lèvres.
XXIII
Aida guettait le retour de son père à la maison. Une dépêche
venait d'arriver, qu'elle n'osait ouvrir. Beaucoup de lettres et
de messages s'amassaient ainsi chaque jour et à toute heure
TOME XLII. — i917. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.)
à l'adresse de Remigio Bente, et jamais elle n'éprouvait au-
cune envie d'en connaître la provenance; mais cette dépêche
qu'on lui avait directement remise l'émouvait, comme si elle
eût contenu quelque chose qui dût l'intéresser personnelle-
ment.
Une agitation du même ordre l'avait maintes fois remuée
l'été passé, lorsqu'à la villa Forba elle attendait auprès de la
comtesse de Lodatz des nouvelles de Bernard. — Hélas I le cycle
de ces émotions était clos, et Aida ne croyait plus pouvoir
s'intéresser aux surprises du destin. Ce soir, l'émotion ancienne
la reprenait ; elle se demandait avec une anxiété véritable si ce
mince rectangle de papier vert que le souffle capricieux du
ponentino faisait battre de l'aile au coin de sa table comme un
oiseau abattu, n'allait pas changer quelque chose dans sa vie.
Ce matin, elle avait eu vingt ans ! — Seulement vingt ansl —
La révélation de sa jeunesse lui avait paru formidable, inouïe... i
Oui, malgré ses larmes, sa résignation, l'écroulement subit de
son rêve, elle était à l'âge où tant d'autres jeunes vierges n'ont
pas encore reçu l'annonce miraculeuse du bonheur. Bernard en
se tuant avait tué aussi le bonheur et l'amour et toutes les joies
promises, désirées, dues en quelque sorte aux cœurs qui les ont
pressenties; mais il lui avait laissé ses vingt ans, et l'éternel
mirage des illusions. De quel côté du ciel livide le miracle
allait-il surprendre ses yeux, pareil à un éblouissant pan d'azur
que les nuées, en s'écartant, révèlent? Elle souriait de sa folie,
elle s'en accusait comme d'une infidélité à son deuil ; — elle
avait vingt ans, des cheveux d'or, et sur les tempes le reflet
nacré des lis en fleur...
Elle se refusait à toute espérance ; son seul patrimoine de
félicité, c'était de se dévouer à Remigio. Ce père, dont elle
avait appris à mieux apprécier les nobles dons à mesure que le
temps usait en lui des qualités excessives, elle s'était promis de
ne jamais le priver de ses soins vigilans et tendres. C'était un
vœu qu'elle avait prononcé dans le sanctuaire secret de sa
conscience, prenant Dieu à témoin de sa sincérité. Il lui arrivait
même parfois, en s'exaltant, de s'imaginer que le suicide de
Bernard avait été pour elle une sorte d'acheminement à ce
devoir filial, auquel elle voulait se consacrer toute, un avertis-
sement à ce devoir. Elle se regardait dans cette haute maison
de la place Navone, en face de Sainte-Agnès, comme dans une
LES VOIX DU FORUM. 643
tour de cloître au pied de laquelle les bruits et les importu-
nite's du monde venaient émousser leurs efforts. Et elle denieu-
rait dans ce recueillement; elle y enfermait sa jeunesse, ceinte
du bandeau des vestales.
Dans d'autres temps, elle se serait mise à la fenêtre afin
) d'entendre le pas de Remigio résonner sur la chaussée ; la
fenêtre était ouverte, mais elle ne s'y avançait point. Elle redou-
tait tout ce qui monterait de la place jusqu'à elle, tous ces
souvenirs confus du passé qui voudraient lui parler de Bernard,
lui chuchoter à l'oreille les paroles qu'ils avaient échangées,
tant de ravissemens, d'étonnemens, de confidences naïves.,.-
Elle ne se mettait plus à la fenêtre. Quand elle sortait, elle
marchait vite jusqu'à ce qu'elle eût tourné l'angle du palais
Braschi. Alors, sans savoir comment, elle se trouvait en face du
masque bouffi de Pasquino qui semblait la gourmander de son
effroi; ou bien, si elle se portait de l'autre côté, elle apercevait
au delà du fleuve la masse énorme du Môle d'Adrien sur lequel
pesaient les trois civilisations romaines; au sommet, l'archange
saint Michel remettait au fourreau la lance qu'il venait de
tirer; cette vision la faisait tressaillir; elle se sentait plus petite,
plus misérable, un jouet, un atome que la moindre secousse
suffirait pour disperser. Elle se livrait à la menace de n'être
plus rien demain ; elle appelait cet inconnu des fins dernières
dont nul ne sait au juste ce qu'elles réservent à l'assemblage
fortuit de pensée et de matière, d'intelligence et de néant qu'est
une pauvre créature humaine...
Remigio rentra enfin ; il embrassa sa fille au front et s'en
alla dans sa chambre changer de vêtemens.
— Je vais revenir, avait-il dit.
La dépêche était là, qu'il avait effleurée d'un coup d'œil; il
n'était jamais pressé de prendre connaissance de son courrier;
quelquefois même, il remettait au lendemain le soin de l'ouvrir.
Ce soir, il paraissait soucieux, absent de lui-même. Aida, habi-
tuée à épeler les signes de son visage, y reconnaissait une
préoccupation qu'elle y avait déjà vue souvent,
<( Mon Dieu ! se dit'elle, pourvu que ce télégramme ne lui
apporte pas de nouveaux sujets d'inquiétude ! »
Et tout à coup, elle pensa à Gino :
« Si c'était lui!.,. »
Le papier tremblait au bout de ses doigts. Elle voulait savoir,
644 REVUE DES DEUX MONDES.
ne fût-ce que pour épargner à son père une commotion trop
vive. Elle déchira le timbre.
C'était Gino en effet ; en deux phrases brèves, il annonçait
son retour, dont la cause restait inexpliquée. Qu'importe 1 II
allait revenir! Demain il serait là, assis devant celte table...
Aida ne songeait qu'au bonheur que son père allait éprouver.!
Justement, celui-ci poussait la porte. Elle se précipita vers lui :
— Ginol Gino qui revient!
Comme si rien ne s'était passé, la vie ancienne avait repris.
Dès son arrivée, Gino s'était assis devant la table de travail.
Il paraissait à peine changé, et la seule remarque que fit Aida
en l'examinant, c'est qu'il était moins pâle et ne portait aucune
trace de fatigue. On eût dit que son corps, pareil à une lame
d'acier, trempée rouge dans une eau glaciale, était sorti plus
vigoureux de l'épreuve physique qu'il venait de subir. Cepen-
dant l'émotion l'étreignait, et, après les premières effusions, il
était resté un moment silencieux.
— Comme c'est bon de se revoir! avait-il dit enfin.
— Oui, répondit Remigio; surtout si c'est pour ne plus se
séparer.
Une inquiétude perçait dans sa voix. Gino, le comprenant,
s'était ressaisi :
— C'est vrai! Je vous dois l'histoire de mes campagnes! Elle
est dénuée d'intérêt et de prestige. J'aurais voulu mieux faire;
je ne l'ai pu. ! Le pauvre soldat que j'étais d'abord! Passer brus-
quement d'une existence réglée, sédentaire, à cette existence
d'animal sauvage qui est celle de l'homme de guerre d'aujour-
d'hui, avoir à lutter à la fois contre un ennemi brutal et rusé et
contre toutes les perfidies des élémens, c'était beaucoup, c'était
trop... Lorsque, pour la première fois, j'ai dû franchir des som-
mets abrupts, j'ai cru que je n'irais pas plus loin; mon sacrifice
était consenti d'avance; j'aurais voulu seulement qu'il coïncidât
avec quelques baisers de la gloire. Mais la gloire n'a pas voulu
de moi ; sans doute me trouvait-elle trop indigne de prendre
part au banquet qu'elle sert si généreusement à tant d'autres.
Il avait souri :
— Pas njême une blessure, malgré la fureur que je mettais
k m'exposer ! Oui, j'étais pris d'une folie du danger comme les
mystiques de la folie de la croix. Peu à peu, l'ivresse de l'air et
LES VOIX DU FORUM. 645
du sang me rendait pareil à mes compagnons, me faisait res-
sembler à mes lointains ancêtres oublie's. Je perdais le pli
professionnel que j'avais gardé longtemps, je sentais mon dos
se redresser, ma poitrine s'élargir. La gageure était gagnée ; je
pouvais espérer payer ma dette à mon pays et venger la mort
de celui qui, de sa tombe, semblait encore m'appeler, celui qui
fut mon camarade de pensée, le frère de mon âme, Renato
Serra! Gomme je comprenais maintenant le miracle qui s'était
opéré en lui! Ce miracle, il venait aussi de s'accomplir en moi :
l'idée du devoir s'était changée en l'extase de la passion la plus
noble, la plus féconde ; le pauvre soldat d'hier était devenu un
amant de cette gloire capricieuse et infidèle qui s'obstinait à
l'écarter de son chemin... Puis, un jour, l'accident stupide est
arrivé; en descendant les marches taillées à pic dans la neige
durcie pour aller jeter des bombardes sur un nid de mitrail-
leuses à trente mètres de profondeur, le pied me glissa... je
faillis me tuer ; j'avais simplement la jambe gauche fracturée
en deux endroits. On me releva quelques heures après. J'aurais
dû vous écrire de l'hôpital militaire où j'avais été transporté ;
quelque chose m'en empêcha, — je ne saurais dire quoi au
juste, — la crainte de vous alarmer, et peut-être aussi la honte
de n'avoir rien de plus beau dans mon histoire et de rentrer
dans la vie privée à laquelle on allait forcément me rendre,
sans le moindre héroïque souvenir.
— Pauvre Gino!
Aida avait prononcé cette exclamation avec une pitié sin-
cère; il l'en remercia d'un regard :
— Ne me plaignez pas trop ! Je ne boite presque plus et je
souffre à peine.... Mais me voilà voué désormais à reprendre la
vie sédentaire dont je m'étais désaccoutumé. J'ai maintenant
des fringales de liberté et d'espace. J'ai dix ans de moins que
lorsque je suis parti. Et même je ne me souviens pas d'avoir
jamais éprouvé dans ma prime jeunesse cette frénésie de goûter
aux joies de la nature.
Il s'était tourné vers Remigio, comme pour s'excuser de ses
aveux. Remigio avait souri, indulgent :
— Tant mieux, mon ami 1 Là est le véritable équilibre I
Un reste de fièvre agitait Gino. D'un même mouvement
tendre, Remigio et Aida lui avaient pris la main. Et tous trois
ils avaient recimenté l'accord de leur vie ancienne,
646 REVUE DBS DEUX MONDES^
XXIV
Le vieux Tibre, chargé des tristesses du monde,
Coule, funèbre et lourd, en ses bords immortels;
Le vieux Tibre pensif, qui roule dans son onde
Plus de divinités que Rome n'eut d'autels ;
Gomme un torse noueux sculpté par Michel-Ange,
Il se plie et s'étire en un geste lassé ;
Et nul, jetant la sonde aux limbes du passé,
Ne pourrait découvrir ce que contient sa fange...
L'automobile suivait le cours du fleuve et filait dans la cam-
pagne nue ; Rome, pavoisée, éblouissante; étendait encore ses
chauds reflets sur ce sol aride et sur ces eaux limoneuses. Puis
ce ne fut plus bientôt que le désert qui semolait sans limites.
Si près de la grande ville, on entrait dans la zone de désolation
et de silence.
Remigio avait accepté l'invitation du Père Semenoti de
l'accompagner jusqu'au rivage ostianien, où déjà on se prépa-
rait à restaurer les autels de la Paix ; — une nouvelle victoire
des troupes italiennes sur le Garso septentrional justifiait l'espoir
que la fin de la lutte était proche ; et tous les visages se tour-
naient vers la Vierge clémente et auguste, qui devait remplacer
l'infernale puissance de la force et du fer.
Le Père Semenoti se sentait heureux ; certes il avait, sans
aucune restriction mentale, accepté la guerre nécessaire,
en soumission à la loi de la patrie; mais le sang ne pouvait
couler toujours ; le massacre, la douleur et la mort ne pouvaient
éternellement exercer leurs ravages; les temps étaient venus de
préparer l'avènement de la paix et des œuvres réparatrices. Un
autre sentiment de joie éclairait aussi sa face expressive et ronde :
longtemps Remigio Rente avait siégé à l'autre extrémité de
l'édifice social ; et l'on pouvait dire que Remigio, libre penseur
et philosophe hégélien, gardait sur la jeunesse contemporaine
une influence au moins égale à celle que le Père Semenoti avait
conquise en enseignant la foi catholique. Tous deux étaient
illustres par leur éloquence et leur ardeur à défendre les idées
qui leur étaient chères. Aujourd'hui ces idées ne s'opposaient
plus et c'était volontiers que le libre penseur et le religieux
s'en allaient de concert étudier les problèmes de l'avenir.
LES VOIX DU FORUM.
647
— Oui, disait le Père Semenoti, une immense de'solation
plane sur le monde, parce que les hommes s'étaient enivre's
d'orgueil et avaient cru posséder l'inconnaissable, cette science
d'essence divine dont ils ne réussissent à saisir que des parcelles
et dont ils n'usent que pour le triomphe de la haine et du mala
Voyez, voyez cette plaine stérile et maudite; jadis elle était
fertile, et pleine de douceurs: l'Isola Sacra, le beau rivage d'Ostie,
toute cette région qui a presque cessé de vivre, c'était là que
nos ancêtres venaient chercher l'abondance et la sécurité I
Cérèa alors souriait aux cultivateurs tranquilles qui faisaient
rendre à la terre le centuple de ce qu'ils lui confiaient. Mais
Vulcain est venu et avec lui le règne de la violence et de la cupi-
dité ; il a attiré èi soi les désirs pervertis des hommes ; il les a
détournés de la terre bienfaisante pour leur apprendre les œuvres
qui dévastent et qui tuent; voilà l'image de ce qui s'est passé
hier, de ce qui se renouvellera demain si on n'y prend garde.i
• — Vous avez raison, dit Remigio. Pouvons-nous oublier
l'avertissement qui nous a été donné par un de nos plus lucides
esprits (1) : « Il faut au monde énorme et puissant, mais désé-
quilibré et plein de confusion, où nous vivons, un peu plus
d'ordre, de beauté et de mesure; la crise que nous traversons
prouve que si nous ne parvenons pas à restaurer notre idéal, la
civilisation du fer et de la science finira par une espèce de
gigantesque suicide ; c'est la lutte entre les dieux de l'Olympe,
le dieu boiteux et irascible qui forge le fer et le dieu qui con-
naît les lois das proportions nécessaires entre les élémens de la
vie, c'est-à-dire le secret de la santé, de la beauté et de la vertu.i
Notre tâche sera de rétablir cet équilibre, d'apprendre à servir
de nouveau le dieu cher aux Latins, qui est l'auguste gardien
des mesures. » Je pense comme vous que lorsque nos soldats
auront déposé les armes, ils devront retourner à la charrue,
labourer ce sol délaissé, reconquérir cette terre irrédente qui
n'a pas cessé de leur appartenir.
Un troupeau de buffles maigres, mené par un garçon au
regard sauvage, aux gestes brusques, traversait à cet instant la
plaine inculte. De l'autre côté, le Tibre grossi, courroucé, pré-
cipitait ses vagues fumantes vers la mer prochaine.
— I Gela serait si facile ! poursuivit le Père Semenoti., Quel-
(1) Guglielmo Ferrero.
648 REVUE DES DEUX MONDES.!
ques années suffiraient pour rendre h. ce pays une nouvelle
splendeur. Rien n'est impossible à l'homme lorsqu'il a la
volonté d'utiliser toutes ses ressources. L'éternelle Italie, fille
de la mer et du soleil, c'est ici que l'on a le mieux l'impression
de ce qu'elle fut avant que la patience de ses fils eût orné son
front et enrichi son sein d'inestimables joyaux.
11 s'animait, se sentait grandir par le verbe, comme lorsque
du haut de la chaire que soutenaient les lions apocalyptiques
il parlait aux foules que sa voix électrisait; Remigio l'écoutait,
sans sourire de son enthousiasme; il s'était lui-même livré tant
de fois à cet excès de lyrisme qui jaillit des sources fraîches de
l'âme I II se plaisait à évaluer d'avance les bénéfices qu'il tire-
rait de cette collaboration précieuse dans l'œuvre de salut où
leur intelligence allait s'appliquer.
Cependant la voiture s'était arrêtée ; on était au niveau de
la ville antique. Des ruines surgissaient du sol déblayé, avec
cette majesté des choses que le temps a conservées plutôt qu'il
ne les a disjointes; dans leur forme squelettique elles révélaient
encore un peu de l'âme qu'elles avaient contenue. C'étaient les
colonnes inégales des temples, les travées obliques des théâtres,
les vastes exèdres des Thermes et, le long du fleuve, les rues
maritimes que bordaient les maisons basses des marchands.
La mer, qui s'était retirée du rivage, luisait comme une
immense plaque d'émail à travers les silhouettes tordues des
pins parasols; le Tibre, plus fauve à son embouchure qu'à sa
naissance, entourait de ses bras impétueux l'Isola Sacra où jadis
tant de vie et tant de volupté étaient encloses; à l'autre extré-
mité, la ville moderne, avec sa cathédrale et son château fort,
paraissait plus vide et plus abandonnée que ces ruines, et n'évo-
quait que les souvenirs d'une époque de violence et de terreur.
Remigio et le Père Semenoti suivaient ces voies silencieuses;
les mêmes pensées les occupaient tous deux; leur but était le
même ; leurs désirs pareils : rendre à cette terre désolée sa
fécondité ancienne. Aujourd'hui le peuple aussi avait faim ; il
réclamait le blé et l'épeautre, comme lorsque Tacite, se plaignant
déjà que la terre nourricière n'avait plus assez de bras pour
l'ensemencer, constatait que l'existence du peuple romain était
chaquejour le jouet des flots et des tempêtes. L'âge d'or était loin,
l'âge des riches moissons et des nobles travaux agrestes; mais la
terre était là toujours, attendant le bon vouloir des hommes;
LES VOIX DU FORUM. 649
il fallait remettre l'outil aux mains des travailleurs, et faire reve-
nir sur leurs lèvres les chants des Saisons monotones et certaines.
Devant ce qui avait été l'Emporium, Remigio eut un geste
large :
— C'est ici que la paix devrait posséder sa nouvelle église ;
elle s'élèverait à cette place, en face des autels détruits de Vul-
cain; elle rayonnerait comme le symbole des temps nouveaux,
comme la radieuse promesse de la libération humaine ; de la
terre, de la mer, et des airs on pourrait l'apercevoir, encoui^a-
geant le seul effort digne des aspirations de l'esprit.
Son grand rêve, son rêve aux ailes brisées, se refaisait en
lui, plus lumineux, plus magnifique. Utopie ou vérité? Dans
sa soutane trop courte, le Père Semenoti tressaillait de joie.
Et les deux hommes, perdus dans ces régions désertiques, se
prenaient à voir fleurir sur ces rivages une génération meil-
leure, accourant autour de la paix, comme les foules pieuses de
Van Eyck autour de l'Agneau. Et leur bonheur en cette minute
était sans limites.
Pour regagner Rome, il fallait se hâter, avant que le soleil
eût disparu derrière les franges dorées de l'horizon ; les vingt
kilomètres qui séparent Ostie de la capitale furent franchis en
une course si rapide que lorsque l'auto, rentrant par la porte
Saint-Paul, eut dépassé le petit cimetière des Anglais, Remigio
subitement réveillé de ses méditations, jeta un cri de surprise.
Il avait eu l'intention de s'arrêter, au retour, à la villa Forba;
mais son compagnon lui suggéra un autre projet :
— C'est chez Angelo Ralli que nous devons aller finir cette
journée mémorable ; je suis persuadé que ce qui nous y attend
ne peut manquer de compléter nos résolutions.
Il n'ajoutait pas qu'il aimait cette demeure du grand musi-
cien, placée comme une tour de guet au-dessus de l'antique
Forum, et d'où l'on découvrait l'incomparable dôme de Saint-
Pierre, couronné par les cyprès du Monte Mario. Ce soir, la ville
pavoisée et mouvante serait comme un navire qui vient de jeter
l'ancre au port après une traversée périlleuse ; les chants de
victoire s'entendaient déjà à travers les remous de la multitude;
c'était un bruit confus dont la polyphonie grandissante rappe-
lait les innombrables sons qui s'élèvent du clavier de la mer.
Ce soir, sur toutes les places et dans toutes les enceintes, tandis
que lentement la clarté du jour achèverait de glorieusement
650 REVUE DES DEUX MONDES.
mourir, ces voix délirantes célébreraient l'héroïsme de ceux qui
étaient morts glorieux pour renaître demain au sein d'une plus
vive lumière ; un besoin d'idéalisme éperdu soulevait ces âmes,
comme l'instinct de la vie soulève le noyé, emporté à la dérive
et qui n'a pour dernière chance de salut que le faible roseau
qu'une main inconnue lui tend.
Angelo Ralli était seul ; mais, par la fenêtre ouverte, il
assistait à la manifestation qui remplissait le Forum et en
débordait les entours ; dans ce vallon étroit, encombré de tant
de richesses monumentales, la colonnade du Temple de Faus-
tine et d'Antonin portait, intacte encore, sa frise dédiée au
couple impérial ; et, blottie entre les blocs de cipolin du por-
tique, l'église de San Lorenzo in Miranda semblait une chapelle
expiatoire où l'épouse du pieux empereur achevait de purifier
son âme. En face, de l'autre côté de la Voie Sacrée, la Maison
des Vestales se rajeunissait de la floraison tardive des lauriers-
roses ; les statues de ces vierges dressées parmi les souples ver-
dures qui en cachaient le socle, montaient vers la lumière dans
un essor que rien ne venait arrêter. Cette Maison des Vestales,
avec ce qu'elle gardait de fraîcheur, retenait le regard plus que
les orgueilleux arcs de triomphe et les imposantes basiliques ;
elle était le charme, la poésie, la douceur féminine de ce lieu
que de si grandes ombres avaient traversé. Et c'était autour de
son atrium que se pressaient les promeneurs avides de sur-
prendre quelques traits de ces figures vénérables ; — là-bas, le
tombeau de Faustulus, caché sous le figuier noir, restait isolé et
improbable; mais la demeure des Vestales, ses bassins clairs,
ses oléandres en fleur et ses colonnes fragiles, c'était toujours
de la vie, de la jeunesse et de l'espoir...
Mystérieux, Angelo avait fait signe à ses visiteurs de s'asseoir
devant la fenêtre ouverte ; le bruit des musiques lointaines ou
proches s'était tu ; on attendait autre chose. Les sentimens du
peuple avaient besoin de s'incarner dans une glorification
unique qui les portât tous ensemble et les magnifiât par les
sortilèges divins de l'éloquence ou de l'art; ainsi en était-il
chaque fois que quelque grande commotion morale arrachait ce
peuple à sa quiétude accoutumée. Ce soir, quelle serait la
forme que prendrait cette nouvelle apothéose ? On attendait ;
on chuchotait des noms. Les mânes de Garducci, de Mazzini et
de Cavour réclamaient, comme ceux des héros anciens, leur part
LES VOIX DU FORUM.
651
en cette fête ; et tous les porteurs de lyre, les orateurs, les
entraîneurs d'hommes soulevaient I9 vallon sacré de leurs
puissantes incantations.
Une voix de femme s'éleva dans le silence.
Si pure, si harmonieuse, elle s'accordait avec la clarté rosé
sous quoi frissonnaient les mosaïquea et les marbres ; elle sor-
tait de l'atrium des Vestales, et vraiment on eût dit la voix
même de l'une des prêtresses célébrant la force nouvelle de
Rome et la vertu invincible de là Cité dont la garde était dévo-
lue à leurs mains. Un accompagnement léger de cithares et de
harpes soutenait la voix puissante, unique... Les phrases de la
cantate se succédaient avec une ampleur pareille à l'influx de
l'inspiration poétique qui les avait dictées. Angelo Ralli s'était
mis au piano; il suivait, lui aussi, le rythme sublime. De la
chambre où il dominait l'espace, il envoyait k la cantatrice
invisible cet hommage de son génie. Lumière et Beauté 1
Cette ivresse pénétrait partout. Le Père Semenoti avait baissé
les paupières, tandis que Remigio, courbé sur les balustres de
la fenêtre, cherchait à découvrir quelle était celle de qui la
voix avait un si grand pouvoir qu'en elle s'incarnaient et se
résumaient toutes las autres voix des siècles. Mais la multitude,
pressée autour de l'atrium, opposait à sa curiosité une barrière
infranchissable ; et c'était seulement par les yeux de l'esprit
qu'il croyait apercevoir, vêtue de blanc et couronnée d'aspho-
dèles, la comtesse de Lodalz, entourée d'un chœur de cithares
et de harpes...
XXV
Aida venait de traverser la place de l'Esquilin, et mainte-
nant elle contournait l'abside de Sainte-Mâiie-Majeure. Elle
marchait vite, pressée d'arriver au but. Il y avait plusieurs
semaines qu'elle se proposait d'accomplir ce pieux pèlerinage à
la basilique Libérienne, — la basilique du miracle 1 Mais,
depuis le retour de Gino, sa vie avait complètement cessé de
lui appartenir. Si elle avait pu supposer un instant que la pré-
sence de Gino lui rendrait un semblant de liberté, elle s'était
vite aperçue que son devoir n'en était que plus étroit et sa
tâche plus stricte ; entre ces deux hommes qui absorbaient les
énergies de sa raison et de son cœur, les jours passaient sans
652 BEVUE DES DEUX MONDES.,
qu'elle trouvât le temps de se pencher sur elle-même pour
essayer d'y apercevoir l'image fuyante de son destin.
Ce matin pourtant, elle avait quitte' de bonne heure la
maison. Avant de partir, elle avait dit à Gino : « Je vais faire
un grand voyage ! » et, comme il manifestait une surprise
mêle'e d'inquiétude, elle avait expliqué en souriant :
— J'entends un voyage dont le but dépasse la limite ordi-
naire de nos courses ; un grand voyage pour mon âme 1
Elle avait lu dans ses yeux qu'il avait le désir de lui offrir
de l'accompagner; mais elle voulait être seule; elle était jalouse
de conserver à cette démarche son caractère de foi absolu. Et
elle était sortie sans retourner la tête, bien qu'elle fût certaine
que, debout derrière la fenêtre, il la regardât s'éloigner.
Elle marchait vite, pressée d'arriver au but... La neige
couvrait l'Esquilin d'un duvet blanc et moelleux, ainsi qu'en
cette aurore lointaine où, sur le champ immaculé, le patrice
Jean avait tracé l'enceinte de la basilique miraculeuse. Mais
alors, c'était l'été, et les roses fleurissaient sur l'Esquilin, et cette
neige inattendue était le signe d'un grand prodige. Aujour-
d'hui l'hiver avait défleuri les roses ; et la foi aussi dans beau-
coup de cœurs avait perdu la sève par quoi se vivifient les
défaillans rameaux de nos espoirs. Cependant l'insigne basilique
recevait toujours de nombreuses visiteS ; et la Vierge de saint
Luc, dans son cadre de rubis et d'amétliistes, attirait à soi la
cohorte de tant de femmes désolées.
Ce fut devant cette effigie vénérable qu'Aida se prosterna
avec un grand sentiment d'abandon. Elle était à l'heure inquiète
de sa traversée terrestre, celle qui remplit d'angoisse et d'incer-
titude les plus courageux nautoniers ; l'horizon se trouble,
devient un grand lac de ténèbres; il semble que la douce
lumière qui caressait nos fronts au départ soit pour jamais
abolie, alors que d'une transe plus vive le désir du bonheur
nous étreint. Ce grand désir nostalgique du bonheur, Aida
l'éprouvait sans en définir les causes profondes ; c'était dans sa
poitrine un poids trop lourd, une conception mystérieuse ; elle
en éprouvait de la honte et de l'effroi ; ce qu'elle allait confier
à la Vierge apostolique, elle aurait à peine osé se l'avouer à
elle-même, encore moins le révéler à une autre créature; et sa
pudeur usait de ce stratagème pour lui permettre de regarder
face à face cette vérité troublante.)
LES VOIX DU FORUM.
633
Elle était restée longtemps à méditer sur ces choses, sans
prendre garde aux allées et venues qui se multipliaient autour
d'elle; dans l'immense basilique lumineuse, où tant d'or et de
joyaux scintillaient entre les colonnes, la théorie des femmes en
deuil s'assemblait devant l'image naïve et auguste dont le temps
avait obscurci les traits ; une coïncidence existait entre cette
image de la Mère du Crucifié et ces femmes en deuil que la
douleur accablait encore ; chacune avait connu son calvaire et
souffert dans son fils innocent l'outrage du coup de lance et le
couronnement d'épines. Cependant l'espérance divine emplissait
toujours ces voûtes; elle se réfugiait dans ce sanctuaire privi-
légié; elle montait avec la flamme tremblante des cierges et les
supplications des âmes; elle jetait comme une auréole fugitive
sur ces voiles noirs qui couvraient les pâles visages en pleurs.
Quand Aida releva la tête, elle aperçut Cristina de Lodatz
agenouillée à l'autre extrémité de la chapelle ; son beau profil
tendu, ses lèvres immobiles la montraient engagée tout entière
dans une oraiion sans paroles et comme fixée dans quelque
rêve suprême. Aida eut l'intuition certaine qu'en cet instant et
après avoir répandu tant de larmes inutiles, Cristina ne priait
plus pour celui qui avait cessé de vivre, mais pour elle-même,
vivante, et accablée de tumulte ; elle priait pour son propre
bonheur; elle exigeait une compensation, une consolation à
cette injustice qui la laissait seule, triste et passionnée. Aida la
regardait avec une pitié sincère. « Tout à l'heure, se disait-elle,
elle sortira de son oraison; elle passera dans la nef qui nous
sépare; alors j'irai la rejoindre et je mettrai ma main dans la
sienne. » Elle se disait encore : « Cette femme est presque ma
mère; si Bernard n'était pas mort, elle serait maintenant ma
mère. Pourquoi donc n'ai-je pas une plus vive tendresse, un
plus vif élan envers elle? » Elle ne comprenait pas bien. Elle
songeait au temps qu'elle avait passé à la villa Forba, parta-
geant ses angoisses, ses afTres mortelles. Le jour où ensemble
elles avaient appris le suicide de Bernard, elles avaient mêlé
leurs sanglots et leurs cris. Elles avaient parcouru les allées
ombreuses du parc en cherchant quelque chose de la présence
évanouie: elles avaient dans sa chambre d'adolescent rangé
l'une avec l'autre les tristes reliques de cette vie brisée dans sa
fleur. Et aujourd'hui la mère et la fiancée se retrouvaient au
pied du même autel; — mais était-ce le même pieux souvenir
654 REVUE DES DEUX MONDES.!
qui les amenait devant la Vierge compatissante? Aida s'effarait,
s'irritait, n'osait pousser plus avant l'examen de ces nuances
infinies de la douleur et de l'espoir. Elle se cacha le front sous
sa main; et, quanâ Gristina quitta la chapelle, elle ne fît aucun
mouvement pour la suivre.
A présent elle était dehors, sur la place. Un clair rayon de
soleil avait fait fondre la neige au milieu. Des gamins, babillards
comme des oiseaux après l'orage, récoltaient ce qui restait de
cette neige dure et brillante, et en modelaient des boules dont
ils s'attaquaient furieusement; ils jouaient à la guerre, et ce
jeu les ravissait; leur force neuve s'y épanouissait avec leurs
instincts d'audace; l'ardeur atavique de leur sang renaissait
pour de nouvelles victoires. Quand la neige fut épuisée, ils se
prirent au corps à corps de la lutte; l'un d'eux, dans la pose
du jeune coureur de Subiaco, avait mis un genou à terre, et,
le bras levé, attendait l'agresseur prudent. Attentifs, les autres
petits athlètes suivaient les péripéties du combat; leurs applaii-
dissemens allaient d'avance à celui qui saurait le mieux ruser
pour vaincre. Mais bientôt ils se lassèrent de ces brutales
étreintes : une fillette venait de passer, qui leur jetait des fleurs
au visage; ils la poursuivirent en riant; leurs voix aiguës
avaient ces vibrations singulières que prennent tous les sons
dans l'atmosphère purifiée par une averse récente; et cela
augmentait ce qu'il y avait d'émouvant et de joyeux dans cette
matinée d'hiver où l'on devinait déjà palpiter l'âme nouvelle
du printemps. La vie s'efforçait de renaître partout, de réparer
partout les désastres de la mort. Et l'amour, que la mort avaît
cru coucher au cercueil, sortait, nu et vigoureux, de ces
emprises funèbres. Il avait fait un pacte nuptial avec la vie;
il dédaignait la mort, sa sœur jalouse et cruelle. Et cela était
si flagrant que, dans sa poitrine virginale, Aida sentait s'éveiller
un désir inconnu; l'amour n'était plus pour elle un rêve précoce
et fugace; elle ne songeait plus à ces émois puérils, à cette prU
mavera de l'amour qui l'avait charmée naguère, — mais aux
féconds lendemains; elle regardait les enfans, les beaux enfans,
aux gestes prompts qui s'égaillaient dans l'allégresse; et, pour
la première fois, le désir de la maternité entrait en elle, la
forçait à s'avouer prête à ce que la vie attendait d'elle.
Et elle comprenait que le miracle des neiges venait encore
une fois de s'accomplir.
LES VOIX DU FORUM.; 655
XXVI
Remigio achevait de mettre les dernières touches au portrait
de Cristina.
Un regret, un remords presque, lui était venu d'avoir laissé
si longtemps abandonnée cette œuvre à laquelle il avait travaillé
jadis avec tant d'ardeur; la toile, retournée contre le chevalet,
n'était plus qu'un objet sans regard et sans vie; elle restait en
cet état d'humiliation, tandis que sur les murs du vaste atelier,
sur les consoles et aux tympans des portes, les dessins, les
tableaux, les figurines évoquant l'art des maîtres, consciencieux
ou subtils, jouissaient, dans la fine lumière savamment ménagée,
de la plénitude de leur existence plastique. La délicatesse de
Remigio s'attristait à ce contraste; l'artiste, qui n'avait jamais
cessé de vivre en lui, s'en indignait. Un soir, il s'était hasardé
à demander à Cristina la permission de terminer son portrait.
Elle avait dit d'abord : « A quoi bon? N'avons-nous pas des
choses plus utiles à réaliser? » Puis, comme il avait insisté, lui
assurant qu'une ou deux séances suffiraient pour donner à sa
peinture l'expression qui lui manquait encore, elle avait consenti
enfin. Peut-être cédait-elle à la curiosité de savoir si cette fois
Remigio réussirait à saisir les élémens fuyans de son âme.
Maintenant l'effigie resplendissait, parée de toutes les grâces
du modèle. Pour reprendre la pose, Cristina avait quitté ses
habits de deuil; vêtue de blanc et les cheveux couronnés d'une
guirlande de laurier noir, elle pouvait se reconnaître dans cette
femme a la beauté passionnée et violente; elle reconnaissait
l'Erynnis dont Remigio avait vainement poursuivi la ressem-
blance, celle qui s'était réveillée de son sommeil et qui portait
dans son sein le tourment sacré de la vengeance; c'était poui:
accomplir cette tâche qu'elle avait renoncé à tout ce qui avait
embelli sa vie, à tout ce qu'elle avait aimé. Elle s'étonnait de
se voir ainsi face a face et mieux que dans un miroir.
Il croyait deviner ce que signifiait son silence. Avant de
poser les pinceaux, il lui demanda :
— Est-ce bien? Etes-vous satisfaite?
— Ah! répondit-elle, pourquoi l'avez-vous fini, ce portrait?
Maintenant il y a entre nous quelque chose d'accompli, d'irré-
vocable, qui nous sépare. Maintenant vous allez me dire adieu!
656 REVUE DES DEUX MONDES.!
Elle le regardait avec une angoisse si vive qu'il ne put s'em-
pêcher de frémir.
— Il me semble, suggéra-t-il, que jamais au contraire nous
n'avons été plus rapprochés par l'esprit.
— C'est vrai 1 Nous sommes arrivés à cet accord parfait de
nos intelligences, dont j'avais désespéré si longtemps; nous
avons mis en commun pour la même cause nos efforts et notre
volonté. Cependant jamais en réalité je ne me suis sentie aussi
loin de vous.
Elle expliqua :
— Quand vous avez quitté Rome et pendant les longs mois
de votre séjour à Pise, un espoir nous unissait encore; le roseau
n'était pas brisé, la lampe vacillante donnait une faible clarté.
Aujourd'hui tout cela s'est évanoui. Que reste-t-il de nos
anciennes espérances? Un peu de cendre et des larmes.
Et, comme il allait protester, elle continua :
— Croyez-vous que nous soyons maîtres de parachever notre
vie, comme vous venez de parachever cette image, en lui don-
nant son sens secret, son expression définitive? S'il en était
ainsi_, nous ne serions pas les pauvres êtres incertains que
nous sommes,
— Hélas! avoua Remigio, rien ne nous appartient entière-
ment. Un seul but, une seule couronne, voilà tout ce que nous
pouvons demander au destin.
Elle s'était avancée pour lui parler, les yeux dans les yeux :
— Avez-vous entendu la voix qui, ce soir récent, s'élevait
de la Maison des Vestales. Celte voix, c'était la mienne; en elle
les voix du peuple, toutes les voix de la ville passaient, et je
croyais alors que rien d'aussi fort, d'aussi enivrant, ne saurait
exalter une créature humaine. Mais quand je suis rentrée ici,
dans cette demeure vaste et vide, j'ai eu le sentiment profond
de ma misère. Le passé s'est levé devant moi, avec ce qu'il
m'avait offert de joies et de douleurs, et j'ai compris que c'était
le péché d'orgueil, le péché contre moi-même, qui m'avait fait
repousser les joies et accepter les douleurs. Je revoyais cet
autre soir plus lointain, où vous étiez venu dans cette même
demeure déserte; je vous disais mon isolement, mon inquié-
tude, et vous me tendiez votre main.
— Je m'en souviens, dit Remigio. Avec quelle ardeur sin-
cère je me sentais prêt à vous donner ce qui me restait de
LES VOIX DU FORUM. 657
jours et k abandonner pour vous le tumulte dans lequel j'avais
vécu I J'étais comme un adolescent qui pour la première fois
vient d'apercevoir l'ombre fugitive du bonheur. J'aurais voulu
recommencer auprès de vous une existence sans bruit et sans
agitation vaine. Je vous aimais, Gristina, comme la femme la
plus admirable et la plus digne d'être aimée. Cependant je ne
sus pas ce jour-là toucher votre cœur. Vous portiez déjà en vous
cette puissance de domination qui s'est manifestée par la suite
avec tant d'éclaÉ; vous redoutiez que je vous ôte à la mission
pour laquelle vous étiez faite, et vous avez continué à porter
seule le poids de vos peines.
— Vous voyez, répliqua-t-elle, que c'est bien le péché
d'orgueil, le mortel péché dont je vous parlais tout à l'heure,
qui m'empêcha de cueillir ce doux fruit offert. Mais il y avait
aussi une raison plus noble, une plus haute visée. Rappelez-
vous, Remigio, et ne soyez pas injuste I
Tous deux avaient courbé le front; et subitement vieillis,
craintifs et désabusés, ils écoutaient dans le steppe de leur âme
passer la chevauchée rapide d'un autre bonheur qu'ils avaient
chargée de leurs vœux propices, — ce bonheur jeune et frais,
pareil à un matin de printemps et qui tout à coup s'était brisé
contre la pierre d'un sépulcre. Cristina, qui avait cru revivre
dans cette jouissance maternelle et y goûter les dernières satis-
factions terrestres, ne se résignait pas d'avoir été frustrée de sa
plus chère espérance. Elle voulait quand même sa part; elle
était semblable au voyageur attardé qui frappe à coups redoublés
sur la porte lente à s'ouvrir.
— Ahl dit-elle, ce soir nous sommes encore libres de nos
destins; nous sommes en face l'un de l'autre, comme à cette
heure décisive où vous m'avez tendu cette main... Et c'est moi
cette fois qui vous presse de mettre votre main dans la mienne.
Quel malentendu pourrions-nous avoir à redouter désormais?
Ne venez-vous pas de me dire que jamais nos esprits ne se sont
trouvés aussi étroitement unis?
Elle osait de nouveau le regarder face à face, et elle guettait
sur son visage les signes d'émoi qu'elle y avait si souvent sur-
pris au temps de leur intimité ancienne. Remigio, en effet, avait
pâli; ses lèvres se crispaient dans les affres d'un violent combat
intérieur, et il tardait à répondre.
— Vous vous trompez, dit- il enfin, en supposant que nous
TOME XLII. — 1917. 42 ,
638 REVUE DES DEUX MONDES.1
sommes encore libres de nos destins; chaque aurore qui se
lève nous apporte sa loi inflexible. Je ne suis plus libre, Cris-
tina; je suis lié à des devoirs auxquels je ne saurais me sous-
traire sans entendre le blâme de ma conscience. Et vous aussi,
vous avez des devoirs qui vous contraignent; ne vous êtes-vous
pas donnée tout entière à la patrie?
— Je savais bien, balbutia-t-elle, que vous alliez me dire
adieu !
Penchée sur le chevalet oii son image triomphante avait
atteint la perfection immuable, elle eut un rire amer et des
lambeaux de phrases convulsifs :
— C'est finil Je le savais! Plus rien entre nous ne subsiste
de ce qui nous rapprochait autrefois.
— Je serai toujours votre ami, dit Remigio.
— J'aimerais mieux que vous fussiez mon ennemi, rugit-
elle; du moins aurais-je l'espoir de vous ramener à moi.
11 la vit sur le point de déchirer la toile qui était comme le
sceau posé sur ce cycle fermé de leur vie. Mais elle se contint :
— Vous avez raison; une œuvre reste, à laquelle nous
continuerons de travailler ensemble : l'avenir de l'Italie!... Il
n'y a que cette œuvre-là qui compte; tout le reste serait égoisme
ou lâcheté.
Elle s'était redressée, fîère et hautaine, toute pareille à celle
que Remigio avait peinte, et dont il avait enfermé l'âme dans
la magie subtile des couleurs.
Et ils se quittèrent, comme si rien de formidable ne s'était
passé entre eux.
En sortant de la villa Forba, Remigio renvoya la voiture
qui l'attendait; il se sentait troublé trop violemment pour ren-
trer chez lui par ce moyen rapide. Il voulait revenir seul, à pied,
en suivant le chemin le plus long, et ne franchir le seuil de sa
porte' que lorsqu'il aurait retrouvé la maîtrise de soi-même.
Il ne se faisait pas d'illusion : en refusant d'épouser Cris-
tina, il venait de renoncer à la plus belle fin d'existence qu'il
aurait pu ambitionner si sa conscience paternelle ne se fût pas
alarmée de cette substitution de son bonheur à celui de sa
fille. Gomment, en effet, accepter de donner à Aida le spec-
tacle d'une félicité conjugale qui lui avait été si cruellement
dérobée par le sort? La délicatesse de Remigio ne pouvait
LES VOIX DU FORUM. 659
tolérer une situation aussi anormale; mais son sacrifice n'en
était pas moins douloureux. Il avait aimé passionnément
Cristina; il savait bien qu'il l'aimait encore, quoiqu'il voulût
se le cacher à lui-même, et que ce grand feu assoupi ne deman-
dait qu'un souffle furtif pour jeter de nouvelles flammes.
Maintenant tout était consommé. La vieillesse ne tarderait
pas à étendre sur son front ses ombres. L'amour qui s'était
prolongé jusqu'en son automne n'emprunterait plus de jeunes
rameaux pour lui offrir ses fruits.
Il aurait pu s'asseoir sur la colline, respirer l'odeur des
lauriers et des myrtes, penché sur l'épaule d'une femme bien-
aimée. Il l'aurait pu..., il ne l'avait pas voulu, et il rentrait
chez lui ce soir, accablé par sa renonciation, courbé sous le
poids de cette ultime défaite.
La ville était plongée dans l'ombre; le long du Tibre,
quelques rares lumignons bleus suivaient la courbe molle du
fleuve et, sur les gradins du Capitole, ces mômes lumières
tremblotantes indiquaient l'esplanade où la statue de Marc-
Aurèle méditait sur la grandeur romaine. Alors Remigio se mit à
penser au sublime destin de cette ville unique dans les fastes
de l'histoire. Depuis le jour où la charrue de Romulus avait
tracé son enceinte, que de merveilles étaient nées en elle, que
de voluptueux ou de robustes chefs-d'œuvre elle avait présentés
sur ses mains patriciennes aux divins baisers de la lumière!
Romel Le culte de Romel... Des horizons où la pensée délivrée
prend son essor vers le ciel de l'idéal I Des colonnes où s'appuie
la foi humaine avant de s'élancer dans l'infini I Remigio se
sentait rentré comme Eudore dans « l'antique jeunesse » du
monde. Et il évoquait les annales de cette Rome que Marc-
Aurèle frôlait encore du sabot de son cheval étrusque.
Était-il assez calme pour regagner sa demeure ? Il marchait
à travers les rues mouvantes et vides, d'où surgissait presque à
chaque pas la vision d'un palais ou d'un temple hantés par
des esprits invisibles. Maintenant, la colonnade du Panthéon
était devant lui; et, au-dessus des chapiteaux fleuris d'acanthes,
les lettres d'or du fronton invoquaient les dieux protecteurs
commis au salut de la race. Ces dieux symboliques mais vivans,
ces dieux qui étaient la vertu, l'harmonie, le juste équilibre,
ces dieux latins offensés et qui avaient voilé leur face auguste,
n'allaient-ils pas revenir enfin présider aux nouvelles destinées
660 REVUE DES DEUX MONDES..
de la patrie? La rotonde de pierre, vaste mausolée, vaste coupe
remplie nuit et jour par l'abondante lumière céleste, n'allait-
elle pas tressaillir dans ses flancs quand s'annoncerait le retour
des dieux? Ils étaient là, n'attendant qu'un signe pour mani-
fester leur présence : la terre était saturée de sang ; chaque
aube, en se levant, éclairait l'horreur et le carnage ; la haine et
la cruauté, comme des hyènes aux dents insatiables, déchiraient
la tendre chair des jeunes hommes; mais les dieux en qui
vivaient les idées incorruptibles ne pouvaient avoir sombré
dans le désastre universel. 11 fallait qu'ils revinssent ou que
l'humanité pérît. Remigio les appelait de toutes les forces de
son âme. Il avait cru en eux. Il ne doutait pas que leur règne
ne fût proche. — « Que cela soit! suppliait-il, que le règne
désiré arrive, et j'aurai assez vécu pour fermer les yeux sans
regret. »
Mais le silence se fit en lui tout à coup. Il venait de traverser
le court espace qui le séparait de la place Navone ; encore
quelques pas, et il apercevait le décor exotique des fontaines, la
façade baroque de Sainte-Agnès et sa haute maison étroite. La
vie allait le reprendre avec une tyrannie plus forte ; le devoir
était là, impérieux, austère; jamais son visage ne lui avait paru
aussi austère, ni sa voix aussi impérieuse...
Un mince croissant de lune sortait des plages du ciel ; il
naviguait dans l'azur calme, et jetait une lueur fragile sur ces
choses disparates et dures. Quelle paix charmante les baignait!
Paix et beauté descendaient ensemble de la nuit bleue comme
deux sœurs qu'une même écharpe de gaze lie à la ceinture.
Remigio, ayant relevé la tête, vit Aida et Gino qui, par la
fenêtre ouverte, contemplaient ces présages de bonheur. Ils se
tenaient immobiles et il était évident qu'une entente secrète
les unissait. Cette suavité tranquille, qui ressemblait au
bonheur, les enveloppait, passait à leurs doigts disjoints l'anneau
des noces prochaines...
Remigio monta doucement l'escalier de sa maison.
Jean Bertheroy.]
ALBERT DASTRE
La tragédie qui, de toute part, nous presse et nous enveloppe
se plaît à varier ses effets. Il y a je ne sais quelle ironie stupide
dans le contre-coup lointain de la guerre qui, en plein Paris pai-
sible, a broyé, sous un lourd camion militaire follement lancé,
cette belle intelligence, ce précieux Français : Albert Dastre.
Je voudrais retracer ici, en quelques pages rapides, ce que
la science lui doit, et je pense montrer ainsi que, tout en ayant
vécu loin des notoriétés de tréteaux et des tapages fallacieux,
il est un des hommes de ce temps à qui le pays doit le plus de
ce qui fait son renom dans les milieux pensans de l'univers.
Et puis un double devoir qui m'émeut veut que je dise ici
cet adieu au maître dont nous ne reverrons plus le visage si fin
et si spirituel — je veux dire si plein à la fois d'esprit et de
spiritualité. Pendant de longues années, il a été h cette Revue
l'interprète et comme la personnification même de la science;
il a su l'y faire admirer et aimer; grâce à lui elle y a fait
vraiment noble figure. Et enfin comment ne me souviendrais-
je pas qu'il fut dans cette maison mon parrain et mon guide,
et que c'est lui qui, d'accord avec Francis Charmes, m'a transmis
l'honneur d'y tenir une plume qu'avait dû abandonner sa main,
défaillante par l'excès même des recherches qui, de plus en
plus, réclamaient sa prodigieuse activité?
Albert Dastre avait soixante-treize ans ; mais il était demeuré
d'une jeunesse physique et morale si vigoureuse qu'il ne
semblait point qu'il dût être touché par cette vieillesse qu'il
appelait une maladie. Quand on relit, aujourd'hui qu'il est mort
et mort de telle manière, les pages nerveuses qu'il a consacrées
662 REVUE DES DEUX MONDES.!
à la vie et à la mort, ces grandes et uniques questions qu'il
abordait, lui, avec son lucide scalpel de physiologiste, on reste
troublé par les vues harmonieuses qu'il avait été conduit à
adopter sur ces sujets, et auxquelles sa propre fin donne un
dramatique relief.
Après avoir établi que l'immortalité des organismes vivans
n'est pas une impossibilité et qu'elle existe précisément chez
1^ êtres les plus simples qu'étudie la biologie, après avoir
observé que cette immortalité des protozoaires ne se continue
point dans les organismes plus complexes, et que ceux-ci
cessent d'être soustraits à la loi douloureuse de la léthalité, il
concluait par cette remarque dont on ne sait, sous sa froide
apparence, si elle est plus saturée d'ironie, d'amertume ou
de sérénité : (( La mort apparaît ainsi comme la rançon d'une
savante complexité, comme un singulier privilège attaché à la
supériorité organique. »
Mais enfin, nous sommes des hommes, et malgré l'étroite
filiation qui nous lie aux protozoaires, nous sommes assez
dépourvus du sentiment de la famille pour trouver plus d'intérêt
à notre sort qu'au leur. Aussi Dastre, dans ses écrits de philo-
sophie scientifique, — où se résume magistralement le bilan
de son savoir et de ses propres travaux, — a-t-il donné une
attention particulière au problème de la mort dans l'espèce
humaine. L'homme ne meurt jamais que d'accident, de maladie
ou de vieillesse ; or, la maladie est elle-même un accident. La
vieillesse n'en est-elle pas un aussi? Elle est en tout cas une
sclérose des tissus; mais cette sclérose sénile est-elle, comme
toutes les autres scléroses, d'origine morbide, c'est-à-dire évi-
table? Grave, angoissante question; car si elle était résolue
positivement, l'homme pourrait entrevoir la possibilité, théo-i
rique aujourd'hui, pratique peut-être pour nos arrière-petits-
neveux, de reculer sans limite l'échéance de la mort. Nous n'en
sommes pas là, d'ailleurs, et c'est peut-être heureux en un sens,
car les hommes ont déjà sans cela bien assez d'autres raisons de
s'entre-massacrer. Dastre d'ailleurs, comme MetchnikofT, quoique
pour des raisons un peu différentes, tendait à croire que la
vieillesse est une maladie et que la mort est donc toujours
causée par un accident. Hélas I
La vieillesse, en tout cas, cette vieillesse que n'a point
connue sa verdeur infrangible, et qui pour lui attendait encore
ALBERT D ASTRE. 663
le nombre des années, lui apparaissait sous un aspect plein
d'e'mouvante sérénité. On connaît les pages dignes d'un Marc-
Aurèle, — qui aurait eu un laboratoire perfectionné, — où Dastre
pose à l'appui de sa thèse que, si le cycle normal de l'existence
était rempli, « le besoin de la mort devrait apparaître à la tin de
la vie, comme le besoin du sommeil arrive à la fin du jour. »
Quoi qu'enferme de mystérieux cette cessation de la vie qui
a hanté chez Dastre non moins le philosophe que le physiolo-
giste, elle ne peut pas être, dans son cas, ce qu'annonce le mot
si tristement concis de Sénèque : « Post mortem nihil; ipsaque
mors nihil. » Du moins pour Dastre le premier terme de la
définition est faux, et c'est ce que je voudrais montrer mainte-
nant par un coup d'oeil rapide sur ses contributions positives
à la science.
Si parfois dans ses écrits non purement techniques Dastre a
effleuré, et d'une main infiniment délicate et prudente, ces éter-
nels problèmes de métaphysique et de mystique qui échappent
à la science et que Claude Bernard, il y a un demi-siècle, appe-
lait ici même avec tant de profondeur « les sublimités de l'igno-
rance, » du moins au laboratoire Dastre n'était plus que
l'expérimentateur, esclave du fait ou plutôt de la catégorie du
fait, infiniment dédaigneux des apriorismes et des systèmes. Il
professait, comme son maître Claude Bernard dont il fut le pré-
parateur avant de lui succéder, après Paul Bert, dans sa chaire
de physiologie de la Sorbonne, que les bâtisses théoriques oii se
complaisent la fantaisie et l'esprit d'hypothèse et de système, ne
peuvent être que de quelques types depuis longtemps connus;
qu'elles n'ont d'intérêt que pour servir d'abris transitoires aux
faits, aux phénomènes seuls perpétuellement enrichis, comme
les baraquemens en bois ou en stuc d'une exposition servent
d'écrin passager aux chefs-d'œuvre de l'art.
Seuls, les phénomènes, créés et scrutés par l'expérimenta-
tion, l'intéressaient. Par elle seule il voulait que la science en
appelât des imperfections présentes aux perfectionnemens de
l'avenir. C'était la prudente et féconde attitude du déterminisme
physiologique que Claude Bernard avait imposée à l'étude scien-
tifique des phénomènes vitaux.
Les découvertes de Dastre ont porté d'abord sur cet étrange
système nerveux sympathique qui, parallèlement au système
nerveux proprement dit, — comme dans les campagnes les fils du
664 BEVUE DES DEUX MONDES.
téléphone sur les routes à côté de ceux du télégraphe le long
des rails, — régissent et modèrent le fonctionnement de nos
organes. Il a établi l'existence des fibres dites vaso-dilatoires,
c'est-à-dire présidant à la dilatation des vaisseaux sanguins, et
qu'elles agissent non pas sur les vaisseaux eux-mêmes, mais en
paralysant par l'intermédiaire de ganglions — qui agissent
comme des centraux téléphoniques — les nerfs antagonistes, dits
vaso-constricteurs, qui déterminent la contraction des vaisseaux.
Ainsi s'est trouvé éclairé le mécanisme de ces actions étranges
qui peuvent faire varier indépendamment l'injection sanguine
et la nutrition dans les diverses parties du corps, et qui sont
comme des organismes provinciaux autonomes superposés à
la centralisation du système nerveux proprement dit.
Le mécanisme des contractions cardiaques, celui de l'inhi.
bition et de divers phénomènes asphyxiques, s'en sont trouvés
du coup lumineusement élucidés par Dastre lui-même qui
avait l'art de dérouler, quand il découvrait un fait, tout le
ruban subtil des corollaires. Dans le domaine des fonctions de
nutrition qui sont chez l'animal, — s'appelât-il homme, — les
plus importantes de toutes, Dastre a fait les recherches les plus
nombreuses et il y a réalisé une ample moisson de découvertes
aujourd'hui classiques — que les Allemands eux-mêmes citent
abondamment dans leurs traités, ce qui n'est pas peu dire, — et
qui ont porté le nom du savant français dans tous les lieux de la
terre où « savoir » est tenu pour une noble fin de la pensée.
Ses recherches sur les fonctions du foie sont fondamen-
tales. Claude Bernard avait montré que le foie fabrique les
réserves de sucre assimilable nécessaires à l'organisme et en
régularise la distribution. A cette fonction glycogénique les
découvertes de Dastre ont montré qu'il faut en ajouter d'autres:
le foie fabrique et retient des pigmens; il accumule le fer
nécessaire à la formation des globules sanguins (c'est ce qu'on
a appelé sa fonction ynartiale;) enfin il produit des graisses
spéciales, des lécithines, substances que Dastre avait eu le pre-
mier l'honneur de découvrir dans les œufs et qui jouent un
rôle important dans les dégénérescences graisseuses; enfin
Dastre a démontré, contrairement à l'opinion en cours, que la
bile joue dans la digestion des graisses un rôle au moins ^al
à celui du suc pancréatique.
Il faudrait un volume pour résumer tous les travaux
ALBERT DASTRE.
665
connexes que Dastre a réalisés à propos des fonctions de nutrition.
C'est lui qui, par l'administration concomitante de l'atro-
pine et de la morphine, a rendu inoffensif l'emploi jadis si
dangereux du chloroforme. Toute une nouvelle technique de
l'anesthésie est sortie de son laboratoire.
Pour achever de donner une idée très sommaire de la variété
de cet immense et fructueux labeur, je ne saurais passer sous
silence les travaux de Dastre sur le lavage du sang : ils ont établi
la possibilité d'introduire dans le réseau sanguin des quantités
considérables d'eau salée et la tolérance surprenante de l'orga-
nisme pour cet apport liquide, tolérance dont la limite corres-
pond à une excrétion urinaire immédiate de l'excès d'eau salée
introduite. — Ce qu'il y a d'étrange dans ce phénomène, c'est que
le liquide éliminé n'entraîne aucun élément essentiel du sang,
ni des tissus, mais seulement des produits solubles indifférens,
tels que l'urée. 11 était donc permis de dire en toute rigueur
qu'il y avait eu véritablement lavage du sang et des tissus.
Ces expériences curieuses ont suggéré à Dastre l'idée d'une
thérapeutique rationnelle, qui pourra avoir assurément un
grand avenir pour le traitement des empoisonnemens et des
maladies infectieuses, et qui permettrait d'enlever du sang, par
lavage à l'eau salée, tout poison soluble introduit artificielle-
ment ou sécrété parles microbes.
La guerre avait détourné vers des problèmes de défense
nationale l'activité de Dastre. Un grand nombre de travaux,
qui ont permis de protéger efficacement nos soldats contre les
gaz toxiques de l'ennemi, sont sortis de son laboratoire. Enfin,
la question si gfave du traitement des plaies de guerre ne pou-
vait manquer de solliciter son esprit : on lui doit sur ce sujet
des directives précieuses, et dont la simplicité et l'évidence
dont on ne s'était, hélas ! guère avisé avant lui, font penser à
l'œuf de Colomb.
C'est l'image radieuse et saignante de la patrie qui, sur son
lit de mort, obséda jusqu'à la fin sa pensée. Peu avant de
fermer les yeux sur ce monde dont ils avaient percé quelques-
uns des étranges mystères, une seule phrase échappée de ses
lèvres sembla une révolte contre la mort doucement attendue :
« Un Français comme moi ne peut pas mourir sans voir la
Victoire 1 » — Mot doublement touchant parce qu'il jaillit
d'une noble poitrine expirante, et parce qu'aussi on y sent le
666 REVUE DES DEUX MONDÉS.i
désir de savoir et de voir, cette curiosité scientifique qui console
de tout ceux qu'elle enflamme, et qui, à cet instant suprême,
se fixait sur un grandiose phénomène physiologique : la lutte
tragique, sur la face crispée de la vieille Gœa, des forces inhibi-
trices et des puissances de libre épanouissement.
A côté de cette oeuvre scientifique toute bourrée de décou-
vertes importantes et qui restera comme une élégante et solide
pierre d'angle dans l'édifice éternellement inachevé, mais éter-
nellement grandissant de la science, Dastre avait cherché et
trouvé d'autres manières d'être utile.
Je n'en veux citer qu'une entre beaucoup d'autres : son
œuvre d'écrivain et de vulgarisateur. Il n'était point de ces
hommes de science, — je ne dis pas de ces « savans, » car il est
des mots à ne point prodiguer, — qui croiraient déroger en
jetant, de leur tour d'ivoire, un regard sur la foule et qui cachent
dans un cercle ésotérique leur spécialisation étroite; si bien
que celle-ci fait songer aux œillères qui, dans le labour, masque
au bœuf tout ce qui n'est pas son sillon.
Dastre aimait les idées générales; il savait que la science est
un tout, et qu'on ne connaît point un palais si on ne sort jamais
de la mansarde qu'on y habite. Et puis il aimait la vie non
seulement en physiologiste, mais en homme; c'est pourquoi il
s'entourait de tant d'élèves venus de tous les points du globe
et au milieu desquels il aimait à s'asseoir parfois, cédant sa
chaire à l'un d'eux pour qu'il exposât ses plus récentes recher-.
ches. C'est pourquoi aussi il se donnait encore dans ses livres,
dans ses articles de la Revue des Deux Mondes, à des milliers
d'autres disciples inconnus, mais chers, et qui communiaient
avec lui dans l'amour religieux de la vérité scientifique et de
la beauté qu'elle répand sur les choses.
Gomme d'AIembert, comme Fontenelle, comme Arago et
Claude Bernard, comme Henri Poincaré, il a cru nOn mépri-
sabje mais noble, non inutile mais précieux, de quitter parfois
son laboratoire pour enseigner la foule et lui parler silencieuse-^
ment, avec sa plume, des merveilles que la philosophie natu-
relle entasse Sous les yeux de ceux qui savent regarder.
Les articles qu'il a donnés à cette Revue, pendant plus de
trente ans, et qui touchent à tous les aspects, à la plupart des
problèmes de la science, sont des modèles de lucidité française,
de composition bien ordonnée, d'humour, de langue nette et
ALBERT DASTRE.
66T
concise. Peut-être même pourrait-on reprochera son style d'être
trop ramassé, tant il y a de faits et d'idées dans chacune de
ses pages, tant il y règne de concentration. Depuis Claude
Bernard et Joseph Bertrand, il n'y a pas eu un écrivain scienti-
fique qui l'égalât.
Quanta la portée de son œuvre de vulgarisation, il l'a lui-
même définie et défendue avec une si malicieuse précision,
vis-à-vis tant du public quei des (( forts en thème » renfrognés
dans leur étroite spécialité, que je ne puis mieux faire que de
le citer lui-même à peu près textuellement:
« Les lettrés et curieux à qui je m'adresse pensent avec Bacon
qu'il n'y a de science que du général; ce qu'ils veulent connaître
ce n'est pas notre outillage, nos procédés... les mille détails
d'expérimentation où nous consumons notre vie dans nos labo-
ratoires. Ce qui les intéresse, ce sont les vérités générales que
nous avons acquises, etc.
« Mais j'ose dire que je m'adresse aussi k une autre catégorie
de lecteurs : aux professionnels. Il y a parmi nous beaucoup
de u rats de laboratoire. » Ils sont guidés dans leur besogne
d'investigation quotidienne par un obscur instinct de la march©
et des solutions de la science. Peut-être leur agréera-t-il de
trouver leurs idées plus ou moins inconscientes exprimées ici
sous une forme explicite. »
La carrière de Dastre a eu la calme régularité qui convient
à un homme de pensée; tous les honneurs, les académiques et
les autres, toutes les récompenses en usage lui ont été décernés.
Il n'importe guère; ce qui restera, ce n'est pas qu'il fut quelque
chose, c'est qu'il fut quelqu'un.
Il sut servir la science, il sut la faire aimer, il sut se faire
aimer lui-même. On l'a bien vu l'autre matin dans cette salle
toute nue de la Charité ou mon bon maître était couché dans
l'éternel repos. Ce n'était point l'acre odeur de l'hôpital,
épandue \k comme un encens funèbre, qui était cause que tant
d'hommes et de femmes avaient porté leur mouchoir à leurs
lèvres...:
CSAÏILES NORDMANN.î
« L'INVIOLABILITE »
DU LITTORAL ALLEMAND
Quand on soutient une thèse qui choque certaines idées
reçues, il faut s'attendre à être vivement combattu. Du moins
a-t-on, en général, l'avantage de savoir exactement sur quels
points portent les objections des adversaires.
Cette fortune m'avait manqué jusqu'ici. Lorsque j'affirmais
que le littoral allemand, — même celui de la Mer du Nord, plus
difficile que celui de la Baltique, — était accessible et, en maints
endroits, parfaitement attaquable, on se contentait de protester'
« qu'il y aurait folie à compromettre les grandes unités dans des
entreprises hasardeuses, en présence des mines, des sous-marins
et des batteries de côte... » Argumentation commode dans sa
généralité, d'autant plus commode qu'on m'y attribuait des
desseins que je n'ai jamais conçus, ayant toujours pensé que
dans les opérations côtières, il y a lieu de distinguer soigneu-
sement entre la flotte de siège proprement dite, et la flotte de
couvei'ture, composée, celle-ci, des précieux dreadnoughts.
Le vrai, c'est qu'il fallait constituer fortement cette flotte
de siège; qu'il fallait lui donner, et en abondance, les engins
nécessaires, déjà connus mais systématiquement négligés; qu'il
fallait surtout en faire une force aéro-navale où les appareils
de reconnaissance, de chasse et de bombardement seraient
appelés à jouer un rôle aussi important que les navires de
surface, que les dragueurs de raines, les monitors ou batteries
flottantes, les radeaux armés (1), les destroyers, toujours si
(1) Je rappelle que les Italiens, qui se montrent particulièrement « ingénieux »
dans cette guerre navale, ont mis en jeu, dans les lagunes de l'embouchure de
« L INVIOLABILITE » DU LITTORAL ALLEMAND.
669
utiles partout, enfin les sous-marins d'un type approprié à ces
opérations spéciales.
On n'a rien fait de tout cela et, qui pis est, on n'a rien
voulu faire parce qu'on s'est attaché avec entêtement à une
fausse conception de la guerre, à des procédés d'usure écono-
mique de l'ennemi dont le moins qui se puisse dire est qu'on
en attend encore le succès et, donc, que du fait de leur exclu-
sive mise en œuvre, la durée du conflit a été fort augmentée.
Mais n'insistons pas, et revenons à, l'objet de cette étude.
Je puis donc aujourd'hui, à la suite de certaines publications
qui se sont produites récemment, défendre mes propositions
sur les points précis où on les attaque. Je puis, non pas tout
dire, — moins heureux que ceux à qui de simples négations suf-
fisent, je n'aurais pas licence de verser au débat toutes mes
preuves, — mais enfin dire l'essentiel sur ces questions de fai^
où il importe tant qu'une opinion avertie connaisse la vérité.
Or la vérité, c'est que la côte allemande, parfaitement unie,
et d'abord facile dans la Baltique, — personne ne le conteste
plus — est fort accessible dans quelques-unes de ses parties les
plus intéressantes, du côté de la Mer du Nord. Je dis fort
accessible, et ici il faut s'entendre sur les termes, de même
qu'il faut distinguer en ce qui touche les points que pourrait
viser une offensive maritime. Il est clair qu'une côte basse est
moins « accessible » à d'énormes unités calant entre 8 et
9 mètres qu'aux bâtimens spécialisés de la flotte de siège dont
le tirant d'eau varie entre 2 et 5 mètres.
Mais il est, encore une fois, bien entendu que les dread-
noughts ne seraient pas à leur place dans les opérations d'attaque
rapprochée de ce littoral. Du moins ces grands cuirassés ne
devraient-ils entrer en jeu qu'après avoir, comme armée de
couverture de Varmèe assiégeante, définitivement battu et mis
hors de cause l'armée de secours, autrement dit la « Hoch see
flotte, » qui serait allée les chercher au large, à 80 ou 100 milles,
par exemple.
Et, d'autre part, il n'est pas moins évident qu'il faut dis-
tinguer et exercer un choix judicieux sur les points où l'on
verrait avantage à faire agir la force navale. Il semble que cer-
risonzo, des chalands ou radeaux armés qui ont joué un rôle intéressant dans le
bombardement des ouvrages du Carso méridional et qui défendent aujourd'hui
les lagunes de l'embouchure de la Piave.
670
REVUE DES DEUX MONDES.
tains cerveaux s'hypnotisent sur les difficultés que pre'sente
l'estuaire de la Jade, qui se confond avec celui de la Weser.
Pourquoi ne considèrent-ils pas de préférence l'estuaire de
l'Ems et, mieux encore, celui de l'Elbe? Là, rien de semblable
au coude délicat qu'il faudrait faire dans un chenal resserré
pour doubler l'ile de Wangeroog, qui doit être actuellement
garnie de canons puissans. Encore observerais-je qu'il ne faut
pas s'en laisser imposer par les chiffres de sondes que fournit
la carte officielle allemande pour cette passe. Ces chiffres sont
faux. « Nous ne nous considérons pas comme obligés de donner
des sondes exactes, m'avouait, en 189..., un important person-
nage. Il suffit que nos altérations systématiques ne puissent
nuire, en temps de paix, à la navigation commerciale. » En
effet, en inscrivant 7 mètres au lieu de 10, par exemple, on ne
fait qu'inciter le capitaine de « cargo » à plus de prudence;
mais on prétend faire croire — et on yjéussitl — • aux marines
étrangères qu'il est impossible de faire passer un cuirassé sur le
point considéré.
Mais, je le répète, laissons la Jade et la Weser. L'impor-
tance que Ton attribue au premier de ces estuaires n'est qu'un
souvenir de la guerre de 1870. A cette époque, « on bloquait la
Jade, » et l'on eût bien voulu pouvoir y pénétrer. Or, juste-
ment, on n'avait pas l'outillage nécessaire pour entreprendre
cette opération et pour attaquer Wilhelm'shaven. Je laisse, par
parenthèse, au lecteur le soin de méditer sur la valeur des ensei-
gnemens que nous avons su tirer de Thistoire maritime.
Et pourquoi bloquait-on la Jade et pas l'Elbe? Parce que
c'était dans la Jade que se tenait la force navale de la Confédé-
ration du Nord et que, dans ce temps, le canal maritime n'exis-
tait pas, qui a si profondément modifié les valeurs stratégiques,
dans la Mer du Nord et dans la Baltique.
Cessons donc, ou bien de généraliser à outrance en disant ;
« les passes des estuaires allemands sont très difficiles, » ou
bien de particulariser sans discernement en attribuant à la
navigation dans les estuaires (1) de l'Elbe et de l'Ems des
difficultés qui n'existent que dans celui de la Jade^ Weser.
J'entends bien que l'on contestera que l'Elbe et l'Ems soient
si faciles; et, évidemment, il faut s'entendre encore sur la portée
(i) Nous ne considérerons ici que 1* partie extérieure de ce§ çgtuaireç, celle
par exemple, où commence l'emprise des ouvrages de côte sur le plan d'eau.
« l'inviolabilité » DU LITTORAL ALLEMAND.] 671
de ces mots, faciles, difficiles... Disons donc que l'on peut consi-
dérer comme facile à suivre, en s'entourant de toutes les pré-
cautions que suggère l'expérience et de toutes les garanties que
donne un judicieux emploi des bàtimens légers doublés des
appareils aériens, une passe dont la largeur atteint environ
180 mètres, qui, sans être rectiligne, cas très rare, naturelle-
ment, ne présente pas de coudes brusques, et où l'on peut, sinon
se tenir sur un alignement à! amers artificiels, du moins se guider
au moyen de relèvemens de points k terre suffisamment visibles,
et que l'ennemi n'aura pu détruire ou déplacer.
Or, ces conditions sont remplies dans les deux cas qui nous
occupent, et il est facile de s'en assurer en consultant une carte
hydrographique. Quant aux détails que je pourrais donner, il
vaut mieux les taire pour ne pas attirer l'attention de l'ennemi
sur les points qui accentuent la vulnérabilité de son littoral.
Pour en finir avec les « difficultés » que de grandes unités
peuvent éprouver sur cette côte basse, j'observerai que la pente
générale de la cuvette de la deutsche bucht est assez régulière
pour que la navigation à la sonde soit praticable jusqu'à la
limite des fonds de 6 mètres, à peu près. En tout cas, les
échouages seraient peu dangereux sur ces sables vasards, étant
admis que l'on ne marcherait pas à une allure très vive, dans
les opérations côtières. Oa n'en saurait dire autant des parages
où la flotte allemande vient d'opérer dans la mer Baltique. Autant
la côte allemande est saine, dans cette mer, autant le littoral
russe, du détroit d'Irben au Nord de la Finlande, présente de
périls, avec la multitude de ses îlots et de ses rochers détachés
que prolongent sous l'eau de vraies u chaussées » d'écueils.
Ces difficultés fort réelles, cette fois, n'ont pas arrêté les
cuirassés de l'amiral Schmidt. On peut être convaincu que si
les positions respectives des belligérans étaient changées, si les
Allemands étaient maîtres de la mer du Nord, ils ne se laisse-
raient pas intimider par les bancs de la côte anglaise, qui
cependant sont peu commodes, des Dunes à l'Humber, en pas-
sant par la Tamise, Lowestoft et le Wash. il y aurait beau
temps que l'Angleterre serait envahie...
Mais il convient de dire un mot des petites îles qui, en cha-
pelet régulier sur la côte de la Frise orientale (Hanovre), en
groupe plus capricieux sur celles de la Frise septentrionale
(Slesvig), donnent un caractère particulier au littoral allemand
672 REVUE DES DEUX MONDËS.i
de la mer du Nord. On a dit que ces îles n'étaient pas abor-
dables et, donc, qu'elles couvraient la côte d'une barrière
infranchissable. 11 est difficile d'accumuler plus d'erreurs.
Toutes les îles de la Frise orientale, sans exception, sont parfai-
tement abordables sur leur revers Nord. J'en parle savamment.
Quand la mer bat en côte, on a la ressource, en dehors de
quelques heures de marée basse, de pénétrer dans les chenaux
ou « baljen » qui les séparent les unes des autres et dont certains
vont jusqu'à la terre ferme. Il est aisé de comprendre le parti
que l'on peut tirer de ces chenaux de pénétration pour isoler
une des îles et s'en emparer. Il est bien entendu que l'adver-
saire en supprimera le balisage et qu'il les minera, — du
moins qu'il entreprendra de le faire quand l'assaillant pro-
noncera son attaque, car, jusque-là, on ne voudra pas priver
de ces passes indispensables les pêcheurs qui contribuent d'une
manière sensible, en ce moment, à l'alimentation de l'Aile"
magne. Mais une « flotte de siège » sait draguer toutes les
mines et retrouver à la sonde tous les chenaux, grâce à ses
navires spéciaux et à ses bâtimens légers, aidés par les appareils
aériens. N'appuyons pas davantage sur ces considérations qui
ne rentrent pas dans le cadre de notre étude.
Les lies de la Frise septentrionale ne sont peut-être pas aussi
directement abordables du côté de la haute mer, sauf, précisé-
ment, la plus intéressante au point de vue stratégique, — Hle de
Sylt, — mais, en revanche les chenaux qui les séparent et qui,
là, portent le nom de « tiefen, » sont beaucoup plus larges, plus
profonds et fournissent, quand on en a franchi le seuil (1),
d'excellens mouillages. Celui du Listertief, derrière l'île de Sylt,
est remarquable par l'étendue de son plan d'eau.
En tout cas, si, géographiquement, les îles en question
couvrent la côte, elles ne la protègent pas, bien au contraire.
Ces « nids à bombes, » comme les appelle Napoléon en parlant
d'une manière générale des îles littorales, doivent fatalement
tomber entre les mains d'un ennemi résolu, maître de la mer,
et pourvu des moyens d'action nécessaires. Les Russes viennent
d'en faire l'expérience. Dès lors, elles favorisent les entreprises
de l'assaillant en lui servant, soit de places d'armes pour pré-
(1) Ces seuils sont franchissables par les navires spéciaux de la guerre de
côtes : leur profondeur varie de 1 mètres à 4 mètres à mer basse. La hauteur de
la marée sur tout ce littoral va de 3 mètres à 3 m. SO environ.
« l'inviolabilité » DU LITTORAL ALLEMAND. 673
parer un débarquement, si elles sont assez grandes et quelque
peu éloigne'es de la terre ferme, soit d'admirables emplacemens
de batteries et de parcs d'aviation si leur superficie est médiocre
et que leur distance à la côte n'excède pas une quinzaine ou
une vingtaine de kilomètres.
Dans l'espèce, le chapelet des îles de la Frise orientale n'est,
en moyenne, qu'à 8 kilomètres de l'ourlet de digues de la côte.
Pour celles de la Frise septentrionale, cette distance varie de
5 kilomètres à 12, environ.
Toutes les îles sont-elles armées? C'est douteux; en tout cas,
celles qui offrent de particuliers avantages au défenseur ou qui,
inversement, en présenteraient de très marqués à l'assaillant,
si celui-ci s'en emparait. A cet égard, on peut citer l'île de
Wangeroog, que borde le principal chenal de la Jade extérieure.
Il est clair que si l'on capturait cette île, on se hâterait d'y
prendre les dispositions nécessaires pour embouteiller toute
force navale existant dans la Jade intérieure. Dans les îles
défendues il faut faire rentrer encore les deux îles terminales
du front maritime, Borkum, à l'embouchure de rEms,et Sylt,du
Slesvig, dont je viens de parler; et aussi, et surtout Helgoland.;
Arrêtons-nous un moment sur ce point fort intéressant de
Helgoland. Un point, à la lettre, un faible îlot de 1 800 mètres
de long sur 900 de large dans sa maîtresse partie, mais un îlot
dont les Allemands ont fait une forteresse.
Cette forteresse a singulièrement exercé les imaginations
dans ces derniers temps. Des écrivains maritimes ont donné
d'Helgoland et de ses défenses des descriptions qui touchent au
merveilleux, au merveilleux dans le colossal, comme on le goûte
en Allemagne, N'avons-nous pas lu, par exemple, que l'îlot
était ceinturé d'une cuirasse métallique, étrange corselet qu'il
ne serait assurément pas facile de fixer sur les falaises en
argile rouge, friable, dont la mer ronge constamment la base(l).
Je laisse à penser ce qu'il adviendrait de cette ceinture, — à
supposer qu'on ait pu, effectivement, la mettre en place — si
elle recevait les coups directs des projectiles des canons de 343,
(1) Helgoland était, au moyen âge, beaucoup plus étendu qu'aujourd'hui.
Certains documens, qui en fournissent la carte, affirment que l'île était le siège
dun évéché. Elle avait donc plusieurs paroisses, atu lieu de l'unique bourgade
de pêcheurs qui borde le pied de la falaise du Sud-Est, sur un terre-plein en pente
qui n'est qu'un ancien éboulis. C'est d'ailleurs de l'autre côté, à l'Ouest et au
Nord-Ouest, — côté du large et des vents régnans — , que l'île s'est le plus « usée. »
TOUS XLii. -—1917. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
^«56 et 381 millimètres, dont lespoidss'étagentde 550 à 900 kilos.
Mais ce n'est pas tout : ce bloc d'argile est profondément
fissuré dans le sens vertical et ce sont les fissures qui en favo-
risent la désagrégation, sous le choc des lames. Que les ingé-
nieurs allemands aient cherché le moyen de supprimer ces
failles dont on pouvait justement craindre qu'elles ne s'élar-
gissent sous les réactions brutales du tir des grosses pièces de
l'îlot même, c'est fort probable. Qu'ils y aient réussi, c'est plus
que douteux. Le moyen dont on nous parle aurait été de couler
dans lesdites fissures un béton de ciment ferrugineux. Malheu-
reusement, il n'est pas possible d'obtenir une adhérence durable
entre l'argile et le béton. Peut-être a-t-on pu masquer le mal
jusqu'au moment où les intempéries d'une part, les secousses
des tirs, de l'autre, enfin, en cas d'attaque, les chocs des projec-
tiles ennemis le fassent réapparaître, mais on ne saurait le
guérir et rien ne prévaudra contre les forces, patientes, mais
irrésistibles, que la nature met là en jeu.
La simple vérité est que l'on a dû employer beaucoup de
béton pour l'installation des plates-formes des bouches à feu de
calibre élevé qui ont remplacé les quatre canons de 240 du
premier armement. C'est ce qui a donné naissance à la légende
de la coulée du béton dans les fissures, légende que les autorités
allemandes se sont bien gardées de détruire, la jugeant avec
raison utile à leurs intérêts.
De même est-il possible que des observatoires cuirassés, ou
peut-être des sabords, aient été pratiqués dans les parois les
plus solides de la falaise de l'Ouest. Ces sabords seraient, en fait,
des ouvertures de caponnières dont les pièces courtes battraient
le pied de cet escarpement à pic; précaution d'autant plus
judicieuse qu'il y a là une sorte de cuvette assez profonde.
Passons là-dessus, et bornons-nous pour l'instant à combattre
deux allégations dont les éditeurs responsables sont, pour la
première, les Allemands eux-mêmes, pour la seconde, les
marins des puissances alliées qui se laissent hypnotiser complè-
tement par la crainte des mines sous-marines.
Helgoland, disent nos adversaires, n'est pas seulement un
admirable poste d'observation avancé, une station de torpil-
leurs, de sous-marins, d'appareils aériens, c'est la couverture de
Cùxhaven et des batteries qui interdisent l'accès de l'Elbe.
On ne saurait attaquer cette dernière place sans avoir réduit
« l'inviolabilité » DU LITTORAL ALLEMAND. 675
l'îlot, parce que les feux des canons de cet îlot et ceux des
canons de Cïixhaven se croisent, et qu'ils écraseraient les navires
assez imprudens pour venir se placer dans l'intervalle.
Il y a exactement 59 kilomètres entre les deux points
considérés. Admettons que les bouches k feu qui y sont en
batterie soient du calibre le plus élevé et que la portée théo-
rique de ces bouches à feu (1) atteigne, dépasse même 30 kilo-
mètres, on voit que la zone battue à la fois par les deux artil-
leries est assez faible, déjà. Mais, dans la pratique, dans la
réalité des choses, il n'y aurait pas effectivement de danger
pour les bâtimens de recevoir, des deux côtés, des coups effi--
caces. On ne peut tirer sur un but aussi mobile qu'un bâtiment
que quand on le voit; c'est un tir au vol et qui n'a rien de
commun avec celui que l'on peut exécuter, à terre, sur un
point fixe, à terre aussi. Or, de bonne foi, pense-t-on que les
canonniers d'Helgoland, — les mieux placés, étant à l'altitude
de 50 à 60 mètres en moyenne, tandis que ceux de Giixhaven
sont quasi au ras de l'eau, -— apercevront souvent les navires,
à 30 kilomètres de distance, dans une atmosphère le plus sou-
vent chargée de nuages, en tout cas, toujours humide? On
n'est point là dans la Méditerranée...
Mais il y a mieux; il y a une circonstance à laquelle n'ont
point songé les gens qui accueillent tout ce qu'il plaît à nos
rusés ennemis de leur faire croire.
L'ilot d'Helgoland, beaucoup plus long que large, est orienté
à peu près Nord-Ouest-Sud-Est. Or, cette orientation est pré-
cisément celle de la route qui conduit de l'ilot à Giixhaven.
Il en résulte que, des quatre tourelles barbettes échelonnées
nécessairement dans la même direction sur l'étroit plateau
d'Helgoland, une seule pourrait donner des feux sur la zone
dont je parlais tout à l'heure. Gela changerait singulièrement
déjà la face des affaires, mais il suffit d'observer, pour conclure,
qu'aux distances énormes de 30 000 mètres, il n'y a plus
aucune précision à espérer du tir d'une bouche à feu. Encore
une fois, on peut, dans de telles conditions, bombarder une
ville comme Dunkerque ou Nancy, mais il n'est pas permis de
tirer sur un bâtiment.
(1) Il ne faut pas perdre de vue que, dans les dispositifs réguliers de mise en
action des pièces de côte, on perd toujours nécessairement une partie de l'angle
de projection qui correspond à la portée maxima.
676 REVUE DES DEUX MONDES.)
Il ressort de tout ceci qu'on peut parfaitement attaquer
l'embouchure de l'Elbe sans avoir réduit Helgoland. Il serait
d'ailleurs aisé de montrer, par l'étude des forces dont disposent
les Alliés, que les deux opérations peuvent être conduites simul-
tanément. En tout cas, si l'attaque de Guxhaven passe la pre-
mière, une force aéro-navale spéciale « masquera » l'îlot et
interceptera les navires légers, aussi bien que les sous-marins
qui prétendraient sortir de cette base pour se jeter sur les der-
rières de la flotte de siège. Je ne m'attarde pas à dire quelle
devrait être la composition de cette double flottille et de quels
engins particuliers elle devrait faire usage (1).
Parlons maintenant des craintes que causent à certains marins
les u champs de mines » qui, d'après eux, s'étendent d'Helgo-
land à la côte cimbrique, d'un côté, à la côte hanovrienne, de
l'autre, interdisant ainsi l'accès du fond de l'entonnoir de la
Deutsche bucht, l'embouchure de l'Elbe.
Je. ne sais rien de plus maladroit, d'une manière générale,
que les appréhensions excessives que laisse voir certaine Ecole,
dès qu'il est question d'amener une force navale quelconque
dans des parages où il pourrait exister des lignes de mines. Ces
appréhensions, proches parentes de celles que causent les sous-
marins, mais moins justifiées, ne font que confirmer le public
dans l'idée bien établie déjà de l'inutilité pratique des coûteux
mastodontes; et il est aisé de prévoir les conséquences que tire-
ront, dans l'après-guerre, de ces fâcheuses constatations, les
hommes, les partis, pour dire plus exactement, qui déjà, avant
ce conflit, contestaient la valeur des très grandes unités en même
temps qu'ils en faisaient ressortir le prix de revient exagéré.
Il est vrai qu'à ce moment-là l'Ecole en question ne man-
quera pas de rappeler que les dreadnoughts allemands se sont
joués, — non sans y mettre, d'ailleurs, le temps et la méthode,
comme il convient, — des mines du détroit d'Irben, cependant
fort bien disposées, nombreuses, et bien défendues, ainsi que
de celles des « sunds » de l'archipel livonien.
Pour l'instant, ce n'est pas ce point de vue qui prévaut et
comme il s'agit d'excuser les grands cuirassés des Alliés d'une
inertie que d'aucuns leur reprochent, des deux côlés de la
Manche, on allègue victorieusement que ce n'est qu'à i'afl"aiblis-
(1) Voyez, pour ces questions, mon étude sur « L'attaque des côtes » (15 sep-
tembre 1917).
« L INVIOLABILITE » DU LITTORAL ALLEMAND.
677
scraent des organes de toute espèce de la marine russe que les
Allemands doivent leurs succès, — opinion que ne justifie pas,
sur ce point particulier, l'étude impartiale des opérations d'oc-
tobre dernier, oii la division navale du golfe de Riga s'est fort
bien conduite.
Mais revenons aux mines qui flanqueraient, à l'Est et au Sud,
la position d'Helgoland. Il faut compter en moyenne de 20 à
25 milles marins entre l'îlot et les fonds de 8 mètres des deux
littoraux. Gela fait 40 000 mètres environ, soit, à raison d'une
mine par 30 mètres, 1 333 de ces engins, pour une seule ligne,
et 2666 pour les deux lignes en quinconces que l'on considère
comme indispensables pour barrer un passage. En tout, donc,
5332 mines pour le seul objet qui nous occupe. C'est beaucoup.
Mais nos adversaires ne se sont pas crus obligés, que dis-
je? ils ont bien dû se donner de garde d'établir de tels chape-
lets pour barrer les deux bras de mer et s'enfermer ainsi eux-
mêmes dans l'entonnoir dont je parlais tout à l'heure; car les
mines ne distinguent pas l'ami de l'ennemi et explosent indiffé-
remment sous toute carène qui les heurte ou glisse sur elles.
On objectera évidemment que les Allemands ont ménagé
dans ces lignes des portières, des passages libres, dont l'exact
gisement est connu d'eux seuls. Sans doute, mais de deux
choses l'une : ou bien ces portières sont indiquées extérieure-
ment à la surface de la mer, par des bouées très visibles,
peut-être des bateaux du genre des bateaux-feux, fixes et
aisément reconnaissables de loin ; ou bien on a compté,
pour la détermination des ouvertures en question, sur des
points à terre. Or, ces points de reconnaissance, fournis-
sant des alignemens de direction pour pénétrer dans le fond de
la Deutsche bucht, ne sauraient être empruntés à l'ilot même
d'Helgoland. Il les faut aller prendre sur la terre ferme, à
quelque vingt milles (37 kilomètres) au moins de distance.
Voilà qui est bien peu pratique, assurémeïit, et même absurde,
pour parler net. Restent les bouées ou bateaux mouillés des
deux côtés de la portière, ce qui est simple et commode. Seule-
ment, dans ce cas, l'assaillant peut bénéficier de l'indication
fournie par ces corps flottans.
D'une manière générale, d'ailleurs, on peut affirmer qu'il
n'est pas possible de garder pendant trois ans, — on oublie
toujours que la guerre date du 2, août 19141 — le sçcret du
678 REVUE DES DEUX MONDES.
gisement de lignes de mines extérieures, à l'égard d'un adver-
saire actif, entreprenant, habile, qui dispose de quantité de
petits bâtimens rapides et d'un bon nombre de sous-marins,
sans parler des appareils aériens. Et comme nous savons fort
bien que les marins alliés sont actifs, entreprenans et habiles,
autant que courageux et dévoués corps et âme à leur tâche,
nous devons conclure que l'on est parfaitement renseigné, là
où il faut qu'on le soit, sur les grands « champs de mines »
d'Helgoland et sur leurs portières; à moins que ces (( champs
de mines » soient du domaine de la légende, réserve faite, bien
entendu, des engins de la défense spéciale de l'îlot et de celle
du mouillage des vaisseaux qui s'étend à l'Est du Sand insel (4).;
Arrivons aux points essentiels du camp retranché maritime
de la Mer du Nord : Borkum et Sylt, à l'aile gauche et a l'aile
droite, Gûxhaven en arrière du centre du front de bandière.
Si la défense d'une île de faible étendue est toujours pré-
caire, c'est d'abord qu'il est aisé de la couvrir de feux conver-
gens, et ceci justifie le terme de « nid à bombes » employé par
Napoléon, comme je l'ai déjà rappelé, pour caractériser à la fois
le point faible de cette défense et la meilleure méthode d'attaque
k employer. Encore le grand homme de guerre ne connaissait-
il pas les appareils aériens, qui donneront aux bombardemens
maritimes une puissance, une justesse incomparables.
Il est évident, d'autre part, que les feux des engins flottans
sur le but en question seront d'autant plus efficaces que ce but
présentera moins d'altitude, moins d'accidens de terrain, moins
de « couverts. » A ces divers titres, on peut affirmer que l'attaque
de Borkum aurait, pour qui la conduirait avec méthode, les plus
grandes chances de succès.
L'île n'a, en effet, que 9 kilomètres de long sur 5 kilo-
mètres de large. Le centre en reste à 11 kilomètres seulement
de la ligne des fonds de 10 mètres la plus éloignée, celle qui
court le long du littoral de la Frise orientale. Enfin, une cir-
constance précieuse favorise la convergence des feux : c'est que
les bâtimens qui seraient chargés de l'attaque d'artillerie par le
sud-ouest, dans l'Ems occidental, n'auraient à répondre qu'aux
(1) C'est à ce mouillage, dont les limites ne sont d'ailleurs pas définies exac-
tement, que se tenait le plus souvent notre escadre de frégates cuirassées, dans
l'hiver de 1870-71 Mais Helgoland appartenait alors à l'Angleterre !...
« L INVIOLABILITE » DU LITTORAL ALLEMAND.!
679
coups venant de Borkum même, puisque, comme on le sait, la
rive gauche du fleuve est hollandaise, ainsi que l'ile de Rottum,
celle qui succède k Borkum dans la chaîne des îles frisonnes.
Ne tirer que d'un seul bord et sur un seul groupe d'ou-
vrages! Avantage considérable, qu'on apprécie particulière-
ment quand on lit, dans le livre de Testis (1), le dramatique
re'cit de l'attaque des Dardanelles, le 18 mars 1915.
Je pourrais citer une autre circonstance précieuse, cette
fois de l'ordre hydrographique et non plus de l'ordre politique.,
Mais il convient de réserver celle-ci. Notons, pour finir, qu'il
restera, sur Borkum même, des amers permanens qui favori-
seront la navigation aux abords de l'île, navigation toujours
prudente, entourée, je l'ai déjà dit, de toutes les précautions
que suggère l'expérience de cette guerre et, d'ailleurs, l'expé-
rience de tous les temps (2).
Si, toutefois, ces amers permanens venaient à manquer
contre toute probabilité, on disposerait de ceux de la côte hol-
landaise et des balises de Rottum, sans parler des bouées de la
rive gauche de l'estuaire, que les Allemands n'auraient pu
enlever sans porter atteinte aux droits souverains de la Néer-
lande. Quant aux balises de la rive allemande, il est possible
qu'elles n'aient point disparu. Dans ce cas, elles auront été
certainement déplacées^ aussi bien que les bouées appartenant
à cette rive. C'est une ruse connue, dont on ne sera pas
dupe.
Les ouvrages de Borkum sont relativement nouveaux..
L'état-major allemand a hésité longtemps à les entreprendre,
des raisons d'économie venant appuyer l'effet de principes
généraux sur la prééminence de la défense mobile par rapport
à la défense fixe, car jamais côte ne fut si pauvrement armée
que la côte allemande jusqu'à ces tout derniers temps. Il serait
oiseux de rechercher quel peut être le calibre des canons qui
sont, là, mis en batterie. Supposons-les du calibre le plus élevé
actuellement en service sur les côtes. Ce calibre ne dépasse pas
(1) L'Expédition des Dardanelles, 1 vol. , chez Payot, éditeur.
(2) Ai-je besoin d'ajouter que l'on aurait encore, dans le cas qui nous occupe,
la facilité de se procurer des pilotes hollandais, — en y mettant le prix? On se
procurera d'ailleurs dans tous les ports du Nord des pilotes de l'Ems, et surtout
de l'Elbe. Il est surprenant que les tenans de l'abstention systématique ne
s'avisent jamais de cela.
680 REVUE DES DEUX MONDES.,
celui des grosses pièces des vaisseaux, et celles-ci gardent le
bénéfice du nombre (1).
Un dernier point : la côte ferme d'Allemagne, — saillans
de Greetsiel et de Nordern (2), — est à plus de 25 kilomètres
des passes extérieures et de la ligne Borkum-Rottum. L'assail-
lant n'aura donc pas à craindre l'intervention de bouches à feu
placées sur cette côte, pas plus, du reste, que sur l'ile de
Juist. Cette remarque a son intérêt, non pas seulement pour
la conduite de l'opération, mais aussi pour l'utilisation de l'île,
quand elle sera tombée aux mains de l'assaillant.
Quelle utilisation? — Ici il convient encore de garder le
silence. Que l'on soit assuré seulement de la haute valeur de
l'ile de Borkum, à des points de vue militaires très variés.
Franchissons d'un bond les 100 milles marins qui séparent
Borkum de Sylt et étudions un moment cette grande île singu-
lièrement découpée, qui semble avoir été disposée exprès par
la nature pour défendre la côte ouest du Slesvig des colères
violentes de la mer du Nord.
Du nord au sud, en effet, Sylt oppose un long (3) et solide
bourrelet de dunes aux entreprises des vagues rageuses qui
accourent de la côte d'Angleterre, poussées par le vent d'Ouest.
Les volutes de la houle, brisée sur la pente assez roide de cette
frange littorale, déferlent alors avec une violence qui interdi-
rait tout accostage. Mais le tableau change quand souftle le
vent d'Est et que quelques jours de beau temps ont aplani la
houle. Un débarquement en pleine côte pourrait alors être
tenté, que favoriserait justement la grande étendue de la plage
abordable, où de fausses attaques, des diversions tactiques
seraient nettement indiquées. Mais les défenseurs auraient
presque partout l'avantage du « couvert » fourni par la dune
de bordure. Les feux des vaisseaux bouleverseraient sans doute
ce rempart naturel, mais ne le détruiraient pas. Quoi qu'il en
soit de ces chances diverses, — il y en a de très bonnes que
(1) Je rappelle que je ne discute pas ici les questions relatives à la lutte entre
navires et batteries. Voir l'étude sur « L'attaque des côtes, » déjà citée'.
(2) C'est de là que partent les câbles transatlantiques allemands, avec « escale »
sur Borkum même.
(3) 35 kilomètres. La largeur maxima de l'ile est de 13 kilomètres, mais elle
est très découpée, et sa superficie n'excède pas 95 kmq, ce qui, d'ailleurs, lui
donne déjà de l'intérêt comme place d'armes.
« l'inviolabilité » DU LITTORAL ALLEMAND. 681
je passe sous silence, — de l'attaque purement frontale, il
faudrait compter surtout, je crois, sur les attaques de flanc et
de revers conduites par les bâtimens de flottille et les navires
spéciaux de la guerre de côtes, au moyen des chenaux qui, au
Nord, au Sud, à l'Est, bordent les capricieuses de'coupures de
l'ile. Le principal de ces chenaux, je l'ai dit déjà, est le Lister-
tief, dont le seuil laissera passer, à marée moyenne, des bâti-
mens de 5 mètres de tirant d'eau, c'est-à-dire tout l'outillage
flottant des opérations côtières.
Que ce passage soit aujourd'hui défendu, alors qu'il y a
quelques années à peine, il n'y avait là aucune batterie et qu'on
n'y prévoyait la pose d'aucune ligne de mines, c'est ce dont je
ne doute pas. Je ne doute pas davantage que les moyens de
l'attaque, plus puissans encore que ceux de la défense et concen-
trant leurs feux sur un petit nombre d'ouvrages qui ne jouiront
pas du bénéfice du commandement sur la mer, ne viennent à
bout de tous les obstacles. Il ne faut pas se lasser de répéter
qu'il n'y a là aucun rapprochement à faire avec la situation
011 se trouvaient les Alliés aux Dardanelles, étroitement serrés
entre les longues branches d'une tenaille formidable et obligés
de répondre au hasard à des batteries invisibles, jetant leurs
projectiles de plates-formes élevées de 150, 200, 300 mètres
quelquefois. Je rappelle aussi qu'il ne pourrait être question
de l'intervention des mines dérivantes pendant la lutte d'artil-
lerie. Ces engins bénéficiaient, aux Dardanelles, d'un courant
permanent et rapide, qui les poussait sans relâche sur les
navires assaillans.
Je puis dire un mot de la valeur signalée de l'ile de Sylt,
au point de vue des opérations qui suivraient sa prise de pos-
session, puisque, déjà, en 4915, un exposé de ce genre m'a été
permis. D'ailleurs, j'ai à peine besoin d'ajouter que nous n'ap-
prenons rien aux Allemands sur les propriétés stratégiques de
tous les points intéressans de leur littoral.
Outre que, par son étendue, Sylt pourrait parfaitement
servir de place d'armes en vue d'une descente, — au moins à
titre de diversion, — sur la côte du Slesvig, qui n'en est dis-
tante que de 10 à 15 kilomètres; outre qu'en s^en emparant, on
enlèverait aux flottilles allemandes qui opèrent au Nord du
camp retranché maritime, le long de la côte du Jutland, un
point d'appui, une base de ravitaillement, un abri également
682 REVUE DES DEUX MONDES.
précieux et que ces avantages seraient, du coup, transférés aux
flottilles alliées contre ce même camp retranché, il faut signa-
ler comme un point des plus intéressans la faculté de créer dans
l'ile une grande station aéronautique. Cette station ne tarderait
pas à maîtriser celle de Tondern, où se trouvent, on le sait, de
grands hangars de dirigeables (1). On y aurait une base excel-
lente pour organiser des « raids » de bombardement et de des-
truction visant le canal de Kiel, ses ouvrages d'art, ponts mé-
talliques très élevés, écluses, bassins, ponts tournans, passages
souterrains ou tunnels destinés au rapide transport des troupes
d'une rive à l'autre; ses berges qui, sur nombre de points,
sont fort peu solides, étant faites de matériaux rapportés, dont
les remblais s'élèvent sur des fonds de vases et de sables peu
consistans ; les établissemens de Brunsbûttel, de Rendsburg,
de Holtenau ; enfin les navires qui s'engageraient dans cette
voie navigable, dans un sens on dans l'autre. De Sylt à
Rendsburg, qui est à peu près au milieu du canal, il n'y a que
105 kilomètres, — une heure à peine de trajet pour un bon
aéroplane. Quant à Kiel même et à son arsenal d'Ellerbeck, la
distance qui les sépare de Sylt n'excède pas 130 kilomètres.
Hambourg reste à 180 kilomètres de l'île qui nous occupe, et
Lûbeck à 175 kilomètres. Le nœud de voies ferrées si important
de Neumûnster n'en est qu'à 140. Je n'ai pas besoin d'insister
sur l'importance de ces constatations, en cas d'opérations com-
binées sur l'un ou sur l'autre revers de la péninsule cimbrique.
Le canal de Kiel avec tout ce qui y touche, de près ou de loin,
est l'organe essentiel de la défense des côtes allemandes.
Voilà pour les deux ailes du front maritime de la Deutsche
bucht. Voyons-en maintenant le centre, le « fort, » le mu-
seau de la bête, dont l'estuaire de l'Elbe est bien la gueule puis-
sante. Et ce fort, c'est Cûxhaven.
Une chose qui frappe tout d'abord l'œil le moins attentif,
quand on regarde une carte de cette région, c'est que Cûxhaven
est un saillant, circonstance toujours défavorable à la défense.
Cette place est en effet à la pointe de la presqu'île formée par
les deux embouchures, très voisines en somme, de la Weser et
de l'Elbe. L'idée vient donc tout de suite que Cûxhaven peut,
(1) C'est de là que partent souvent les zeppelins qui opèrent sur l'Angle-
terre. Des hydravions anglais ont survolé Sylt et sont allés jeter des bombes sur
Tondern dans l'hiver de 1915-1916.
<( l'inviolabilité » DU LITTORAL ALLEMAND. 683
presque aussi bien que le serait une île, être battu de feux
convergens. Il en est ainsi, en effet, mais pour le faire com-
prendre au lecteur, il convient d'entrer dans quelques détails.^
Plaçons-nous dans l'estuaire extérieur de l'Elbe, à quelques
milles marins au Sud du 54^ parallèle. Nous avons tout près
de nous, à l'Ouest, le banc de sable de Scharhorn, qui émerge
continuellement, — point un danger, par conséquent, — et qui
sera dans quelques années un îlot habité; au Sud un autre îlot,
très bas, mais bien défini, celui-là, et défendu contre la mer,
Neuwerk, qui porte depuis des siècles une énorme tour carrée,
le phare, le point de reconnaissance essentiel de l'entrée de
l'Elbe; plus loin, au Sud-Est, le saillant même de Cûxhaven,
avec ses ouvrages, — Kûgelbaake, Dose, etc., — trop bas, pour
qu'on les distingue, mais dont le gisement est exactement donné
par l'agglomération urbaine qui s'étend derrière eux, avec cer-
tains « accidens » très visibles.
Scharhorn, Neuwerk, Ciixhaven (ou, si l'on veut, la pointe
du saillant, qui est au fort même de Kûgelbaake) sont en ligne
droite et longés par le chenal principal, disons plutôt le chenal
officiel du fleuve.
Ces trois points nous apparaissent, sur les cartes géogra-
phiques qui se piquent de donner quelques détails d'hydrogra-
phie, comme enveloppés par le même immense banc de sable
vasard, couvert à mer haute, découvert à mer basse, qui
semble s'étendre sans solution de continuité jusqu'à l'estuaire
de la Weser. Ce n'e.st là qu'une apparence. Ces « watten, »
d'ailleurs assez fermes pour qu'on puisse aller à pied ou envoi-
ture légère de Ciixhaven à Neuwerk (1), — ce qui détruit une
des allégations favorites de ij^es adversaires — sont en réalité
sillonnés de chenaux assez profonds, les « baljen » dont j'ai déjà
parlé plus haut et qui sont fort bien tracés à TOuest et au Sud-
Ouest de Neuwerk. Que Fon se serve jde ces chenaux, — après
les avoir balisés à nouveau et dragués, — pour prendre à
revers les défenses de l'îlot, s'il en existe (2), en tout cas pour
battre d'écharpe les ouvrages de Dose, ou bien que l'on se
tienne à la limite des Watten, on restera toujours en dedans
(1) Fait constaté, du reste, dans les « portulans « et instructions nautiques
et dont j'ai, de visu, constaté l'exactitude.
(2) Un doute peut subsister, si l'on remarque que Neuwerk est, en plein,
dans les champs de tir des ouvrages du saillant de Gùxtiayen.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
de la portée maxima des bouches à feu des bâtîmens, par
conséquent on exécutera des tirs efficaces sur le saillant de
Cûxhaven. Mais les bâtimens dont il est question ici ne peuvent
être que des navires spécialisés pour la guerre de côtes, moni-
tors à fond plat, batteries flottantes, canonnières cuirassées,
chalands armés, etc. Les bâtimens de haut bord se réserveront
le grand chenal de l'Elbe et le vaste espace de mer libre qui
s'étend au Nord-Ouest du Medem Sand.
Les feux des deux groupes d'unités désignées pour l'attaque
se croiseront ainsi sur les buts à battre, à angle droit, à peu
près. Serait-il possible de faire mieux et de prendre à revers
les ouvrages de Cûxhaven avec des bâtimens de tirant d'eau
moyen, pénétrant dans l'Elbe jusqu'en amont de la ville? Peut-
être. Mais c'est encore ici un point réservé. Quoi qu'il en soit,
observons que, ni les navires spéciaux opérant dans la région
des Watten,ni les grandes unités opérant dans le chenal de
l'Elbe ne sauraient être pris entre deux feux. Les premiers ont
derrière eux la mer (1) ; les seconds présentent, d'une manière
générale, le flanc de bâbord aux terres des Dittmarschen qui
forment la rive Est du vaste estuaire extérieur; mais les points
les plus rapprochés du grand chenal, dans ces Dittmarschen, en
restent encore à 25 kilomètres. On se trouve donc là, pour des
motifs différens, dans des conditions aussi avantageuses que
pour l'attaque de Borkum par l'Ems occidental.
Je n'ai pas besoin de dire que les observations qui précèdent
n'épuisent aucunement la question de l'attaque de Giixhaven.
Il ne s'agit pas ici de plans d'opérations. Je ne prétends qu'à
montrer quelles peuvent être les conditions résultant, pour cette
attaque, des véritables caractères géographiques et hydrogra-
phiques des points considérés.
Ne nous attardons pas davantage à discuter l'intérêt straté-
gique de cette position. En fait, il y en a peu de plus importantes
sur toute la côte allemande. Et ce n'est pas seulement à cause
de la valeur de l'Elbe, du fleuve de Hambourg, de l'artère essen-
tielle du vaste corps de l'Allemagne du Nord, ni, non plus, parce
que la belle rade formée, un peu en amont du port, par l'estuaire
(1) Tout au plus ces bâtimens devraient-ils compter avec les feux qui pour-
raient leur être adressés de la digue littorale qui s'étend au Sud de Cûxhaven ;
mais il ne s'agirait là que de batteries de circonstance, de pièces de campagne
qui tireraient dilûcilernent à 10 000 et 12 000 mètres.
« l'inviolabilité » DU LITTORAL ALLEMAND. 685
du fleuve, à l'abri relatif du Medemsand, sert de mouillage
d'attente à la « Hoch see flotte; » c'est, avant tout, parce que
dans cette rade même débouche le canal maritime allemand dont
je parlais tout à l'heure à propos de Sylt, de sorte que, pour
entrer dans ce canal, par les e'cluses de Brunsbiittel, ou pour
déboucher dans la mer du Nord après en être sorti, il faut passer
sous le canon de Giixhaven. S'emparer de Gûxhaven, c'est donc
paralyser complètement les mouvemens stratégiques de la
flotte allemande en lui interdisant les « jeux de navette » entre
mer du Nord et Baltique en vue desquels, expressément, cette
belle voie de communications intérieure a été créée.
Aussi n'est-ce pas sans une vive surprise que j'ai lu, il y a
quelques mois, sous la plume d'un officier général de l'armée
mieux inspiré d'ordinaire, cette singulière question : « A quoi
servirait de descendre à Giixhaven? » Et l'auteur, ne voyant
dans la prise de possession de ce point capital que l'intérêt
— fort médiocre, à son avis (1), — d'un débarquement ayant
pour objectif une opération dans l'intérieur du pays, ajoutait :
« Dùt-on réussir dans la descente même, que l'on n'en serait pas
plus avancé, au fond. On ne pourrait pas déboucher... »
Ge n'est point, encore une fois, le moment de discuter ces
questions, que j'ai d'ailleurs effleurées dans mon étude du
15 octobre 1916; je me borne à observer que la région de
Gijxhaven se prêterait bien aux opérations actives qui doivent
suivre une descente exécutée avec de grands moyens. Ge sail-
lant, en effet, s'évase rapidement dans le sens de la marche en
avant de l'armée débarquée, ce qui facilite le déploiement de
celle-ci ; et, d'autre part, la disposition des lieux est telle, au
double point de vue géographique et hydrographique, que,
pendant les deux premières marches, les plus délicates pour
l'assaillant, la force navale serait en mesure de flanquer les
deux ailes de l'armée en avançant dans les deux estuaires de,
l'Elbe et de la Weser.
Mais, à n'envisager que les résultats politiques et militaires
d'une offensive sur le sol même de l'Allemagne, ce n'est pas
sans doute par Gûxhaven et le « Land Hadeln » qu'il convien-
drait le mieux de débuter. D'autres points de descente et d'autres
(1) J'ai déjà noté, dans l'article du 15 octobre 1916, sur les « Opérations du
débarquement, » les répugnances traditionnelles des officiers de l'armée contre
les opérations combinées.
686 REVUE DÉS JDÈUX MONDES.
théâtres d'opérations présenteraient des avantages d'une plus
grande portée. Et ceci nous conduit tout droit à la Baltique-
Mais avant d'aborder les détroits qui donnent accès dans
cette mer fermée, ne convient-il pas de jeter un coup d'œil sur
la presqu'île du Jutland, contrée neutre, c'est entendu, mais
qui ne le restera peut-être pas toujours.
Or le trait intéressant du « Danemark de terre ferme, » au
point de vue qui nous occupe, est précisément que le côté
Cattégat de cette presqu'île offre le même caractère de parfaite
facilité d'accès que le littoral allemand qui le prolonge au Sud,
puis à l'Est, tandis que le côté mer du Nord présenterait au
contraire de sérieuses difficultés.
Il semble, en effet, que depuis le cap Skagen jusqu'au Petit
Belt, la géographie ait voulu se rendre complice du général qui
chercherait à faire du Jutland une base d'opérations contre l'Alle-
magne. Rien n'y manque : îles littorales à distance convenable,
saillans et petites presqu'îles tracés à souhait pour les descentes,
golfes, baies, mouillages faciles autant que sûrs, côtes saines,
marées peu sensibles, villes importantes en bordure de la côte
et qui sont des ports bien outillés. 11 y a même, tout au Nord, un
refuge à peu près inviolable en cas d'échec, la région du « Vend
Syssel, » séparée du reste du Jutland par le bras de mer capri-
cieux du Lymfjord. La seule objection que l'on puisse faire à
l'utilisation militaire de la presqu'île, c'est qu'elle se resserre au
Sud et que le Slesvig n'a plus que 50 kilomètres de large, au
lieu de 120 ou 130. Ce n'est pas là un inconvénient rédhibitoire.
Quoi qu'il en soit, et pour revenir à la Baltique même,
répétons, sans nous lasser, ({u'aucHn littoral, sans exception, n'est
aussi favorable aux opérations combinées que celui qui s'étend
du débouché du Petit Belt aux bouches de l'Oder, c'est-à-dire la
bordure maritime de la région la plus importante, à tous égards,
de l'Allemagne. On commence à le comprendre d'ailleurs, et les
adversaires immédiats des initiatives que je préconise se sont
contentés, dans ces derniers temps, de dire :« Oui, mais nous
n'en sommes pas plus avancés : le Danemark est neutre et le
Grand Belt est miné. Il est donc impossible d'entrer dans la Bal-
tique. ))Les objections se sont même, tout récemment, réduites
à un seul terme, — qui a paru suffisamment décisif, — et on a
entendu aux Communes de l'Angleterre, le premier lord de
« L INVIOLABILITE » DU LITTORAL ALLEMAND.
681
l'Amirauté, sir Eric Geddes, déclarer que si la flotte anglaise
n'avait pas pénétré dans la Baltique, pour soutenir la Russie
dans ses tragiques épreuves, c'était parce qu'elle « aurait dû
franchir d'immenses champs de mines. » Il n'était plus question
de la neutralité danoise,
Le fait que l'on ne conteste plus la facilité d'abord de la côte
allemande, dans la Baltique, simplifie et abrège ma tâche. Je
n'ai plus qu'à montrer la vanité, en ce qu'elles ont d'excessif,
des craintes que l'on exprime au sujet du passage des détroits
par une grande armée navale.
Puis-je faire observer d'abord, qu'il est singulièrement
malavisé de proclamer que la côte allemande est inabordable,
que Ton se gardera d'y risquer une seule unité de combat; que
d'ailleurs les débarquemens sont de pauvres opérations destinées
fatalement à de retentissans échecs; qu'on n'attaquera jamais tel
point parce qu'il y a de gros canons et qu'on ne passera jamais
tel détroit parce qu'il y a des mines?
A supposer que tout cela fût justifié, il faudrait éviter de le
dire et, tout au contraire, insinuer qu'on a les intentions les
plus hostiles à l'égard du littoral de l'ennemi. Quelque créance
que ce dernier donnât réellement aux bruits que l'on ferait
courir à ce sujet, il ne pourrait s'empêcher de prendre certaines
précautions et d'entretenir sur ses cotes des effectifs relative-
ment sérieux (1). Il serait, du reste, bien facile de le tenir en
haleine par des démonstrations et des feintes. Ce sont là des
moyens qui, pour avoir été employés de tout temps, — et très
fréquemment par la Grande-Bretagne pendant nos grandes
guerres de 1793 à 1815, — n'en conservent pas moins leur effi-
cacité. Car enfin, on ne sait jamais... Le belligérant le mieux
renseigné hésite, en pareil cas, à passer outre à la menace.
En tout cas, on conviendra qu'il serait sage de ne pas avertir
l'ennemi qu'il peut être bien tranquille de tel ou tel côté. Il est
surprenant qu'il faille donner cet avertissement.
Ceci dit, remarquons encore que lorsque, pour justifier une
(1) Observons que l'intérêt d'obtenir ce résultat grandit en ce moment où l'Al-
lemagne, déjà relativement épuisée, fournit un effort encore considérable et où
il lui serait fort difficile de créer de nouvelles armées. Je rappelle à ce propos
qu'en 1870, la Prusse entretint une armée dite de la défense des côtes jusqu'au
moment où elle acquit la certitude que nous avions renoncé à toute descente.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
inertie systématique, on affecte de s'indigner à l'idée qu'un
« théoricien » puisse proposer de risquer des dreadnoughts sur
des champs de mines, on use de moyens de discussion qui sont
peut-être habiles, mais d'une habileté de mauvais aloi. En fait,
je le dis encore, il n'a jamais été question de cela. Personne,
que je sache, n'a proposé une telle absurdité. Tout le monde
sait, en revanche, qu'il y a de nombreux et efficaces moyens,
soit de draguer, soit de faire exploser prématurément les mines,
soit de les couler. C'est affaire de patience, de méthode, d'engins
appropriés, et je ne reviendrai pas aujourd'hui sur le détail de
ce que j'ai écrit si souvent à ce sujet. Rappelons toutefois qu'à
ces procédés préventifs il ne sera jamais inutile de joindre des
procédés de protection immédiate des coques plongées des
grands bâtimens, quand ces unités lourdes passeront sur les
emplacemens déblayés. Deux précautions valent mieux qu'une.,
Kt puis, vraiment, a-t-on la prétention de faire la guerre sans
jamais courir aucun risque, sans accepter d'avance aucune perte?
En ce qui touche enfin, d'une manière particulière, les opé-
rations ayant pour but de faire entrer une force navale très im-
portante dans la Baltique, j'observe, pour conclure, qu'en raison
de la très grande supériorité de nombre des flottes alliées, les
résultats poursuivis seraient obtenus sans qu'il fût nécessaire
d'y employer les « superdreadnouglits. » Ceux-ci, assez nombreux
et assez puissans, à eux seuls, pour contenir la Hochsee flotte,
si cette dernière essayait de prendre à dos l'armée engagée dans
les détroits, seraient parfaitement à leur place en un point d'où
ils pourraient se porter en peu d'heures soit au-devant de la
flotte ennemie sortie du camp retranché maritime de Ciixhaven,
soit au secours de la flotte opérant dans les Belts, en cas de
besoin urgent.
Mais quels sont les détroits dont il s'agit et où peut-on
craindre de rencontrer les « immenses » champs de mines dont
on nous a parlé? C'est ce qu'il me reste à examiner.
Les détroits danois sont au nombre de trois : le Sund, entre
la Suède et l'île de Seeland, — c'est le détroit que commande
Copenhague; — le Grand Be!t, entre Seeland et Fionie; le Petit
Belt, entre Fionie et le Jutland-Slesvig. Mettons hors de cause
ce dernier, bras de mer très étroit et dominé de près par des
rives qui doivent être armées depuis le commencement de la
guerre, du côté allemand, à partir de l'îlot de Brandsô.
« L INVIOLABILITE » DU LITTORAL ALLEMAND.
689
Le Sund n'admet que des bâtimens de moins de 7 mètres de
tirant d'eau. On dit volontiers, en présence d'une si faible
profondeur, que ce détroit est inutilisable pour une armée
qui veut entrer dans la Baltique. Il s'en faut que ce soit exact.
Cette armée ne se composerait pas seulement d'unités calant
8 mètres. Tous les bâtimens de tonnage moyen, les innom-
brables unités légères, les bâtimens auxiliaires, enfin les trans-
ports de troupes et de matériel, que l'on aurait eu soin de choisir
parmi les « cargo-boats » calant, au plus 6"", 50, pourraient
parfaitement emprunter le Sund, même sans attendre certaines
circonstances de vent et de mer où le niveau des eaux s'élève.
On objectera à ceci qu'il y aurait inconvénient à ce que le
gros de l'armée fût séparé, au moins, de ses bâtimens légers.
C'est entendu. Il y a là une question de mesure. Il est absolu-
ment indispensable, évidemment, que le dragage des mines par
les navires spéciaux soit protégé par un grand nombre de petits
croiseurs et de « destroyers. » Il faut aussi que la « Kieler-
bucht, » le bassin qui s'étend entre l'archipel danois et la côte
du Holstein, soit rigoureusement surveillée, ainsi que le fjord
même de Kiel, d'oii peut déboucher la force navale allemande,
si l'on n'a pas réussi à oblitérer le canal maritime (1).
Quoi qu'il en soit, arrivons-en au Grand Belt et notons tout
de suite que ce détroit et son prolongement au Sud, le « Lange-
land Biilt, » sont exclusivement danois. Cette remarque n'est
pas inutile si l'on veut bien se rappeler que ce n'est qu'à son
corps défendant que le petit royaume a miné la voie d'accès prin-
cipale à la Baltique, celle des cuirassés. La navigation du
Grand Belt ne présente quelque difficulté aux très grandes
unités de combat qu'au coude voisin des îlots d'Agerso et
d'Omô. Tous les. pêcheurs et pilotes du pays, les norvégiens et
les suédois, — sans parler de ceux qui ont été formés ailleurs et
des officiers des paquebots qui fréquentent laBaltique, — peuvent
donner sur ce passage les indications les plus précises. D'ailleurs
rien de plus aisé aux bâtimens légers qui précèdent les unités
longues et lourdes, que de baliser à nouveau les points délicats.
Les mines danoises draguées, sans qu'assurément il y ait à
(1) Je rappelle encore qu'il ne s'agit pas ici d'un plan d'opérations, qui
comporterait naturellement l'occlusion du vestibule du fjord de Kiel par des
mines de blocus. Je ne donne que les indications les plus nécessaires, — et très
succinctement.
TOMB xLii. — 1917. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.)
craindre d'opposition, il est fort possible que l'on ait à compter
avec des mines allemandes dans le« Langeland Belt. » On affirme
en effet que nos adversaires ont pris, pour plus de sûreté, le
soin de miner eux-mêmes ce débouché du Grand Belt dans la
« Kielerbucht. » Mais, là encore, les deux rives étant danoises,
l'opération du dragage ne saurait présenter de difficultés bien
sérieuses, — étant entendu que le fjord de Kiel sera « masqué »
par les navires légers et qu'ainsi les dragueurs seront protégés
contre les entreprises de l'ennemi.
Nous arrivons maintenant au vaste plan d'eau, — 60 kilo-
mètres environ, de l'Est à l'Ouest, sur 50 du Nord au Sud, —
que les Allemands désignent sous le nom de « Kielerbucht, »
baie de Kiel. Ce ne peut être que là, dans des eaux à peu près
exclusivement sous le contrôle de la marine allemande, que se
doivent situer les « immenses champs de mines. »
Que la plus élémentaire prudence prescrive de draguer la
route que suivra l'armée navale pour entrer, par le Fehmarn
Belt, dans la Baltique libre, c'est ce que personne ne contes-
tera. Mais qu'il soit nécessaire de draguer tout le plan d'eau de la
« Kielerbucht, » évidemment non. D'ailleurs, le bon sens indique
qu'il n'est pas possible que cette petite mer intérieure soit
minée partout. Il faut bien que le défenseur puisse l'utiliser
pour repousser l'adversaire en combattant. Qu'on ne m'objecte
pas, là encore, que ce défenseur s'est ménagé des chenaux libres
dans ce dédale d'aveugles engins de destruction. Au voisinage
immédiat des côtes, par exemple aux débouchés du Grand et
du Petit Belt, peut-être. Au débouché du fjord de Kiel, cer-
tainement. Mais en pleine mer, à 10, 15, 20 milles de toute
terre, comment retrouver les amers indispensables, si le temps
n'est pas absolument clair, si, comme je le disais tout à l'heure,
on n'a pas un ciel de Méditerranée?
Défions-nous donc de ces jeux d'imagination. Prenons garde
surtout que c'est le premier intéressé, l'ennemi lai-même, qui
nous suggestionne, aujourd'hui comme il le faisait déjà, il y a
vingt-cinq ans, alors qu'en présence des rapports fantastiques
qu'il nous faisait parvenir sur l'état de ses défenses côtières, on
sentait impérieusement, dans certains organismes maritimes,
le besoin de savoir la vérité, — et, donc, daller voir.
Que dirai-je, pour finir, du dernier détroit, le Fehmarn
Belt, que l'on doit supposçr jniné? Ici, la rive Sud est aile-
« L'INVIOLABILITÉ » DU LITTORAL ALLEMANt». 691
mande et les lignes de mines sont certainement de'fendues par
l'artillerie de côte, en position vers Marienleucht de Fehmarn.
Heureusement deux circonstances favorisent l'assaillant,
D'abord, le détroit a 18 kilomètres de large et la rive Nord,
celle de l'île danoise de Lolland, est assez saine pour qu'on la
puisse longer de près. A supposer que les bouches à feu de
la défense puissent porter à 18 000 mètres, encore faut-il que
l'atmosphère soit assez claire pour que les pointeurs puissent
discerner ces petits traits noirs glissant sur l'horizon et qui,
difficulté nouvelle, se confondront, là, avec la terre danoise.
Ensuite, s'il faut absolument engager la lutte contre les batte-
ries de Fehmarn, j'observe qu'on le fera dans les meilleures
conditions — convergence des feux des vaisseaux sur des ouvrages
bas, — si, justement, on a fait passer par le Sund, entre autres
élémens de l'armée, les monitors, batteries flottantes, etc., dont
le tirant d'eau est certainement inférieur à 6 mètres et qui sont
munis de l'artillerie nécessaire à l'attaque des ouvrages à terre.
Toutefois, — prévoyons une ultime objection, — pour
atteindre Fehmarn, ces bâtimens auront dû franchir une sorte
de défilé formé d'un côté par la côte de la petite presqu'île
allemande de Darss, de l'autre, par une ligne d'écueils qui pro-
longe la pointe de Gjedser, extrémité méridionale de l'île danoise
de Falster. Ce passage, miné et défendu peut-être du côté
allemand, a quelque vingt kilomètres de large. Mais, de plus,
— et il convient de n'en pas dire davantage, — ce défilé peut
être tourné, tout comme celui desThermopyles. Qu'on soit donc
assuré que ce dernier obstacle n'arrêtera pas l'armée navale,
plus que celui du Fehmarn Belt.
Telles sont les explications que je puis donner sur cette
grave question de la soi-disant invulnérabilité des côtes alle-
mandes, sans dépasser la limite de ce qu'il est permis de dire,
sans dépasser non plus celle qui s'impose à un article de Revue.
Mes lecteurs me feront certainement crédit du reste, qui pour-
rait aller aisément jusqu'au volume. Il suffît que je leur aie
montré sur quelles erreurs, sur quelles équivoques au moins,
repose la doctrine de l'abstention systématique de toute opéra-
tion offensive sur le littoral allemand.
Contre-amiral Degouys
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française : D'un jour à l'autre, comédie en trois actes, par
M. Francis de Croisset, — Reprise d'Œdipe-Roi. —Adrien Bertrand.
Qui donc a prétendu que la guerre ne changerait rien à l'atmo-
sphère de notre littérature dramatique ? Ce sombre pessimiste s'était
trop hâté de répandre la rumeur fâcheuse : après beaucoup d'autres
démentis, en voici un de plus, que lui administre M. Francis de
Croisset. Cet auteur s'était naguère distingué dans un genre de
théâtre agréablement corrompu ; même, il se laissait gagner à la
contagion du théâtre brutal : quelques mois avant la guerre, il avait
fait jouer une pièce, dont je n'ai plus le détail très présent à l'esprit,
mais dont je me souviens très bien qu'elle mettait en scène d'affreux
gredins en habits noirs et robes de la bonne faiseuse. Rien de pareil
dans sa nouvelle pièce. Cette fois, nous sommes dans la meilleure
société, une société de braves gens, oii les moins bons sont encore
excellens. Les propos y sont châtiés, et jusqu'à a je vous aime, »
tout s'y dit honnêtement... Mais comment, si ce n'était au creuset de
la guerre, le plomb vil se serait-il changé en cet or pur?
De toute évidence, M. de Croisset a voulu faire une comédie
légère, presque un vaudeville, empruntant aux choses d'aujourd'hui
l'actualité du cadre et des figures, sans rien refléter de leur angoisse :
il y a fort bien réussi. D'un jour à l'autre est une pièce d'un
comique facile, où l'éternuement lui-même n'est pas dédaigné comme
jeu de scène. Gela commence le jour de la mobilisation. Mais ne
craignez pas d'avoir une fois de plus à revivre la fiè^Te de ces heures
tragiques! Tout se passe le mieux du monde, sans cet excès d'émo-
tion qui risque de devenir douloureux, et nous avons tout loisir de
nous initier aux petites affaires de la famille Chardin. Les vieux
REVUE DRAMATIQUE. 693
Chardin sont de doux maniaques, le père mélomane et la mère
malade imaginaire: c'est elle qui éternue. Ils ont une fille, Marthe,
autour de qui va tourner toute la pièce : M"* Leconte, qui joue le
rôle, en a fait une de ses meilleures créations. '
Marthe n'a pas eu de chance. Mariée à un M. de Vrécourt, elle a
été, en un an et demi, trompée quatorze fois. L'arithmétique tient
dans cette pièce une place importante : ainsi on calcule, avec une
précision qui ne laisse rien à désirer, que M""* Chardin en est à son
quatre-vingt-treizième éternuement, et que ce Don Juan de Vrécom-t
ébauchait sa quinzième passade lorsqu'est intervenu un divorce,
bientôt suivi d'une annulation en cour de Rome : je vous ai dit que
nous sommes dans la meilleure société. Marthe vient reprendre chez
ses parens sa chambre de jeune fille ; c'est un heureux jour : pour-
quoi faut-il que, ce jour-là même, les affaires achèvent de se brouiller
entre la France et l'Allemagne? C'est un vrai guignon. Cependant,
chacun prend ses dispositions de guerre : M. Chardin renonce à la
musique, M""* Chardiu renonce à ses migraines, le docteur Marinois,
socialiste, humanitaire, renonce à son antimihtarisme et tient à son
fils, André Marinois, le langage du plus pur patriotisme.
A voir l'insistance avec laquelle, au cours de ce premier acte, on
nous parle des déboires conjugaux de Marthe et de la fameuse annu-
lation de mariage, l'idée nous est tout de suite venue que l'orienta-
tion de la pièce devait être cherchée de ce côté. Un ménage est
désuni; la guerre éclate: elle va rapprocher les époux. Vrécourt
se conduira en héros; il sera blessé; mourant, il se convertira;
Marthe le raimera, le répousera, et d'ailleurs il ne mourra pas... Nous
avions mal conjecturé. Ce n'est pas cela. Il y aura bien quelque
chose de cela, mais seulement quelque chose... Certes, vous ne
voudriez pas que Vrécourt manquât à bien se battre : Don Juan est
brave. Nous apprendrons qu'il s'est brillamment conduit, qu'il a
été cité, décoré. Le vieux Chardin, à cette nouvelle, ne se sent pas
d'émotion et ne parle plus de son « gendre » qu'avec des larmes
dans la voix. Il n'a de cesse qu'il ne l'ait ramené auprès de Marthe.
Et Vrécourt revient, en effet, avec une aisance parfaite et comme si
rien ne s'étaitpassé, gai, aimable, brillant, conquérant, prêt à reprendre
la conversation amoureuse avec sa femme,— d'autant plus volontiers
qu'elle n'est plus sa femme. Mais il trouve Marthe très entourée.
Il y a autour d'elle un certain Michelot, qui fait des affaires et,
depuis la guerre, les fait excellentes. Et il y a le jeune Marinois.
Camarade d'enfance de Marthe, il l'aime depuis toujours. Fils d'un
69i REVUE DES DEUX MONDES.;
médecin de campagne et flambant d'amour pour une jeune châtelaine,
vous l'avez nommé : c'est le jeune homme pauvre et c'est le beau
ténébreux. Entre Marthe et lui éclate une scène de dépit amoureux,
une grande scène, une scène à retournement et à rebondissement, la
scène qui termine « le deux. » Des bruits fâcheux ont couru sur ce fils
Marinois : on raconte qu'il est embusqué, et Marthe l'a cru comme
elle l'entendait raconter; Elle l'a cru, elle a pu le croire, et lui, le fils
Marinois, pendant ce temps-là, se couvrait de gloire et collection-
nait les citations I II les a sur lui, ces citations, il les porte dans la
poche de sa vareuse , il les fait lire à Marthe. La preuve est indé-
niable : le fils Marinois volait au danger ; seulement il faisait circuler
le bruit qu'il était à l'arrière, afin de ne pas inquiéter M""* Marinois, la
mère, qui a une maladie de cœur. C'était pour sa mère I « Premier
prix de bon fils! » comme disait Croizette, dans Jean de Thommeray.
Marthe, désabusée, ravie, se jette au cou du héros, dans un élan
d'enthousiasme et d'amour. Mais lui, la repousse, s'étant avisé que
ce baiser de femme irait non à l'homme, mais au soldat : et pour
cela, il n'a pas besoin de Marthe, il a son général!... A condition
qu'on ne nous le donne pas pour cornélien, le mot est excellent.
Donc, au troisième acte, Marthe aie choix entre trois partis. Comme
le personnage antique, elle est à l'embranchement de trois routes.
Prendra-rt-elle la route Michelot? Mais quoi ! Ce riche est un nouveau
riche. Marthe rejette avec horreur celui qui, de cette guerre, source
de tant de larmes, a fait jaillir un Pactole. La solution Michelot signi-
fiait : l'argent. Elle est écartée. Vrécourt, qui parle au nom du
plaisir, aura-t-il plus de succès ? C'est lui-même qui s'élimine, à la
suite d'une conversation avec le jeune Marinois, et, comme jadis
Polyeucte résignait Pauline entre les mains de Sévère, conseille à
Marthe d'épouser un jeune homme animé de si beaux sentimens.
En effet à la théorie de la vie facile et du plaisir léger, tel que le
conçoit l'incorrigible Vrécourt, le fils Marinois oppose celle de
l'amour austère, le seul qui se pratique en France depuis la guerre,
le seul qu'admettent les poilus. C'est ici le contraste de deux généra-
tions. Celle d'hier ne songeait qu'à s'amuser. Heureusement, une
autre génération va revenir des tranchées : ce qui la caractérise,
c'est qu'elle a le respect de l'amour, un amour grave, pur, fidèle, etc.
Allons, tant mieux I tant mieux !
Le public a applaudi du meilleur cœur à ces déclarations d'un si
moral optimisme, sans toutefois paraître très convaincu. Je crois,
pour ma part, et en dépit de certaines apparences, que c'est M. de
REVUE DRAMATIQUB.' 695
Croisset qui a raison. Et si j'ai semblé tout à l'heure m'associer à
l'incrédulité du public, on a bien compris ce que je voulais dire :
c'est que, sous cette forme et au terme de cette petite histoire, la
démonstration ne me paraissait pas extrêmement concluante. Mais
il est bien impossible qu'une nation, destinée à vivre, n'ait pas reçu
de la grande épreuve qui a mis son existence en péril, une commotion
profonde et durable. Avant 1914 comme avant 1789, nous nous étions
endormis dans la douceur de vivre. Encore une fois, le réveil a été
terrible ; les vérités méconnues nous sont apparues dans un jour
aveuglant et sinistre : nous voyons où nous a menés la dérision de
toutes les idées sérieuses et nobles. Nous renaîtrons à la santé, je
n'en doute pas un seul instant. Sachons seulement que la transforma-
tion ne sera pas immédiate, et c'est ce qui pourra donner le change :
le pli est pris et la grimace ne s'effacera pas en un jour. Mais quel-
ques années ne sont rien dans la vie d'un peuple. Et ce n'est pas trop
compter sur la vertu du sacrifice consenti par des milhonsde Français,
que d'en attendre pour la France de demain une atmosphère purifiée.
La Comédie-Française a repris Œdipe-Roi; elle le devait : le
chef-d'œuvre antique est de ceuxj auxquels notre grande scène lit-
téraire se doit de garder pieusement leur place.
Nous nous étions accoutumés à n'apercevoir OEdipe qu'à travers
la magnifique création de Môunet-Sully. M. Paul Mounet n'a pas
reculé devant la lourde tâche de reprendre un rôle chargé d'un
si grand souvenir. Il y a brillamment réussi, et le succès qu'U
a obtenu lui fait beaucoup d'honneur. S'il n'a pas hésité à s'inspirer
de la tradition créée par son frère, il a su se garder des dangers
d'une imitation trop prochaine. Moins de lyrisme, moins de beauté
plastique : le rôle rapproché de nous. En cet OEdipe humanisé, nous ne
voyons plus qu'un malheureux qui lutte désespérément, raisonne, dis-
cute, se débat jusqu'au moment où la FataUté le terrasse. La salle
a récompensé l'excellent artiste par de vigoureux applaudissemens.
Est-il besoin de redire que l'image de Mounet-Sully était partout
présente? Aussi la Comédie a-t-elle été bien inspirée de nous faire
entendre les beaux vers de M. Charles Clerc : A la mémoire de
Mounet-Sully , que M'^^ Bartet, après le dernier acte, est venue dire
avec tout son art et toute son irrésistible émotion. En évoquant en
strophes vibrantes le souvenir du doyen d'hier, le poète a su
exprimer la fervente admiration de tous pour un des plus grands
artistes de notre temps.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
Avec quelle tristesse j'ai appris la mort de ce noble et charmant
Adrien Bertrand, — à vingt-sept ans ! Mort trop prévue; mais parce
qu'on le sentait venir, le coup n'en est pas moins rude. La dernière
fois qu'il était venu causer avec moi, j'avais eu la douloureuse sen-
sation que je ne le reverrais plus. Et c'était poignant de l'entendre faire
des projets d'avenir, dans l'instant même où l'avenir lui échappait.
C'était une des âmes les plus généreuses, les plus vraiment juvé-
niles, les plus enthousiastes que j'aie jamais connues, S'étant fait de
la vie une conception toute chevaleresque, il avait mis dans sa brève
existence des pages de roman, exquises de sensibilité et de délicatesse.
Ce que d'autres avaient imaginé dans les plus idéalistes de leurs
fictions, lui, il l'avait réalisé. Écrivain à ses débuts quand la guerre
éclata, tout de suite il se passionna pour son devoir militaire, parce
qu'il en avait compris la grandeur. Officier de dragons, il alla au
danger avec la même bravoure que son frère Georges, officier de
chasseurs. L'un et l'autre, ils avaient même ardeur. J'ai lu de leurs
lettres écrites du front; je les ai vus l'un près de l'autre : que c'était
touchant, cette communion des deux frères dans l'héroïsme ! Griève-
ment blessé, Adrien Bertrand n'a plus fait, pendant deux ans, que
s'acheminer vers la fin. Alors le peu qui lui restait de \de, H l'a consacré
à célébrer, — et à enrichir, — ce pour quoi U s'était battu : lé patri-
moine de l'esprit français. Car c'était le sol de la France qu'il avait
défendu les armes à la main, mais c'était aussi la tradition française,
la grande tradition classi(jue, cette langue de Racinç dont il ne parlait
qu'avec un éclair dans le regard et un tremblement dans la voix. Il
me l'a dit maintes fois et je tiens à le répéter, pour que ceux qui
viennent après lui le sachent et recueillent son enseignement.
Ici nous ne l'oublierons pas. Il avait donné à cette Revue son
premier roman, cet Appel du sol qui restera comme un des livres les
plus vrais qui aient été écrits sur la guerre. On peut le lire elle relire,
celui-là : on n'y trouvera rien dont un Français n'ait à être fier.
Adrien Bertrand laisse des manuscrits, vers et prose, tous animés du
même esprit. Et il nous laisse avec son souvenir, avec le regret de
ce vigoureux talent tranché dans sa fleur, ce chef-d'œuvre : une vie
qui, dans son court espace, résume un double culte, celui des
lettres et de la terre françaises.
René Doumic.
REVUE LITTÉRAIRE
UN PORTRAIT DE LA FRANCE (1)
Il y a quelques années, M. Vidal de la Blache donnait ce « tableau
géographique, » La France, où la région de Lorraine et d'Alsace ^st
dépeinte comme les autres portions de la France. Il ajoutait û son
volume une carte, et non seulement de la France, mais de la France
et de l'Europe centrale, « carte pour servir à l'histoire de l'occupation
du sol, » carte géologique, où les frontières pohtiques ne sont pas
marquées. La description, dans le volume, ne s'arrêtait pas aux
frontières fixées par le traité de Francfort. EUe allait à Strasbourg et
à Metz. L'auteur ne s'excusait pas de dépasser la limite officiellement
reconnue à la France; et il ne mettait point de forfanterie à la dépas-
ser : n suivait tout simplement la vérité géographique. Il reprend
aujourd'hui cette partie de son tableau. Son nouvel ouvrage, La
France de C Est (Lorraine et Alsace), est de la même qualité que le
précédent; mais, écrit pendant la guerre et pendant que s'accomplit
le grand effort de reconstituer la France de l'Est, il porte la marque
de tels jours. Il est tout frémissant d'espoir, frémissant même de
certitude ; mais la tribulation ne l'a point dérangé de son caractère
attentif, honnête ou, comme on dit, scientifique. « Il n'y a pas une
Ugne de ce livre qui ne se ressente des circonstances parmi lesquelles
il a été rédigé. Gomment pourrait-il en être autrement ? Il me sera
(1) La France de l'Est (Lorraine, Alsace), par M. P. Vidal de la Blache
(librairie Armand Colin). Du même auteur, La France, tableau géographique
(librairie Hachette). Cf. La relativité des divisions régionales, dans le recueil
intitulé tes divisions régionales de la France et La rivière Vincent-Pinzoni,
élude sur la cartographie de la Guyane (librairie Félix Alcan).
698 REVUE DES DEUX MONDfS.
permis de dire cependant que ce n'est pas une œuvre de circonstance.
Au cours de mes études sur la géographie de la France... » L'auteur,
en un mot, continue ; et, si la soudaineté des événemens ne l'a pas
déconcerté, ne lui a pas démenti sa méthode et les résultats qu'il en
avait obtenus, si la continuité de sa pensée accompagne facilement
la continuité des épisodes contemporains, c'est la preuve qu'il était
dans la bonne voie, dans le chemin de la vérité, naguère aperçue, et
maintenant vue, car elle se dévoile et devient parfaitement claire.
La géographie avait-elle donc tout prévu, quand la politique a bien
l'air de n'avoir quasi rien deviné? Je disais que l'œuvre de M. Vidal
de la Blache était de qualité scientifique : autant dire qu'elle est pru-
dente, et se méfie de tout, et principalement se méfie d'une fausse
rigueur. Nous n'avons que trop accoutumé de nous représenter la
science, et toute science digne de ce nom, sous la forme d'un syllo-
gisme ou d'un théorème. D'ailleurs, un syllogisme, si d'aplomb qu'U
soit, repose sur des prémisses, qui elles-mêmes ont leur appui sur
d'autres; et les dernières nous échappent: le syllogisme nous mène
avec assurance devant lui, mais il ne nous invite pas à chercher ses
lointaines origines, son mystérieux départ. Et les théorèmes les
mieux conduits, Henri Poincaré a montré ce qu'ils contiennent d'es-
sentiellement douteux. En outre, le mot de Science, appliqué à des
recherches qui n'ont que très peu d'analogie entre elles, fait Ulusion.
N'est-ce pas Charles Renouvier qui, à ce propos, a donné le premier
avertissement? Il suppliait qu'on dit « les sciences, » non « la
science, » chacune des sciences ayant, avec son objet particulier, ses
procédés, ses moyens d'enquête, ses prétentions légitimes, ses consé-
quences. Mais on parle de la science comme si elle n'était pas une
réunion d'études variées, comme si elle était un ensemble qui fût
réel, inachevé encore, en train de se compléter, pour aboutir à un
total substantiel et organique. Cette illusion n'est pas unique-
ment populaire. Elle a pénétré jusqu'en certains laboratoires;
elle a nui à plusieurs études, qui voulaient qu'on les traitât douce-
ment, à leur guise, et auxquelles on a infligé d'impitoyables disci-
plines.
M. Vidal de la Blache est celui de nos savans qui a le plus contri-
bué à faire de la géographie une science. Il l'a dégagée de la nomen-
clature et du récit de voyage. Il n'a pas inventé de l'enrichir par la
géologie, la climatologie, l'économie politique et l'histoire. Avant lui,
les atlas contenaient des cartes du terrain, des cartes des courans et
des températures, des cartes des empires et de leurs modifications
REVUE LITTÉRAIRE. 699
territoriales, des tableaux du commerce et des richesses nationales.
Ce qu'il a inventé, c'est l'ordre qu'il amis dans tout cela, c'est l'examen
des élémens de la réalité dans leurs rapports de phénomènes et de
causes, enfin c'est une méthode. Méthode et science ne font qu'un.
Mais s'il n'a point appliqué à la géographie « la méthode scientifique, »
il a trouvé, pour la géographie, une méthode. Et même, pour les
différens problèmes de la géographie, il a soin de varier les mé-
thodes. Et même, à tant de précautions, il ajoute la précaution par
excellence, qui est de ne pas croire que ses déductions le conduisent
tout droit et presque mécaniquement à la formule de l'absolu.
Dans la préface de La France de l'Est, ayant dit que ses études sur
la géographie de la France l'ont informé de la contrée qui s'étend de
la Meuse au Rhin, de l'Ârdenne aux chaînes et aux vallées du Jura,
s'il écrit que cette contrée « s'est fixée, après de nombreuses oscilla-
tions, du côté 011 la géographie semblait la solliciter, » il indique déjà
que les lois géographiques n'imposaient pas une nécessité pareille à
celle qu'on attribue aux lois de la nature et que se partagent les
sciences les plus volontiers impérieuses. Il insiste : « La géographie
suffit-elle à expliquer ce résultat? » Le résultat, c'est que, tiraillée
entre les pays et les influences de l'Europe centrale et de l'Europe
occidentale, par la compétition de l'Allemagne et de la France, la
contrée d'entre Meuse et Rhin soit allée du côté de la France. La
géographie n'établit pas qu'il dût en être ainsi. Plutôt, elle y consen-
tait; si l'on veut, elle le désirait: elle ne l'a point exigé. D'autres
motifs ont eu à intervenir. Les gens d'Alsace et de Lorraine ont senti
des affinités entre eux et nous ; ils nous ont préférés à leurs voisins
de l'Est, pour maintes raisons de toute sorte et qui ne dérivent ni de la
configuration des montagnes, ni du régime des eaux, ni de telles
conditions géographiques : la contrée d'entre Meuse et Rhin se révèle
comme « une personnalité régionale qui, avec pleine conscience d'elle-
même, a librement apporté son adhésion » à cette grande patrie, la
France. L'idée de choix et de liberté corrige ce qu'ont d'aventureux,
en général, les théories scientifiques appliquées à l'histoire humaine.
Ni les hommes ni l'humanité ne sont de la dynamique ou de la
dialectique.
Ni les hommes, ni l'humanité ne sont hasard, non plus, et caprice.
Alors, il n'y aurait presque pas à les étudier; du moins, il n'y aurait
pas à chercher leurs raisons. La réalité vivante, entre la mécanique
et le hasard, obéit à des causes très nombreuses, complexes, qui
parfois se contrarient, s'annihilent ou se diminuent les unes les
700 REVUE DES DEUX MONDES.;
autres et, en tout cas, ne sont jamais toutes perceptibles au patient
ou à l'observateur. Le patient n'est pas uniment passif; mais il
choisit. Et l'observateur, semblablement, choisit les argumens de
son commentaire. La science de la réalité vivante ne saurait se dis-
penser d'être un art.
Voilà, en résumé, les principes de la science que M. Vidal de la
Blache a faite avec la géographie. Et son chef-d'œuvre est d'avoir
peint un portrait de la France, deux fois précieux, pour la ressem-
blance et pour la beauté.
Les peintres de portraits, — s'ils ne sont pas, comme il arrive trop
souvent, des peintres d'étofTes et de colifichets, habiles à imiter les
plis et les reflets d'une riche parure, — et quelle que soit l'origina-
hté de leur manière, Holbein est leur maître, ou bien La Tour de
Saint-Quentin. Les uns, les élèves d'Holbein, assemblent dans une
physionomie toute la méditation d'un être, son histoire, ses cou-
tumes et la longueur de sa vie; les autres, les élèves de La Tour,
fixent un moment, un sourire, une moue, le rapide éclair d'un sen-
timent. Les uns peignent plus de passé ; les autres ne peignent que
la plus récente minute. Et, comme le passé est immobile, les portraits
d'Holbein ont peu de mouvement. Les portraits de La Tour n'ont
guère de repos et ne laissent pas beaucoup deviner comment
s'apaisent, dans une âme, ses courtes et multiples velléités. Il faut
peindre à la manière de La Tour les êtres jeunes qui sont encore à
s'étonner de ce qu'ils voient, de ce qui les touche et qui attrapent, à
chaque instant de leur vie neuve, une surprise dont frissonnent leurs
lèvres, dont rient leurs yeux; et à la manière d'Holbein, les êtres qui
ont déjà recueilli en eux-mêmes toute la merveille et le chagrin de
leur durée. H y avait, à la muraille d'une chambre, le portrait d'une
dame âgée ; son fils l'avait peinte, l'ayant bien connue et bien
aimée, telle qu'il la voyait depuis longtemps et telle qu'elle était
devenue jour après jour, et chaque jour ayant laissé sur son visage
une trace, et les traces de chaque jour s'étant jointes pour composer
très lentement une image de patience et de bonté. Le visage était
immobile et avait trouvé son repos. Un des artistes de ce temps les
plus hardis à noter nos vivacités, nos agitations et nos folies, regardait
cette image grave et, grave lui-même, dit : « C'est bien; c'est ainsi
qu'on peint le portrait de sa mère ! » C'est ainsi que M. Vidal de la
Blache a peint notre mère la France : il a donné, à son portrait, de
la durée .
Mais la France n'est pas vieille; ou, étant vieille, elle est jeune
BEVUE LITTÉRAIRE. 101
aussi, admirablement jeune, remuante, éveillée. Son peintre a su la
peindre en jeune, alerte et gaie. Le génie de son peintre, ce fut
d'avoir les deux manières, celle de la durée et celle de l'instant, comme
elle a aussi la double nature des siècles et de la perpétuelle nou-
veauté.
Dans le passé de la France, M. Vidal de la Blache remonte loin,
très loin, jusqu'à la géologie. « On voit, à Loches, le château des
Valois s'élever sur des substructions romaines, lesquelles surmontent
la roche de tuffeau percée de grottes, qui ont pu être des habitations
humaines... » Et sous la roche de tuffeau?... Nous évaluons auisi de
telles profondeurs et de tels lointains que la pensée risquerait de s'j
égarer, si elle n'avait, jusque dans la préhistoire, des jalons sûrs et
des lieux d'étape. Il est vrai qu'il nous faut compter avec des âges
pour lesquels notre vocabulaire, de même que notre rêverie; manque
d'habitude. Examinant la région des Flandres, M. Vidal de la Blache
reconnaît que les caractères géologiques passent de l'Artois au Boulon-
nais et passent du Boulonnais au Weald britannique. Ils se pro-
longent au delà du détroit. Mais conmient se prolongent-ils, si le
détroit les coupe? « Le détroit n'existait pas, pendant cette période... »
Cette période, c'est l'époque tertiaire en son début : des mouvemens
se sont produits, qui ont amené le massif primaire au voisinage de
la surface, depuis l'Artois jusqu'au Hampshire. Et, le détroit, « c'est
bien 'postérieurement qu'il s'est ouvert, » la mer ayant rompu la
digue énorme qui séparait le bassin de Londres et le bassin de Paris.
Et puis ce détroit, ce reste d'un écroulement, devint l'un des pas-
sages les plus fréquentés de l'univers : « Les navires y circulent en
foule. Les marées y ^ont et viennent, et continuent d'élargir la
brèche qu'elles ont ouverte. C'est peu de chose, que ce fossé de
trente kilomètres : par un temps clair, on aperçoit, de Boulogne, les
blanches falaises d'en face. Et cependant, de combien de séparations,
politiques et morales, cette légère entaille au dessin de la terre
n'a-t-elle pas été le principe !...» M. Vidal de la Blache étudie le bassin
de Paris, ses rivières. Petites rivières, si sages, et qui vont leur
chemin, font leur besogne si docilement qu'on les croirait filles de la
civilisation. Mais, pour expliquer leur cours et l'économie de leurs
eaux, l'on doit se reporter à leurs ancêtres véritables et aux courans
diluviens d'où elles procèdent. Les courans diluviens et nos petites
rivières? « Les dii-ections générales des courans diluviens ont guidé
les directionsde la plupart des rivières actuelles. Le centre d'attraction
vers lequel ces masses d'eau se sont portées, du Nord, de l'Est et du
702 BEVUE DES DEUX MONDES.)
Sud-Est, est bien encore celui vers lequel converge le réseau fluvial.
Les rivières principales ont tracé indilTéremment leur lit à travers les
formations diverses, dures ou tendres, qu'elles rencontraient : elles
sont restées fidèles à la pente géologique... » Hormis la Loire, par
exemple. Celle-ci, « l'hériiière des grands courans que le massif
central poussa jadis vers le Nord, » s'est détournée de la voie que
l'inclinaison des couches semblait lui indiquer : cela, par suite
d'(( accidens récens. » Pareillement, le Rhin. Vers le commencement
de la période diluviale, ses eaux s'écoulaient dans la direction de
l'Ouest. « Une traînée de cailloux et de graviers alpins, qu'on suit au
Sud d'Altkirch et de Dannemarie, dénonce l'ancienne liaison qui se
forma, aux débuts de la période actuelle, avec la vallée du Doubs. La
dépression formée entre la Forêt-Noire et les Vosges s'ouvrit alors
pour la première fois aux eaux sauvages des Alpes. Cependant, il
fallut encore attendre, pour que la vallée eût son fleuve, que l'enfon-
cement progressif de son niveau eût détourné vers le Nord l'irruption
des eaux rhénanes. Le Rhin prit alors sa direction définitive; il
sillonna dans le sens de la longueur cette fosse où il n'avait pénétré
que tard et par effraction... » En somme, le Rhin « est un hôte récent
dans la vallée qui porte son nom. »
Ces « récentes » aventures de la terre et de l'eau, qui ont ouvert
entre le Boulonnais et le Hampshire un détroit, qui ont dirigé sur
l'Ouest un fleuve et sur le Nord un autre fleuve, nous reportent à un
passé formidable et, en quelque sorte, amènent aussi vers nous ce
formidable passé. Récentes aventures, si de nos jours les marées
continuent d'élargir la brèche entre le Boulonnais et le Hampshire.
Récentes aventures, si les changemens physiques de la terre conti-
nuent. Dans un remarquable essai, La rivière Vincent-Pinzon, « étude
sur la cartographie delà Guyane, >> M. Vidal de la Blache nous met
sous les yeux l'un de ces changemens. Un litige a existé jusqu'à ces
dernières années, et depuis le traité d'Utrecht, entre la France et le
Portugal, plus tard le Brésil, au sujet de la partie méridionale de la
Guyane. Le traité fixait une limite des Étals à la rivière Vincent-
Pinzon. Cherchez la rivière Vincent-Pinzon. Pour cela, consultez les
cartes anciennes : elles ne concordent pas et concordent si peu qu'en
1900 le Conseil fédéral suisse, appelé à résoudre ce différend diplo-
matique, a identifié la ri\dère Vincent-Pinzon avec l'Oyapok du cap
d'Orange, tandis que certains géographes et, par exemple, M. Vidal
de la Blache, la veulent identifier avec l'Araguary. Les argumens des
géographes semblent décisifs. Mais, ce qui augmente la difficulté.
REVUE LITTERAIRE.
703
c'est « l'instabilité physique » de la côte, dans la région de l'Amazone.
Les anciennes cartes marines placent au large de ce fleuve une zone
qu'ils appellent «l'eau trouble et fangeuse,» acqua torbida e fangosa.
Cette eau trouble et fangeuse a déposé, depuis le traité d'Utrecht jus-
qu'à nos jours, des atterrissemens le long de la côte : déplacemens
de chenaux, formation d'îles, éparpillement d'îles, formation de lacs
intérieurs ou de marais ont rendu la côte méconnaissable ; et, tout
en se ralentissant, la modification des lieux continue. Récentes
aventures, celles dont les preuves n'ont pas disparu, et dont les consé-
quences se déroulent près de nous, à notre avantage ou à notre
détriment : celle qui, incurvant à l'Ouest le « blanc ruisseau de Loire
étale, » donne à toute une portion de la France la physionomie qu elle
a; et celle qui, brisant le lien rocheux du Boulonnais et du Hampshire,
a séparé la France de l'Angleterre ou, par lu chenal d'eau, les a
reliées, selon les temps et les modes de navigation ; ceUe du Rhin qui
a créé la frontière idéale de la Gaule et de la Germanie. L,es accidens
géologiques durent, si l'un d'eux est la raison de nos combats sécu-
laires, de nos angoisses nouvelles et de nos deuils. La géologie pré-
parait tout cela, organisait la destinée de nos pro\ànces, la fertilité
heureuse des unes, la vie perpétuellement menacée des autres. Et, si
les mots ont l'air de manquer pour le récit des catastrophes qui ont
précédé la venue des hommes sur les territoires, c'est que lesdites
catastrophes sont inhumaines, ou préhumaines, tandis que les mots
sont de nous. Mais elles nous concernent de telle façon qu'il sied
pourtant de les raconter comme étant de nous. M. Vidal de la Blache
ne craint pas d'appeler déjà le Rhin la masse d'eau qui, vers le
début de la période diluviale, se ruait « par la porte dérobée de Bâle »
et trouvait à se frayer passage dans la vallée ; et, quand cette masse
d'eau se rue entre la Forêt-Noire et les Vosges, tout n'est pas fait :
« il faut, dit-il, encore attendre, » pour que le fleuve ait son itinéraire.
Attendre quoi? Certains enfoncemens du sol. Et qui les attend?
Nous, en vérité ; nous qui n'étions pas là; mais nous qui, des milliers
d'années plus tard, \ivons sous la dépendance de ces événemens.
Il y a une poésie étrange et magnifique dans les pages où l'auteur
de La France et de La France de VEst déroule les annales des âges dont
nous sommes les héritiers sans y avoir eu d'ancêtres. L'héritage est
là, sous nos pieds, à portée de nos mains. Nous en profitons, nous le
subissons; et il fait toutes nos journées.
Peu à peu, dès avant nous, puis avec nous et par notre effort,
s'est formée la France : elle a pâti, eUe est sortie des tribulations du
'Î04 , REVUE DES DEUX MONDES.
sol. Après tant de hasards, mérite-t-elle le nom d'un « être géogra-
phique? » Est-elle, géographiquement, une personne, selon le mot de
Michelet? Certes, oui! C'est la réponse qui, du cœur, nous saute aux
lèvres. Sa figure nous est si familière I Et, quand la France de l'Est
fut arrachée à la France, nous avons eu le sentiment qu'une blessure
se marquait à ce visage. Nos mémoires ont refusé de s'accoutumer
au visage blessé de la France. Il y a dix-neuf cents ans, Slrabon,
décrivant notre pays, vantait « la correspondance qui s'y montre sous
le rapport des fleuves et de la mer, de la mer intérieure et de l'Océan. »
Les marchands, venus de partout à Marseille, voyageaient commo-
dément chez nous et, parnos rivières et par nos vallées, allaient fort
loin, d'une mer à l'autre. C'est leur opinion que Strabon reflète ; et H dit
que la Gaule est composée « comme en vertu d'une prévision intelli-
gente. » Cette courte phrase, et depuis longtemps célèbre, nous chante
agréablement à l'esprit. Cependant, la structure géologique de la France
n'e=!t pas si homogène que ce soit elle qui accomplisse l'unité de la
France. « Le massif central ne peut être considéré comme un noyau
autour duquel se serait formé le reste de la France. De même que la
France touche à deux systèmes de mer, elle participe de deux zones dif-
férentes pai leur évolution géologique. Sa structure montre à l'Ouest
une empreinte d'archaïsme : elle porte, au contraire, au Sud et au
Sud-Est, tous les signes de jeunesse. Ses destinées géologiques ont
été liées pour une part à l'Europe centrale, pour l'autre à l'Europe
méditerranéenne. » Ainsi, l'unité géologique nous manque. Et alors,
l'individualité géographique de la France, il faut la chercher ailleurs,
en d'autres qualités. A défaut d'unité, n'a-t-elle pas la variété ? Mais
la variété est un principe de dispersion : oui, sans doute, à moins que
cette variété ne soit dominée par un principe d'harmonie. Et toute la
France est là : « une harmonie vivante, une harmonie dans laquelle
s'atténuent les contrastes réels et profonds qui entrent dans la phy-
sionomie de la France. » Massifs anciens avec leurs terres siliceuses
et froides, zones calcaires chaudes et sèches, bassins tertiaires diver-
sement combinés se succèdent, s'arrangent et s'agencent bien. Le
bassin parisien, le bassin d'Aquitaine et lebassinde la Saône alternent
avec l'Ardenne, l'Armorique, le Massif central et les Vosges. Les
régions se répartissent de sorte que nulle d'entre elles ne soit
confinée, isolée, revêche à ses voisines. La France est le pays du voi-
sinage. Et cette harmonie heureuse qui, avec tant de variété, réalise
l'unité de la France, le sol l'a rendue possible, aisée peut-être : ce sont
les habitans du sol qui l'ont achevée, qui l'ont menée à la perfection.
BEVUE LITTÉRAIRE. 705
M. Vidal de la Blache ne sépare pas la terre et lés habitans de la
terre. Nous avons vu que, même dans le récit de la préhistoire, il
introduit, ne fût-ce que par le présage de la destinée humaine, l'attente
de l'humanité . Ensuite, l'activité humaine, soumise aux possibilités
que lui offre la nature, — et soumise en effet, mais à des possibilités,
non pas à des fatalités, — multiplie ses trouvailles largement effi-
caces. On a bien des fois posé, depuis quelques années, la question
de savoir si les divisions administratives de la France ne devaient
pas être modifiées ; et l'on a paru tenté de recourir aune organisation
plus nettement régionaliste. Les régions, qui ne distinguent pas les
provinces, mais véritablement les pays, ne sont-elles pas des réalités,
et ainsi ne fourniront-elles pas un type et même une hiérarchie de
divisions naturelles? « Quelques-uns l'ont cru, » répond M. Vidal de
la Blache, — dans l'introductiom d'un recueil où l'on a groupé
quelques essais de plusieurs auteurs, et relatives aux Divisions
régionales de la France ; — « on a voulu chercher dans ces divisions
naturelles et dans ces pays le principe de divisions et de subdi-
visions administratives. Il est dommage seulement que l'élément
humain, avec son inquiétude et sa recherche perpétuelle du mieux,
ne se laisse pas enfermer dans des cadres fixes. L'homme n'est pas
une plante esclave du miheu où elle a pris racine. C'est un être mo-
bile, et qui cherche dans les associations qu'il combine le moyen de
subvenir à des besoins variés, dont la somme s'accroît en proportion
de ses progrès mêmes. » Éludons ce problème : je ne l'ai mentionné
que pour qu'on vît, dans cette réponse, l'importance que ce géo-
graphe, et géologue, attribue àl' « élément humain.» C'est, d'ailleurs,
ce qu'on voit mieux encore en lisant son Tableau géographique de
la France.
Il appelle la géographie une méthode pour interpréter les paysages.
Un paysage est un ensemble d'élémens différens par l'âge et l'aspect.
Toutes les lignes et toutes les formes ont leur signification : les unes
proviennent d'énergies anciennes et mortes; d'autres, d'énergies
moins anciennes et diminuées seulement; d'autres, d'énergies en
pleine vigueur. Ces énergies ne travaillent point isolément : les der-
nières du moins, n'agissent que sur le terrain façonné par les précé-
dentes et dans les conditions que l'œuvre des précédentes leur im-
pose. Toutes agissent pourtant ; et leur complexité est ce que démêle,
avec science et avec art, ce paysagiste, le géographe. « Les formes de
terrain ne sont qu'une partie du spectacle étalé sous nos yeux. La vé-
gétation et les œuvres de l'homme influent aussi, et combien! sur la
TOME XLII. — i917. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.:
physionomie des paysages : elles ajoutent de nouvelles touches au
tableau. Les cultures et les étabhssemens humains ne sont pas
groupés au hasard. L'état du manteau végétal est révélateur de chan-
gemens qui intéressent la vie tout entière de la contrée. La tâche la
plus élevée du géographe consiste à démêler l'effort incessant par
lequel la nature animée cherche à s'adapter à des conditions perpé-
tuellement sujettes à se modifier. » La nature animée, — la nature et
les hommes, — voilà ce que M. Vidal de la Blache eut le souci de
peindre en chacune de nos provinces, en chacun de nos pays. Sa
peinture est savante et a pourtant les plus charmans attraits de la
spontanéité. Je veux dire qu'il sait les causes : les ondulations des
vallées et leur dessin ne l'étonnent pas. Ne l'étonnent pas, et néanmoins
l'émerveUlent. Ce qu'il sait ne l'empêche pas de garder une délicieuse
fraîcheur de l'émoi ; et nos peintres les^ plus décidément impression-
nistes, qui ne veulent que noter les dehors soudains et momentanés
d'un site, n'ont pas aperçu de plus menus détails, plus remuans et
fugitifs, ne les ont pas indiqués avec plus de \ive justesse, en leur
laissant leur frisson. Mais lui ne se contente pas de ces visions
rapides; et U ne se contente pas de ces fragmens épars d'une réalité
dont il saisit l'ensemble, et dont il a posé fortement les bases, les
soutiens, les tréfonds, et dont il fait frémir les surfaces : ainsi, bien
enracinés dans le sol, frémissent les trembles.
Il montre la relation du sol et des habitans. Ceux-ci, le sol les a
rendus ce qu'Us sont, laborieux ou nonchalans, selon l'effort que leur
demande le sol. Et ils ont emprunté au sol de leur pays les matériaux
de leurs maisons, de leurs chaumières, de leurs granges,, de leurs
étables, qui sont, à cause de cela, de la même couleur que le paysage.
Eux aussi, les paysans, prennent la couleur des entours et prennent
la forme où les incline leur besogne. Les âmes subissent de pareilles
influences : les horizons larges ou étroits étendent ou ramassent leur
rêverie...
Sur les plateaux limoneux de la Picardie, la charrue s'enfonce bien,,
ne risque pas de se heurter à des cailloux, trace facilement ses larges
sillons. Sur de tels plateaux se sont prises les habitudes agricoles de
la France... « Depuis plus de vingt siècles, la charrue fait pousser des
moissons de blé sur ces croupes. Le chemin se creuse dans le limon
aux abords des éminences qu'occupent les villages. Entre les champs
MUS, sillonnés de routes droites qui souvent sont des chaussées
romaines, le regard est attiré çà et là, généralement au sommet des
•adulations, par de larges groupes d'arbres, d'où émerge un clocher.
REVUE LITTÉRAIRE. 707
De loin, dans la campagne désolée de l'hiver, ces agglomérations
d'arbres font des taches sombres qui feraient songer aux îles d'un
archipel. En été, ce sont des oasis de verdure entre les champs
jaunis. C'est ainsi que s'annoncent, dans le Cambrésis, le Verman-
dois, le Santerre, les villages... Ces villages sont nombreux, à peine
distans les uns des autres. Plusieurs ont recherché les plaques de
sable argileux dont l'humidité favorise la croissance des arbres...
Presque invariablement, ils se composent d'un noyau de bâtimens
côntigus, disposés sur le même type. C'est une agglomération de
fermes, chacune avec sa cour carrée. On ne voit de la rue que la pièce
principale de la ferme, la grange au mur nu, percé d'une grande porte.
En face d'elle, la maison, suivie à son tour d'un verger et d'un plant
où les peupliers s'élancent entre les arbres fruitiers. I.e village est
ainsi enveloppé d'arbres... » Tous les traits sont justes, sont vrais,
sont à leur place. L'ordre est celui delà réalité ; celui de la logique, en
même temps. Si l'on cherche d'où vient le charme de ce paysage, son
charme vient de ce qu'en toutes ses parties il est à merveille intelli-
gible, étant conforme à la raison. Or, montrer la réalité raisonnable,
et sans l'avoir appauvrie à cette fin, montrer la réalité d'accord avec
une intention de l'esprit, c'est le service que nous rend la science et le
service que nous rend la poésie : une poésie naît ici de la science.
Ces villages des plateaux limoneux, dans les pays les plus fertiles,
ne contiennent qu'un petit nombre d'habitans; et le nombre diminue
à mesure que le travail du sol exige moins de bras et que disparais-
sent plusieurs industries campagnardes : u Les maisons où résonne
encore le cliquetis du métier se font rares... » Les unités agricoles
subsistent, « telles que les conditions du sol les ont très anciennement
fixées, dans le cadre monotone et grave des champs ondulans sous les
épis : » un contemporain de Philippe-Auguste n'y serait pas dépaysé;
seulement, si l'on abandonne les campagnes !... La description se ter-
mine sur des mots inquiets.
Cette inquiétude, M. Vidal de la Blache l'a notée, d'une façon dis-
crète et pathétique, à la fin de son étude sur La relativité des divisions
régionales. Maisons délaissées, dans nos villages ; bourgs et petites
villes très languissantes et qui ne s'éveillent qu'un peu, une fois la
semaine, aux jours de marché ; beaucoup de vie naturelle et saine
f ui va se perdre dans les grandes villes : ces phénomènes sont connus.
Les déplacemens de la vie se remarquent, sous le soleil, partout et ne
sont aucunement des signes de décadence. Mais le changement se
précipite, chez nous, de telle manière qu'il déroule les prérisions.
708 REVUE DES DEUX MOxNDES.
« Notre pays est encore, surtout dans les parties qu'il expose au
soleil méridional, une terre où la vie est douce et qui, grâce aux faci-
lités du climat, prolonge des modes d'existence que condamnent plus
promptement les contrées où la nature est plus rude. .. Mais pour com-
bien de temps? On voit ainsi, dans les calmes automnes, des feuilles
flétries et mortes qui ne se décident pas à tomber de l'arbre : quelques
jours encore, et elles auront rejoint leurs aînées ! » Cette mélancolie
enveloppe, menace et, parinstans, blesse la méditation de l'écrivain
qui, avec tant de fine et tendre intelligence, a étudié les aspects et
l'intime raison de la vie française. L'accord ancien, Tentente vitale du
sol et des hommes, n'est-ce pas une vérité qui va se défaire? Et,
par suite, se déferait l'harmonie des paysages, la réalité française
qui, ayant duré, semblait devoir durer. Cette mélancohe achève en
doute les certitudes patiemment acquises. Cette mélancolie pourtant
ne va pas jusqu'au désespoir delà pensée. Non certes ! L'écrivain qui
a montré, dans le présent, l'épanouissement du passé borne son
œuvre à ce qu'il a vu, mais ne borne point à ce qu'il a vu les res-
sources parmi lesquelles se compose l'avenir. Il y a, dit-U, dans nos
montagnes, nos fleuves, nos mers et dans la totalité géographique de
la France, bien des énergies qui attendent leur tour. Cela s'épançuira ;
et c'est cela qui, tendant au jour, dérange la surface d'hier et d'au-
jourd'hui. Mais cela même est contenu dans le sol et sera du nouveau
que le passé produira. Tout vient de loin ;tout vient des profondeurs;
tout vient d'un sol. Et, dans le perpétuel changement, il y a continuité
s'il y a nouveauté : ce qui change ne s'anéantit pas. La continuité,
c'est le sol. Ainsi l'étude des conditions géographiques donne, dans
la métamorphose, la réalité permanente. D'ailleurs, cette réalité per-
manente n'accable point les énergies humaines : elle les appelle, au
contraire, et les excite; mais elle doit les diriger. Le sol agit sur
nous, en réglant nos habitudes : et U agit sur nous, par nos volontés
qu'il aguiche. Entre le sol de France et les Français l'aventure n'est
pas finie. Les Français n'ont pas fini de fouiller leur sol, de l'exploiter,
de le piller, de le corriger, de rendre ses mines fécondes, ses fleuves
navigables, ses routes rapides. Une mélancolie qui semblait émaner
du sol tourne à un évangile de confiance et d'activité.
André Beaunier.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Les armées austro-allemandes s'appliquent sans relâche à exécuter
le mouvement, modelé en quelque sorte sur la nature, afin de tourner
par le Nord-Ouest chacune des lignes d'eau qui pouvaient servir de
lignes de défense et de frapper dans son flanc gauche l'armée ita-
lienne. Successivement, et rapidement, le général Diaz, qui a rem-:
placé au Commandement suprême le général Cadorna, a dû battre en
retraite du Tagliamento sur la Livenza, puis sur la Piave (ou sur le
Livenza et le Piave, car l'usage en Italie met les noms de tous ces
fleuves au masculin). Pour le moment, le front de bataille principal,
ou le plus important, ou le plus menaçant, est presque rectiligne,
d'Asiago sur le plateau des Sette Comuni à Vidor sur la Piave, en
passant parle mont Grappa. En même temps, des contingens ennemis
s'efforçaient de franchir la rivière dans son cours inférieur; deux déta-
chemens y réussissaient, mais cet avantage d'un instant tournait vite à
mauvaise fin. Entre San Dona et San Michèle, des inondations ont pu,
comme on dit en style militaire, être « tendues » : les experts croient y
reconnaître la main qui arrêta les Allemands sur l'Yser. Le plus grand
danger vient toujours de là-haut, de l'arc de cercle des montagnes, où
s'est constituée et concentrée la masse de manœuvre austro- alle-
mande. Une grande bataille semble imminente sur la Piave, où
l'ennemi a aujourd'hui transporté son artillerie lourde. L'armée ita-
lienne reformée attend le choc, et les renforts franco-britanniques
sont, assure-t-on, à pied d'œuvre. Puisse un beaucoup, et un coup
heureux, être joué sur ce magnifique échiquier de la plaine véni-
tienne, dont chaque case a vu quelqu'une de nos gloires, et dont, à
travers les siècles, nos chefs et nos soldats ont pratiqué tous les
coins !
710 REVUE DES DEUX MONDES.,
Un beau coup a étc joué, l'autre malin, à l'Ouest de Cambrai, par
le général anglais sir Julian Byng. De la Scarpe au canal de
l'Escaut, la ligne Hindenburg a été enfoncée, crevée en plus de vingt
endroits. Gela s'est fait au pas de course, sans préparation d'artillerie,
par un procédé inédit. Plus de 8 000 prisonniers, et la capture d'un
matériel énorme, disent assez la déconfiture des Allemands fou-
droyés. Mais nos regards, pour être plus attentivement fixés sur les
Alpes du Trentin et sur les Flandres, ne sauraient se détourner tout à
fait d'autres théâtres qui ne sont secondaires que dans l'ordre de noB
préoccupations immédiates. Parce qu'ils sont plus loin de nous,
ils n'en demeurent pas moins au centre de la guerre et de l'action.
L'armée du général Allenby, après s'être emparée de Gaza et de
Jaffa, est arrivée à quelques kilomètres de Jérusalem, qu'elle enve-
loppe par le Nord et par l'Ouest. L'effet de cette expédition, menée si
promptement et si sûrement, sera politique et militaire autant que
moral ou religieux ; il se fera sentir bien au delà des Lieux Saints,
d'une part en Syrie et en Asie-Mineure, d'autre part jusque dans le
iroyaume arabe. En Mésopotamie, la mort du général Maude, enlevé,
jeune encore, au milieu de ses succès, ne compromet en rien l'exécu-
tion du plan qu'il avait conçu pour maintenir et élargir ses positions
autour de Bagdad. Or, tant que Bagdad n'est point revenu au pouvoir
des Turcs, c'est-à-dire n'est point retombé au pouvoir des Allemands,
le plus cher et le plus illustre dessein de Guillaume II a avorté ; il a
été impuissant à réaliser la pensée profonde de son règne, qui fut la
pensée orientale: en termes plus clairs et plus corrects, la pensée
de la conquête de l'Orient, par l'inlluence, par le commerce, au
besoin parles armes. Il est prudent de se persuader qu'il n'y renon-,
cera pas aisément, et sage de se souvenir que Salonique, outre
qu'elle réveille chez l'Empereur de désagréables impressions de
Grèce, lui barre la route de l'Orient. Quelque chose se machine
probablement en Macédoine: le Prussien volant, l'ubiquiste Mac-
kensen, est sans doute, de sa personne, plus près du Vardar que
de risonzo, où il n'a peut-être jamais été que de son ombre. Il suffit
que nous soyons avertis. Nous ferons tête.
Et que l'Orient, non plus, ne nous cache pas l'Occident : la
guerre est partout. Elle est toute partout. EUe n'est ni orientale ni
occidentale, en ce sens qu'on ne peut opposer l'Orient à l'Occident ; il
faut les joindre, au moins dans les combinaisons de la diplomatie et
de la stratégie ; elle est orientale et occidentale à la fois. Si la réalité
des choses oblige à modifier une formule un peu hâtivement jetée, il
REVUE. — CHRONIQUE.) 711
y a pourtant unité de guerre, non sur un front unique, mais sur un
double front. De plus eu plus cette unité de guerre ressort et apparaît.
Toutes les guerre nostre des premières années se soudent et se fondent
en une guerra nostra^ qui est celle de tous les Alliés, propre à chacun,
Commune à tous. Dans la guerre commune, pour la guerre commune,
à fin commune, à fortune commune, à forces et ressources communes,
il y a un front occidental qui s'étend delà Mer du Nord à l'Adriatique,
articulé en trois secteurs, le secteur belge, le secteur anglo-français,
le secteur italien. Il y a un front oriental, qui se divise en trois ou
quatre parties : Russie, dans la mesure où elle résiste encore ; Molda-
vie, si l'isolement de l'armée roumaine ne la paralyse pas ; Orient
européen, Épire, Thessalie, Macédoine ; Orient asiatique, Mésopota-
mie, Syrie, et sur la rive africaine du canal, gardant ouvert un des
grands passages du monde, protégeant une des artères de l'Entente et
la moelle épinière même de l'Empire britannique, Egypte. De Nieu-
port à Venise, le front occidental se tient d'une seule tenue ; et d'une
seule tenue aussi le front oriental, de Vallona au golfe d'Aden et à la
presqu'île du Sinaï. Séparés sur le terrain par la loi physique de la
distance, ils se relient et se réunissent dans l'esprit parles nécessités
de la guerre.
Sur l'un et l'autre de ces fronts, de l'un à l'autre de ces secteurs, et
en arrière, dans les divers pays, l'Allemagne promène ses feintes et
ses offensives; ses offensives et ses feintes alternées, souvent conju-
guées ; ses offensives qui sont des feintes, ses feintes qui sont des
offensives, par lesquelles, à toute heure, en tout lieu, dans toute
occasion, elle fait, de toute la puissance de tous ses moyens, la guerre
totale. On l'a déjà montré ici : les dialogues et monologues sur la
paix lui servent à masquer, pendant qu'elle les monte, des opérations
de guerre ; telle ou telle opération de guerre, à provoquer et à essayer
d'amorcer des conversations sur la paix; et tantôt c'est l'opération de
guerre qui est la feinte, tantôt c'est le dialogue sur la paix qui est
l'offensive. Au point où elle en est, il importe beaucoup moins à
l'Europe centrale d'occuper de nouveaux territoires que de commen-
cer à traiter, que de parler, avant l'entrée en scène effective des États-
Unis avec l'afflux formidable de tout ce qu'ils apportent et de tout
ce qu'Us entraînent à leur suite.
L'intrigue patiente et savante qui, en fait, a neutralisé la Russie
est perdue, si la seconde moitié du globe a le temps de se lever vers
l'Ouest et de retomber de tout son volume et de tout son poids sur
l'Allemagne. C'est ce temps-là que les Empires du Centre veulent
712 REVUE DES DEUX MONDES.
à tout prix nous ra\ir : c'est ce temps-là qu'à tout prix il nous faut
gagner. Il n'y a d'ailleurs pas d'illusion à se faire. Si le besoin
de paix pour les Empires du Centre est constant, urgent, croissant,
leurs conditions, leurs prétentions ou leurs ambitions sont mobiles,
comme leur « carte de guerre. » Le comte Gzernin, lorsqu'il lança,
avec la complicité de M. Erzberger, ses dernières propositions,
espèce de rideau derrière lequel s'assemblaient, dans les A^pes car-
niques, les hordes de l'invasion, et lorsqu'il déclara que, si ces pro-
positions n'étaient pas acceptées, l'Allemagne et l'Autriche exigeraient
davantage, se trouvait dire plus vrai qu'alors il ne le croyait lui-
même, car personne, nilui, ni M. MichaëUs, ni Borœvic, ni l'archiduc
Eugène, ni Ludendorff, ni Hindenburg, ni l'empereur Charles, ni
l'empereur Guillaume, n'attendait de l'agression préméditée, à beau-
coup près, tout ce qu'elle a donné. Mais, précisément parce qu'elle a
trop donné, et parce que la coalition germanique, profilant de la cir-
constance favorable, serait prête à saisir au vol ce prétexte de
« causer, » qu'il soit entendu, quant à nous, que, dans cette même
circonstance, qui se retourne contre l'Entente, nous ne devons voir
qu'une raison de ne pas écouter et de ne pas répondre.
Pour rester plus étroitement dans le domaine mihtaire, en ce
domaine surtout les feintes et les offensives s'entremêlent. L'offen-
sive, dessinée des îles du golfe de Riga et des rivages de l'Esthonie
contre Pétrograd,les démonstrations navales au large de la Finlande,
n'étaient qu'une feinte. La feinte aux sources de l'isonzo est devenue
une offensive dont l'Allemagne a été habile et ardente à exploiter les
chances, mais qui, brisée demain, peut redevenir une feinte par
rapport à ce qui serait entrepris dans les Flandres, en Champagne,
sous Verdun, ou, à l'autre bout de la ligne, contre Salonique ou contre
Bagdad. Offensives ou feintes, ce qu'il en faut retenir, c'est la pensée
unique, la volonté unique, la conception unique, la direction unique.
Si les malheurs de la deuxième armée italienne, après tant dautres
expériences, nous ont vraiment fait découvrir la vertu de l'unité,
et fait désirer non seulement de la proclamer, mais de la réaliser, la
leçon aura été dure, elle n'aura pas été vaine.
Nous espérons qu'elle ne l'a pas été. M. Lloyd George et M. Pain-
levé ont rapporté de Rapallo un arrangement à trois, Angleterre,
France, Itahe, qui, « en A'ue d'une meilleure coordination de l'action
militaire sur le front occidental, » institue unConseil de guerre, com-
posé du premier ministre et d'autres membres du gouvernement de
chacune des'grandes Puissances dont les armées combattent sur le
(
REVUE — CHRONIQUE. 7l3
front occidental, l'extension des pouvoirs de ce conseil aux autres
fronts étant réservée à une discussion ultérieure avec les autres
grandes Puissances. La mission du Suprême Conseil de guerre est
de surveiller la conduite générale de la guerre. Il arrête les proposi-
tions qui doivent être soumises à la décision des gouvernemens,
veUle à leur exécution et en informe les gouvernemens respectifs.
Les plans généraux de guerre élaborés par les autorités militaires
compétentes sont soumis au Suprême Conseil de guerre qui, sous la
haute direction des Gouvernemens, assure leur concordance et pro-
pose les modifications quand cela est nécessaire. Chaque Puissance
délègue au Suprême Conseil de guerre un représentant militaire
permanent, dont la fonction exclusive sera celle de conseiller
technique près du Conseil. Les représentans militaires reçoivent de
leurs gouvernemens toutes les propositions, informations et docu-
mens relatifs à la conduite de la guerre. Ils surveillent jour par
jour la situation des forces et des moyens de toute sorte dont dis-
posent les armées alliées et les armées ennemies. Le Suprême Conseil
de guerre se réunit normalement à Versailles ; ses conférences auront
lieu au moins une fois par mois.
Il y aurait bien des réflexions à faire sur les détails de cet accord.
D'abord, sur la date où il a été conclu et la manière dont il le fut.
A cet égard, il porte la marque des partis que se résignent à prendre
« les États mal résolus, qui ne les prennent que par force, et non par
prudence. >> Trop tard, et ce ne serait rien, car mieux vaut tard que
jamais : mieux vaut encore se résoudre par force que ne pas se
résoudre du tout. Si le véritable auteur de la convention de Rapallo
est bien plus le général Otto von Below, commandant la XIV*' armée
allemande, dans l'occurrence prête-nom delà nécessité, que M. Lloyd
George, M. Painlevé ou M. Orlando eux-mêmes, il nïmporte, et voilà
le Conseil de guerre créé. Mais n'est-ce pas trop peu? L'accord le
qualifie de « Suprême Conseil; » non seulement supérieur, mais
suprême. Suprême, c'est-à-dire souverain, et souverain, c'est-à-dire,
d'après la moins imparfaite des définitions de l'école: « qui n'a pas
de supérieur humain. » Or ce Conseil suprême a un supérieur,
plusieurs supérieurs, trois au moins, trois pour le moment, et trois à
un certain nombre de têtes; les gouvernemens des grandes Puissances
qui combattent sur le front occidental; bientôt quatre, par l'arrivée de
l'armée américaine; il pourra en avoir davantage, si l'on étend ses^
pouvoirs aux autres fronts.
Il proposera, les gouvernemens décideront. Comment? Chaque
714 REVUE DES DEUX MONDES.
gouvernement pour son compte. Et s'ils décident en sens contraire,
qui tranchera? Ce ne seront pas les représentans militaires adjoints
au Suprême Conseil, puisqu'ils doivent être exclusivement des conseil-
lers techniques, et que ce ne sont pas eux qui élaboreront les plans,
mais, dans chaque pays, les autorités compétentes . De telle sorte que
le Suprême État-major sera comme le Suprême Conseil de guerre,
avec cette différence qu'au lieu d'avoir une série de supérieurs, les
gouvernemens, il en aura deux, les gouvernemens respectifs et les
états-majors particuliers. Sa seule qualité est la permanence ; mais
ce n'est vrai que du Suprême État-major; il n'en est rien pour le
Suprême Conseil de guerre, qui n'est que mensuel. Vainement on
voudrait faire valoir que les difficultés théoriques s'aplaniront du fait
qu'une fois par mois le premier ministre et d'autres membres du
gouvernement de chacun des pays conféreront : on n'aboutit qu'à
une difficulté de plus, peut-être à une impossibilité matérielle ; et l'on
ne voit guère M. Lloyd George venant tous les mois de Londres, ni
M. Orlando, tous les mois, venant de Rome à Versailles. Non; la
solution n'est pas une solution, la mesure n'est qu'une demi-mesure.
Elle retarde, et elle ne suffit pas. Organe de coordination, nous dit
le texte de l'accord. Mais c'est de quoi nous aurions pu nous
contenter il y a deux ans. A présent, il nous faut un organe non de
coordination, mais de commandement. On ne parle que de coor-
donner, parce qu'on craint de se subordonner. Pourtant nous n'en
sommes plus là. Hindenburg ne coordonne pas, il ordonne. L'Entente
réclame un cerveau : on lui fabrique une boîte crânienne, où l'on
fera la compensation, le dosage, le mélange des pensées et des
volontés. Ce n'est pas ainsi qu'elle vivra et qu'elle vaincra. Comme
l'Europe centrale, et plus qu'elle, n'étant pas centrale, étant dispersée,
elle appelle une pensée unique, une volonté unique, une impulsion
unique, une direction unique.
Notons tout de suite que c'est plus commode à dire qu'à faire, et
que l'opinion publique n'y est pas également préparée, même dans
chacun des trois pays seulement dont les armées combattent aujour-
d'hui sur le front occidental. Aussi les critiques adressées en Angle-
terre à la convention de Rapallo et celles qu'on lui adresse en France
sont-elles opposées et contradictoires. Les Anglais lui reprochent son
excès, et nous son insuffisance. Ils se plaignent que ce soit trop, et nous
que ce soit trop peu. Un supplément de force persuasive nous tiendra
vraisemblablement lorsque, l'armée des Etals-Unis étant entrée en
ligne sur le front occidental, le gouvernement américain, — par qui? par
REVUE. — CHRONIQUE. 715
quels délégués? — entrera au Conseil de guerre. Déjà l'esprit lucide du
Président Wilson s'est prononcé. Et l'esprit vigoureux de M. Lloyd
George n'hésitera plus, quand il aura, comme il convient, ménagé,
caressé, désarmé tous les égoïsmes, personnels et nationaux.
L'amour de la patrie est le premier amour. Mais les temps sont tels
qu'on ne peut l'aimer que dans la \ictoire commune, et le lui prouver
qu'en consentant, fût-ce comme un sacrifice (on en a fait de plus
cruels), le moyen indispensable et infaillible de cette victoire.
Quoi qu'il en soit, M. Lloyd George et M. Painlevé étaient revenus
de Rapallo très satisfaits de leur œuvre. Bien qu'on ne veuille pas
leur faire l'injure de rapetisser leurs motifs à cette seule considéra-
tion, ils s'en promettaient, M. Painlevé particulièrement, de bons ré-
sultats parlementaires. Il comptait fortement, pour consolider son
ministère chancelant depuis sa naissance, sur ce qu'il avait obtenu à
Londres au point de vue économique, en Italie au point de vue mili-
taire. D'autant plus, calculait-il, qu'un adroit aménagement du
calendrier par un de ses collaborateurs qui excelle à échelonner les
échéances semblait lui assurer un assez long délai. La conférence in-
teralhée était convoquée pour la dernière semaine de novembre. La
souscription à l'emprunt de dix milhards s'ouvrait le "26 et ne serait
close qu'en décembre. Il était incroyable que d'ici là le Cabinet pût
être renversé. M, Lloyd George et lui exprimèrent donc, à la fin d'un
déjeuner où il groupa autour du Premier britannique les personnages
les plus en situation des deux Chambres, leur joie d'avoir si utilement
travaillé. Chacun s'abandonna à son tempérament : M. Painlevé opti-
miste et lyrique, M. Lloyd George pugnace et amer. Il fit publique-
ment sa confession, et battit violemment sa coulpe sur la poitrine
d'autrui. Sur-le-champ, on eut Timpression que, tout en touchant un
point capital de la politique interalliée, le discours de M. Lloyd
George était surtout un acte de politique intérieure anglaise. Ce
qui s'est passé,, la semaine suivante, aux Communes, linterpella-
tion de M. Asquith, l'a démontré. « J'ai voulu frapper l'attention, a
déclaré M. Lloyd George, et, pour la contraindre à m'entendre, je
n'ai pas craint de la secouer. » Mais l'ayant bousculée d'un peu
plus loin, de Paris, à Londres, il l'a plutôt apaisée, sinon flattée. Sous
les différences de forme, ce qui reste, au fond, de ses aveux, c'est que
les déceptions, parfois si douloureuses, de l'Entente sont venues de
ce que l'unité de front, belle maxime à mettre en exergue sur une mé-
daille, n'a jusqu'ici jamais été qu'un mot. IVords, ivords, ivords! Mais
pourquoi? L'analyse de M. Lloyd George était exacte et sévère, mais
716 BEVUE DES' DEUX MONDES.
incomplète. Il eût dû la pousser d'un degré plus avant, descendre
plus bas, et tandis qu'il était en veine de sincérité brutale, le dire à
M. Painlevé, et à d'autres peut-être : c'est qu'il n'y avait pas de gou-
vernement.
Qu'il n'y eût pas de gouvernement, et que tout le monde s'en
fût aperçu, explique la facilité avec laquelle le ministère Painlevé
est tombé. Dans une de ces manifestations de candeur dont il a été
coutumier, l'ancien Président du Conseil ayant posé lui-même la
question, le plus clairement qu'elle pût l'être, s'étant avisé de deman-
der : « Ai-je l'autorité nécessaire pour représenter la France à la pro-
chaine conférence des Alliés? » la Chambre des députés se devait de
répondre à une pareille francliise avec une franchise égale. C'est ce
qu'elle a fait, à une majorité de 90 voix ; pour la première fois depuis
le mois d'août 1914, elle a formellement ouvert une crise ministé-
rielle.
Quelque paradoxal que l'événement eût paru il y a vingt ans,
il y a dix ans, ou seulement il y a trois ans, le sentiment public
presque unanime a désigné M. Georges Clemenceau. Il y a trois ans,
le pire blâme, pour ceux qui, aA'ant lui ou avec lui, dénonçaient la
faiblesse du gouvernement, était de leur dire : « Vous parlez comme
l'Homme enchaîné. » La suite a rendu évident qu'ils n'avaient eu que
le tort d'avoir raison trop tôt, mais le tort est plus grand de n'avoir
point voulu les entendre. S'ils avaient été mieux sui^ds, que de fautes
eussent été réparées à moins de frais, que d'erreurs évitées ! Mainte-
nant que le mal, en s'aggravant et en atteignant son période aigu, a
éclaté à tous les yeux, on demande à M. Clemenceau de nous donner
enfin le gouvernement qu'avec une âpre éloquence il accusait tant
d'autres de ne pas nous avoir donné. Et c'est là justement que serait le
paradoxe, si le Clemenceau des trois dernières années n'avait pu
effacer le Clemenceau d'il y a vingt ans, qui démohssait tous les mi-
nistères, ou même celui d'il y a dix ans à peine, qui avait commencé
par si mal bâtir et fini par si bien démolir le sien.
Chose curieuse : l'opinion, après s'être longtemps refusée, s'est
jetée dans les bras de M. Clemenceau autant pour ses défauts, pour
la férocité féline qu'elle lui prête un peu gratuitement, que pour ses
qualités, qui sont moins connues, car, comme tous les hommes de
ce tempérament, il met une espèce de coquetterie à étaler ses défauts
et à cacher ses qualités. Nous-même, qui signerons ces lignes, nous
avons tracé de lui dans le passé, d'après ce qu'il montrait le plus
volontiers de lui-même, deux portraits successifs qu'il jugea peu
REVUE. CHRONIQUE. 117
aimables. Au bout de cette troisième année de guerre, nous avouons,
sans nous faire prier, que deux de ses plus dangereux travers, l'impul-
sivité et l'incohérence, les seuls dont on puisse encore avoir peur, il
semble les avoir maîtrisés. La campagne de presse qu'il a menée
quotidiennement, comme son action dans les commissions du Sénat
qu'U a présidées, a été remarquable par sa continuité. Il lui reste à
devenir comme président du Conseil ce qu'il était devenu comme
journaliste, à se transformer au gouvernement comme il avait su se
transformer dans l'opposition. M. Clemenceau est capable de le
faire. Comme il avait passé la soixantaine, quand il découvrit le
gouvernement, ses devoirs, ses difficultés et ses conditions néces-
saires, les ayant niés, ignorés ou bouleversés durant un quart de
siècle, U ne les sentit que plus vivement, et la guerre les lui a fait
sentir bien plus vivement encore. Même s'il ne s'était pas convaincu
qu'n faut dans la paix un gouvernement fort, il a appris et tient de
toute certitude qu'il en faut un pour la guerre.
A mesure que s'estompent ses deux plus gros défauts, apparaissent
en relief ses deux qualités les plus précieuses. Ce n'est pas faire de
lui un petit éloge, mais c'est n'en faire que l'éloge mérité, de dire qu'il
a au plus haut point « le sens français, » dont la verve parfois outrée,
la pointe de gaminerie incorrigible, l'accent de Paris et de Montmartre
qui amuse et irrite en M. Clemenceau, ne sont que l'exaspération.
Mais le patriote recouvre le jacobin, et le gentilhomme vendéen
est dessous. On retrouve la souche et la branche. Par disposition héré-
<litaire,par instinct aristocratique, M. Georges Clemenceau a le mépris
des choses basses et des âmes basses. Il est tout ensemble très nou-
velle France et très vieille France, très France éternelle. Quoi d'éton-
nant que, blessée et inquiète, le devinant si parfaitement, si pleine-
ment, si puissamment français, la France se soit réfugiée en lui?
Furieuse, pendant qu'elle subit au dehors l'assaut impitoyable des
barbares, de se voir rongée au dedans par une lèpre secrète,
parmi tous ces scandales et toutes ces obscurités, elle invoque le
chirurgien qui tiendra ferme le bistouri, la main rude et bienfaisante
qui portera le fer et le feu. De lui, de sa vie et de son histoire, elle
n'oublie rien, mais elle lui pardonne tout. La seule défaillance qu'elle
ne lui pardonnerait pas, ce serait qu'ayant paiié comme il parlait et
écrit comme il écrivait, il eût laissé son énergie dans l'encrier et
»'eût de tranchant que la langue.
Ce qu'elle attend de lui est simple : qu'il fasse la guerre et qu'il
fasse la justice, qu'il ose faire la justice pour qu'elle puisse faire
718 REVUE DES DEUX MONDES.
la guerre. Quand ou dit que c'est simple, encore faut-il le faire. Mais
la France veut que l'œuvre salutaire s'accomplisse, et elle n'a élevé
M. Clemenceau au pouvoir que parce qu'elle a cru qu'il l'accompli-
rait. Qu'on ne s'y méprenne pas, et personne, même en Allemagne, ne
s'y est mépris : ce vœu général ne marque de sa part qu'une volonté
de vie et de victoire. En d'autres termes, la France attend de M. Cle-
menceau deux choses : la restauration du moral à l'arrière, l'intensi-
fication de la bataille à l'avant. Le péril, pour lui, il en a conscience,
serait de ne pouvoir tenir, non point tout ce qu'il a promis, mais tout
ce qu'on s'est promis de lui. La tâche est lourde. Pour l'aborder, il
doit premièrement rendre de l'autorité à la présidence du Conseil et
remettre de l'ordre dans le ministère de la Guerre. Puis procéder au
nettoyage. En ce pays, foncièrement honnête et sain, il s'était
formé, par l'indolence, la négligence, l'indifférence, le laisser-aller,,
des goûts fâcheux, des habitudes morbides, tout un monde de
liaisons suspectes, de compromissions inclinant à la complaisance et
frisant la complicité; pour tout dire d'un mot qui ne fuie pas la vérité
crue, dans « la République des camarades, » d'affreuses camarade-
ries ; une atmosphère corrompue; et, sinon la trahison caractérisée,
un état de « para-trahison, » — comme les médecins disent : la para-
typhoïde. L'épreuve, pour un homme de parti, sera de savoir ou de
ne savoir pas se faire l'homme du pays qui entend vivre' et vaincre,
face aux partis qui entendent régner, et qui, acharnés à leurs dis-
putes, les mêlent jusqu'à la guerre et jusqu'à la justice.
Objet d'accusations terribles, sous le coup desquelles on comprend
qu'il ne puisse pas rester, M. Malvy, usant d'un artifice de procédure
parlementaire, vient de mettre la Chambre en demeure d'examiner
s'U y a heu de le déférer à la Haute -Cour pour crime commis
dans l'exercice de ses fonctions, lorsqu'il était ministre de l'Intérieur.
Un citoyen quelconque, qui n'aurait pas été ministre, n'aurait pas eu
le choix de la juridiction : il n'aurait pu que traduire l'accusateur en
cour d'assises, pour dénonciation calomnieuse ou diffamation. Mais
le verdict, rendu avec l'assistance du jury, se fût comme éclairé du
reflet de la justice populaire. M. Malvy a préféré la Haute-Cour :son
choix ne va pas sans inconvénient pour sa cause, s'il tient à ce que
son innocence s'impose, car la valeur d'un jugement entaché de suspi-
cionde partialité politique pourra toujours être contestée. La Chambre,
la première, est bien embarrassée de la faveur qu'il lui a faite. La
Constitution lui rend, si l'on ergote, malaisé de s'y dérober, mais il y
a peu de précédens, sauf le procès des ministres de Charles X, et il
REVUE. CHRONIQUE.
71^
n'y en a aucun d'un cas où l'accusé l'a saisie lui-même. C'est un joli
fagot d'épines qu'on lui a posé sur les épaules. Elle n'a que le désir
de s'en décharger le plus vite possible. Mais ce souci prouve à lui
seul qu'une Assemblée ne saurait être un tribunal.
En toute dernière heure, à la fin de notre chronique du 15 no-
vembre, nous avons sommairement signalé le mouvement maxima-
liste de Pétrograd. Lénine, disions-nous (et, entre parenthèses, avec
un point d'interrogation, nous ajoutions : Zederblum? nom que
prêtait à l'agitateur une liste publiée naguère par la Morning Post :
mais il paraît que décidément il s'appelle Oulianoff, et les gens irré-
prochables n'ont pas besoin d'un jeu de pseudonymes), Lénine est
maître de la capitale, ce qui n'est pas encore être maître de la Russie.
Cette note hâtive, après quinze jours ensanglantés par des luttes cri-
minelles, demeure la note vraie. Dans la confusion, la contradiction
des nouvelles, voici ce qui semble surnager. Kerensky a eu la velléité
de reprendre Pétrograd à Lénine. Mais ce déplorable Hamlet de la ré-
volution russe n'a pu, comme toujours, aller au bout "de son dessein :
il a commencé par les armes, presque réussi, et aussitôt tout perdu
par le bavardage, efîrayé de ce qu'il avait gagné, tremblant du geste
à demi esquissé. Il a été battu, s'est enfui, terré quelque part, sans
qu'on ait retrouvé sa trace, et cette disparition même a comme un air
shakespearien. Ainsi que Pétrograd, Moscou a été ravagée. Ses
habitans et ses monumens auraient souffert. Les deux grandes villes,
la cité impériale et la cité nationale, ont été enlevées au gouvernement
provisoire. En revanche, l'hetman des cosaques du Don, Kaledine,
domine dans le Sud, assez loin sur les fleuves, jusque vers la Mer
Noire et vers le Caucase. La façade sans épaisseur et sans solidité de
la Russie unitaire s'écroule, mais quelques morceaux en sont bons :
11 s'agit de les utiliser.
Nous avons dit aussi, dès le 15 novembre, que nous aimions à
eroire que les gouvernemens de l'Entente y avaient réfléchi. Pour
nous, à première vue, il y a deux choses à faire, ou plutôt une chose
à ne pas faire, et une chose à faire. Si le triomphe des maximalistes
se confirme, il ne faut, à aucune condition, reconnaître ce faux gou-
vernement qui n'est que l'usurpation d'une bande délirante d'anar-
chistes et d'agens allemands. La chute du gouvernement provisoire,
qui, lui, avait figure de gouvernement régulier, et envers qui nous
avions des précautions à prendre, nous laisse le champ libre. Le
radiogramme du « Soviet des commissaires du peuple » proclamant un
armistice qui est une défection, a achevé de nous délier vis-à-vis de
720 REVUE DES DEUX MONDES.
Lénine et de ses compères. Au contraire, il faut s'appuyer franche-
ment sur le mouvement cosaque et l'appuyer franchement. Ne
faisons pas de roman-feuilleton, mais faisons de l'histoire et de la
politique. Le roman-feuilleton, ce serait d'imaginer une puissance
cosaque qui, en un clin d'œO, serait à même de reconquérir et de
reconstruire la Russie ; mais ce ne Test pas moins, que de nous repré-
senter simplement, sur les récits de 18U-1815, et sur les images
d'Épinal, les Cosaques comme des cavaliers « mangeurs de chan-
delle, » qui naissent et meurent à cheval, entre une grande
lance et un grand fouet. La vérité, qu'on doit garder présente à la
mémoire, est que les institutions cosaques, bien qu'affaiblies depuis
an siècle ou deux par les Tsars, la Cour et la bureaucratie, sont les
plus anciennes, les plus robustes, et, ce qui dans l'espèce ne gâte
rien, les plus démocratiques de la Russie, dont une partie du moins,
les régions du Sud-Ouest, à défaut de l'immense Empire tout entier,
peut retrouver en elles une armature. La position géograpbique elle-
même, qui rapproche de la Moldavie ces populations indépendantes et
guerrières, indique ce qu'on en doit tirer.
Subsidiairement, il y aurait peut-être à négocier avec le Japon,
par l'intermédiaire des États-Unis, à toutes fins utiles et pratiques,
conformément à la pensée unique, à la volonté unique, à la direction
unique, qui doit être de faire rendre, à tous les États alliés, sur tous
les points, tout ce que l'Entente est capable de produire. Voyons,
cherchons, essayons. Mais travaOlons, aidons-nous. Ne cédons pas
trop facilement aux objections d'une diplomatie endormie et timide
qui, de rien, se fait des mondes, et craint toujours d'avoir à faire
quelque chose qui ne soit pas tout fait. Là encore, si M. Clemenceau
peut, dans les mœurs et les traditions du temps de paix, souffler un
esprit nouveau, qu'il se lève et souffle l'esprit de guerre.
Charles Benoist.
Le Directeur-Gérant,
René Doumic.
LA JEUNESSE
DE
LOUIS-PHILIPPE'
D'APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX
Louis-Philippe, Duc d'Orléans, premier prince du sang de
France, géne'ral des arme'es de la République, exilé depuis la
seconde année de la Convention, est, en 1808, à Malte, et les
drapeaux de France flottent maintenant sur les villes d'Alle-
magne et d'Italie.
Ses frères bien-aimés, le Duc de Montpensier, le Comte de
Beaujolais, à la fleur de leur âge, ont passé deux ans dans les
prisons de Marseille, n'apercevant, du fond d'une petite cour,
qu'un lambeau polygonal du ciel bleu de la Provence. Ce long
supplice a détruit leur santé; la liberté, trop tard recouvrée,
les a trouvés languissans; Montpensier, le premier, est mort,
en 1807, à Salthil, près de Windsor, âgé de trente ans. Ses
portraits montrent une figure charmante. Les récits de guerre
contenus dans ses lettres sont d'un style vif et brillant, il avait
(1) Pendant une visite à Relmont-IIouse, peu de temps avant la guerre, Mgr le
duc de Vendôme avait bien voulu me permettre de prendre connaissance de
quelques-uns de ses précieux papiers de iamille, et de garder quelques notes qui
m'ont été d'un grand secours pour la présente étude. Je prie Son Altesse Royale
d'agréer mes remerciemens. Je les adresse aussi à mon vieil et cher ami le mar-
quis de Lasteyrie, qui m'a ouvert les archives de son château de Lagrange,
TO.\IE XLII. — 1917. 4g
722 REVUE DES DEUX MONDES.,
été le compagnon de campagnes de Louis- Philippe, — aide de
oamp, âgé de seize ans, d'un lieutenant général de dix-neuf
ans, — et plus tard son compagnon de voyages. Un cruel regret
avait attristé la fin de cette vie si courte.
A Twickenham, Montpensier s'était pris, pour une voisine
de leur demeure, d'une vive passion. Lady Charlotte Randon
était issue d'une maison noble et ancienne, mais non royale. Et
le frère aine, fils de Philippe-Egalité, s'était opposé à cette
alliance inégale. Dans l'esprit de ces jeunes princes, l'éduca-
tion de M""* de Genlis, les leçons tirées de Rousseau n'avaient
pas laissé de profondes traces. Montpensier était inconsolable >
on s'adressa au chef de la Maison de France, le Roi, depuis la
mort du fils de Louis XVI; car entre Louis XVIII et ses cousins
une réconciliation venait de s'accomplir, grâce aux conseils du
général Dumouriez et aux -bons offices d'un fidèle ami de la
famille royale, le comte d'Avaray. L'avis du Roi fut conforme
à celui du frère aîné, devant lequel s'était incliné déjà Montpen-
sier, étouffant ses larmes.
Il repose à Westminster, sous un monument et une épitaphe
latine. Sa sépulture y fut transférée, en 1829, par les soins du
Duc d'Orléans.
Le Comte de Beaujolais ne survécut pas longtemps. Les
médecins conseillèrent d'éviter les brumes d'un hiver en
Angleterre. Louis-Philippe le conduisit à Malte, et Beaujolais
y mourut au printemps de 1808. Ses funérailles eurent lieu
en. l'église de Saint-Jean, suivies par les principaux officiers de
la flotte et de la garnison anglaises, et par son frère désolé.
I. — DE l'ancien régime A LA TERREUR
Le prince dont j'essaie non d'écrire l'histoire, mais de des-
siner la figure, montra une tendre et constante affection à ses
enfans, ses frères et sa sœur; à sa mère, et à son père même,
dont il condamna sévèrement la conduite, sans pouvoir cesser
de le plaindre et de l'aimer. Aucun mariage ne fut jamais plus
heureux ni plus fidèle que celui qui devait plus tard l'unir à
la fille du Roi de Naples.
Et, en ce moment, dans ses promenades solitaires, les
souvenirs de sa vie reviennent en foule devant son esprit.
Que va faire le Duc d'Orléans? A Malte, où les Chevaliers
LÀ JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.
723
Hospitaliers, il y a dix ans, rép^naient encore; dans la Valette,
entourée des remparts bâtis par Charles-Quint; devant les tom-
beaux des baillis et des commandeurs, les pompes et les gloires
d'autrefois ont-elles ému l'imagination d'un prince exilé, et
dissipé les illusions de sa jeunesse?
Ne cherchons pas un portrait de ce prince parmi les héros
de la poésie romantique. Il ne ressemble en aucune manière à
Oswald rêvant avec Corinne sur les ruines de Rome. Jamais
âme ne fut moins docile à des impressions, moins emportée
par l'imagination. Le tumulte de l'extérieur n'obscurcit jamais
sa raison. Son solide et froid bon sens se maintiendra toujours
en pleine santé, en pleine maîtrise de soi-même à travers les
aventures les plus extraordinaires qu'une existence humaine ait
traversées. Ce bon sens est la qualité remarquable de son esprit.:
M°" de Genlis, qui lui apprenait l'Histoire ancienne quand il
avait neuf ans, avait dit de lui : «Son bon naturel, dès Tabord,
me frappa. l\ aimait la raison, comme tous les autres enfans
aiment les contes frivoles; dès qu'on la lui présentait à propos
et avec clarté, il l'écoutait avec intérêt. »
n a maintenant trente-cinq ans à peine, et il a vu la cour
de Versailles, la Terreur, les guerres, l'essor prodigieux de
l'Empire de Napoléon. Il est né au Palais-Royal, et, quand il
était enfant, son père lui apprenait à chanter : « Ça ira! » 11
est premier prince du sang de France, et général de division
de la République, petit-fils de Henri IV, neveu de Louis XIV,
et fils de conventionnel. La Convention a fait périr son roi, et
peu de mois après le conventionnel, son père, a subi le même
sort.
Versailles maintenant, et la Convention, sont des rêves
évanouis. La France est aux pieds de l'Empereur. Ses armées
victorieuses de l'Europe entière ont bousculé toutes les
anciennes monarchies. De quel côté le Duc d'Orléans dirigera-
t-il ses pas? Où cherchera-t-il pour sa vie errante un établis-
sement définitif? Comment, après le trouble des débuts,
se formeront, s'installeront dans son esprit d'invariables opi-
nions, une doctrine définitive qui, par la suite, est apparue
dans toutes ses actions, et les a dirigées et, on peut le dire,
commandées?
Nous devons supposer que, vers la douloureuse année de la
mort de ses frères et dans les premiers momens de repos qui
724 REVUE DES DEUX MONDES*
succédèrent à une existence fort agitée, à Twickenham, à
Malte, à Palerme, il se mit à repasser dans sa mémoire les
événemens de sa vie. Il a pensé et écrit beaucoup : non pas au
jour le jour, mais après le temps de la réflexion, avec le recul
de quelques années. Le style, un peu prolixe, sans viser à l'éclat,
est d'une sincérité, d'une précision, d'une clarté de procès-
verbal. (( J'étais là, » écrit souvent l'auteur. Et à quelles scènes
n'a-t-il pas assisté!
Il est né au Palais-Royal, en 1773. Son grand-père, le Duc
d'Orléans, vivait encore; son père est le Duc de Chartres, et
lui-même, en naissant, reçoit le titre de Duc de Valois. De
Versailles, de Louis XVI, il gardera les souvenirs d'enfant
que les hommes do mon âge ont pu garder du second Empire.
Nous avons couru dans les Tuileries, pour voir passer, les
Cent Gardes et les grandes voitures aux livrées vertes; en rhé-
torique, on nous a menés au Corps législatif, pour entendre
Jules Favre. Et nous demeurons encore sous l'impression de
critiques et d'attaques très vives, qui abondaient parmi les
conversations de nos parens, de leurs amis, de nos professeurs,
ou de nos aînés déjà admis aux grandes écoles. Sous Louis XVI,
le jeune Duc de Valois avait vu non seulement Paris, mais
la Cour, étant élevé dans le plus proche voisinage, sinon dans
le respect du Trône. Le Palais Royal par tradition ne ménageait
pas Versailles; il était le lieu de réunion d'une autre Cour
indépendante et opposante.
Louis-Philippe n'a connu que par les récits de ses parens
son arrière-grand-père, le fils du Régent; savant et saint homme,
occupé d'une collection de médailles et d'un cabinet d'histoire
naturelle, et qui, depuis la mort prématurée de sa femme,
passait ses jours à l'abbaye de Sainte-Geneviève.
Le grand-père, de mœurs beaucoup moins sévères, avait
été un homme aimable et gai, très généreux, très bien-
faisant.
Lors de l'installation du Parlement Maupeou, il avait pris
parti pour les magistrats dépossédés et défendu contre Louis XV
des principes violés depuis par d'autres que Louis XV. Il dut
justifier sa conduite auprès du Roi et le Mémoire commençait
en ces termes : « Je suis, par conviction et par ce que m'impose
nîa naissance, le plus zélé défenseur de l'autorité royale... Mai§
LÀ JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.- 725
parce que les parlementaires e'taient coupables, fallait-il les
détruire, attaquer la loi de rinamovibilite' des offices pour
rappeler les magistrats à leur devoir? »
Le grand-père de Louis-Philippe aimait la banlieue de Paris,
où nous découvrons encore tant de jolis coins entre les
tramways et les usines. II avait acheté un beau domaine au
Raincy, et s'était fait construire k Bagnolet une maison fort
agréable. Son fils habitait Saint-Leu. Ce goût de Paris et de ses
proches environs a persévéré dans la famille. Le Prince de Join-
ville a commencé ses délicieux Mémoires par ces mots : « Je
^uis né à Neuilly (banlieue). »
Aux beaux jours, M. le Duc d'Orléans commandait ses voi-^
tures de voyage : ses écuries étaient installées rue Vivienne,en
face de la Bourse, en ce temps-là attenante aux terrains de la
bibliothèque du Roi, — et il se transportait à Villers-Gotterets.
Là, le théâtre de société était une grande affaire ; M"^ de Mon-
tesson, secrètement épousée, se piquait d'être auteur. L'acteur
Grandval venait mettre en scène les œuvres de la dame du lieu;
ou bien Collé et Sedaine, eux-mêmes, importans et gourmés,
venaient faire répéter leurs propres œuvres : Le Déserteur, Vcr-
tumne et Pomone. Garmontelle dessinait des costumes ou des
portraits. Le prince lui-même consentait volontiers à prendre
un rôle. Mais un seul convenait vraiment à ses facultés, nous
dit M"* de Genlis ; il n'avait qu'une note : il jouait rondement
les paysans.
Il mourut à soixante ans, à Sainte-Assise, en l'an 1785. Son
fils, Louis-Philippe-Joseph, Duc de Chartres jusqu'alors, depuis
Duc d'Orléans, et enfin Egalité, âgé de trente-huit ans alors,
avait fort grand air, mais le teint gâté par une vie licencieuse,
toujours au dire de M™' de Genlis. Il y a à Chantilly un beau
portrait de lui, par M™^ Lebrun, en tenue de colonel général
des hussards, en bottes de maroquin rouge, la figure pleine, le
teint enluminé.
Louis-Philippe-Joseph, quelques années plus tôt, avait refusé
de siéger au Parlement Maupeou, suivant en cela les avis de
son père qu'il outrepassa bientôt. Après le combat d'Ouessant
et le refus du titre d'amiral qu'il croyait dû à ses mérites, il
avait attribué cette disgrâce à la mauvaise volonté de la Reine,
et, se faisant recevoir franc-maçon, s'était rais à la' tête des
mécontens.
726 REVUE DES DEUX MONDES.i
A l'assemblée des Notables, Louis-Philippe-Joseph n'av-ait
pas manque' de protester contre les édits bursaux, au Parle-
ment, de s'élever contre l'exil des conseillers Sabatier et Fre-
teau. Il fut exilé lui-même : exilé en son château de Villers-
Gotterets. Doux exil 1 Paris n'était pas si loin qu'une chaise
bien attelée ne pût en quelques heures amener deux ou trois
philosophes, et M™^ de Genlis.
De ce château partent de grandes allées vertes, entre de
hautes futaies de hêtres ; plus loin, on découvre les débuchés de
Pierrefonds, puis les monts de Compiègne et les détours de la
belle rivière d'Oise entre cette ville et Ourscamp, pays mer-
veilleux, au cœur de la vieille France, peuplé de grands ani-
maux et presque toujours résonnant de la voix des chiens de
meute et des trompes.;
La chasse a ses modes et ses usages et la mode anglaise
avait séduit Louis-Philippe-Joseph.
Comparez d'après les peintures d'Oudry, à Fontainebleau,
les chasses de Louis XV, au tableau de Carie Vernet que pos-
sède le Palais-Bourbon : Chartres, Valois et son tout jeune fils
attendent l'attaque, près d'une enceinte; les selles, les brides,
la tenue des veneurs et leur habit rouge sont ce que l'on a
maintenant l'habitude de voir. Le grand cheval gris et l'alezan
sont de ceux qu'on aimerait monter aujourd'hui : le tout bien
différent du luxe des anciens équipages. Chasser à courre, sans
perruque, sans bottes à chaudron, marquait un dédain des
vieux usages.
Pendant le triste séjour de Malte oîi son dernier frère vient
de mourir, les souvenirs de Louis-Philippe exilé et proscrit le
reportaient sans doute beaucoup moins vers Villers-Cotterets,
le Raincy, le Palais-Royal, splendides demeures de sa famille,
que vers Bellechasse. Bellechasse : ce nom revient sans cesse
dans les lettres des jeunes princes, colonels, capitaines de
quinze ou seize ans, à peine échappés du nid. C'était leur
domaine propre, disposé par leur père pour leur éducation, un
petit paradis créé pour eux et où ils étaient chez eux. Il est de
vieux parcs ou même de modestes petits jardins, embellis,
agrandis par notre imagination d'enfans, oii la vue d'une rose
de Noël, d'un tournesol, ou bien le sifilet d'un merle ont été
pour nous des sensations nouvelles ; là, des joies ont été goû-
tées entre nous et nos frères, en une foule de petites occasions
i.\ JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.t
727
sans le moindre intérêt pour le reste des hommes. Elles se
représentent à nous, alors que beaucoup d'événemens plus
graves sont effacés, et nous jettent dans une émotion que nous
ne saurions assez exprimer, tant notre sentiment est profond,
et tant la cause qui le réveille est futile!
La rue de Bellechasse n'était percée alors que jusqu'à la rue
Saint-Dominique. Le plan de Turgot, qui nous, promène dans
le Paris de Louis XV, montre au bout de cette rue, et fermant
le passage, le couvent des religieuses de Bellechasse, dont les
jardins s'étendaient, le long de la rue Saint-Dominique, jusqu'à
l'hôtel de Broglie, au coin de la rue de Bourgogne; cet hôtel
existe encore. Dans leur largeur, ces jardins couvraient les ter-
rains que la rue Las-Cases occupe aujourd'hui et n'étaient
bornés que par ceux de l'hôtel de Villars, mairie actuelle du
7« arrondissement et ceux du couvent de Pentemont.
Dans ce vaste domaine, Louis-Philippe-Joseph avait installé
ses enfans; et près de l'ancien couvent abandonné par les reli-
gieuses, on peut dire qu'il avait établi une nursery. Car ayant
remarqué trop de pédantisme chez M. de Schomberg, trop
« d'imagination et d'emphase » chez M, de Durfort, il avait
jugé bon de donner à ses fils une gouvernante au lieu d'un gou-
verneur. (( Qu'il fasse, avait dit le roi Louis XVI, comme il lui
plaira ; j'ai des frères! »
La gouvernante avait très vite acquis une considérable
influence. Les enfans l'appelaient « mon amie, » et rien ne se
décidait sans elle. Stéphanie-Félicité Ducrest de Villeneuve
avait épousé un officier de marine, Bruslart de Genlis, celui-ci
l'ayant rencontrée avec sa mère dans une somptueuse maison
de Passy, où le financier La Popelinière donnait des fêtes, et où
la jeune Félicité jouait de la harpe et récitait des vers.
Bruslart, comte de Genlis, plus tard marquis de Sillery,
descendait d'un magistrat honoré de la faveur de Flenri IV. Par
son mariage, M"* de Genlis était devenue la nièce de M"- de
Montesson, — qu'elle juge durement, mais qu'atout propos elle
appelle « Ma Tante ; «nièce aussi de M™^ de Puisieux, — Bruslart
de Puisieux, « m-a seconde mère, » dit-elle, avec plus d'attache-
ment encore qu'elle n'en montre à la première. M. de Puisieux,
dévoué à M. le Duc de Penthièvre, avait fort contribué à obtenir
le consentement de celui-ci au mariage de sa fille avec le Duc
de Chartres.
728 BBVUE DES DSUX MOUDSS^
M™» de Genlis avait ainsi, dans la maison d'Orléans, de
puissans appuis. Belle d'ailleurs, spirituelle, ayant des connais-
sances étendues et se prêtant aux idées nouvelles. Elle se défend
de les avoir poussées à l'excès et prétend s'être toujours appli-
quée à modérer M. le Duc d'Orléans, à demeurer royaliste, à
ne pas s'avancer plus loin que ne faisait le Roi lui-même. Ses
Mémoires donnent l'idée d'une femme très occupée du monde,
de ses anciens usages, et non exempte de ses préjugés. Parmi
les nombreuses déclarations d'amour dont elle aime célébrer le
souvenir, celle d'un médecin non gentiltiomme causa à
M"^ Ducrest une vraie stupéfaction I
En un passage amusant, elle blâme les mauvaises manières,
les formes de langage défectueuses et basses qu'elle trouva à
Paris, après la Révolution.
Cependant cette femme du monde, — et de l'ancien monde, —
joua le rôle d'une Romaine de la République en tant qu'institu-
tiùce. Les jeunes princes eurent de bons maîtres de littérature,
mais furent aussi habitués aux travaux manuels. Elle leur fit
enseigner un peu de chimie par M. Alyon, maître apothicaire.'
Elle leur choisit un aumônier, en môme temps professeur
d'italien, l'abbé Mariottini : choix malheureux, l'aumônier étant
un jour, avec de brûlantes déclarations, tombé aux pieds de la
gouvernante, au dire de cette dernière.
S'il est vrai qu'elle eût cherché à modérer les opinions de
M. le Duc d'Orléans, elle ne prit pas le même soin pour ses
enfans. Nos enfans quand ils sont petits acceptent nos idées,
et leur affectueuse et encore aveugle confiance les conduit
même à les exagérer : c'est une joie que la Providence nous
accorde, et une responsabilité dont elle nous charge, tant
qu'ils n'ont pas l'âge d'homme et n'ont pas pris possession
d'eux-mêmes.
Louis-Philippe rend justice à M"*^ de Genlis. « Elle avait,
a-t-il écrit, l'intention de faire de moi un honnête homme : ma
conscience me permet de dire qu'elle a réussi. »
Il ajoute, non sans finesse et sans clairvoyance : « Habituée
à tout rapporter à elle-même, elle disait que la meilleure
réponse qu'elle pût faire à ses ennemis et aux calomnies dont
ils l'avaient noircie, était de donner à ses élèves une vertu
austère : cette vertu et cette austérité s'accordaient très bien
avec la tendance des idées du siècle et la théorie des principes
LÀ JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPB.; 129
démocratiques et révolutionnaires. M"^ de Genlis faisait de
nous des républicains honnêtes et vertueux. Et néanmoins, sa
vanité lui faisait désirer que nous continuassions à être Princes.
Il était difficile de concilier tout cela. »
Epaminondas, Phocion, Cincinnatus, Epictète, Marc-
Aurèie étaient les sujets des conversations habituelles, Les
figures de ces grands hommes, peintes sur des toiles de Jouy,
ornaient les murs de la maison. Les élèves de M"® do Genlis
se créaient des âmes antiques et pensaient voir autour d'eux,
au lieu de Paris, celle Athènes de convention, ou celle
inhabitable Rome qui décorent le fond des tableaux do David.
Le pavillon de Bellechasse, par la variété de la décoration,
devait rappeler la maison de Fragonard à Grasse : les délicieuses,
« Saisons » sur les panneaux du salon, pour le bonheur du
maître; de solennels Romains dans l'escalier afin d'édifier les
visiteurs. v
Elle leur lisait aussi l'Ancien Testament, « omettant les pas»
sages dont la pudeur pouvait s'alarmer. » Et il semble qu'elle
devait transformer l'Ancien Testament en une sorte d'Ancien
Régime. « Que de cruautés, s'écriait-elle, que d'abus! Mais,.
Notre-Seigneur a été envoyé sur la terre pour abroger l'ancienne
loi : nous ne devons la suivre qu'autant qu'elle s'accorde avec
la nouvelle, qui est notre guide... Elle s'efforçait de nous rendre
très religieux, et nous excitait à braver sur ce point les idées
modernes. Elle nous engageait à nous distinguer de la masse
de nos contemporains par une dévotion très rigoriste. En un
mot, elle faisait de nous de véritables catholiques puritains. »
Elle commentait pour eux ce passage de Rousseau : « Si
j'avais le malheur d'être né prince, d'être enchaîné par les
convenances de mon état, que je fusse contraint d'avoir un
train, une suite, des domestiques, c'est-à-dire des maîtres, et
que j'eusse pourtant une âme assez élevée pour vouloir être
homme malgré mon rang... » etc.
'( Il est facile d'imaginer, fait remarquer Louis-Philippe, de
combien d'amplifications et de commentaires ce texte est sus-
ceptible. Quelle fermentation ne devait pas produire un pareil
levain dans la tête d'une femme exallée et dans celle de jeunes
princes ardens et portés à l'enthousiasme! Ils devaient considé-
rer leur rang de princes comme un fardeau... voir avec trans-
port une grande révolution politique qui s'annonçait sur ces
730 REVUE DES DEUX MONDES^
principes. C'est ce qui nous est arrivé. Nous ne doutions pas
que les pertes personnelles que la Révolution nous faisait faire
ne fussent un avantage pour l'humanité : celte opinion nous
portait à nous enorgueillir de la joie avec laquelle nous faisions
notre sacrifice. »
A Bellechasse était admis César Ducrest, très jeune frère de
«mon amie; » et cette mystérieuse et belle Paméla, envoyée un
jour de Londres, âgée de six ans, sous prétexte de parler
anglais aux enfans. Le Duc d'Orléans s'était adressé, ou avait
fait semblant de s'adresser à Saint-Denis, son marchand de
chevaux, et avait reçu de lui cette lettre : « Je vous envoie.
Monseigneur, la plus jolie jument, et la plus jolie petite Anglaise
que j'aie pu trouver. »
Au milieu de ces évocations des temps anciens, Louis-Phi-
lippe revoit, en de rares visites à Bellechasse, la belle et inquiète
figure de sa mère : inquiète, parce qu'elle croyait toujours se
voir ravir le cœur de ses enfans. Héritière de grands biens, fille
du meilleur et du plus respectable des princes, le Duc de Pen-
thièvre, mais descendante du Comte de Toulouse, fils légitimé
de M"® de Montespan, elle s'était crue fort honorée en épousant
le Duc de Chartres, fils du premier prince du sang royal. Les
idées, les mœurs de ce prince avaient fait hésiter beaucoup
M. le Duc de Penthièvre. Son ami Puisieux l'avait décidé à
conclure l'alliance. Elle était restée deux ans sans enfans. Après
une saison à Forges, sa santé s'était rétablie ; elle avait donné
le jour à Louis-Philippe, Comte de Valois, à deux autres fils, à
deux filles. Ayant pris son parti des habitudes légères de son
mari, elle reportait sur ses enfans une affection tendre et un
peu jalouse.
Une belle miniature d'Augustin la montre souriante et
heureuse pendant un séjour à Spa. La source de la Sauvinière
lui avait été salutaire, et ses enfans avaient voulu tracer des
allées dans le bosquet de la source et élever en l'honneur de la
Nymphe bienfaisante un petit autel orné de guirlandes. C'est la
spène qu'Augustin a représentée.
Mais, pour des enfans tendrement attachés à leur père, à
leur mère, et aussi à celle qu'ils appelaient « mon amie, » les
discussions entre ces trois personnes avaient dû laisser de
cruels souvenirs. Ils étaient pris à témoin, au besoin choisis
comme intermédiaires. La correspondance autographe que pos-
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.
731
sède l'Institut (i) qui a paru en partie ici même (2) et dont M. le
baron deMaricourt,dans unde ses intéressans ouvrages, a publié
quelques lettres, nous donne l'idée de ces querelles de famille.,
La Duchesse d'Orléans écrit un jour à son mari : « Vous
avez résolu de m'ôter plus que jamais mes enfans. »
« Je prendrai mes précautions, riposte celui-ci, pour les
élever dans mes principes et non dans les vôtres. »
La fille du Duc de Penthièvre répond avec une bonté et une
résignation touchantes :
« Vous semblez craindre que je communique à mes enfans
mes opinions. Vous vous trompez bien. Je les aime trop pour
cela. Je sens que ce serait faire leur malheur, que de leur
donner de l'humeur contre un état de choses qui s'établit, et sous
lequel ils sont destinés à vivre. Je ne les porterai jamais à l'exa-
gération, et je leur conseillerai d'avoir une opinion à eux. »
Cette sagesse est un héritage de son père. Le Duc de Pen-
thièvre, vieux soldat de Dettingen et de Fontenoy, ayant fait
avorter en Bretagne un projet de débarquement des Anglais,
et mérité le titre de grand amiral de France, passa ses der-
nières années à Rambouillet dans une pieuse et charitable
retraite : si aimé, si respecté de tous que, sans avoir embrassé
les idées de la Révolution, il n'eut pas à souffrir de ses excès.
A la lettre touchante de sa femme Louis-Philippe-Joseph
répondait brutalement : <( Vous m'avez privé de la personne en
qui j'avais mis ma confiance pour l'éducation de mes enfans. Je
prendrai moi-même les précautions nécessaires pour achever
leur éducation dans mes principes et non dans les vôtres. Je
me chargerai de décider de tout. Vous ne serez l'instrument de
rien. Quant au devoir et au besoin de faire tout ce qui peut me
plaire, vous ne vous flattez pas que j'y croie, après ce qui s'est
passé hier. Je vous verrai demain entre midi et une heure. >>
En effet, après un fâcheux incident, une personne indigne
admise au service de la jeune princesse Adélaïde (3), la gou-
(1) Fonds Beugnot.
(2j Voyez dans la R«vue des 1" et 13 avril 1913, La Duchesse d'Orléans et
Madame de Genlis, par G. Buboscq de Beaumont et M. Bernos.
(3) « Vous me mandez que vous m'avez toujours consultée. Vous savez que je ne
l'ai été sur rien. Toutes les fois que vous m'avez annor.cé quelque chose qui avait
rapport à mes enfans, c'était toujours chose décidée. Les personnes qui les entourent
ont été choisies par M,"® de Sillery, comme cette Évelina qui est une fille publique,
et oui avait une fort mauvaise réputation »vant d'entrer au service de ma Ê'ie. »
732 , REVUE DES DEUX MONDES.
vornante a été momentanément mise en congé. Mais le père
poussait ses enfans à demander le rctouT de u mon amie. » Ils
écrivent à leur mère, ils la supplient; Adélaïde tombe malade
d'émotion et de regrets. <( Mon amie » revient bientôt de Lyon
et M™'' la Duchesse d'Orléans part pour le château d'Eu.
M™* de Genlis était fort attachée à sa tâche d'oducatrice ;
elle tenait à la pousser jusqu'au bout. Elle raconte dans ses
Mémoires que sa situation de fortune changea du tout au tout
pendant qu'elle était à Bellechasse. Elle y était entrée, comme
on l'a vu, sous les auspices de M""* de Montesson, tante de
M. de Genlis. Inopinément, une autre tante, la maréchale
d'Estrées, laissa à celui-ci cent mille livres dô rente. Il voulut
emmener sa femme : elle refusa, et le mari céda, mais à la
condition d'être noBimé capitaine des gardes du duc d'Orléans.
Egalité avait donc un capitaine des gardes. Le petit Duc de
Chartres, colonel de dragons à seize ans, écrit aux autres
enfans, demeurés k Bellechasse, et signe « colonel du premier
régiment de Krance, et prince français pour mon malheur I »
Non, comme l'a écrit plus tard Louis- Philippe, tout cela
n'était pas très facile à concilier.
Les lettres du fonds Beugnot, lettres fort enfantines que les
jeunes princes s'adressent entre eux, font connaître le langage
qu'on leur a appris. Le Duc de Chartres écrit à sa sœur : « A la
citoyenne Adèle-Egalité. » Une autre lettre est du « républicain
Philippe au républicain Leodgar. » Le petit Beaujolais, encore
dans la princière nursery de Bellechasse, écrit à son grand
frère : « Ça ira, ça ira; les enrôlemens sont nombreux, tout le
monde veut partir. Mais sais-tu ce qui s'est passé dans
les prisons? On dit qu'il y a cinq ou six mille personnes de
tuées. » Le Duc d'Orléans ne se trouble pas davantage. « Je
suis enchanté de ta conduite, écrit-il à Louis-Philippe, colo-
nel des dragons de Vendôme et âgé de dix-sept ans ; j'en reçois
des complimens de tout le monde... Tu recevras incessam-
ment les cent louis que tu m'as demandés. Tout se passe
fort bien ici et est parfaitement tranquille. Je t'embrasse de
tout mon cœur. »
Tout se passe fort bien ; tout est tranquille ! La lettre est du
27 juin 1791. Et le retour de Varenne avait eu lieu le 221
Leur mère essayait encore de les retenir, au moins sur le
terrain de la religion ; elle s'efforçait, en s'aidant des
LA JEUNESSE DÉ LOUlS-t'HiLII>Pfi., 733
conseils du grand-père Penthièvre, de les garder bons catho-
liques, et recevait du colonel de Vendôme une demi-satisfac-
tion : « Je ne puis parler à maman que de mon opinion per-
sonnelle, et quel que soit le prix que j'attache à celle de mon
grand-père, non seulement je n'ai aucun scrupule d'aller à ma
nouvelle paroisse, mais je regarde ce devoir comme absolument
indispensable, parce que je crois fermement que les décrets
n'ont porté aucune atteinte aux dogmes de la religion, pour
lesquels j'aurai toute ma vie le respect le plus inviolable ; que
je regarde toutes les opérations de l'Assemblée comme pure-
ment temporelles et que dans cette riiatière je ne reconnaîtrai
jamais d'autre autorité que celle de la Nation. Votre éloigne-
ment pour ces principes m'afflige d'autant plus que je crains
qu'il ne vous éloigne de nous. Mais je ne doute pas qu» ma
chère maman ne s'en rapproche et qu'alors elle ne rende au
tendre et respectueux attachement de ses enfans la justice
qu'il mérite ; en particulier celui de son tendre fils. »
Les conseils du père sont autres. Il n'avait pas osé parler de
franc-maçonnerie. Mais il ne permettait pas de déserter les
clubs. Un jour M"'" de Genlis a mené le Duc de Chartres aux
Gordeliers : il y a vu des femmes qui interrompaient les ora-
teurs, et prenaient la parole de leur place : en quels termes !
avec quelles propositions!
Louis-Philippe-Joseph l'avait fait admettre aux Jacobins :
au début, aux premiers Jacobins, quand cette réunion était
fréquentée par des hommes tels que M. Mathieu de Montmo-
rency et M. de Biron.
Le jeune adepte montrait d'ailleurs peu d'enthousiasme. Les
assistans étaient rares, dit-il, et de graves décisions étaient
adoptées par peu de suffrages. Les séances étaient d'uH mortel
ennui.
Mais le père insistait. Au lendemain du décret du 29 sep-
tembre 1791 (contre les clubs) il écrit au colonel de Vendôme :
(( Je ne crois pas que ce décret veuille dire grand'chose... Mais
je crois aussi qu'on cherchera à s'en servir pour nous donner
quelque désagrément. Prenez bien vos précautions, mon cher
enfant, ne donnez aucune prise. Mais il ne faut certainement
pas pour 'cela cesser d'aller aux Sociétés des Amis de la Consti-
tution 1 »
Ainsi les soins du Duc d'Orléans et ceux de M™» de Genlis
734 REVUE DES DEUX MONDES.^
avaient obtenu le re'sultat souhaité (1). L'éducation est com-
plète. Quand, — en 1791, — le sej:'ment civique sera exigé, le
colonel des dragons de Vendôme verra partir sans regret ses
meilleurs officiers : M. de Martin, M. de Lagondie. Lui-même,
se dépouillant de son cordon du Saint-Esprit, écrira à Beaujo-
lais : « J'ai bondi de joie en ôtant la bandoulière aristocra-
tique. »
' Il garde cependant ses épaulettes de colonel, et il a dix-huit
ansi
Lorsque s'ouvre la période révolutionnaire, on trouve le Duc
de Chartres, à son rang de prince du sang, dans la suite du
Roi. Le 5 mai 1789, il se rend dans le cortège royal, à l'ouver-
ture des États généraux. La Reine était assise à la gauche du
Roi sur un trône moins élevé, les princesses à gauche de la
Reine, les princes à droite du Roi, les pairs sur l'estrade der-
rière le Roi et les princes : salle magnifique, séance belle et
solennelle, sans incidens, mais rendue fort longue par la lec-
ture d'un Mémoire de M. Necker. Le Duc de Chartres est rentré
au château de Versailles entre les rangs des soldats et parmi
les acclamations de la foule, dans la voiture du Roi. Le soir, il
est parti pour Saint-Leu.
Il est encore à Saint-Leu, le 22 juin, dans le jardin de sa
mère, « en habit de coutil : » arrive un ordre du Roi d'être le
lendemain matin à sept heures à Versailles, en costume de pair.
Il trouve le Roi tout prêt, au bas des escaliers, ses voitures
attelées, attendant que les députés aient consenti à prendre
séance. Il faut se rappeler que cinq jours plus tôt, le 17 juin,
sur la motion de Sieyès, le Tiers Etat s'est déclaré Assemblée
nationale, invitant le clergé et la noblesse à se joindre à lui,
abrogeant les impôts existans, et les rétablissant seulement
pour la durée de l'Assemblée nationale. Le Roi avait fermé la
salle : les députés s'étaient rendus au Jeu de Paume et avaient
prêté le fameux serment.
(1) A la Législative, il avait prononcé ces paroles : « Je ne crois pas que vos
Comités entendent priver aucun parent du Roi de la faculté d'opter entre la qua-
lité de citoyen français et l'expectative soit prochaine soit éloignée du trône...
Si vous adoptez l'article, je déclare que je déposerai sur le bureau une renoncia-
tion formelle aux droits de membre de la dynastie régnante pour m'en tenir à.
ceux de citoyen français. Mes enfans sont prêts à signer de leur sang qu'ils sont
dans les mêmes sentimens qu*? moi. » (Fonds Beugnot.)
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPB.i
735
Le 23, le Roi a cédé, la salle est ouverte ; mais les membres
du Tiers Etat discutent avec agitation devant la porte. D'abord,
ils ne veulent plus porter ce nom. Ils sont l'Assemblée natio-
nale, ou tout au moins, les Communes de France, comme il y
a des Communes en Angleterre. Ils ne veulent pas être intro-
duits et installés par bailliages. Ils finissent par obtenir gain
de cause, accordant seulement ce point : les ordres seront
séparés, le clergé et la noblesse garderont leurs bancs.
Le Roi attend, dans un « cabinet » du rez-de-chaussée de
Versailles. Il a admis auprès de lui ses deux frères, ses deux
neveux et le Duc de Chartres. Celui-ci, fatigué d'être debout,
n'ose pas demander la permission de s'asseoir, encore moins la
prendre. Il raconte que les autres jeunes princes et lui ont fini
par se percher sur une table, les jambes pendantes, derrière
le Roi. Le Roi s'est fait apporter un fauteuil, et s'est fait
remettre, pour passerle temps, la liste des députés. Il la lit
tout au long; à propos des noms qu'il connaît, il fait des
réflexions, le plus souvent peu bienveillantes. Il répète : « Que
diable celui-ci ou cet autre sont-ils venus faire là? »
« C'est lui-même pourtant, pensait le jeune prince, colonel de
dragons de Vendôme, qui a convoqué cette assemblée; c'est par
son ordre que le peuple l'a élue. Aimerait-il mieux qu'elle ne fût
composée que d'inconnus? Il y'en a déjà trop de cette espèce. »
Ainsi raisonnait le futur Roi des Français, entendant les
propos de Louis XVI sur les premières élections parlemen-
taires! L'attente dura cinq heures (1).
Vers midi seulement, le cortège royal se met en marche et
traverse la ville. Le Roi et sa suite montent sur l'estrade, dans
la salle des Etats généraux. La Reine, les princesses sont de-
meurées chez elles; M. Necker aussi. Il a voulu s'abstenir.
Point de cris de : « Vive le Roi I » comme au premier jour.
Point de spectateurs étrangers. Le souverain a pris une grave
décision. Il prononce quelques paroles; puis il donne ordre de
lire la Déclaration dite du 23 juin. Les arrêtés du 17 juin et
des jours suivans sont cassés ; le nom d'Assemblée nationale
(1) Il est possible que Louis-Philippe n'ait pas saisi toute la portée des
réflexions du Roi. On lit dans le premier volume de Taine (p. 155, citation de
Bûchez et Roux, IV, p. 39) : « Le Roi disait en lisant pour la première' fois la
liste des députés : Qu'aurait pensé la nation, si j'eusse ainsi composé les
notables de mon Conseil? »
736
REVUE DES DEUX MONDES.
interdit. Des assemblées provinciales seront organisées suivant
un nouveau plan et des États généraux tenus tous les trois
ans. Le Roi se retire aussitôt, ordonnant aux trois ordres de
faire de même. Le Tiers n'obéit pas et M. de Brézé, qui apporte
la sommation du Roi, reçoit la fameuse réponse de Mirabeau :
« Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté
du peuple, et n'en sortirons que par la force des baïonnettes. »
Que se passe-t-il alors? Ces paroles, le Duc de Chartres ne
les a pas entendues. Il était parti, avec le Roi et les princes.
Mais la suite de cette célèbre histoire est peu connue; et il en
fut témoin. Il a vu arriver chezson maître M. de Brézé « tout
hors de lui, et très défait... » « Le Roi pâlit de colère : il dit,
en jurant : Qu'on les chasse! et se retira tout de suite dans ses
appartemens intérieurs où je ne le suivis pas. » Brézé repart
toujours courant et dans la salle des Etats ne trouve plus per-
sonne. Le Tiers, sans discours, avait maintenu ses décisions,
protesté contre la déclaration royale, et s'en était allé au plus
vite.
Le Tiers revint le 24, et trouva encore la porte ouverte.
Quelques nouveaux curés et la noblesse du Dauphiné se joi-
gnirent à lui. Le 25 juin arrivèrent aussi 47 nobles, — et non
des moindres, — les 47 qui se mirent ce jour-là à la suite du
Duc d'Orléans, Le 26 continua l'arrivée des ecclésiastiques. Et
enfin le 27, vint un ordre du Roi ; il cédait au mouvement et il
enjoignait au clergé et à la noblesse de se joindre au Tiers-Etat
pour former l'Assemblée nationale.
Citons une autre scène de la Révolution, beaucoup plus lon-
guement racontée dans le Journal, et dont les principaux traits
ne peuvent s'effacer de la mémoire d'un lecteur.
Le 5 octobre 1789, le Duc de Chartres est allé avec son frère
à l'Assemblée; ils sont assis dans la tribune des suppléans.
Il est parfaitement faux, quoi qu'en ait dit le rapport du
Conseiller Boucher d'Argis, dans le procès intenté à leur père
devant le Parlement, que son frère et lui, de cette tribune,
aient crié : « Ça ira ! » La vérité est qu'un message de M™® de
Genlis, apporté par un cavalier, lui enjoignit, — enjoignit à ce
colonel, pair de France, — devenir la retrouver à Passy, et de
passer par Saint-Cloud et le Bois de. Boulogne. Il évite ainsi
l'avenue de Paris où la foule arrive par la montée de Sèvres,
descend de Saint -Cloud à Suresnes, passe la Seine, et enfin, entre
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPrE. 737
le Rond Mortcmart et la Muette, rencontre un groupe de femmes :
elles reconnaissent la livrée d'Orléans; elles crient : « Où
courez-vous si vite? Vous êtes bien pressé, notre grand
Duc! »
A Passy, la garde nationale lui rend les honneurs. ïra-t-elle,
n'ira-t-elle pas à Versailles? La compagnie est aussi hésitante
que son grand chef La Fayette, actuellement encore à l'Hôtel de
Ville.
11 fend la foule, entre dans la maison où M"'^ de Genlis
l'attend, et se meta la fenêtre. Le flot populaire s'avance gaie-
ment. Les marchands de coco crient : « A la fraîche! » Aux
jours de grandes eaux de Versailles, la route de Sèvres est
presque aussi animée. Cependant il recueille de méchans pro-
pos, terribles parfois, contre la Cour, surtout contre la Reine.
Le retour, à la nuit tombante, devient sinistre. Il aperçoit dans
une grande voiture marchant au pas, le Roi, la Reine,
Madame Elisabeth, l'air fort calme. Quelques soldats du régi-
ment de Flandre font escorte, mais débordés et mêlés à la foule.
Tout à coup, vision d'horreur : une tête apparaît portée au bout
d'une pique. Et il a vu, au milieu des éclats de rire, un perru-
quier arraché de sa boutique et contraint de friser des cheveux
sanguinolens!
Où était le Duc d'Orléans? M'"'^ de Boigne prétend qu'un
cavalier poudreux excitait et dirigeait la foule quand elle força
la grille de la Cour de Marbre, et que sa femme de chambre,
d'une lucarne de la bibliothèque, reconnut le prince. Légende
peu vraisemblable. Lui-même a dit avoir voulu se rendre le
matin à l'Assemblée et n'avoir pu franchir le pont de Sèvres,
un poste ayant arrêté et menacé d'un coup de fusil son jockey
anglais, qui poussait en avant, sans comprendre. Et son fils
assure qu'il demeura tout le jour à Passy, — et fit bien, — sans
réussir à désarmer la calomnie.
Il n'en fut pas moins invité par le Roi, après un procès
commencé devant le Parlement et étouffé, à se rendre en
Angleterre. La Fayette lui transmit la commission chez M"^^ de
Coigny. Le prétexte était une mission secrète au sujet du
Brabant révolté, appelant l'Assemblée nationale à son aide et
peut-être souhaitant un souverain. Le Duc d'Orléans demeura à
Londres plus d'un an.
Louis-Philippe, arrivant à l'âge d'homme, a la bonne for-
TOMz XLii. — 1917. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
tune de trouver contre la politique un refuge dans l'armée.
Son ardeur enfantine pour les manifestations civiques s'est
éteinte. De nouveaux sentimens se sont élevés dans son âme :
la passion du métier des armes auquel le colonel adolescent,
dès le premier jour, avait consacré toute son intelligence, et
l'amour de la patrie, l'horreur de toute connivence possible
avec l'étranger. Il trouve de bons exemples parmi les généraux
amis de son père,-brillans seigneurs de l'ancienne Cour, comme
Biron, comme Montesquiou, ayant accepté les idées nouvelles,
et couru consacrer leurs talens et leur vaillance à la défense
de la frontière : ils y demeurent même quand les troupes ont
pris la cocarde républicaine. Troupes commandées par les chefs
de l'ancienne armée, conservant heureusement bon nombre de
ses soldats, et fidèles à ses traditions. Il veut devenir l'émule
de ces généraux patriotes, avec ou sans cordon bleu. Hélas! il
subira bientôt le même sort.
Très vite la politique paternelle l'avait inquiété : le premier
enthousiasme s'était éteint. Les déclamations des Assemblées,
dans lesquelles son père se délectait, étaient pour lui sans
intérêt. Ce n'est pas qu'il dédaignât les événemens politiques :
il s'est livré à leur sujet à de profondes réflexions, dont nous
fournirons plus loin des aperçus. Il est honnête homme, et
déteste les crimes; il est plein de bon sens, et se désole des
fautes et des faiblesses.
Provisoirement, la Patrie étant en danger, le plus simple,
le plus sûr devoir était d'aller se battre pour elle. Il n'y a pas
manqué. Un joli mot exprime ses sentimens d'alors. A l'un de
ses' passages à Paris, Robert Keraglio, collègue de son père,
familier du Palai.s-Royal, lui offre un siège à la Convention.
Le Duc d'Orléans approuve l'idée. « Oh! non, répond Louis-
Philippe : je ne troque pas contre un banc la selle de mon
cheval. »
Le boute-selle fut sonné pour le bon motif, je veux dire pour
l'entrée en campagne, en 1791. Enfin! s'écrie le jeune colonel :
il attendait ce beau jour à Vendôme depuis deux ans. Lors de
la prestation du serment civique, le régiment avait perdu
beaucoup d'officiers. M. de Martin, M. de Lagondie lui disaient:
« Permettez que nous prêtions serment au Roi en même temps
au h la loi. » Il n'avait pu le permettre. Vingt officiers sur vingt-
fcuit étaient partis. li lui restait sept officiers « de fortune »
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.
139
et deux cent quarante dragons. Mais tout va bien, puisqu'on
part pour la frontière! La colonne suit les longues routes de
Beauce et pénètre en triomphe dans les petites rues de Chartres;
la foule applaudit. Pendant une halte à Paris, le colonel court
à Bellechasse : il trouve le salon de M"'« de Genlis plein de
députe's : Pétion entre autres, à qui elle marque une estime
particulière. Il part à la hâte, ravi d'entraîner comme adjudant-
major, son frère Montpensier, âgé de seize ans. Le colonel
en avait dix-huit.
En 1792, soixante mille hommes sont réunis à Valenciennes,
Maubeuge et Sedan, autour de Luckner, « un bon vieux
hussard (ce mot est de Louis-Philippe) aimant la guerre, »
sachant peu le français. « Vous avez carte blanche, lui dit un
jour le ministre Lajard. — Carte blanche! Que diable voulez-
vous dire? » répondait le vieux soldat interloqué.
Au 20 juin 1792, grand émoi dans les camps. La Fayette
s'est rendu à Paris; il a protesté bravement contre l'invasion
des Tuileries, et réclamé par pétition la fermeture des Clubs.
Il est revenu suspect, avec l'ordre de s'en aller à Sedan. En
route, à la Capelle, il s'est arrêté; il a envoyé Duport offrir
au Roi de le rejoindre : c'est le 2 juillet, dernier mois de la
monarchie. Louis XVI a refusé. La Fayette proscrit a dû fuir
à Sedan, et les Autrichiens l'ont enfermé dans la citadelle
d'Olmutz.
Le 10 août, le peuple de Paris achève la ruine du vieil
édifice : le Roi est enfermé au Temple. Mais le 12 août, aux
armées, c'est Valmyl Dumouriez a tout sauvé en tenant ferme
dans l'Argonne. Le camp de la Lune a été levé; et Kellermann
qui courait à Sommesuippe, pensant trouver Brunswick en
marche sur Paris, n'aperçoit plus personne : l'ennemi a re-
broussé chemin.^
Dès lors, et pendant quelques mois, Paris a été oublié par
le prince ; l'activité guerrière a absorbé son attention et ses
forces; et la joie de vaincre l'envahisseur a enivré son âme.
Avoir la passion de l'art militaire, en avoir compris la grandeur
et pénétré les secrets, aux côtés d'un chef plein de génie; être
général avant vingt ans, et le meilleur général de l'armée, au
dire de ce chef: n'était-ce pas de quoi enchanter son âme et
occuper toutes ses facultés? — L'ennemi lui fait oublier les fac-
tions et les intrigues 1
740 REVUE DES DEUX MONDES*
II suit Dumouriez dans les Flandres; échange le comman-
dement de la brigade des dragons Chartres, contre une lieute-
nance générale. A Jemraapes, c'est lui, à n'en pas douter, qui
a assuré la victoire.
On avait organisé, à Chàlons, les demi-brigades; la vieille
troupe de ligne était placée au centre pour soutenir les volon-
taires. ({ En avant, Navarre sans peur ! » criait le vieux comman-
dant Blanchard.' On n'avait jamais pu l'en déshabituer. « Et
nous, Auvergne sans reproche ! » répondaient d'autres vieux
soldais. L'ardeur était unanime, et ces anciens cris de guerre
ne détonnaient pas au milieu des « Ça ira, » de la troupe
nouvelle.
Dans ses souvenirs, Louis-Philippe revoit le champ de
bataille de Jemmapes : quelle peine pour débrouiller et ranger
ses demi-brigades I Mais sa division occupe le plateau, et
s'empare de» redoutes en face de Mons, Ferrand l'appuie à
gauche, débouchant du village de Cuesmes. Quel beau jour!
Patrie, nouvelles et généreuses idées emplissant les cœurs : et
devant les yeux l'ennemi en déroute I
Ce bonheur avait peu duré. L'année 1792 finissait mal.
Moins d'ordre et de discipline dans l'armée. Il assiste à de
ridicules élections, d'officiers : un garçon d'hôtel, nommé capi-
taine, commande un jour : a Sauve qui peut! » croyant fort
sincèrement bien faire. Les volontaires de 92, troupe révo-
lutionnaire que Louis XVI avait refusée, étaient loin de valoir
ceux de 91.
Dumouriez l'avait envoyé assiéger Maëstricht, inutilement,
sous les ordres du médiocre Miranda. Après l'échec de
Neervvinden, l'armée abandonnant la Hollande s'était repliée
devant le prince de Cobourg et son lieutenant Quasdanovitch,
jusqu'à de nouvelles lignes voisines de Tournai.
C'est là que l'odieuse politique, évitée au profit des camps,
vint poursuivre le jeune prince patriote. Elle l'amena à fuir
l'armée qu'il aimait, où il s'était réfugié; elle l'y contraignit
comme La Fayette, comme Montesquiou et tant d'autres. Elle
l'arracha de la selle de son cheval, préférée avec taijt de raison
et d'honneur aux bancs des assemblées politiques.
Une catastrophe, hélas I trop prévue, va fondre sur la tête
du Duc de Chartres et de ses frères : une honte, une tache
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILlPPÉ. 141
infligée par leur propre père. Ils ont toujours aimé ce père
fastueux, léger, aimable, très affectueux. Ils ont abondé gaie-
ment dans ses idées, avec le sans-souci et la générosité de leur
âge, riant de leurs dignités, et oublieux de leur fortune. Mais
le roi est en prison ; et un crime se prépare.
Que peut-on attendre du Duc d'Orléans, mal conseillé, mal
entouré et faible ? — A l'armée, le Duc de Chartres est dévoré
d'inquiétude. Que n'a-t-il pu le garder avec lui à la guerre,
l'éloigner des clubs et des assemblées? Orléans en avait le
désir; mais, en 1791, Lonis XVI avait obstinément refusé un
commandement h son cousin. Il était' alors venu à Maubeuge,
en volontaire, amenant avec lui le petit Beaujolais, le faisant
assister au combat de Wevelghem. 11 avait voulu aussi suivre
Luckner à Metz, Mais le Roi avait défendu au vieux maréchal
de recevoir le Duc d'Orléans.
Pendant que Louis-Philippe se livrait tout entier à ses
devoirs de soldat, son père, rentré à Paris, s'abandonnait, sans
défense, à ses camaraderies et à ses habitudes. On allait tous
les jours à la Convention, tous les soirs au théâtre. De cette
routine, de cette manie persévérante en des temps si troublés
il existe de curieux exemples. Quand les Girondins devinrent
suspects au 31 mai 1793, il fut décrété, jusqu'à nouvel ordre,
que chacun serait suivi d'un gendarme. Vergniaud échappe à
son gendarme, sort de Paris, arrive sur les hauteurs de Saint-
Cloud. Là il se retourne : la nuit tombe sur la grande ville, les
flambeaux et les lanternes s'allument; c'est l'heure de l'Opéra,
tous les autres vont s'y rendre... A cette pensée, la tristesse
l'accable. Héros en même temps que maniaque, il descend à la
hâte dans Paris, va chercher son gendarme, et court ainsi
accompagné au théâtre !
En décembre 1792, Louis-Philippe, ayant obtenu un congé
de quelques jours, allait voir son père à Paris.
Le Duc d'Orléans est devenu Philippe-Egalité; le Palais
Royal, Palais-Égalité.
Le prince conventionnel habite encore ce palais, alors que
toutes les demeures des princes, ses parens, sont désertes ou
envahies par des intrus, et que le Roi est prisonnier au Temple.
A la vérité ce Palais Royal ne ressemblait guère à ce qu'il
était encore lorsque Camille Dèsmoulins dépouillait de leurs
feuilles vertes les arbres du jardin et distribuait cet emblème
742 REVUE DES DEUX MONDES.,
à la foule. Les antichambres vides, sans serviteurs, sans
solliciteurs, résonnent sous les pas du jeune vainqueur de
Jemmapes.
Les tapisseries des Gobelins et de Beauvais, les portraits des
plus illustres personnages peints à partir du siècle de Glouet,
par Philippe de Champagne, Rigaud, Nattier, M™« Lebrun,
David, le grand tableau entre autres qui représente les enfans
au pavillon de Bellechasse, avec Paméla et M™^ de Genlis,
n'ornaient plus les murs. Les vaisselles d'argent, chefs-d'œuvre
de Germain, les boîtes ornées de délicieuses miniatures, images
des princesses et des enfans de la famille, tous ces trésors de la
maison d'Orléans avaient été, malgré la confiance affectée par
le maître en le nouveau régime, portés en des lieux plus sûrs.,
Égalité est fort appauvri : la fille du Duc de Penthièvre
s'est séparée de lui après « un concordat désastreux. »
Le jeune général aperçoit son père, et son cœur s'émeut.
Toutes les fautes, et même le crime final, n'ont jamais effacé
chez les enfans du Duc d'Orléans le souvenir de sa bonté et de
son affection paternelle.
Il est là, dernière épave de l'ancienne monarchie, premier
espoir de \^ Révolution, abandonné des deux côtés, « isolé, »
disent des notes de son fils, « par la politique... Je le défends
quand je puis... Je gémis de ce que je ne puis défendre... Per-
sonne n'avait voulu le porter au trône et Dieu sait que lui-
même n'y pensait pas davantage... » « Il n'y a jamais eu de
parti d'Orléans... Tous voulaient s'affranchir du soupçon d'être
ses partisans. Les scélérats l'ont envoyé à l'échafaud quand il
n'était plus qu'un embarras, un moyen d'attaque I » Telle était
la destinée de ce prince applaudi naguère. 11 était un embarras,
après avoir été un instrument ; et cela, toujours aux mains des
mêmes personnes ; il ne savait pas se dégager d'elles.
Dans le palais presque désert, le dîner a lieu avec les rares
fidèles : le petit Beaujolais, Biron, une femme dont la liaison
avec le Duc d'Orléans était avouée et que ses enfans appellent
la dame de la rue Bleue ; elle avait de bons sentimens et
essayait d'exercer sur le prince déchu une salutaire influence.;
Le fils a le soir un entretien suprême avec son père : c'est
en ces jours de décembre 1792 qu'il le vit pour la dernière
fois. « Pourquoi siégez-vous à la Montagne? — Tous les
autres groupes depuis 1789 m'ont repoussé : j'ai pourtant tout
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.i 743
abandonné, titres et argent. — Renoncez à la Convention,
allez vivre en Angleterre, pays que vous aimez. — C'est
impossible. — Ou bien en Amérique? — Des plantations,
des nègres! Comme Washington! Oh! non. Ici du moins on a
l'Opéra. »
Et il y entraîne son fils. Pas un soir il ne manquait d'aller
au théâtre. A la fm de la soirée, une actrice, un drapeau à la
main, chante les couplets fameux de la Marseillaise :
Amour sacré de la Patrie
Conduis, soutiens nos bras vengeurs.
Le public acclame. Le jeune général se sent ému. Il regarde
son père : Philippe-Egalité dormait.
Le lendemain, il le suit à la Convention et va s'asseoir dans
les tribunes. Citons ici quelques lignes de ses notes :
« Mon Dieu, est-ce là l'Assemblée qui va régler sans frein
les destinées de la France?...
« ...Il était impossible de ne pas distinguer son père, tant sa
contenance simple et noble et sa tenue toujours soignée faisait
contraste... Leurs costumes plus que négligés se ressentaient
de l'esprit d'une époque où la grossièreté passait pour une vertu
républicaine. »
Lors d'un précédent voyage, il avait vu Marat monter à la
tribune, un foulard sale autour de la tête. Marat demandait un
verre d'eau. <( Apportez, lui crie quelqu'un, un verre de sang! »
Marat était venu dénoncer les Brissotins. Personne ne Técoute.
Il appuie sur sa tempe le canon d'un pistolet. Nous imaginons
une scène de terreur : ce ne fut qu'une scène grotesque. De
toutes parts éclataient les rires et les huées. On se moquait de
Marat, dont les restes devaient être quelques mois plus tard
portés au Panthéon !
Cependant, le Roi est prisonnier au Temple et va être mis
en jugement. Le jeune prince, toujours plein de respect et
d'affection pour son père, mais saisi d'une affreuse angoisse, le
questionne franchement. « Ne crains rien, répond celui-ci; il
est otage pour notre sécurité et aussi pour la sienne. Il retrou-
vera sa liberté à la paix. — Et si vous aviez à le juger? — Je
me récuserais. »
Le Duc de Chartres rejoint donc sa brigade en Flandre. Il
744 BEVUE DES DEUX MONDESa
est pressé de reprendre son métier de soldat. Mais, toujours
mortellement inquiet, il prie son frère Monlpensier d'aller le
remplacer à Paris. Il fait plus, il pense avoir trouvé un moyen
d'arracher son malheureux pore de la Convention ; et il l'essaie
aussitôt.
Au moment où va commencer le procès du Roi, un décret
est proposé pour exiler les membres de sa famille. C'est peut-
être le salut. Il sait quelle peine il aurait eue à décider son père
à partir : l'Angleterre, — aimée du duc d'Orléans, — lui est
fermée. La force seule pourra le conduire aux Etats-Unis
d'Amérique, dernier asile qui lui soit ouvert.
Le déèret n'est pas volé encore ; mais Louis-Philippe le croit
voté, et veut se sacrifier lui-même sans retard pour brusquer
les choses, et sauver son père. 11 écrira au Président de la
Convention qu'obéissant à ses ordres sans délai, il va quitter
l'armée, et entraîner les siens dans son exil. « Je regardais,
a-l-ii écrit, ce décret de bannissement comme un coup du
ciel. »
Mais le ciel en décida autrement.
Malheureusement, les choses n'étaient pas aussi avancées
que Louis-Philippe le pensait. Le décret n'était pas voté. Le
vote était demandé seulement par les Girondins.
<( Nous sortons, disait Buzot (1), d'un long esclavage... Vous
avez immolé Louis XVI à la sûreté publique. Vous devez à cette
sûreté le bannissement de sa famille. La liberté... veut éteindre
tout espoir de royauté, effacer toute image qui pourrait en
rappeler le souvenir... Si Philippe aime la liberté, s'il l'a servie,
qu'il achève son sacrifice et nous délivre de la présence d'un
descendant des Capets.
a ... Je demande que Louis-Philippe et ses fils aillent porter
ailleurs les malheurs d'être nés près du trône. »
A la Montagne, tant d'empressement provoquait des soup-
çons. Saint-Just répond, et entre les deux orateurs se livre un
assaut de la pi us affreuse déclamation.
... « Brutus chassa les Tarquins. Mais ici je ne sais pas si
on ne chasse pas les Bourbons pour faire place à d'autres
Tarquins... Rome avait des Brutus : je n'en vois pas ici...:
J'attends Gatilina avec son armée. J'abhorre tous les Bourbons,
(l) Moniteur du 18 dérembre i792.
La JËUNESSB de LOUIS-PUILiPPE.- l4o
Je demande qu'on les chasse tous, excepté le Roi : vous savez
pourquoi. (On applaudit.) »
Et cetera. Gela voulait dire : u Je suis d'avis d'ajourner la
proposition. » Barrère voulut l'amender, joindre aux Bourbons
exilés Roland et Pache. Un autre fit rem-arquer qu'elle méritait
plus d'attention, un des Gapets se trouvant être représentant du
peuple. Bref, elle fut ajournée. Mais Louis-Philippe ne lo savait
pas, lorsque de Tournai, il écrivit au Président de la Convention,
la lettre que voici :
« J'apprends par les journaux qu'un décret nous enjoint de
ilous éloigner de la France, et de quitter ses armées. Quelle
que soit l'amertume de mes regrets, en me séparant de mes
compagnons d'armes, je désire informer la Convention natio-
nale de mon entière soumission à ce qu'elle a cru devoir pres-
crire dans l'intérêt du repos de la France et de la consolidation
de la liberté glorieusement conquise par elle. Etranger à tous
lôs partis, animé d'un dévouement à la Patrie et à la cause
sacrée de la liberté, égal à celui dont mon père a donné tant de
preuves, j'emporterai sur la terre étrangère, avec l'espoir que
des temps plus propices me rouvriront les portes de la France,
le souvenir si consolant pour moi qu'avant de la quitter j'ai
eu le bonheur de combattre pour elle, et de concourir à la
délivrer de l'invasion étrangère dont elle vient de triompher! »
Quel contraste entre cet honnête langage, et la rhétorique
pitoyable de la Gironde et de la Montagne!
Il prend toutes précautions pour que sa lettre soit remise
en propres mains au Président, lue par conséquent par celui-ci
à l'Assemblée, et publiée dans le Moniteur. Après cela, il n'y
aura plus d'hésitation possible.
Comme il veut forcer la main à son père, il prend les plus
grands soins pour ne le point avertir de sa démarche. Il envoie
à Paris son valet de chambre Gardanne en qui il a toute
confiance; il règle le voyage de façon que celui-ci arrive le
matin, avant neuf heures. Gardanne ne se montrera ni au
Palais-Royal, ni aux écuries de la rue Vivienne avant d'avoir
accompli son message : il ira tout droit à la Convention. Le
prince sait que son père, régulier dans ses habitudes, n'y
parait jamais avant midi.
Mais ce jour-là est précisément le 18 décembre 1192, jour
fixé pour discuter l'ajournement du décret; le Duc d'Orléans
746 REVUE DES DEUX MONDES.i
n'a pas voulu assister à la séance où son sort et celui des siens
va être débattu; et pour un motif quelconque, il a voulu passer
à la Convention le matin. Le fidèle serviteur est occupé à
demander accès au cabinet du Président quand une voix bien
connue l'appelle : « Hél que faites-vous ici, Gardanne? Mon fils
est-il donc à Paris? » Le voici obligé de tout dire. Il est envoyé
de Tournai. Il a une lettre à remettre au prince; mais d'abord
une autre lettre à faire parvenir au Président. « Donnez, don-
nez, je me charge de cela. » Et le message ne fut pas accompli 1
Montpensier écrit à Chartres que leur père parla le soir de
l'incident, sans humeur : « il n'en avait jamais! »
M"'^ de Genlis raconte que le Duc de Chartres, « tombé dans
le plus grand découragement après la mort du Roi, » se serait
décidé à écrire à la Convention, la priant d'approuver son
projet de quitter la France. Sur ce projet il aurait consulté son
père; et le Duc d'Orléans aurait répondu : « Cette idée n'a pas
de sens : n'y plus penser. »
M™'' de Genlis ne se trompe pas sur les sentimens des
deux princes. Mais elle commet une erreur de date : aucun
doute n'est possible sur celle du 18 décembre 1792. C'est avant
le procès de Louis XVI que Louis-Philippe, regardant le décret
de bannissement comme un coup du ciel, voulut partir le
premier, afin d'entraîner son père, et de l'arracher à ce tri-
bunal fatal où ce malheureux allait siéger et voter! Le fils
clairvoyant et courageux tentait un effort désespéré pour pro-
téger le père contre sa faiblesse trop connue.
Mais aucun effort ne pouvait l'emporter contre la volonté
entêtée de rester à Paris. Voici un brouillon de discours écrit
un peu plus tard, après la mort de Louis XVI, par le Duc
d'Orléans et destiné à la Convention (1) :
« A la fin d'octobre 1789, La Fayette, sur les sentimens
duquel j'étais abusé, ainsi que presque tous les Français,
m'engagea à m'éloigner pour quelque temps de France, Aujour-
d'hui, mêmes discours, mêmes moyens. Je retrouve toutes les
mêmes choses, excepté la plate et froide figure de La Fayette.,
Moi et mes enfans, nous nous soumettrons toujours sans mur-
murer. Nous ne serons jamais que de simples citoyens français,
ou bien rien. »
(1) Fonds Beugaot.
LÀ JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE. T47
Ou bien rien : cela est écrit peu de mois avant sa pi^^pre
condamnation à mort 1
Sa dernière tentative ayant échoué, Louis-Philippe, du
moins, supplie Montpensier de demeurer au Palais Royal et
de veiller sur leur père. Il y demeura jusqu'en février. « Ses
opinions, a écrit le frère aine (bien changées depuis) étaient
plus voisines de celles de mon père que des miennes. »
Rien ne put empêcher la catastrophe.
Montpensier dine au Palais Royal la veille du vote. Lui et
la dame de la rue Bleue implorent et protestent. « Rassurez-
vous, répond invariablement Orléans. Non, je ne ferai pas
cela. Je ne puis pas le faire. Je suis incapable d'une pareille
action, et d'ailleurs je n'irai pas à la Convention. » Le fils,
l'amie se retirent sans trop de crainte. Le matin deux députés
arrivent. Ce sont des collègues, habituellement assis auprès
d'Egalité pendant les séances et qu'il aime retrouver à ses côtés.
L'un d'eux est son conseil, son avocat dans ses affaires de
fortune. Ils viennent le chercher. Ils triomphent de ses hési-
tations.
Quand Montpensier^ suivant sa coutume, vient assister à la
toilette de son père, on lui dit que le prince est sorti avec
MM. Merlin et Treilhard. Orléans s'est défendu encore; il ira;
soit, mais il ne votera pas... Funeste influence des groupes et
des camaraderies parlementaires ! Tyrannie exercée par des
figures qui prennent l'air indigné, ou offensé, ou stupéfait, à
l'annonce d'une résolution ! Il faut souvent, au Parlement, se
fâcher pour suivre son propre avis ; il faut braver des
reproches et l'accusation d'abandonner ses amis. Mais si une
scène de couloirs explique à la rigueur une faiblesse, elle
n'excuse pas un crime. A quel sentiment cet homme a-t-il pu
obéir? Ce n'est pas l'ambition; il devait en être guéri. Son fils
nous assure que jamais personne n'a songé à lui pour la royauté
et qu'à proprement parler, il n'avait point de parti. Ce n'est
pas non plus la rancune. Le titre d'amiral, tant souhaité et
refusé par le Roi, avait fini par lui être accordé le 16 sep-
tembre 1791 ; le 18 janvier 1792, Bertrand de MoUeville lui en
avait apporté la nouvelle. Il est à remarquer cependant que le
brevet ne lui avait pas été délivré, et le fut seulement par
Monge, le 28 janvier 17931 D'autre part, Louis-Philippe-Joseph
n'était pas méchant; l'amour de tous ses enfans en est garant.
748 ' REVUE DES DEUX MONDES.)
Il n'était pas lâche; il marcha quelques mois plus tard, sans
faiblir, au dernier supplice. On est réduit à expliquer un acte
monstrueux par de petites raisons, puissantes sur un caractère
faible : la tyrannie de l'habitude chez un Parisien que les
émeutes et les ruines ne pouvaient éloigner de son banc au
Parlement le matin, de son fauteuil à l'Opéra le soir; la cama-
raderie, d'autant plus impérieuse que le nouveau camarade
s'est donné plus de peine afin de faire oublier aux autres son
origine, et de se ranger à leur niveau...
Il vola... A peine les poignées de main et les accolades
refroidies, il revint désolé. On l'imagine rentrant dans son
palais.
Montpensier, atterré des le matin à la nouvelle du départ
du Duc d'Orléans avec ses deux collègues, et prévoyant un
désastre, avait été s'enfermer dans sa chambre où il resta tout
le jour. « Mon père (je cite ici le journal) l'envoya chercher. Il
le trouva fondant en larmes, assis devant son bureau, et les
deux mains sur ses yeux. « Montpensier, lui dit-il en tanglo-
« tant, je n'ai pas le courage de te regarder. » Mon frère m'a
dit qu'ayant lui-même perdu la parole, il avait voulu l'embrasser
et que mon père s'y était refusé, en disant : « Non, je suis
« trop malheureux. Je ne conçois plus comment j'ai pu être
« entraîné à ce que j'ai fait. »
« Et ils restèrent longtemps dans cette position sans pro-
férer une parole de plus 1 »
II. — CONVERSATIONS AVEC DANTON ET DUMOURIKZ
Après cette catastrophe commence pour le Duc de Chartres
une période cruelle. Que fera-t-il? Il veut servir encore, servir
plus que jamais : c'est le meilleur refuge dans les embarras de
la politique. C'est l'honneur retrouvé, après la chute paternelle.-
Il avait eu ce pressentiment dès le début de la Révolution ;'il
s'était promis à lui-même de n'avoir pas d'autre ambition. Bien
plus, il avait pris à cet effet un engagement; et cela dans de
terribles circonstances.
Il était venu à Paris, récemment nommé lieutenant général,
désirant ne point changer d'armés g" demeurer aux côtés de
Kellermann. C'était en 1792, peu de jours après les massacres
de septembre. Il va chez Servant, ministre, de la guerre, pour
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.
149
présenter sa requête. Il trouve Servant couché, malade, la tôle
dans un bonnet de coton, orné d'un larj^c nœud de ruban
jaune, — une fontange, disait-on alors, — et de fort mauvaise
humeur. Il éprouve un refus très sec et se retire. Un homme
était dans la chambre, le dos tourné, regardant par la fenêtre.
Cet homme le suit, et l'aborde avec ces mots : « Ne vous
inquiétez pas de cet imbécile, et venez me parler. — Qui donc
êtes-vous, vous qui traitez ainsi les ministres? — Danton. »
Et Danton lui donne un rendez-vous.
L'anecdote a été souvent contée. Le prince a pris soin,
beaucoup plus tard, après la Restauration, de l'écrire très au
long.
Le rendez-vous eut lieu chez le garde des sceaux, déjà
installé place Vendôme, au premier étage. Dans la même salle,
en 1814, Louis-Philippe rencontrait le chancelier Dambray,
qui, dit le prince, faillit tomber à la renverse, quand il entendit
le récit de l'aventure et le hom du précédent interlocuteur.
<< Demeurer à l'armée de Kcllermann, dit Danton, n'est pas
possible : le mouvement des lieutenans généraux est décidé.
Vous irez avec votre frère, nommé lieutenant colonel, et, qui a
bien mérité ce grade à Valmy, à l'armée de Dumouriez. »
Celte armée venait d'être séparée de celle de Kellermann.
Le prince s'incline, mais non sans exprimer de vifs regrets.
L'armée qu'il va quitter conserve plus de troupes de ligne,
observe mieux la discipline. Mais Danton, et le fait est digne
de remarque, le pressa de se rendre à l'armée de Dumouriez.
Il se retirait. Danton le rappelle par ces mots : « Vous en
avez fini avec moi. Mais moi, je n'ai pas fini avec vous. Vous
êtes bien jeune, quoique lieutenant général. — Je vais avoir
dix-neuf ans! — Vous êtes patriote. — C'est vrai, et ce senti-
ment domine tout dans mon cœur. »
La conversation se poursuit et bientôt le prince déclare que,
dévoué à la cause de la liberté, il souffre de la voir déshonorée
par la violence et le sang. On est au lendemain des massacres
de septembre...
(( Ah! nous y voilà, dit Danton. Je sais que vous ne cachez
pas vos sentimens, que vous en régalez vos auditeurs... Prenez
garde pour vous et pour eux! Ne savez-vous pas que ces gens-là
étaient les ennemis de' nous tous, que nous avons pris part à la
Révolution, comme votre père, de votre famille? Vous avez vu
750
REVUE DES DEUX MONDES.
comme moi la liste abominable publiée à Goblentz. E. R. P. :
écartelés, rompus, pendus. J'y figure; votre père aussi. »
« Cette liste est apocryphe, tout le monde le sait, » riposte
le prince. Et il maintient son jugement sur d'horribles repré-
sailles prises par avance, sans condamnation, contre des gens
sans armes.
Danton, enfin (j'ai pu copier ces quelques lignes dans les
pages nombreuses du manuscrit), s'écrie : « Savez-vous qui a
fait les massacres de Septembre ? C'est moi. » Et, sur un
mouvement d'horreur que le prince ne peut maîtriser : « Oui,
c'est moi. Remettez-vous et écoutez tranquillement... Au
moment où toute la partie virile de la population se précipi-
tait aux armées et nous laissait sans force dans Paris, les pri-
sons regorgeaient d'un tas de conspirateurs et de misérables
qui n'attendaient que l'approbation de l'étranger pour nous
massacrer nous-mêmes. Je n'ai fait que les prévenir... »
Il a dû voir, à la figure* du jeune lieutenant-général, que
l'argument semblait médiocre. Il en saisit un autre. « Je ne
suis pas dupe, dit-il, de l'enthousiasme patriotique qui trans-
porte notre jeune vertu ! Je crains ces changemens subits qui
nous exposent à des terreurs paniques, à des sauve-qui-peut,
même à des trahisons. J'ai voulu que toute la jeunesse pari-
sienne arrivât en Champagne couverte d'un sang qui m'assurât
de sa fidélité; j'ai voulu mettre entre eux et les émigrés un
fleuve de sang. »
La scène, l'aveu sont vrais, car le récit du témoin, est d'un
ion sincère et minutieusement précis. Le Roi avait souvent
raconté l'histoire à ses enfans, et je l'ai moi-même entendue
redire un jour à Chantilly par Mgr le Duc d'Aumale, avec le
terrible mot final.
Danton expliquait un acte abominable par de bien mau-
vaises raisons! Quand des armées se rencontrent, elles sont
vite séparées par un fleuve de sang : le combat marque bientôt
entre elles cette aff'reuse frontière. S'assurer de la fidélité des
siens, en essayant de les compromettre dans de préalables
assassinats, est odieux et superflu. Danton avoue, mais ne jus-
tifie pas. L'audace n'est pas d'avoir accompli de tels actes : car
il ne les a pas accomplis, mais laissé commettre. L'audace,
c'est de les prendre à son compte.
Le reste de la conversation se passa en conseils de prudence
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.
751
politique et d'action militaire. « Vous me faites frémir, avait
dit le prince. — Frémissez à votre aise, mais taisez-vous. On
a les yeux sur vous. Votre père, simple député, ne marque
pas autant dans les rangs de la Convention que vous dans ceux
de l'armée. »
Ceci confirme ce que Louis-Philippe a toujours dit du peu
d'importance du rôle politique de s^on père. IJ n'y avait pas,
a-t-il souvent répété, de parti d'Orléans.
Le jeune général ayant interrompu : « Comment faire taire
le cri de ma conscience? » Danton reprit : « On ne demande
rien à votre conscience, sinon de ne point juger celle des
autres. Enfermez-vous dans votre métier de soldat, sans vous
occuper de nos actes, ni vous mêler de politique. Cela est essen-
tiel pour vous, pour les vôtres, même pour nous, et surtout
pour votre père... Emportez ces conseils à i'armée.Ils sont dictés
par un intérêt sincère. Gravez-les dans votre mémoire, et
réservez votre avenir. »
Le conseil : k En fermez- voiis dans votre métier de soldat, »
était bon. Le Duc de Chartres l'a fldèlement suivi. Mais le
pourra-t-il longtemps? Où sont l'insouciance et la sécurité de
conscience que lui donnait l'accomplissement de son devoir
militaire? Où sont les beaux jours de Valmy ? Malgré lui,
d'autres pensées l'assiègent. Il sent peser sur lui le crime de
son père. Il doute de l'avenir pour son pays et pour les siens.
Et d'abord, au camp de Dumouriez, il n'est plus seul et
détaché de tout : il a charge d'àme. Sa sœur Adélaïde, amie
et conseil de toute sa vie, est venue, accompagnée de M"* de
Genlis, se mettre sous sa protection. Celle qu'il s'amusait, si
peu de temps avant, à appeler la citoyenne Adèle Egalité, est
proscrite, fugitive, émigrée : les Mémoires de M"'" de Genlis
nous disent à la suite de quelles aventures.
La gouvernante avait souvent offert de conduire ses élèves
à l'étranger : proposition écartée, dit-elle, par peur de nuire à
la fatale faveur populaire de la maison d'Orléans. Cependant,
au commencement de 1792, Louis-Philippe-Joseph avait auto-
risé un séjour en Angleterre : M""* de Genlis, Adélaïde et
Paméla étaient parties. VAles s'étaient d'abord installées à
Londres dans une maison achetée par le prince, puis à Bury,
Elles recevaient d'assez nombreuses visites, surtout celles de
îsâ
ttBVtJfi DÉS DEUX M0NDES.1
Sheridan, qui s'ëtait épris de Paméla. Cette charmante et mys-
térieuse personne ressemblait beaucoup à l'épouse que l'illustre
écrivain venait de perdre. Cette ressemblance, par malheur,
avait frappé aussi lord Edw^ard Fitzgerald, fort amoureux jadis
de M""^ Sheridan; et celui-ci devint l'heureux fiancé de Paméla,
ayant, une fois au moins, supplanté le pauvre grand homme.
Tout à coup) en octobre, Louis- Philippe-Joseph avait rap-
pelé sa fille. Le décret de la Convention contre les émigrés
avait paru; le délai de rentrée était fixé et une menace de
mort suspendue sur cette tête innocente. L'ordre du père fut
exécuté trop tard et le délai légal dépassé de quelques jours ;
M™* de Genlis a raconté par suite de quels étranges incidcns.
Une tentative d'enlèvement de la princesse devint manifeste.
Des postillons entre Londres et Douvres prirent délibérément
une fausse route. Des amis inconnus avaient, au passage des
voitures, crié en français : «On ne vous conduit pas à Douvres.»
Les cris des voyageuses avaient ameuté le peuple d'un village
fort distant de la vraie route, et les postillons, le coup
manqué, avaient dû, à contre-cœur et fort lentement, reprendre
le chemin de Londres, où M™^ de Genlis, la princesse Adélaïde
et la belle Paméla reçurent l'hospitalité chez M. Sheridan.
Celui-ci, quelques jours plus tard, voulut les accompagner à
Douvres. La mer était furieuse, mais le vent favorable, et le
navire, enlevé sur les vagues, les jeta, « en cinq quarts
d'heures et douze minutes, » sur la côte française. On pense au
beau tableau de Turner : Départ du paquebot de Douvres^ par
gros temps.
A Calais, le retour de M"® d'Orléans avait été joyeusement
acclamé par la foule : dernier hommage I De poste en poste, on
arrive à Paris. Au Palais Royal, Louis-Philippe-Joseph accueille
les trois voyageuses; ses traits expriment la tristesse, l'inquié-
tude, la fatigue. Il a envoyé un messager, les invitant à
rebrousser chemin. On no l'a rencontré qu'à Chantilly; et
M™« de Genlis a voulu passer outre. Il faut repartir au plus vite.
Aller où? Il serait dangereux de retourner en Angleterre. Les
Flandres sont occupées par nos armées sans être encore an-
nexées à la République. Chartres est général, Dumouriez est un
ami : pour ces raisons, la princesse fugitive, sa compagne et sa
fidèle gardienne s'en iront le lendemain matin demander asile
auprès du camp de Dumouriez.
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.
753
Mais le soir, — admirons le calme, et aussi l'infatigable santé
(les héroïnes de ce temps sinistre, — M'"« de Genlis, inquiète de
l'air consterné du Prince, fait part de ses craintes à son mari.i
Le capitaine des gardes a perdu son dernier hallebardier;
en revanche, il est devenu collègue de son maître à la Conven-
tion. <( Le Duc d'Orléans obéit aux plus mauvais conseils, dit-
il. Il se perd. — Et vous? — Oh! ne craignez rien et ne
voirez pas les choses en noir. Robespierre et sa bande sont trop
médiocres pour garder longtemps le pouvoir. » Et le mari et la
femme, sans plus se troubler du présent ni de l'avenir, — elle
descendant de sa chaise de poste, — s'en vont passer leur soirée
à l'Opéra, où se donne le ballet de Lodoïska!
Le lendemain, au départ, trouvant le Prince plus sombre et
plus consterné que jamais. M™® de Genlis risque quelques
conseils. « J'avais toujours, dit-oUe, essayé de le modérer. » Il lui
fit sa réponse habituelle : u Parlez-moi d'histoire ou de littéra-
ture. En fait de politique et d'idées modernes, vous n'êtes pas
à la hauteur. »
Les fugitives arrivent sans trop de difficultés à Tournai.]
Elles y passeront cinq mois au milieu des armées, revenues de
Hollande. Le Duc de Chartres n'est pas loin, avec sa division
oîi Montpensier est capitaine. Bientôt Lord Edward vient ré-
clamer sa fiancée; le mariage est célébré, et Paméla, devenue
lady Edward Fitzgerald, part entourée des vœux de son amie
proscrite. Elle n'a plus d'autre appui que son frère, et celui-ci
n'a plus d'espoir qu'en Dumouriez.
Mais Dumouriez lui-même est devenu suspect. Il a suffi
pour cela qu'il allât à Paris pendant le procès du Roi et essayât
de le défondre. Chartres voit son chef, qu'il aime, menacé du
sort' de tant d'autres brillans soldats. Depuis longtemps La
Fayette est enfermé à Olmutz; le pauvre vieux Luckner est en
prison; Montesquiou en fuite; Biron déjà suspect, bien qu'il
combatte la Vendée. A l'armée de Belgique, armée qui ne peut
faire de grands progrès, — car elle manque de tout, — pa-
raissent, avec des figures sévères, les délégués de la Convention.
Le jeune général, souffrant, s'étant mis au lit au deuxième
étage, dans la maison qu'habite sa sœur à Tournai, entend, à
travers le plancher, un bruit de grosses bottes et de voix
impérieuses; les délégués ont forcé la porte et pénètrent dans
le salon de sa sœur. Ce sont des jacobins, Proly, Pereira et
TOME xLii. — 1917. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.i
Dubuisson. Ils s'installent bruyamment; ils rédigent un procès-
verbal qui paraîtra dans le Moniteur du 3 avril 4793, où ils
déclarent avoir fait comparaître le général, ce qui est inexact*
Il paraît que les malheureux furent guillotinés plus tard, comme
complices 1
Un soir, — c'était le 22 mars, — dans le « grand bâtiment
de Sainte-Gertrude de Louvain, » le général Dumouriez s'en-
ferme avec le Duc de Chartres. Il n'oublie pas, dit-il au Prince,
un entretien que tous deux ont eu précédemment à Anvers.
Louis-Philippe, attaché à la ligne de conduite qu'il s'est tracée,
l'avait ce jour-là signifiée à son chef. « Laissez-moi tout entier
à mon devoir militaire, avait-il dit, et ne me demandez jamais
aucune coopération politique. » Entre eux, cette convention
avait été jurée, Dumouriez ne l'oublie pas; il veut cependant
que le Prince sache tout ce qui se passe. Déjà la situation
militaire lui est connue : la France est en guerre avec toute
l'Europe, sauf quelques pays assez vaguement neutres, la Suède»
le Danemark et. Dieu merci, la Suisse, « car elle couvre nos
régions les plus vulnérables; » puis les républiques aristocra-
tiques de Gênes et de Venise. Un assaut général se prépare.
Quand l'Angleterre s'en mêlera, la guerre deviendra « en
quelque sorte circulaire, » cette puissance pouvant faire débar-
quer des forces sur celle de nos côtes qu'elle choisira.
Ce n'est pas tout. La guerre civile commence; la Vendée se
soulève. Que peut opposer la Convention? Quelques troupes
mal entretenues, indisciplinées, découragées par de récens
échecs comme celui de Neerwinden. A défaut de troupes, elle
lance d'horribles menaces sanguinaires, comme en contient le
récent projet de Cambacérès, dignes des gens que l'on appelle
déjà « les buveurs de sang. »
La nuit s'avance. Représentons-nous deux hommes assis
auprès d'une table ; deux visages éclairés par une chandelle
dans un coin de la grande salle obscure et silencieuse de Sainte-
Gertrude de Louvain.
« Que faire? continue le général. Il faut pourtant sauver
la France. Les Vendéens sont trop purement religieux et roya-
listes : ils n'entraîneront pas le reste du pays. Mais on peut
s'entendre avec leurs chefs. Je les connais. J'ai commandé à
Niort en 1790, et j'ai eu avec eux des entretiens. Gensonné, le
Girondin en avait eu aussi. Ils tiennent avant tout au Roii
LA JEUNESSE DE LOUIS-PHILIPPE.- 155
s'ils le voient sur le trône, ils accepteront tout : même une
Constitution. La preuve, c'est qu'ils n'ont pas protesté contre
l'œuvre de l'Assemblée nationale; ils n'ont pas bougé, tant que
le Roi a été vivant. Il meurt, et leur révolte éclate.
« Enlevons donc au Temple le fils de Louis XVL Procia-
mons-le Roi dans un de nos camps. Et nous donnerons à la
Vendée le Roi, à la Nation la Constitution de 1191.
« Il faut pour cela, dit encore Dumouriez, que mon armée
soit tenue en rapport avec les armées insurgées de l'Ouest,
avec celles qui pourront se former dans le Midi.
« Et il faut d'abord qu'elle existe, et que je ne sois pas écrasé.,
Vous savez comme moi où nous en sommes. Nous sommes hors
d'état de soutenir un combat de quelque importance. Rien
n'empêche les Autrichiens de s'insinuer entre nous et la fron-
tière de France. Ils n'ont qu'à marcher droit sur Ath, Mons et
Tournai. Le moindre désastre qui puisse nous frapper sera la
perte de notre artillerie.
« Aussi, poursuivit le général, sa voix s'abaissant jusqu'à
n'être plus qu'un murmure, j'engage une conversation avec le
prince de Cobourg. Rassurez-vous, je ne lui ai pas demandé
une C€K)pération. Elle nous serait funeste. Mais seulement un
armistice. II sait que je replierai mes troupes, rappelant les
garnisons qui sont encore en Hollande et resterai en deçà de la
frontière française que lui-même n'essaiera pas de franchir. Il
sait que j'enlèverai le jeune prisonnier du Temple, et le ferai
roi de France sous le nom de Louis XVII. La Constitution de
1791, remise en vigueur, mettra fin au régime de violence
et de sang, et assurera au pays la liberté, la prospérité et la
paix.
« J'ai voulu que vous n'ignoriez rien, ajoutait le général.
J'estime heureux pour vous que vous soyez séparé de votre père,
étant donnée « la déplorable position qu'il a prise dans la Conven-
« tion Nationale. » Je respecte malgré tout votre piété filiale et
ne vous demanderai jamais rien qui puisse la froisser. Au reste,
je ne sollicite de vous dans mes projets politiques aucune col-
laboration. Restez à votre poste, faites votre devoir d'officier et
soyez discret : c'est tout ce que je vous demande. )>
Nous avons résumé, à l'aide de la mémoire, quelques traits
de ce discours fort long. Nous avons copié, en ayant obtenu la
permission, la réponse du Prince :
756 REVUE DES DEUX MONDES.
<( Je n'avais pas, dis-je à Dumouriez^ à examiner les mesures
déjà prises ni les projets qu'il venait de me faire connaître. Il
savait que c'était au gouvernement de la Convention nationale
que j'attribuais les maux que la France souffrait déjà, et les
malheurs plus grands encorq que la continuation de cette
odieuse tyrannie me paraissait devoir attirer sur elle. Mais
désillusionné comme je l'étais des lois, des théories gouver-
nementales dont j'avais été enthousiasmé antérieurement, je
m'étais décidé à me renfermer exclusivement, comme il me
demandait de le faire, dans l'accomplissement de mes devoirs
militaires. Il n'y avait plus pour moi en France de position
tenable qu'à l'armée, ni d'autre rôle qui pût me convenir que
celui d'un soldat dévoué à son pays. Je voulais donc suivre ou
subir le sort de l'armée dans toutes ses phases, et j'étais résolu
à ne pas m'en séparer, tant que je n'y serais pas contraint par
une nécessité absolue.
« Je le remerciai de la confiance qu'il me témoignait et je lui
promis de lui garder le secret. Il n'y eut jamais d'autre pacte
que celui-là entre le général Dumouriez et moi. »
Personne ne doutera de l'affirmation de cet honnête homme.
Comment jugera-t-on sa conduite? Il fautle reconnaître d'abord :
les projets de Dumouriez ne servent aucunement l'intérêt per-
sonnel de Louis-Philippe et les prétendues ambitions de la
maison d'Orléans. Il s'agit de mettre sur le trône le fils de
Louis XVI. Le prince est demeuré ennemi, — il le sera toute
sa vie, — de l'émigration. Négocier avec Cobourg le révolte î
il ne le fera jamais. Cependant il a reçu la confidence de son
chef. Est-il obligé de trahir ce chef? De livrer le secret, de
livrer Dumouriez lui-même à la Convention? A la Convention
qu'en ce moment même Louis-Philippe estimait coupable de la
ruine de son pays et du déshonneur de son père! Il écrit à ce
dernier, lui exprimant son chagrin et ses inquiétudes. La
lettre est saisie au camp. Il se tait. Il continue à exécuter les
ordres, à faire silencieusement son service.
Mais les événeraens se précipitent. A Paris, le rapport de
Cambacérès propose la condamnation de tous les Bourbons.
Dans le Nord, Dumouriez a ordonné la retraite; ses troupes
sont aux environs de Saint-Amand, près de Valenciennes.
Pendant un dîner, arrivent les lettres de Paris. « Voilà
votre affaire, dit Dumouriez : vous êtes proscrit. — Je restç
LA JEUNESSE DE LOUTS-PHILIPPE. 757
donc comme auparavant à l'armée : elle est mon seul refuge.-
— Vous y êtes le bienvenu. — Soit : Vous voudrez bien,
mon général, envoyer en lieu sûr ma sœur et M™® de Genlis.
— Certainement, mais à qui les confier, sinon à Quasdano-
vitch? )) C'est le nom du lieutenant de Cobourg.
Que faire, en effet? Chartres s'occupe encore de son frère
Montpensier; il est à l'armée du Var, avec Biron. L'a-t-on pré-
venu ? Un officier a été chargé de cette mission : il arrivera
tout juste à temps pour voir arrêter Montpensier.
Le lendemain matin, ils se rendent aux cantonnemens. Les
commissaires de la Convention Lamarque, Quinette, Publicola
Chaussard, ont harangué les fédérés et les ont emmenés à leur
suite. Les deux généraux mettent leurs chevaux au galop et rat-
trapent la colonne ; elle se retourne et tire sur eux. Il faut
fuir, Dumouriez perdant ses étriers, prenant les crins. Cette
fuite éperdue les jette dans un poste autrichien.
Ils s'arrêtent; un repas leur est offert. Arrivent à ce poste
autrichien des officiers de Dumouriez. « Revenez, disent-ils,
tout peut être sauvé. Une grande partie de l'armée tient pour
vous.
— Le puis-je? répond le général. Ne suis-je pas prison-
nier? »
A ce moment Mack, si célèbre plus tard, se présente. Le
prince de Cobourg l'envoie : il déclare laisser aux Français
toute liberté. Ceux-ci repartent donc et courent à un petit camp
près de Brouilh. Le petit camp crie : « Vive Dumouriez ! » L'ar-
tillerie est tout près, à Rumegies. Ils s'élancent vers Rume-
gies. Mais tout est parti, hommes, chevaux et canons. Et les
régimens les abandonnent, même ceux qui, une heure plus tôt,
criaient : « Vive Dumouriez I »
Celui-ci, serrant les poings, s'écrie: « Ehl bien, la Conven-
tion verrai — C'est tout vu, pour ce qui me concerne, dit
le Duc de Chartres. Hors de la France et hors de son armée, je
ne suis plus qu'un proscrit. »
Il trouve non sans peine une voiture pour sa sœur et M"' de
Genlis, et les suit de Valenciennes à Mons, ayant pris congé du
général. A Mons, il se présente à son parent l'archiduc Charles,
Celui-ci s'efforce de le retenir; les plus brillantes faveurs lui
sont offertes. Louis-Philippe n'en accepte qu'une : la permission
de s'en aller en Suisse..
758 REVUE DES DEUX MONDES.,
Tel est le re'sumé fidèle d'un long- récit. Dumonriez a
conspiré. Louis-Philippe l'a su et n'en a rien dit. Que pouvait-
il faire? — Dénoncer son chef et se livrer lui-même à la
Convention? — Mais depuis la fin de 1792 il s'est attendu à
être proscrit; il l'a été en réalité : il avait même, on l'a vu,
essayé de hâter cette proscription qui eût sauvé son père et mis
les siens en sûreté. Et depuis le 21 janvier, la Convention lui
fait horreur I Son courage, sa piété filiale, son bon sens poli-
tique, son ardeur militaire n'avaient pu se relever de tels coups.
Il était désespéré le 22 mars 1793 quand il reçut k Louvain les
confi/îences de son chef. II ne les trahit donc pas, mais ne s'y
associe pas non plus, répétant : « Je suis soldat et je reste à
mon poste, tant que je le pourrai, n II ne fait pas autre chose
pendant les folles galopades du 5 avril que suivre et obéir.
L'a-t-on To mettre au service des projets de Dumouriez les
illustres relations de famille qu'il possède en Autriche, et qui,
au premier mot, lui valent le plus chaud accueil et les propo-
sitions de l'archiduc Charles? En aucune façon. Plus lard, avec
son ton simple et honnête, il a écrit, et il en avait le droit :
« Je ne rejoignis pas plus le drapeau de l'émigration de 4793
cfue celui de Ganden i815. »
Ne jugeons pas à la légère la conduite des gens qui ont
vécu dans ces temps effroyables ; mais démêlons le vrai, et ne
leur prêtons pas des actes qu'ils n'ont pas accomplis.
Dents Coghin.:
MADAME FIRMIN
(1)
Leur maison était la dernière du village, sur la grand'route
qui descend vers Marseille, isole'e des autres par un champ
bien tenu et un petit verger. Un laurier-rose poussait devant la
porte; une peinture blanche rajeunissait les vieux murs; un
basilic, dans sa jarre de terre jaune, embaumait le vent qui
passait. Cependant les femmes, en approchant de cette maison,
tordaient sans indulgence une bouche de'daigneuse, et, quand
elles criaient sur le seuil : « Bonjour, madame Firminl » ce
n'était nullement pour marquer de la politesse à celle qui
demeurait là, mais bien pour l'insulter en lui jetant ironique-
ment à la face un nom qui n'était pas le sien.
« Madame Firmin » n'était point du tout mariée avec
(( Monsieur Firmin. Tout le monde savait cela. Tout le monde
savait aussi que dix années d'âge les séparaient l'un de l'autre
et que la femme se flétrissait, presque vieille déjà, alors que
l'homme demeurait jeune et robuste, et fort beau garçon. A ce
déshonneur, comme à ce ridicule, sans doute eût-on montré de
l'indulgence, car les gens des campagnes n'ont, à bien des égards,
que de petits scrupules. Mais ce couple était heureux, et cela dé-
chaînait autour de lui toutes les haines villageoises, âpres, tena-
ces, et si promptes à s'engraisser de lear nourriture misérable.
On riait du soin extrême que prenait de sa personne
]y[me pirnain^ et de la voir toujours, mince, grande, brune, avec
(1) Copyright by André Corthis, 1917.
760 REVUE DES DEUX M0NDB9«
des traits fins et de longues rides, plus coquettement coiffée
qu'une jeune fille et cambrant son buste long dans des cor-
sages à raies tendres. On riait des attentions qu'avait pour elle
M. Firmin et de la façon orgueilleuse dont le ditnanclie il la
menait à son bras, tout éclatante d'une joie amoureuse qui
se laissait trop voir. On riait de la façon dont ils travaillaient
l'un et l'autre : lui, qui se louait à la journée pour la besogne des
champs^ s'appliquant comme un petit enfant à bien faire et h
n'être point blâmé ; elle, ayant pris un métier de rôdeuse, colpor-
tant de grange en grange, dans un panier plat pendu à son cou,
des broches, des épingles, des poignes et des rubans. Et l'on
raillait leur prospérité modeste plus cruellement certes qu'on
n'eût blâmé leur paresse.
Ils ne s'occupaient guère de tout cela, prenant trop de plaisir
à leur bonne entente pour avoir besoin de personne. Chaque
matin, de fort bonne heure, ayant bien fermé leur porte et
caché la clef dans la terre ou les trous du mur, à des places
toujours différentes, ils se séparaient au seuil de leur maison-
Et leur baiser d'adieu avait tant de violence que les commères
voisines, si elles venaient à le surprendre, en demeuraient pour
tout le jour égayées. Et puis l'homme gagnait l'une ou l'autre
des fermes où on l'employait, et la femme s'en allait dans la
campagne plate autour de laquelle s'arrondissent les collines
aux variables couleurs.
Vêtue l'été de percale claire et fraîchement lavée, l'hiver de
lainages bleus ou gris, point grossiers, elle portait toujours
des cols blancs bordés d'une dentelle solide, et, sous le vent qui
suffoque ou le soleil étourdissant, elle marchait, l'éventaire au
cou, les cheveux lustrés d'huile, roulés au fer sur les tempes et
relevés par des peignes brillans.
D'une grange à l'autre, il y avait quelquefois plusieurs kilo-
mètres; mais, quel que fût le temps, elle ne s'arrêtait jamais
au bord du chemin, et son pas ferme se marquait régulière-
ment dans la boue ou dans la poussière. Elle allait à la Mesu-
rade, à la Cloche, au Mas de l'Aze; elle allait plus loin encore,
au delà de la digue, dans les maisons des u Iles » que le Rhône
grondant menace nuit et jour. Sous l'ombre en taches rondes
des bouleaux agités, par de petits chemins de raccourci qui
sentent la feuille chaude et la vase desséchée, elle avançait
dans la broussaille et le silence. Tout d'un coup, de très loin.
MADAME FIRMIN.
761
elle entendait les chiens de garde hurler sauvagement et se
précipiter. Mais elle ne les redoutait pas et savait qu'ils devien-
draient paisibles en la reconnaissant.
Au fond des salles obscures où bourdonnent les mouches,
les jeunes filles riaient en apercevant la colporteuse, et les
femmes, après avoir dit : « Sûr qu'il ne faut rien aujourd'hui,
c'était vraiment pas la peine de faire un pareil chemin, »
venaient aussitôt soulever la toile qui recouvrait le long panier
aux bords plats.
— Tout de même, vous allez vous rafraîchir, madame
Firmin.
M"' Firmin acceptait généralement, parce qu'elle savait
qu'au bout d'une demi-heure de réflexion, les plus prudentes se
laissaient tenter et les plus économes tiraient quelques francs
de leur tiroir. Bravement ensuite elle se dirigeait vers une
autre demeure, puis vers une autre encore, et, quand le soir
approchait, elle s'en revenait vers le village, plus lasse que le
matin sans doute, mais sans traîner la jambe et sans courber
les épaules. Elle longeait de nouveau les champs de betteraves
et de tabac, les blés, les maïs et les fourrages odorans. Enfin,
elle apercevait les toits pressés, couleur du pain qui sort du
four, et le bouquet de platanes d'où jaillissait le 'clocher gris
tout bourgeonnant de sculptures simples et lourdes.
Elle' apercevait sa maison solitaire au bout de son petit
champ, au bord de son humble verger, et qui semblait ne
s'être ainsi séparée de toutes les autres que pour venir au-
devant d'elle. Elle voyait le laurier-rose du seuil avec ses fleurs
vives qui brûlaient comme des flammes et ses fleurs mortes,
noirâtres et consumées; elle voyait la vigne bien soignée, le
puits, le banc, la jarre de terre jaune avec son basilic. Elle
voyait un peu de fumée qui sortait, à l'angle du toit, de la
cheminée basse; elle pensait que Firmin était là, qu'il l'at-
tendait... ; et son bonheur toujours neuf, lui coupant les jambes
mieux que la fatigue, elle s'arrêtait un instant. Mais tout
d'un coup, elle se précipitait comme une amoureuse de vingt
ans, riante et les yeux éblouis, parce que M. Firmin se mon-
trait à la porte, sous le laurier-rose, et qu'il disait doucement ;
— Peuchère (1)1 te voilà... Que tu dois être lasse I
(1) Pauvrette.
762 REVUE DES DEUX MONDES.)
*
* *
Elle se pressait contre lui comme elle avait fait le matin,
et, comme le matin, ils s'embrassaient passionnément. Et puis
elle lavait son visage de la poussière des routes, rajustait son
col, soulevait et gonflait de la pointe d'une longue épingle ses
cheveux aplatis, et ils s'asseyaient près de la table ronde,
devant la petite fenêtre que faisaient plus étroite encore la cage
aux parois pleines où pépiait une caille, et un arrosoir suspendu.
Ils ne soupaient point, comme font les gens des campagnes,
dans un silence recueilli; mais elle racontait ses courses, il
disait ses mivaux, et les paroles de chacun avaient pour l'autre
un intérêt profond. Leurs voix cependant diminuaient avec le
jour, et quand la nuit, autour d'eux, avait cessé de s'accroître,
ils se taisaient tout à fait, les coudes à la table, le corps plus
pesant, les yeux vagues, et regardant venir les songes de la
nuit.
Les braises mouraient dans le foyer; on entendait les gril-
lons; la veste en coutil jaune de M.Firmin faisait dans l'ombre
une ombre plus claire qui marquait la forme de ses épaules
robustes. A ce moment, quelquefois M"* Firmin s'en retournait
vers son passé... Elle le faisait sans amertume, avec, au contraire,
une espèce de plaisir farouche, et elle dressait glorieusement sa
joie présente devant les vieux souvenirs qui la gonflaient toute
d'une haine inépuisable...
Une à une, pour le plaisir une fois de plus de la sentir au
fond d'elle se remuer, cette haine, elle regardait derrière elle
les années de sa jeunesse, comme on regarde par-dessus son
épaule la meute grondante et lointaine à quoi l'on échappa.
Elle regardait... Et le mas de l'Olivette, Ik-bas, dans la plaine
grasse et bleue, d'où l'on voit au matin, dans Arles lointaine,
se dorer Saint-Trophime au-dessus des toits d'or, levait autour
d'elle ses gros murs tout ornés d'armoires luisantes, de vaisselles
peintes et de bassines de cuivre. — Qu'elle était donc riche,
<( Madame Firmin, » du temps qu'elle ne portait pas encore ce
cher nom dont les gens l'insultaient, et qu'elle avait eu d'or-
gueil et de plaisir d'abord, oh! pas bien longtemps! les trois
premiers mois de son mariage peut-être, et peut-être seulement
les trois premières semaines; oui, trois semaines et pas plus,
à moins que ce ne fussent trois journées.. s
MADAME FIRMIN.
763
Tout de suite son mari, Vincent Roux, avait bien su lui
faire comprendre qu'il l'avait e'pousée ainsi, pauvre et sans
parens, pour qu'elle fût docile et se laissât écraser. Il était dur
à tous et si farouche d'humeur que les servantes, jamais, ne
renouvelaient chez lui leur engagement annuel. Sa femme, du
moins, ferait quotidiennement la besogne utile et ne pourrait
ne plaindre, ni s'en aller..
C'est cela qu'il avait voulu, Vincent Roux, du mas de l'Olive,
et c'est cela qui advint. Opprimée, bousculée, plus chargée de
travail qu'un âne misérable, Adeline tomba du haut de ses
rêves, et d'abord elle en eut un étourdissement dont elle pensa
et souhaita mourir. Mais l'habitude vient vite, et toute sa vie
d'orpheline et de pauvre fille l'avait dressée aux sagesses rési-
gnées. Elle s'accoutuma donc aux injures et à la besogne,
comme font les bêtes domestiques ; et le grand cheval, traînant
sous la morsure des taons sa charrette de foin ou de blé, le
chien saignant sous son collier trop dur et qui grondait au
passant, les moutons grelottans après qu'on avait pris leur
laine, né se soumettaient pas plus qu'elle au machinal devoir.:
Son cœur cependant, dont nul ne se souciait, la tourmentait
quelquefois. Il lui venait des révoltes, et aussi des langueurs et
des rêves. Elle était jolie, avec un visage doré sur lequel sem-
blait toujours poser un peu de soleil, des cheveux lisses et drus,
un nez mince, et ces longs yeux sarrasins d'un bleu sombre «t
velouté qu'ont encore certaines tilles en ce pays où des aïeules
lointaines connurent Les beaux vainqueurs dont le souvenir
continue de chanter dans les petits vers bien rythmés du
Romancero provençal...
L'été, dans son potager, tandis qu'elle fichait en terrejsi liait
trois à trois les cannes où s'aeeroeheront les fragiles tomates ;
l'hiver, au coin du feu, tout ea ra-ceommodant le linge de cet
homme qui .était eoû homme et qu'elle n'aimait pas, ii lui
advenait de di^sser son buste las ; ses yeux se détournaient de
l'ennuyeuse besogne et son regard tendu cherchait et suppliait
la lumière du ci«el ou l'ombre de la pièce. Elle soupirait, elle
tordait dow cernent ses mains engourdies. I>e« larmes gonflaient
sa gorge, brûlaient ses yeux. Elle haletait, elle penchait un peu
la tête comme cherchant une main où reposer sa joue. Ces
minutes avides et désespérées étaient le plus vivant de sa vie.
Quand elle sut que Vincent Roux la trompait avec des filles
764 REVUE DES DEUX MONDES*
d'Avignon, elle n'en souffrit pas. Et quand il prit l'habitude de
la battre, les coups ne lui firent mal que dans sa chair meur-
trie. Elle était indifférente à tout, et le dimanche, à la grand'-
messe, elle tramait sans honte devant tout le monde son pauvre
corps et son visage désolé.
Oh! ces dimanches, tous ces dimanches 1 Vincent Roux,
plein de vanité, exigeait qu'elle s'attifàt avec un chapeau à
fleurs et une jupe de dame, mal coupée par la petite ouvrière à
dix sous la journée, et qui pendillait par derrière. Les gens se
poussaient du coude quand elle entrait dans l'église. On disait :
« C'est l'Adeline Roux, du mas de l'Olivette. Hier, avec la char-
rette et les deux chevaux, elle était dans le champ à peiner
comme un homme; et ce matin encore son mari l'a battue ; le
valet l'a raconté tout à l'heure en allant boire chez Linsolas. »
Oui, on parlait ainsi, elle le savait, elle l'entendait. Cependant,
elle gagnait sa place, paisible et morne, insensible à ces mur-
mures, trop profondément malheureuse pour demander la pitié
des autres ou pour la redouter.
Elle se rappelait tout cela. Elle se rappelait aussi, après huit
années de cette vie maudite, la naissance de son fils et sa joie
délirante, — une joie dont craquaient son cœur et son cerveau,
— devant le petit paquet laineux, pleurant et chaud. Elle se
mettait à genoux devant la barcelonnette de bois clair où étaient
sculptées des abeilles, elle chantait tout bas, et sa chanson
ralentie devenait une prière et sa prière n'était plus qu'un acte
d'amour passionné. Oui, elle se rappelait cela et comme elle le
portait dans ses bras pour voir danser les « demoiselles » au-
dessus du ruisseau, et comme il riait d'apprendre à marcher et
posait fortement ses petits pieds sur la terre. Mais elle ne vou-
lait retrouver ces choses que confusément, parce que, si tout le
reste lui donnait un sauvage plaisir, ces choses lui faisaient du
mal. Si vite, le père brutal avait entendu le lui prendre, son
Pascalet! Il ne permettait point qu'elle lui donnât un ordre, et
si elle l'osait cependant, il disait au petit de hausser les épaules,
comme il faisait lui-même, et de ne rien écouter. Quand elle
voulait punir, aussitôt il supprimait le châtiment et si, au
contraire, elle montrait de l'indulgence, il était si sévère que
l'enfant haïssait les douceurs de sa mère d'où résultaient pour
lui tant de coups et d'heures passées dans la « patouille » au
charbon avec les souris prestes et les frôlantes araignées.
MADAME F1RMIN.1
765
Il prit l'habitude de la traiter avec ce dédain dont tout le
monde à la maison usait envers elle, et sans doute n'eut-elle
point la force de considérer dans sa pauvre âme déchirée qu'il
n'en pouvait être autrement! Pascalet eut six ans, huit ans, il
en eut dix ; il était fort et grand, mais au lieu de s'enorgueillir,
Adeline le voyait avec horreur devenir un homme, comme le
père; elle le contemplait avec une épouvante haineuse pour
tout le mal qu'elle recevait de lui ; et elle fermait son cœur
devant cet enfant, comme on plie les bras pour se protéger
devant qui a toujours la main levée pour vous battre.
11 lui parlait rudement, lui aussi, et lui aussi ricanait bien
haut si elle osait montrer de l'indignation. Souvent il lui don-
nait des ordres, et il frappait le sol du pied et criait des injures
si elle n'obéissait point assez vite. Alors le père disait : « A la
bonne heure 1 » en le voyant tout gonflé envers elle de puérile
fureur. Oui, il y avait eu cela dans sa vie, il y avait eu celai
Quelquefois cependant, en des élans subits, Pascalet lui mon-
trait bien quelque chose qui ressemblait à de la tendresse. Il
souriait gentiment si elle passait près de lui, il rendait avec
forcé un baiser qu'elle lui donnait, ou bien il portait à sa mère
un beau fruit qu'il avait trouvé. Une fois qu'elle eut la fièvre
pendant deux jours et ne cessa de gémir à cause de grandes
douleurs qui lui traversaient la tête, il pleura. Une autre fois,
ils étaient tous à ramasser du foin ; un chien errant voulut la
mordre. L'enfant se jeta sur la bote et la chassa avec un bâton.
Oui... oui... il y avait eu cela aussi, évidemment. Mais ces
pauvres douceurs étaient trop petites parmi de trop grandes
meurtrissures. Elle avait peur de cet enfant, elle en avait peur I
Et parce qu'il avait un peu la mâchoire lourde du père et la
couleur claire de ses cheveux, elle ne voyait pas qu'il avait ses
longs yeux à elle et sa bouche gonflée, sinueuse et tendre.
Le temps passa. Adeline avait plus de quarante ans. Des coins
de sa belle bouche aux ailes de son nez mince, un pli profond
commençait à se creuser. Toute sa jeunesse était derrière elle,
comme ces étangs d'eau morte qu'on appelle des « lônes » dans
le pays, noirs, plats et tristes, remplis d'une vase abondante et
tranquille. Et malgré l'âge cependant, et la sagesse douloureuse â
quoi son pauvre destin l'avait accoutumée, elle avait quelquefois
encore de ces arrêts brusques pendant son travail, et de ces sou-
pirs, et de ces longs regards tendus vers on ne sait quel inconnu.
766 REVUE DES DEUX MONDESa
Un jour, le valet, chasse' du logis après une dispute terrible
avec Vincent Roux, fut remplacé par un autre qui s'appelait
Firmin. li avait un beau visage à moustache frisottante, les
épaules larges, les cheveux épais. — « Il est imbécile, » déclara
brutalement Roux dès le troisième jour qu'il l'employait. Mais
cet homme était seulement très doux et d'intelligence un peu
lente.
Quand il vit de quelle façon la maîtresse était traitée au
mas de FOliv^tte, il laissa paraître sur son simple visage un
étonnement considérable. Cependant il parlait peu et ne fit
aucune remarque.
Deux semaines après son arrivée, il était à rentrer les foins
dans la grande prairie d'où l'on voit le Rhône tourner et fuir
en grondant au bord de la ville. Adeline l'aidait. Elle parais-
sait lasse. Un orage se préparait au fond du ciel, et, crain-
tive toujours, n'osant une seule minute prendre du repos, elle
respirait trop souvent, gênée par la lourdeur de l'air. Firmin
hésita pendant une demi-heure et puis il s'approcha d'elle :
— Laissez donc 1 Est-ce que ce sont des besognes pour une
femme... et pour une femme comme vous?
li lui prit la fourche des mains et accomplit en deux heures,
en même temps que son ouvrage à lui, tout le travail qu'elle
aurait dû faire. Sur leur tête, le ciel était d'un bleu dur et
menaça\it. Des grondemens se levaient derrière les Alpilles
légères. La sueur luisait aux tempes de Firmin. Elle mouillait
son cou et plaquait à ses épaules sa chemise de cotonnade.;
Adeline le regardait en silence. Elle ne lui dit point même merci,
et au retour ils marchèrent côte à côte derrière la grinçante
charrette sans que l'une ou l'autre prononçât une parole.
Le lendemain, la pluie n'étant point tombée encore et le
ciel gardant sa menace, ils se retrouvèrent devant les grands
tas de foin odorant où bondissent les sauterelles, et tout de
suite, avecuû bon sourire, Firmin enleva ia fourche aux mains
d'Adeline et lui montra un coin de la prairie où les longs
peupliers couchaient leur ombre légère. Il dit : « Reposez-vous,
Dame, » et elle obéit. Elle était là, toute pénétrée d'une béati-
tude qui lui venait d'un alanguissement singulier de son corps
au repos et de son cœur détendu, quand Vincent Roux passa
derrière les peupliers monté sur la grande charrette peinte en
bleu et menant avec lui ^on fils et deux hommes peur tjavailier
MADAME FIRMIN.
767
dans les îles à des coupes de bois. Il vit sa femme étendue à
demi dans l'ombre, parmi les herbes; il vit le grand valet qui
travaillait seul ; et, jetant les guides au petit Pascalet, il bondit
de la charrette.
Marchant sur Adeline, de la même allure qu'un chien
féroce sur un passant haillonneux, il lui ordonna de se lever et
elle dut le faire, tremblante et humiliée devant ces hommes
qui la regardaient, et devant son fils. A cause de tout ce monde
sans doute, il n'osa point la battre, quoiqu'il en eût une envie
telle que son gros poing serré tremblait au bout de son bras.
Mais il l'injuria grossièrement, la traitant de gueuse et de fai-
néante, prenant tous ceux qui étaient là à témoin de cette
paresse et se lamentant de devoir nourrir une telle créature
qu'il avait prise toute misérable et qui, sans lui, bien sûr, n'eût
été bonne, pour gagner sa vie, qu'à courir les ruelles infâmes
d'Arles ou d'Avignon.
Il employait pour dire ces choses des paroles brutales qui
faisaient rire autour de lui ces hommes sans finesse, sauf
Firmin dont le simple visage montrait de la stupeur, et le
petit qui ne comprenait pas... Enfin, jetant au valet l'ordre
d'avoir à le rejoindre dans les bois d'ici vingt minutes, et rica-
nant qu'Adeline était bien capable de rentrer seule tout le
fourrage demeuré sur la prairie, et qu^elle le ferait, Vincent
Roux remonta sur sa charrette. On l'entendit gronder encore;
puis sa voix en colère décrut avec le grincement plus lointain
des roues. Alors, et pour la première fois, Adeline à son tour
serra et tendit le poing. Le sang remontait avec violence à son
visage défait.
— Et dire qu'il en a été ainsi toute ma vie, clama-t-elle,
toute ma vie! ah! — son cri rauque et long lui déchirait la.,
gorge... — ma vie, ce qu'a pu être ma vie !
Elle crachait ce mot avec dégoût, haletante, secouée d'un
emportement si vif, le visage en feu et tordant ses deux mains
qu'une espèce de folie semblait la posséder. Sa fureur l'étour-
dissait, et tout ce désespoir qui depuis tant d'années ne s'était
soulagé par aucun gémissement. Tout à coup elle chancela;
ses bras étendus rencontrèrent le talus derrière elle et elle
glissa parmi les menthes dont les petites feuilles, au froisse-
ment de ce corps désespéré, rendirent leur bonne odeur.
— Oh! Damel suppliait Firmin. Damel..,]
768 REVUE DES DEUX MONDES*
De son pas pesant il était venu auprès d'elle; il ne savait
de quels gestes la secourir, ni de quelles paroles, et cependant
il tremblait de pitié. Dans l'herbe où elle s'allongeait, se collant
à la terre avec le désir que la terre la gardât, Adeline se
redressa tout à coup. Elle regarda cet homme... et elle le
regarda encore... et ses yeux avides et douloureux ne se déta-
chaient plus de lui. Peu à peu, lentement, il s'avançait vers ce
regard. Enfin, il s'assit auprès d'elle, il considéra le bras dont
elle se soulevait, ferme et brun, que découvrait la manche
relevée au-dessus du coude, et ses deux mains, violentes
autant que pitoyables, s'abattirent sur ce bras nu.
La nuit qu'ils se sauvèrent tous les deux, Vincent Roux
était h la « vole » à Barbentane. Tout de suite, dès qu'elle eut
passé la haie vive qui marquait la fin de son domaine, Adeline
sentit tomber d'elle toute sa misère. Et cette misère était si
grande que, désormais, de ce qui était derrière elle, elle devait
lui cacher tout, jusqu'à la minute bénie où l'enfant était né,
jusqu'à la petite chambre où il dormait à l'instant de la fuite
et où elle n'était pas entrée pour lui dire adieu. Dans le duf
wagon qui les emporta, dans l'auberge sale où ils mangèrent à
l'aube, en face de Firmin qui prenait soin de sa fatigue et la
regardait doucement, elle sentait dans son pauvre cœur couler
tout le paradis. De temps en temps elle répétait tout bas : « Ce
n'est ]f)as possible I » Et croyant qu'elle avait encore des scru-
pules, Firmin essayait de les dissiper par des phrases simples
qu'il cherchait longtemps; mais c'était le bonheur qui sem-
blait impossible à cette créature douloureuse.
Ils remontèrent jusqu'au delà d'Avignon pour être plus loin
du mas de l'Olivette et de la colère possible de Vincent Roux,
jusqu'au delà d'Orange, et, dans un petit bourg du nom de
Piolenc, ils louèrent cette maison où ils habitaient aujourd'hui..
Firmin bientôt trouva du travail, et d'abord il prétendit que
sa compagne n'eût rien à faire qu'à balayer la salle et préparer
les repas, donner aux lapins leur verdure et leurs grains aux
poules. Mais elle avait trop l'habitude de l'activité. Son bon-
heur lui donnait une jeunesse et des forces nouvelles et elle
souffrait de ne les pouvoir employer utilement, alors qu'ils
étaient si misérables, elle et Firmin, sans un billet de cinquante
MADAME FIRMIN.
769
francs derrière eux pour les tranquilliser aux jours de mala-
die ou permettre l'achat d'une chèvre. Un matin, après avoir
causé longtemps avec un homme qui menait par les villages
une grande voiture et vendait de la bonneterie, de la vaisselle
et des bijoux faux, elle décida tout à coup de prendre le métier
de colporteuse.
Il ne lui parut point trop dur et, le premier jour, elle fit
alertement ses douze kilomètres dans la plaine brûlante oîi
grésillent les cigales. Tout lui était aisé maintenant. Le soir, en
rentrant, elle trouva que Firmin, revenu avant elle, avait déjà
cuit la soupe pour qu'elle n'eût ni le mal de la faire ni la peine
d'attendre; il avait mis la table et tiré de l'eau fraîche. Alors,
devant tant de tendresse et de soins, elle se mit à pleurer. Ces
larmes bienheureuses furent les seules que dans sa vie nouvelle
elle devait verser.
Elle ne pensait plus qu'à l'amour maintenant, dont la fréné-
sie terrible l'envahissait toute; elle devenait coquette un peu
ridiculement puisqu'elle avait des rides et qu'elle n'était plus
jeune. Mais son ardeur justement était plus vive à cause de
toutes CCS années qu'elle avait derrière elle, vaines et dessé-
chées. Un vent d'ivresse et de légèreté passait sur elle. Elle
vendait des peignes brillans et de petites broches, des rubans
étroits, des garnitures de chemise et des romans imprimés sur
papier gris, avec des titres violens. Dans les granges, tout en
offrant ses babioles, elle parlait aux femmes du devoir de se
parer pour plaire aux hommes et d'être belles. Elle leur
enseignait que, pour être heureuse, il faut provoquer l'amour,
d'abord, et l'entretenir ensuite, ce qui est plus difficile. Elle ne
parlait pas ainsi dans le seul désir de vendre ses marchandises,
mais parce que ces pensées étaient en elle, l'obsédaient, et
qu'elle ne pouvait pas les taire. Et son ton âpre et passionné, la
façon dont flambaient ses yeux dans sa face flétrie, en trou-
blaient quelques-unes, tandis que les autres, derrière elle,
disaient des mots grossiers et haussaient les épaules.
Huit années avaient passé ainsi. Pas une fois les fillettes
curieuses qui vont étendre leur linge sur la haie du voisin, ou
les cancanières de village traînant sur la route, de porte en
porte, leur jupe pendante et leurs talons poussiéreux, ne purent
se vanter d'avoir entendu chez M. Firmin la moindre dispute.
Seulement, comme il faut bien se moquer quand même, elles
TOME XLII. 1917. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
se gaussaient, k défaut d'injures, des « mon ciiéri, » des « mon
amour, » « mon trésor » et « ma belle, » qui revenaient trop
souvent dans le tendre langage de ce docile beau garçon et de
cette femme sans fraîcheur.
Elle marchait non loin du village, un soir d'août, calculant
qu'elle aurait le temps de se rendre avant la nuit du mas de
la Faine à la Grange Brûlée, lorsqu'un appel de tambour, pres-
sant, haletant, affolé, roula par-dessus les maisons. Des gens
allèrent de ce côté, d'autres en courant revinrent vers les
champs où étaient demeurés les travailleurs, et elle sut ainsi
que c'était la guerre. — La guerre! — Elle continuait sa route
avec plus de lenteur, interdite et répétant pensivement ce mot.
Brusquement toute sa signification terrible lui entra dans l'âme
et la déchira. — Firmin travaillait chez les Calvier ce soir, au
quartier des Frémigières. Elle se mit à courir de ce côté, le
cou scié par la courroie du panier qui sautait devant elle. Elle
traversa la grand'route, prit un chemin creusé d'ornières dures
qu'elle ne regardait pas et où pliaient ses chevilles, puis un
sentier presque invisible, filant comme un lézard sous les
luzernes moirées. Enfin elle vit la Grange des Calvier avec ses
toits inégaux et trois platanes devant la porte, elle sentit l'odeur
de la paille, elle vit les tas de blés et l'aire d'où montait encore
une vapeur dorée; mais le grand cheval, attelé au rouleau de
pierre qui foule les épis, inactif, oublié, cherchait l'herbe qui
monte aux fentes des carreaux, et tous les travailleurs avaient
quitté la besogne. Adeline vint à leur groupe. Elle appela :
« Firmin! » et quand il fut devant elle, elle demanda : a Est-ce
que tu vas partir? » d'un ton si farouche que tous les hommes
se retournèrent. Ils commençaient même de rire, malgré leur
angoisse, de voir cette M""^ Firmin avec son visage usé, son
cou jaune, ses tempes maigres, et cette grande ardeur d'amour
qui la tenait toute. Mais Firmin emmena sa compagne derrière
le pailler inachevé. Il lui dit, avec sa tranquille douceur :
— Mais non, je ne pars pas... Tu sais bien... J'ai eu une
mauvaise fièvre autrefois au régiment... Ça m'a laissé des
suites, comme ils disent, et ils m'ont réformé. Tu sais bien...
C'est sur mon livret.
— Ah oui! dit-elle.,
MADAME FIRMINï
771
Elle réfléchit, mal tranquillisée encore, et elle supplia :
— C'est bien vrai?
Il répéta simplement :
— Tu sais bien.
L'air était lourd et chaud comme le jour oii elle avait
commencé de l'aimer et, comme ce jour-là, il avait les tempes et
le cou ruisselans de la sueur de son travail. Elle se jeta dans
ses bras.
— Ahl... ça m'est égal, alors... ça m'est bien égal. t.
Des femmes en criant arrivaient par le chemin. Adeline
les entendit, fronça un peu les sourcils et, se vengeant des
injures de toutes par la plénitude de joie qui gonflait son cœur,
alors que les autres souffraient tant, elle répéta haineuse,
bienheureuse et farouche :
— Ça m'est égal, la guerre, ça m'est bien égal.
Elle revint chez elle pendue au bras de M. Firmin, serrant
contre lui son flanc creux et sa hanche plate, et ne cessant de
lever vers lui son amoureux visage. Le plus beau des soirs
tombait sur la misère du monde et sur son bonheur à elle. Ce
fut la plus légère et la meilleure des promenades qu'elle eût
faites encore auprès' de son amant.
Son ivresse s'accrut de le tenir là, près d'elle, tandis que les
autres femmes, le soir, s'asseyaient seules à leur table et se cou-
chaient seules dans les lits profonds sous les rideaux de percale
foncée, à fleurs vives. La nuit, elle se réveillait en sursaut pour
le bonheur de penser : « Il est là! ■» et le jour, pendant ses
marches interminables à travers la campagne, elle se répétait
avidement qu'au retour elle Je trouvei'ait à la maison et qu'elle
sentirait des bras forts autour de sa taille toujours droite.
L'automne merveilleux se suspendait aux branches et l'on
eût dit que le mistral avait secoué sur toute la plaine et emtaêlé
aux branches les longs cheveux d'or de cette reine Jeanne que
chanta le poète Aubanel, après beaucoup d'autres poètes. L'air
savoureux et vif avait la fraîcheur des pommes acides, et quel-
ques figues, trop mûres, pendaient encore entre les feuilles
bleues des figuiers. Dans toutes les granges oii elle passait,
Adeline ne voyait plus que de sombres visages. Les femmes,
harassées et sales, sortaient du fond des étables, ou mettaient les
*772 REYUE DES DEUX MONDES^
chevaux à la charrue, ou encore essayaient de se tenir en
équilibre sur le siège étroit des faucheuses. Puisque les hommes
n'étaient plus là, elles faisaient la besogne des hommes.
Quelques-unes, assises, près des carreaux de leurs petites
fenêtres, devant un encrier poussiéreux et un cahier de papier
blanc, rêvaient longuement.
Elles recevaient bien la colporteuse et lui demandaient si
dans ses courses elle n'avait pas recueilli quelques nouvelles de
là-haut, de ces nouvelles qu'on ne met pas sur le journal et
qui sont plus sûres. Mais elles n'achetaient plus de peignes, ni
de bijoux et le commerce allait mal. Adeline ne s'en apercevait
pas. Quand le vent glacé la frappait aux épaules ou lui brûlait
le visage, quand ses semelles collaient à la terre boueuse, elle
pensait seulement, sans pouvoir se rassasier de cette joie : « Il
est là! Je le garde. » Et, ne sentant point le froid, elle brûlait
toute au contraire du grand frisson qui secouait son corps sec.
L'hiver venu, elle dut comme chaque année interrompre
ses courses pendant quelques semaines. La maison était basse
et chaude. Firmin, en cette saison, faisait métier de vannier.
11 s'asseyait au coin du feu, une corbeille hérissée de joncs
entre ses genoux, et Adeline demeurait auprès de lui, à ra-
vauder du linge et quelquefois à ne rien faire qu'à le regarder.
Elle ne s'inquiétait point des nouvelles de laguerre et, quand
M. Firmin tenait son journal à la main, elle ne demandait
jamais : « Qu'est-ce qu'on dit là-dessus? » Pourtant elle rentra
un soir bouleversée d'avoir entendu crier de la route la jeune
femme du charron à qui le garde venait d'apprendre la mort de
son mari. Et elle plaignit une fille en service chez les Galvier
et qui avait perdu son amant. Elle imaginait, comprenait, par-
tageait seulement la douleur des amoureuses, et l'on eût dit que
pour elle nulle autre douleur que celle-là ne dût se lamenter
sous le terrible ciel. D'ailleurs elle voyait peu de femmes, ne
recevait point de confidences, ne s'attardait jamais chez la
bouchère malveillante ou l'épicière hostile, et l'hiver semblait
isoler encore davantage des autres maisons sa maison isolée.
Un jour de février, oii le vent du Nord soufflait avec moins
de force, elle voulut recommencer à sortir et s'en aller vendre
aux gens des fermes des mitaines en tricot qu'elle avait reçues
de Paris. Mais, vers le milieu de l'après-midi, comme elle
était très loin, dans les « [les, » des nuages de nouveau se for-
MADAME FIRMIN.
113
mèrent dans le ciel et la pluie bientôt tomba avec force.
jyjme Firmin se mit à courir et vint se réfugier dans une petite
grange où vivait, seule en ce moment, son fils étant à la guerre,
une femme veuve qu'on appelait la Biaise et qui avait un bon
cœur.
— Est-ce que je peux m'abriter un peu chez vous, madame
Biaise?
— Sûr, madame Firmin. Entrez donc et chauffez-vous
bien. Voyez. Je suis en train à finir mes « caillettes. »
Eclairée par un grand feu de bois et par une petite lampe de
cuivre suspendue aux solives enfumées, elle hachait avec de la
chair de porc les herbes odorantes de la montagne et elle en
faisait de petits pâtés. Quand ils furent terminés, elle planta
sur chacun un brin de « farigoule » qui lui fit un panache
aigu, se tenant tout droit, et elle les rangea soigneusement
dans un long plat de terre brune.
— Je les donnerai ce soir à la boulangère, dit-elle, et elle
les mettra dans son four. Demain elles seront cuites et je les
porterai à la gare.
Elle essuya ses mains grasses à son tablier de toile bleue.
Ses yeux se mouillèrent. Sa bouche trembla.
— Il sera content, le petit, pensez donc, d'avoir des
caillettes. Il les aime tant! Il m'a écrit l'autre jour : « Nous
ne manquons de rien, mais je voudrais manger des choses de
chez nous. » Alors, j'ai fait des caillettes. Ça se conserve bien.
Je les mettrai dans une petite caisse pour qu'elles ne lui arri-
vent pas tout écrasées.
— Elles sentent bon, dit Adeline... oui, elles sentent bon.
Elle regardait cette femme qui pleurait tout à fait, qui se
permettait de pleurer maintenant que sa besogne était accomplie.
— C'est trop dur tout de même qu'on nous les prenne
comme ça. Ah 1 je dis toujours, moi, si toutes les mères s'étaient
réunies pour crier et empêcher qu'on leur prenne leur fils, ça
n'aurait pas été, cette guerre! Sur, que ça n'aurait pas pu être.
Et la Biaise s'assit en face de M""® Firmin, sur une chaise
de paille boiteuse et basse; joignant les mains, ses bras nus
allongés entre ses genoux, elle continua de parler lentement
en regardant le sol de terre battue.
— Penser qu'on les a faits avec son sang, que pour les
avoir on a manqué d'y rester; qu'on a passé les jours, les nuits,
774 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on avait mal dans la poitrine seulement de les entendre
tousser; penser qu'on était si fièrc quand ils savaient lire,
quand ils tournaient si bien une lettre que père et mère
étaient devant eux comme de pauvres ignorans. Et puis, ça
devient fort. C'est des hommes. Ça vous dit : la terre du clos
est dure à retourner, n'aie pas peur! j'en viendrai bien à bout.
Ça compte, ça discute, ça sait tout faire avec sa tête, avec ses
bras. Et puis, voila, on vous les emmène pour qu'on vous les
tue... Il est peut-être mort, le mien, en ce moment... J'ai eu sa
lettre hier, mais depuis... Ah! madame Firmin, j'ai honte de
parler comme je fais et de pleurer devant vous, mais j'ai trop
pensé à tout ça aujourd'hui en faisant mes cailleltes... Allez!...
faut en avoir pour comprendre ce que c'est, et dans quel état
ça vous met et comme ça vous fait mourir, de savoir qu'on
vous les tue...
— Oui, dit Adeline... évidemment... ahl c'est dur... c'est
dur... oui... pour être dur...
Sa parole était preste d'ordinaire, mais, en ce moment, elle
cherchait ses mots avec un peu de peine. Elle attendit quelques
instans et puis elle s'approcha de la fenêtre, regarda dehors la
terre mouillée, revint près du feu et fut à la fenêtre une fois
encore. Elle était comme étourdie. Elle dit à voix haute: « J'aurai
pris froid tout de même. » Et elle demeura plus de trois
minutes le front aux vitres, avant de pouvoir se rendre compte
si la pluie avait cessé ou si elle tombait encore. Enfin elle dit :
— Ce n'était qu'une averse. Faut profiter de l'éclaircie. Je
m'en vais, madame Biaise... Au revoir et merci bien.
Elle aurait dû ajouter quelques paroles de reconfort et
d'espérance, elle le sentait bien ; mais elle continuait de ne
rien pouvoir trouver dans sa tête qui tournait un peu. Elle s'en
alla lentement. Et quand elle eut fait deux cents mètres :
— Qu'est-ce Je me pense? dit-elle. Voilà que j'ai pris le
chemin tout à l'envers.
Elle ne revint point cependant sur ses pas. Elle n'avait pas
envie de marcher aujourd'hui et elle se trouva rentrer chez elle
plus tôt qu'elle n'avait résolu. La fumée de son toit, comme
toujours, fut douce à son cœur. Et quand elle fut dans la pièce
accueillante où M. Firmin, près d'un grand feu, tressait des
corbeilles, elle oublia son malaise.
Lo soir, après le souoer, M. Firmin prit son journal et elle
MADAME FIRMIN. 775
de gros bas qu'elle reprisait. La lampe sans abat-jour les éclai-
rait durement. On entendait le vent se déchirer en sifflant à
l'angle de la maison. Le chat blanc, près des cendres, râlait de
béatitude. L'édredon qui couvrait le lit de noyer se gonflait
chaudement dans l'ombre des rideaux. L'homme tout à coup
leva les yeux.
— A quoi donc que lu te penses? demanda-t-il.
Adeline était inactive, l'aiguille aux doigts, la tête penchée
un peu, les yeux fixes sous ses sourcils froncés qui faisaient son
front plein de rides.
— A rien, dit-elle.
Mais, un peu plus tard, elle interrompit Firmin dans sa
lecture.
— Tout de même, dit-elle, ce ravin de la Fille-Morte où ils
se battent si fort en ce moment... En voilà un endroit! ça doit
porter malheur, un nom pareil!
Des semaines passèrent, des mois peut-être. M"*^ Firmin
était toujours coquette et toujours heureuse. Au printemps, elle
porta des corsages clairs et des tabliers de soie. Un rayon de
jeunesse faisait son visage plus lisse, quand elle passait le soir
sur les routes, tendrement suspendue au bras de M. Firmin. Et
les femmes, au seuil des portes, n'avaient plus envie de rire
devant son bonheur et l'enviaient sombrement.
Elle avait eu l'idée d'adjoindre à la bimbeloterie qu'elle
continuait de vendre et que personne n'achetait plus, quelques-
uns de ces menus objets que vantent les journaux à leur der-
nière page comme étant aux soldats d'une utilité extrême :
briquets, boutons, épingles ou chaînes. Elle les faisait venir de
Marseille ou même de Paris ; cela se vendait très bien : toutes
les femmes en voulaient avoir pour les glisser dans les paquets
qu'elles envoyaient au front. Et les longues courses d'Adeline
étaient rarement inutiles; sa fatigue redevenait fructueuse.
Un jour, elle passa devant la grange de la Biaise; aj'ant
réfléchi un moment, elle s'arrêta pour demander si le petit
soldat avait bien reçu les « caillettes. » Et de nouveau, sans la
moindre nécessité, elle repassa par là la semaine suivante et
chacune des autres semaines. Cela se trouvait ainsi. Un hasard.
Elle pensait elle-même : « C'est drôle.. Voilà que je viens bien
776 REVUE DES DEUX MONDES,
souvent de ce côte' maintenant. » Une fois, le lendemain d'une
bataille où le chiffre de nos morts avait été très grand et dont
on parlait dans toiit le pays, elle dit à la mère désolée :
— Tenez, vous enverrez cela de ma part à votre fils. 11 ne
faut pas me payer. C'est un cadeau.
Elle lui tendait le plus beau de ses briquets. La semaine
suivante, elle offrit un savon et deux douzaines d'épingles
nickelées. Peu à peu elle prit l'habitude de venir plus souvent.
Quand elle arrivait, elle ne demandait plus des nouvelles de
l'enfant, elle ne prononçait pas même son nom. Elle disait
simplement, avec une émotion visible : u Eh bien? «Et la Biaise
reconnaissante savait ce que signifiait cette question et ce qu'il
fallait y répondre. La pauvre femme faisait entrer Adeline dans
la maison. Elle apportait les enveloppes jaunes, sans timbre,
reçues du front. Souvent elle s'excusait :
— Vous êtes pressée... Je vous fais rester là... Mais je ne
vois personne par ici. Ça me fait du bien de parler de lui avec
vous. )
— Et ça me fait plaisir, à moi, répondait Adeline.
Elle parlait en vérité, mais ne cherchait point à connaître les
raisons de ce plaisir dont elle devenait singulièrement avide.
Vers le milieu de juillet, un soir, en approchant de la grange,
elle s'étonna de voir grande ouverte la porte de l'étable. Les
quelques moutons que possédait la Biaise rôdaient sans surveil-
lance dans le potager et broutaient voracement la feuille tendre
des haricots et les petits choux qui sortaient de terre. Adeline
pour les chasser de là leur jeta quelques pierres. Elle appela :
— Madame Biaise !
N'ayant point de réponse, elle entra dans la salle et ne trouva
personne. Mais un gémissement venait de la « patouille. »
Adeline poussa la porte derrière laquelle stagnait une odeur de
vin, de pommes, de bois et d'oignons. La Biaise était là, couchée
sur de vieux sacs, dans l'ombre moisie. Elle ne pleurait pas.
Au fond de sa gorge roulait un râle interminable, terrible à
entendre, et qu'un désespoir où se roidissaient tous les nerfs
empêchait de devenir un sanglot.
— Madame Biaise! répéta Adeline épouvantée.
L'autre se dressa brusquement, hagarde et d'abord ne la
reconnaissant pas. Son regard était sec et trouble. Elle bégayait.
Enfin elle prononça :
MADAME FIRMIN^
771
— Vous ne sarez pas... Le garde est venu...i
D'avoir parlé la soulagea. Elle cria, les poings aux joues :
— Secours, mon Dieu, secours!
Tout d'un coup elle s'emporta contre cette femme qui était
là, près d'elle, immobile et n'osant rien dire.
— Laissez-moi, proféra-t-elle, laissez-moi. Allez me chercher
ma sœur qui est au bourg. Vous, d'abord, vous ne pouvez pas
comprendre.
— Mais si, dit Adeline, je comprends.
Et elle se mit à sangloter. Elle pleurait à plein cœur, comme
pour son propre compte. Ceci sauva la Biaise qui, devant tant
de larmes, put pleurer à son tour. Elle tomba dans les bras de
Mme Fiiniin, et celle-ci, la retenant contre elle, sentait toute
son épaule mouillée par le ruissellement du pauvre visage,
tandis que ses larmes à elle trempaient le cou et les cheveux de
la mère infortunée.
Le bêlement d'une brebis, étonnée de sa liberté et qui
hasardait deux pattes tremblantes sur la marche du seuil, les
sépara. La Biaise, laissant le vent froid sécher son visage, courut
dehors, rassembla son petit troupeau, le poussa dans l'étable,
ferma la porte; mais, avide de retrouver sa peine, elle se hâta
de rentrer dans la salle où Adeline pleurait toujours, pressant
son mouchoir sur ses deux yeux et ne pouvant se calmer.i
— Secours! gémit encore la Biaise. Ah! secours...
Elles restèrent ensemble plus de deux heures assises côte à
côte, pressées l'une contre l'autre et parlant du mort. La mère
évoquait des souvenirs. Et voici qu'Adeline, bien que n'ayant
' jamais connu ce jeune homme, se mit, elle aussi, d'une voix
lente et sourde, à raconter des choses de sa petite enfance.
— Il était grand pour son âge. A dix ans on lui en donnait
quinze, des fois. Il promettait bien de devenir beau et fort.
— ' Il était intelligent. Le maître m'avait dit, un jour, quand
je l'ai retiré de l'école : « Si vous me le laissez, je l'enverrai dans
un lycée des villes. Il n'a qu'à lire une chose pour la savoir
par cœur. »
— C'est bien vrai qu'il élaît un peu colère. Il s'emportait
trop vite... il disait des choses...
— Oui, mais si brave au fond, si bon cœur.
— Ce qu'il avait de mauvais, c'était la faute du père, bien
sûr!
778
REVUE DES DEUX MONDES.
— Et de la mère aussi. Qui peut savoir? quand ils sont
petits, ils prennent tout le mauvais de l'un comme de l'autre.
Le bon vient plus tard : quand ils grandissent et quand ils
savent comprendre les choses.
— Une fois il s'est jeté devant le chien qui voulait me
mordre... Oui... le cœur était bon au fond...
— Une fois qu'ils étaient à prendre des poissons au « Gour »
il a repêché un petit qui se noyait. Il m'est revenu tout déchiré,
sale, couvert de vase. Je l'ai fâché bien fort. Je crois même que
je l'ai battu. Oui, je l'ai battu. Ah I que le bon Dieu me par-
donne, qu'il me pardonne, mon petit. On n'a jamais assez d'in-
dulgence pour ses enfans.
— Non... jamais... jamais...
— Et les remords qu'on a après...
— Ah! les remords!...
Elles dialoguaient ainsi, s'imaginant parler d'une même per-
sonne, se comprendre, se répondre... Et la Biaise, dans sa dou-
leur, ne songeait pas à s'étonner de certaines incohérences...
La nuit vint, l'heure sonna. Adeline se leva pour partir.
Rentrée chez elle, elle ne prit d'autre soin que de relever d'un
coup de main ses .cheveux tout défaits qui tombaient sur ses
yeux et s'assit à table en face de M. Firmin, coiffée en sorcière
et toute gonflée de larmes. Il la regarda avec surprise, la trou-
vant bien vieille, ainsi défaite, et laissant voir toute sa contra-
riété sur son naïf visage.
*
Elle retourna deux fois chez la Biaise et puis cessa de s'in-
téresser à elle. Mais une autre mère, dont le fils se battait du
côté de l'Alsace, habitait au bout du village une pauvre maison
et racontait sa peine à qui voulait l'entendre.
Adeline prit l'habitude de venir chez cette femme; elle por-
tait chaque fois un petit présent et se faisait lire les lettres du
soldat. Cette maison n'était pas isolée comme celle de la Biaise.
Des gens à tous momens passaient devant la porte. Ils regar-
daient curieusement, ils entraient même, voyant M"^ Firmin
installée là et se demandant ce qu'elle pouvait bien y faire.
— Ah!... ah! ricana-t-on bientôt, voici qu'elle ne trouve
plus M. Firmin assez frais pow: elle... Il les lui faut plus jeunes
encore...
MADAME FIRMIN.
719
Et Ton chuchota quelque temps plus tard :
— Vous ne le saviez pas, que M™" Firmin avait été avec le
fils de la Biaise et avec le fils de Mélie Mornas. Elle se dessèche
de ce que l'un soit mort et l'autre au danger... Tout de même,
cette femme !
M. Firmin entendit parler ainsi un soir qu'il travaillait à
la presse à fourrage du côté de Mondragon. Il ne releva pas ces
propos et s'écarta seulement un peu de ceux qui les tenaient.
Pendant le souper il rapporta la chose à Adeline avec douceur
et prudence et sans lui faire aucun reproche.
— Après tout, qu'est-ce que tu as besoin d'y aller tout le
temps, chez cette Mélie Mornas? demanda-t-il songeur et lent,
cherchant gravement à comprendre, qu^est-ce que tu as besoin
d'y aller?
Adeline, accoudée sur la table, regardait fixement la flamme
dure de la lampe.
— Ahl...je ne sais pas... dit-elle aveè sincérité, je ne sais pas... t
Comme elle paraissait n'avoir point envie de bouger,
M. Firmin tira devant lui le saladier et se mit en devoir d'as-
saisonner les petites feuilles de chicorée, dures et vertes, avec
les tomates coupées en tranches. Il versa le vinaigre et l'huile,
mit le poivre, et battit soigneusement. Ensuite il servit sa
femme, lui coupa une tranche de pain et se mit à manger.
— Et... des fois... dit-il après avoir mâché longuement ses
premières bouchées, si tu n'y retournais plus chez Mélie
Mornas?... Ça vaudrait peut-être mieux.
— Pourquoi? cria Adeline, s'emportant si brusquement
qu'il demeura tout interdit. A cause de ce que^ disent les gens?
Est-ce que nous avons à nous en occuper, nous, de ce que
disent les gens?
— Sur, dit M. Firmin parlant pour la calmer plus précipi-
tamment que de coutume, oh! sûr que ça nous est bien égal...;
Il reprit un peu de salade, but du vin dans son gros verre et
hocha la tête.
— Tout de même... ajoula-t-il.
*
Le fils de Mélie Mornas fut tué au début de l'automne. Ade-
line pleura ce jeune homme inconnu comme elle avait pleuré
le fils de la Biaise qu'elle ne connaissait pas davantage.
780 REVUE DES DEUX MONDES.i
Un camarade ayant écrit aux parens tous les détails de cette
mort, elle les entendit avec une avidité sombre. Et elle les
redit plusieurs fois à M. Firmin qui l'écoutait avec patience
mais s'étonnait un peu. Maintenant, chaque soir, elle s'emparait
du journal et il devait attendre qu'elle en eût terminé la lec-
ture. Elle s'indignait, elle grondait en serrant le poing : tout de
même, si ça ne devrait pas finir!.,. Fréquemment elle entrait
dans la salle de la mairie, regardait la carte pendue au mur,
jaunie, moisie, tachée des mouches, où étaient piqués de petits
drapeaux. Et elle disait tout bas, pensivement :
— Ils sont là, alors... ils sont là!...
Elle se lia d'amitié avec une autre mère encore, Jeanne
Lignon, qui tenait dans la grande rue un commerce de boulan-
gerie. De tout l'hiver, elle ne bougea point de chez elle. La
Lignon n'était point une bonne femme comme la Biaise ou
Mélie Mornas, mais elle tolérait la colporteuse à cause des
cadeaux que celle-ci apportait et qui permettaient d'adresser au
front des envois peu dispendieux. Adeline, plusieurs fois par
semaine, venait à la boulangerie. Elle disait: « Bonjour!... Et
alors, les nouvelles, toujours bonnes? » Si Jeanne Lignon consen-
tait à lui montrer une lettre reçue et de petites photographies
prises dans les tranchées, où souriaient crânement de jeunes
têtes sous des casques bien enfoncés, elle allait s'asseoir au
fond de la boutique, dans la poussière blanche de la farine et la
bonne odeur du pain chaud. Elle restait là, tenant ces pauvres
papiers dans sa main après les avoir lus et les avoir regardés;
et tout d'un coup elle se levait, nerveuse, serrant son châle sur
ses épaules.
— Eh! bien! au revoir, madame Lignon. J'espère que tout
va continuer à marcher comme ça, pour le mieux.
Vers la fin de l'hiver, elle vint plus souvent, toujours inquiète
et impatiente de savoir, mais elle ne s'asseyait plus et retour-
nait bien vite chez elle, n'aimant point à s'éloigner lorsque
M. Firmin était seul au logis, à cause d'une voisine fâcheuse qui
lui donnait du tourment. C'était une belle fille d'une trentaine
d'années, Mion Madier, qui se disait couturière et ne paraissait
que fort peu sérieuse. Elle était venue habiter au bout du verger
des Firmin la première maison qui se trouvait là et elle se mon-
trait trop aimable et trop gaie, agitée, chantante, coquette, et
riant hardiment à M. Firmin dès qu'il venait dans son jardin.
MADAME FIRMIN.
*
* «
781
C'était le second printemps de la guerre, et le jour, couleur
d'argent, demeurait longtemps au fond du ciel. Dans les jardins
broussailleux où bleuissent les figuiers, les femmes vaquaient,
plus paresseusement à leur travail. Mion Madier, quand elle
venait sur sa porte, dégrafait trois boutons de son corsage qui
laissaient voir son cou blanc.
Elle était ainsi un matin, appuyée des deux épaules au
battant de bois plein, la tête renversée un peu, et tout enve-
loppée de la brise chaude qui apportait de la montagne le goût
des herbes odorantes. M. Firmin, qui était venu jusqu'à la haie
tirer de l'eau du puits commun aux deux maisons, la vit et
oublia de rentrer chez lui.
— Hé bonjour, Mionet, dit-il, ayant cherché longtemps ce
qu'il pourrait dire.
— Bonjour !... dit-elle. Et montrant le seau plein : C'est
lourd, n'est-ce pas, par ce beau temps?... Puis voulant plai-
santer : Est-ce que vous ne pourriez pas en tirer un pour moi
aussi, pendant que vous y êtes?
Il hésita un moment, mais il hésitait toujours avant de
parler.
— A votre service! répondit-il enfin.
Alors, en riant, elle prit le seau qui était à ses pieds et le
lui tendit par-dessus la haie. Elle se pencha pour le regarder
monter du puits noir et quand il fut à sa portée, ruisselant et
glacial, elle le tira à elle et le déposa sur la margelle.
— Grand merci, dit-elle, vous êtes complaisant et fort,
monsieur Firmin. M™* Firmin a de la chance.
— Hé, riposta-t-il avec une fatuité qui voulait être légère
et pleine de finesse, oui, pour sûr, qu'elle en a, de la chance !
H hésita encore, voulant être aimable et s'embarrassant
dans des projets de phrases dont il ne trouvait pas la fin. H
prononça cependant, après trois minutes de silence :
— Pour ce qui est de vous aider, Mionet, chaque fois que
je pourrai le faire...
Jamais il n'en avait dit aussi long. Elle le regarda de son
regard provocant, qui ne baissait point devant les yeux des
hommes, et elle rit doucement, comme si dans c»s par«l©« ell«
avait su voir des choses qui lui faisaient plaisir.
782
REVUE DES DEUX MONDES.
M. Firmin la suivit du regard, tandis qu'elle s'éloignait entre
les cardons et les choux, roulant ses hanches fortes dans son
jupon à deux volants. Quand il se retourna, il vit Adeline, debout
devant» l'appartement » des lapins. Elle attendait l'eau, pour
mettre la soupe qui cuirait pendant son absence, et elle parais-
sait me'contente et triste. Aussitôt M. Firmin fut tout pénétré
de remords. Il retourna vers elle avec un bon regard plein de
promesses et de confusion :
— Je ne lui parlerai plus, dit-il, si tu le défends.
Elle haussa tristement les épaules. Mais il la prit dans ses
bras. Elle avait mis sur elle un parfum dont elle vendait de
petits flacons. Son linge était propre et ses cheveux bien
soignés. Et M. Firmin l'embrassa avec un plaisir dont elle sut
bien reconnaître qu'il était réel et même violent. Alors elle
reprit un peu de confiance : -,
— Partons ensemble, ordonna-t-elle. Ce soir je rentrerai de
bonne heure et tu viendras sur la route au-devant de moi. Je te
causerai au sujet de cette fille...
— C'est cela, approuva docilement Firmin.
Ils se retrouvèrent sur la route, au petit pont de la Pierre,
comme le soleil venait de disparaître. Et tout de suite Adeline
commença de dire ce qu'elle avait tu le matin afin que la
journée de travail ne fût gâtée pour personne.
— Qu'est-ce je vais devenir maintenant, s'il faut que je te
surveille à toutes les heures du jour? Ce n'est pas une vie. Dès
que lu la vois, cette Mion de rien du tout, il faut que tu t'en
ailles rôder autour d'elle. Quand je pense «jue tu lui as tiré de
Feau du puits! Qu'est-ce que je suis, moi, alors, si tu l'aides
dans son travail comme moi dans le mien? Est-ce que tu ne
m'aimes plus, dis, ou si tu ne veux plus que je t'aime ?... Il y a
des momens où je me pense : « Mais est-ce que je ne vais pas
devenir plus malheureuse encore que dans le temps, quand il
m'a emmenée de là-bas?... »
— Oh!... non, supplia M. Firmin avec une désolation si
sincère que ses yeux devenaient humides, non! Je promets...
Elle riposta :
— Tu es faible. Sûr que tu ne veux pas me faire de cha-
grin, mais, si ça se présente, tu m'en feras tout de même..
Humblement il répéta sa promesse du matin :
— Je ne lui parlerai plus, à cette Mion.
MADAME FIRMIN. 783
— Si, affirma-t-elle, tu lui parleras quand j'aurai le dos
tourné, et tu ne t'apercevras même pas que tu fais le mal.
Mais vois-tu, si tu lui dis jamais autre chose que bonjour ou
bonsoir... Ah !... tu sais!
— Je dirai seulement bonsoir et bonjour, et pas même cela,
si tu le défends, ma Deline.
Il prononça cela de telle sorte qu'elle en fut attendrie mal-
gré sa colère ; et elle l'eût embrassé volontiers. Mais à ce
moment ils traversaient le village. Des gens les regardaient.
Elle ne put que presser contre elle le bras enlacé au sien.
— Ne pas lui dire bonjour, ni rien du tout, c'est difficile.
Elle penserait que je suis jalouse, peut-être... Ahl là... là...
Jalouse de çal... Mais écoute. Voilà comme j'ai pensé qu'on
pourrait faire...
Elle s'interrompit brusquement. Ils arrivaient devant la
maison de la boulangère ; il y avait là une carriole attelée et
Jeanne Lignon montait dedans, toute larmoyante et ne voyant
personne. Des voisines, se précipitant à l'aider, lui tendaient de
petits paquets, pressaient sa main, et elles crièrent dans la
poussière que soulevaient en tournant les roues rapides : Que
le bon Dieu vous accompagne !
— Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda M. Firmin. Où va-
t-elle?
— Peuchère I... dit une femme, c'est son fils qui est blessé,
dans un hôpital, et qui la demande. La dépêche est arrivée tout
à l'heure.
— Savoir, dit une autre, si elle le trouvera encore vivant 1
— Savoir ! dit Firmin avec un geste vague et un soupir
apitoyé.
Ils passèrent. Adeline ne s'était point exclamée. Elle
avait en silence regardé partir Jeanne Lignon et pas un mot de
pitié ne lui était venu pour ce jeune homme dont tout l'hiver
elle s'était si passionnément inquiétée. Seulement, au bout
d'un petit instant, elle détacha son bras du bras de son amant,
et elle se mit à marcher plus vite, avec une espèce de fièvre.
Firmin , gêné et la croyant tout à coup furieuse, voulut reprendre
leur entretien.
— Qu'est-ce que tu disais donc? demanda-t-il.
— Je ne sais plus, répondit-elle si doucement qu'il vit bien
que ce n'était pas par mauvaise humeur qu'elle répondait ainsi.
7S4 REVUE DES DEUX MONDBSji
Et ils ne parlèrent plus de Mion Madier.
Arrivée chez eux, Adeline continua de se taire et après le
souper, dans la lumière finissante, elle se mit à disposer son
petit éventaire comme elle faisait au moment des grandes fêtes,
quand la vente promettait d'être belle.
M. Firmin, inquiet, demandait de temps à autre :
— Tu es fâchée?
— Mais non, répondait-elle avec toute sa tendresse.
La nuit entière, pendant qu'il ronflait à ses côtés, elle
demeura soulevée sur le traversin, regardant l'ombre avec ses
yeux brillans; et elle se leva vers quatre heures, comme l'aube
venait de paraître, paisible et n'ayant point dormi.
— Je m'en vais pour deux ou trois jours, tantôt, dit-elle à
M. Firmin comme elle lui servait le café du matin, deux ou
trois jours... ou peut-être davantage.
— Tu t'en vas!... dit-il sans beaucoup s'étonner. Puis,
ayant réfléchi :'Tu ne peux donc pas écrire pour qu'on t'envoie
les choses, ajouta-t-il, car il croyait qu'il s'agissait d'un
achat d'objets destinés à son commerce... Il vaudrait mieux
écrire.
— Non ! dit Adeline. Il n'y a pas à écrire. On ne me répon-
drait pas. C'est chez moi que je m'en vais.
— Chez toi ?
Et M. Firmin ne comprenait plus du tout. Il regarda au-
tour de lui les murs peints à la chaux, et il regarda au-dessus
de sa tête les poutres du plafond.
— Est-ce que tu n'y es pas chez toi?
Tout d'un coup, il pencha son buste vers sa compagne,
inquiet, craignant que le soleil de mai ne lui eût un peu, pen-
dant ses longues courses, dérangé la tête...
— Dis... Deline... ça n'est donc pas ici chez toi?...
— Non, dit-elle.
D'un geste de la tête, par-dessus son épaule, elle indiquait
la grand'route qui passait devant la maison et descendait vers
le Sud.
— C'est là-bas...
— Lk-basI s'exclama Firmin.
Il avait compris. 11 demeura la bouche entr'ouverte et les
paupières battantes sur ses yeux stupéfaits. Avec une tranquil-
lité très grande, Adeline expliqua :
MADAME FIRMIN.
785
— Je veux savoir des nouvelles de mon fils. Il le faut. Je ne
peux plus durer comme ça.
— Ahl dit M. Firmin au bout d'un instant... oui... C'est
vrai...
Plusieurs fois, depuis que c'était la guerre, il y avait pensé
à ce petit que sa mère semblait oublier. Un commencement
d'indignation se formait en lui. « Gomment peut-elle?... » se
demandait-il. Puis il laissait cela, trouvant que ce n'était pas
à lui d'en parler et jugeant que peut-être les choses étaient
mieux ainsi. A présent, dans son accommodante sagesse, il
disait encore : « Tant mieux... » et il lui plaisait qu'Adeline
n'eût pas à l'égard de l'enfant ce cœur fermé et monstrueux
dont sa simple bonté s'épouvantait un peu.;
— Oui... oui..., dit-il encore.
nia regardait aller et venir dans la chambre, tirer de l'ar-
moire sa jupe de drap bleu et son corsage de soie à raies
blanches et vertes. Puisqu'il admettait son projet, il n'avait
plus rien à ajouter là-dessus. Il demanda seulement :
— A quelle heure est-il, le train?
— A six heures, répondit-elle brièvement.
Il ajouta, deux minutes plus tard, parce que le silence, en
ce moment, le gênait un peu :
— Tu es bien sûre ?
— Oh 1 dit elle, oui! Je me suis informée déjà il y a plus
de trois semaines.
— Bien 1... approuva M. Firmin.
Et, quelques minutes ayant passé encore :
— Mais si tu arrives là-bas comme ça, ton mari?...
— Ecoute, dit-elle, j'ai pensé à tout. J'arriverai à la nuit. Je
ne coucherai pas à l'auberge pour ne pas qu'où me reconnaisse
et que personne dans le pays ne puisse dire que je suis là. Je
marcherai sur la route. Je m'assiérai sur le petit mur qui borde
la propriété de M. TanJier. Les nuits sont chaudes. Quand il
fera jour, je tirerai mon chapeau sur mes yeux et je marcherai
vers l'Olivette. Vincent Roux ne sera pas là. Pendant dix-huit
ans qu'a duré notre mariage, il a passé à Avignon toutes ses
nuits du samedi au dimanche et sa journée du dimanche. Ses
habitudes n'ont pas dû changer. Il n'y aura à la maison qu'une
servante. Et elle ne me reconnaîtra pas, même si c'est une
fille du pays... parce qu'en huit années, je me suis faite vieille.
TOME XLII. — 1917. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES*
Elle n'avait pas hésité avant de prononcer cette phrase
redoutable. Et même, comme Firmin paraissait n'avoir pas
entendu, elle insista, cherchant, sans bien savoir pourquoi, à
ce qu'on lui fit du mal :
— N'est-ce pas que je me suis faite vieille ?
— Dame I... avoua-t-il simplement.
Un soupir souleva la poitrine d'Adeline. Elle continua bien
vite :
— Je m'approcherai. Je dirai à cette fille que je veux lui
vendre quelque chose, et nous causerons... Voilai
Firmin remarqua :
— C'est bien arrangé, mais depuis quand as-tu pu te penser
tout ça ?
— Je ne sais pas, dit-elle. Depuis des jours et des mois.:
Une fois, je trouvais un empêchement et une fois un autre;
mais je trouvais toujours aussi le moyen de tout arranger.
Hier soir, je me suis pensé : « Ça y est ! Cette fois je n'en peux
plus. J'y vais, » mais tout était arrangé déjà dans ma tête, et
ça fait que je peux partir tout de suite.
Firmin se leva et alla décrocher sa veste de travail pendue à
un clou, entre l'armoire et le lit.
— Comme ça, dit-il, quand je rentrerai ce soir, je ne te
trouverai plus à la maison ?
— Non pas, mon pauvre, dit-elle en le regardant avec une
tristesse tendre.
— Et tu reviendras quand?
— Après-demain peut-être... ou plus tard... Quand on est
parti, on ne sait pas !.. .
Dans sa pensée, elle entrevoyait un voyage qui pouvait être
long. Si le petit était à un hôpital, par exemple, comme celui
de Jeanne Lignon, bien sûr qu'elle prendrait tous les trains
qu'il faudrait pour aller l'embrasser et rester un peu près de
lui.
— Ce que le temps va me durer ! dit Firmin en secouant la
tête.
Songeur, il regardait dehors, cherchant le ciel comme font,
sans même y réfléchir, tous ceux qui sont en tourment. Mais ce
qu'il rencontra, au bout de son regard, ce fut, au milieu des
troènes poussiéreux, le visage frais de Mion Madier.EUe n'était
pas coiffée encore. Ses cheveux lâches se gonflaient au bord de
MADAME FIRMIN.
787
ses joues lumineuses. On voyait ainsi comme ils étaient abon-
dans. Leur masse était sombre, mais des mèches fauves cou-
raient et se tordaient au travers. La belle fille étendait du
linge sur une corde, et c'étaient trois chemises à elle, fort
courtes et d'une étoffe légère, qui n'étaient point festonnées
lourdement à la mode des campagnes, mais garnies d'une den-
telle large qui devait faire tout le tour du corps et repasser
sur les épaules. Le regard de M. Firmin ne se leva pas jus-
qu'au ciel ; il demeura là sur cette fille et ses chiffons blancs, et
]y|me Firmin vit tout cela comme il le voyait lui-même. Son
visage fiétri se contracta, ses yeux brillèrent, sa bouche trem-
bla. Une dernière hésitation torturante lui fit emmêler et tordre
ses doigts. Elle ouvrit la bouche...
Qu'allait-elle dire à son amant ? Quelle défense prononcer
ou quelle prière? Mais elle haussa les épaules. Puisqu'il lui
fallait partir, de quoi serviraient les paroles dites en ce mo-
ment, au moment qu'elle ne serait plus là? Et silencieuse, avec
un grand soupir, pauvre être tourmenté par des instincts
profonds, passive devant eux comme sont toujours les simples
aux grandes heures de leurs petites vies, elle commença de
brosser avec soin la jupe qu'elle mettrait tout à l'heure pour
voyager.
*
La nuit de mai, pure et ronde, s'appuyant tout autour de
l'horizon sur les petites collines, enferme la plaine. Il y flotte
une odeur de terre, d'herbes et de fleurs, légère à respirer et -
qui cependant oppresse un peu. M"^*^ Firmin est assise sur le
mur bas de la propriété de M. ïardier. Elle a posé son éven-
taire auprès d'elle et joint ses mains sur ses genoux. Tout à
l'heure, dans la petite gare, elle a passé si vite, tendant son
billet à l'employé et détournant le visage, qu'elle n'a pas eu le
temps de se reconnaître. Elle ne pensait à rien, elle n'avait
pensé à rien tout le temps du voyage qu'à n'être pas reconnue
quand viendrait ce moment-là. Ensuite elle a marché pendant
plus d'une heure. Et maintenant, tranquillisée, sachant sa
maison là-bas devant elle, au bout de ce chemin, dans lé tas
sombre que font les chênes et les platanes pressés, elle peut
réfléchir. Elle pense. Jamais de sa vie elle n'a pensé ainsi ; elle
ne croyait pas qu'on pût le faire et sentir de si violentes émo-
788 REVUE DES DEUX MONDES.
lions sans rien voir, sans rien entendre, sans rien faire que
d'être assise sur un petit mur, au bord d'une route nocturne,
avec ses deux mains croisées sur ses genoux.
Elle pense à son fils, et c'est une douceur dont son cœur
tremble et dont tremble tout son être, une douceur pareille à
celte nuit toute pleine de bonnes odeurs et de petits souflles
délicieux. Il est là-bas, sans doute, sur le front; mais cependant
elle est tout près de lui, parce que c'est être tout près des gens
que d'approcher la maison dont les murs ont enfermé chacune
des heures de leur vie. Son fils!... Elle a un fils!... Le frisson
dont tremble son cœur devient un battement puissant, qui fait
courir en elle, avec son sang plus vif, la force et la joie. La
Biaise disait : « Faut en avoir pour comprendre ce que c'est. »
Elle comprend, puisqu'elle en a un. C'est-à-dire qu'elle a tou-
jours compris, mais elle ne le savait pas. Maintenant, elle sait,
et c'est tout le changement. 11 y avait quelque chose qui a
commencé de la préoccuper un peu, et ce quelque chose est
devenu de l'inquiétude, puis du tourment. Et ce quelque chose
c'était l'amour de son fils, et ce tourment, depuis la veille, est
devenu de la fièvre. Oui, de la fièvre, une impatience dont elle
brûle. Elle a besoin à tout moment de se répéter : « iMais je
n'ai plus besoin de me presser, puisque je suis là. Je suis toute
rendue. » Il n'y a pas un quart d'heure de marche d'ici au mas
de l'Olivette. Elle se rappelle le chemin avec ses ornières dan-
gereuses, le petit pont renflé au-dessus du ruisseau, le gros
chêne qui laisse à l'automne tomber ses glands.
Oui, un quart d'heure et même... quand le jour sera levé,..,
quand le soleil aura commencé de monter un peu, elle mar-
chera si vite, ohl si vite. Avoir attendu tant d'années et ne
plus pouvoir supporter les dernières heures! Comme il y a des
choses tout de même qu'on ne peut pas expliquer!... S'il pouvait
y avoir un portrait de son fils dans la grande salle! Il faudra
qu'elle y entre, pour voir! Elle voudrait tant savoir, après
qu'elle saura des nouvelles de sa santé, comment il est devenu!
Et s'il était en permission, par hasard? Non, elle a bien réfléchi,
elle ne le voudrait pas, parce que dans ce cas le père serait là,
sans doute. Ce qu'il y aurait de mieux, c'est qu'il soit blessé
un peu, très peu, à un pied par exemple, ou au bras gauche.
Elle se ferait donner l'adresse de l'hôpital; elle y arriverait un
matin... un si beau matin!... demain peut-être... Elle dirait tout
MADAME FIRMIN.
789
bas : « Bonjour, mon Pascalet! » et il crierait : « Bonjour,
maman I » Elle dirait : « Je t'ai quitté autrefois, c'est mal!... »
Et lui : « J'étais bien méchant, c'est mal aussi. » Et elle expli-
querait, après qu'ils se seraient embrassés plus de cent fois :
« C'est que j'étais bien malheureuse 1 » Et il expliquerait à son
tour ; (( C'est que j'étais bien petit !..;, »
La nuit s'avance. Une ligne pâle devient rose peu à peu
derrière les collines. Adeline se lève et se rassied tout de suite :
« Voyons 1 je suis folle! Le jour vient de bonne heure au mois
de mai. Il est quatre heures peut-être. Les gens dorment. »
C'est le petit qui l'attire ainsi, et c'est au petit qu'elle pense
pour passer le temps.,
Elle se dit : « Comme il s'est bien battu dans les marais de
l'Yser! » Mais aussitôt elle secoue la tête. Non! le soldat de
l'Yser, c'était le fils de la Biaise, ce n'est pas le sien. Et elle
pense un peu plus tard : « Dans un bois... un bois... le bois...i
ah! je ne sais plus quel bois, on lui a donné la croix de guerre.i
Je lui ferai compliment. »
Et puis il lui vient envie de rire. «Mais non, voyons, c'était
le fils de Mélie Mornas, celui-là, ce n'était pas le mien! Ah!
heureusement... heureusement, puisque celui-là est mort! » Et
voici maintenant qu'elle pense à Jeanne Lignon, la boulangère,
dont le départ brusque lui fît connaître que l'heure de partir
était venue. Ce devait être un pressentiment, hier soir, cette
chose qui semblait la prendre aux épaules pour la pousser sur
Ja grand'route. Oui, Pascalet doit être blessé. C'est bien cela.j
Elle aura l'adresse. Elle ira le voir. La ligne rose derrière les
collines prend un éclat aigu dont la plaine s'éclaire toute...
Ah! Pascal!... mon Pascalet!... Elle l'aime avidement, sauva-
gement. Il est son fils. C'est l'heure merveilleuse de sa vie, et
son cœur gonflé l'éblouit de sa plénitude...
... Les blés verts montaient à sa droite, et les luzernes de la
première coupe, à gauche du chemin, se moiraient sous le
vent comme un vaste et sombre lac. Adeline ne les regardait
point; elle ne se rappelait plus tout ce qui avait coulé de sa
sueur sur cette terre féconde et comme elle y traînait ses
pieds brûlans par les jours de travail interminable, et elle
oubliait de tirer son chapeau sur ses yeux, comme elle avait dit
qu'elle le ferait. Elle s'occupait seulement de se presser pour
arriver plus vite, pour savoir plus tôt. Et la rapidité de sa
790 REVUE DES DEUX MONDES.
marche, autant que les bonds de son cœur, si violens qu'elle
croyait les entendre, la faisaient toute haletante, trop rouge et
les yeux dilatés.
Un mur de pierre enfermait le long du chemin la maison et
ses dépendances. Et il y avait pour entrer un portail de fer avec
des barreaux solides. Combien de fois l'avait-elle ouvert, ce
portail, pour laisser passer les charretées de fourrage ou la
carriole qui emmenait le maître vers son plaisir! Son grince-
ment déchirait encore ses oreilles, et elle crut l'entendre au
moment que sa main fiévreuse se posait sur la lourde serrure.
Mais avant que de l'entendre véritablement, elle s'arrêta dans
spn geste. N'était-elle pas folle de penser aujourd'hui entrer
dans cette maison comme on rentre chez soi? Et si Vincent
Roux était là? Qui pouvait savoir? Il lui faudrait donc se
sauver sans avoir rien appris! Ceci la rendit prudente. Elle
observa d'abord, à travers les barreaux, et elle vit la cour où
pépiaient de maigres volailles, le fumier jaune et brun, l'élable
aux moutons, et l'écurie au-dessus de laquelle s'ouvrait la
grande fenêtre du grenier à fourrage. Que d'heures elle y avait
passées dans ce grenier, suante, et suffoquée par la poussière
qui monte des herbes, à recevoir au bout d'une fourché le foin
lourd que lui tendait Vincent Roux, l'injuriant à chaque fois
qu'elle s'épongeait le front ou que ses bras fléchissaient de
fatigue !
La maison de sa haine était devant elle. Elle n'avait plus
envie que de s'en aller après avoir craché sur le seuil. Mais un
grand chien tout à coup bondit vers elle en aboyant terrible-
ment et une jeune fille aussitôt parut au seuil de l'étable aux
moutons. C'était la servante; tout se passait comme Adeline
l'avait annoncé à Firmin. Elle se rappela pourquoi elle était
venue, et la tendresse sauvage et profonde dont toute la nuit
s'était délecté son cœur. — Et d'abord elle craignit de ne pou-
voir parler; mais elle put se remettre pendant tout le temps
que la lente jeune fille mettait à traverser la cour.
— Qu'est-ce que vous voulez? demanda-t-elle.
La voix d'Adeline fut ferme et presque dure :
— Le maître est là?
• — Non, dit l'autre brièvement. C'est dimanche.
— Et vous?... ne voulez-vous pas voir ce que j'ai là?
^-. Je ne suis pas bien riche.
MADAME FIRMIN. 791
— Ce n'est pas bien cher non plus, implora la colpor-
teuse.
— Entrez donc, permit la servante.
Elle poussa le loquet et le grincement détestable de la porte
vint déchirer les oreilles d'Adeline. Elle était dans la cour,
maintenant, et son talon dur en frappait les cailloux. Sol
mauditi Elle regarda autour d'elle. Du fumier mal rangé des
rigoles dégoûtantes s'écoulaient au hasard. Les volailles étaient
maigres, le chien galeux, l'étable infecte. Et combien cette fille
avait d'imprudence qui ouvrait ainsi la porte aux passans de
hasard! Tout cela sentait le désordre que font les mauvais
maîtres et les serviteurs sans bonne volonté. Adeline se réjouit
d'abord, du fond de sa haine. Elle pensa : « C'est bien fait! »
Mais aussitôt elle réfléchit que ce bien était aussi le bien du
petit et elle s'indigna : « Il faudra que je l'avertisse, » songea-
t-elle, en promenant autour d'elle un si lent et lourd regard que
la servante insoucieuse commença de s'inquiéter.
Mais Adeline posa son panier sur le banc, près de la porte,
sous la treille dont les jeunes feuilles étalaient au soleil
un tendre vert traversé d'or limpide, et invitant la jeune
fille :
— Voyez... vous pouvez tout examiner à votre aise.
Aussitôt la souillon commença de prendre l'un après
l'autre tous les objets brillans rangés dans le panier. Elle se-
couait de petites boîtes avec un couvercle de verre laissant voir
des épingles dorées; elle admirait des broches représentant des
coqs ou des cigales. Pensivement ensuite, elle toucha les pipes
destinées aux soldats, les briquets avec leurs longues mèches
d'amadou; mais elle écarta tout cela pour revenir aux bijoux.,
Adeline debout devant elle, laissant pendre ses mains jointes,
réfléchissait. Elle paraissait peu bavarde, cette fille, malgré son
accueil facile à la passante étrangère. Que voudrait-elle répondre,
et comment l'interroger? Gela était bien simple et cela cepen-
dant paraissait terrible parce que la peur d'être reconnue, une
fois de plus, prenait Adeline à la gorge. Elle se demandait si
ce n'était pas là quelque enfant du village, devenue femme
aujourd'hui et qu'elle ne pouvait reconnaître, mais qui saurait
peut-être bien démêler sous sa peau flétrie les traits d'Adeline
Roux qui s'était sauvée dans le temps et qui voulait avoir
aujourd'hui des nouvelles de son enfant. Et elle demeurait là.
792 REVUE DES DEUX MONDES*
stupide, n'osant rien dire, rien demander. Elle pensait : « C'est
l'adresse surtout qui sera difficile à avoir. C'est si long et si
compliqué, ces adresses de soldats I — EL comment est-ce que je
vais faire pour la retenir? »
Pendant qu'elle songeait ainsi, tendant et préparant sa pauvre
mémoire, la servante demanda :
— Qu'est-ce que vous la vendez, cette broche?
Elle était en argent, ronde et petite, et représentait un trèfle
à quatre feuilles. Adeline répondit :
— Trois francs !
Mais aussitôt, voyant l'autre secouer la tête et remettre le
bijou dans sa boite de carton blanc :
— Pour vous ce sera moins cher... deux francs, voulez- vous?
et même un franc cinquante.
L'habitude de son commerce lui fit ajouter :
— J'y perds. Faudra me faire retrouver cela une autre
fois.i
— Je veux bien, mais il faudra venir me voir ailleurs. Je
quitte d'ici à la Saint-Jean.,
Elle entra dans la maison pour prendre de l'argent. Adeline
entendit sonner sous ses talons l'escalier de bois qui menait à
la chambre des servantes, et comme la porte de la salle était
restée ouverte, elle entra.
Elle entra sans plus d'hésitations, soulevée d'un courage
brusque et plein d'imprudence, et plus hardiment certes qu'elle
ne l'avait jamais fait quand elle était ici la maîtresse et péné-
trait dans sa maison. Au long des murs brunis par la fumée
les grands meubles étaient les mêmes, avec leur vaisselle peinte
qui ne servait jamais; mais les vieux bois ne luisaient plus et
les hautes ferrures, chargées de rouille, s'éteignaient dans
l'ombre. La colporteuse remarqua cela vaguement, avec indiffé-
rence. Elle regarda la table, les deux bancs, le fauteuil du
maître dont la paille ternie, salie, avait pris la même couleur
que les deux bras de noyer. Et le petit; où donc s'asseyait-il?...
Le passé ne la tourmentait point ; elle n'était possédée que par
le présent. Elle s'approcha de la cheminée, chercha un cadre
pendu avec la photographie qu'elle voulait voir, le portrait de
Pascalet comme il était aujourd'hui; et, ne trouvant rien, elle
vint ensuite regarder à droite et à gauche du vaissellier. Elle
était là, tout absorbée dans sa recherche, trop près des beaux
MADAME FIRMIN. 793
étains et des chandeliers de cuivre quand la servante reparut et
demeura stupéfaite.
— Qu'est-ce que vous faites là? demanda-t-elle effrayée et
mécontente. Pourquoi êtes-vous entrée? Il faut vous en aller
maintenant.
— Je vous demande pardon, balbutia Adeline. Je... je regar-
dais ces belles assiettes. — Mais, dit-elle précipitamment, comme
l'autre la poussait vers la porte, ne voulez-vous rien d'autre?
Vous voyez comme je suis arrangeante. Si vous avez un souvenir
à envoyer au front.
— Non, je n'ai personne là-bas. Pas de frères... pas de mari...:
un père trop vieux. Je suis bien heureuse.
Elles passaient le seuil.
— Et... ici? demanda Adeline, voyant bien qu'il ne fallait
pas tarder davantage, n'y a-t-il donc personne?...
— Personne, dit la jeune fille. — Elle lui mit dans la main
une pièce de deux francs. — Le fils a été tué l'année dernière,
et il n'y avait que celui-là. Est-ce que vous avez dix sous à me
rendre?
— Ah!... dit Adeline... dix sous... oui!
Elle fouilla dans sa poche. Tout d'un coup, son bras se mit
à trembler. Elle mit son porte-monnaie de grosse peau jaune
dans les mains de la servante.
— Voilà! voilà!... Ah! oui... (Elle fit un grand effort.) Je
voulais encore vous demander... l'adresse...
— Quelle adresse?
Ayant pris ce qu'il lui fallait, la jeune fille rendait le porte-
monnaie.
— Allez donc, dit-elle, allez! Si Vincent Roux revenait par
hasard et qu'il nous trouve ici, qu'est-ce que nous prendrions,
toutes les deux !
— Oui... oui, dit Adeline. Je m'en vais.
Elle comprenait qu'il ne faudrait regarder au fond d'elle-
même que quand elle serait dehors, sur la route, mais elle com-
prenait aussi que tout ce qu'elle saurait jamais de son fils, c'est
maintenant qu'il lui fallait le savoir. Et elle avait envie de
supplier. Elle demanda : .
— Tué... comme cela alors... Et comment?
— Mais comme les autres, riposta-t-elle, presque égayée
par la naïveté de cette question, à la guerre.
794 REVUE DES DEUX MONDES^
— Je veux dire... tout d'un coup, n'est-ce pas?
— Ohl que non... Paraît même qu'il a langui trois mois à
l'hôpital. Et tout seul encore. Le père est bien allé le voir deux
fois, mais quoi?... un père, surtout celui-là... Et la mère, dans
le temps, elle s'est sauvée avec un homme. Ahl c'est une drôle
de maison, je vous assure! Aussi, je m'en vais à la Toussaint.
Je suis engagée du côté de Graveson, au mas de l'Agneau. Vous
connaissez? Si vous passez par là, venez me voir. C'est une
grande ferme. Il y a trois servantes, et des jeunes filles dans la
maison. On vous achètera beaucoup de choses si vous êtes
accommodante comme aujourd'hui.
Elle marchait devant l'étrangère un peu vite, ayant grand'-
hâte de la voir s'en aller. Et Adeline suivait docilement,
ne sachant plus que dire pour demeurer encore auprès de
cette femme. — Une oie dandinante, grise et grasse, seule
de son espèce parmi les autres volailles, et qui traînait son
ventre lourd dans la' poussière et le fumier, cancana sou-
dain, le col tendu, ironique et stupide... Eperdue, Adeline
la regarda et, prenant ce pauvre prétexte pour s'arrêter une
seconde :
— Vous élevez donc des oies, par ici ?
— Non... C'est le garçon, il paraît, un jour.., le dimanche
d'avant la guerre, qui a rapporté ça d'un concours de tir où il
avait été premier, là-bas, dans une u vote. » Il voulait la
manger quand la guerre serait finie. Maintenant, je ne sais
pas... Le père ne voulait pas qu'on y touche, mais il dit lui-
même que c'est imbécile... La viande devient dure...
— Oh 1 il ne faut pas la tuer... Il ne faut pas.
Elle touchait à la porte, la porte s'ouvrait devant elle.
Alors, sans plus s'occuper de ce que pourrait supposer cette
fille, elle demanda encore, et sa voix maintenant commençait
à trembler :
— Il devait être fort et beau?...
— Qui ça?... Le garçon d'ici? Je ne sais pas; je ne l'ai
pas connu. C'est même avant moi qu'il est mort, alors, vous
voyez. Et puis je m'en moque. Il n'en manque pas qui sont
plus intéressans que le fils au père Roux... Ah! là! là! le sale
bonhomme.
La servante refermait la grille.
— Au revoir, madame... au revoir. Il n'aurait qu'à vous
MADAME FIRMIN.1 795
trouver ici, je vous dis, ça serait terrible, pour vous comme
pour moi.
— Adieu donc, dit Adeline...
« «
Elle s'éloigna. Elle regardait fixement le sol de la route ; et
elle pensait à la Biaise couchée dans la <( patouille » à côté des
barils. Mais elle n'était encore qu'au début de sa détresse.
Elle fit tout le chemin de son grand pas régulier, et atteignit
la petite route ; après qu'elle eut marché pendant cinquante
mètres encore elle sentit ses jambes fléchir tout à coup et elle
dut s'arrêter. Elle s'assit sur le petit mur de M. Tardier, à
l'endroit même où elle avait passé sa nuit et senti si chaude-
ment remuer son cœur mort. La poussière, étincelante au soleil,
brûlait ses yeux, mais au-dessus de sa tête, à la cime des bou-
leaux, s'agitait ce petit bruit de pluie rafraîchissant et fin que
fait le vent léger dans les feuilles légères.
Elle ne s'aperçut de rien d'abord, ni du soleil, ni de la brise,
mais tout à coup regardant autour d'elle, elle s'étonna d'être
là.
« Qu'est-ce que tu es venue faire ici du moment qu'il est
mort? » se demanda-t-elle durement.
Beaucoup de choses tournaient dans son pauvre cerveau.
Une petite idée, parmi toutes les autres, la traversa comme
une aiguille rougie. Elle tira du fond de son panier une glace
ronde devant quoi elle avait coutume d'ajuster ses cheveux
pendant ses courses, et elle se regarda longuement.
La glace était petite; elle n'y pouvait rien voir que ses
yeux, longs et bleus, frangés de noir et il lui sembla que
c'étaient les yeux de son fils qui la considéraient. Et elle
sentit qu'en se regardant ainsi, ce sont ses yeux à lui qu'elle
avait voulu revoir. A ce moment, elle se rappela qu'elle l'avait
renié, haï presque, pour toutes les ressemblances qu'elle lui
trouvait avec le père, et elle gémit tout haut, dans une sorte de
stupeur comme si pour la première fois elle découvrait cette
vérité émouvante et terrible.
— Il était de moi, tout de mêmel ce petit que j'ai laissé.. a
il était de moi.
Ceci la mit debout dans une sorte de soubresaut et lui donna
l'envie de fuir. Elle repartit dans la direction de la gare.; A
796 REVUE DES DEUX MONDÉS.i
cause d'une grande douleur qui lui serrait les tempes, elle avait
retiré son chapeau et le portait à la main. Une carriole passa
près d'elle ; se retournant sur leur banc, les gens qui la mon-
taient regardèrent cette passante. Mais elle n'avait plus peur
d'être reconnue, et Vincent Roux lui-même, s'arrclant devant
elle pour la dévisager, ne l'eût pas fait tressaillir. Elle prome-
nait sur les champs plats, sur l'horizon lointain et bleu, un
œil un peu hagard et qui semblait demander aux choses une
explication, mais elle ne pleurait pas; elle attendait le
moment épouvantable qui se préparait oii elle sentirait tout
son mal.
La gare était silencieuse ; le chef en chapeau de paille arro-
sait les géraniums et les salades de son petit jardin. M™" Firmin
resta un moment plantée devant lui, sans plus se rappeler ce
qu'elle avait à lui dire, et il commençait à s'étonner. Mais elle
put enfin demander :
— A quelle heure le train de montée ?
— Il n'y en a pas, dit-il, avant cinq heures du soir.
— Bien, dit Adeline.
Elle s'assit sur le banc vert placé au-dessous de l'hor-
loge, détacha son panier et croisa ses deux bras sur son cor-
sage de soie à rayures blanches et vertes. Le chef de gare,
la voyant s'installer ainsi, crut qu'il s'était mal expliqué. Il lui
cria :
— Je vous ai dit qu'il n'y avait pas de train pour vous avant
cinq heures du soir.
— J'ai bien entendu ainsi, répondit-elle.
Il était dix heures du matin. Elle n'avait pas mangé depuis
la veille ; mais elle ne sentait pas la faim.
Quand le soleil en tournant commença de lui brûler les
genoux, elle ne le sentit pas davantage. Et ses paupières
battirent à peine au passage d'un rapide lancé d'un bout à
l'autre de l'horizon, étincelant, grondant, fumant, qui pendant
dix secondes fit vibrer les rails, trembler la terre et sauter les
vitres de la petite salle d'attente.
— Il s'en va vers le Nord. C'est là-bas qu'il est enterré. Cet
hôpital où il a langui trois mois, tout seul... ça doit être
loin...
Elle se répéta.
— Tout seul 1
MADAME FIRMIN. ^97
Et elle secouait la tête. Peu à peu une image se formait
dans son simple cerveau, mal habile aux imaginations, et peu
à peu l'horreur et le désespoir entraient en elle, plus clairs et
plus violens, à mesure que passaient et que passeraient les
heures, sans qu'il pût y avoir de limite à leur abondance.
— Tout seul, à l'hôpital, comme ça... Et le père?... Il ne
l'aimait donc pas, le père...
Elle tirait la petite glace de sa poche et regardait encore
ses yeux.
— 11 était de moi, ce petit... alors?
Et elle se répétait : « Alors?... » stupidement, sansbien savoir
quelle était cette question à laquelle elle demandait une réponse.
Vers trois heures de l'après-midi, des jeunes filles en robes
claires envahirent le quai. Comme chaque dimanche elles
venaient du village et des granges environnantes pour voir
passer les trains de soldats qui descendent vers Marseille. C'était
la seule distraction d'un temps où il n'était plus permis de se
distraire. Elles chuchotèrent de voir cette maigre fenlme qui
occupait le banc où elles s'asseyaient d'habitude. Elles l'exami-
nèrent avec une curiosité méchante, et soudain l'une d'elles,
plus âgée que les autres et se souvenant mieux, chuchota, tout
animée de ce qu'elle venait de découvrir :
— Adeline Rouxl
Tirant ses compagnes à l'écart, elle leur conta toute l'his-
toire. Et les autres, après elle, s'exclamèrent à voix étouffées,
mais qui cependant allaient loin :
— ' Adeline Rouxl... Adeline Roux.
Adeline Roux entendait ainsi siffler vers elle son nom
d'autrefois; elle avait redouté cela à l'égal de la mort, et cela
désormais la laissait calme et tout insensible. Elle ne s'anima
un peu qu'au passage des trains de soldats. Ce fut vers
quatre heures. Ils arrivaient lentement, à dix minutes d'inter-
valle. Des jeunes hommes, tête nue, en manches de chemise, se
penchaient aux fenêtres. Adeline dressa le buste, tendit la tête,
se leva.
— Ils viennent du Nord, ces garçons. Ils ont marché peut-
être sur la terre qui le recouvre...
Elle fit un pas en avant, mais les trains ne s'arrêtaient point.
Quand ils furent passés, elle se rassit. Les jeunes filles ricanaient
plus fort.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'est-ce qu'elle voulait leur dire, aux soldats, l'Ade-
line Roux?
Un souffle plus frais se leva des prairies. Le soleil adouci
envoyait vers les arbres de longs rayons rouges. Adeline, dépla-
çant ses bras croisés, pencha sur sa main sa tête trop lourde.
Et elle n'entendit pas, un peu plus tard, le halètement d'une
machine, un coup de sifflet, la trépidation de roues qui appro-
chaient.
— Eh bien, mais le voilà, votre train I lui cria le chef
de gare.
Il ajouta par plaisanterie :
— A moins que vous ne vouliez attendre encore, si ça vous
amuse. Il y en a un autre demain, à six heures du matin.
Elle répondit doucement, sans comprendre qu'on se moquait
d'elle :
— Non, monsieur, merci. J'aime mieux prendre celui-ci.
Elle monta, maladroite et lourde comme si, depuis la veille
où elle escaladait si lestement le haut marchepied, vingt années
eussent passé sur elle.
*
Le wagon sentait le vin, la sueur et la fumée. Il était
rempli de soldats qui revenaient de permission et qui criaient
et chantaient très fort pour ne pas laisser voir qu'ils étaient
tristes. Mais il y en avait un, assis en face d'Adeline, qui ne
disait rien et qui avait les yeux bleus. Elle le regarda fixement
pendant un quart d'heure et puis elle se pencha vers lui.
— Est-ce que vous venez du Nord? demanda-t-elle.
— J'y étais, dit-il, et j'y retourne.
Elle laissa passer encore cinq minutes.
— Est-ce que vous avez connu... Pascal Roux? demanda-
t-elle.
— Quelle arme? interrogea le petit soldat. Quel régi-
ment?
— Je ne sais pas.
— Ahl dit-il en souriant, c'est pourtant la première chose
qu'il faut savoir quand on s'intéresse aux gens.
Adeline tressaillit. Elle sentit d'une façon confuse qu'il
valait mieux ne plus parler à ce jeune homme parce qu'il conti-
nuerait peut-être à la blesser comme il venait de le faire. Et
MADAME FIRMIN. 799
cependant elle lui demanda presque aussitôt, avec une angoisse
dont elle tremblait :
— Est-ce que vous avez une mère?
II baissa ses yeux bleus sur la musette gonfle'e et sur tous
les paquets qui remplissaient ses mains.
— Pour sûr, dit-il, et une bonne! Grâce à elle je peux dire
que j'ai souffert de rien jusqu'à présent... sauf, bien entendu, de
ce qu'elle pouvait pas empêcher. Ah!... Et c'est pas qu'elle
soit des riches, vous savez!
Il regardait Adeline avec un pauvre sourire qui se mouil-
lait, un sourire d'enfant triste dont la bouche se gonfle et
tremble ; mais elle crut qu^il l'examinait avec méfiance et que
décidément il ne pouvait rien répondre qui ne fût pour la
punir et pour lui faire du mal. Elle se rejeta en arrière,
appuya sa tête au bois dur, et ne dit plus rien.
La nuit maintenant descendait sur la campagne. Un brouil-
lard blanc 011 roulaient des fantômes montait- des champs
tristes. Les soldats se taisaient. De temps en temps l'un ou
l'autre jurait ou ronflait. Adeline murmurait, avec ses lèvres
qui remuaient sans cesse: «Mon petit... mon petit... » Quelque-
fois sa pensée inerte et stupide ne parvenait à soulever devant
elle aucune image, — mais plus souvent le chagrin la te-
naillait d'une façon féroce, et elle ouvrait la bouche à demi,
suffocante et ne sentant plus l'air descendre jusqu'à ses
poumons.
— A l'hôpital... oui... il est mort comme ça, tout seul... Et
pendant les dejjx ans queç.a a duré pour lui, cette vie-là, qu'est-
ce qu'on lui a envoyé pour lui faire plaisir? Rien du tout,
pour sûr, puisque je n'étais pas là !
Ses deux mains, repliées et crispées sur sa poitrine, étaient
comme des griffes sous lesquelles elle eût voulu faire saigner
ses épaules.
— Est-ce que ça ne se répare pas, tout ca? Ça ne peut
pas se réparer? Et si je veux lui demander pardon, tout de
même?
Elle promenait autour d'elle un regard de sombre révolte.
S'ils voulaient l'emmener avec elle, ces soldats qui s'en allaient
vers le Nord?... Mais qu'est-ce qu'elle pourrait faire puisqu'elle
ne connaissait pas le nom de l'arme, puisqu'elle ne connais-
sait pas le numéro du régiment? La tombe I... Il n'y avait plus
SQO BEVUE DES DEUX MONDES.)
qu'une tombe et elle n'en connaîtrait jamais la place. D'ail-
leurs, c'est trop simple d'aller se mettre à genoux près d'un
mort, et parce qu'on lui dit : « Pardonne-moi 1... «dépenser
qu'on est pardonnée!
Le nom de Piolenc crié tout près d'elle, dans la nuit, la fit
tressauter. Elle se leva, passa la courroie de cuir autour de son
cou et descendit bien vite. Ce n'était point comme la veille à
cette autre gare où elle avait si grand'peur d'être reconnue.
L'employé qui prit son billet dit : « Bonsoir, madame Firmin.
Et vous venez de promener alors? » La femme du chef de gare
lui dit aussi bonsoir. Et la sœur de la Biaise qui était venue
avec sa carriole chercher une caisse de volailles lui offrit de
la faire monter, ce qu'elle refusa.
Elle était chez elle. Et ce soir serait comme tant d'autres
soirs où elle était revenue tard de ses courses dans les granges.
L'émoi délicieux du retour à la maison, cette petite fièvre
heureuse à laquelle depuis tant -d'années elle ne s'était pas
habituée encore, secoua ses épaules. Elle allait revoir Firmin...
Firmin I 11 'u avait fait un peu de chagrin ces temps-ci, à
cause de cette Mion iMadier. Mais, au fond, il n'y avait pas à se
tourmenter beaucoup. Firmin était faible devant cette fille, sans
doute, mais plus faible encore devant elle. Elle continuait à se
faire obéir de lui et elle s'en ferait obéir toujours. Il l'aimait
encore, malgré l'âge qu'elle avait aujourd'hui. Tant qu'elle
serait là pour veiller à son bonheur, elle le garderait, elle le
savait. Mais il fallait être là, naturellement. Et elle y serait! Elle
marcha un peu plus vite, avide de retrouver sa maison bien-
heureuse, la petite table avec sa toile cirée nette, les chande-
liers de cuivre sur la planchette de la cheminée, l'armoire dont
elle était orgueilleuse, et le grand lit sous ses rideaux de cre-
tonne à Heurs rouges et violettes, avide d'une façon animale et
frénétique — ohl..., plus avide encore de retrouver tout cela
après avoir touché le passé maudit de son œil hagard et de son
cœur frémissant comme elle venait de le faire! C'était fini,
cette détresse que tout à l'heure elle voyait sans fin. C'était fini,
bien fini ! Dans quelques minutes elle oublierait ce voyage et ce
grand coup reçu dont elle était encore tout étourdie. Elle
oublierait... oui... Et cependant il était mort à l'hôpital..^ le
petit... tout seul... Il était mortl
Tout d'un coup sur la route noire, cela lui apparut d'une
MADAME FIRMIN.- 801
façon plus réelle qu'elle n'avait pu le connaître encore. Et les
paroles de la lourde servante ne l'avaient point déchirée comme
elle fut à ce moment. Elle faillit crier. Elle chancela et elle dit :
« Mon petit! «tout haut avec une passion telle que ces mots lui
semblèrent vibrer et continuer longtemps de bourdonner au-
tour d'elle. Elle répétait : « Mon petit !... mon petit I » Ce n'est
point qu'elle le revit aux heures de sa première enfance où il
lui avait fait connaître une joie qui comblait tout son cœur 1 Et
ce n'est point qu'elle imaginât ce qu'il avait pu devenir pen-
dant toutes les années oii elle avait vécu loin de lui... Non.
Elle voyait seulement d'une façon de plus en plus précise, un
lit étroit devant un mur triste, et sur ce lit, il y avait un
homme qui était Pascalet et qui mourait seul, tout seul. Et cela
provoquait au fond d'elle tout un grondement de choses ter-
ribles et délicates qu'elle ne comprenait pas, qu'elle ne devait
jamais comprendre, mais auxquelles cependant il lui faudrait
obéir...
Une nuit aussi douce que la nuit de la veille s'alanguissait
sur le village silencieux. Adeline distingua la masse des mai-
sons et la forme de son toit à elle sur le ciel étoile. Et elle mar-
chait plus vite parce qu'elle ne se sentait plus la force que de
s'abattre dans les bras de Firmin et de pleurer toute la nuit..
Mais la porte était close, la fenêtre obscure et le loquet de fer
ne céda point sous son pouce appuyé. Un instant elle trembla,
la gorge trop serrée pour prononcer un mot, le poing trop lourd
pour se lever et heurter le battant de bois. Et puis elle se rappela :
c'était dimanche, Firmin devait être au café. Les cafés, le
dimanche, ferment un peu plus tard. Elle pensa aussitôt qu'il
n'y fût point allé si elle-même était demeurée à la maison, et
elle remarqua en même temps qu'il n'y avait pas de lumière
non plus chez Mion Madier. Sans doute elle se promenait sur
le cours avec d'autres filles du pays, légères autant qu'elle-
même; elle riait avec les hommes accoudés aux petites tables
que poissent le sirop et la limonade, dans la lumière crue des
ampoules suspendues aux branches des grands platanes. Tout à
l'heure elle regagnerait sa maison : ce serait l'heure même où
Firmin rentrerait, et peut-être ils marcheraient côte à côte sur
la route qui était obscure et longue...
Mais ces imaginations jalouses qui l'eussent déchirée quelques
heures auparavant ne lui faisaient plus de mal. Tout elle-
TOME XLII. — 1917. 51
802
REVUE DES DEUX MONDES.]
même se transformait de minute en minute et cela était un
vertige tel qu'elle n'avait pas le temps de s'étonner et qu'elle
pensait simplement : « La tête me tourne. » Elle s'assit comme
une mendiante au seuil de sa maison, les bras croisés, et elle
se balança doucement, berçant son cœur pesant et lourd pour
engourdir sa douleur. Mais le mal devenait plus aigu. Elle
ferma les yeux. Tout ce travail secret et déchirant qui se faisait
en elle, elle le subissait en silence. Elle ne suppliait pas, elle
ne se révoltait plus. Elle cherchait à sentir ce qui lui était
ordonné par les forces obscures qui, plusieurs fois dans sa
pauvre vie, et la veille encore, quand elle ne pouvait pas ne
point partir, avaient semblé la prendre aux épaules pour la jeter
sur les chemins. Et voici, que dans la confusion de son cœur
misérable, elle commençait à distinguer quelque chose et elle
commençait à dire : « Il faut !... Je ne sais pas... Je ne peux pas
m'empêcher... mais il le faut!... »
Dix heures sonnèrent au clocher. Elle se leva brusquement.:
Elle était résolue maintenant comme le soir de son départ avec
Firmin. Comme ce soir-là, elle sentait que ce serait pour tou-
jours et ne regardait point son passé... Et dans la nuit pro-
fonde elle s'en alla sur la route droite et longue, au hasard,
vers le Nord, ne faisant pas de projets, ne pensant à rien,
connaissant seulement qu'elle n'avait plus de droits aux dou-
ceurs de sa vie et qu'elle ne retrouverait son petit que sur le lit
d'hôpital où elle se coucherait un soir pour mourir, toute seule,
sans tendresse, comme il avait fait.
AjNdré Corthis*
LA MISSION
DE
M. JONMRT EN GRÈCE
I
L'ABDICATION DU ROI CONSTANTIN
Dans les premiers jours du mois de juin 1917, M. Jonnart,
ancien gouverneur général de l'Algérie, ancien ministre des
Travaux publics et des Affaires étrangères, partait pour la Grèce
en qualité de Haut Commissaire des Puissances protectrices. Il
arrivait à Athènes et, quelques jours à peine après son arrivée,
on apprenait qu'il avait adressé au roi Constantin un ultimatum
catégorique; vingt-quatre heures plus tard, Constantin avait
abdiqué, et, le surlendemain, il quittait la Grèce.
Cette Heureuse nouvelle provoqua chez les Alliés une
immense satisfaction. Deux semaines se passèrent: M. Venizelos,
le grand homme d'Etat hellène, reparaissait dans la capitale
grecque et reprenait le pouvoir ; l'unité du royaume était
restaurée; notre armée d'Orient était délivrée du péril qui l'avait
menacée ; la Grèce était rentrée dans les voies de l'Entente d'où
on n'aurait jamais dû la laisser sortir.
Cette double opération s'était faite avec une extrême rapi-
dité, sans qu'un coup de fusil eût été tiré, sans qu'une goutte
de sang eût été versée. Enfin l'Entente obtenait un succès
804 REVUE DES DEUX MONDES.
signalé dans cet Orient oii, depuis le début de la guerre, elle
avait commis tant de fautes et éprouvé tant de revers! L'affaire
cependant présentait de grandes difficultés; et c'étaient, nous
disait-on, ces difficultés qui avaient jusqu'alors empêché qu'on
ne la tentât. Mais, cette fois enfin, au lieu de tergiverser,
d'hésiter, de biaiser, on s'était placé résolument, courageuse-
ment, devant l'obstacle ; on avait choisi, et c'était l'essentiel, un
homme de tête froide, que les responsabilités, si lourdes soient-
elles, font réfléchir, mais n'effraient point. Et ce qui paraissait
si difficile, presque impossible, avait été aussitôt réalisé.
Je voudrais, en m'aidant de renseignemens inédits et des
documens les plus sûrs, présenter, dans son détail et dans sa
précision, le récit de cette mission si heureusement remplie.
l'accord entre LES PUISSANCES
On connaît trop, pour qu'il soit besoin d'y revenir, les rai-
sons impérieuses qui nous imposaient le devoir d'écarter du
trône le roi Constantin. Son « dossier » pourrait se résumer
ainsi :
1° Ce souverain constitutionnel avait ouvertement violé la
Constitution garantie à son peuple par les trois Puissances pro-
tectrices, l'Angleterre, la Russie et la France. Il avait fait de
la Grèce, que tout oriente de notre côté, la complice, presque
l'alliée de l'Allemagne.
2" Obligé par un traité formel de secourir la Serbie attaquée,
il avait rompu délibérément, cyniquement, ce traité, provoqué
par là l'écrasement des Serbes et rendu possibles les victoires
de l'Allemagne en Orient.
3'' A la suite de machinations tortueuses, il avait attiré dans
un véritable guet-apens et fait massacrer une centaine de
marins français (l^"" et 2 décembre 1916) (1).
Au printemps de 1917, la révolution russe prive Constantin
de l'appui qu'il trouvait à la cour de Pétrograd. Le ministère
Briand cède la place au ministère Ribot, qui, sous la poussée
de plus en plus énergique de l'opinion publique et du Parlement,
songe à employer en Grèce des moyens plus radicaux. M. Jon-
nart fait adopter par la commission extérieure du Sénat pré-
(1) Voir dans la Reoue du l" mars 1917 : « Les Événemens d'Athènes des 1" et
2 décembre 1916, » par M. LéonMaccas.
LÀ MISSION DE M. JONNART EN GRÈCE.' 805
sidée par M. Clemenceau un long rapport sur notre politique
en Orient. La conclusion en est d'une importance qu'il est h
peine besoin de souligner : « L'unité de politique, y est-il dit,
nous paraît commander l'unité d'action. Cest le moment d'en-
visager la nomination à Athènes cCun m,andataire unique des
Puissances protectrices, ramassant entre ses mains les rênes
éparses du char de C Entente, capable d'assurer aux résolutions
des Allies l'esprit de suite, la fermeté et la dignité. » Le mot
est prononcée ; c'est de là que tout allait sortir : mission de
M. Jonnart, déposition de Constantin, restauration de l'unité
hellénique, retour de la Grèce dans les voies de l'Entente.
Jusqu'alors en effet, — et de là provenait tout le mal, — les
Alliés n'avaient jamais, à vrai dire, regardé en face le problème
grec. Ils avaient négligé de se mettre d'accord sur un certain
nombre de principes, très faciles à poser cependant. Leurs repré-
sentans à Athènes, laissés sans instructions nettes, sans direc-
tions précises, agissaient chacun de son côté. Constantin, au
courant de tout ce qui se passait, poursuivait adroitement sa
politique germanophile au travers des fluctuations et des tâton-
nemens qu'il constatait chez les ministres de l'Entente.
A plusieurs réprises déjà, en avril 1916, en septembre de la
même année, il avait été question d'envoyerenGrèceM. Jonnart:
n'était-ce pas lui qui avait représenté la France, en qualité
d'ambassadeur extraordinaire, aux obsèques du roi Georges,
en 1913? Chaque fois, après un examen attentif et minutieux
de la question, et en possession de tous les documens diploma-
tiques, il avait fait la même réponse : sa présence à Athènes
ne servirait de rien, tant que deux conditions essentielles n'au-
raient pas été préalablement remplies :
1° Accord des Puissances sur la politique à suivre,
2° Désignation d'un mandataire unique qui aurait seul
qualité pour traiter avec Constantin.
C'est-à-dire : unité dans le plan, unité dans l'exécution.
La commission extérieure du Sénat approuve à l'unanimité
le rapport de M. Jonnart. L'idée d'un mandataire unique recrute
peu à peu des adhérens. M. Malcolm, sous-secrétaire d'Etat au
ForeignOffice, adjoint de M.Balfour,vientàParis en fe'vrierl917.
Il s'entretient avec M. Jonnart des affaires de Grèce. « Nous
serions très heureux, lui dit-il, devons savoir là-bas. » Revenu
à Londres, il en confère avec M. Balfour, qui témoigne des mêmes
80G REVUE DES DEUX MONDES.i
sentimens. Le 4 mai, au cours d'une conférence qui se tient à
Paris, M. Lioyd George et lord Robert Gecil envisagent nette-
ment la nomination d'un Haut Commissaire des Puissances pro-
tectrices. Le nom de M. Jonnart retient de nouveau leur atten-
tion. M. Jonnart, président de la Compagnie de Suez, où les
administrateurs britanniques collaborent d'une façon conti-
nue avec les administrateurs français, les uns et les autres
faisant ensemble le meilleur ménage, inspire une absolue
confiance en Angleterre : il y est très connu et y compte les
plus solides amitiés. On se souvient que le roi Edouard VII
l'honorait d'une estime toute particulière. Accoutumé, de
très longue date, à traiter avec les Anglais, il sait que, dans les
négociations que l'on conduit avec eux, et qu'il s'agisse d'ailleurs
de politique, de diplomatie ou d'affaires, la sincérité, la fran-
chise sont les conditions essentielles du succès. Tout le désigne
au choix des Puissances.
Enfin, dans les derniers jours du mois de mai, M. Ribot,
Président du Conseil, Ministre des Affaires étrangères, M. Pain-
levé, Ministre de la Guerre, se rendent à Londres pour conférer
avec les ministres anglais. Il s'agit de procéder à un examen
attentif de la situation en Orient : action diplomatique et mili-
taire, effectifs, ravitaillement, etc. Ce sera l'honneurde M. Ribot,
chef du gouvernement français, d'avoir compris qu'en Orient le
problème le plus important à ce moment, celui dont la solu-
tion est la plus pressante, c'est le problème grec. Bien décidé à
mettre, dans ses entretiens avec les hommes d'Etat britanniques, '
cette question au premier plan, à demander qu'on prenne à ce
sujet des résolutions énergiques, il prie M. Jonnart de l'accom-
'pagner à Londres. L'absence dure trois jours. Les ministres
anglais ne font aucune difficulté d'accepter la nomination de
M. Jonnart comme mandataire unique des Puissances.
Le Haut Commissaire une fois nommé, quelles vont être ses
instructions? Une seule solution est possible : la déposition
du roi Constantin. C'est le moyen, et le seul, de restaurer
l'unité du royaume et de ramener la Grèce à nos côtés. Tant
que Constantin restera sur le trône, toutes les mesures qu'on
pourra prendre, tous les arrangemens qu'on pourra conclure
seront exactement comme s'ils n'étaient pas.
Cette solution est, en effet, celle que propose le gouvernement
français. Quelle va être l'attitude du gouvernement anglais?
LA MISSION DE M. JONNART EN GRÈCE. 807
Aucun gouvernement au monde ne reflète plus exactement
que le gouvernement britannique les dispositions et les mou-
vemens de l'opinion. Or, il y a, au sujet de la Grèce, deux
courans chez les Anglais. Gomme en font foi la plupart des
grands journaux, la majorité du pays est d'avis qu'on en
finisse une fois pour toutes avec Gonstantin, qu'on traite en
ennemi de'clare' un monarque qui n'a jamais manqué l'occasion
de manifester son hostilité contre nous. Mais, d'autre part, un
certain nombre de personnes, généralement des conservateurs,
n'envisagent pas sans hésitation et même sans déplaisir une
politique aussi rigoureuse à l'égard du roi de Grèce. Gelui-ci
est, ne l'oublions pas, le propre neveu de la reine Alexandra.
La déposition d'un souverain, d'autre part, ne risque-t-elle pas
de porter atteinte à l'idée monarchique? Ges scrupules, qui
aussi bien s'expliquent parfaitement chez un grand peuple,
respectueux plus qu'aucun autre des traditions, sont examinés,
pesés, placés dans l'un des plateaux de la balance. On met
dans l'autre plateau toutes les raisons impérieuses, péremp-
toires, qui contraignent les Alliés à agir immédiatement contre
Gonstantin : sécurité de notre corps expéditionnaire, nécessité
absolue d'arrêter la mainmise allemande sur la Grèce, etc.
Veut-on, oui ou non, gagner la guerre? Si oui, il faut la mener
énergiquement, et lorsqu'un souverain qui nous doit tout,
trahissant tous ses engagemens, se met obstinément sur notre
route, ne pas hésiter à s'en débarrasser. Dans cette lutte tita-
nique, où l'Angleterre et la France versent sans compter le meil-
leur de leur sang, que pèsent des raisons sentimentales?... G'est
l'autre plateau de la balance qui s'incline. Les ministres anglais,,
après une longue délibération, acceptent le principe de la
déposition de Gonstantin. Ici encore l'influence personnelle
de M. Ribot et son éloquence ont convaincu les auditeurs.
Il reste à réaliser cette déposition, en évitant, autant que pos-
sible, toute effusion de sang, et tout risque de nous mettre sur les
bras une lutte armée avec l'armée royaliste. G'est là l'opération
délicate qui est confiée à M. Jonnart. Il est décidé qu'il partira
le plus tôt possible pour la Grèce. Les Anglais donnent leur
consentement à un certain nombre de mesures militaires : éta-
blissement de postes en Thessalie, destinés à assurer le contrôle
des récoltes; troupes tenues prêtes parle général Sarrail pour
occuper l'isthme de Gorinthe en cas de nécessité; que si le Roi
808 BEVUE DES DEUX MONDES.)
essayait de déplacer l'armée du Péloponèse, l'isthme serait
immcdialemont occupe...
M. Joniiart, tout en remerciant les ministres anglais de
ce grand honneur, tout en se déclarant prêt à accepter la
lourde tâche dont on le charge, tient à formuler ses réserves
touchant la réalisation du projet. Il fait observer que les peuples
orientaux, tels qu'il les connaît, et il les connaît bien, sont
prompts à saisir la moindre hésitation, à profiter du plus petit
retard. Il faut prévoir le cas où Constantin refuserait d'ab-
diquer. Le Haut Commissaire risquerait alors, faute de pouvoir
employer la force à l'instant même, de se trouver en l'air avec
un sabre de bois. Il est donc indispensable, ajoute-t-il, et il
insiste sur ce point, qu'une certaine' latitude lui soit*laissée
dans l'emploi des moyens. Ce sont, en fait, les Français, qui
au point de vue militaire assument, pour les neuf dixièmes,
les risques de l'opération : les contingens alliés n'y participe-
ront que d'une manière nominale, afin d'affirmer l'accord des
Puissances. Un Français en accepte la direction générale : c'est
bien le moins qu'on lui laisse sur place le choix des mesures
à prendre. Les Anglais expriment le désir qu'on n'ait recours
à la force qu'à la dernière extrémité et seulement au cas où
Constantin se livrerait à des actes d'hostilité. M. Jonnart est
aussi désireux que personne de ne pas employer la violence;
mais le meilleur moyen pour atteindre ce but est justement
d'avoir la force toute prête. Si l'on adresse à Constantin une
sommation menaçante, il faut être en état d'appuyer immédia-
tement cette menace; si on lui laisse le temps de se ressaisir,
d'organiser la résistance, le conflit sanglant qu'on cherche à
éviter se produira presque immanquablement...
LE VOYAGE DE M. JONNART
Les ministres français rentrent à Paris le 30 mai. M. Jonnart,
sentant la nécessité de faire vite, n'y reste que deux jours, le
temps de boucler ses valises. Dès le 2 juin, il part pour la Grèce.
Haut Commissaire des Puissances, il a toute la direction, —
politique, diplomatique et militaire, — de l'opération: toutes
les forces militaires et navales sont mises à sa disposition. Le
gouvernement lui donne comme collaborateurs : M. Clausse,
conseiller d'ambassade, le lieutenant-colonel Georges, ancien
LA MISSION DE M. JONNART EN GREGE.i
809
sous-chef d'état-major des arme'es allie'es à Salonique. La mis-
sion doit traverser toute l'Italie, et s'embarquer h. Brindisi.
M. Dervillé, président du Conseil d'administration de Paris-
Lyon-Méditerranée, ami personnel de M. Jonnart, a obligeam-
ment mis à sa disposition son wagon-salon qu'il ne quitte qu'à
Brindisi. C'est là que M. Robert David, ancien secrétaire du
gouverneur général de l'Algérie, rejoint la mission.
Cependant M. Jonnart, en méditant les instructions qu'il a
reçues, se rend compte que sur un point elles sont défectueuses.,
A la conférence de Londres, il a été prévu un certain nombre de
mesuves successives : saisie des récoltes en Thessalie, ultimatum
signifié à Constantin, occupation de l'isthme de Corinthe,
débarquement des troupes françaises. Or, pour que le résultat
recherché soit atteint dans les conditions les meilleures, il
apparaît à M. Jonnart, avec une évidence croissante, que ces
mesures ne doivent pas être successives, mais simultanées. Toute
la question est là; il faut déployer l'appareil de la force pour
ne pas avoir à se servir de la force. Durant les longues années
qu'il a passées en Algérie comme gouverneur général, c'est
la règle essentielle dont il s'est inspiré. C'est le principe
dont le général Lyautey s'est si admirablement servi, dans la
province d'Oran d'abord, au Maroc ensuite. M. Jonnart est
donc placé en face de ce dilemme : s'il suit à la lettre le pro-
gramme établi, il laisse à Constantin la possibilité de résister.
L'opération risque d'échouer ou de provoquer un conflit avec
les troupes royalistes, de créer un nouveau front, ce qu'il faut
éviter par-dessus tout. Pour que l'affaire se réalise aisément,
sans conflit sanglant, il est indispensable de modifier quelque
peu l'exécution des mesures envisagées. M. Jonnart prend
courageusement ce parti, sans se dissimuler que, pour le cas
où il ne réussirait pas, sa responsabilité s'en trouve augmentée
d'autant.
Durant sa traversée de l'Italie, il lui suffisait de lire les
journaux dé la Péninsule pour apercevoir un autre aspect du
problème, qui, au surplus, ne lui a pas échappé La presse
italienne dans son ensemble s'est montrée violemment hostile à
M. Venizelos. Elle n'a point caché qu'elle lui préférait Constan-
tin. La Tribuna écrivait, à la suite des événemens du l^"" dé-
cembre : « Les désordres athéniens prouvent que Constantin et
son pays s'entendent profondément, que nulle dynastie autant
810 REVUE DES DEUX MONDES.;
que la sienne ne fut jamais plus fidèle interprète de l'esprit et
de la volonté d'une nation. De là toute la dangereuse absurdité
des efforts sentimentaux et magnanimes tentés par les Alliés
pour faire revivre et, pis encore, pour reconnaître une autre
Grèce, fantastique, inexistante, directe héritière de l'ancienne.
Laissons de côté l'Hellade et pensons que nous avons à discuter
seulement avec la Grèce. Il est déplorable, — et les événemens
récens en sont les tristes effets, — que, dans une certaine presse
et même dans les Parlemens de l'Entente, on n'arrive pas
encore à reconnaître courageusement cette vérité, et que l'on
continue à parler d'une Hellade qui réside tout entière dans la
personne de M. Venizelos. » Le Cu^^riore délia Sera, l'un des plus
importans journaux d'Italie, prétendait, à la suite de ces mêmes
événemens, que M. Venizelos était d'accord avec Constantin,
qu'il était par conséquent plus qu'inutile, insensé, de vouloir
remplacer l'un par l'autre.
Certes, le gouvernement italien ne s'associait pas à toutes
ces critiques. Toutefois, dans une entreprise ayant pour but la
déposition de Constantin et le retour au pouvoir de M. Venizelos,
il serait imprudent de ne pas compter avec cet état d'esprit d'une
partie du public italien. On risque de voir l'Italie élever sa pro-
testation contre une entreprise sur le principe de laquelle
l'accord entre les cabinets de Londres et de Paris a été assez
long à établir. Or, l'amitié de l'Italie, l'accord absolu, sans
nuages, avec elle, sont choses précieuses, auxquelles nous
tenons par-dessus tout. Voilà en perspective des complications
nouvelles dans une affaire déjà si compliquée!
M. Jonnart arrive à Brindisi, le 4 juin à midi. Il est reçu
par les représentans des autorités navales françaises et
italiennes. L'amiral Gauchet, commandant l'armée navale
interalliée, n'est pas venu, pour ne pas éveiller l'attention. Des
automobiles amènent directement la mission au port où elle
s'embarque sur le contre-torpilleur Mangini qui, coïncidence
curieuse, porte le nom d'un oncle de M. Jonnart.
A une heure de l'après-midi, le Mangini, escorté du Protée
du même modèle que lui, prend la mer par un très beau
temps. Les deux navires franchissent à une vitesse de vingt-
trois nœuds le canal d'Otrante. On est bientôt en vue de la côte
albanaise, près de Vallona et Santi-Quaranta. On contourne
l'Ile de Corfou par le Sud, des mines flottantes pouvant se
LA MISSION DE M. JONNART EN GRECE. 811
trouver dans la passe Nord qui n'a jms élé suffisamment dra-
guée. A la nuit, vers neuf heures, les lumières de Corfou
apparaissent. Voici ia rade Une chaloupe conduit M. Jonnarl
et ses trois compagnons h bord de la Provence, le magnifique
cuirassé où se trouve l'amiral Gauchet qui, par radiotélé-
gramme, les a invités à diner.
L'amiral reçoit M. Jonnart à la coupée. Il lui présente le
chef d'état-major, le commandant du cuirassé. Le dîner a lieu
dans le grand salon. Ainsi que le note M. Robert David dans le
« journal » très vivant, plein de détails savoureux, qu'il a bien
voulu me communiquer et qui m'a été d'un grand secours, il
y fait terriblement chaud : aucun hublot n'est ouvert et il n'y
a pas de ventilateur; les marins sont en toile blanche, tandis
que leurs hôtes sont ev costume de drap, d'autant qu'étant
partis à l'improviste, ils août guère eu le loisir de préparer
une garde-robe variée, u La conversation s'en ressent, remarque
M. Robert David. On fond en silence. »
Après le diner, M. Jonnai^t entre en conférence avec l'amiral.
Au cours de son voyage, son opinion sur la nécessité d'occuper
l'isthme de Gorinlhe, de manière à couper le Roi de ses troupes
du Péloponèse, n'a fait que se confirmer. Dans l'opération qu'il
va entreprendre, il est essentiel que la coopération de la marine
et des troupes de terre s'effectue d'une manière parfaite, sans
retard et sans flottement. Le moindre retard pourrait tout com-
promettre. Toutes les dispositions sont dès lors arrêtées pour
que la marine protège le débarquement des troupes et assure
par sapuissante artillerie de bord le tlanquement parfait de leurs
positions. On se met en même temps d'accord sur la démons-
tration navale, qui, pour appuyer l'ultimatum, pour protéger
au besoin un débarquement, va être faite aussitôt en vue
d'Athènes.;
Ces grosses questions réglées, à minuit, par un beau clair de
lune, la mission gagne la terre, accompagnée de M. Boppe,
ministre de France auprès du gouvernement serbe, qui avait été
invité au diner, — et qui transmet à M. Jonnart les inquiétudes
des Serbes au sujet du rétrécissement éventuel du front de
Salonique. Des chambres ont été retenues à l'hôtel Saint-Georges.
Le lendemain matin, M. Boppe conduit la mission, en automo-
bile, par une superbe route, à travers les bois d'oliviers, jus-
qu'à la petite terrasse qui domine l'îlot d'Ulysse : c'est un
812 REVUE DES DEUX MOXDES.i
des plus beaux paysages du monde. Au retour, le général
Bauraann, gouverneur de Gorfou, vient saluer le Haut Commis-
saire, et l'amiral Gauchet se rend à bord du Mangini pour
prendre congé de lui.
Le départ a lieu à dix heures. On navigue dans le long canal
de Corfou fermé à ses deux extrémités par des barrages, ce qui
permet à l'escadre d'y faire en toute sécurité ses tirs de combat.
Le barrage Sud franchi, les deux torpilleurs longent la côte
Ouest de Sainte-Maure, l'antique Leucade. Voici le promontoire
célèbre où Sapho, la poétesse, se précipita dans les flots pour
mettre un terme aux dures souffrances d'un amour non partagé.
Tout près, c'est l'île d'Ithaque, la patrie d'Ulysse, et de l'autre
côté Céphalonie. Voici, à l'entrée du golfe de Corinthe, Misso-
longhi où mourut Byron!...Mais ces beaux souvenirs ne retien-
nent qu'un instant l'esprit de nos voyageurs, absorbés par de
tout autres préoccupations.
Vers huit heures, les torpilleurs pénètrent dans le canal de
Corinthe, étroit couloir de cinq kilomètres, taillé à môme le
roc. A l'entrée, un détachement français fait le contrôle des
fusils grecs expédiés dans le Péloponèse, conformément aux
injonctions des Alliés. Après dîner, vers dix heures, les torpil-
leurs passent en vue du Pirée et mouillent à Keratsini, dans
la rade de Salamine. M. Jonnart s'installe sur le cuirassé la
Vérité. La soirée du 5 juin et toute la journée du 6 sont
employées à des conférences avec M. Guillemin, ministre de
France, sir Francis Elliot, ministre d'Angleterre, le général
Braquet, notre attaché militaire, M. de Castillon, secré-
taire de la légation de France, qui va remplir les fonctions
de chargé d'affaires, le commandant Clergeau, notre attaché
naval.
Ce qui se dégage pour M. Jonnart de ces conversations,
c'est qu'à Athènes, ville de bavardages, de graves indiscrétions
ont été commises. Constantin, 'prévenu de tout, sait, à n'en
pouvoir douter, ce que signifie pour lui l'arrivée de la mis-
sion : il a eu tout loisir de se préparer à la résistance. Des gens
qui se prétendent bien informés de l'état des esprits et des
intentions du Roi, affirment que l'opération projetée va faire
couler des torrens de sang. Et voici qui est plus grave: les
craintes qu'ils expriment ont déjà trouvé leur écho dans cer-
taines capitales. Ne sont-elles pas de nature à faire hésiter, à
LA MISSION DE M. JONNART EN GRECE.
813
la dernière minute, les gouvernemens ? La main qui s'apprête
à frapper Constantin risquerait alors d'être retenue ou tout au
moins gêne'e.
Pour échapper à ces risques, il n'y a qu'un moyen, tou-
jours le même : précipiter les évéïiemens. A quelque chose,
d'ailleurs, malheur est bon. Constantin, précisément parce qu'il
sait tout, n'ignore pas les hésitations qui peuvent se produire
dans les gouvernemens alliés, il compte bien en bénéficier une
fois de plus. Ce n'est certes pas la première menace qu'il reçoit
de l'Entente II y a juste un an, une puissante escadre alliée
est venue dans la rade de Salamine; elle était suivie de trans-
ports qui amenaient un corps de débarquement. L'escadre n'a
rien fait; le corps de débarquement n'a pas débarqué; les pa-
labres diplomatiques ont recommencé de plus belle. Pourquoi
n'en serait-il pas de même cette fois encore?
M, Jonnart, tout à son désir de presser le plus possible
l'opération, décide de partir le soir même pour Salonique.
Entre temps, M. Robert David s'était rendu à Athènes où il
avait eu une entrevue avec M. Zaïmis, président du Conseil,
dont il était depuis longtemps l'ami. M. Zaïmis lui manifeste le
désir de venir causer avec le Haut Commissaire dès son retour
de Salonique. Voilà qui tombe à merveille. Le Haut Commis-
saire des Puissances, portant la paix ou la guerre dans les
plis de sa toge, ne pouvait guère, pour des raisons que l'on
comprend, se rendre de sa personne dans la capitale de Cons-
tantin que ses vaisseaux seraient peut-être obligés de bombar-
der. Le chef du gouvernement grec offrant de venir jusqu'à lui,
c'était le fil tout trouvé, par lequel ses messages, même les
' comminatoires, seraient transmis à leur destinataire.
Le 6 juin, à cinq heures et demie du soir, le Mangini appa-
reille pour Salonique. La mer devient forte, la nuit, dans le
canal d'Oro. A l'entrée du golfe de Salonique, on rencontre, en
plein chenal, une mine flottante. Le Mangini fait un crochet
pour l'éviter, et le Protée, qui suit, tire sur elle un obus qui la
fait exploser.,
Le 7, à neuf heures du matin, les deux torpilleurs jettent
l'ancre dans la rade de Salonique. Le contre-amiral Salaiin,
commandant les forces navales, monte aussitôt à bord. 11 con-
duit à terre le Haut Commissaire et les membres de la mission.
Le général Sarrail les reçoit, accompagné de M. de Billy,
8i4 REVUE DES DEUX MONDES.;
ministre de France auprès du gouvernement de M. Venizelos.
Une première confe'rence a lieu dans la villa occupée par le
ge'néral à l'ancien consulat de Bulgarie.
LES DISPOSITIONS PRISES
M. Jonnart et le général Sarrail examinent la situation, et
règlent les opérations militaires sur lesquelles ils se trouvent
en parfait accord. Le commandant en chef des armées d'Orient,
sur des instructions de Paris, avait déjà procédé à tous les pré-
paratifs en vue de l'action projetée. On décide, pour éviter
toute possibilité de résistance, pour garder à l'opération son
caractère pacifique, d'exécuter en même temps :
1° L'occupation de la Thessalie;
2° La saisie de l'isthme de Corinthe;
3" Le débarquement dans la région d'Athènes.
Il est à prévoir que ces trois actions simultanées, rapide-
ment conduites, mettront Constantin hors d'état de tenter quoi
que ce soit.
Les résolutions définitives sont arrêtées en conséquence :
l'ultimatum sera remis à Constantin le 40 au soir; l'entrée en
Thessalie aura lieu dans la nuit du 10 au 11; l'occupation de
l'isthme de Corinthe, le débarquement en Attique s'opéreront
au même moment, et l'état-major français va régler dès main-
tenant le départ des troupes expéditionnaires pour qu'elles
soient rendues sur place et prêtes à agir à la date fixée. Ce
n'est pas une tâche facile d'embarquer toutes ces troupes dans'
un aussi court délai; mais, grâce à l'activité intelligente de tous
les services, état-major, marine, intendance, etc., tout s'exécute
dans les meilleures conditions.
Le général et M™^ Sarrail reçoivent la mission à déjeuner.
M. Jonnart se rend, aussitôt après, chez M. Venizelos, et il a
avec lui un très long entretien, qui devait d'ailleurs se pour-
suivre le jour suivant.
Rencontre émouvante. Les deux hommes d'Etat se sont
connus et appréciés en 1913, quand M. Jonnart vint en Grèce
pour les obsèques du roi Georges; ils éprouvent l'un pour
l'autre une sympathie des plus vives; ils ont l'un dans l'autre
une confiance absolue. Ce qui fait l'originalité, la force, et l'on
peut dire le génie de M. Venizelo-s, c'est la réunion de qualités
LA MISSION DE M. JONNART EN GRÈCE. 815
qui paraissent contradictoires. Il a la foi impétueuse, le superbe
élan, et c'est en même temps la tête la plus froide, l'esprit le
plus prudent et le plus réfléchi. Quand il harangue la foule, qui
boit littéralement ses paroles, on croirait entendre un apôtre : le
discours achevé, le fin politique, l'homme de cabinet, attentif et
laborieux, reparaît. De toute sa personne se dégage une impres-
sion de loyauté, d'honnêteté et de franchise. De là vient l'in-
fluence énorme qu'il exerce sur tous ceux qui l'approchent : il
est l'objet d'un véritable culte.
M. Venizelos trouve excellentes les dispositions prises par
le Haut Commissaire, d'accord avec le général Sarrail. Il est
convaincu que les opérations projetées rendront impossible
tout essai de résistance. Venant d'un homme qui connaît mieux
que personne la GrècC;, cette opinion a une importance capi-
tale. Il affirme encore à M. Jonnart que nos troupes seront
reçues en Thessalie comme des libératrices, et que, dès leur
arrivée, les populations elles-mêmes chasseront les agens du
roi Constantin,
La France et la Grande-Bretagne, en exigeant l'abdication
de Constantin, sont résolues à écarter du trône le Diadoque, dont
les sentimens germanophiles sont bien connus et qui, au l^"" dé-
cembre dernier notamment, a tenu sur l'Entente des propos
odieux. C'est le second fils du Roi, le prince Alexandre, qui sera
appelé à lui succéder. M. Venizelos se prononce en faveur de
ce prince. Pour ce qui est de lui-même, il estime qu'une fois le
changement de règne effectué, il devra, avant de revenir à
Athènes et de reprendre le pouvoir, laisser aux esprits le
temps de s'apaiser. Un ministère de transition sera nécessaire :
M. Zaïmis paraît le plus qualifié pour en être le chef. Cette
période d'attente devra se prolonger peut-être plusieurs mois...
Le gouvernement français était, à cet égard, exactement du
même avis : M. Ribot et M. Jonnart avaient reconnu la nécessité
de ne pas trop presser le retour de M. Venizelos, et d'attendre
que les passions se fussent calmées. L'accord, l'identité de vues
sont donc complets. Voilà qui est d'un excellent augure pour
le succès de l'opération.
La journée du 8 fut employée à mettre au point tous les
détails de l'entreprise. L'intendant général Mettas et le sous-
lieutenant Bonnier règlent, au point de vue financier, l'achat
des récoltes thessaliennes. Nouveau déjeuner chez le général
616 REVUE DES DEUX MONDES.,
commandant l'armée d'Orient, avec l'amiral Salaiin et le général
Regnault, qui prend le commandement des divisions désignées
pour débarquer à Gorinthe et au Pirée. Dans l'après-midi,
M, Venizelos rend visite au Haut Commissaire. On dine chez
M. de Billy avec M™* Argyropoulo, u l'Égérie du parti venize-
liste, » comme l'appelle M. Robert David. C'est dans son salon
h Salonique que fut constitué, en octobre 1916, le gouverne-
ment provisoire de M. Venizelos. Après le dîner, M. Venizelos
et deux de ses ministres, dont M, Repoulis, viennent saluer
M. Jonnart.
Le 9 juin, à huit heures du matin, M. Jonnart quitte Salo-
nique à bord du Mangini. Le général Regnault l'accompagne;
deux de ses officiers s'embarquent sur le Protée. Il fait un très
beau temps, et la traversée est magnifique. Près du canal de
Skopélos, on rencontre nos premiers transports chargés de
troupes à destination du Pirée : ils font route, survolés par un
dirigeable qui surveille les sous-marins. On arrive à neuf heures
du soir en rade de Keratsini (Salamine), où M. Jonnart prend
congé du très aimable commandant du torpilleur, M. Magnier,
de ses officiers et de l'équipage. La mission s'installe à bord du
cuirassé La Justice.
A Salonique, M. Jonnart avait eu surtout affaire aux mili-
taires. Tout le côté matériel de l'opération avait été réglé et
bien réglé. Le mécanisme était monté, l'organisation était
prête qui, ligotant les forces de Constantin, rendrait vaine toute
tentative de résistance. L'affaire à cet égard semblait donc en
très bonne voie. Mais, dès l'arrivée dans les eaux d'Athènes,
voici que surgissent à nouveau les complications diplomatiques.
Les ministres des Puissances alliées attendaient M. Jonnart
à son bord : ils miinifeslent une vive émotion à la pensée
qu'on va agir si vite, ils craignent pour la sécurité des Légatious
et de leurs nationaux. Cette inquiétude a trouvé un écho jusque
dans les capitales de l'Entente. L'émotion qu'elle y provoque
se manifeste déjà par des télégrammes qui parviennent à
M. Jonnart. Au dernier moment, alors qu'il est sur le point de
remettre son ultimatum au Roi, le Haut Commissaire va-t-il
être contrarié, paralysé?
Cet ultimatum, d'après un plan soigneusement étudié et
mûri, doit être appuyé d'une double action militaire : occupa-
tion de l'isthme de Corinthe, débarquement au Pirée. Mais
LA MISSION DE M. JONNART EN GRECE. 817
voici que des protestations s'élèvent contre cette modification
aux mesures envisage'es à Londres, où l'on avait conçu cette
action comme devant être subordonnée à une menace effective
des troupes royales. De nouveau des craintes se font jour :
la guerre civile ne va-t-elle pas éclater en Grèce? Les Venize-
Iljtes, les sujets des Puissances alliées ne seront-ils pas massa-
crés dans la capitale ? Peut-être vaudrait-il mieux, pour éviter
tous ces risques, atténuer un peu la rigueur des premières déci-
sions, et, au lieu d'exiger l'abdication du Roi, se contenter de
son éloignement pour la durée de la guerre?
l'abdication du roi
L'instant est décisif. Si M. Jonnart faiblit, s'il écoute ces
plaintes, s'il cède tant soit peu à ces suggestions, le succès de
l'opération est compromis. Toute hésitation permettra à Cons-
tantin de gagner un temps précieux, d'amuser le tapis par des
négociations où il est passé maître, de s'en tirer par des enga-
gemens et des promesses qui auront le sort des promesses anté-
rieures. L'Entente n'aura à enregistrer en Grèce qu'un échec,
qu'une reculade de plus.
Cette fois, l'échec sera particulièrement grave, parce qu'il
sera public, patent, connu de tous. Nul ne pourra ignorer que
toutes les dispositions avaient été prises, que les troupes avaient
été embarquées et qu'au dernier moment, par manque d'accord
entre les Alliés ou par crainte des conséquences, on a pure-
ment et simplement reculé.
Heureusement, M. Jonnart est inébranlable. On l'a chargé
d'obtenir l'abdication de Constantin : il est résolu à remplir
cette mission coûte que coûte. L'opération a été préparée : elle
s'exécutera à'ia date fixée. Des retards, des délais ne serviraient
qu'à tout gâter. Seulement, pour prouver à quel point il est
respectueux des décisions prises à Londres, pour établir qu'il ne
les modifie que dans la mesure strictement indispensable, il se
résout, après réflexion, à suspendre de vingt-quatre heures
l'une des deux actions projetées, à savoir : le débarquement de
nos troupes au Pirée. L'autre, l'occupation de l'isthme de
Corinthe, est absolument nécessaire, car elle prive Constantin
du secours de son armée. M. Jonnart donne ainsi le meilleur
gage de ses dispositions conciliantes. Il fera tout ce qui dé-
TOME XLII. 1917. 52
8J8 REVUE DES DEUX MONDES.
pend de lui pour garder à l'opération son caractère pacifique^
L'amiral de Gueydon, le général Regnault, le général Bra-
quet ont été convoqués à son bord. Les transports amenant nos-
troupes doivent arriver le soir même. Par suite de la grande
chaleur, il y a de gros inconvéniens à ne pas faire débarquer
aussitôt les hommes et surtout les chevaux. M. Jonnart décide
de passer outre : il fait accepter par les généraux un délai de
vingt-quatre heures, il y a des cas où les nécessités militaires
doivent s'accommoder dans une certaine mesure des exigences
diplomatiques.
Entre temps, M. Robert David s'est rendu à Athènes où il a
un entretien avec M. Zaïmis. Le président du Conseil accepte
de venir voir M. Jonnart le soir même. Afin de lui épargner un
assez long trajet en canot, on décide que l'entrevue aura lieu»
non point dans la rade de Salamine, mais dans le port du
Pirée, à bord du croiseur français Le Bniix, qui y est ancrée
La baie de Salamine, où se livra la fameuse bataille, est
située entre l'ile du même nom et la côte d'Attique. Toute
l'escadre française s'y trouve. C'est un magnifique paysage de
beauté et de lumière. D'un côté, la baie d'Eleusis avec le petit
village d'Eleusis dans le fond ; en face, les hauteurs du mont
Aegaléos; de l'autre côté, la rade et le port du Pirée.
A l'heure fixée, M. Jonnart quitte le cuirassé La Justice, et
se rend abord du Bruix pour rencontrer M. Zaïmis. Cette entre-
vue est d'une extrême importance. Il est essentiel, pour le
succès de l'opération, que M. Zaïmis conserve le pouvoir. Il est
l'homme de transition, de conciliation rêvé. Au cas où Cons-
tantin songerait à résister, à provoquer un conflit, M. Zaïmis
peut l'en dissuader, lui démontrer l'inutilité de toute résistancea
Constantin écarté, il s'agit de préparer le retour de M. Venizelos»
de faire le pont. Ici encore, M. Zaïmis est à même de rendre
les plus grands services. Si, par crainte des responsabilités, il
quittait maintenant le pouvoir, Constantin ne manquerait pas
de le remplacer par un ministère hostile à l'Entente. Avec
ce ministère, ainsi qu'avec le monarque, les seuls rapports
possibles, au point où en sont les choses, ce seraient des coups
de canon, ce qu'il faut éviter par-dessus tout.
M. Jonnart, qui s'en rend bien compte, décide de faire tout
son possible pour maintenir M. Zaïmis au pouvoir, pour gagner
sa confiance, pour lui représenter la grandeur et l'utilité de
LA MISSION DE M. JONNART EN GRÈCEa 819
l'œuvre de restauration nationale qu'il peut maintenant accom-
plir. Afin de ne pas reffaroucher de prime abord, il a pris la
résolution de proce'der avec lui par étapes. Il ne lui remettra,
au cours de la première entrevue, que les deux notes relatives
au contrôle des récoltes en Thessalie et au renforcement de nos
postes dans l'islhme de Gorinthe : la note exigeant l'abdication
du Roi ne lui sera remise que le lendemain. En attendant, il
lui expose les desseins et les désirs des Puissances protectrices.
« Elles ne cherchent, lui dit-il, qu'à reconstituer l'unité de la
Grèce, qu'à accroître sa prospérité et sa grandeur. Si la crise
actuelle peut se dénouer pacifiquement, le blocus sera immé-
diatement levé ; la liberté, les biens de tous les Grecs, sans
distinction de parti, seront sauvegardés. » L'entretien reste
très cordial. M. Zaïmis ne fait aucune objection au contenu des
notes : il semble même un peu étonné qu'on ne lui demande
pas davantage. M. Jonnart l'informe qu'il attend cette nuit de
nouvelles instructions. Rendez-vous est pris pour le lendemain
matin à neuf heures et demie, à bord du Bruix.
Une grave question se pose maintenant : faut-il, en prévi-
sion des troubles ou des massacres qui pourraient se produire,
évacuer d'Athènes les sujets des Puissances alliées ? L'affaire
est discutée en présence du ministre d'Angleterre, de M. de
Castillon, à qui M. Guillemin, notre ministre, sur des instruc-
tions de Paris, vient de remettre les services de la Légation.^
L'évacuation présente beaucoup d'inconvéniens. Tout de suite,
le débat est tranché par l'attitude énergique de notre chargé
d'affaires déclarant qu'il n'évacuera pas ses nationaux.
Dans Athènes où tout se sait, oii tout se colporte aussitôt,
l'arrivée soudaine de M. Jonnart n'a pas, comme bien on pense,
passé inaperçue, On ne l'attendait pas aussi tôt; on pensait
qu'il resterait beaucoup plus longtemps à Salonique. La pré-
sence de ces cuirassés, de ces croiseurs dans la rade de Sala-
mine, l'apparition des transports militaires qui déjà se montrent
au Pirée, à Phalère, les allées et venues du président du Conseil,
tout cela est gros de signification et fait présager l'imminence
des plus graves événemensj
Ge soir du 10 juin, à la nuit tombante, il y eut, à ce que m'ont
raconté plusieurs témoins, une assez vive effervescence dans les
rues et sur les places d'Athènes. Dans certaines églises, le
iocsin sonne appelant les épistrates (réservistes) aux armes. Des
820 REVUE DES DEUX MONDES.
groupes se forment ; quelques meneurs royalistes essayent de
haranguer la foule ; mais rien de sérieux ne se produit. Un
communiqué officiel de M. Zaïmis contribue beaucoup à calmer
les esprits. Le Haut Commissaire, debout toute la nuit, se fait
rendre compte, heure par heure, de la situation, prêt à parer à
toutes les éventualités.
Le lendemain, lundi 10 juin, est la grande journée, la
journée historique. M.Jonnart,en ce qui concerne notre action
militaire, a reçu dès le matin d'excellentes nouvelles. La pro-
gression de nos troupes se poursuit en Thessalie sans le moindre
incident. Le colonel Boblet, chargé d'occuper l'isthme de Co-
rinthe, a procédé sans coup férir à cette occupation. Nos soldats
ont débarqué; ils se sont installés dans l'isthme sans rencontrer
aucune résistance de la part des Grecs (IV^ corps), qui avaient
d'ailleurs reçu de leur gouvernement des ordres en conséquence.
Dans la nuit, de nouveaux télégrammes sont parvenus à
M. Jonnart. Le débarquement de nos troupes au Pirée étant de
nature à provoquer un vif mécontentement chez l'un de nos
plus puissans alliés, on lui demande formellement d'y renoncer.
Si les circonstances l'exigent impérieusement, le débarquement
pourrait s'opérer à Eleusis. Le Haut Commissaire, avec l'amiral
de Gueydon et le général Regnault, se livre à un examen mi-
nutieux de cette solution. Tous trois s'accordent pour lui recon-
naître les plus graves inconvéniens : une baie peu profonde
qui se prête mal au débarquement; insuffisance du matériel
pour la mise à terre des troupes; région malsaine et sans eau ;
la distance d'Eleusis à la capitale étant de vingt kilomètres, les
troupes seraient dans l'impossibilité d'agir immédiatement;
elles auraient de plus à franchir le défilé de Daphné où l'état-
major hellénique pourrait, avec quelques mitrailleuses, retarder
singulièrement la marche de nos troupes... Ces raisons sont
convaincantes. Le projet est donc écarté. Entre deux maux
M. Jonnart choisit le moindre : il préfère maintenir provisoi-
rement les troupes à bord : ainsi, on ne pourra pas l'accuser
d'avoir exercé une pression militaire trop directe sur le roi
Constantin.
A neuf heures et demie du matin, a lieu l'entrevue avec
M. Zaïmis. Le Haut Commissaire remet au Président du Conseil
hellénique la note suivante exigeant l'abdication et le départ
du Roi :
la mission de m. jonnart ex\ grèce. 821
« Monsieur le Président,
<( Les Puissances protectrices de la Grèce ont décidé de
reconstituer l'unité du royaume sans porter atteinte aux insti-
tutions monarctiiques constitutionnelles qu'elles ont garanties
à la Grèce.
u Sa Majesté le roi Constantin, ayant manifestement violé,
de sa propre initiative, la Constitution dont la France, la
Grande-Bretagne et la Russie sont les garantes, j'ai l'honneur
de déclarer à Votre Excellence que le Roi a perdu la confiance
des Puissances protectrices et que celles-ci se considèrent
comme dégagées à son égard des obligations résultant de leurs
droits de protection.
« J'ai, en conséquence, pour mission, en vue de rétablir la
vérité constitutionnelle, de réclamer l'abdication de Sa Majesté
le roi Constantin, qui désignera lui-même, d'accord avec les
Puissances protectrices, un successeur parmi ses héritiers.
(( Je suis dans l'obligation^de vous demander une réponse
dans un délai de vingt-quatre heures.
« Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'assurance de ma
haute considération.
(( JONNART. »
Le document officiel était suivi d'un aide-mémoire précisant
certains points importans : exclusion du Diadoque; promesse
au roi Constantin, après son abdication et son départ de la
Grèce, d'un revenu personnel viager d'un demi-million de
francs, garanti par les Puissances ; engagement formel de ne
tolérer aucunes représailles.
L'émotion étreint M. Zaïmis. Dans les termes les plus cha-
leureux, les plus pressans, M. Jonnart fait appel à son patrio-
tisme. 11 lui montre la Grèce divisée, amputée déjà de
quelques-unes de ses provinces, en état de complète anarchie,
à la veille d'une guerre civile. « Les Puissances protectrices,
lui dit-il, ne veulent pas renverser la dynastie ni supprimer
la forme monarchique du gouvernement. Elles ne cherchent
qu'à assurer l'unité de la Grèce, sa grandeur et son indé-
pendance. » Le Haut Commissaire, exécuteur de la décision
des grandes Puissances, fera ce qui dépend de lui pour que le
changement de règne s'accomplisse dans les conditions les
plus pacifiques. Mais la volonté des Puissances est absolument
822 REVUE DES DEUX MONDES.
formelle. Elle ne souffrira aucune échappatoire, aucun délai :
tout essai de résistance sera impitoyablement brisé. D'ailleurs
la résistance est inutile : une puissante escadre est là dont les
canons sont braqués sur la capitale. Des troupes françaises,
excellentes et nombreuses, se trouvent dans le port du Pirée et
au Phalère, prêtes à débarquer au premier signal et à marcher
sur Athènes.
u Dans cette guerre, ajoute M. Jonnart, où l'Allemagne a
accumulé les férocités et les crimes, où elle a dévasté nos pro-
vinces, réduit les populations en esclavage, violé les lois divines
et humaines, nous nous défendons ; nous défendrons, sans
jamais nous laisser abattre, les intérêts essentiels et l'existence
de notre patrie. Mon département d'origine, le Pas-de-Calais,
est en partie dévasté par les barbares. Arras, oii je me trou-
vais il y a quelques jours, est en ruines. S'il faut que demain
je fasse subir à Athènes le même sort, la mort dans l'âme, je
le ferai, je vous l'affirme. Les troupes que j'ai amenées de
Salonique doivent retourner au plus tôt sur le front macédo-
nien. Je suis pressé. »
C'est sur ces déclarations très nettes que l'entretien prend
fin. Un délai de vingt-quatre heures est accordé au Roi pour
faire connaître sa réponse. Ce délai expire le lendemain, à midi.
M. Zaïmis rentre en toute hâte à Athènes, tandis que
M. Jonnart regagne l'escadre à Salamine. Sur les cuirassés et
les croiseurs, le branle-bas de combat est ordonné; toutes les
vitres et les glaces sont enlevées. Nos marins procèdent allè-
grement à ces préparatifs.
Cependant M. Zaïmis s'est rendu auprès du Roi et lui a
remis l'ultimatum. Le Conseil de la Couronne est immédiate-
ment convoqué. Il se réunit à midi au palais. Tous les anciens
présidens du Conseil y prennent part : MM. Rhallys, Dragou-
mis, Skouloudis, Gounaris, Lambros, Callogeropoulos, ainsi
fl[ue MM, Dimitracopoulos et Stratos, chefs de partis. Le secret
a été gardé sur cette dramatique séance; on peut cependant,
d'après les journaux locaux, d'après quelques récits qui ont
filtré, avoir une idée de ce qui s'y passa.
Un examen rapide de [la situation militaire fait apparaître
tout d'abord l'inanité de toute résistance. La capitale est
sous les canons de l'escadre, sous la menace d'un débarque-
ment; l'isthme de Corinthe est déjà occupé cependant que les
LA MISSION DE M. JONNART EN GRÈGE. 823
troupes françaises s'avancent en Thessalie. Donc impossibilité
absolue de résister aux Alliés. Sur ce point, l'avis est una-
nime... Le Roi fait alors connaître son intention d'abdiquer.
Certains voudraient qu'il se laissât faire violence, qu'il ne cédât
que contraint et forcé... Cette opinion est rejetée. Constantin
décide d'abdiquer immédiatement pour éviter un coup de
force et les représailles qui pourraient en résulter.
Le soir même, M. Zaïmis fait savoir à M. Jonnart que
l'ultimatum est accepté sans aucunes réserves. Le lendemain
matin, il remet au Haut Commissaire la réponse officielle du
gouvernement grec :
Athènes, le 11 juin 1917.
« Monsieur le Haut Commissaire,
« La France, la Grande-Bretagne et la Russie ayant ré-
clamé par votre note d'aujourd'hui l'abdication de S. M. le roi
Constantin et la désignation de son successeur, le soussigné,
président du Conseil des ministres, ministre des Affaires étran-
gères, a l'honneur de porter à la connaissance de Votre Excel-
lence que S. M. le Roi, soucieux comme toujours du seul
intérêt de la Grèce, a décidé de quitter avec le Prince royal le
pays et désigne pour son successeur le prince Alexandre.
« Veuillez agréer. Monsieur le Haut Commissaire, les assu-
rances de ma haute considération.
« Zaïmis. »
le départ
Constantin avait cédé, — faute de pouvoir faire autrement.
Le but principal était d'ores et déjà atteint. Mais il s'en fallait
que tout fût terminé. Le Roi, s'il avait abdiqué, n'était pas partis
Une vive effervescence se produisait dans la capitale; des
bandes de manifestans massés devant le Palais prétendaient
s'opposer au départ du souverain.
Il fallait couper court à ces manifestations, assurer dans le
plus bref délai l'embarquement du Roi, préparer le retour de
M. Venizelos, rétablir entre le peuple hellénique et l'Entente des
relations cordiales et confiantes de manière à parfaire sans
incident, sans effusion de sang, ce qui avait été si bien com-
mencé. C'est à quoi M. Jonnart allait activement s'employer,;
824 REVUE DES DEUX MONDES.
Le 12 juin, à neuf heures du matin, M. Zaïmis, président
du Conseil, remettait à M. Jonnart, Haut Commissaire des
Puissances protectrices, la réponse officielle du gouvernement
grec, acceptant dans le délai de vingt-quatre heures prévu
toutes les demandes des Alliés. M. Jonnart profite aussitôt des
dispositions conciliantes de M. Zaïmis pour régler avec lui la
délicate question du débarquement de nos troupes au Pirée.
L'abdication de Constantin est dès maintenant chose acquise ;
on ne saurait prétendre qu'elle a été obtenue par une pression
militaire trop directe : les objections formulées contre le
débarquement se trouvent, par cela même, supprimées. Le Haut
Commissaire informe M. Zaïmis de la nécessité absolue où nous
sommes de mettre à terre nos soldats, retenus depuis deux
jours déjà à bord des transports. H exprime le désir que ce
débarquement s'opère en complet accord avec le gouvernement
grec. Afin de bien établir cet accord aux yeux de tous, il
demande qu'un officier de l'état-major grec soit placé à la
disposition du commandement français.
M. Jonnart remet une note en ce sens à M. Zaïmis : la voici,
telle qu'elle fut publiée le soir même dans les journaux locaux :
« Vous avez bien voulu, dit cette note, prendre en considé-
ration les raisons qui ne me permettent pas de retenir plus
longtemps, sur les navires qui les ont amenées, les troupes que
mon gouvernement a mises à ma disposition.
a Je suis en effet dans l'obligation de les faire débarquer*
« Un examen attentif de la question m'a conduit à écarter
tout projet de débarquement, oit dans la baie d'Eleusis, soit à
Salamine.
« C'est au Pirée que cette opération pourra être réalisée de
la manière la plus pratique.
(( J'ajoute que nos troupes y trouveront les conditions
d'installation les plus favorables, jusqu'au jour prochain où
elles pourront regagner le front macédonien pour y continuer
vaillamment la lutte contre les ennemis héréditaires de la
Grèce : les Bulgares et les Turcs.
« Aujourd'hui, après les communications que vous avez bien
voulu me faire, nos soldats seront heureux de fraterniser avec
les populations helléniques*
« Quand ils rallieront leur poste de combat, fiers d'avoir
pacifiquement coopéré à l'unité de la Grèce, ils emporteront.
LA MISSION DE M. JONNART EN GRECE, 825
j'en suis sur, de leur court séjour sur le sol glorieux de
l'Attique, un souvenir attendri et reconnaissant. »
Le débarquement commence aussitôt : il s'opère dans les
conditions les meilleures.
Vers midi, le lieutenant-colonel Antoniadis, de l'état-major
hellénique, accompagné d'un officier du contrôle allié, s'était
rendu au Pirée pour préparer les cantonnemens. Vers deux
heures, une brigade française (40^ et ^8" régimens d'infanterie)
débarque près du pavillon royal sur le quai de Miaoulis. La
garde grecque, qui se trouvait au Pirée, rentre aussitôt à
Athènes. L'orphelinat et le théâtre municipal sont occupés par
nos troupes, ainsi que l'Hôtel de Ville, où s'installent les états-
majors. Une compagnie prend son cantonnement à la place
Thémistocle. Le débarquement des autres unités continue : le
4® régiment russe, un groupe d'artillerie français. Ces troupes
s'établissent en arc de cercle autour de la ville. Quinze cents
hommes environ s'avancent jusqu'aux prisons de Syngros et
aux casernes de Rouf sur la route d'Athènes. Une seconde
colonne, forte de huit cents hommes environ, prend le boule-
vard Syngros et s'arrête à l'église du Sauveur.
Nos soldats reçoivent partout le meilleur accueil. Partout
la foule se presse pour les voir défiler, u Ces hommes à l'aspect
énergique, au visage bronzé, ont tous une superbe allure,
écrit un journal d'Athènes. Certains d'entre eux portent accro-
chés à leurs sacs des casques à pointe allemands, glorieusement
conquis dans les batailles. Nul doute que le camp français du
Pirée ne devienne rapidement la promenade favorite des
Athéniens! »
Cette épineuse question, qui préoccupait beaucoup M. Jon-
nart, se trouve donc réglée. Il s'agit maintenant d'assurer dans
le plus bref délai le départ de Constantin.
C'est le 11, vers cinq heures après-midi, que la nouvelle de
l'abdication du Roi commence à se répandre dans la capitale.
Beaucoup de boutiques ferment aussitôt; des rassemblemens
se forment; à tous les carrefours, la nouvelle est commentée,
discutée; une foule nombreuse se rassemble devant le palais
royal. Dans la soirée, pendant la nuit, plusieurs délégations
sont reçues par Constantin au palais royal. Une réunion se tient
au Cercle militaire et ne prend fin que vers deux heures du
matin. Les esprits y sont très échauffés, affirment les journaux
826 REVUE DES DEUX MONDES.
locaux (le Progrès cV Athènes, 13 juin). Après une longue discus-
sion entre civils et militaires, on décide que la population de la
capitale sera convoquée au son des cloches, afin d'empêcher par
tous les moyens le départ du Roi.
Le lendemain matin, la foule n'a fait qu'augmenter. Une
proclamation du Roi annonçant son abdication et son départ
est affichée dans les principales rues. On se presse pour la lire.
La grande place de la Constitution, devant le palais royal, est
grouillante de monde; les épistrates y dominent; on parle, on
crie, on gesticule. Les esprits se montent, les manifestans s'ex-
citent : les voitures qui emmèneront le Roi devant nécessaire-
ment passer par cette place, on décide de les arrêter.
Vers onze heures du matin, arrive le Métropolite, qui se
rend au palais pour la prestation de serment du prince
Alexandre. La foule se porte instinctivement vers lui et l'em-
pêche de passer; même, on brise les vitres de sa voiture. Le
Métropolite est obligé de rebrousser chemin, de faire un long
détour et d'entrer au palais par une porte de service. M. Stratos,
qui avait assisté la veille au Conseil de la Couronne, est aperçu
par des manifestans : il est aussitôt entouré, injurié et quelque
peu houspillé. On lui reproche violemment de s'être déclaré la
veille pour le départ du Roi. Il essaie de prononcer un discours
pour se défendre, mais on ne le laisse pas parler.
Sans prendre au tragique ces manifestations, il importe
cependant d'en tenir compte, et surtout de ne pas les laisser
grossir sous peine de fâcheux incidens.Le roi Constantin, la reine
Sophie, n'avaient rien épargné pour se rendre populaires dans
la capitale. Faveurs de toutes sortes, distributions en argent
et en nature, au moment le plus critique du blocus, sans parler
des dizaines de millions dépensés trente mois durant par la pro-
pagande allemande, avaient servi à constituer une nombreuse
clientèle de royalistes dévoués. Il y a là, tout préparé, le noyau
d'un soulèvement.
M. Jonnart s'est, dès la veille au soir, transporté de Keratsini
au Pirée sur Le Bruix pour être tenu, heure par heure, au
courant de tout. Il décide d'agir sans retard. Dès le matin, il
envoie M. Robert David auprès de M. Zaïmis pour lui demander
de presser le plus possible le départ du Roi et de faire dégager
par la police les abords du palais. Vers deux heures et demie,
deuxième visite de M. Robert David, qui a l'ordre de tenir un
LA MISSION DE M. JONNART EN GREGE.: 827
langage énergique. Il insiste à nouveau pour que la foule soit
écartée. Si la police ne dispose pas de moyens suffîsans, le Haut
Commissaire est prêt à envoyer du Pirée quelques compagnies
de mitrailleuses.
M. Zaimis assure qu'il fera tout le nécessaire et que le Roi
dans quelques heures aura quitté le palais.
Le départ a lieu en effet vers cinq heures. M. Helleu, secré-
taire à la légation de France, en apporte la nouvelle à
M. Jonnart. La foule a été avisée des résolutions irréductibles
du Haut Commissaire : elle se débande en partie. Pour dépister
ceux qui restent, on a usé du stratagème classique. Quelques
voitures vides, aux stores baissés, ont quitté le palais dans la
direction du Zappeion. Les manifestans se portent immédiate-
ment de ce côté. Pendant ce temps, les automobiles royales
sortent du côté opposé et gagnent le boulevard de l'Université.
Dans la première se trouvent le roi Constantin, la reine Sophie,
le Diadoque et les princesses Hélène et Irène. Les aides de camp
du Roi, MM. Paparigopoulos et Lévidis, suivent dans une autre.
La petite princesse Catherine est avec sa gouvernante dans une
automobile escortée par une voiture où se trouve un général
du palais.
Par la route de Décélie, la famille royale se rend à Tatoï,
résidence d'été du Roi, située à soixante kilomètres au Nord, non
loin de l'endroit où s'élevait la citadelle lacédémonienne de
Décélie qui joua un grand rôle dans les guerres helléniques.
Le Roi possède là deux villas entourées de beaux jardins d'où
l'on jouit d'une admirable vue sur la plaine d'Athènes et sur la
mer. Le navire anglais, offert toutd'abord par sir Francis Eliott,
n'est pas arrivé. M. Jonnart compte mettre deux contre-torpil-
leurs français à la disposition du Roi, qui pourra s'embarquer
dans le port voisin d'Oropos, sur le canal de l'Eubée. Mais
Constantin exprime le désir de partir sur un bateau grec. Il
aurait dit, assure-t-on : « J'aime encore mieux souffrir des
punaises que recourir à des bateaux français. » Qu'à cela ne
tienne : la traversée s'accomplira sur l'ancien yacht royal
Sphactérie, qui sera escorté par deux de nos contre-torpilleurs.
Constantin avait fait savoir par l'intermédiaire de M. Zaimis
qu'il ne lui serait pas possible de s'embarquer le jour suivant :
M. Jonnart répond qu'en aucun cas le départ ne pourra être
reculé au delà du 14 juin à midi. Le Roi ayant exprimé le désir
828 REVUE DES DEUX MONDES.
de se retirer en Suisse, les Puissances protectrices déclarent
qu'elles n'y voient pas d'inconvénient.
Le capitaine de frégate Glergeau, notre attaché naval en
Grèce, est chargé par le Haut Commissaire d'assister à l'embar-
quement du Roi et de l'escorter jusqu'à son arrivée dans un
port italien. Il part pourOropos avec les deux contre-torpilleurs
d'escorte, le Protée et le Faulx. Le lieutenant de Cazotte, de
notre mission navale, l'accompagne. Aussitôt arrivé, il se met
en rapport avec M. Theotokis, maréchal de la Cour, chambellan
de la Reine, et les colonels Sotiris et Manos, de la maison du
Roi. La famille royale s'embarquera le lendemain 14 juin à
onze heures du matin.
Deux heures avant, le commandant Clergeau règle avec
l'amiral Damianos, commandant le yacht royal, tous les détails
de la traversée. Il avait été décidé d'abord que le Roi ferait
escale à Corfou et y attendrait d'être fixé sur sa destination.
Mais cet arrêt est supprimé. Le roi se rendra directement dans
un port italien, et de là il gagnera la Suisse. Le port choisi est
Villa di San Giovanni, en face de Messine. Sur la demande de
M. Zaïmis, le gouvernement allemand, par l'intermédiaire de
l'ambassade d'Espagne à Paris, sera informé de la date du
départ ainsi que de l'itinéraire, afin d'éviter les attaques des
sous-marins.
A l'heure fixée, la famille royale arrive à Oropos. Une cen-
taine de personnes de la haute société d'Athènes sont venues
prendre congé du souverain. Constantin, la reine Sophie, le
Diadoque, le prince Paul et les trois princesses Hélène, Irène
et Catherine prennent place sur la chaloupe à vapeur qui les
conduit à bord du Spliactérie. Le roi Alexandre, le prince
Christophore accompagnent leur père jusqu'à bord. Le Spetse,
un petit bateau grec, transporte les personnes de la suite et les
bagages.
A midi vingt, les deux navires escortés des torpilleurs lèvent
l'ancre. Ils traversent pendant la nuit le canal de Corinthe. Au
petit jour, se lève une brise assez forte qui fait rouler le yacht
royal. A midi, l'amiral grec informe par signaux le commandant
Clergeau qu'il va relâcher dans l'île Oxia. Un aide de camp
vient aussitôt informer le commandant que le Roi, pour éviter
le roulis, désire remonter la cote, passer entre Corfou et la
terre et gagner ensuite le cap Santa Maria di Luca, et le
LA MISSION DE M. JONNART EN GRÈGE. 829
détroit de Messine. Mais l'amiral aurait besoin pour cela de
-cinquante tonnes de charbon et de trente tonnes d'eau. Le Roi
voudrait aussi que Berlin fût avisé par télégramme du chan-
gement d'itinéraire.
Le commandant Clergeau fait immédiatement observer à
d'aide de camp que l'amiral français commandant en chef notre
«scadre, à supposer qu'il dispose sur le moment d'un char-
bonnier, ne pourrait pas l'envoyer avant vingt-quatre heures.
Si la brise, au lieu d'être locale, souffle dans toute la Méditer-
ranée, on aura la mer par le travers pour aller de Santa Maria
di Luca à Spartivento. Par conséquent, pour éviter le léger
roulis qui incommode les princesses, on risque une mauvaise
traversée pendant ce dernier trajet. Il est en outre impossible
de franchir la passe Nord de Gorfou interdite à la navigation à
«cause des mines mouillées par les Allemands. Enfin, et ceci est
l'argument décisif, les torpilleurs français, pas plus d'ailleurs
que les bateaux grecs, ne seraient en sécurité, la nuit suivante,
à Oxia. Si un sous-marin ennemi s'approchait, il pourrait fort
bien, faute de les avoir reconnus, torpiller les navires royaux.
De tels argumens étaient sans réplique. Quelques instans
après, l'aide de camp revient et déclare que le Roi se rend à
ces raisons, que le départ aura lieu vers huit heures du soir et
qu'on fera route directement vers le détroit de Messine.
Le commandant Clergeau ayant demandé le nom des per-
sonnes composant la suite royale, la liste officielle lui en est
remise.
Font partie de la suite du Roi : le colonel C. Levidis; capi-
taine de vaisseau E. Papparigopoulos ; lieutenant-colonel Manos ;
médecin-major Anastasopoulos; M. Streit.
Suite de la Reine : maréchal de la Cour J. Theotokis;
M"'' A Gontostavlos.
Suite du Prince royal : lieutenant d'infanterie D. Levidis.
Le n juin, à neuf heures trente, le convoi royal mouille à
Villa di San Giovanni. De là, le Roi et sa famille gagnent la
Suisse par un train spécial.
A peine Gonstantin a-t-il quitté le sol hellénique, que
M. Jonnart adresse la proclamation suivante au peuple pour
annoncer la levée immédiate du blocus, le rétablissement des
relations cordiales entre les Puissances protectrices et la Grèce,
la restauration prochaine de l'unité nationale :
830 REVUE DES DEUX MOiNDES.
Au Peuple hellène.
« La France, la Grande-Bretagne et la Russie ont voulu
l'indépendance, la grandeur et la prospérité de la Grèce.
« Elles entendent défendre le noble pays qu'elles ont libéré
contre les efforts réunis des Turcs, des Bulgares et des Alle-
mands.
(( Elles sont ici pour déjouer les manœuvres des ennemis
héréditaires du royaume.
« Elles veulent mettre fin aux violations répétées de la
Constitution et des Traités, aux déplorables intrigues qui ont
abouti au massacre des soldats des pays amis.
(( Berlin commandait hier à Athènes et conduisait graduel-
lement le peuple sous le joug Bulgare-Allemand.
« Nous avons résolu de rétablir la vérité constitutionnelle
et l'unité de la Grèce.
« Les Puissances garantes ont en conséquence demandé au
roi Constantin d'abdiquer.
« Elles ne prétendent pas toucher à la Royauté constitu-
tionnelle. Elles n'ont d'autre ambition que d'assurer le fonc-
tionnement régulier de la Constitution à laquelle le roi Georges,
de glorieuse mémoire, avait toujours été scrupuleusement
fidèle et que le roi Constantin a cessé de respecter.
Hellènes!
« L'heure de la réconciliation est venue. Vos destinées sont
étroitement associées à celles des Puissances garantes. Votre
idéal est le même, vos espérances sont les mêmes.
(( Nous faisons appel à votre sagesse et à votre patriotisme.
« Aujourd'hui le blocus est levé. Toute représaille contre
les Grecs, à quelque parti qu'ils appartiennent, sera impitoyable-
ment réprimée.
« Aucune atteinte à l'ordre public ne sera tolérée.
(( Les biens et la liberté de chacun seront sauvegardés.
« C'est une ère nouvelle de paix et de travail qui va s'ouvrir
devant vous.
« Sachez que, respectueuses de la Souveraineté nationale,
les Puissances protectrices n'ont nullement l'intention d'im-
poser au peuple grec la mobilisation générale.
LA MISSION DE M. JONNART EN GRÈCE. 831
« Vive la Grève unie, grande et libre !
« Au nom de la France, de la Grande-Bretagne et de la
■Hussie,
(( Le Haut Commissaire des Puissances protectrices,
<( JoNNART. »
Dès la veille, M. Jonnart s'est préoccupé de faire rechercher
à Athènes et au Pirée, tous les stocks de blé et de farine dispo-
nibles : ils seront achetés par nos soins et distribués aux plus
nécessiteux. Ordre est envoyé par radiotélégramme aux navires
chargés de vivres, de rallier au plus vite les ports grecs. Une
note à ce sujet, communiquée à la presse, produit la meilleure
impression.
Constantin est parti, l'ordre n'a pas cessé de régner dans la
capitale, nos troupes n'ont pas eu intervenir. Voilà donc la
première partie de la difficile mission brillamment remplies
Tout a marché on ne peut mieux; le plan avait été judicieuse^
ment conçu; l'exécution a été parfaite.
L'action simultanée de nos forces sur ces trois points
vitaux, — Thessalie, isthme de Gorinthe, Athènes, — suppri-
mait toute possibilité de résistance. L'extrême rapidité avec
laquelle a agi M. Jonnart a été un des élémens essentiels du
succès. Par suite des indiscrétions commises, son interven-
tion était attendue, mais beaucoup plus tard. L'entourage du
Roi, le Roi lui-même n'imaginaient pas qu'il put aller si vite en
besogne. Gomment supposer qu'il ne resterait que deux jours à
Salonique, qu'un temps si court lui suffirait pour mettre sur
pied un plan d'action très compliqué, comportant une coopé-
ration minutieusement réglée de la marine et de l'armée de
terre? L'Entente jusqu'ici n'avait pas accoutumé Gonstantin à
des décisions aussi promptes : elle ne comptait point par jours,
mais par semaines ou par mois 1
Gonstantin comptait en outre sur les retards, les hésitations,
qui, une fois de plus, rendraient inopérante la décision des Alliés.
Des fluctuations faillirent en effet se produire. L'histoire impar-
tiale fera plus tard la pleine lumière sur les graves diffi-
cultés dont le Haut Gommissaire dut triompher à force d'éner-
,gie et d'esprit de décision. La veille même de l'exécution, des
voix murmuraient, susurraient à ses oreilles des conseils de
compromis : il ne les écouta point. Décidé à remplir sa mission
832 REVUE DES DEUX MONDES.)
coûte que coûte, il coupa court à toutes les hésitations, et mit
tout le monde en présence du fait accompli.
Les broyeurs de noir avaient annoncé que le peuple
d'Athènes se soulèverait comme un seul homme si l'on essayait
de toucher au Roi. Or le peuple ne bougea pas. Même les par-
tisans les plus dévoués du Roi, cette clientèle personnelle que
Constantin et la reine Sophie s'étaient constituée par leurs
largesses, ces épistrates embrigadés pour soutenir la politique
personnelle du souverain, tout ce monde se résigna immé-
diatement à l'inévitable. Ils sentirent tous, — et le mot d'ordre
venait d'en .haut, — qu'on était, cette fois, en présence d'une
force supérieure qui briserait impitoyablement toute résistance.
Pour l'ensemble du pays d'ailleurs, la solution intervenue,,
quelque radicale qu'elle pût paraître, marquait la fin d'un véri-
table cauchemar. La situation si troublée, si confuse, redevenait
claire. Depuis des mois et des mois, la Grèce étouffait sous
l'inimitié des Alliés qui bloquaient ses ports, arrêtaient ses
bateaux, rationnaient ses vivres. Elle se demandait chaque jour
quelle nouvelle exigence apporterait le lendemain. C'est que la
Grèce, maritime et commerçante avant tout, ne saurait vivre
dans un état d'hostilité prolongée avec les grandes Puissances
maîtresses de la mer. Dans ce pays si intelligent où les esprits
déliés et subtils saisissent si rapidement les choses, la plupart
se rendaient bien compte que cette situation ne pouvait pas
indéfiniment se prolonger. Il fallait en sortir d'une manière
ou d'une autre. L'ultimatum de M. Jonnart dénouait cette crise.
La vie redevenait normale. On pourrait maintenant se remettre
à travailler. Ce sentiment fut pour beaucoup dans l'apaisement
et la détente qui se produisirent aussitôt.
Cependant M. Jonnart recevait des télégrammes de Paris lui
apportant les chaleureuses félicitations du gouvernement fran-
çais. M. Ribot, président du Conseil, ministre des Affaires étran-
gères, faisait à ce sujet une déclaration à la Chambre qui votait
l'affichage de son discours.
Raymond Recouly.
(A suivre.)
LA FLAMME
QUI NE DOIT PAS S'ÉTEINDRE
COMMENT LA RANIMER?
I
Notre race est donc un cliamp de bataille où la mort et la
vie se combattent. La mort a pris l'offensive et, dans la majo-
rité des familles, marque sa victoire par la stérilité. La vie
garde des places oîi elle est intacte et d'où elle peut regagner
l'avance perdue. L'heure présente est la halte qui, dans l'équi-
libre des décès et des naissances, prépare la France à reprendre
sa marche vers les anciennes victoires ou vers la défaite
définitive^ La France le sait. Son inquiétude est un premier
progrès sur l'inertie comateuse qui dormait au péril. Mais
croire que le craindre suffise à le guérir serait avoir seulement
changé d'erreur, et préférer la fatigue de l'insomnie a l'immo-
bilité de l'inconscience.
Cette anxiété a-t-elle été inspiratrice de remèdes nouveaux
et efficaces? Elle n'a que reconnu les sièges du mal. Elle a
constaté que si la stérilité la moins excusable et la plus démo-
ralisante par l'exemple est celle de la bourgeoisie, la plus funeste
à l'existence nationale est celle du peuple, que le peuple des
(1) Voyez la Revue des 15 novembre et 1" décembre.
TOME XLII. — 1917. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.)
paysans résiste à la dépopulation, que le peuple des ouvriers
la précipite. Elle a vu que le paysan, sans se concerter
avec personne, fait obstacle par son sens traditionnel et son
obstination silencieuse aux mesures pulvérisatrices du foyer,
du domaine, garde la vie à la terre et aux travailleurs de la
terre. Elle a vu que l'ouvrier a abdiqué entre les mains de chefs
qui font la loi au prolétariat et qui, la recevant eux-mêmes des
influences étrangères, cherchent à détruire à la fois, par le col-
lectivisme dans les biens et par la stérilité dans les familles,
notre passé et notre avenir. Les nihilismes désespérans de
l'ouvrier ont instruit les plus cultivés et les plus sages de la
bourgeoisie à réfléchir que pour être si insensé il devait être très
malheureux, à se demander dans quelle mesure elle était res-
ponsable, à comprendre qu'elle serait la plus atteinte par les
dépossessions socialistes, à conclure qu'elle les devait devancer
par ses initiatives, rendre à l'ouvrier l'existence assez tolérable
pour qu'il l'accepte et la transmette. La sagesse du paysan a fini
par étendre jusqu'à l'Etat, devenu par l'intransigeance des
préjugés égalitaires l'aveugle ennemi de la race, quelque lueur
des réparations opportunes. L'initiative privée voudrait com-
battre par des réformes la stérilisante idolâtrie des ouvriers
pour la loi, et la loi voudrait, au profit du paysan, se modifier
elle-même : qu'ont-elles produit?
Le sort des ouvriers si longtemps abandonnés à ses pires
chances comme à des fatalités qui n'accusaient personne,
commence à rencontrer une bienveillance consciente qu'elle ne
se débarrassera pas de sa tâche envers eux par des aumônes.
On répugne à mêler une apparence de mendicité à ce qui doit
être un labeur de justice, un relèvement de condition. C'est
surtout à l'hygiène qu'on emploie pour l'ouvrier l'argent, sans le
lui donner. On a compris combien, pour la foule entassée dans
les villes et contrainte aux travaux épuisans de l'industrie,
l'insuffisance malsaine des demeures est funeste. Des patrons,
des sociétés bienfaisantes, çà et là des municipalités, élèvent des
habitations saines, et fortifier la santé des ouvriers c'est préparer
la venue des enfans. On ne s'était pas avisé d'abord d'y réserver
aux familles nombreuses la préférence, mais cette préférence
de plus en plus leur appartient. Depuis 1913, la ville de Paris
offre des logemens aux familles d'ouvriers qui ont au moins
quatre enfans. A Paris et à Lyon, des sociétés particulières
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 835
paient le surplus du loyer aux familles qui abandonnent leur
ancien logis pour un plus vaste. De l'intuition ingénieuse
que l'ouvrier est un déraciné et qu'il faut le rapprocher de
la terre, sont nés les jardins ouvriers. Ils semblèrent d'abord
un agrandissement du pot minuscule où Mimi Pinson soigne
sur sa fenêtre sans soleil une fleur. L'ardeur avec laquelle
ils furent disputés et mis en état, pour le plus grand profit
et la plus grande moralité des cultivateurs urbains, donna
raison à la tentative de mettre en présence de la mère-nour-
rice ces émigrés des champs. Les séjours de repos à la cam-
pagne ou à la mer pour les enfans ou les adolescens des
villes étaient connus : les dames de Villepinte, les admirables
ennemies de la tuberculose, avaient les premières constaté l'in-
fluence de l'air et du soleil sur les ouvrières que les jours d'ate-
lier et les nuits de mansardes ont anémiées, et c'est sur l'exemple
de ces initiatrices que ce joli remède a fait une fortune rapide.
Dans tous les pays de France, sous les noms les plus divers, par
les générosités les plus multiples, l'hospitalité offerte à la jeu-
nesse ouvrière des villes réduit le nombre des u candidats à la
tuberculose, » et s'annonce comme le début d'une bonne habi-
tude. Elle-même, il faut l'espérer, est le commencement d'une
cure meilleure. Enlever quelques semaines l'organisme affaibli
au milieu qui le débilite est suspendre le développement du
mal, mais non en détruire la cause, et un mois d'air rural forme
un insuffisant antidote à onze mois d'empoisonnement urbain.
Ce qu'il faudrait aux ouvriers, c'est la continuité de l'existence
saine hors des villes, l'émigration de l'industrie vers les cam-
pagnes. L'art d'utiliser la réserve inépuisable que les hautes
montagnes amassent avec les glaciers et de transporter au loin
cette force rendra bientôt l'homme plus maître de fixer où il
voudra ses places de travail. Si le volume et le poids de cer-
tains produits exigent un gigantesque outillage, et si l'économie
de fabrication conseille parfois le groupement des travailleurs
par masses compactes en immenses usines, beaucoup d'indus-
tries plus simples emploient peu de mains, peu de puissance
motrice, et la facile division de l'énergie électrique permet
de reconstituer, au lieu des usines où père, mère, enfans entrent,
demeurent et sortent séparés, l'atelier familial où le père, la
mère et les enfans vivront unis, même dans le labeur.
Ce n'est pas assez que le droit de l'ouvrier à la vie soit
836 REVUE DES DEUX MONDES.
défendu contre les contagions malsaines des ateliers et des
villes; il faut que l'insuffisance du gain, multipliée par le nombre
des enfans, ne devienne pas le plus insurmontable obstacle à
la fécondité des foyers. Prévoir cela avait été la plus sociale
sollicitude d'Harmel. Les difficultés très multiples de toute
association entre le capital et le travail ont laissé sa tentative
au rang de ces exemples qu'on admire, mais qu'on n'imite pas;
du moins a-t-on étudié une réforme plus simple, l'augmen-
tation de salaire proportionnelle au nombre des enfans. De
novateurs déjà nombreux je citerai un seul, qui a apporté à
plusieurs problèmes les solutions d'un cœur généreux et d'un
esprit réalisateur. M. Michelin, par qui le travail du caoutchouc
el la fabrication des pneumatiques sont devenus en France une
industrie nationale, n'a pas établi ses usines dans une ville,
mais aux environs de Glermont, à Royat; il a assuré à une
partie des ouvriers une demeure saine, vaste, gaie et qui,
par un jardin, leur fait reprendre familiarité avec la terre;
enfin il a accru leurs salaires à proportion que leur famille
s'accroit (1).
(1) <■ L'arrivée de la guerre fit suspendre nos études, mais en voyant sa prolon-
gation, nous nous décidâmes au contraire à réaliser nos projets, pensant que ce
serait un excellent réconfort pour les pères de famille qui sont au front de savoir
c|u'à leur retour ils trouveraient aide et secours.
Comment et sur quelles bases nous avons établi l'échelle de ces supplémens?
Nous donnons, pourun troisième enfant, 540 francs par an. Dans notre pensée,
ces 540 francs sont suffisans pour compenser les dépenses supplémentaires
qu'amène ce troisième enfant. Chaque enfant ensuite donne droit à un nouveau
supplément.
Plus le nombre d'enfans augmente, moins le chiffre par enfant est élevé. C'est
que nous considérons, — c'est un fait de.xpérience, — que les dépenses du ménage
n'augmentent pas proportionnellement au nombre des enfans.
Du reste, si nous avions continué au taux de .j40 francs par enfant, nous
serions arrivés à des taux tels qu'ils seraient devenus absurdes; il vous est facile
de vous en rendre compte.
Nous n'avons pas hésité à mettre une somme importante pour le troisième
«nfant, car il n'est pas douteux que si les ménages à un enfant sont assez nom-
breux, si ceux à deux enfans ne sont pas très rares non plus, ceux à trois enfans
sont déjà des exceptions. C'est contre cette limitation à deux enfans que nous
avons voulu lutter, et nous avons lutté par une pension importante attribuée au
troisième enfant.
Nous donnons quelques allocations dès le deuxième enfant. Ce n'est pas
là une partie essentielle de notre fondation, mais nous croyons cependant que
c'est une bonne chose que l'arrivée de ce deuxième enfant soit accompagnée de
quelques avantages pécuniaires, car notre but a été de provoquer la naissance du
troisième enfant et des suivans.
Ces premières décisions prises, nous nous sommes aperçus qu'un père de
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 837
Cette munificence intelligente, à mesure que s'étendra son
efficacité d'exemple, apportera aux ouvriers un secours sensible.
Toutefois, elle-même n'est pas la reconnaissance que tout colla-
borateur a droit à une fraction de la richesse "produite; elle n'est
pas le contrat social, pour le partage du gain, entre ceux qui
dirigent et ceux qui exécutent, entre ceux qui fournissent leur
argent et ceux qui fournissent leurs bras. Or, ce contrat est la
seule nouveauté qui apporte une chance de paix durable. Les
ouvriers tiennent à lui comme à la sauvegarde de leur intérêt,
plus encore peut-être comme à la garantie de leur dignité,
comme à la charte de leur affranchissement, comme à la consé-
cration de l'égalité entre eux et le patronat. Les plus modérés
famille qui, confiant dans nos rentes, aurait créé une famille, la laisserait dans
une situation bien lamentable s'il mourait jeune.
Il y avait là pour lui, ou plutôt pour sa famille, un risque considérable.
Nous avons pensé que ce risque, considérable pour l'ouvrier, l'était beaucoup
moins pour la maison, étant donné qu'en somme on meurt peu jeune. Nous l'avons
donc pris à notre charge par la création de pensions.
Combien nous coûte l'ensemble de cette création?
Actuellement: 10 000 francs par mois en moyenne. Nous évaluons, — lorsque
les mobilisés seront rentrés à l'usine, — que cette dépense sera de 16 à 20 000 francs
par mois.
Vous nous demandez si nous avons créé ainsi une œuvre temporaire ou non.
Nous pensons bien que cette œuvre durera autant que notre Société.
Et enfin vous demandez comment les ouvriers ont accueilli la réforme. Nous
pouvons dire que l'annonce de cette institution a produit le meilleur eîTet auprès
de notre personnel. Ceux même qui n'ont pas d'enfans reconnaissent qu'il est très
légitime que l'on vienne en aide à leurs camarades dont les charges de famille
sont importantes, et, dès maintenant, nous espérons que le but que nous recher-
chions sera atteint.
Pour permettre à nos ouvriers de se procurer des appartemens donnant tout
le confort et l'hj^giène possibles, nous avons fondé une société d'habitation qui a
construit, à cette heure plus de 420 logemens, dont 300 dans des maisons séparées,
chacun de nos appartemens ayant un jardin.
Cette société vient d'acquérir de grands terrains, et, dès que les circonstances
le permettront, elle continuera la construction de logemens qu'elle a l'intention
de tripler.
Le prix de nos logemens, quatre pièces avec jardin, est en moyenne de 260 francs ;
mais nous faisons bénéficier nos ouvriers d'une réduction en raison du nombre
de leurs enfans.
Ainsi : Une famille de 3 enfans ne paie plus que '200 francs; une famille de
4 enfans ne paie plus que ISO francs; une famille de 5 enfans ne paie plus que
160 francs; une famille de 6 enfans ne paie plus que 140 francs; et ainsi de suite,
-en diminuant 20 francs par enfant.
Laissez-moi vous indiquer ici l'argument de fait très simple et, à mon avis,
très convaincant qui nous a, décidés à entreprendre cette question. Un ouvrier
^agne 5 francs par jour; s'il est marié et sans enfant, il a à dépenser 2 fr. 50
par tête; mais s'il a 6 enfans, — je prends ce cas, parce que moi-même j'en ai 6,
— il aura à dépenser par tête 5 : 8 = 0 fr. 62. Il ne lui sera pas possible de
•vivre, lui et les siens. » (Lettres de M.Michelin, 9 juillet 1916 et lo'mars 1917.)
838 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
des prolétaires se refusent à admettre qu'un accord si libéra-
teur soit irréalisable et l'attendent pour se réconcilier avec la
société et avec la famille.
Les paysans ont-ils obtenu davantage de l'Etat? Lui aussi,
dans ces dernières années, parfois inquiet du vide qu'il voyait
se creuser dans le bloc le plus massif de notre race, a esquissé
le geste d'encourager par quelques mesures de détail la fécon-
dité. En imposant chaque propriété d'après ce qu'elle rapporte
et sans déduction des dépenses qu'elle paie, notre fisc donne
au célibataire un privilège aux dépens de la famille. On a
entrevu la justice de soustraire à l'impôt le revenu employé
par les contribuables à leur entretien : et cela, parce que cet
entretien coûte au père de famille des dépenses épargnées
au célibataire, parce que le père de famille en élevant des tra-
vailleurs et des soldats paie un service public dont le célibataire
se dispense, parce que déjà sur le père les impôts indirects
pèsent;d'un poids multiplié par le nombre des enfans. Ce dégrè-
vement qui est le droit commun hors de France a été introduit,
dans nos lois, mais comme une exception et combien res-
treinte (1)1 Même dans des lois récentes et déjà confiscatrices
de la propriété individuelle par l'impôt, on a essayé de rendre
plus inébranlable la possession du domaine familial, plus facile
l'acquisition de demeures à bon marché (2). On a ouvert à la
famille une propriété qui ne puisse être ni saisie, ni hypothé-
quée, ni vendue, mais la valeur de cet asile inviolable est bornée,
demeure et terre, à 8 000 francs (3). La disposition fondamen-
tale de notre régime successoral, le partage forcé et immé-
diat de chaque bien entre tous les héritiers, soit par lotisse-
ment, soit par vente, a reçu elle-même un démenti. Une loi
autorise le conjoint ou les enfans du défunt à convenir
qu'un seul reprendra le domaine, quitte à assurer aux autres
ayans droit leur part en argent; la désignation du fils qui
demeurera l'unique détenteur du domaine peut être faite par
(1) La loi de finances du 17 juillet 1889 dispensait de la cote personnelle mobi-
lière lesparens de T enfans vivans. Mais la loi du 8 août 1890 restreignait aussitôt
cette faveur aux parens dont la contribution ne dépasse pas 10 francs et dont les
7 enfans sont mineurs. La loi de finances du 16 juillet 1904 autorise les villes de
5 000 habitans à dégrever les pères de famille de plus d'un enfant, mais les com
plications de la procédure rendent à peu près vain le don.
(2) Lois des 30 novembre 1894, 12 avril 1906 et 10 avril 1908.
(3) Loi du 12 juillet 1909.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 839
!e testament du père, et si l'indivision semble préférable à
l'un des cohéritiers, il la peut imposer par sa volonté seule
à tous les autres, mais pour cinq années seulement, et ces
dérogations encore sont restreintes aux minimes propriétés
qui ne dépassent pas un hectare d'étendue et 8 000 francs de
valeur (1). En somme, ces repentirs qui, s'ils eussent été larges
et définitifs, auraient amélioré la condition de nos paysans, ont
été des infidélités minuscules, donc inefficaces, aux erreurs main-
tenues comme principes, et dans ces tentatives fragmentaires et
contradictoires, rien n'est complet sinon l'anarchie de doctrine
où s'agitent ceux dont la volonté est notre loi.
Enfin la guerre, qui ne permettait plus à personne de mécon-
naître l'importance du nombre, a fait ce miracle d'obtenir au
plus méconnu, au plus bafoué des services publics, à la pater-
nité, quelques égards et un peu de respect. En 1915, étaient
rappelés dans leurs foyers les pères de six enfans. Il fallait la
défaveur où était tombée la famille pour qu'on tardât tant à lui
rendre son chef. Mais il était rétabli dans sa magistrature
domestique, dans sa dignité nationale : de l'aveu de l'Etat, le
père avait une mission égale, supérieure même à celle du
combattant. Il était parti accompagné par l'ironique sourire
qu'on donne aux dupes, il revenait reçu par les foyers moins
féconds avec envie et par l'opinion avec déférence. Ménager la
fécondité présente n'était pas assez, il fallait- veiller sur la
fécondité future. Le gouvernement s'est avisé soudain qu'il la
faut défendre dès le sein de la mère et contre la mère elle-
même; il a eu des paroles menaçantes contre lesavortemensqui
enlèvent chaque année à la France le tiers des enfans conçus,
il a songé à gourmander par des circulaires la mollesse des
magistrats, il a projeté de retirer ces affaires au jury devenu
par trop d'acquittemens un complice plus qu'un juge. Il sem-
blait qu'il voulût mettre un terme aux manœuvres plus des-
tructrices encore des naissances que les avortemens, à la pro-
pagande contre la conception, à l'enseignement pratique de la
stérilité. Là seraient de vrais remèdes. Si les 300 000 êtres an-
nuellement tués dans le sein de la mère en sortaient saufs, et
si les êtres plus nombreux que tant d'époux se refusent à créer
«talent admis à vivre, 1000 000 de nouveau-nés au moins
(1) Loi du 12 avril 1906.
840 REVUE DES DEUX MONDES.
s'ajouteraient aux 700 000 qui chaque année viennent au
monde. Et, la mort continuât-elle à nous prendre chaque
année 700 000 Français, il nous resterait assez de surcroît pour
égaler les peuples prolifiques.
Mais la rigueur des chàtimens mit-elle fin aux pratiques
abortives, comment obtenir des époux la fécondité de leur
union? Par quelle persuasion un gouvernement fondé sur la
volonté des individus substituerait-il à leur volonté la sienne?
Fait pour laisser chacun juge et maitre de sa propre vie, par
quelle autorité obligerait-il les adversaires de la famille à
multiplier leur famille ? Etabli par eux comme l'intendant de
leui' bonheur personnel, par quel illogisme obtiendrait-il d'eux
le sacrifice de leur bonheur à celui de la patrie ? Sa doctrine
ruine son autorité. Toutes ses disciplines sont minées par son
idolâtrie du libre arbitre. Et c'est pourquoi cette campagne mo-
ralisatrice, évanouie en projets, n'a été elle-même qu'un
avortement de plus.
Puisque la résurrection de la race devait être obtenue à tout
prix, ce prix ne pouvait être que l'avantage présent de l'indi-
vidu. L'État n'avait à faire appel qu'aux sentimens formés par
lui; il lui fallait, pour accroître, les familles, r^endre l'accroisse-
ment profitable à leurs chefs, offrir des choses qu'il eût sous la
main contre celles qu'il désirait, pour obtenir, acheter. Dès qu'il
s'agissait d'un marché, il devait s'agir d'argent. L'argent est le
commun dénominateur des cupidités terrestres. Il n'est guère de
jouissances qu'il n'acquière; le posséder est avoir le droit de
choisir entre elles, de se les offrir à sa faim, et d'en changer à
son gré. Sous un régime où l'argent est devenu le maitre d'à
peu près tout, a abaissé l'intelligence qui atterrit au ras des
désirs dominés autrefois par elle, et assure non seulement la
richesse, mais l'autorité, mais les honneurs, l'idée devait venir,
puisque la famille était nécessaire, de la payer argent
comptant. Dès le début de la guerre, l'enfant avait valu une
allocation à la mère dont le mari devenait soldat. On songea
à étendre la méthode de rémunérer la famille, soit par un
fonds permanent et confié a l'Etat, soit par des bourses, soit par
des pensions, soit par des primes payées ou à la naissance de
chaque enfant, ou quand il aurait franchi ses mois les plus dan-
gereux, ou quand il aurait atteint sa dix-huitième année, ou quand
ils seraient déjà quatre au foyer. Les projets de loi ont afflué.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 841
concours de bonnes intentions. Mais le loisir a manqué pour
transformer en votes les désirs qui se déclaraient urgens. Ils
n'ont qu'une valeur d'indices, comme ces faibles gestes qui
précèdent le réveil. Le réveil est encore à venir. Et si quatre
ans de guerre n'ont pas obtenu une mesure efficace en faveur
de la famille, qu'espérer de la paix?
Un peu de philosophie eût révélé à ces législateurs pour-
quoi leur méthode était vaine. Plus ils comptent sur l'intérêt,
moins ils sont excusables de n'avoir pas prévu l'inefficacité
de leurs offres. Les époux formés à l'école positive, et par
elle instruits à restreindre le foyer comme on se retire
d'une mauvaise affaire, doivent examiner tout marché relatif
à ce foyer avec l'esprit qu'on leur a fait. Ils calculeront ce
qu'ajoute à leur avoir la création d'enfans. Parmi les projets pré-
sentés pour soutenir d'une aide pécuniaire la famille, un seul
est devenu loi, la loi du 14 juillet 1913. Elle assure au père
pour les enfans qui suivent le troisième, de 60 à 90 francs par
enfant de moins de treize ans. C'est pour le père de cinq enfans
de 120 à 180 francs par an, et, s'il est veuf, de 180 à 280; pour la
mère, si elle est veuve, de 270 à 360 francs. Or des subsides qui
commencent seulement k la venue du quatrième enfant et qui
disparaissent dès sa treizième année, au moment où la dépense
de son entretien augmente, ne détermineront pas les époux
avares de leur argent ou de leur peine à accroître leur famille.
Le secours de l'Etat, selon le projet le plus large qui ait été pré-
senté au Parlement (1), serait de 2 000 francs au père de quatre
enfans lorsque le plus jeune de ceux-ci atteindrait sa quinzième
année. Suivons dans l'esprit calculateur des époux les impres-
sions produites par cette offre. Près de la moitié des nouveau-
nés meurent dès leurs premières années : il faudrait que les
époux missent au monde plus de quatre enfans pour acquérir
des chances à la prime ; les dépenses faites pour les disparus
ne donneraient droit à aucune indemnité et diminueraient
d'autant le bénéfice de l'opération, 2 000 francs partagés en
quatre font 500 francs par enfant : 500 francs paieront-ils quinze
ans et plus de dépenses? Quand il s'agit de la famille, ce n'est
pas seulement la dépense qu'il faut porter en compte, c'est
l'esclavage continu, c'est la certitude de sollicitudes successives
(1) Le projetée M. Bénazet, député.
842 REVUE DES DEUX MONDES.
et, pour rançon de joies intimes, la chance de grandes douleurs-
S'imagine-t-on acquitter tous ces sacrifices par desbonnes-main&
dérisoires? Ne faisons fi de rien : les moindres avantages peu-
vent déterminer, dans les plus âpres calculateurs, des cupidités
créatrices. Mais ne mettons pas notre confiance en de tels dé-
dommagemens. Pourquoi, dira-t-on, le Parlement n'élèverait-il
pas les subsides jusqu'à les rendre efficaces? L'argent lui coûte
si peu! Au contraire, certain argent lui coûte fort cher. Il faut
pénétrer au fond des choses: la générosité envers la famille est
incompatible avec certaines doctrines de gouvernement.
II
Un des hommes les plus éniinens qu'il m'ait été donné de
connaître, l'amiral de Gueydon, me répétait autrefois : « Le
célibat mâle est le maître de la France. Il y règne seul sous le
faux nom de suffrage universel. La est notre pire malheur. »
La France a dans sa population d'adultes, à peu près six
millions de célibataires qui ne forment pas la majorité. Mais il
faut leur adjoindre deux millions d'époux qui n'ont pas^
d'enfans. Ne sont-ils pas des demi-célibataires les trois millions^
d'époux qui s'en tiennent à un enfant? On atteint ainsi à onze
millions. Les époux qui ont plus d'enfans, — et parmi lesquels
plus de deux millions et demi en ont seulement deux, — sont
six millions et demi. Donc, en France, l'autorité n'appartient
pas à ceux qui perpétuent la race.
Le principe essentiel de la société contemporaine, la reli-
gion du bonheur personnel, eût été trahi si les maîtres de
l'Etat n'avaient mis en exploita-tion, à leur profit, les ressources
de l'Etat : secours, places, faveurs, tous ces avantages matériels
se sont trouvés acquis et comme monopolisés par le célibat.
La restauration de la famille française, si elle doit se faire à
prix d'argent, apporte aux célibataires un double préjudice : il
leur faudra constituer des privilèges pécuniaires dont ils seront
exclus et qu'ils auront à payer. Ils représentent des intérêts non
seulement étrangers, mais contraires à ceux de la famille. Voilà
pourquoi la détresse où elle sombre n'a obtenu du pouvoir le
plus converti à la toute-puissance de l'argent que l'intention
de subsides misérables, et quand lisseraient votés, les époux
gagneront trop pau pour conclure le mirché. Hors du Parle-
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 843
ment, quelques calculateurs ont parlé d'autres chiffres. M.Leroy-
Beaulieu a demandé pour le début 175 millions par an, et
M. Charles Kichet un premier fonds d'un milliard. Milliard
plus nécessaire que celui des émigrés, soit; mais c'étaient les
émigrés qui se le votèrent, en ne laissant à la nation qu'à le
payer, et ce sont les célibataires qui voteraient et paieraient
celui-ci. Celui-ci et bien plus : car la France ne sera pas hors
du péril avant le jour où elle s'accroîtra, comme elle faisait
jadis, comme ses rivaux font encore, de 500000 à 1000 000
d'hommes par an. Si c'est avec de l'argent qu'il faut acheter
tant de naissances aux époux jusqu'ici satisfaits et félicités de
vivre en bons célibataires, quelle somme exigeront-ils et com-
bien les émigrés auront coûté moins cher!
Il s'agit donc pour nos célibataires de rendre pire leur
sort? Or notre dernière religion d'État, le culte du bonheur
personnel, a livré la société à l'égoïsme. C'est contre ce senti-
ment que se briseront les efforts tentés pour la famille. Elle n'a
pas cessé de paraître à la majorité de ceux qui sont les maîtres
en France la créancière importune qu'ils ne sauraient doter sans
s'appauvrir. Ceux qui n'ont pas voulu s'embarrasser de leurs
propres enfans consentiront-ils à s'embarrasser d'enfans étran-
gers? Sans doute l'intérêt général commande : mais où ces
juges de l'intérêt général ont-ils appris à préférer les autres à
eux-mêmes, à constituer un privilège dont ils s'excluraient?
Les mouvemens réflexes de leur cupidité saisissent tout ce
qu'elle peut dérober au partage pour en jouir seule. Le jour
où la velléité de réserver aux enfans de familles nombreuses
un rien, fût-ce les bourses des écoles, se transformerait en
projet ferme, les pères qui ont consenti tout juste à subir la
charge d'un ou deux enfans accepteraient-ils de renoncer à
cette éducation gratuite et d'appesantir leur fardeau pour
alléger celui d'autres pères ? Pour que les fonctions publiques
s'entr'ouvrissent comme une récompense aux chefs de nom-
breuses familles, l'élimination des célibataires devrait être
consentie par un gouvernement de célibataires qui perdrait trop
à perdre ce moyen d'influence sur les célibataires ses cliens.
Moins encore les réductions d'impôts soulageront-elles les chefs
de famille, tant que ces réformes seront à la merci de ceux qui
ne sont pas chefs de famille. Dans le pays, compterait-on sur la
majorité des contribuables pour accepter de bon cœur la formi-
844 REVUE DES DEUX MONDESii
dable surcharge? Et les parlementaires voteront-ils des mesures
faites pour détacher d'eux leurs électeurs? Un veto perpétuel
des célibataires fera tir de barrage contre les mesures efficaces
en faveur de la famille. Où ils resteront les maîtres, elle conti-
nuera d'être, au lieu de représentée, sacrifiée.
Que la famille, sans laquelle il n'y a ni individus ni patries,
n'ait pas autorité dans l'Etat, voilà le désordre générateur de
tous les autres. Si la société est un être continu dans ses évolu-
tions successives, si chacune des générations a le droit et le
devoir de transmettre intact ce qui ne vieillit pas dans l'héri-
tage des pères, il est inadmissible que le destin tout entier de
l'être durable soit abandonné à l'arbitraire perpétuellement
souverain de passans ; que les garanties les plus essentielles à
l'avenir puissent être détruites, compromises, maladroitement
servies par les haines, les préjugés, les zèles insuffisans de
maîtres éphémères ; que des êtres déjà vivans ne soient pas
admis à protéger leur avenir déjà contemporain. Aujourd'hui,
les jeunes gens de dix-huit, de dix-neuf et de vingt ans sont les
soldats de la France; ils souffrent, et beaucoup meurent pour
des fautes plus vieilles qu'eux, pour la longue imprévoyance
des aînés, et parmi ces aînés abondent des solitaires hors
d'âge, incapables de se battre, destinés à disparaître demain
sans descendans. Les premiers, même quand ils donnent leur
existence, n'ont pas d'avis à donner; les seconds gouvernent
cet avenir qu'ils ne verront pas. Dans l'Etat comptent pour
rien ceux qui sont la force, la durée et le nombre.
C'est au nombre que le suffrage universel a prétendu
remettre l'empire. Il ne l'assure qu'aux majeurs mâles; or, la
totalité des adultes n'atteint pas à la moitié de la population.
La majorité appartient à la masse des enfans et des adolescens.
Pour que la promesse du suffrage universel cessât d'être un men-
songe, il ne suffirait pas que la femme, aujourd'hui écartée du
vote, partageât avec l'homme la souveraineté. Chez les femmes
aussi, les non-mariées et les mariées sans enfans l'emportent :
le suffrage des femmes n'assurerait donc pas la représentation
de la famille. La réforme essentielle est que les plus nombreux
de la famille, les non-adultes, obtiennent une part légitime de
pouvoir dans l'Etat. Dès qu'ils naissent, naît leur intérêt à la
sagesse des lois, à l'ordre des finances, à la paix du monde.
Ils sont même ceux dont l'intérêt à la prospérité générale est
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 845
le plus grand : car ce sont eux qui auront à supporter le plus
longtemps le poids des fautes commises, et, quand leurs aînés
auront disparu, eux resteront. Il y a donc une iniquité mani-
feste à ce que nulle influence ne protège contre la dilapidation
leurs biens les plus précieux, non seulement leur patrimoine
et leur autonomie personnels, mais l'ordre, juais le territoire,
mais la force, mais l'honneur de la patrie. Si la génération qui
monte est inapte à sauvegarder elle-même son avenir, elle,
indispensable à l'Etat, n'aura-t-elle donc personne dans l'Etat
pour la défendre? Quand un droit existe, l'incapacité de ses
possesseurs à l'exercer n'autorise personne à le méconnaître,
et, pour qu'il ne soit pas violé, on leur constitue un manda-
taire. Les enfans ont un mandataire, sans égal par l'attache-
ment, la fidélité, la similitude entre ses propres intérêts et les
leurs, c'est le père. Le père ne possède pas la plénitude de son
propre droit où il ne peut sauvegarder l'avenir des siens. La
société domestique dont il a le poids et dont la nation a le
profit est une création nécessaire qui ne saurait être aban-
donnée au hasard et pour le salut de laquelle son fondateur
doit être armé. Et puisque sous notre régime politique la
source de l'autorité est le suffrage populaire, le moyen d'assurer
à la famille une garantie dans l'Etat est d'offrir au citoyen,
quand il est père, un surplus de suffrages (1).
Tout a tourné contre la famille depuis que la Révolution a
donné le pouvoir au célibat mâle; tout deviendrait favorable
pour elle le jour où la majorité des suffrages appartiendrait aux
pères. N'y eût-il pas d'autre changement, et les mêmes hommes
gardassent-ils le pouvoir, tout serait changé. Le même intérêt
qui tient fidèles aux désirs des célibataires les candidats ambi-
tieux d'être réélus, attacherait les mêmes empressés, avec le
même zèle, à des volontés contraires, si la balance indifférente
oscillait sous un poids autre et plus lourd, et les privilèges
de la famille paraîtront d'autant moins discutables que des
suffrages plus nombreux seront assurés aux pères des plus
(1) « Nos lois électorales pourraient et devraient faire une différence entre le
citoyen qui représente tout un groupe, toute une famille, tout un avenir, et celui
qui, vivant seul, ne représente que lui-même. » (De Foville.) « Celui qui ne se
marie pas n'est pas un ancêtre ; il ne contribue pas à créer et à perpétuer la
société dont il est partie...; est-il juste de lui donner, à lui qui n'est qu'un pas-
sant au milieu de nous, la même voix délibérative qu'au chef de famille qui est
une cellule sociale grosse de l'avenir? » (Charles Gide.)
S46 REVUE DES DEUX MONDES.;
nombreux enfans. Or il y a six millions et demi de familles.
Si le père obtient un double vote, les pères de famille auront
treize millions de suffrages; les célibataires et les pères stériles
ne comptant que pour huit millions, la prépondérance familiale
serait établie. Bille aurait plus d'apparence, peut-être, que de
réalité : les pères de deux enfans peuvent être suspectés d'hési-
tation entre l'intérêt individuel et l'intérêt familial, et les pères
d'un seul enfant suspectés de préférence pour l'intérêt indivi-
duel. C'est au troisième enfant que les époux commencent à
accroître la population et ont pris parti pour le devoir social.
Si ces derniers obtiennent plus de deux voix, elles seront fidèles
à l'intérêt de la famille; plus fidèles encore celles des pères qui
lui auront donné plus de gages et de sacrifices. Si en France
le père disposait d'autant de suffrages qu'il représente d'enfans
vivans, la famille serait sauve dans ses membres comme dans
son chef.
Ceux qui préfèrent au salut la mort selon les phrases
refusent déporter atteinte à l'égalité politique entre les citoyens.
L'égalité de la valeur civique existe-t-elle donc entre l'homme
qui refuse a l'État les travailleurs ou les soldats, s'enrichit des
sommes qu'ils auraient coûtées, ne sert que lui-même, et
l'homme qui, ne songeant pas à soi, s'appauvrit à l'avantage
de la nation? Et si le service rendu à l'État par les uns et par
les autres est inégal, pourquoi leur autorité dans l'Etat serait-
elle égale? La justice n'a-t-elle pas aussi sa formule : « A
chacun selon ses œuvres, » et l'intérêt public n'exige-t-il pas,
quand le grand mal est l'affaiblissement de la famille, qu'un
surplus de puissance revienne à la famille dans la personne
de ses défenseurs? Si rendre au père sous une forme nou-
velle l'ancienne autorité est une nouveauté, innovons. L'au-
dace française, que le goût de donner l'exemple excite d'ordi-
naire, reculerait-elle devant le prétexte que le droit commun
des peuples n'a pas encore sanctionné cette mesure? Tant
mieux si, en la prenant les premiers, nous regagnons un peu
de l'avance que nous leur avons laissé prendre sur nous. Il ne
s'agit pas de subtiliser sur ce que nous devons à l'opinion des
autres, ou à nos modes d'hier; il s'agit de savoir ce que nous
devons à notre salut. Notre mal permet-il ce salut à prix
réduit et avec des ménagemens pour les fautes dont nous
mourons chaque jour? Le meilleur régime est le plus contraire
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 84T
à celui qui nous perd avec la famille, celui qui la ferait la plus
maîtresse de son sort.
Le jour où le père de famille deviendrait un citoyen poli-
tiquement supérieur au célibataire, et où sa puissance électo-
rale se multiplierait par le nombre de ses enfans, la philoso-
phie de nos institutions sera autre. Ce ne sera pas seulement
un remède assuré au plus grave de nos maux. Ce sera la
certitude que seront découverts tous les remèdes capables de
nous guérir et ignorés de nos médecins actuels. On ne se fiera
plus pour chercher des lois meilleures aux auteurs des
mauvaises lois, on n'abandonnera pas le soin d'arrêter la dépopu-
lation à ceux qui laissent dépérir la race. Leur bon vouloir fùt-
il sincère, ils n'ont pas le sens de la famille, de ce qui la touche,
l'attire, la paralyse, la blesse, la ressuscite. Les pères épargne-
ront à la réforme essentielle les inerties, les hésitations et les
méprises, en se confiant à eux-mêmes le mandat de l'accomplir.
Lorsque, mandataires inamovibles de la famille, chacun par droit
personnel, ils seront devenus ses mandataires politiques par
leurs votes réunis, sera constitué le pouvoir le plus apte à la
régénérer. Leur expérience et leur tendresse s'élèvent, quand il
s'agit de ce qui leur est le plus cher, à la divination ; à eux le cou -
rage ne faillira pas pour mettre où il faudra l'énergie, la cons-
tance et le prix nécessaires. Eux, en même temps qu'ils restaure -
ront la race, rétabliront dans notre vie nationale la gravité, la
décence, le souci de la bonne réputation, le goût des honnêtes
gens ; ils jetteront bas le mur que les gredins ont fait bâtir par les
niais entre la vie privée et la vie publique; ils rappelleront que
pour les hommes publics il n'y a pas de vie privée ; ils mettront
des bornes à la tolérance infinie dans laquelle pullulent les
scandales ; ils ne laisseront pas notre esprit, nos allures et nos
affaires infectés par le sans-gêne, la corruption, le cynisme (1).
Ces vices ne se développent pas au foyer; l'existence familiale ne
s'accommode pas d'eux; il y a dans la magistrature du père une
vertu éducatrice, et elle le forme lui-même aux traditions saines
(1) La nécessité d'unir toute ces forces, et le rang qui appartient aux forces
morales 'ont été reconnus 'par l'Académie de Médecine, la moins mystique des
autorités, dans son récent débat sur la population où M. le professeur Jay le a dit :
« La repopulation de la France ne peut être pleinement réalisée que par la
coopération de toutes les classes sociales : l'influence des idées morales et reli-
gieuses, les mesures administratives, fiscales et législatives sont de nature à
contribuer puissamment au relèvement des bases de notre natalité. »
848 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il enseigne, il se fortifie dans l'atmosphère qu'il crée. Par
lui les mœurs de la famille s'étendront à la société. Alors le
plus essentiel de l'œuvre nécessaire sera accompli. Car elle est
plus morale que politique et s'il importe que le père exerce
une autorité politique, c'est surtout afin qu'il rende autorité à
la morale, car il faut autre chose que l'énergie humaine pour
ouvrir au devoir la dureté des cœurs. Quand du rocher jaillit la
source, il n'avait pas été frappé par Josué, mais par Moïse. Et
cet autre roc, la stérilité volontaire, se laissera moins vaincre
par les armes de la force terrestre que par le commandement
de la Foi.
III
Les familles fécondes sont celles où la foi religieuse survit
intacte et elles sont d'autant plus fécondes que la foi y garde
plus d'empire: voilà une leçon de choses, la leçon continue des
choses. Ce serait assez pour qu'elle instruisît un temps comme
le nôtre, attentif surtout à l'autorité des faits. Mais outre que ces
faits sont en réalité, ils sont tels qu'ils doivent être en raisons
Non pas que cette raison soit incapable de discerner par sa
propre lumière nos intérêts et nos devoirs. Mais quand elle
statue seule sur le devoir familial, elle est sollicitée par dès
intérêts contraires. D'une part, elle reconnaît que la fertilité
des races est nécessaire souvent à leur salut, toujours à leur
influence, que les foyers aux enfans assez nombreux pour for-
mer une petite société, vivre en égaux, se supporter, se juger,
s'attacher les uns aux autres, ne pas attendre de la fortune
paternelle un avenir paresseux et compter sur eux-mêmes sont
les meilleures écoles de l'homme. D'autre part, elle constc^te
les surcharges ajoutées à l'existence des époux, par la présence
de fils et de filles, par les amoindrissemens que cette tyrannie
domestique impose à la liberté, aux plaisirs, aux succès, à la
vocation des pères et des mères, quelquefois par la détresse,
la faim, le désespoir auxquels, pour donner la vie à d'autres,
ils condamnent leur propre vie.
Or, ces intérêts opposés n'exercent pas sur la raison un égal
empire. Ceux d'ordre général la surprennent comme lointains,
l'obligent à sortir de ses pensées habituelles et, par surcroît,
la convient aux renoncemens dont la récompense est future et
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTElNDRE.i 849
l'incommodité immédiate : ils exigent d'elle à la fois un effort
et un sacrifice. Au contraire, les intérêts particuliers sont ceux
que la raison de chaque homme a l'habitude de connaître. S'il
s'agit d'eux, elle n'a pas à se mettre en garde contre ses sollici-
tudes les plus chères, à sortir de ses familiarités les plus
intimes. C'est au milieu d'eux qu'elle habite, ils ne cessent pas
de plaider leur cause auprès d'elle, elle a d'avance le goût de
les servir, et, comme ils ne lui proposent aucune privation,
mais des avantages immédiats et personnels, ils disent ce qu'il
lui plaît d'entendre. Et par cela même qu'elle vit en ce
moi où régnent nos égoïsmes, entre eux et elle se fait une confu-
sion. Elle leur commande, mais ils lui commandent plus
encore. Elle est leur surveillante, mais aussi leur captive. Elle se
persuade de nous ordonner ce que nous avons envie de faire et
nous justifie de ne pas faire ce qui nous déplaît. Il est donc
naturel, si nous sommes seuls arbitres de nos actes, que, solli-
cités en sens contraire par les deux raisons qui se combattent
en nous, nous préférions à la visiteuse austère, incommode
et porteuse de contraintes, la compagne accommodante et
complice de nos désirs, car c'est celte raison-là que notre
égoïsme appelle la raison. Or, seule mérite ce nom celle qui,
dégagée de notre égoïsme, est indifférente à nos préférences,
n'emprunte rien de son autorité à notre consentement, ne perd
rien de ses droits par nos refus, et impose son infaillibilité à nos
insoumissions. Si une telle lumière n'existait pas pour éclairer
les ombres que l'incertitude des jugemens humains laisse sur le
devoir, l'univers serait une œuvre imparfaite. Si cette raison
indépendante de l'homme et digne de le gouverner absolument
et sans fin existe, qu'est-elle, sinon Dieu lui-même ?
Tel est précisément le caractère que lui reconnaît ta foi.
Certes, la foi ne dissipe pas dans l'âme la plus religieuse les
inquiétudes de la sagesse humaine, les tentations de libertés, les
affres de misères qui s'élèvent contre l'enfant dans le cœur de
l'incrédule. Mais entre les deux hommes voici la différence.
L'incrédule, qui a pour guide unique de ses actes sa raison per-
sonnelle, a pour la redresser, si elle le trompe, une seule
autorité, la raison faillible d'hommes semblables à lui. Or,
l'influence des uns sur les autres est ruinée par cette égalité
d'origine et d'imperfection. Si donc cet homme s'est laissé
gagner par les sophismes ennemis de la famille, il y a invrai-
TOME XLIÏ. — 1917. 54
850 REVUE DES DEUX MONDESa
semblance qu'il se laisse convertir au devoir, soit par lui-
même, soit par autrui : par lui-même, car les erreurs
qui l'ont séduit ne cesseront pas de le tenter; par autrui,
car ce serait croire plus à des hommes faillibles comme lui
qu'à lui-même. Le croyant est délivré de ces conflits. Entre
les craintes qui le détournent d'être père et l'ordre qui lui
commande de créer, il n'y a pas égale puissance. Les répu-
" gnances sont les fantômes d'une imagination tourmentée par
un demain qu'elle ignore ; le précepte est la voix du maître qui
dispose du présent et de l'avenir. Dès lors, tous les conseils de
l'égoïsme sollicitent en vain le croyant, en vain les apparences
donnent un air de sagesse à ses craintes. Il y a une sagesse à
laquelle il croit plus qu'à la sienne, celle-là lui rappelle qu'il est
superflu de prévoir et utile seulement d'obéir, et que Dieu
dément comme il lui plaît les vraisemblances au profit des siens.-.
Le fidèle parût-il oublié par cette miséricorde et puni de sa
soumission, il sait que toutes les heures ne sont pas celles de
la récompense, il accepte celles de l'épreuve, dussent-elles toute
la vie préparer la récompense certaine des résignations patientes.
Cette foi qui rend le devoir perpétuellement impérieux, malgré
les souffrances nées de lui, est la source de la fécondité dans les
familles et dans les races. Elle agit, et elle seule peut agir dans
toutes les circonstances où l'homme doit sacrifier sa satisfaction
immédiate à son vrai bien, ou un avantage personnel au profit
d'êtres plus nombreux, plus vastes, plus permanens, la famille,
la race, l'humanité. Et l'incomparable service qu'elle rend au
monde est de sauvegarder les intérêts généraux qui, sans elle,
seraient vaincus dans la raison humaine par l'égoïsme des
intérêts particuliers.
Voilà le fait évident et mystérieux. Le but, l'ordre, l'effi-
cacité, la noblesse de la vie sont révélés à l'homme par un
pouvoir que nulle contrainte extérieure ne sanctionne, qui
dans le plus profond de la conscience préexiste sans avoir été
choisi, et règne sans se montrer. La preuve la plus certaine
que ce Dieu caché existe est qu'il s'impose à nous contre nous-
mêmes ; toutes nos passions ont un intérêt constant à ce qu'il
ne soit pas, et c'est lui qui obtient notre adhésion volontaire à
ce qui nous déplaît et nous coûte. 11 accomplit depuis l'origine du
monde le plus continu des miracles, puisque l'homme, si jaloux
de ne pas servir, joint les mains et les tend aux liens sacrés.)
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS S ETEINDRE.
851
Voilà l'origine de la perpétuité familiale. Sans cette contrainte
surhumaine, les lois les plus sages, les avantages les plus
habilement offerts par l'État ne parviendront pas à équilibrer
dans les calculs de la volonté les mauvais risques apportés
par la famille à l'existence individuelle. Par cette contrainte,
toutes les oppositions de l'égoïsme sont détruites. Et le père
n'obtiendrait pas autorité dans l'État, et les lois continueraient
à dissoudre le foyer des paysans, et l'incertitude continuerait à
compromettre le sort des ouvriers, et la pauvreté à solliciter dé
son, mauvais conseil la plupart des époux : si la foi restait
pleine resteraient pleins les foyers.
Mais, par cela même que la foi nous élève au-dessus de notre
nature, elle est un effort et notre nature, par sa pesanteur, nous
sollicite sans cesse de redescendre. La terre qui nous attire
semble monter vers nous, nous ressaisit, et tous les reliefs du
sol, qui grandissent de notre abaissement, nous dérobent l'éten-
due du ciel. Plus nous descendons, plus, pour le voir encore, il
nous faut reprendre nos yeux à ce qui les retient et relever la
tête déshabituée de cette fatigue. Les uns, qui se laissent
tomber jusqu'à l'enlizement, peu à peu engloutis par la des-
.tinée présente, n'appartiennent plus qu'à la matière. D'autres,
par une fidélité d'exilés à la patrie lointaine, conservent la
croyance divine : mais ici pas d'équivoque. La profession de
foi la plus catholique ne confère pas, par la seule vertu des
formules, une immunité contre les pires faiblesses. Et ce n'est
guère la posséder que l'avoir seulement sur les lèvres. Des
chrétiens ressemblent-ils au païen :
... qui sentait quelque peu le fagot
Et qui croyait en Dieu pour user de ce mot,
leur foi ne gouverne pas l'habitude de leurs actes, ne les garde
ni du mensonge, ni de l'avarice, ni de l'envie, ni de la cupidité,
ni de l'injustice, ni de la galanterie, et leur infidélité habituelle
aux devoirs n'a pas chance de se transformer en fidélité au
devoir le plus incommode, la fondation des familles. Ce sont
des croyans nominaux, leur titre est un titre nu et, à ne pas
se distinguer des incrédules, sinon par lui, ils font tort à la
religion qu'ils professent, car elle semble ou impuissante à les
rendre meilleurs, ou complice de leur duplicité à unir les
852 REVUE DES DEUX MONDES.:
beaux préceptes et les laides actions. Elle devient efficace pour
ses fidèles le jour seulement où elle les change, c'est-à-dire dans
l'exactitude du terme, les convertit. Dès lors et par toutes les
victoires qu'ils remportent sur eux-mêmes, elle les habitue à
se vaincre plus encore, façonne leur liberté à vouloir le joug, et
leur conscience à porter chacun de leurs actes aux pieds du
législateur et du juge souverain.
Pour les soutenir dans ce dur exercice, il leur faut un
appui et un guide. Ils sont rappelés à chacun de leurs devoirs
par l'insistance affectueuse, mais continue, de l'Égiise. C'est
l'Église qui, au moment où le monde antique s'éteignait en
débauche stérile et préparait la déshérence de la raison humairfie,
apprit aux barbares la raison divine de la fécondité conjugale
et par eux repeupla l'Europe. La loi avait été si profondément
gravée que, jusqu'aux derniers siècles, l'Eglise n'eut pas à se
répéter pour être obéie. Elle se trouva embarrassée de rompre
je silence quand les naissances commencèrent à se restreindre.
Elle savait que le mal était dû à de vicieuses pratiques, mais
c'étaient les vils secrets du petit nombre parmi les époux. Fallait-
il, par une condamnation publique des pervertis, apprendre aux
irréprochables la tentation du mal qu'ils ignoraient? La pru-
dence parut déconseiller des enseignemens collectifs et trop
précis sur des matières si délicates ; des conseils discrets
offraient moins de dangers et suffiraient peut-être. Et, quand
il fut certain qu'ils ne suffisaient pas, c'est l'étendue même du
mal qui fit hésiter la parole chargée de sauvegarder la doctrine.
Le parti pris de restreindre les naissances devenait si fort que le
combattre ouvertement était risquer une révolte publique: ne
valait-il pas mieux encore patienter que rompre, laisser à leur
bonne foi les époux mal instruits de la faute commise par eux
qu'aggraver leur responsabilité en leur donnant la pleine cons-
cience du mal où ils ne cesseraient pas de tomber? Toutes ces
considérations ont contribué au silence qui coûtait au clergé et
le laissait anxieux comme tous ces compromis faits avec le mal
par peur d'un mal pire. Le résultat a été tel qu'il ne laisse plus
de place à aucun doute. La prudence humaine cesse d'être légi-
time où il faut précisément déjouer les calculs de la prudence
humaine. L'Église ne doit pas par son silence paraître complice
des désordres que sa loi condamne. Si elle amoindrit le devoir
dont elle est l'interprète, c'est son autorité qu'elle amoindrit.)
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE. 853
Si elle se taisait devant le mal pour conserver comme disciples
ceux qui ne sont plus des fidèles, elle se déserterait elle-même..
Sa mission n'est pas de l'emporter par le nombre, mais par les
vertus de ceux qu'elle guide. Que beaucoup l'abandonnent ne se
sentant plus le courage de la suivre, c'est leur faute, mais ce
serait sa faute si beaucoup croient qu'ils peuvent être à la fois
à elle et à leurs vices. Une minorité de chrétiens véritables s'im-
posera au respect et par lui accréditera sa morale, une majo-
rité de chrétiens trop semblables aux incrédules ne persuade^ra
pas ceux-ci de venir à elle. Ces règles s'appliquent aux doc-
trines de l'Eglise sur le devoir conjugal. Les progrès du savoir
licencieux sont tels qu'il n'y a plus grand péril de troubler des
innocences parfaites en condamnant avec la précision requise
les stérilités volontaires. La loi de procréation contient plusieurs
commandemens qui ne sont ni à amoindrir, ni à diviser : elle ne
permet ni aux époux de se faire plus prévoyans que la nature,
ni aux maîtres de refuser à leurs serviteurs le droit d'être pères
et mères, ni aux propriétaires d'interdire systématiquement
domicile dans leurs maisons aux enfans nombreux. Tout cela
étouffe la race, tout cela doit être déraciné pour la sauver, tout
cela appelle l'action courageuse de l'Eglise (1).)
(1) « Rien ne peut dispenser d'aborder de front la question, si épineuse qu'elle
puisse être. C'est ce que comprenaient les grands évêques du xvii« siècle, en pré-
sence des premières manifestations du mal dont nous souffrons ; un saint Fran-
çois de Sales, dont l'Introduction à la Vie dévote, trop souvent expurgée, contient
des pages si nettes et si fermes sur les devoirs du mariage, ou un Bossuet qui,
dans son catéchisme de Meaux, n'avait pas craint d'insérer cette demande et
cette réponse : « Dites-nous quel mal il faut éviter dans l'usage du mariage ? —
« C'est de refuser injustement le devoir conjugal ; c'est d'éviter d'avoir des enfans,
<i ce qui est un crime abominable. »
« Ce langage serait-il encore possible aujourd'hui? Je doute qu'aucun catéchismr
le tienne. Est-ce un progrès de ne plus pouvoir l'entendre ? Est-ce par l'effet
d'une pudeur plus susceptible? Ou bien parce que nous en avons perdu l'habi-
tude? Mais pourquoi ne nous le laissait-on plus voir dans tel livre ou le sujet
s'amenait naturellement; même dans les examens de conscience et les manuels
de confession ? N'a-t-on pas réservé le sujet pour la confession sous prétexte
qu'il était trop délicat pour l'aborder en public? Et n'a-t-on pas ensuite évité de
l'aborder en confession, sous prétexte de ne pas « éteindre la mèche qui fume
encore, » et pour laisser à des fautes qu'on n'espérait plus empêcher, du moins le
bénéfice de l'excuse et de l'ignorance? Craignait-on de vider les églises et de
faire brusquement apparaître derrière la façade catholique effondrée des réalités
décourageantes ? Autant de questions intéressantes qu'il serait prématuré et pré-
somptueux de traiter... L'essentiel est qu'aujourd'hui, sous une forme ou sous
une autre, l'enseignement nécessaire soit donné. Et il l'est, témoin les nombreux
évêques, qui ont dans ces dernières années consacré à la dépopulation des lettres
pastorales; témoin les initiatives particulières de plus en plus nombreuses et de
854 REVUE DES DEUX MONDES.
Dès 1908, alors que les chaires ne retentissaient pas encore
de cet enseignement, un docteur, un philosophe, un évêque,
le cardinal Mercier, opposait en Belgique, au tléau de la
dépopulation volontaire, la consciencieuse et justicière intré-
pidité qu'il devait opposer plus tard au fléau de la conquête
féroce. Déjà conscient de la solidarité entre son pays et le
nôtre, il se sentait sollicité par « le mal dont, disait-il, la
France soutîre si cruellement, » à préserver d'un destin sem-
blable « les destinées de la patrie belge. » Par une lettre pas-
torale qui, dépassant les limites d'un diocèse, s'adressait non
seulement à la Belgique, mais plus encore à la France, et à
toute la société humaine où les ennemis de la famille sont
répandus, il rappelait avec la netteté la plus rigoureuse le
devoir chrétien à ceux qui « s'insurgent contre l'Evangile et
contre Dieu et abdiquent leur dignité d'homme, qui se laissant
assujettir par la passion, ou enchaîner par l'intérêt, pratiquent
le commerce conjugal en fraude des lois qui régissent la repro-
duction de la vie (1). » Et chaque page deyson mandement
prouvait qu'il n'est pas de sujet où la pureté d'un apôtre ne
sache jeter sur l'impureté des passions la lumière sanctifiante du
devoir. Cette lumière ne manquera pas à la France. Depuis la
guerre, vingt mandemens épiscopaux ont dit « les honteuses ori-
gines et les désastreux ravages de la dépopulation. Jamais la
chaire chrétienne n'avait fait entendre d'enseignemens plus
précis sur cette matière délicate et n'avait rappelé avec plus de
fermeté « les anathèmes portés par Dieu contre les profanateurs
du mariage (2). » La leçon tombée de haut se propagera par les
enseignemens de la vie paroissiale, et l'Eglise accomplira tout
son devoir. Mais à son courage il faut l'indépendance.
L'Etat aussi a un devoir : ne pas combattre l'influence qui
rend ce service social. Si le catholicisme a perdu en France,
il ne faut pas conclure à l'insuffisance intime d'un, postulat
ébranlé par les attaques scientifiques du scepticisme contempo-
rain. Les deux principes hostile» ne sont pas demeurés seuls en
conflit. Le résultat de la lutte a été faussé parce qu'un tiers est
plus eu plus zélées au fur et à mesure que le fléau paraît plus grave. » Edouard
Jourdan, Contre la dépopulation, p. 30 et 31.
(1) Les devoirs de la vie conjugale. Lettre pastorale du cardinal Mercier, 1908,
Imprimerie Wallon, Saint-Étienne, 1916.
(2) Pour l'honnêteté conjugale. Préface au mandement du cardinal Mercier,
pai" le Comité de défense morale et religieuse de la Loire, p. 6.
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE.i 855
intervenu, pour soutenir une des doctrines et combattre l'autre-i
Ce tiers est l'État. L'État s'est fait, depuis longtemps déjà, une
foi d'incrédulité; au service de cette incrédulité il a mis le pres-
tige de son exemple, de ses déclarations, de l'enseignement qui,
des universités célèbres aux écoles de village, forme le's
intelligences.
Se fùt-il borné à prendre parti entre la philosophie incré-
dule et la philosophie religieuse, l'État aurait méconnu sa
compétence. Il n'a pas pour tâche de créer l'opinion, mais de
la servir : il l'avoue en parlant sans cesse de liberté, et quelle
liberté est plus jalouse que celle des consciences? Mais cet'
appui intellectuel aux théories d'impiété leur fut le moindre
secours de l'État: Cet État, de tous le mieux organisé pour
rendre son inimitié redoutable et sa faveur fructueuse, a
employé toutes ses forces, les lois, les budgets, les fonctions et
l'arbitraire, à réduire les catholiques à la condition de suspects,
d'exclus, d'ennemis intérieurs. Il a changé une lutte de doc-
trine générale en une lutte d'intérêts particuliers. Ceux qui
promettaient respect à toutes les libertés pour entrer dans la
place, pour y rester, ont voulu se faire maîtres de tout. Leur
contradiction fut leur force; l'immense butin des faveurs gou-
vernementales distribuées sans scrupule attacha à leur fortune
même une partie dé ceux qui réprouvaient les luttes religieuses.i
Le fait que manquer à sa parole assurait l'avenir, devint pour
la nation entière une leçon de scepticisme, et le plus grand mal
ne fut pas que ce régime déçût la foi aux libertés publiques,
mais qu'il la détruisit. Les catholiques même furent tentés, au
lieu d'entreprendre contre lui une lutte incertaine et longue,
de s'assurer, par l'abandon de leurs croyances, part à la faveur
de l'État. Ainsi ont été détachés ceux qui ne sont pas faits
pour souffrir, les ambitieux, les timides, les tièdes, les serviles,
c'est-à-dire en tout pays, même dans le nôtre, beaucoup de gens.
L'irréligion de l'État se bornât-elle à un apostolat d'idées, on
chercherait en vain une excuse à son choix. Combattre une
croyance qui donne de la noblesse à l'homme, de la logique à
^existence, de l'infini aux espoirs, et commande à chaque géné-
ration et à chaque individu les sacrifices nécessaires à la fore©
des peuples, à la durée de l'espèce ; enseigner comme préférable
une ignorance qui, n'apprenant à l'homme ni son origine, ni
sa destinée future, fixe toute sa sollicitude sur l'heure préi
856 REVUE DES DEUX MONDES.
sente, comme sur son unique bien, et rend illogique de sacri-
fier rien aux autres et à l'avenir, est, pour les responsables des
intérêts ge'ne'raux, la plus pauvre des conceptions. Mettre à
prix l'impiété des citoyens et la payer avec la puissance et la
richesse de l'Etat est la perversion la plus grossière de l'auto-
rité. Méconnaître que, dans une démocratie, la collaboration
au pouvoir doit être accessible à tous, pour le profit exclusif
de certains détourner ce qui appartient à la communauté,
écarter ceux que leur intelligence de la vie et de l'homme
oblige à mieux comprendre et à mieux servir les autres,
prendre pour favoris ceux que leur scepticisme destine à cher-
cher et à satisfaire partout et aux dépens de tout leur propre
avantage, est doublement trahir l'intérêt public. Encore s'il
ne s'agissait que de théories fausses, on pourrait prendre
patience, compter sur le temps qui est la pierre de touche des
idées; s'il ne s'agissait que des accaparemens iniques, on se
dirait que l'injustice est le droit commun des pouvoirs, qu'après
celui-ci un autre apportera sinon le dédommagement de pra-
tiques meilleures, au moins la diversion d'autres torts, et que
même sous les pires régimes les peuples continuent à vivre.
Mais voilà précisément ce qui n'est pas vrai du présent régime.
Ses idées engendrent la mort. Par lui le peuple désapprend de
durer. Nous n'avons plus le temps d'attendre, puisque le régime
détruit l'avenir, qu'il n'égare pas seulement, mais anéantit
la race.
Les semeurs de vide, quand ils ont commencé d'étendre au
foyer le désert créé par eux dans la conscience, avaient peut-
être une excuse : ne pas savoir ce qu'ils faisaient. Avant la
guerre, l'orgueil de la prospérité et les mœurs de la richesse
conspiraient avec l'enseignement qu'épuiser tous les plaisirs de
toutes les heures est la loi de la vie. Et il y avait une rancune
assez répandue de cette volupté contre la croyance, qui avec les
mots de sobriété et de sacrifice montrait aux gais compagnons
sa face de carême. Mais Dieu a une façon de se rappeler aux
sociétés qui l'abandonnent. Il détruit en elles ce qui les séparait
de lui. Au temps où chacun se choisissait sa vie a succédé
un temps où la vie d'un coup a été imposée à tous par le devoir,
le devoir qui la rend triste, rude, laborieuse et non seulement
la désenchante, mais la sacrifie. Le scepticisme eut la surprise
que les attardés se trouvassent des prévoyans. Qu'ils se fussent
LA FLAMME QUI NE DOIT PAS s'ÉTEINDRE.i 837
tenus prêts pour l'épreuve leur valut un premier retour de consi-
de'ration. Non qu'ils fussent seuls dévoués et braves : ce fut
au contraire la beauté de cette heure que la générosité ances-
trale survécut intacte chez les égoïstes de la veille : mais, si
l'illogisme ajoutait à leurs vertus plus de mérite, la constance
assurait à celles des croyans plus d'autorité. Surtout les croyans
apportaient à la défense un secours qui ne s'improvise pas, et
le plus nécessaire. Quand on vit leurs fils supporter une telle
part de la charge commune à tous, on eut quelque embarras que
ces Français fussent traités en suspects. Par une intuition de
ces changemens, les politiques jusque-là les plus ardens aux
luttes religieuses ont, au début de la guerre, en gardant pour
eux seuls le pouvoir, concédé du moins les mots d'Union sacrée.
Belle parole, si elle n'est pas qu'une parole, si elle est la pro-
messe d'une réforme sincère, complète et définitive.
Elle sera ce que les catholiques la feront. A eux aussi un
devoir s'impose. Durant bien des années, ils ont pratiqué sur-
tout celui de la patience. Mal gardés contre les entreprises
d'une minorité haineuse par l'indifférence de la multitude, ils
redoutaient d'aggraver leur sort par trop d'énergie. L'énergie
leur fut plus facile contre l'envahisseur. Elle réhabilita les
croyances inspiratrices de belles vertus, à ce point que dans
les premiers temps de la guerre, le retour à la foi fut soudain
et général. Il donna aux fanatiques de l'incrédulité une épou-
vante qui dure encore. Ils ont fait tout pour ramener à la matière
ce peuple transfiguré par l'idéal. Avec eux a conspiré la lon-
gueur de l'épreuve : dans son traité Du sublime, Longin
constate que la loi du sublime est d'être courte. Beaucoup
après le souffle de tempête qui les avait élevés à l'extase, sont
retombés où ils étaient. Mais ceux-là même ne sont plus ce
qu'ils étaient. Ils ne tiennent plus pour ennemis les hommes
dont ils constatent depuis quatre ans le patriotisme, ni la
doctrine dont ils ont reconnu, fût-ce un seul jour, la beauté.
La paix intérieure régnera donc si elle n'est plus troublée par
les impénitens du fanatisme irréligieux. Et leur tentative de
continuer leur passé se heurterait à un obstacle nouveau. La
France est infiniment lasse des bavardages intellectuels : elle
n'est plus sensible qu'aux simplicités claires. De ces évidences,
la plus lumineuse est qu'avant tout il faut sauver la race. Or
ceux qui se donnaient pour chefs sûrs ont compromis la race, et
858 BEVUE DES DEUX MONDES^
ceux qu'ils tenaient pour adversaires l'ont maintenue. Que, déci-
dément impitoyables k leur pays, ces chefs voient, à la fin de la
guerre contre l'étranger, le retour des discordes entre les fils de
la même mère, entre les vétérans de la même armée, l'opinion
jugera tout sur un fait. La doctrine reniée par l'Etat est celle
qui soutient la famille et perpétue la France. La doctrine
adoptée par l'Etat est celle qui diminue et détruit les nations.
Le pouvoir est exercé contre ceux qui peuplent la France par
ceux qui la dépeuplent. On ne saurait admettre que le pouvoir
soit au service des doctrines mortelles à la France. Plus les
incrédules, persévérant à demeurer tels, et, logiques avec une
raison qui ne leur révèle pas de devoirs désormais, laissent
périr la famille, plus les croyans doivent être encouragés à
réparer ces vides, à défendre avec leurs fils nombreux les céli-
bataires et les parens de fils uniques. Quand les incrédules,
non contens d'habiter le vide de leur foyer, travaillent, par leur
lutte contre les croyances, à amoindrir la race, ils ne sont pas
seulement de pauvres philosophes, mais de mauvais Français
et les complices de l'étranger.
Les catholiques ont mérité ces destins meilleurs, ils s'en
doivent saisir pour la France. Tendre la joue aux humiliations
et aux injustices est de la vertu quand on reçoit seul le soufflet.
Mais la fin de l'ostracisme n'est pas seulement pour les catho-
liques la restitution d'avantages individuels auxquels ils pour-
raient renoncer, elle est la condition d'un service national qu'ils
ont à accomplir. Ils n'ont pas le droit de consentir que, par
leur condition inégale et abaissée dans l'Etat, on fasse tort à
leurs doctrines, et, en diminuant leur influence, on attente à
la race. Us n'ont pas le droit d'accepter des soufflets qui tombe-
raient sur la face de la France. Qu'ils n'aient pas peur de la
défendre en se défendant, s'il le faut. La justice publique
n'accusera pas de troubler la paix ceux qui la demandent. Nulle
garantie contre l'impopularité ne vaudra désormais l'apport
des belles familles. La revaache des croyans est assise à leurs
foyers. Et ce sera pour la civilisation même une grande victoire
quand le catholicisme, trop longtemps mis en échec par la
coalition des intérêts particuliers, sera réhabilité comme le
défenseur manifeste des intérêts généraux.
Etienne Lamy.
POÉSIES
CELUI QUI MEURT
Regarde longuement celui qui meurt. Voilà
Ce que la guerre atroce k tout instant consomme :
Elle puise en ce corps son effroyable éclat;
La gloire, c'est Verdun, c'est la Marne et la Somme,
Une armée, c'est un flot compact et rugissant
Où nul visage encor n'émerge et ne se nomme,
Où des milliers de cœurs ont confondu leur sang,
Mais un mourant, c'est un seul homme 1
Un seul homme étendu : austère immensité 1
Un seul, et tout le poids de la douleur sur luil
Un seul supplicié sur qui tombe la nuit
Dans les champs. Seul vraiment. Pour lui s'est arrêté
Cet unanime élan de colère et d'audace
Qui l'emportait, puissant, multiplié, tenté,
Epars dahs son effort, son espoir et sa race 1
Il est seul, il n'est plus de ce groupe irrité
Qui harcèle âprement l'obstacle, et l'escalade 1
11 est devenu seul. C'est le plus grand malade.,
La mort délie en lui les cordes du héros.
Il est tout seul, avec sa chair, son sang, ses os,
Et toute sa chétive et faible exactitude.
Nul n'est semblable à lui : qui meurt n'a pas d'égaux.
Rien ne peut ressembler à cette solitude 1
860 REVUE DES DEUX MONDES.;
0 corps mourant à qui plus rien n'est marié I
— L'Histoire passe avec ses canons, ses lauriers,
Son tremblement qui moud les routes et les mondes I
Mais cet enfant qui meurt ne sait. La lune est ronde
Au haut du calme ciel où tous les yeux humains
Se posent sans conflit, cependant que les mains
S'acharnent à tuer. Où sont les camarades
De cet enfant qui meurt? Mais les reconnaît-on
Ces guerriers dans la nuit, ces obstinés piétons
Qui n'ont jamais fini de servir? A tâtons
Ils continuent l'épique et sombre promenade.
— Et que pourraient-ils dire à celui-là qui meurt? —
Que vous avez vaincu, cher être, on est vainqueur
Quand on est ce mourant sous les astres. Naguère
Un homme seul, pareil à vous, sans qu'on l'aidât,
Et sans que nul scrutât son suprême mystère,
Mourut, pareil à vous, sans se plaindre, les yeux
Semblables à vos yeux pleins d'espace. 0 soldats,
Dont le sang juvénile a coulé sur la terre,
Soyez bénis, chacun, comme peut l'être un dieu.
Christ de la monstrueuse et de la juste guerre I
ÈPIGRAMME VOTIVE
Victoire aux calmes yeux qui combats pour les justes,
Toi dont la main roidie a traversé l'enfer,
Malgré le sang versé, malgré les maux soufferts
Par les corps épuisés que tu prenais robustes,
Malgré le persistant murmure des chemins
Où la douleur puissante en tous les points s'incruste,
Je te proclamerais divine, sainte, auguste.
Si je ne voyais pas dans ta seconde main.
Comme un lourd médaillier à jamais sombre et fruste,
Le grand effacemeat des visages humains.»
POESIES.
A MON FILS
S61
Mon enfant, tu n'avais pas l'âge de la guerre,
Tu n'eus pas à répondre à ce grand « En avant, »
Pouvais-je me douter, quand tu naissais naguère,
Que je te destinais à demeurer vivant?
Trois ans, quatre ans de plus que toi, les enfans meurent.
Car ce sont des enfans, ces sublimes garçons.
Bondissant incendie au bout des horizons.
Tandis que ton doux être auprès de moi demeure.
Et qu'au son oppressant et délicat des heures
Ta studieuse voix récite tes leçons.
— Et voici qu'une année aisément recommence I
Mon cœur, de jour en jour, est moins habitué
A la mystérieuse et sanglante démence.
Et je songe à cela, d'un cœur accentué.
Cependant qu'absorbé par l'Histoire de France,
Tu poses sur la table, avec indifférence.
Ta main humble et sans gloire, et qui n'a pas tuéj
ODE A UN COTEAU DE SAVOIE
Espiègle soleil, tu ris
Sur la sourcière prairie.
Où trois, quatre sources jettent
Leur eau tintante et replète,
Qui gonfle, el vient humecter
L'herbeux tapis de l'été I
Les petits arbres fruitiers
Sont posés tout de travers
Sur ce coteau lisse et vert!
Un neuf et frêle poirier.
Par ses feuilles sans repos,
Pépie autant qu'un oiseau i
Il frémit, babille, opine,
Sous la brise la plus ûnQm
862 REVUE DES DEUX MONDES.t
Quand, le soir, la lune nette
Le peinture d'argent clair,
Il fait, dans le calme éther,
Un bruit frais de castagnettes!
J'entends ce bruit d'arbre et d'eau
Qui s'obstine et se de'pense
Gomme si le monde immense
Et les vents qui montent haut
Recherchaient la confidence
De l'humble et faible coteau I
t— 0 petite bosse verte
Que le soleil illumine,
Renflement des prés inertes,
Frère cadet des collines,
Coteau dont nul ne saurait
Le vif et pimpant secret,
Si mon œil, en qui tout chante,
N'avait posé sa folie,
Sa foi, sa mélancolie,
Sur ta mollesse penchante.
J'aime tes airs sérieux !
— Petit fragment sous les cieux
De l'univers qui tourmente,
Toi, fier des sources ailées,
De tes hautes roses menthes
Dont les tiges sont mêlées
A l'absinthe crêpelée,
Toi, laborieux autant
Qu'un moulin qui, tout le temps,
Fait mouvoir sa forte roue.
Toi qui travailles et joues.
Ne devrais-je pas aussi
Plier parfois mon souci
A des tâches coutumières?
Mais, cher coteau, je ne puisi
Il faut à mon âme fière
Tout l'univers pour appui.
Non, je ne suis pas modeste,
Je n'ai pas d'humble devoir^
POESIES.
Tous mes rêves, tous mes gestes
Ont les matins et les soirs
Pour témoins sûrs et célestes !
Que veux-tu, j'ai, tout enfant,
Dans le soleil et le vent,
Gravi un secret chemin,
Où ne passe nul humain ;
Un chemin où nul ne passe.
Car il n'a, en plein espace,
Ni bornes, ni garde-fou,
Ni discernable milieu.!
Ceux qui franchissent ces lieux
Rendent les humains jaloux!
L'on subit grande torture
Sur ces sommets de Naturel
Plus jamais l'on n'est pareil
A ce qui vit sur la terre.
Mais on est un solitaire
A qui parle le soleil 1
Jamais plus l'on ne ressemble
A tous ceux qui vont ensemble
Travaillant, riant, dormant;
On rêve du firmament.
Même aux bras de son amant.
Jamais plus l'on n'est joyeux.
Mais l'on est ivre ! Parfois
On est un martyr en croix.
D'où coulent des pleurs de sang,
Et l'on n'a plus d'envieux.
Mais on est un cœur puissant,
Et l'on appartient aux dieux!
PAROLES DANS LA NUIT
Le soir est un lac pâle; un floconneux nuage.
Tendre comme un œillet, fleurit le bleu du ciel.
C'est l'heure inexprimable où le bonheur voyage,
Invisible, certain, obstiné, sensuel.;
11 n'est de ciel vivant qu'alentour des visages :
863
864 REVUE DES DEUX MONDES..
Aimons. Laisse mon front rêver sur tes genoux,
Bientôt ces soirs si beaux ne seront plus pour nous.:
L'on n'y pense jamais, mais la jeunesse passe.
Et puis le temps aussi, et c'est enfin la mort.
Reste, ne bouge pas. Que rien ne se de'fasse
De tes yeux sur les miens, de tes doigts que je mords,
De tout ce qui nous fait si serrés dans l'espace,
Allégés de souhaits, de crainte et de remords.
Et conformes, enfin, aux éternelles choses
Où tout penche, s'apaise et humblement repose.
Il n'est que de mourir pour échapper au temps.
Et je suis morte en toi. A peine si j'entends,
Dans les confus soupirs de la nuit cristalline,
Le bruit léger d'un train faufiler la colline...
Mais mon cœur que l'amour avait exténué,
Hélas! sent rebondir sa guerrière cuirasse.
Le vent de l'infini sur mon front s'est rué,
Il n'est jamais bien long le temps qui me harasse.^
Est-ce qu'un jour mon cœur pourra n'espérer plus?
J'ai toujours attiré tout ce que j'ai voulu.
Vivre, aimer, endurer, c'est toujours l'espérance '^
Si je ne t'aimais pas du fond de ma souffrance.
Je pourrais, mon amour, croire espérer encor
Un autre triste amant dans un autre décor.
Tu comprends, n'est-ce pas, ce que ces mots expriment,
Puisque l'amour permet que l'on rêve tout haut.
Ne te tourmente pas, mon âme est un abîme
De fidélité triste, immense et sans défaut.
Je suis le haut cyprès, debout sur la pelouse.
Dont la branche remue au pas du rossignol,
Mais qui reste immobile et qui bénit le sol.
Tu rirais de savoir combien je suis jalouse
Dès qu'un de tes regards semble fixer au loin
Je ne sais quel espoir par quoi tu semblés moins
Exiger ma prodigue et turbulente offrande.
Mais je t'écoute vivre, et ta faiblesse est grande
Si je compare à toi mon cœur retentissant.
Comprends-naoi, l'univers, pensif ou bondissant.
poiÉsiEs. 865
Avec sa grande ardeur céleste et souterraine,
Est toujours de moitié dans mes jeux et mes peines.
Ce conciliabule ébloui où je vis
Avec l'ombre agitée et les matins ravis
M'a donné mon orgueil rêveur et solitaire.
— '• Rien n'a jailli plus haut du centre de la terre! --
Et parfois, retournant sur toi mes bras chargés
De ce fardeau divin, invisible, léger,
. Je te parais, dardant mes yeux mystérieux.
Un monstre lapidant un homme avec les cieux I
Tu ne peux déchiffrer cette énigme qui songe.
Et pourtant, mon esprit, sans masque et sans mensonge,
N'aime que toi, ne veut, ne peut aimer (i[ue toi,
Et c'est ce qui me rend souvent chétive et triste ;
II est beau qu'un amour obstinément persiste
Et qu'il soit comme un ciel d'automne, lisse et coi.
Et qu'il connaisse aussi les misérables transes
Que même un sûr désir traîne encor après soi.
Mais quoil Ne plus goûter la subite présence
D'un bonheur vague encor, d'un brumeux paradis,
Ne plus rêver, d'un cœur craintif qui s'enhardit,
A quelque inconcevable et chaude complaisance.. sj
Hélas ! N'écoute pas tous ces mots que je dis.:
Mais j'avais tant aimé l'espérance !
DANS LA PAIX DU SOIR
Dans l'éther où la lune luit.
Et verse sur la capitale
Sa grande paix provinciale.
Une horloge sonne minuit.
— A travers les nocturnes voiles.
Elle sonne, on ne sait pas d'où,
Et ce son est si pur, si doux,
Qu'il semble qu'une blanche étoile
Tombe du ciel à chaque coup, .
— Douze coups lents, chantans, tranquilles,
Comme l'argent dans la sébile...!
TOME XLII. — 1917. 5S
866 REVUE DES DEUX MONDES.)
LE SOMMEIL
Je ne puis sans souffrir voir un humain visage
Clore les yeux, dormir, et respirer si bas :
Un mystère m'étreint, j'ai peur, je ne sais pas
Pourquoi soudain cet être est devenu si sage,
Sans défense, lointain, hors de tous les débats...
— Ne ferme pas les yeux 1 Se peut-il que je voie,
0 mon unique enfant, ton clair et jeune corps
Tout plein de vive humeur, de bourrasque, de joie,
De colère, de feu, de raison et de torts.
Emprunter tout à coup, dans la paix qui te noie,
L'humble faiblesse, hélas! et la bonté des morts I
RENONCIATION
J'ai cessé de t'aimer, Vie excessive et triste,
Mais tu t'agrippes à mon corps,
Mon être furieux veut mourir, et j'existe!
Et ta force me crie : « Encor! »
Je me hausse en souffrant jusqu'au néant céleste,
Mais tes pieds d'aigle sont sur moi;
Et plus je te combats. Destin sournois et leste,
Plus notre embrassement s'accroît.
— Quel. plaisir désormais, ou quelle accoutumance
Mêlerait nos yeux ennemis?
Je ne peux pas vouloir que toujours recommence
Une chance éclose à demi.
J'ai tout aimé, tout vu, tout su; la turbulence
M'aurait fait marcher sur les flots,
Tant le suprême excès a le calme et l'aisance
Des larges voiles des vaisseaux!
POESIES.
867
Le plaisir, — c'est-à-dire amour, force, prière, i —
Eut en moi son prêtre ébloui;
Je ne puis accepter de tâche familière.
J'étais vouée à l'inouï.
Je ne peux pas vouloir que toujours se prolonge
Un chemin qui va décroissant;
Le réel m'offensait, la tempête et le songe
Secouraient mon âme et mon sang.
Certes, j'ai bien aimé la raison, haute et nette,
Elle fut mon rocher rêveur;
Mais ayant soutenu ses volontés secrètes,
Je cède ma force à mon cœur.
— Beau ciel d'un jour d'automne, où vraiment rien n'espère,
Ni l'azur froid, ni l'air peureux,
Accueillez dans le deuil calme de l'atmosphère
Mon chagrin candide et fougueux!
Accueillez votre enfant qu'ici plus rien ne tente,
A qui ce drame prompt survint
D'avoir bu la douleur au point d'être contente
De quitter le soleil divin!
QUE SUIS-JE DANS L'ESPACE?... .
Que suis-je dans l'espace? Et pourtant je contiens.
Cependant que le temps me dédaigne et me broie.
L'infini des douleurs et l'infini des joies,
Et l'univers ne luit qu'autant qu'il m'appartient 1
Imperceptible grain de la moisson des mondes,
Les flagellans destins me sont des oppresseurs.
Et pourtant, par mes yeux sans entraves, j'affronte
Les astres dédaigneux dont je me sens la sœur.
Nul ne peut contester cette altière concorde
A l'esprit que soulève une incessante ardeur,
Ca'r c'est par le regard que l'être a sa hauteur,
Et l'âme a pour séjour les sommets qu'elle aborde I
3(J§ REVUE DES DEUX MONDES.
SIMILITUDE
Nous sommes surpris tous les deux
D'être nous deux, et d'être ensemble;
Nous devinons que nos yeux tremblent,
Errant sur le calme des cieux,
Et nous croyons, dans la faiblesse
De notre bonheur ample et coi,
Que ce beau ciel aussi nous voit,
Et que sa suave tristesse
Avec compassion s'abaisse
Sur vous qui songez près de moi..
— Ce serait un sublime échange
De tout secret essentiel
Si la musique, comme un ciel
Qui soudain délivre ses anges,
Jaillissait de nous tout à coup.
De mes talons jusqu'à mon cou,
Épandait son langage étrange,
Ce saint langage sensuel
Que seule donne la musique.
Et notre ardeur serait unique,
0 mon amour, ma passion.
Si dans nos rêves sans remède
Nous sentions venir à notre aide
Cette ineffable explosion I...
LES ESPACES INFINIS
« Le silence éternel de ces espaces infiais
m'effraie. »
Pascal.
Je reviens d'un séjour effrayant; n'y vas pasi
Que jamais ta pensée, anxieuse, intrépide.
N'aille scruter le bleu du ciel, distrait et vide,
Et presser l'infini d'un douloureux compas!
Ne tends jamais l'oreille aux musiques des sphères,
N'arrête pas tes yeux sur ces coursiers brûlans :
Rien n'est pour les humains dans la haute atmosphère,
Grois-en mon noir vertige et mon corps pantelante
POÉSIES.! 869
Le poumon perd le souffle et l'esprit l'espérance,
C'est un remous d'azur, de siècles, de néant;
Tout insulte à la paix rêveuse de l'enfance.
En l'abîme d'en haut tout est indifférent!
Et puisqu'il ne faut pas, âme, je t'en conjure,
Aborder cet espace, indolent, vague et dur,
Ce monstre somnolent dilué dans l'azur,
Aime ton humble terre et ta verte nature :
L'humble terre riante, avec l'eau, l'air, le feu,
Avec le doux aspect des maisons et des routes,
Avec l'humaine voix qu'une autre voix écoute,
Et les yeux vigilans qui s'étreignent entre eux.
Aime le neuf printemps, quand la terre poreuse
Fait sourdre un fin cristal, liquide et mesuré;
Aime l'humble troupeau automnal sur les prés,
Son odeur fourmillante, humide et chaleureuse.
Honore les clartés, les senteurs, les rumeurs;
Rêve; sois romanesque envers ce qui existe;
Aime, au jardin du soir, la brise faible et triste.
Qui poétiquement fait se rider le cœur.
Aime la vive pluie, enveloppante et preste.
Son frais pétillement stellaire et murmurant;
Aime, pour son céleste et jubilant torrent,
Le vent, tout moucheté d'aventures agrestes!
L'espace est éternel, mais l'être est conscient,
Il médite le temps, que les mondes ignorent;
C'est par ce haut esprit, stoïque et défiant,
Qu'un seul regard humain est plus fier que l'aurore!
Oui, je le sens, nul être au cœur contemplatif
N'échappe au grand attrait des énigmes du monde,
Mais seule la douleur transmissible est féconde.
Que pourrait t'enseigner l'éther sourd et passif?
870 REVUE DES DEUX MONDES.
En vain j'ai soutenu, tremblante jusqu'aux moelles,
Le combat de l'esprit avec l'universel,
J'ai toujours vu sur moi, étranger et cruel,
Le gel impondérable et hautain des étoiles 1
Entends-moi, je reviens d'en haut, je te le dis,
Dans l'azur somptueux toute âme est solitaire.
Mais la chaleur humaine est un sûr paradis;
Il n'est rien que les sens de l'homme et que la terre!
Feins de ne pas savoir, pauvre esprit sans recours,
Qu'un joug pèse sur toi du front altier des cimes,
Ramène à ta mesure un monde qui t'opprime,
Et réduis l'infini au culte de l'amour.
— Puisque rien de l'espace, hélas 1 ne te concerne.
Puisque tout se refuse à l'anxieux appel.
Laisse la vaste mer bercer l'algue et le sel,
Et l'étoile entr'ouvrir sa brillante citerne,
'«
Abaisse tes regards, interdis h. tes yeux
Le coupable désir de chercher, de connaître,
Puisqu'il te faut mourir comme il t'a fallu naître,
Résigne-toi, pauvre âme, et guéris-toi des cieux..ïi
C«" DE NoAÏLLESa
LES HÉRITIERS ROIROUGE
FRAGMENS D'HISTOIRE GÉNÉRALE
SCÈNE DE LA VIE DE PR0\1NCE
FRAGMENT PUBLIÉ PAR LE VICOMTE DE SPOELBERCH DE LOVENJOUL
NOTICE
La première mention connue de cet ouvrage si longtemps projeté
par Balzac se trouve imprimée au bas de la page qui, dans l'édition
originale d'Eugénie Grandet, en^suit immédiatement le titre. Elle y
fait partie de la table complète, donnée ainsi d'avance, des quatre
volumes des Scènes de la Vie de Province, dont Eugénie Grandet
forme le tome premier. Il fut mis en vente le 15 décembre 1833,
portant le millésime de 1834.
A cette date, l'œuvre s'appelait seulement Fi'agment, ou Fragmens
d'Histoire générale. Cette étude, dont de trop courtes pages subsistent
seules, doit avoir été écrite vers cette époque. Elle était alors destinée
au dernier volume des Scènes en question, dont les tomes trois et
quatre devaient contenir les récits suivans :Les Amours d'une laide,
la Grande Bretèche, le Cabinet des Antiques, l'Original, — Fragmens
d'histoire générale, et Illusions perdues. Par malheur, ni les A7nours
d'une laide, ni l'Original, ni Fragmens d'Histoire générale n'ont
jamais vu le jour. Voici la seule épave qui nous soit parvenue de ces
trois tableaux de mœurs provinciales.
Pendant les trois ans et deux mois que dura la publication des
douze volumes de fees Études de mœurs au dix-neuvième siècle, dont
(1) Copyright by la « Collection Spoelberch de Lovenjoul, » 1917.
872 REVUE DES DEUX MONDES.)
font partie les Scènes de la Vie de Province, — 15 décembre 1833-
15 février 1837, — le maître recula plus d'une fois, ainsi que le fait se
produisit trop souvent à propos des écrits annoncés par lui, les dates
fixées pour l'apparition des différens récits que l'ouvrage devait
contenir.
Il commença d'abord par inscrire l'annonce suivante au revers de
la couverture du tome quatre des Scènes de la Vie Parisiemie, mis en
vente le l*"" mai 1835 : « La sixième livraison [des Etwles de mœurs
au dix-neuvième siècle], qui paraîtra le l^"" août prochain, se compo-
sera des tomes sept et huit [tomes trois et quatre des Scènes de la
Vie de Province]. Ces deux volumes compléteront cette deuxième
série, seront complètement inédits et coi^tiendront : La Grande
Brelèche, le Cabinet des Antiques. — Fragment d'Histoire Générale,
Illusions perdues. »
Puis, n'étant pas prêt le 1" août, il fit imprimer ce nouvel avis
au revers de la couverture du tome premier, — publié après le qua-
trième,— des Scènes de la Vie Parisienne, lequel parut le 15 no-
vembre 1835 : « La sixième livraison [des Études de mœurs au dix-
neuvième siècle] qui paraîtra en décembre prochain, se composera des
tomes sept et huit [tomes trois et quatre des Scènes de la Vie de
Province]. Ces deux volumes, qui complètent la deuxième série [et
l'ouvrage entier], seront entièrement inédits et contiendront : la
Grande Bretèche, le Cabinet des Antiques. — Fragment d'Histoire
Générale, Illusions Perdues. »
Si, désespérant sans doute d'avoir terminé son œuvre à temps,
Balzac renonça définitivement dès le début de 1836 à faire entrer
Fragment d'Histoire générale dans ses Études de mœurs an dix-neu-
vième siècle, il n'en fut pas de même quant à son intention formelle
d'achever cet ouvrage et de le faire paraître. C'est en 1836, en effet,
qu'il compléta son titre, légèrement obscur, en le faisant précéder de,
celui-ci : Les Héritiers Boirouge.
On en trouve la preuve dans la lettre qu'au printemps de cette
même année 1836 il fit parvenir à Madame Emile de Girardin. Celle-ci
étant alors sur le point de pubher son spirituel roman : la Canne de
Monsieur de Balzac, lui avait demandé quelle était l'œuvre dont il
s'occupait en ce moment. Sa réponse, dont nous extrayons le passage
suivant, est imprimée tout entière dans sa Correspondance : « Ma pre-
mière publication sera le Lys dans la Vallée; mais, si le procès qui
en retarde la publication est perdu, ce sera les Héritiers Boirouge. »
En conséquence, Madame Emile de Girardin termina son livre,
qui fut mis en vente en mai 1836 (avant le gain par Balzac du procès
en question), par les lignes suivantes : « Qu'est devenue la canne?
dira-t-on. Vous allez le savoir. Elle est retournée aux mains de
LES HÉRITIERS BOIROUGE.; 873
Monsieur de Balzac, et... les Héritiers Boirouge vont paraître. »
Mais l'écrivain, ayant, en juin 1836, gagné triomphalement sa
cause, il en résulta qu'il fit mettre immédiatement en vente le Lys
dans la Vallée, et qu'il remit de nouveau dans ses cartons les
infortunés Héritiers Boirouge.
Toutefois, à la fin de ce même mois, Balzac qui se reposait à Sache,
chez son anii de Margonne, des longs ennuis causés par ce procès,
écrivit à Emile Regnault, le gérant de la Chronique de Paris, une
iongue épitre recueilHe aussi dans sa Correspondance.
Les lignes suivantes tirées de cette lettre précisent de nouveau son
intention de Livrer prochainement à la publicité les Héritiers Boirouge
sans les comprendre dans les Éludes de mœurs au dix-neuvième siècle
dont Madame Béchet était l'éditeur : « J'aurai, suivant toute proba-
bilité, terminé les Illusions perdues pour samedi prochain. Je crois
que cela fera quatre-vingt-dix feuillets, et j'ai bien fait de commencer
par là, car alors le Cabinet des Antiques suffirait pour compléter les
deux volumes de la veuve Béchet ou dame Jacquillat. Elle ne mérite
pas que je lui donne les Héritiers Boirouge. Cette œuvre, avec César
Birotteau, remplira la caisse du sieur Werdet. »
Observons ici que les deux derniers volumes des Scènes de la Vie
de Province, dus à M"^* Béchet, comme complément des douze
volumes des Études de mœurs au dix-neuvième siècle, ^aLTureiiisenleiaent
le 15 février 1837, alors que Werdet lui avait racheté la propriété de
tout l'ouvrage. Le contenu de ces deux volumes trompa bien des
espérances, car des six études promises dès 1833, ils n'en firent con-
naître que deux : la Grande Bretèche et Illusions perdues. Fragmens
d'Histoire générale et les autres récits, annoncés depuis si longtemps,
y furent remplacés par la seule Vieille Fille.
Néanmoins, les Héritiers Boirouge ne cessèrent pas encore de
hanter l'esprit de Balzac. En 1839, au cours de la préface du Cabinet
des Antiques. — supprimée depuis dans la Comédie humaine, — U
donna cette fois d'intéressans détails sur l'ouvrage en question. Les
voici: « L'auteur [du Cabinet des Antiques] n'a pas renoncé non plus au
Uvre intitulé : les Héritiers Boirouge, qui doit occuper une des places
les plus importantes dans les Scènes de la Vie de Province, mais qui
veut de longues études exigées par la gravité du sujet. Il ne s'agit pas
moins que de montrer les désordres que cause au sein des familles
l'esprit des lois modernes. »
Il nous faut parler maintenant d'une sorte d'énigme, dont, par
malheur, le mot nous échappe absolument. Il s'agit du deuxième
chapitre des Héritiers Boirouge, dont le titre seul est écrit sur le
manuscrit, l'ouvrage demeurant inachevé précisément à partir de
cet endroit.
874 REVUE DES DEUX MONDES.i
Or, ce chapitre est intitulé : Ursule Mirouet. Tout semblerait donc
indiquer que l'œuvre portant ce dernier titre aurait pris, dans la
Comédie humaine, la place qu'y devaient occuper les B entiers Boi-
rouge. D'une part, le sujet d'Ursule Mirouet, aussi bien que certains
passages du manuscrit des Héritiers Boirovge faisant partie des deux
récits, confirmerait absolument cette opinion, si, d'autre part, on
ne retrouvait, en 1845, cette dernière œuvre inscrite sur le catalogue
détaillé de la future seconde édition de la Comédie humaine, établi,
comme toujours, longtemps à l'avance par Balzac.
Donc, puisqu'en 1845 les Héritiers Boirouge sont encore annoncés
parmi ses ouvrages à paraître, alors qu'Ursule Mirouet, publiée
en 1841, se trouve pourtant indiquée aussi sur la même liste impri-
mée, U faut bien en conclure que les deux romans devaient compor-
ter des sujets complètement distincts.
Laissant de côté cette question, insoluble aujourd'hui, nous ter-
minerons cette notice en rappelant au lecteur qu'Ursule Mirouet fit sa
première apparition dans le Messager dn 25 août au 23 septembre 1841,
portant la date de juin-juillet de la même année. L'action des Héri-
tiers Boirouge se passe à Sancerre, et celle d'Ursule Mirouet à
Nemours. Il serait curieux d'attribuer ce dernier choix au fait de la
mort de Madame de Berny, survenue, comme on sait, le 27 juillet 1836."
En effet, jusqu'à cette date, jamais Balzac, qui venait constam-
ment voir sa dilecta à la Bouleaunière, — habitation voisine de
Nemours, qu'il connaissait donc parfaitement, — ne prit ce cadre
pour y développer l'action d'aucun de ses romans. Mais, en 1841,
cette raison de réserve par rapport à Nemours n'existait donc plus
pour lui. Aussi Balzac jugea-t-D sans doute, cinq ans après la mort
de la meilleure amie qu'il ait jamais rencontrée, pouvoir, sans blesser
aucune délicatesse, placer dans cette ville les personnages de son
œuvre nouvelle. Il eût été d'aDieurs impossible de les maintenir à
Sancerre, ceux de la Muse du Département étant déjà établis, de-
puis 1843, dans cotte jolie cité du Cher.
EnfiuQ, s'il reprit aux Héritiers Boirouge le nom de sa nouvelle
héroïne, U n'en fut pas de même pour celui qu'il avait si bien adapté
à toute cette famille de vignerons, buveurs de rouge, très à leur place
à Sancerre, située dans un pays de vignobles, mais dont l'existence à
Nemours eût contrasté comme exactitude avec le souci du détail pré-
cis qui poursuivait sans relâche le génial auteur de la Comédie hu-
maine. En revanche, il attribua très légitimement ce nom à quelques-
unes des personnaUtés sancerroises jouant un rôle dans la Muse du
Département.
Comme dernier mot, appelons l'attention sur l'espèce d'analogie
existant entre ce début des Héritiers Boirouge, et la généalogie beau-
LES HÉRITIERS BOIROUGE. 875
coup moins étendue établie par M. Emile Zola pour ses Rougon-
Macquart. Il y a là, toutea proportions gardées, une sorte de curieuse
rencontre entre le maître du roman moderne et l'un de ses plus
puissans admirateurs.
Vicomte de Spoelberch deLovenjoul.
Villa close,, août 1897.
AVANT-SCÈNE
Avant d'entreprendre le récit de cette histoire, il est néces-
saire de se plonger dans le plus ennuyeux tableau synoptique
dont un historien ait jamais eu l'idée, mais sans lequel il serait
impossible de rien comprendre au sujet.
Il s'agit d'un arbre généalogique aussi compliqué que celui
de la famille princière allemande la plus fertile en lignes qui
se soit étalée dans Y Almanach de Gotha, quoiqu'il ne soit ques-
tion que d'une race bourgeoise et inconnue.
Ge travail a d'ailleurs un mérite. En quelque ville de pro-
vince que vous alliez, changez les noms, vous retrouverez les
choses. Partout, sur le continent, dans les îles, en Europe, dans
les plus minces bourgades, sous les dais impériaux, vous ren-
contrerez les mêmes intérêts, le même fait.
Ceci, pour employer une expression de notre temps, est
normal.
Sancerre est une des villes de France où le protestantisme a
persisté. Là, le protestant forme un peuple assez semblable au
peuple juif : le protestant y est généralement artisan, vendeur
de merrain, marchand de vin, prêteur à la petite semaine, avare,
faiseur de filles, il trace, il talle comme le chiendent, demeure
fidèle aux professions de ses pères, par suite de son obéissance
aux vieilles lois qui lui interdisaient les charges publiques; et,
quoique, depuis la Révolution, les ordonnances prohibitoires
aient été abrogées, le libéralisme et l'aristocratie, ces deux
opinions ennemies, [ont] fait moralement revivre, sous la
Restauration, les anciens préjugés.
Il y a la riche bourgeoisie protestante, et les simples artisans
industrieux, deux nuances dans le peuple. Or, la bourgeoisie
876
REVUE DES DEUX MONDES«
protestante ne se composait que de trois familles, ou plutôt de trois
noms : les Ghandier, les Bianchon et les Popinot. Les artisans
se concentraient dans les Boirouge.les Mirouet et les Bongrand.
Toute famille qui n'était pas plus ou moins Ghandîer-
Popinot, Popinot-Chandier, Bianction-Popinot, Popinot-Bian-
chon, Chandier-Ctiandier, Bianchon-Ghandier, Bianchon-Grand-
bras, Ghandier-Grossequille, Popinot primu s , etc., ou Boirouge-
Mirouet, Mirouet-Bongrand, Bongrand-Boirouge, etc., — car
chacun peut inventer les entre-croisemens et les mille variétés
de ce kaléidoscope génératif, — cet homme ou cette femme
était ou quelque pauvre manouvrier, [ou] vigneron, [ou] domes-
tique, sans importance dans la ville.
Après ces deux grandes bandes, où les trois races primi-
tives se panachaient elles-mêmes, il se trouvait un troisième
clan, dirait Walter Scott, engendré par les alliances entre la
bourgeoisie et les artisans. Ainsi, le protestantisme sancerrois
avait ses Chandier-Boirouge, ses Popinot-Mirouet et ses Bian-
chon-Bongrand, d'où jaillissaient d'autres familles, où les noms
se triplaient et se sextuplaient.
Il résultait de ce lacis constant des familles un singulier
fait : le Mirouet pauvre était étranger au Mirouet riche; les
parens les plus unis n'étaient pas les plus proches; une Ghan-
dier tout court, ouvrière à la journée, venait pour quelques sous
travailler chez une Madame Ghandier-Popinot, la femme du
plus huppé notaire.
Les six navettes sancerroises tissaient perpétuellement une
toile humaine, dont chaque lambeau avait sa destinée, serviette
ou robe, .étoffe splendide ou doublure; c'était le même sang qui
se trouvait dans ce corps, cervelle, lymphe, sang veineux ou arté-
riel, aux pieds, au cœur, dans le poumon, aux mains ou ailleurs.
Ges trois clans exportaient leurs aventureux enfans à Paris,
où les uns étaient simples marchands de vin, à l'angle de
deux rues, sous la protection de la Ville de Sancerre. Les autres
embrassaient la chirurgie, la médecine, étudiaient le droit, ou
commerçaient.
Au moment où l'historien écrit cette page de leurs annales,
il existe à Paris un Bianchon, illustre docteur, de qui la gloire
médicale soutient celle de l'Ecole de Paris. Quel Parisien n'a
pas lu sur les murs de sa cité les grandes affiches de la maison
Popinot et compagnie, parfumeurs, rue des Lombards? N'y a-t-il
LES HÉRITIERS BOIROUGE. 877
pas un juge d'instruction au tribunal de la Seine ayant nom
Popinot, oncle du Popinot parfumeur, et qui avait épousé une
demoiselle Bianchon, car les Sancerrois-Parisiens s'allient entre
eux poussés par la force de la coutume, et ils se répandent dans
la bourgeoisie avec la ténacité que donne l'esprit de famille?
Portons nos regards un peu plus haut. Examinons l'huma-
nité. Ce coup d'oeil sur l'union du protestantisme sancerrois
démontre un singulier fait, dont voici la formule. Toutes les
familles nobles du treizième siècle ont coopéré à la naissance
d'un Rohan d'aujourd'hui. En d'autres termes, tout bourgeois est
cousin d'un bourgeois, tout noble est cousin d'un noble. Comme
le dit la sublime page des généalogies bibliques, en mille ans
trois familles peuvent couvrir le globe de leurs enfans. Il suffît,
pour le prouver, d'appliquer à la recherche des ancêtres et à
leur accumulation, — qui s'accroît dans les temps par une
progression géométrique multipliée par elle-même, — le calcul
de ce sage qui, demandant au roi de Perse en récompense
d'avoir trouvé le jeu d'échecs, un épi de blé pour la première
case, en doublant la somme jusqu'à la dernière, fit voir au
monarque que son royaume ne pouvait suffire à l'acquitter.
Il s'agit donc ici d'établir, en dehors de la loi générale qui
régissait les trois principales races protestantes à Sancerre,
l'arbre généalogique d'un seul rameau des Boirouge.
En 1832, il existait à Sancerre un vieillard âgé d'environ
quatre-vingt-dix ans, respectueusement nommé le père Boirouge.
Lui seul, à Sancerre, se nommait Boirouge tout court, sans
aucune annexe. Né en 1742, il était sans doute l'enfant de
quelque artisan, échappé aux effets de la révocation de l'Edit de
Nantes à cause de sa pauvreté, car l'histoire nous apprend que
les ministres de Louis XIV s'occupèrent alors exclusivement
des religionnaires en possession de grands biens territoriaux, et
furent indulgens pour les prolétaires. Que votre attention ne
se fatigue pas!
En 1760, à l'âge de dix-huit ans, Espérance Boirouge (1),
ayant perdu son père et sa mère, abandonna sa sœur, Marie
Boirouge, à la grâce de Dieu, laissa son frère, Pierre Boirouge,
vigneron au village de Saint-Satur, et vint à Paris, chez un
Chandier, marchand de vin, établi carré Saint-Martin, au Fort
(1) Balzac lui avait d'abord attribué les prénoms de « Jacques, Marie, Joseph. »
878 REVUE DES DEUX MONDES.)
Samson, enseigne protestante, que tout flâneur pouvait voir
encore en 1820, au-dessus des barreaux en fer de la boutique,
toujours tenue par un Sancerrois, et où se buvait le vin du
père Boirouge.
Espérance Boirouge était un petit jeune homme carré, trapu
comme le fort Samson. 11 fut second, puis premier garçon du
sieur Ghandier, célibataire assez morose, âgé de quarante-
cinq ans, marchand de vin depuis vingt années, et qui, lassé
de son commerce, vendit son fonds h Boirouge, afin de pouvoir
retourner à son cher Sancerre. Il y acheta la vieille maison qui
fait le coin de la Grande Rue et de la rue des Saints-Pères, en
face de la place de la Panneterie.
Cet événement eut lieu vers la fin de l'année 1765.
Vendre son fonds de Paris à Espérance Boirouge n'était rien,
il fallait se faire payer, en toucher le prix.
M. Ghandier, sa maison acquise, ne possédait que six jour-
nées de vignes, et les dix mille livres, valeur de son fonds,
qu'il voulait placer en vignes, afin d'en vendre les récoltes au
Fort Samson, et vivoter en paix.
Il voulut marier le jeune Boirouge à une Bongrand (1), fille
d'un marchand drapier, qui avait douze mille livres de dot,
mais, en y pensant bien, il la garda pour lui-même, n'eut pas
d'enfans, mourut au bout de trois ans de mariage, sans avoir
reçu deux liards de ce coquin de Boirouge, disait-il.
Ce coquin de Boirouge vint à Sancerre pour s'entendre avec
la veuve, et il s'entendit si bien avec elle qu'il l'épousa.
Sa sœur, Marie Boirouge, s'était mariée à un Mirouet, le
meilleur boulanger de Sancerre, et son frère, le vigneron, était
mort sans enfans.
A trente et un ans, en 1771, Espérance Boirouge se trouva
donc allié aux Bongrand, eut, sans bourse délier, /e Fort
Samson, et sa femme lui apporta douze mille livres placées en
vignes, les vignes du vieux Ghandier, et la maison située au
coin gauche de la rue des Saints*Pères, dans la Grande-Rue.
Cette maison, il la loua; les vignes, il en donna le gouverne-
ment au sieur Bongrand, son beau-père, en se promettant bien
d'en vendre lui-même les produits, et il revint à Paris faire
trôner sa femme au comptoir d'étal n du Fort Samson.
Une circonstance aida à la fortune de l'heureux Boirouge.
(1) Balzac avait d'abord écrit : Une Mirouet.
LES HERITIERS BOIROUGE.
879
L'Opéra brûla, fut reconstruit à la Porte^Saint-Martin, et
comme le Fort Samson était réputé pour débiter du vin excel-
lent et non frelaté, tous les gens des bonnes maisons vinrent y
boire, en attendant la sortie de leurs maîtres.
La femme de Boirouge était une bonne ménagère, économe
et proprette; elle eut trois enfans, trois garçons, l'aîné Joseph,
le second Jacques, le troisième Marie. Elle les éleva tous très
bien et mourut après les avoir tous établis et mariés à Sancerre,
voici comment :
Joseph apprit à Paris le commerce de la draperie, et succéda
naturellement à son grand-père maternel, Bongrand; il épousa
une Bianchon, et fut la tige des Boirouge-Bianchon.
Le second, mis chez un apothicaire à Paris, vint à Sancerre
épouser la fille d'un Chandier, apothicaire à la Halle, dont il
prit l'établissement, et fut la souche des Boirouge-Ghandier.
Le troisième, le plus aimé de Boirouge et de sa femme, fut
placé chez un procureur au Chlet (1), et se trouvait juge à
Sancerre, où il avait épousé une Popinot. Il y eut donc une
troisième ligne, [celle] de [s] Boirouge-Popinot.
En 4800, le père Boirouge avait rendu ses comptes à ses
trois enfans, qui avaient également tous hérité de leurs ayeux
maternels, et le bonhomme était revenu habiter sa maison de
Sancerre, après avoir vendu le fonds du Fort Samson au fils de
sa sœur, Gélestin Mirouet, qui se trouvait sans un sou.
Ce Gélestin Mirouet était, depuis dix ans, le premier garçon
de son oncle, et, depuis dix ans, il menait une vie très dissi-
pée, en compagnie d'une mauvaise fille de Sancerre, qu'il avait
rencontrée à Paris. Il mourut en 1810, en faisant [une] faillite
où le père Boirouge perdit environ dix mille francs, — le prix
de deux récoltes envoyées au Fort Samson, — et son neveu lui
recommandait une petite fille de dix ans, laquelle se trouvait
[réduite] à la mendicité.
Madame Mirouet, mère d'Ursule Mirouet, avait quitté son
mari pour devenir la maîtresse d'un colonel. Elle fut figurante
au théâtre Montansier, et périt misérablement à l'hôpital.
Ainsi, la branche collatérale féminine du père Boirouge se
trouvait représentée par une pauvre enfant de six ans (2), sans
(1) Pour : Procureur au Châtelet.
(2) Balzac avait d'abord écrit ci-dessus : six ans, puis avait corrigé pour mettre
dix ans ; ici, il a laissé : six ans.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
pain, sans feu ni lieu. En mémoire de sa sœur, le vieux Boi-
ronge recueillit donc son arrière-petite-nièce dans sa maison
de Sancerre, en 1810.
Vers la fin de l'anne'e 1821, époque à laquelle commencent
les événemens de cette histoire, le père Boirouge était à la tête
d'une immense famille.
Boirouge-Bongrand, son fils aîné, était mort, laissant deux
fils et deux filles, tous quatre mariés et ayant tous quatre des
enfans, ce qui faisait, de ce côté, quatre héritiers du père Boi-
rouge, ayant chacun des enfans. Or, à quatre par famille, cette
branche offrait vingt-quatre têtes, et^se composait de Boirouge-
Bongrand, dit Ledaim, de Boirouge-Bongrand, dit Grosse-Tête,
de Mirouet-Boirouge-Bongrand,dit Luciot,de Popinot-Boirouge-
Bongrand, dit Souverain, car chacun des chefs avait, d'un
commun atcord, adopté des surnoms pour se distinguer, et,
dans la ville, ils étaient connus plus sous les noms de Ledaim,
de Grosse-Tête, de Luciot et de Souverain, que sous leurs
doubles noms patronymiques. Ledaim était drapier, Grosse-
Tête faisait le commerce du merrain, Luciot vendait des fers
et des aciers, Souverain tenait le bureau des diligences et était
directeur des assurances.
La seconde ligne, cellje des Boirouge-Chandier, l'apothi-
caire, s'était divisée en cinq familles, et Boirouge-Chandier
avait péri malheureusement en faisant une expérience chimique.
Son fils aine lui avait succédé et gardait le nom de Boirouge-
Chandier. Il était encore garçon, mais il avait deux frères et
deux sœurs. L'un de ses frères était huissier à Paris ; l'autre
tenait l'auberge de VÉcu de France; l'une de ses sœurs avait
épousé un fermier, et l'autre le maître de poste. Cette seconde
ligne présentait un total de trente personnes, tenant par ses
alliances à toute la population protestante.
La troisième branche issue du père Boirouge était celle du
juge Boirouge-Popinot. M. Boirouge-Popinot vivait encore;
il avait six enfans, tous destinés au barreau, au notariat et à la
magistrature. L'aîné était substitut du procureur du Roi à
Nevers; le second était notaire à Sancerre; le troisième, avoué
à Paris; le quatrième y faisait son droit; le cinquième, âgé de
dix ans, était au collège [à Vendôme]. Le premier enfant du
juge était une fille, mariée à un médecin de Sancerre, M. Bian-
clion, le père du célèbre docteur Bianchon, de Paris, lequel
LES HERITIERS BOIROUGE. 881
avait épousé en secondes noces Mademoiselle Boirouge-Popinot.
Cette ligne avait un personnel de neuf têtes; mais le juge était
le seul héritier vivant direct du père Boirouge. Ainsi, le fils le
plus aimé parmi les trois restait le dernier.
A moins de quelque mort nouvelle, en 1821,1a succession du
père Boirouge se partageait entre neuf pères de famille. Le juge
y prenait un tiers; le second tiers appartenait aux quatre Boi-
rouge de la première branche, et le dernier aux cinq Boirouge
de la deuxième branche. Le bonhomme avait empli Sancerre
de ses trois lignées, qui se composaient de treize familles et de
soixante-treize personnes, sans compter les parens par alliance.
Aussi, ne doit-on pas s'étonner de la popularité attachée à la
vieille maison située dans la Grande-Rue, que l'on nommait la
Maison aux Boirouge. Au-dessus de cette gent formidable, le
père Boirouge s'élevait patriarcalement ; uni par sa femme à la
grande famille des Bongrand, qui, fleuve humain, avait égale-
ment envahi le pays sancerrois, et foisonnait à Paris dans le
commerce de la rue Saint-Denis.
Toutes ces tribus protestantes n'expliquaient-elles pas les
tribus d'Israël? Elles étaient une sorte d'innervation dans le
pays; elles y touchaient à tout. Si elles avaient eu leur égoïsme
de race, comme elles avaient un lien religieux, elles eussent été
dangereuses; mais là, comme ailleurs, la persécution qui res-
serre les familles, n'existant plus, ce petit monde était divisé
par les intérêts, en guerre, en procès pour des riens, et ne .
s'entendait bien qu'aux élections. Encore le juge, M. Boirouge-
Popinot, était-il ministériel; il espérait être nommé président
du tribunal, avancement légitimement gagné par vingt années
de service dans la magistrature.
Les membres de cette famille étaient donc plus ou moins
haut placés sur l'échelle sociale. Quoique parens, les relations
suivaient la loi des chacun à chacun de la trigonométrie; elles
étaient intimes selon les positions.
Enfin, quoique la succession du père Boirouge intéressât
treize familles et une centaine de personnes dans Sancerre, le
banhomme y vivait obscurément; il ne voyait personne; son
fils, le juge, le visitait parfois; mais, s'il jouissait du plus grand
repos, il mettait, le soir, bien des langues en branle, car il
était peu de ses héritiers qui, à propos d'une économie ou d'une
dépense ne dît : « Quand le père Boirouge aura tortillé l'œil,
TOME XLII. 1917. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
j'achèterai, j'établirai, je ferai, je réparerai, je construi-
rai; » etc. Depuis dix ans, ce cercueil était l'enjeu de vingt-
cinq personnes dans leur partie avec le hasard, et depuis dix
ans, le hasard gagnait toujours. Quiconque descendait la
Grande-Rue de Sancerre, en allant de la Porte-César à la
Porte-Vieille, disait en arrivant à la Place de la Panneterie et
montrant la vieille maison aux Boirouge : « Il en a des écus^
celui-là! »
Gomme dans toutes les villes de province, et dans tous les ,
pays, chacun avait fait un devis approximatif de la succession
Boirouge.
Ses enfans établis, sa femme morte, ses comptes rendus, le
bonhomme possédait la maison que lui avait léguée sa femme,
trente journée de vignes, une métairie de sept cents livres de
rente, et, disait-on, une somme de vingt mille francs en écus, .
de laquelle il avait frustré ses enfans en la gardant toute pour
lui, au lieu de la faire porter à l'actif de la communauté lors de
l'inventaire. Comme [le] bonhomme avait, pendant longtems,
prêté à dix pour cent en dedans, et qu'il vendait avantageuse-
ment ses récoltes au Fort Samson, ses revenus étaient évalués
entre dix et douze mille livres qu'il avait dû mettre de côté
chaque année, en grossissant toujours le capital par l'adjonc-
tion des intérêts.
Le vieillard avait constamment loué, pour deux cents francs,
le premier étage de sa maison, et sa manière de vivre per-
mettait de supposer qu'en ajoutant mille francs à cette somme,,
toutes ses dépenses étaient couvertes.
Or, vingt-deux ans d'économies produisaient un capital
d'environ trois cent mille francs dont il n'existait aucune trace
à Sancerre. A l'exception de cent arpens de bois que le père
Boirouge avait achetés en 1812, et d'une seconde métairie, d'un
produit d'environ neuf cents francs, qui jouxtait la sienne et qu'il
avait acquise en 1819, personne ne savait où il plaçait ses
économies. Sa fortune au soleil était évaluée à deux cent cin-
quante mille francs, par les uns, à cent mille écus par les autres.
Mais, généralement, les capitaux mystérieux et les biens terri-
toriaux représentaient six cent mille francs dans l'esprit de
chacun. Depuis deux ans, ce capital, fruit de la longévité,
devait donc s'augmenter de dix mille écus par an.
Quelle serait cette fortune, si, comme le prétendaient quel-
LES HÉRITIERS BOIROUGE. 883
ques malicieux Sancerrois, il prenait fantaisie au bonhomme
d'aller à cent ans!
— Il enterrera ses petits-enfans! disait, au commencement
de l'hiver, en 1821, le fils aîné de Boirouge-Soldet, qui servait
de commis à son père, et qui était venu parler à sa cousine, la
femme de Boirouge-Chandier-fils-aîné, l'apothicaire.
La reine des boutiquiers de la Halle était une Bongrand,
célèbre par sa beauté. Elle se tenait sur le seuil de sa porte, et
regardait, ainsi que son cousin, le père Boirouge qui marchan-
dait un sac de blé à un de ses fermiers.
— Oui, cousine, ce seront les enfans de ses arrière-petits-
enfans qui auront à partager ses biens.
— Beau venez-ij-voir, répondit-elle. Laissàt-il un million,
qu'est-ce que ce sera, s'il faut le distribuer à cent héritiers !
Tandis qu'aujourd'hui, son fils, le juge, aurait au moins le
plaisir de jouir d'un bel héritage, et mon mari, qui aurait le
quart du tiers, pourrait en faire quelque chose.
— Ses héritiers auront des noix quand ils n'auront plus de
dents, dit le fils du maître de poste, qui venait d'acheter de
l'avoine, et qui s'approcha de la boutique.
— C'est vrai, répondit Madame Boirouge-Chandier-fils-
aîné; il se porte comme un charme. Voyez! il fait son marché
lui-même, il va sans bâton, il a l'œil clair comme celui des
basilics dont Chandier vend de l'huile.
— Le bonhomme, voisine, trouve avec raison que c'est mal-
sain de mourir.
— Que fait-il de ses écus? Pourquoi n'en donne-t-il pas à
ceux de ses héritiers qui en ont besoin? dit le jeune Soldet.
— - Cousin, dit la femme de l'apothicaire, ce qu'il ferait pour
l'un, il devrait le faire pour l'autre; et alors il aurait trop à faire.
— Tenez, cousine, dit en souriant le fils du maître de poste,
le bonhomme a près de lui une pie qui s'entend à becqueter le
grain,:
Et il salua la femme de l'apothicaire et le jeune Soldet, après
avoir montré du doigt une jeune fille qui, sans doute, venait
quérir le père Boirouge, car elle le cherchait au milieu de la
foule, le trouva, lui parla, et reprit de compagnie avec lui le
chemin de sa maison. Mais le vieillard fut arrêté précisément
à quelques pas de la boutique de l'apothicaire par un [de] ses
vignerons.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
— Croyez- VOUS, cousine, ce que l'on dit de cette jeunesse ?
demanda Soldet en montrant Ursule Mirouet.
— Elle pourrait bien écorner la succession; en tout cas, elle
aurait gagné son argent, car le bonhomme n'est pas un Adonis,
Ce méchant propos aurait certes blessé l'âme d'un de ces
jeunes gens que les romanciers ne mettent pas en scène sans
leur donner une provision de beaux sentimens; mais il fit
sourire Augustin Soldet, car il pensa qu'Ursule Mirouet serait
alors un bon parti.
— Adieu, cousine, dit-il.
Il vint pour saluer la jeune fille; mais en ce moment même
le bonhomme Boirouge avait fini ses recommandations à son
vigneron, et prenait la Grande-Rue pour descendre chez lui,
car la Grande-Rue de Sancerre est une rue en pente qui mène
au point le plus élevé de la ville, à une espèce de mail, situé à
la Porte-César, que domine cette fameuse tour aperçue par les
voyageurs à six lieues à la ronde, la seule qui reste des sept tours
du château de Sancerre, dont les débris appartiennent à M. Roy.
Soldet regarda la jupe plissée que portait Ursule, et se plut
à deviner la rotondité des formes qu'elle cachait, leur fermeté
virginale, en pensant que la femme et la dot étaient deux
bonnes aflaires qui ne lui échapperaient point. En effet, en pas-
sant devant la fenêtre de la salle où se tenait Ursule, il n'avait
jamais manqué de s'arrêter et de faire avec elle un petit bout
de conversation, en la nommant sa cousine.
II
URSULE MIROUET
Jamais nom ne peignit mieux la personne k laquelle il
appartenait : Ursule Mirouet ne réveille-t-il pas dans l'esprit
une ï^ .; -
H. DE Balzac.
LA FOIRE DE RABAT
DANS LE MYSTÈRE DU MOGHREB
VI. — UNE NUIT MAROCAINE
Ces nuits d'été marocaines, je les préfère encore au jour, si
traîtresses qu'elles soient avec leur fraîcheur mouillée. L'œil ne
ressent plus la fatigue de s'accommoder à la lumière, et dans
l'air sont suspendus tant de bruits singuliers que même un
aveugle, je crois, y trouverait son plaisir. Mais pourquoi pro-
noncer ce mot si triste : aveugle? Dans ce pays où ils sont
innombrables, ceux que ne réjouit plus le spectacle coloré des
choses, on ne leur donne point ce nom enténébré. On les
appelle des « clairvoyans, » comme si la force de leurs regards
éteints s'était retournée vers l'invisible et que Dieu leur permît
de lire ses secrets dans la nuit.
Au milieu du quartier des grandes maisons silencieuses, il
est une rue de fruitiers, de bijoutiers et de notaires, où chaque
jour, à midi, le cadi tient ses audiences dans une petite mos-
quée assiégée par les plaideurs. A cette heure avancée du soir,
le tribunal est fermé. Fermées aussi les armoires où les graves
notaires, nonchalamment étendus sur des coussins de cuir,
dans leurs vêtemens de fine laine, égrènent un chapelet en
(1) Voyez la Revue du 15 septembre.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
attendant le client, ou bien, assis devant leurs pupitres de
poupée, une plume de roseau à la main, semblent écrire des
actes fantaisistes, tant les caractères qu'ils tracent d'une main
grasse et légère sont bistournés et gracieux. Il n'y a d'ouvert à
cette heure, dans cette rue de la basoche, que les boutiques des
fruitiers, gloire de l'été finissant, et chacun s'arrête au passage
pour rapporter à la maison des raisins ou un concombre. Le
feu du marchand de beignets, allumé sous son échoppe, jette
sur tout ce coin de rue une Itieur d'enfer. Gomment lui-même,
assis juste au-dessus de son fourneau, n'est-il pas cuit, recuit,
bouillant comme l'huile où crépitent ses petits gâteaux au
miel? A la lumière de ce brasier, sous un plafond de cabats
éventrés d'où s'échappent des plantes jaunies, l'herboriste-
sorcier va chercher dans ses poussières de quoi brouiller un
ménage, faire mourir un mari, ramener l'amant infidèle, ou
simplement guérir un rhume, — vieille herbe séchée elle-
même, vieux débris d'une médecine qui fut verdoyante jadis
sous les arceaux d'Espagne, et qui ne vit plus aujourd'hui que
d'un rayon de lune.
Non loin du magicien blafard, sous l'auvent du bijoutier,
une boîte à musique, parmi les colliers barbares et les bracelets
d'or et d'argent, joue d'une voix édentée une musique grêle et
mièvre, où, sur un fond langoureux de violons, se détachent
les notes aiguës et les sonnettes de quelque chapeau chinois. A
force d'avoir tourné dans quelque harem inconnu de Rabat, de
Marrakech ou de Fez, cela a pris, à l'usage, je ne sais quel air
exotique, plus oriental que l'Orient même, sous lequel je
reconnais, tout à coup, avec étonnement, quand la machine a
cessé de marcher, ces airs de valses danubiennes qui semblent
faire glisser les bateaux sur les lacs de la Suisse allemande.
De chaque côté de cette rue qu'éclairent le four aux beignets
et cinq ou six bougies plantées dans des concombres, s'ouvrent,
dans la masse des maisons blanches que la chaleur du jour
paraît avoir fendues, les crevasses de ruelles profondes où de
loin en loin clignote un réverbère municipal.
Les passionnés du vieux Maroc, race irritable et charmante,
gémissent avec amertume : « Que n'êtes-vous venu ici il y a
seulement quatre ou cinq ans, avant ces odieux quinquets !
Rabat, la nuit, quelle poésie ! Quelle adorable symphonie
d'ombre blanc e et de nuit bleue! Vous ne pouvez imaginer
LA FOIRE DE RABAT. 887
l'agrément de vagabonder, chacun avec sa lanterne. C'était^
d'ailleurs, un des plaisirs des bourgeois de Rabat de circuler
ainsi dans l'ombre. La tête sous le capuchon, l'amoureux gli.s-
sait dans la rue et courait à ses plaisirs. Gomme dit le pro-
verbe arabe : « Allah n'y voit pas la nuit. » Voulait-on voir
ou être vu, on allumait son falot, et tout le monde était satis-
fait... »
Ainsi parlent ces délicats. Leur esthétisme un peu fané,
leur poésie un peu dolente me font songer à ces Mauresques
voilées que l'on rencontre parfois dans la rue, et qui ont la
singulière habitude de pousser en marchant de petits soupirs
qui étonnent, s'arrêtent comme prises de faiblesse, s'appuient
à la muraille comme si elles ne pouvaient supporter le poids de
leur corps, repartent, soupirent, s'arrêtent encore, — simple
coquetterie, parait-il, qui témoigne tout ensemble de leur fai-
blesse et de leur grâce.
Mais, même par le plus beau clair de lune, la lune ne peut
être partout. Une ville indigène est' une vaste chose obscure.
Que seraient ces sombres ruelles sans la lumière de ces quin-
quets? De loin en loin, ils éclairent, et fantastiquement, de
hautes murailles unies qui font penser à des banquises sou-
dainement apparues dans la brume, des tours carrées percées
tout à la cime de fenêtres étroites comme des meurtrières, des
voûtes, des tunnels, de lourds marteaux de cuivre qui brillent
sur des portes fermées; ils éclairent une vie furtive de fantômes
vêtus de blanc qui surgissent des ténèbres, s'illuminent un
instant et retournent aussitôt à l'ombre ; ils créent avec des
choses muettes, enveloppées et glissantes, une petite vie noc-
turne de silence en mouvement qu'une ogive encadre et limite,
et que les ténèbres prolongent. Gela paraît sans âge, semble
n'appartenir à aucune heure du monde. Une émotion diffuse
emplit le cœur et ralentit le pas; volontiers on ferait la femme
maniérée qui s'appuie à la muraille; on regarde, on n'avance
plus; on remercie la vie un instant favorable, le temps suspendu
dans sa course, la poésie arrêtée là, et ce quinquet municipal,
magicien fabuleux, lui aussi instrument de songe.;
Un marteau qui retombe sur son heurtoir de cuivre ébranle
cette rêverie. Une voix sort du profond d'un logis : derrière
l'épaisseur de la porte quelque femme parlemente avec le bur-
nous qui frappe. Un colloque de syllabes rauques; la porte
888 REVUE DES DEUX MONDES.
s'ouvre, et se referme comme un soufflet sur la joue, avec cette
violence dont se ferment toujours les portes en Islam, ces
portes pourtant si accueillantes à l'invité, à l'ami... Des enfans
se poursuivent avec des cris aigus, où l'on croit reconnaître les
appels et jusqu'aux mots que nous prononcions dans nos jeux.
Sous les arceaux d'une mosquée, où brillent des veilleuses et
de hauts chandeliers avec des cierges allumés, quelques ado-
lescens, le capuchon relevé sur la tète, sagement accroupis en
files, et un livre sur les genoux, écoutent un professeur, assis
comme eux sur la natte, commenter d'une voix rapide et nasil-
larde un passage du Coran,' un texte de grammaire, un poème,
une loi, des choses que j'ignorerai toujours, mais qui sont
justement celles qui conservent à ce coin du monde sa poésie
inaltérée et le rendent non pareil... De loin, je ne sais d'où,
des ritournelles de tambour et de flûtes, et des voix qui chantent
un air triste, comme pour un enterrement, sortent par quelque
fente des blancheurs enténébrées. Cela tourne, s'efface, semble
se frayer un chemin à travers les banquises blanches, se rap-
proche et puis s'éloigne, — sans doute, quelqu'un de ces cortèges
qui traversent chaque nuit la ville : jeune fille qu'on emmène
dans la maison de son fiancé, nouveau marié qui va prendre
son plaisir avec ses amis, fête de confrérie, ou bien gens qui
s'en vont célébrer chez une accouchée la naissance d'un enfant...
Je m'élance à la poursuite de ce bruit qui fuit et tournoie; et au
moment où, de détour en détour, je finis par découvrir les dra-
peaux et les lanternes, tout s'engouffre dans un couloir au sol
badigeonné de rouge qui plonge au dessous de la rue, car la
plupart de ces maisons s'enfoncent profondément dans la terre.
Lss tambours continuent de battre, les flûtes de jouer, les voix
de psalmodier un allègre chant de joie. Sous ce couloir en
tunnel le vacarme s'assourdit, pour éclater tout à coup, tel une
fusée qui s'élève, dans le plein ciel du patio. Et moi, je reste,
comme toujours, à la porte, au milieu des mendians en loques,
tandis que les litanies succèdent aux litanies, les grands airs
d'allégresse aux monotones appels à la protection des saints, et
que, de moment en moment, retentissent les you-you des
femmes, aussi inattendus dans ce concert de voix qu'un sifflet
de locomotive sous une nuit étoilée.
Ah! oui, j'avais raison de dire qu'un aveugle, un clairvoyant
trouverait ici son plaisir! Quel musicien de chez nous viendra
LA FOIRE DE RABAT. 889
s'inspirer de ces musiques non moins curieuses que les couleurs,
— airs de cérémonies, de chœurs, de défilés, de récitals et de
danses? Il n'y a que dans les beaux couvens-, aujourd'hui soli-
taires, des moines de chez nous, que j'ai entendu ces grands
airs de plain-chanl, tantôt d'une mélancolie monotone qui
renaît sans cesse d'elle-même et ne sait pas s'épuiser, tantôt
d'un enthousiasme et d'une étonnante allégresse. Mais ici, chez
ces Maughrabins, l'adaptation aux circonstances de l'existence
quotidienne donne à ces rythmes tout unis un mouvement qui
leur fait défaut dans les demeures monastiques.
Sans doute, pour ceux qui la mènent, cette petite vie nocturne
est bien bourgeoise et paisible, et ma seule ignorance la roman-
tise à l'excès. Déjà au milieu de cette ombre et des bruits qui
la remplissent, je me sens presque chez moi. Mais comme si
la nuit marocaine, offensée de mon assurance, voulait m'étonner
et me dire : « Insensé qui te figures avoir déjà fait le tour de
ma ceinture étoilée, égrené toutes les perles de mon collier
mystérieux; insensé qui t'imagines que je n'ai pas mille res-
sources pour t'intriguer, te ravir, exaspérer et décevoir ton vain
désir de comprendre! » voilà qu'au milieu des ténèbres surgit
tout à coup devant moi le monde des esprits souterrains.
C'était au fond d'une impasse qu'éclairaient violemment la
lune et des jets d'acétylène qui jaillissaient, en sifflant, de
vieux bidons à pétrole accrochés à la muraille. Au pied du mur
éblouissant, une foule paraissait attendre comme le lever d'un
rideau. Allais-je voir dans ce pauvre quartier se dérouler, sur.
le fond blanc du mur, un de ces films de cinématographe qui,
jusque dans ce lointain Moghreb, font les délices des badauds. ^
Ah! c'était bien autre chose! Un lever de rideau, certes, mais
un lever de rideau sur l'invisible et la folie.
Devant un brasero de terre oii fumait de l'encens, un nègre
était assis, impressionnant de dignité sauvage, des coquil-
lages à son cou, et dans les mains une guitare. Autour de lui,
d'autres nègres musiciens agitaient les cymbales qu'Apulée a
décrites, quand son âne, comme moi, ce soir, se mêle aux
mystères d'Isis. Et cet orchestre de fer déchaînait un furieux
vacarme, monotone et précipité, pareil au bruit d'un moteur
qui d'instant en instant aurait accéléré son allure.
Et c'était bien un moteur, cette musique infernale. Sous
son rythme hallucinant, la foule s'émouvait en silence. On
890 REVUE DES DEUX MONDES.
voyait des corps accroupis commencer à se balancer d'un mou-
vement presque insensible, et, sur les marches d'un tombeau,
dans le fond de l'impasse, des yeux de emme qui s'animaient
sous le haïk entr'ouvert.
La lune brillait à son dernier quartier, et l'acétylène sif-
flante mêlait sa clarté et son bruit à la clarté lunaire et au bruit
des instrumens. Un tiomme se lève, puis un autre; un autre,
puis un autre encore. Ils sont dix au moins, maintenant, qui
dansent devant les musiciens, sautent d'un pied sur l'autre en
frappant le sol du talon, avec une telle violence qu'on sent la
terre battue qui tremble. Que veulent-ils? Qu'attendent-ils de
cette agitation forcenée? Leurs pieds appellent les Esprits pour
les faire sortir du sol, les incorporer à leur être, ou rejeter de
leurs corps le démon qui les habite. Celui-ci, armé d'un
bâton, trace un cercle sur le sable où il circonscrit sa danse;
celui-là se jette à genoux et son torse se balance comme un ver
ou un serpent qui se dresse et se tord. Une femme, à quatre
pattes, sa chevelure huileuse et frisée répandue sur le visage,
lance mille fois de suite en avant et en arrière sa tête qui balaie
la poussière de sa crinière échevelée. Par une suite de bonds
prodigieux, un vieillard avance à pieds joints, une besace sur
le dos, remplie de dattes et de pain dans lesquels son agitation
fait passer la puissance des Esprits, et qu'il distribue au public
pour qu'il communie avec lui dans les forces infernales. A
l'écart, une bédouine, au visage dévoilé, couvert de ces croûtes
de fard dont les femmes de la campagne barbouillent leur
figure, se lamente avec des pleurs, car le rythme de la musique
met, parait-il, en foreur le diable qui la possède. Des jeunes
gens, liés par les mains, épaule contre épaule, font une longue .
chaîne ondulante, en saluant les quatre points cardinaux, pour
convoquer à leur fête les démons épars dans la nuit. Et sous les
robes agitées, au milieu des jambes nues, une petite fille, de
six ou sept ans à peine, trépigne et danse, elle aussi, du même
mouvement frénétique où les cymbales, de plus en plus rapides,
entraînent à tout moment un nouveau lambeau d'auditoire.
L'orgie sacrée tourne au délire. Les vêtemens sont arrachés,
les torses ruisselans se courbent, se relèvent, se cassent avec
des gestes saccadés de pantins en folie ; et voilà les premiers
qui tombent inanimés sur le sol. On les entraine dans un
coin, et, les saisissant par les jambes, on leur chauffe la plante
LA FOIRE DE RABAT. 891
des pieds sur le brasero d'encens, pour honorer le bon génie
qui vient d'entrer dans leur corps, ou pour frayer à l'Esprit
qui les quitte une sortie embaumée. Un parent ou un ami
s'approche du corps sans mouvement, l'éventé avec son bur-
nous, lui passe la main sur le visage afin de'prendre la sueur
consacrée et s'en frotter la figure. Ranimé par la fraîcheur, le
parfum de l'encens, ce repos d'une minute, le forcené revient à
lui. Tantôt, rasséréné, il rassemble ses loques, remet sa che-
mise et son burnous, baise l'épaule des musiciens et s'éloigne
du cercle magique, l'air satisfait d'un paysan qui sort de la
voiture du dentiste ; tantôt, il rentre péniblement dans la
danse, puis, ressaisi peu à peu par le mouvement endiablé, il
repart de plus belle, bondit, se disloque, se tord, s'avance vers
les musiciens qui, sentant sa frénésie, tendent vers lui les bras
et entre-choquent leurs cymbales avec une furie décuplée.
Par une stupéfiante endurance, la petite fille mêlée à ces bon-
dissemens, et qui, d'un pied sur l'autre, se balance depuis une
heure, agitant sa tête perdue sous un grand voile noir, n'est
pas encore tombée, cependant qu'autour d'elle les plus robustes
s'écroulent. La bédouine, qui pleurait tout à l'heure sous ses
croûtes de fard, a sans doute enfin trouvé la musique qui
convient à son démon, car elle a cessé de pleurer. Parmi le
groupe blanc des femmes assises près du mausolée, on en voit
qui se convulsent et, sans même entrer dans la danse, s'affalent
sur les marches du tombeau. Et dans les maisons muettes de
la ville ensommeillée, que d'autres femmes tourmentées par cet
éternel malaise qui leur vient des vies cloîtrées, tendent de
loin l'oreille à ce concert infernal, balanc-ent, elles aussi, la
tète au rythme démoniaque, et supplient leurs maris d'inviter
l'orchestre bizarre et le nègre aux yeux blancs, pour qu'ils
viennent mener la danse à l'intérieur du patio!
Les mystères d'Eleusis et de la grande Déesse, les bondisse-
mens des Gorybantes, toutes les cérémonies dionysiaques de
l'ancienne Grèce, étaient-elles bien différentes de cette exaltation
sauvage dans ce fond de rue marocaine? la musique plus
savante que ces cymbales de nègres? les gestes plus harmonieux
que les battemens de ces pieds qui soulèvent une poussière
écœurante?... La frénésie religieuse, les esprits, le délire, don-
naient-ils plus de grâce aux possédés des collines de Grèce qu'à
ces pauvres gens du bas peuple qui s'abandonnent au vertige,
892 REVUE DES DEUX MONDES.
sur celte dune du Moghreb? Les prêtres qui menaient les
danses étaient-ils plus solennels que ce nègre avec ses lèvres
.sanglantes, son collier de coquillages, ses cicatrices et ses yeux
blancs?... Et comment s'expliquer le sentiment trouble et
voluptueux qui se mêle à cette fêle barbare ? De temps en
temps, la musique semble se ralentir, freiner, se faire aussi
câline que du fer choqué contre du fer peut produire de la dou-
ceur. Dans ces instans d'apaisement, arrivent de la mosquée
voisine les phrases chantées de la prière et l'affirmation du
Dieu un. Tout se confond dans cette nuit marocaine, la reli-
gion la plus dépouillée et l'émolion la plus obscure, le divin le
plus épuré, le sacré le plus ténébreux. La démence des Gue-
naoua va retentir dans la mosquée sans y gêner la prière, et le
chant de la mosquée vient s'achever dans le tumulte qui fait
jaillir de terre les esprits.
C'est l'Afrique, la noire. Guinée, les fonds troubles de l'àme
humaine qui font naître ces cauchemars; ce sont les phospho-
rescences qui s'enflamment, la nuit, au-dessus des marais du
Sénégal et du Niger, et aussi les immémoriales rêveries de ces
antiques populations maughrabines qui, dans le cours des
siècles, ont subi les empreintes de toutes les religions, sans
rien abandonner de leur attachement filial, craintif et recon-
naissant aux génies innombrables de la terre, de l'air et des
eaux.
Est-ce prudence de la part de ces aïens ? Est-ce une hypo-
crisie de ces dévots des puissances souterraines? Veulent-ils
se mettre à couvert de la loi coranique? Ou Allah n'est-il pour
eux qu'un démon plus puissant que les autres, qu'ils mêlent à
la troupe des diables dont ils peuplent le monde et leur corps ?
Soudain les instrumens s'arrêtent et les danseurs aussi. Hommes
et femmes tendent leurs mains, réunies comme une coupe, dans
le geste de l'aumône qui est, ici, c^lui de la prière; le nègre
musicien prononce la .formule sainte, le premier verset du
Coran; et dans cette accalmie on n'entend plus que l'acétylène
qui siffle, des poumons qui halettent, les murmures de la mos-
quée et le grand bruit de l'Océan qui, vainement lui aussi,
s'agite là-bas sous la lune.
Et cela dure interminablement, obsède, me relient sur le
bord de ce cercle répugnant et sacré (au plus vieux sens du
mot sacré), où montent de la terre des esprits mystérieux aussi
LA FOIRE DE RABAT. 893
«
vieux que le monde. Gela dure jusqu'à l'aurore, jusqu'au mo-
ment où les muezzins chantent « l'enterrement de la nuit. »
De tous les côtés de la ville, leurs lentes phrases désespérées,
qui semblent avoir de la peine à se frayer un chemin au milieu
de ces ténèbres chargées de choses et de pensées plus obscures
encore que la nuit, descendent du haut des minarets. On dirait
«n puissant effort pour faire triompher le Prophète et l'idée
du Dieu unique sur les superstitions flottantes et les multiples
divinités qui ont régné dans les ténèbres. Puis, quand l'idée
limpide s'est affirmée avec le jour qui naît, alors, dans l'air
purifié, se déroulent des modulations joyeuses, une sorte d'allé-
luia, le grand chant de victoire de la clarté sur les ténèbres,
de la vérité sur l'erreur, un salut au Prophète vainqueur des
forces souterraines.
Le lion Va défendu;
Le ckameau l'a salué en lui baisant les pieds;
La gazelle lui a parlé; le image l'a abrité ;
L'araignée a tissé sa toile devant la grotte...
Ainsi chantent les muezzins. Et les coqs réveillés répon-
dent à la voix des chanteurs, si bien que je ne sais quel com-
mentateur du Coran interdit d'en tuer aucun, car eux aussi
annoncent la fin des nuits traîtresses et la noble lumière du
matin. Çà et là, les ânes qui pullulent au fond des caves et
des replis souterrains des maisons blanches de Rabat, mêlent
leurs longs braiemens candides à cet hymne de félicité sacrée,
impatiens, dirait-on, de reprendre leur vie de misère et de faire
jaillir sous leurs sabots charmans la poussière de la route ou
l'eau limpide de la noria... C'est le jour, la nuit est en fuiter
Là-bas, tout en haut de la ville, dans son palais posé au milieu
des grandes cours désertes, le Sultan s'arrache au sommeil
pour aller faire sa prière.
VIT. — UN PARDON EN ISLAM
Entre les vingt-neuf marabouts d'hommes, les dix mara-
bouts de femmes et les treize zaïouas, qui sont l'honneur et la
décoration de la banlieue de Salé, le tombeau de Sidi Moussa
brille d'un éclat particulier. Ce saint personnage vivait, il y a
quelque six cents ans, dans une chambre misérable du fondouk
894 REVUE DES DEUX MONDES.
des huiles, à Salé, nourrissant son esprit de la prière, et son
corps d'oignons sauvages. Chaque jour, il consacrait plusieurs
heures à ramasser sur la grève les e'paves apportées par la
marée, et de l'argent qu'il en tirait, il achetait du pain pour les
pauvres. Cependant, une fois par an, aux approches de la fête
du mouton, qui marque la date du pèlerinage à la Mecque, il
disparaissait du fondoukle temps que durait la fête, disant qu'il
se rendait à quelques lieues de là, tuer le mouton en famille.
Douze années consécutives, on le vit ainsi disparaître. Mais des
gens de Salé, qui faisaient le pèlerinage, l'ayant rencontré auprès
du tombeau du Prophète, on connut bien que douze fois il y
avait élé ainsi miraculeusement transporté. Aujourd'hui encore,
son tombeau est fréquenté par tous ceux qui portent au cœur
le désir de visiter la ville sainte. 11 lève les obstacles, fournit les
moyens matériels de subvenir aux dépenses du voyage, rac-
courcit même les distances, et dans la poésie que le très savant,
très docte et très intelligent Abbou el Abbas Sidi Ahmed ben
Abderrahman el Habi es Slaoui a gravée sur son mausolée, il
est nommé le patron des voyageurs.
De son vivant, le saint homme possédait un autre pouvoir,
une baraka, comme on dit, vraiment inestimable dans ce pays
ardent où le stérile asphodèle couvre d'immenses étendues de
sa fleur empoisonnée. Il transformait en légumes exquis, en
frais concombres, en citrouilles fondantes, la plante désolée des
sables. Aussi, lorsqu'il mourut, ne laissant pour payer les frais
>dô son enterrement qu'un Coran et sept drahem qu'il avait
gagnés jadis comme gardien d'une vigne aux environs d'Alexan-
drie, chacun voulut l'enterrer dans son jardin. Une véritable
bataille s'engagea autour de son corps. Tantôt un groupe
l'emportait, tantôt un autre, et cette lutte dura de midi jusqu'à
minuit. Il demeura d'abord huit jours dans le jardin de Béni El
Kassem, qui avait fini par triompher dans la pieuse bagarre.
Mais une personne dévote, Menarra bent Ziadat Allah, le fit
transporter, à trois kilomètres de Salé, sur une haute falaise
qui domine la grève où il avait couru toute sa vie pour ra-
masser les épaves, et lui fit élever une Kouba qui lui coûta
cinq cents dinars.
C'est un lieu qui d'ordinaire est tout à fait sauvage, excep-
tion faite du lundi où les femmes stériles viennent se baigner
dans une grotte sur laquelle le saint étend sa baraka. La falaise
LA FOIRE DE RABAT. 895
^st à pic> très inhospitalière. Elle se creuse en anses profondes,
au fond desquelles se disposent de larges dalles en gradins que
la mer vient couvrir et d'où elle s'en va de degré en degré
par larges nappes transparentes et en cascades d'écume. De
chaque côté de ces gradins, le flot s'est creusé des retraites
dans la roche noire et poreuse, des défilés, de longs couloirs
où pénètre la vague, et qui l'hiver doivent subir de formidables
assauts, quand, bondissant sur l'escalier de pierre, l'eau
s'élance, emplit la crique, les défilés et les grottes, et vient
jeter sa fureur jusque sous les murs du tombeau. Non loin
du marabout, à quelque cinq cents mètres, une kasbah ruinée,
•construite jadis pour surveiller la côte, et toute pareille à celles
que j'ai vues de Casablanca à Rabat, augmente encore la soli-
tude. Personne n'y habite plus. Les cigognes même l'ont
quittée, sentant venir l'automne, pour appareiller vers le
Sud... ou vers le Nord, je ne sais, car nul ici ne peut le dire^
Entre la mer stérile et un long champ de vignes, ces rouges
murailles édentées semblent plus mortes que le tombeau ; et
dans cette solitude, les deux bâtisses sans vie, l'une blanche et
l'autre rouge, racontent à la vague impatiente toute une longue
histoire de religion et de guerre.
Aujourd'hui, entre la vieille kasbah et le mausolée du saint,
de riches tentes bien dressées animent l'étendue habituellement
si déserte. Des chants, des violons, des cymbales retentissent
entre les hauts murs de toile sur lesquels sont posés tantôt des
toits pointus comme le capuchon d'un burnous, tantôt des toits
allongés en forme de carènes. Devant les portes relevées flottent
des drapeaux multicolores ; des cavaliers étincelans galopent
dans la poussière rouge. On dirait que tout ce monde fait le
siège de ces murs ruinés : c'est un camp au bord de la mer,
quelque chose de très ancien, de primitif, de très noble, un
chant d'Homère ou de Virgile.
On célèbre la fête du saint, le tnoussein de Sidi Moussa, le
grand pardon de Salé. Devant la porte du tombeau, la foule va
et vient sans cesse, du même mouvement inlassable que la mer
au fond des anses. Les danseurs des confréries forment de vastes
cercles blanchâtres, autour desquels se rassemble la multitude
des burnous; et les tambours et les flûtes, déchaînés en tem-
pête pour exciter leurs danses, ne laissent percevoir qu'à de
Jointains intervalles les salves des cavaliers qui font la fan-
896 REVUE DES DEUX MONDES.
tasia devant la lente du Pacha, et couvrent de leur fracas
la musique des violons, des luths, des mandolines, des rebecs
et des tambourins à sonnettes, qui, là-bas, sous les riches-
tentes, célèbrent les femmes et l'amour à la manière d'Anda-
lousie.
Qui ne danse pas devant le Saint sera malade toute l'année.
Au-dessus de la foule immobile, je vois des têtes bondissantes,
surgir et retomber en cadence comme des têtes de pendus
secouées par une corde invisible. 11 y a le cercle des Guenaoua,
qui sont les gens que j'ai vus, l'autre soir, évoquer les esprits
du profond de la terre aux clartés de l'acétylène et de la lune
passionnée de tout temps pour ces vertiges. Il y a le cercle des
Beni-Hassen, qui font une sorte de ronde, prodigieusement
lente, autour d'énormes tambours, tandis qu'un musicien
armé des larges et courts ciseaux dont les fabricans de babouches
se servent pour découper leur cuir, fait un accompagnement
étrange en ouvrant et fermant les deux branches de fer ou
bien en les frappant avec un énorme clou. Et la lente, la très
lente danse s'en va sautant d'un pied sur l'autre, au rythme
des ciseaux et des tambours que, de moment en moment, les
inusiciens présentent à la flamme d'un brasero pour retendre
la peau distendue par l'humidité marine... Il y a les Hamadcha,
disciples de Sidi Ali ben Hamdouch, dont le tombeau est a
Rabat près du Café du Commerce, et qui se tailladent avec des
haches ou jonglent avec des boulets qu'ils se laissent tomber
sur la tête. Aux deux bouts d'une longue ellipse, ils forment
une ligne d'une cinquantaine de danseurs, qui, tous, se tien-
nent par la main, plient les genoux tous ensemble, puis se
redressent sur les pointes, sans presque quitter la terre, frappent
le sol en cadence, lèvent par instant la jambe droite dans ce
geste charmant qu'on trouve si souvent inscrit sur le flanc des
vases antiques, tandis que, d'un même mouvement, ils pro-
jettent en l'air, avec leurs blancs lainages, leurs mains toujours
emmêlées. Et au milieu de ce groupe si délicatement harmo-
nieux, des forcenés, la tête déchirée et le burnous en sang,
promènent comme un trophée, d'un groupe de danseurs à
l'autre, la francisque à double tranchant dont ils se sont meur-
tris... Il y a le cercle des Aïssaoua, disciples de Sidi Aïssa, dont
le tombeau est à Mecknès, et qui répondit un jour à ses élèves
mourant de faim au milieu du désert où il les enseignait ::
LA FOIRE DE RABAT. 897
« Mangez ce que vous trouverez. » C'est pourquoi, clans leurs
jours d'excès, les uns, qu'on appelle les Lions, dévorent des mou-
tons vivans, et leurs entrailles non vidées, et les autres, qu'on
appelle des Chameaux, mangent du verre cassé et des figues de
Barbarie armées de leurs ceintures d'aiguilles. En ce moment,
rangés devant leurs musiciens, ils se contentent de l'extase que
leur procurent la musique et la danse. Les plus grands au milieu,
les plus petits aux ailes, ils forment comme un croissant de lune,
et, se tenant eux aussi par la main, ils piétinent le sol en cadence,
projettent imperceptiblement leur corps en avant et en arrière,
puis ils sautent brusquement en l'air, en poussant un cri rauque,
une sorte de « han! » qui se traduit par Allah... Il y a le cercle
des dévots de Sidi Abd el Kader Djelali, enterré à liagdad, proche
parent du Prophète, patron des aveugles et des infortunés, et
dont j'entends tous les jours le nom me poursuivre de rue en
rue dans la bouche des mendians. « Un pain pour Sidi Abd el
Kader Djelali! Une bougie pour Sidi Abd el Kader Djelali I »
C'est un immense cercle de désolation et de misère, de loques
couleur de terre et de demi-nudités, où brillent çà et là les fichus
de tète éclatans et les bijoux sauvages de quelque femme de la
campagne à demi dévoilée. Trois rangs assis, et, derrière, une
multitude debout. Au centre, un nègre se démène, ses cheveux
noirs, longs et crépus, semés de coquillages blancs, affreux à
voir comme des yeux enfilés en chapelet. Une longue canne à
la main, il excite un orchestre composé de trois musiciens qui
frappent à tour de bras sur de larges tambours, et de deux
autres qui, le regard au ciel, la tète renversée sur l'épaule, les
joues gonflées et luisantes comme celles d'un dieu marin sur
un bois de la Renaissance, soufflent dans de longs roseaux
auxquels ils font décrire dans l'air des arabesques mystérieusess
Les tambours marchent vers les flûtes et les flûtes reculent;
puis à leur tour les deux roseaux marchent vers les trois tam-
bours, et les tambours semblent fuir, cependant que le danseur
aux cheveux dénoués fait des bonds désordonnés en proférant
les louanges du saint. Et entre chaque vers, le forcené grimace,
agite sa canne, se jette à terre et barbouille dans la poussière
rouge son front noir ruisselant de sueur. Sous les liaicks, tous
les yeux suivent cette mimique extravagante ; parfois une main
sort du voile, entr'ouvre la serviette éponge, laisse voir des
choses brillantes, des bijoux, un cou ambré, toute une cha-
TOME XLII, — 1917, 57
-898 REVUE DES DEUX MONDES.
pelle éclatante. La main jette une pièce blanche : alors, face à la
donatrice, le nègre lui chuchote à l'oreille une bonne aventure
au nom d'Abd el Kader Djelali.
Et voici un autre cercle, plus haillonneux encore, les adeptes
de Sidi Haddi, accroupis autour d'un misérable tapis sur
lequel sont posés une pauvre théière et un pot de fer-blanc
plein de menthe parfumée. Ce sont des errans, qui ne vivent que
d'aumônes, ceux qui sont entrés dans la misère dès le premier
jour de l'existence et ceux que la destinée a conduits dans
l'infortune par ses mille chemins : des gens ruinés par un caïd,
dépouillés par un cadi, trompés par une femme, et qui, dégoûtés
des hommes, se réfugient dans le vagabondage, n'attendant plus
désormais de secours que du hasard, et de bonheur que du kif
qu'ils fument sans arrêt dans leurs pipettes nacrées.
Au milieu de cette foule de danseurs et d'agités, comment
démêler dans quelles proportions se mêlent le goût du vertige
commun aux religions primitives, les dispositions mystiques de
ces populations marocaines, et enfîn la misère qui a toujours
rejeté vers les puissances occultes les désespérés du monde?...
Et tout près de ce menu peuple, pour qui le suprême bonheur
semble être de s'évader de la vie par le tournoiement et la
danse, quel repos, quelle volupté sous les pavillons de toile
où, nonchalamment étendus, les chefs des grandes Confréries,
dont les adeptes se démènent dans les cercles frénétiques, les
descendans du Prophète, le Pacha, les Caïds des tribus venus
assister à la fête, et les riches bourgeois de Salé et de Rabat
se livrent au délicat plaisir de l'immobilité, du silence et de la
musique!
Rien de plus noblement antique que ces tentes au bord de
la mer. Elles sont toutes de toile écrue, décorées à l'extérieur
de dessins noirs, en forme de créneaux stylisés pour indiquer
que ces murs ont le caractère d'un rempart; mais comme ces
créneaux ressemblent davantage à des alcarazas, on croit com-
munément que cette décoration symbolise la fraîcheur de l'eau
dans l'aridité du désert. De longs piquets, fichés obliquement
en terre, relèvent les portes des tentes, laissant apercevoir les
bandes d'étoffes colorées, découpées en arceaux, qui forment
la tenture des murailles, les tapis de haute laine fabriqués dans
la montagne, ceux de Rabat pareils à des jardins fleuris, ceux
de Salé composés de larges lignes noires, blanches, jaunes ou
LA FOIRE DE RABAT. 899
vertes, et tout autour les matelas, couverts de mousselines ou
d'indiennes à fleurs, et chargés de coussins sur lesquels les
iiivités se tiennent assis ou étendus. Dans un coin, les musi-
ciens, les chanteurs; au milieu, le samovar où l'eau bout pour
le thé, les grands plateaux de cuivre remplis de verres, de
tasses, de théières et de ces poires d'argent à long col qui ser-
vent à répandre sur la tête et les vêtemens l'eau de géranium
ou de jasmin, et le brùle-pàrfum d'oii sort la fumée du santal.
Du fond de cette ombre odorante, oii gémit le violon et
ronfle le tambourin, c'est un plaisir homérique de suivre dans
la poussière brûlante le galop de la fantasia. Là-bas aussi, jadis,
sur les plages de Troie, au son des lyres et des cithares, et
couverts d'huile parfumée, les chefs, les prêtres, les devins
se réjouissaient à l'écart, en regardant se divertir les guer-
riers. Ils sont deux cents peut-être qui se livrent, sous le grand
soleil, au jeu de la guerre et de la poudre. Par groupes de trente
ou quarante, rassemblés devant la porte de la kasbah ruinée, on
croirait voir des combattans qui font une sortie hors des murs.
Cavaliers de tribus pour la plupart, ils ont de longs visages
maigres où la ruse paysanne s'allie à l'air de noblesse que
donne la vie au grand air. Les uns portent autour de leur tête
rasée une simple corde de chanvre, d'autres un long voile
enroulé, d'autres sont coiffés d'un fez entouré de mousseline.
Une chemise transparente jetée sur le caftan de couleur laisse
à découvert l'intérieur brillant des manches et le bas des robes
éclatantes sur les étriers de fer; une sacoche de cuir jaune ou
rouge est pendue à leur épaule par une cordelette de soie.
Leurs petits chevaux noirs ou blancs, au cou épais et court,
à la longue queue traînante, chargés de hautes selles et d^e
multiples tapis, s'alignent sous les murs de la kasbah. Des
gens de la tribu, un esclave, un ami, bourrent le fusil, tassent
la poudre dans le long tube argenté, tandis que les mendians,
qui savent qu'au moment de s'élancer dans l'arène, un cavalier
est toujours généreux, circulent au milieu des chevaux et
tendent la main en disant : « Que ta main, ô cavalier, frappe
le cœur de ton ennemi ! »
Un cri : « ,0 Dieu I ô Prophète ! » Et les chevaux s'élancent
au galop. Un autre cri : « 0 nos pauvres enfans! » comme si
tout ce monde se jetait à la mort, et les chevaux précipitent
leur allure. Les cavaliers brandissent leurs fusils, abandonnent
900 REVUE DES DEUX MONDES^
les rênes, portent les mains à leur tête, pour montrer qu'ils
ne tiennent plus les bêtes, et témoigner qu'ils se placent sous
la protection de Dieu, mettent en joue un ennemi imaginaire,
déchargent leur fusil tous ensemble, le lancent en l'air, le rat-
trapent, tournent au galop et s'arrêtent... La fantasia dure sept
secondes, l'amour dure sept minutes et la misère toute la vie...
Au pas, la troupe des cavaliers regagne ,1a muraille rouge.
Des mendians encore les accompagnent, en célébrant leur
éloge : « Vous avez fait une belle chevauchée. Où est un cava-
lier plus beau que le Caïd des Séouls?... » Dans le vent de la
course, une bande de mousseline s'est détachée d'un front, et
descend lentement dans la poussière comme un long fil de la
Vierge. Au petit trot, un cavalier revient, et du haut de sa
selle, du bout de son fusil, ramasse la mousseline blanche.
Déjà une autre fantasia s'est élancée dans la poussière, jette ses
cris, excite ses chevaux, décharge ses fusils dont on voit briller
les flammes, les lance en l'air, s'arrête brusquement, s'en
retourne, et inlassablement recommence.
Au-dessus du champ de vigne, la lune semble attendre son
heure d'entrer dans la fête, pareille à quelque premier rôle
ilepuis longtemps prêt pour la scène. Le long de la falaise, où
la mer devient plus mouvante aux approches de la nuit, de
blanches formes assises contemplent le coucher du soleil. Dans
la majesté des grands plis, des femmes lentement se dirigent
vers la grotte de Sidi Moussa, pour aller baigner leurs pieds
nus sur les larges dalles polies où l'Océan, lui aussi, étend
ses tapis d'argent. Et cela encore sort du profond des âges, ces
femmes vêtues en prêtresses de Diane qui s'en vont vers Aphro-
dite implorer la fécondité. Le soleil à son déclin répand sur
toutes choses des reflets de vermeil qui se dédore. Sitôt qu'il a
disparu, toute blancheur devient fantôme. Les cavaliers des
tribus regagnent la tente de leur caïd, entravent leurs chevaux
et rassemblent les fusils brûlans autour du màt qui soutient
le pavillon. Plus tenaces que les cavaliers, les danseurs n'ont
pas suspendu leurs inlassables exercices. Devant le tombeau du
Saint, où les veilleuses allumées et le lustre du plafond éclatent
comme un feu d'artifice, leur frénésie poursuit son train, et le
bruit assourdissant du fer choqué contre le fer accompagne,
sans jamais faiblir, le bourdonnement de la peau infatigable-
ment martelée. Sur cette sombre rumeur glisse un bruit cris-
LA FOlRE DE RABAT. 901
tallin, les clochettes des nègres qui traversent la foule altérée,
l'outre de chèvre sur le dos, un gobelet de cuivre à la main. Des
relens de cuisine, de graisse de mouton, se mêlent à l'odeur
de la menthe et des burnous en sueur, au parfum du santal et
de l'eau de géranium. Le long des vignes, à ras de terre, sous
les cactus où s'accrochent de légers. abris de toile, les minces
bougies des pauvres gens font des lumières de feu follet dans la
poussière qui retombe. Sous les riches pavillons des caïds et
des cheurfas, les serviteurs allument les' grands cierges de cire
dans les hauts chandeliers de cuivre qu'on fabrique à Man-
chester, et aussitôt qu'une tente s'illumine, je vois de blanches
draperies s'approcher d'un personnage appuyé sur des coussins,
un visage qui s'incline et le baise a l'épaule en lui souhaitant,
avec la lumière qui parait, une heureuse soirée.
A de pareils gestes imprévus, d'un raffinement si gracieux,
on sent mieux sa solitude. On voudrait imiter cette noble ten-
dresse et ne pas être seul à errer sur la falaise, au milieu de
cette fête étrangère. Pourquoi écouter seul cette longue caresse
de l'eau, ces chanteurs, ces violons, cette musicale allégresse?
On voudrait qu'un être cher fût là pour guider sa marche incer-
taifte, prendre sa main confiante, Faider à enjamber les cordages
des tentes, saisir son plaisir dans ses yeux, écarter doucement
la tête d'un cheval ou d'un petit àne entravé, comme on écarte
dans une allée une branche tombante pour lui faire un passage,
l'arrêter, lui dire : u Ecoute, » s'en aller sans parler parmi ces
bruits discords, ces danses, ces chansons, ces lumières, ces
musiques, transformer pour soi cette fête au lieu d'être dévoré
par elle, ramasser toutes ces fleurs coupées et les offrir d'un
geste tendre au lieu de les laisser à terre.
Oh! ce serait charmant, après avoir marché longtemps
ensemble parmi des choses si anciennes, d'entrer d'un air
joyeux sous la tente du Pacha... Sous la tente du Pacha, le
repas nous attend. Un repas arabe, c'est, pour l'amour, la plus
aimable fantaisie. Dix plats s'alignent sur le tapis, dans les
bassins de cuivre remplis d'une eau bouillante et recouverts
des capuchons de sparterie noire et rouge, où se cache le mystère
d'une cuisine originale et savante, qui attend, comme la musique,
ses explorateurs et ses peintres, — viandes cuites et recuites,'
mijotées pendant des journées sous les cendres du bain maure
et que l'odeur des fruits pénètre, gâteaux et pâtes feuilletées sur
902 REVUE DES DEUX MONDES.
lesquels se sont posés, durant des heures et -des heures, les yeux
blancs des négresses, tournant autour des petits feux de braise,
dans les cuisines invisibles, avec leurs bras arrondis, qu'elles
portent gracieusement ployés et les deux mains pendantes, à la
manière de deux ailes.
Pour table, un grand plateau de cuivre; pour chaises, des
coussins; pour se servir, les doigts. Vrai repas d'amoureux. 11
faut aimer pour trouver son plaisir à cette cuisine embrasée.
C'est une charmante douleur d'aller chercher sur la carcasse le
blanc de poulet qui se détache et de l'offrir du bout des doigts
à d'autres doigts plus délicats qui ont peur de la brûlure.
Plaisir plus agréable encore de recevoir de ces doigts mal-
habiles un morceau de mouton sur lequel est posé un œuf
comme une large pièce d'or...
Louange à Dieu, dit la chanson,
qui a créé les doigts pour 'prendre les bouchées dans le plat
et les dents pour déchirer la viande du mouton et du poulet^
et la langue pour proclamer la douceur du concombre,
des raisins et des grenades!
Louange à Dieu, parmi les hommes libres, *
aussi bien que chez les esclaves!
Louange à Dieu, qui nous a gratifiés
du prince célèbre dans toutes les tribus,
notre maître, le glorieux Kouss-Kouss ,
et des crêpes trempées dans l'huile,
et des poules farcies d'amandes,
et du très adorable vermicelle au beurre,
et des beignets au safran et au miel,
et de cette pâte feuilletée
garnie de fruits et cVépices indiennes,
et du ragoût, fils des cendres,
et de sa sœur bien-aimée la sefa
aux coings sucrés dans la viande de mouton!
Pendant que les plais se succèdent sur le plateau de cuivre,
UQ violon, une guitare et un tambourin à sonnettes jouent des
airs d'Andalousie. La plainte du violon est la voix de l'amou-
reuse qui gémit d'être loin de ce qu'elle aime; les notes graves
de la guitare renflée sont l'appel de l'homme qui soupire après
LA FOIRE DE RABAT. 903
elle; et le Pacha se penche pour me dire à l'oreille que le
tambourin qui s'agite, et va et vient du violon à la guitare,
avec son bruit de bourdon et ses folles sonnettes, c'est la vieille
entremetteuse, toujours présente dans les amours arabes, et qui
s'efforce de réunir et l'amoureuse gémissante et son amant
passionné.
Tout à l'heure, visible encore par la porte de la tente, la
lune a monte dans le ciel et ne laisse plus voir que la nuit
qu'elle illumine et les reflets de sa clarté sur les mendians qui
attendent dehors la fin de notre repas pour s'en partager les
restes. Elle règne maintenant sur la fête, semble protéger le
campement, veiller sur les animaux, animer les fantômes qui
errent le long de la falaise, et soutenir de sa magie les orchestres
de cymbales dont le tapage continue de se mêler aux mélopées
langoureuses des violons et des guitares. Dans cette pénombre
lunaire, l'Océan qui, tout le jour, semblait avoir résigné son
pouvoir, retrouve sa puissance et domine tous les bruits épars.
A quelle heure du temps sommes-nous?... Si un bateau passe
au large, voit-il ces pavillons éclairés? Soupçonne-t-il cette fêté
de religion et d'amour, au milieu des chevaux qui s'ébrouent,
sur cette côte rocheuse et brutale? Pas un cri dans cette foule;
pas d'autre voix dans cette multitude que la voix des chan-
teurs; pas d'autre bruit que le mélange des instrumens et des
airs, et le tintement des sonnettes qu'agitent les nègres porteurs
d'eau. Dans la grotte de Sidi Moussa, les femmes, enhardies par
la nuit et cachées dans les couloirs des rochers, se livrent
davantage à la mer. Devant le tombeau où brillent les veil-
leuses et le lustre aux cent bougies, des personnages accroupis
devant des chandeliers de cuivre mettent aux enchères les
cierges que les pèlerins, dans la journée, ont apportés au mara-
bout. A l'écart de la Koubba, dans un endroit ténébreux, un
tas de cailloux consacré, où l'on jette son mal en y jetant sa
pierre, sert d'oreiller aux fauconniers d'un caïd ; et leurs
oiseaux, posés au sommet de ces pierres, toutes chargées de
pensées humaines, avec leurs yeux de feu et d'or, semblent les
oiseaux du destin.
Les repas sont achevés sous les tentes. Il en est de silen-
cieuses, où les gens étendus sur les coussins se reposent,
causent doucement, cependant qu'un serviteur prépare les
tasses de thé et les distribue à la ronde. Il en est où l'on joue
904 REVUE DES DEUX MONDES.,
aux cartes, sans paroles, avec des gestes compliqués et rapides
de muets qui joueraient une manille parlée. Il y en a d'autres
qui resseinblent k une véritable mosquée, où tous les hôtes,
réunis autour des chandeliers de cuivre, et la main à leur
front comme s'ils souffraient de la migraine, récitent des lita-
nies que ponctue le tambourin et qu'embaume le bois odorant :
« Il n'y a de Dieu que Dieu. Il n'y a de Dieu que Dieu... » Et
cette phrase, reprise interminablement, comme sur un chape-
let, emplit tout ce coin de la nuit, jette sa monotone paix sur
les gens et sur les choses et sur les petits ânes entravés aux
piquets, et qui tendent, comme autour d'une crèche, leurs jolis
et fins visages attentifs et résignés.
Mais la plupart de ces maisons de toile sont des chambres
de musique, des pavillons de poésie. Partout, la guitare appelle,
le violon gémit, le tambourin se démène. En face des musiciens,
le chanteur accroupi développe son poème, les yeux fixés tantôt
sur le violon dont il excite la plainte, tantôt sur la guitare
dont il multiplie les appels, tantôt sur le tambourin qui s'affole.
Lui-même agite à ses doigts dos castagnettes de cuivre dont il
scande son rythme; souvent, d'autres voix l'accompagneut, et
tout ce monde se regarde dans les yeux comme si chacun lisait
son chant dans le regard de son compagnon.
C'est toujours le même poème, vieille tradition andalouse,
éternellement la même, éternellement rajeunie :
Dieu a créé la terre,
et il nous a envoyé le Prophète.
Il a partagé le monde
entre ceux qui travaillent
et ceux qui ne travaillent pas,
ceux qui vendent des marchandises
et ceux qui s occupent des moissons,
ceux qui se tournent vers le ciel
et ceux qui restent sur la terre,
les dévots et les amoureux...
0 délices! Voici le mot espéré, dont les instrumens se sai-
sissent pour le tourner sous mille faces, le faire briller, s'exalter
et gémir :
0 mes amis, je suis amoureux
L\ FOIRE DE RABAT. 905
et perso7Vie ne sait ce que j'ai.
Une gazelle m'a laissé derrière elle, dans le désert,
sans eau pour calmer ma soif.
Elle s'appelle Chama.
Elle est tatouée sur la figure,
sur la cheville et sur les bras ;
et le dessin est aussi bleu que peut l'être ïeàu de la mer.
Ses sourcils sont comme deux lames de sabre,
son nez comme le bec de l'aigle.
Elle a une bouche quun graiti de raisin peut couvrir»
Polirait dont chaque mot, chaque syllabe est l'occasion
d'une roulade, d'une arabesque sonore, dessinée avec la fan-
taisie de quelque miniaturiste qui à la lettre formée ajouterait
toujours un peu d'or. Puis, le quatrain fini, tout le monde
reprend les derniers vers :
Un nez comme le bec de l'aigle,
une bouche qiHim grain de raisin peut couvrir.
Et pendant que les voix se taisent, longuement, longuement,
les violons et les guitares poursuivent leur chant sans paroles,
un concert énamouré, monotone et tout chargé de modulations,
de nuances et de déconcertans accords.
Puis, comme du milieu d'une arène, bondit la voix du
chanteur impétueux, exaspéré, dirait-on, d'être resté trop
longtemps silencieux :
O mes amis, demandez à cette gazelle ce que je lui ai fait,:
Je suis un homme capable de monter à cheval ;
mes ennemis tremblent à mon nom;
ma balle a des yeux et obéit à ma voix.
Moi qui donne des conseils dans la bataille,
je suis dompté par elle.
Quand elle parle, c'est un sultan qiii commande,
et moi je n'ai qu'à dire :
Que Dieu protège les jours de mon Seigneur!
Et toute la tente, et tous les instrumens répètent dans le
parfum du bois odorant et de l'eau de géranium :
Quand elle parle, c'est un sultan qui commande,
et moi je n'ai qu'à dire :
Que Dieu protège les jours de mon Seigneur!
906 REVUE DES DEUX MONDES.
Sous tous les pavillons, c'est le même poème, les mêmes
accens passionnés, la même musique d'instrumens assez pauvres
et de voix au contraire prodigieusement souples et fertiles. Ces
tentes sur cette falaise brillent comme des kiosques de lumière,
de grâce, de raffinement, de politesse et d'accueil. L'Andalousie
refleurit sur ces tapis étendus dans le sable. La nuit prêta-
l'oreille, le flot accompagne la fête. C'est une cour d'amour
sous la lune. Je ne croyais pas cela possible que tant de volupté
pût naitre d'une foule qu'une fête rassemble autour d'un
mausolée, dans un endroit perdu, où il ne restera demain que
le sable, la solitude, le bruit des vagues et le tombeau.
Mais, il y a dans tout ce plaisir quelque chose de plus
extraordinaire encore que ces voix, ces musiques, ces parfums,
cette politesse. Pas une femme sous ces tentes! pas une femme
dans cette fête d'amour! On ne parle que d'elle dans ces chants,
et on ne la voit jamais. La musique, les .parfums, la poésie,
tout est là ; mais la femme pour qui toutes ces choses semblent
faites, elle est absente. D'un pavillon à l'autre, toujours la
même plainte, les mêmes bras tendus, le même appel amoureux,
mais la gazelle demeure toujours invisible. Toutes les imagi-
nations sont obsédées par le mirage de sa forme qui fuit, et
nulle part elle n'apparaît... Mais justement cette absence ne
fournit-elle pas à ces raffinés sensuels un élément de volupté?
Ou bien ces paroles d'amour n'ont-elles pour eux d'en-
chanté que la musique? Prennent-ils leur plus haut plaisir
à l'incantation harmonieuse sans plus s'attacher aux paroles?
Blst-ce une sorte d'envoûtement par les sons, les roulades, les
cordes des instrumens? En artistes subtils se plaisent-ils
surtout à la forme du poème? Tout le monde s'accorde à dire
que ces hommes qui passent des nuits et des jours à écouter
ces gémissemens passionnés sont assez brutaux dans l'amour
et qu'ils manquent précisément de ces délicatesses dont leur
poésie est remplie et qui vont jusqu'à la fadeur. En vérité,
ces personnages, sur les riches tapis des tentes, me demeurent
aussi mystérieux dans leurs raffinemens que les Guenaoua dans
leurs fureurs... On pense à leurs prières, à ces appels constans
à la divinité. N'y a-t-il là aussi qu'une forme où leur cœur n'est
pas intéressé? un rite, une liturgie dans laquelle le sentiment
entre pour une faible part? Religieux, mais pas mystiques, sen-
suels, mais pas sentimentaux, est-ce ainsi qu'il faut les voir?.. 3
LA FOIRE DE RABAT. 907
A Rabat, tout dormait quand, vers les deux heures du
matin, laissant derrière moi sur la falaise les raffinés et les
furieux poursuivre inlassablement leur plaisir et leur vertige,
je regagnai ma charmante, ma paisible maison arabe. Quelles
délices, ce silence, même après le» bruit des violons! Mais une
nuit marocaine est-elle jamais silencieuse?... Du fond du patio
voisin, montent des cris stridens, affreux, avec de traîtres
repos qui ne sont là que pour laisser aux vocifératrices le temps
de reprendre haleine. Quelqu'un est mort dans la maison, et les
pleureuses hululent, emplissent les ténèbres mouillées de cette
chose plus sinistre qu'un cri de bête : un cri humain. Après
ces litanies d'amour, dont j'ai la tête encore pleine, ces voix
paraissent plus lugubres. C'est de la gorge de ces femmes, dont
tout à l'heure j'entendais célébrer les enchantemens, que
sortent ces plaintes hurlées! Ce sont là ces gazelles, ces bouches,
ces lèvres charmantes! Ces belles amoureuses, ce sont ces
déchaînées dont les cris donnent le frisson ! Après cette veillée
d'amour, le rideau se déchire et, au lieu des houris divines,
montre les sorcières de Macbeth.
Oh! les sinistres plaintes! Sont-ce même des plaintes?
Comment sentir de la douleur cependant qu'on gémit si fort?
Ce désespoir forcené, ces cris qui semblent n'avoir d'autre
objet que de se prolonger le plus longtemps possible, de se
dépasser les uns les autres, ce n'est pas là notre douleur. Ces
poésies, était-ce de l'amour? la prière, une prière? cette plainte,
une plainte? Ou tout cela n'est-il que tradition, habitude',
demi-sommeil, demi-pensée, un curieux décor sans âme?...
J'y suis revenu le lendemain, sur la lande de Sidi Moussai,
On dirait que depuis la veille les chevaux n'ont cessé de galoper,
les violons de gémir, les chants de célébrer une beauté absente,
les tambours de résonner et les danseurs de piétiner le sol
d'où monte la troupe des esprits souterrains. Nul sentiment de
lassitude ne se remarque dans la fête. Il semble que la satiété
soit inconnue de tout ce monde. La répétition fastidieuse
paraît ici l'essence du plaisir. Une fantasia succède à une autre
fantasia, une chanson à une autre chanson, toujours, infatiga-
blement. Encore! Encore! Chez nous, c'est la variété, la
mesure, qui constituent le divertissement. Ici la répétition et
l'excès. Les yeux ne se lassent jamais d'un spectacle toujours
908 REVUE DES DEUX MONDES.
le même, non plus que les oreilles de ces monotones variations,
ni l'esprit de ces poésies qui tournent autour d'un même thème,
ni l'estomac du poulet et du mouton accommodés de vingt sortes
différentes. J'avoue que je suis un peu las de ces tasses de thé
trop sucré, du parfum un peu fade des eaux de géranium, de
jasmin et d'oranger, dont on m'asperge aussitôt que je pénètre
sous la tente. Au milieu de ces plaisirs, je commence à bâiller
comme au cours d'un chant d'Homère, quand le poète s'attarde
et s'endort. Et puis j'ai trop dans l'oreille les cris sauvages des
pleureuses, qui, longtemps après l'aube, m'ont empêché de
dormir, pour rien imaginer de gracieux sous les chansons.
Mais voilà que tout a coup, en entrant sous une tente
qu'une énorme foule entoure, voilà qu'enfin je la découvre, la
femme mystérieuse dont j'entends depuis deux jours célébrer
inlassablement la louange. Cette tente appartient à la tribu des
Séoul. Au milieu de ses hôtes accroupis autour de lui, le Caïd
est assis sur une chaise pliante, vrai Numide que je reconnais
pour l'avoir vu chez Salluste dans les troupes de Jugurtha, le nez
droit et le teint sombre, un collier de barbe noir, l'œil doux,
cruel et voluptueux. Devant lui, entre le mât où sont appuyés
les fusils, et l'orchestre qui se démène, une femme, au visage
dévoilé, chante en s'accompagnant d'un tambourin de faïence
posé dans la saignée du bras. Un bandeau blanc sur le front
retient ses cheveux noirs. Sur sa tête un foulard de soie dorée,
d'où sortent deux nattes mêlées de laine. Voilà sa bouche qu'un
grain de raisin peut couvrir, ses yeux qui font la roue d'or,
ses pieds nus de gazelle qui laisse derrière elle, au milieu du
désert, l'amant endolori. Les ongles des pieds teints au henné
brillent comme d'étranges rubis. On devine le corps souple et
fin sous l'épais caftan noir voilé de mousseline, qu'enserre une
ceinture orangée. Une large main de Fathma en argent tombe
sur sa poitrine et sépare doucement les seins qm gonflent
la robe. A ses épaules est suspendue une petite aumônière
d'argent par une cordelette de soie vert pâle. Des boucles
d'oreille en or brillent un peu trop vivement sur la peau mate;
une pierre dans un bijou barbare éclaire son petit front obstiné.
Est-ce de l'avoir si longtemps désirée, que je la trouve si
charmante? Quel agrément de contempler enfin un visage de
femme, et ce corps que n'enveloppe plus la triste serviette
éponge, et ces pieds délicats qui ne se cachent pas dans la traî-
LA FOIRE DE RABAT. 909
nante babouche noire, et ces chevilles que n'emprisonne plus
l'horrible caleçon aux cent plis! Face au Caïd impassible, assis
sur sa chaise de jardin, au milieu de ses gens, elle chante d'une
voix un peu haute, un peu pressée :
« Oh! que suh-je? Rien, une errante.
Rien qu'une pauvre créature,
une paille entre vos mains.
0 Monseigneur , qui vivez dans des habits de soie
et montez à cheval avec un fusil,
que suis-je? Que vous ai-je fait?
Pourquoi me torturer, Monseigneur?
Le pauvre peut-il être l'égal du riche ?
Le fatigué peut-il coucher dans le lit de celui qui est reposé?
Monseigneur! Monseigneur ! '
0 ma petite sœur, viens me sauver,
mon œil ne se ferme plus.
Alors une autre chanteuse se lève, que je n'avais pas vue
en entrant, vêtue d'un caftan rouge, celle-là, moins jolie, plus
chargée de bijoux, les pieds dans des chaussettes de soie verte.
Ensemble elles esquissent une sorte de pas, se croisent,
s'approchent, se rencontrent, appuient leur corps l'une à
l'autre; puis celle qui a déjà chanté revient s'asseoir sur je
tapis, tandis que l'autre commence sur un ton qui a l'allégresse
d'un galop de cavalier :
0 Monseigneur, soyez le bienvenu,
Vous le plus beau des cavaliers qui jouent de la poudre.
Que veux-tu, ma sœur, Dieu l'a voulu!
Je vous souhaite bonjour et bonsoir, Monseigneur.
Pour vous, je chante comme le rossignol ;
ne repoussez pas mon chant.
Mon cœur m'a forcé de ni attacher à vos pas.
Boire au verre où vous avez bu vaut la vie.
0 docteur, quel médicament
pour me guérir de l'amour de Monseigneur?
Ne partez pas, ne partez pas!
Si vous partez, vous n aurez pas bon voyage.
Elle chante d'une voix un peu éraillêe par la fête, hachée
910 REVUE DES DEUX MONDES.
d'arrêts déconcertans. C'est une ancienne favorite du harem de
Moulay Hafid. Dans sa bouciie brille une dent qu'elle s'est fait
aurifier, dit-on, par amour du Sultan, qui, à la même place,
portait une dent d'or.
Près de moi, la chanteuse au caftan noir prépare le thé
qu'on offre au visiteur. Elle le verse dans mon verre, en levant
très haut la théière qu'elle fait descendre vivement et arrête
d'un coup brusque; puis, elle prend le verre dans sa main, le
choque à droite, ensuite à gauche, sur ses boucles d'oreille, le
fait tinter sur ses dents, et me le présente enfin de ses doigts
teints au henné. En ce moment, j'ai tout à fait oublié les cris
lugubres des pleureuses de la nuit ; et, près de cette fille char-
mante, je pense à Boabdil, dernier roi maure d'Espagne, qui,
au milieu de son harem et de ses musiciens, apprenant qu'Isa-
belle la Catholique et le Capitan de Cordoue étaient aux portes
de Grenade, répondit sans s'émouvoir : « Quand il y a le verre
«t les boucles, rien n'est encore perdu. »
VIII. — AINSI PARLA SIDI MOUSSA
Pour avoir de beaux songes, nul n'ignore en Islam qu'il
suffit de s'étendre dans l'ombre d'un saint marabout et de
s'abandonner au sommeil.
A l'ombre de son mausolée, Sidi Moussa m'est apparu, un
chapelet dans une main, et dans l'autre un asphodèle.
(( Qui es-tu ! ô étranger, toi qui ne portes ni le turban, ni
le burnous, ni les babouches, me dit le pieux personnage. Que
viens-tu chercher près de moi ? Qui t'a conduit vers ces rivages?
A ton vêtement et h ta mine je crois avoir reconnu que ce n'est
pas un vil amour du gain. Si c'est le pur désir de connaître, je
ne veux pas que tu te réveilles aussi pauvre que tu es venu, et
que tu sortes de mon ombre avec les deux mains vides... Sache
donc que dans la bien-aimée Salé, oii j'ai mené ma vie ter-
restre, il y a trois choses merveilleuses. Tu verras la première,
si tu montes demain, à midi, tout en haut de la ville, à deux
cents pas de la grande mosquée, dans la direction de la mer.
La seconde, tu la trouveras dans la demeure d'El Korbi, dont
chacun, à Salé, pourra t'indiquer la maison. La troisième, c'est
au fondouk des huiles qu'elle te sera révélée... Je te laisse
avec le bien, »
LA FOIRE DE RABAT. 9lt
A ce moment je m'éveillai. Autour de moi s'étendait la
solitude de la falaise. La poussière était retombée sur les pistes
des fantasias et dans les cercles magiques. Des chiens ache-
vaient de dévorer les os abandonnés dans la ville de toile éphé-
mère. Le tombeau blanc, la Kasbah rouge avaient recommencé
leur colloque muet au bord de la mer attentive. Seule, une
forme blanche, immobile sur les rochers, semblait oubliée par
la fête.
Le lendemain, pour obéir aux commandemens du Saint,
je gagnai la grande mosquée, maugréant après les songes
qui me jetaient sous le soleil par un de ces midis brûlans
où, dans la tête en feu, la pensée s'évapore comme une goutte
d'eau posée sur une pelle ardente. Ayant fait deux cents pas
du côté de la mer, je me trouvai nez à nez avec un petit âne,
qui, les yeux couverts d'un sac, faisait tourner une noria. L'an-
tique engrenage de bois que ce petit âne mettait en branle
tirait des profondeurs d'un puits des ustensiles hétéroclites,
vieux pots de terre, boîtes à conserves, fixés de distance en dis-
tance sur une longue chaîne de jonc tressé, et qui, surgissant
tour à tour, déversaient dans une citerne l'eau dont ils étaient
pleins.
On les voit dans tous les jardins de l'Espagne et du Maroc,
ces noria dont le grincement est un des bruits de la terre afri-
caine. A Salé même, il y en a plus de cent, répandues çà et là,
dans les vergers. Les plus charmantes s'abritent sous des
mûriers qui leur prêtent leur ombre. Mais celle-là était posée
sur un tertre embrasé; aucun arbre ne l'abritait sous ses
feuilles; le soleil implacable tombait sur le pauvre animal et
sur l'eau éclatante : image d'un supplice qui durait depuis des
siècles et durerait des années et des années encore, — image
aussi du bon accord du soleil et de l'eau, qui au pied du monti-
cule sur lequel étaient juchés la bête et l'appareil, faisaient
pousser avec une admirable abondance un frais jardin dans le
désert... Et je compris pourquoi le Saint avait choisi l'heure
de midi pour m'envoyer Jà-haut, et me conduire entre cent
noria, jusqu'à cette triste machine.; L'infortunée petite bête,
lentement obstinée, qui tournait son manège avec une cons-
cience plus qu'humaine, faisait et refaisait indéfiniment le
miracle qui lui valait encore, à lui Sidi Moussa, une prière
des ^hommes. Cet âne résigné, aussi saint que lui-même.
912 REVUE DES DEUX MONDES.
transformait, lui aussi, en des fruits délicieux la tige amère
de l'asphodèle.
Je caressai l'ânon, et remerciant Sidi Moussa de ne pas
ressembler à ces guides importuns qui vous promènent au
milieu de ruines illustres que la curiosité de l'univers ruine
davantage encore, je me rendis chez El Korbi, àtravers le quar-
tier où s'élèvent la grande mosquée, la médersa et les maisons
des riches bourgeois de Salé. Fallait-il que la maison d'El Korbi
fût superbe, pour l'emporter, au sentiment du Saint, sur ces
belles demeures mystérieuses, et sur cette médersa même dont la
petite porte disjointe défend des siècles de rêve suspendus dans
le silence, des vieux songes défaits, des voix qui se sont tues
avec l'eau des fontaines, un passé de science embaumé dans ce
sarcophage de stuc, tout un palais croulant, où les poutres de
cèdre sculpté blanchissent comme des ossemens sous le soleil
et la pluie...
Or la maison d'El Korbi n'était qu'un fort pauvre logis.
Son maître, minable lui aussi, sommeillait dans le vestibule
qui donne accès à la maison arabe et où l'on goûte, aux heures
chaudes du jour, entre la porte entre-bâillée et la cour inté-
rieure, le léger courant d'air, seul mouvement de l'atmosphère
embrasée.
Pour réveiller quelqu'un qui dort, engager la conversation
et lui demander presque à brûle-pourpoint s'il ne possède
pas un trésor, il faut avoir pour soi l'ordre impérieux d'un
songe.
— Un trésor! me dit-il en jetant les yeux sur sa misère. Si
je possédais un trésor, habiterais-je ce triste logis?
Cependant sa famille n'avait pas toujours été pauvre. Elle
était, à ce qu'il me dit, originaire de Cordoue, d'où lui venait
son nom d'El Korbi. Au temps du khalife Abou Bekr, elle pos-
sédait, à quelques pas de la grande mosquée d'Occident, une
maison avec un jardin. Puis aux jours malheureux où il avait
fallu choisir entre l'exil, le baptême ou la mort, ses ancêtres
avaient quitté la chère Andalousie pour venir se réfugier dans
cette ville de Salé, n emportant f^f '«urs richesses que la clef de
leur maison.
— Et cette clef, l'as-tu toujours? demandai-je.
Il se leva, et reparut au bout de quelques instans, tenant une
clef de fer rouillée, en tout semblable à celle dont on se sert
LA FOIRE DE RABAT. 9i3
encore aujourd'hui pour ouvrir le long verrou des portes musul-
manes. Et par enchantement, dès que j'eus dans la main la
vieille clef rouiliée venue du si lointain passé, surgirent
devant mes yeux des pistes poussiéreuses, des jardins dans
les sables, de formidables armées noires, des murailles rou-
geàtres, des cours de marbre éclaboussées de sang, des palais
qui s'écroulent pour renaître sans cesse, des chambres parfu-
mées remplies de voix de femmes, de jets d'eau, de musique;
je vis Tolède, Cordoue, Grenade, toute la vieille gloire que
j'avais traversée quelques jours auparavant pour venir dans ce
pays, et je ne les revoyais pas dans leur décrépitude et leur
ruine, mutilées par le temps, déformées par les architectes,
envahies par les touristes et les commentaires des savans : je
revoyais celte beauté vivante, dans sa fraîcheur première, et
j'entendais à mon oreille l'antique chanson du « regret » qu'on
chante de Tunis à Fez sur les violons et les guitares :
Nous avons passé les beaux jours
à Grenade, ville des plaisirs.
Entre les roses et les bourgeons^
nous avons passé la soirée.
0 regrets d'avoir quitté les demeures d'Andalousie
arrêtez de me faire souffrir!
Qu'étaient les riches maisons des bourgeois de Salé et la
médersa elle-même auprès de ces demeures nostalgiques?
<( Garde bien ta clef, El Korbi, c'est la clef du plus beau des
songes. En vain chercherais-tu à Grenade ou à Cordoue la ser-
rure où glisser son fer rouillé. Une autre clef ouvre aujour-
d'hui ta maison de jadis et les palais croulans. Mais si tu veux,
ô vieil Abencérage, nous construirons ensemble une demeure
nouvelle ; nous y mettrons une serrure que ta clef saura ouvrir,
et dans le frais patio, dont nulle trace de sang ne tachera les
dalles, ensemble nous écouterons ce que le bruit d'une eau
très pure fait entendre d'éternel aux amoureux et aux sages. »
Le fondouk des huiles, à Salé, ressemble à tous les fondouks :
des ânes, des mules, des chevaux vaguent autour d'un puits
dans l'odeur nauséabonde de la cour intérieure, et au premier
étage, le long de la galerie de bois, s'ouvrent de petites cases
qu'habitent les prostituées, ou, comme on dit ici, non sans grâce,
TOME XLII. i917. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.;
les filles de la douceur. Ainsi que la plupart des fondouks,'
celui-là est un bien « habous, » une fondation pieuse, et les
quatre-vingts douros que paie le tenancier servent à l'entretien
des mosquées.
Sidi Moussa lui-même avait vécu dans cette hôtellerie. On
me conduisit à la chambre qu'occupait jadis le saint homme, et
dans laquelle, en ce moment, une fille de la douceur, dans sa
toilette brillante, avec une étoile au front, du fard sur les
pommettes et une cigarette à la main, faisait sa petite cuisine.
Comment le Gadi, les Oulémas, les fidèles du marabout sup"
portaient-ils cette profanation? Pourquoi, là-bas, un tombeau
si vénéré? Pourquoi, ici, un oubli si injurieux?
« 0 raisonneur éternel, me dit alors Sidi Moussa, je ne t'ai
pas conduit sans dessein dans cette chambre, qui fut en effet
la mienne. Apprends donc, fils d'un autre ciel, par le contraste
que j'ai mis sous tes yeux, à ne pas t'étonner. Tu en verras
bien d'autres dans ce pays, où maintenant je te laisse aller
seul. Continue ton voyage, et cesse de t'imaginer que le plus
grand intérêt de la vie, c'est de comprendre. Abandonne-toi
simplement aux événemens et aux choses. Et surtout garde-toi
de jeter sur le monde le regard du sot qui s'indigne, d'imiter
l'orgueilleux qui oppose sans cesse son sentiment à d'autres
sentimens, sa pensée à d'autres pensées, et de croire, avec le
pédant, que la sagesse est unique. »
Jérôme et Jean Tharaud.
(A suivre^)
L'ŒUVRE DE RODIN
Quand on traverse la première salle de V Académie, à Flo-
rence, pour aller vers les Bolticelli et les Fra Angelico qui en
font la gloire, on a, depuis quelques années, une impression
inattendue et singulière. On se croit entré, par mégarde, dans
une exposition de Rodin. Des figures puissantes et tourmentées,
à peine sorties de leur gangue de pierre, se dressent, se
convulsent et paraissent surprises par la lumière comme des
êtres qui voient le jour pour la première fois. A la vérité, les
plus hostiles au maître du Penseur sont conquis cette fois : nul
ne refuse son admiration à ces œuvres d'une formidable
énergie. Seulement, on entrevoit, au bout de cette galerie,
d'autres marbres et des moulages qui rappellent certains chefs-
d'œuvre fort connus de la statuaire du xvi* siècle. On se
réveille, tout de suite, de l'illusion un instant ressentie. On
n'est pas chez Rodin : on est chez Michel-Ange.
Ce sont, en effet, quelques-uns des Captifs destinés au tom-
beau de Jules II, laissés inachevés par le maître et longtemps
conservés aux Jardins Boboli, qui produisent cette illusion
éphémère. Et je ne la noterais pas si elle était individuelle,
mais il n'est guère de visiteurs qui ne l'éprouvent à quelque
degré. Elle n'offrirait aucun intérêt, si elle ne faisait que fixer
une analogie. Mais elle est révélatrice. Elle révèle que, dans
notre pensée, à notre insu, l'œuvre de Rodin est associée à
celle de Michel-Ange, et en même temps qu'elle rappelle non
pas tout Michel-Ange, mais ce qu'il a laissé d'inachevé. Elle
nous fait donc penser à quelque chose de très grand et en
9! fi REVUE DES DEUX MONDES.:
même temps à quelque chose d'incomplet ou, tout au moins,
d'indéflni. C'est là un sentiment confus : il n'est pas nécessai-
rement juste. Tout de suite, on aperçoit, à la réflexion, que
telles œuvres du maître de Meudon sont aussi complètes que
possible, et l'on sait bien que même les plus puissantes ne sont
pas du Michel-Ange. Au reste, c'est une chose qu'on décidera
dans quatre cents ans. Mais, à ce sentiment complexe, il doit ^
avoir quelque raison profonde. Il y a, en effet, dans l'idée
qu'on se fait aujourd'hui généralement de Rodin, deux choses :
il y a, d'abord, le souvenir des projets, des ébauches, des
« morceaux, » des intentions, accompagnés de polémiques, de
théories et de vaticinations obscures, tout un fatras de littéra-
ture que l'avenir ignorera, comme nous ignorons les sonnets
qu'on suspendait au Persée de Benvenuto Cellini. Il y a,
ensuite, la sensation d'œuvres fortes, accomplies, lumineuses,
— une partie solide, éprouvée^ un bloc que l'avenir ne remuera
pas. Je voudrais, ici, tenter de marquer ce qui est de l'un et
ce qui est de l'autre.
I
Comment se fait-il que le créateur d'œuvres si parfaites et
si achevées fasse a grand public l'effpl d'un démiurge respon-
sable de monstres mort-nés, de géun.N avortés, d'enchevêtremens
inintelligibles? C'est que le grand public ne connaît Rodin que
depuis la période chaotique de son art. Auparavant, il l'igno-
rait avec sérénité. Quand l'artiste est devenu célèbre, l'essen-
tiel de son œuvre était fait, l! Age d'airain est de 1817, le
Saint Jean-Baptiste de 1882, les Bourgeois de Calais de 1889, les
plus beaux bustes, y compris celui de Puvis de Chavannes,
sont antérieurs à 1893. Mais le Balzac, qui est l'œuvre la moins
bien venue du maître, est celle qui l'a le plus fait connaître.
C'est qu'elle a mis la foule en colère et la colère fait plus de
bruit que l'admiration. Depuis le Balzac, c'est-à-dire depuis
l898, on n'a guère vu de l'artiste que des ébauches ou des
figures admirablement achevées, il est vrai, mais fragmen-
taires. Le Victor Hugo, lui-même, est un fragment oii le public
ne peut s'empêcher de voir ce qui est, c'est à-dire plus de
matière non travaillée que de matière transformée en statue.
Le Penseï^ a paru depuis cette époque, mais il était conçu et
l'oeuvre de rodtn. 917
exécuté en maquette bien longtemps auparavant. Depuis vingt
ans, ce que le maitre montrait, en dehors de ses bustes, c'étaient
des intentions de monumens ou de curieuses recherches de
modelés destinées à faire jouer, de façons nouvelles, la lumière.
Et non seulement il les façonnait pour lui et pour ses amis,
pour la joie des yeux habitués à discerner la vertu spécifique
du « morceau, » mais il les montrait au public. 11 les exposai!
au plus bel endroit du Salon, sous la coupole, après d'inter-
minables conférences sur la mise en place, et souvent même
avec un long retard, en sorte que le plâtre pompeusement
annoncé et impatiemment attendu faisait son entrée, au milieu
de la salle déjà pleine, comme le chef-d'œuvre suprême, le
dernier mot de l'Art. Le public se précipitait et ne distinguait
rien, ou peu de chose... De là son effarement. Or, c'est une
pente invincible de l'esprit humain de frapper tout l'œuvre
d'un artiste à l'effigie du morceau qui l'a rendu célèbre, quoi
qu'il ait pu faire, avant, de supérieur, — ou d'inférieur^ après.i
Le public n'admet pas qu'un homme ait existé avant qu'il s'en
soit aperçu. N'ayant donc aperçu Rodin qu'auprès de son
Balzac, du Victor Hugo, de l'Homme qui marche et de quelques
projets de ruines, il a retenu de ce nom et de cette œuvre sur-
tout ce qu'ils signifiaient dans la dernière péfiode de sa vie, —
vingt ans sur plus de cinquante-sept ans de travail.
Dans cette erreur d'optique, le public fut grandement
encouragé par la littérature. Celle-ci était restée fort longtemps
avant de s'aviser qu'un génie nouveau pétrissait de la glaise,
boulevard d'Italie ou rue de l'Université, de même qu'elle mit
soixante-dix ans à découvrir qu'un génie observateur, couché à
plat ventre dans un hermas de Provence, pénétrait les secrets
d'un monde nouveau. Quand elle s'en avisa, pour regagner le
temps perdu, elle se précipita dans l'hyperbole. Casanova
raconte que, lorsqu'il fut présenté à Fontenelle, qui n'avait pas
moins alors de quatre-vingt-treize ans, il lui dit un peu étour-
diment qu'il venait d'Italie exprès pour le voir. « Avouez, mon-
sieur, lui répondit Fontenelle, que vous vous êtes fait attendre
bien longtemps... » C'est ce que Rodin eût pu dire à tant
d'hommes de lettres acharnés à sa gloire. Ils se dépensaient
en discours confus et tardifs, lorsqu'un seul mot clair, dit
vingt ou trente ans plus tôt, lui eût été plus profitable, et non
seulement à lui, mais au goût public et à l'art. Le public,
918 • REVUE DES DEUX MONDES.
dans son ensemble, est bien excusable d'avoir identifié le nom
de Rodin avec les parties les moins fortes et les plus « inten-
tionnelles » de son œuvre, puisque l'autorité des littérateurs,
des philosophes, en un mot de « tout ce qui compte, » lui assu-
rait que c'en était la partie la plus haute, la plus vivante et la
plus caractérisée.
11 l'a identifiée encore avec autre chose : avec cette littéra-
ture même, avec les formules obscures et hyperboliques desti-
nées à louer l'artiste, avec les sarcasmes décochés à ses confrères,
avec des théories transcendantales sur l'Art édifiées par des
journalistes pour expliquer aux autres ce qu'ils n'entendaient
guère eux-mêmes : — un tel pathos que le Médecin malgré lui
est clair en comparaison.
Quand parut le Balzac en 1898, le public récalcitrant fut
mené d^un train qui ne la-issa pas de considérablement l'ahurir.
On daigna, au début, lui expliquer ce qu'il y avait de beau dans
ce plâtre. On lui dit que l'auteur était « arrivé à réaliser un tra-
vail de sculpture comparable seulement au travail voilé des
artistes ^égyptiens. » — « C'est bien, là, le Taureau littéraire
qu'était Balzac! » s'écriait l'un d'eux, et il ajoutait pour mieux
se faire entendre : « C'est de la sculpture wagnérienne. » Ce
« Taureau » était, pour tel autre, une « pyramide accroupie sur
le sol, mais dont la cime est dorée par le soleil » et d'ailleurs
«plongeant, au delà des extériorités, dans le gouffre des sen-
sations. »
De plus, ce « Taureau, » ou cette « pyramide, » avait des
ailes : c'étaient les manches vides et pendantes de sa robe de
chambre, « des ailes brisées... » Comme on s'étonnait de
l'énorme cou goitreux du grand homme, un romancier expli-
quait au public que c'était une « poire d'angoisse. » Il fallait
donc voir, là, « un bloc, un monolithe, une de ces colonnes
espacées dans l'histoire et qui marquent les grandes étapes
humaines. » Un ami de l'artiste l'affirmait : « Ce qu'a été le
prodige de son travail, ceux-là seuls le savent qui, jour par
jour, étape par étape, ont assisté à la réalisation du monument
le plus puissant et le plus pathétique qu'il ait été donné à
un artiste de créer..., » Qu'ajouter à celte définition : « 11 a
montré son aisance à se projeter, sa manière d'être divinatrice
des états humains, sa vision de proie...? » Aussi l'auteur
concluait-il allègrement : « C'est la raison de notre émotion
l'œiuvre de rodin. 919
et de notre admiration que nous ne dirons jamais assez. »
Dès lors, les visiteurs des Salons se résignèrent à ne rien
comprendre, ou plutôt ils comprirent que leur incompréhension
même et leur désarroi étaient précisément des signes auxquels
on connaissait qu'une œuvre était belle et un artiste en pro-
grès. Moins ils voyaient de choses dans les plâtres de Rodin,
plus la critique déclarait qu'il y en avait. Dans le Penseur, où
le public ne vit qu'un admirable faisceau de musculatures
vivantes, on vint lui affirmer qu'il y avait infiniment plus. C'est
M. Dujardin-Beaumetz, qui avait trouvé quoi : « Si son attitude
trahit quelque fatigue, dit-il dans le discours d'inauguration,
c'est qu'il se souvient peut-être des longs siècles de lutte et
d'oppression!... » C'est de quoi, en effet, on ne se serait pas
avisé sans le secours de M. le sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-
Arts. Quand parurent, ensuite, au Salon, des fragmens de sculp-
ture : un torse, une épaule, un bras, le public fut vivement
gourmande de ne pas s'y intéresser autant qu'à des bustes.
« Pourquoi sculpter des bustes, c'est-à-dire des visages sans
corps et point des morceaux de corps, sans tête? » La foule
s'était figuré, jusque-là, que la vie humaine résidait plutôl dans
la tête que dans un bras ou une jambe, pour la raison qu'on a
vu vivre des gens sans une jambe, mais non sans tête, et que,
quelque émotion que pût témoigner un pied ou une main, ils
n'en témoignaient cependant pas de si subtiles, ni de si variées
qu'un visage. Mais elle sentit bien que la critique avait changé
tout cela. Et, à défaut d'autres clartés, elle se trouva ainsi en
possession d'un sur critère pour juger des œuvres d'art. Il tient
en trois aphorismes : les génies rénovateurs en art commencent
toujours par être méconnus ; le verdict des grands écrivains
d'une époque est toujours confirmé par la postérité ; dans
l'œuvre d'un grand artiste, les œuvres les plus discutées sont
les plus belles. Toutes les argumentations en faveur des œuvres
inintelligibles se ramènent là.
Or, qu'y a-t-il de vrai dans cette apologétique? Il n'y a rien,
et si l'œuvre de Rodin n'était pas là pour se défendre, les com-
mentaires de ses défenseurs en donneraient la plus fâcheuse
idée. On se demande, en effet, chez quels Pères Loriquets ils
ont appris l'histoire de l'art, — s'ils l'ont apprise, — pour
enseigner que les génies puissans et novateurs ont toujours été
méconnus, quand, précisément, s'il est une chose qui sur-
920 REVUE DES DEUX MONDES.
prenne quiconque étudie la vie des grands artistes originaux
du passé, c'est de voir à quel âge ils ont été populaires! En ce
qui touche ceux de la Renaissance, par exemple, le témoignage
unanime des contemporains et les documens les moins récu-
sables établissent qu'ils furent admirés dès leur jeunesse. En
même temps, l'histoire d'hier nous prouve que nombre de
méconnus et de révoltés, de victimes du jury dressés contre
rinstitut par une littérature éphémère, ont tellement disparu
que leur nom n'éveille parmi nous presque aucun souvenir.
Puisqu'il s'agit, ici, de sculpture, deux exemples tirés de
l'histoire des statuaires illustreront cette vérité. Il y a un artiste
qui, à vingt-cinq ans, était déjà si admiré dans toute l'Italie,
que trois princes se disputaient un Cupidon dû à son ciseau :
nous avons encore la correspondance échangée à son sujet. Il
s'appelait Michel- Ange. Il y a un artiste acclamé par la jeune
littérature de son temps, la « critique d'avant-garde » qui, à
soixante-dix ans, se plaignait encore d'être un inconnu : il
s'appelait Auguste Préault. Quand il mourut, en 1879, les chro-
niqueurs intimidés par l'assurance de ses disciples, écrivirent :
(( Exclu des Salons qui se succédèrent pendant quinze ans,
Préault brilla à l'Exposition de 1849, et sa place fut dès lors
marquée au premier rang des artistes contemporains. Les
œuvres qu'il exécuta pour divers monumens lui valurent,
d'année en année, de nouveaux succès, mais la puissante ori-
ginalité de son caractère et l'irrésistible vivacité de son esprit
se pliaient mal aux habitudes du monde offlciel... »
Il est un des premiers, peut-être le premier, qui se soit
consolé de son impopularité en s'en glorifiant : « L'art, c'est
cette étoile, disait-il, je la vois, et vous ne la voyez pas! » et
encore : « On me jalouse, on m'envie, on me nie, donc je
suis très grand... » Et le chroniqueur qui rapportait ce mot,
à la mort de Préault, terminait ainsi : « Il fut fort contesté de
son vivant; nous allons voir maintenant. » Maintenant, on a
vu. Sans doute, on pourra dire que Préault est un génie
novateur supérieur à Michel-Ange et que le Cavalier gauloh
du pont d'Iéna ou la Clémence Isaure du Luxembourg jouent,
dans la vie admirative de l'humanité, un plus grand rôle que
le Moïse ou la Nuit... Mais si on ne le dit pas, il faudra convenir
que les talens méconnus et révoltés ne sont pas nécessaire-
ment plus grands que les talens acceptés dès leur jeunesse.
l'œuvre de rodin. 921
La preuve du génie par l'impopularité ne tient pas debout.
Pas davantage, on ne peut invoquer l'autorité de la littéra-
ture. Prétendre que le verdict des écrivains d'une époque,
même des plus grands, est infaillible en matière d'art, c'est
ignorer toute l'histoire du goût. Après tant et de si éclatantes
erreurs, commises par les littérateurs, reconnaissons que leur
avis, en matière d'art, vaut ce que vaut l'avis de tout le monde,
' — sans plus.
Il est vrai que les artistes, eux aussi, admiraient beaucoup
Rodin, à peu d'exceptions près, mais ils n'admiraient pas, en
Rodin, les mêmes choses. L'adhésion des artistes allait h
l'Age d'airain, au Saint Jean, au Penseur ou à de beaux
morceaux d'exécution, comme l'Homme qui marche, aux bustes,
enfin aux gracieux groupes de femmes. La littérature s'est
déchaînée surtout à propos du Balzac, de la Porte de l'Enfer,
et des « intentions » grandioses avortées. Et elle s'est servie
de l'adhésion des artistes en un point pour préjuger de leur
adhésion sur tous les autres.
S'ils résistaient, elle a plaidé cette thèse : ce qui séduit le
moins dans l'œuvre d'un maître est précisément ce qu^il a fait
de plus beau et ce qui séduira l'avenir. « Un grand artiste,
disait Rodenbach, — et toute personne au courant de l'art tient
M. Rodin pour tel, — ne peut pas se tromper. Il se développe
avec la logique d'une année qui a ses saisons, avec la force
mathématique d'une tempête... C'est-à-dire que la dernière
manière d'un grand artiste est le sommet de lui-même. » On
voit, tout de suite, qu'Attila est « le sommet » de Corneille et
que les Chansons des rues et des bois dépassent tout ce qu'avait
écrit Victor Hugo. C'est une opinion, mais elle ne s'impose pas
avec une extrême évidence. L'histoire de l'art, tout entière,
nous montre, au contraire, les maîtres capables d'inégalités ou
d'erreurs, et, s'ils ont vécu très âgés, ces erreurs se placent,
d'ordinaire, à la fin de leur vie. La prétention de faire de leur
œuvre un « bloc » qu'il faut admettre ou repousser d'un coup,
— comme cet autre faisait de la Révolution, — n'est qu'un
procédé de polémique. On n'imagine pas pourquoi une erreur
de jeunesse ou une tentative avortée plus tard, — comme on
en voit si souvent, hélas 1 chez nos meilleurs peintres, — empê-
cherait les autres œuvres d'être belles, non plus d'ailleurs
comment celles-ci, par une sorte d'endosmose, communique-»
922
REVUE DES DEUX MONDES.
raient leurs vertus aux erreurs ou aux échecs. L'œuvre d'un
artiste n'est pas une et indivisible, et c'est seulement par une
dévotion peu éclairée que ses fidèles se refusent à voir ses fai-
blesses ou ses tares, comme les hagiographes une ombre dans
la vie des saints. Qu'on y prenne garde, au surplus : ce senti-
ment, noble et touchant à son origine, est soutenu par quelque
chose d'infiniment moins respectable : par la spéculation. Que
deviendraient, en effet, les moindres pochades, les essais man-
ques, recueillis et accaparés par les gens qui font le trust d'un
atelier ou d'un artiste, si le goût individuel se mettait à faire
la différence d'une œuvre à une autre, à discerner, en un mot à
ne pas attribuer la même valeur à tout ce qui porte la même
signature? Qu'arriverait-il si l'on considérait une œuvre d'art
comme une œuvre humaine, pénétrée de plus ou moins d'émo-
tion, sujette, comme tout ce qui vient de l'homme, aux défail-
lances et aux erreurs, et non comme un chèque dont la signa-
ture assure la valeur? Ce serait la ruine des trusts, la déroute
des syndicats, le marasme de la Bourse, la fin de tout!
On est d'autant plus surpris de ces lamentables sophismes
que Rodin n'en avait nul besoin. A vrai dire, ils n'ont guère
commencé de se produire qu'à propos de ses dernières œuvres,
qui, elles, en avaient besoin, parce qu'elles n'étaient que des
réalisations fort incomplètes de trop obscures pensées. C'est
seulement quand l'œuvre de Rodin ne toucha plus par son
aspect sensible qu'on se mit à parler philosophie. C'est alors
seulement qu'on parle de Wagner, — l'œuvre du maître
sculpteur fut comparée à Parsifal, — de Beethoven, d'Ibsen,
de Nietzsche, de Schumann. Tous les dieux étrangers furent
appelés à la rescousse et aussi l'opinion de l'étranger, cette
<( postérité contemporaine. » Les plus enragés à accourir furent
les Allemands... Certes, l'hyperbolique admiration de la gent
teutonique pour Rodin ne lui enlève rien de ses mérites, ni de
son caractère tout français, non plus que l'épithète de « sculp-
ture wagnérienne, » qu'on lui prodiguait hier comme un éloge
et dont on serait, peut-être, un peu plus ménager aujourd'hui.
Mais si tout cela ne lui enlève rien aujourd'hui, c'est que cela
ne lui ajoutait rien hier. Si Rodin n'est nullement un esprit
paient de Wagner ou de Nietzsche, que voulait-on dire quand
on disait qu'il l'était? On ne voulait rien dire du tout : on était
donc en pleine logomachie.
L OEUVRE DE RODIN.
923
L'œuvre de Rodin est-elle responsable de toute cette litté-
rature? Assurément non. Il n'y en a pas trace, par exemple,
dans ses « Entretiens » sur VArt réunis par M. Paul Gsell et
authentifiés par la signature du maître. Il y a là des causeries
familières, oii tous les mots portent, où toutes les théories sont
appuyées par des exemples concrets et délimités. Aucune de ces
thèses inventées par les esthéticiens qui sont éloquentes,
confuses et inadaptables. Ce sont des exemples de bon sens, de
haute raison et de démonstration lumineuse, à placer près du
Traité de Léonard, du Journal de Delacroix, des Discours de
Reynolds, des Entretiens de Théodore Rousseau recueillis par
Sensier, des Maîtres d'autrefois de Fromentin. Les idées géné-
rales sur l'art ne sont pas toujours très nouvelles, mais elles
sont toujours justes. Les idées particulières sur la statuaire sont
le plus souvent neuves et révélatrices. On y sent l'expérience du
bon ouvrier qui parle de ce qu'il sait, et à qui l'on n'en fait pas
accroire. Si l'on avait lu davantage ces leçons de l'artiste et
moins les gloses obscures dont ses admirateurs l'ont travesti,
on se ferait une idée toute différente de son vigoureux esprit,,
Ainsi, l'œuvre de Rodin ne saurait nullement être confondue
avec la littérature qu'elle a suscitée, mais elle en porte le poids,,
les stigmates et la teinte générale aux yeux de nos contempo-
rains. Pour la juger avec équité, il faut la décrasser de toute
cette sophistique, la dépouiller de ce fatras, de ces bandelettes
littéraires oii l'on a cru l'embaumer. Il faut la considérer toute
seule, en elle-même et pour elle-même, telle que nous la ver-
rions, si nous la voyions sortir de terre dans quelque champ de
fouilles antiques, ou telle qu'apparaîtront le Sai?it Jean ou le
Penseur, dans mille ans, aux yeux des hommes, s'ils viennent
à être ensevelis et retrouvés.
II
Imagine-t-on toute l'œuvre de Rodin exhumée de terre,
comme le marbre dit le Niobide de Subiaco, ou droguée de la
mer, comme le bronze dit le Persée d'Anticylhère?
Ce serait une étrange aventure, dans un millier d'années,
qu'une telle trouvaille, pour ceux qui la feraient! Quels rellets
dans leurs yeux, quelle surprise sur leurs visages, quels trem-
blemens de leurs mains! Et, aussi, quelles incertitudes dans
924 REVUE DES DEUX MONDES.;
leurs esprits et quelles disputes! Comment définir l'admirable
tête de femme, émergeant de la pierre brute comme d'une bai-
gnoire, qu'on appelle, de nos jours, la Pensée? Ou le Victor
Hugo encore à demi pris dans sa gangue de pierre, et ces
torses de femmes, ces mains, ces morceaux à la fois modelés
en perfection et isolés de tout ce qui pourrait les expliquer? Si
l'on n'a pas, alors, de textes précis, formels, de témoignages
concordans, pour établir que l'artiste les a considérés comme
achevés et qu'il les a laissés tels comme les définitives expres-
sions de sa pensée, le croira-t-on? Pourra-ton le croire, vrai-
ment^ lorsque l'exemple de toute l'Anliquité, du Moyen Age,
de la Renaissance, montre que les artistes ont toujours cherché
à détacher le plus possible la forme humaine de la matière,
hors le cas où la figure était destinée à faire corps avec un
monument? Non, on ne le croira pas. On croira qu'un événe-
ment inconnu a empêché l'artiste de finir son œuvre, qu'un
cataclysme l'a engloutie encore en gestation. Quelles hypo-
thèses ne fera-t-on pas? On cherchera une tête et des bras à
l' Homme qui marche, et, vraisemblablement, on en trouvera.
Sera-ce une tête due au ciseau d'Eugène Guillaume ou du
comte d'Epinay, — quelque chose qu'on aura trouvé sur le
Monte Pincio ou Via Sistina? On frémit, en voyant jusqu'où
vont la science et l'ingéniosité des archéologues... Certaines
singularités voulues, mais inexplicables, intrigueront comme
les trépanations des crânes préhistoriques aujourd'hui nous
intriguent et nous laissent béans de stupeur... On ne jugera
pas alors l'intention de l'artiste, mais le fait. On ne s'inquié-
tera guère, si l'auteur était ou n'était pas de l'Institut, en son
temps, ni s'il apporta ou n'apporta pas un frisson nouveau
dans la sculpture. On n'aimera plus l'œuvre pour sa nouveauté,
mais pour sa beauté.
Lorsqu'on se met ainsi, par la pensée, à la place des archéo-
logues à venir en face des œuvres de Rodin, la première chose
qui frappe, c'est qu'il sera très difficile de les dater. Aucune
d'elles ne porte le costume moderne, qu'on connaîtra fort bien,
car il n'y a guère de (( création » de nos tailleurs qui n'ait été
religieusement reproduite par nos statuaires, sur l'injonction
de la Critique « moderniste » et en l'honneur du Réalisme dans
l'Art. Rodin n'a traité que des thèmes très plastiques : le nu
ou le drapé, et bien moins le drapé que le nu. Vainement^ l«s
L ŒUVRE DE RODIN.
.925
théoriciens ont-ils affirmé que notre costume avait sa beauté
suggestive de notre état social, qu'il suffisait d'un grand artiste
pour en dégager la formule. Lui, qu'on appela le grand « réso-
luteur des problèmes les plus ardus du métier, » n'a pas résolu
celui-là. Il ne l'a même pas abordé. Mais le costume n'est
qu'un accessoire. Venons au principal : au caractère même de
l'œuvre. On dit^ d'ordinaire, qu'il est très moderne : on le dit
comme un éloge, on pourrait aussi bien le dire comme un
blâme, puisque la marque des grands chefs-d'œuvre statuaires
est d'être également de tous les temps. La vérité est qu'éloge
ou blâme, c'est tout à fait immérité. 11 suffit de les considérer
pour éprouver qu'elles manifestent les gestes et expriment les
sentimens les plus simples et les plus universels qui soient. Un
jeune homme se dresse comme s'éveillant d'un songe, et c'est
l'Age d'airain; un homme marche avec assurance en profes-
sant, et c'est Saint Jean^Baptiste; une femme courbe la tête et
se cache la figure, et c'est Eve; un couple s'enlace, et c'est le
Baiser on le Printemps; un homme se replie sur lui-même, le
coude sur le genou, la tête sur la main, tous les membres
ramenés vers la tête, vers le « chef, » et c'est le Penseur...
Quoi de plus universel, de plus humain, de ïiKnns îëpendant
d'un milieu, d'un moment, d'une race même, étant admis que
c'est toujours de la race blanche qu'il s'agit? Il en est de
même de ses petits groupes d'enfans, de ses têtes d'expression
de femmes : seuls, les Bourgfois de Calais poseront quelque
problème historique, quelque allusion à deviner... On les attri-
buera peut-être à différens âges : les Bourgeois de Calais au
Moyen Age français, le Penseur à la Renaissance ou à la basse
Antiquité, certains groupes d'enfans, comme Frère et sœur, au
xvin* siècle. Son œuvre, — et je le dis à son éloge, — n'a pas
du tout de ces caractères nettement propres à une phase de la
société, ou de l'Art, qui se démodent quelquefois, qui datent
toujours. C'est parce que nous la savons née d'hier qu'elle nous
apparaît si « moderne » : retirée de terre dans quelques cen-
taines d'années, sa figure apparaîtra contemporaine de l'huma-
nité tout entière.
Ce qui frappe ensuite, en ces figures, c'est leur aspect solide,
dense et plein, ce qui donne une impression de stabilité, de
simplicité, de force et de sérénité. Rien d'étriqué, ni de com-
pliqué, rien de menu, ni de fragile. Peu d'à-jour, pas d'enche-*
926
REVUE DES DEUX MONDES.
vêtrement, une silhouette immédiatement perceptible de tous
les côtés et, de tous les côtés, se profilant avec une égale
ampleur. S'il y a complication de formes, tout se passe en
dedans de l'orbe idéal formé par l'ensemble. De là, une masse
qu'on peut envelopper aisément du regard, sans rien qui perce
l'enveloppe, déborde et disperse l'attention. Rodin citait volon-
tiers un mot de Michel-Ange assurant que les seules bonnes
statues sont celles qu'on peut faire rouler du haut d'une mon-
tagne sans rien casser. En faisant la part de l'exagération
voulue d'une semblable formule, on sent que ses œuvres y
répondent, pour la plupart. Et ce n'est pas si banal. Presque
tous les monumens dressés depuis cent ans sur les places
publiques de l'Europe, depuis Glascow jusqu'à Naples, loin
d'offrir aux yeux un aspect solide et ramassé, se projettent en
lignes excentriques et souvent avec une telle profusion qu'ils
semblent destinés à indiquer à la fois les quatre points cardi-
naux. Bourgeois gesticulant en agitant les basques de leur
redingote comme d'inexplicables élytres, offrant au passant d'un
geste engageant une urne électorale, brandissant des tuyaux de
poêle, tirant des coups de revolver, croisant la baïonnette,
grimpant sur des chaises, affichant, de toutes les manières, leur
impatience d'être attachés à un socle ou à un pylône : voilà le
spectacle nullement statique, ni monumental, qu'ils nous
donnent habituellement. Et je ne parle pas des trompettes qui
jaillissent aux bouches des Renommées, ni des ailes qui pointent
aux épaules des Gloires, avec leurs plumes découpées sur le
ciel, ni des draperies miraculeusement suspendues dans l'air,
ni des engins mécaniques étalés comme pour une vente ou une
exposition, ni de ces femmes dévêtues^ sous prétexte d'allégo-^
ries, qui grelottent sous le piédestal où le personnage célèbre trône
dans un pardessus fourré, somptueux et inamovible, — tout
ce qui, sous couleur de « vie moderne, » attriste le ciel parisien.:
Il faut savoir gré à Kodin d'être demeuré insensible, sur ce
point, aux suggestions de l'esthétique sociale et de n'avoir pas
fait (( travailler » ses statues. Ce n'était pas certes timidité, mais
sagesse. Il savait qu'il y a des choses dont l'Art ne peut tirer
aucune beauté, des choses de fabrication humaine, — et qu'wil
y a des lignes, » selon le mot de Delacroix, « qui sont des
monstres. » Le geste chez lui est toujours dicté par une émo-
tion ou une impulsion naturelles, jamais par la contrainte
l'œuvre de rodin. 927
extérieure des choses, ni par un but pratique à atteindre.
Aucun travail à réaliser n'astreint sa figure à étendre un muscle
plutôt qu'un autre, ou à le contracter. Ses statues ne forgent
pas, ne fauchent pas, ne défournent pas le pain, ne triturent
pas l'acier, ne creusent pas la mine. La « dignité du travail />
est une chose et la beauté plastique de l'homme^ en est une
autre, et s'il peut arriver que l'une s'allie à l'autre, la première
n'est pas nécessairement génératrice de la seconde. C'est une
fausse notion de l'Art statuaire que de vouloir, d'abord, repré-
senter un acte et ensuite de chercher le geste qui le signifie.
La forme ne doit pas être dictée par l'acte, mais l'acte choisi
pour la forme à mettre en valeur. 11 faut non pas plier le corps
à bien signifier une action, mais inventer une action qui
signifie bien le corps, c'est-à-dire qui le mieux révèle sa force,
sa souplesse et sa beauté.,
Il semble que Rodin ait été dominé par cette idée. Quand il
voulait faire comprendre le grand trait qui distingue l'Art grec,
en sa plus belle époque, de l'art de Michel-Ange et du Moyen
Age même, il modelait deux statuettes. Dans Tune, animée d'un
mouvement à peine sensible, il montrait un corps se dévelop-
pant comme pour offrir le plus de surface possible à la lumière
et, pour cela, imperceptiblement renversé en arrière, en forme
de C. Cette statuette, pour mieux s'offrir aux rayons venus de
tous les côtés, présentait quatre plans se contrariant alternati-
vement. Et voici comment le maitre, d'après M. Paul Gsell,
définissait son œuvre : « Le plan des épaules et du thorax fuit
vers l'épaule gauche; le plan du bassin fuit vers le côté droit,
le plan des genoux fuit de nouveau vers le genou gauche, car
le genou de la jambe droite pliée vient en avant de l'autre et
enfin le pied de cette même jambe droite est en arrière du pied
gauche. » De là, « quatre directions qui produisent à travers le
corps tout entier une ondulation très douce... C'est à peu près,
inversé, le mouvement du Diadumène . En -même temps, le
maître faisait observer, avec raison, le contraste et le bel équi-
libre qui, dans ce cas, naissent sans effort, entre le côté oij le
corps se tasse sur une seule jambe, l'épaule descendant et la
hanche remontant, et l'autre côté où le corps se développe et
montre sa souplesse, l'épaule remontée et la hanche descendue,
le pied pouvant quitter le sol, s'il le faut, sans compromettre
la statique. Dans l'autre statuette, inspirée de Michel-Ange, il
928 REVUE DES DEUX MONDES.)
montrait, au contraire, un corps où les épaules font voûte, où
les genoux demi-pliés s'arquent en avant, où le thorax se creuse,
et qui offre ainsi le profil général d'une console. Là, le poids
portant sur les deux jambes à la fois, les membres étant rap-
prochés du torse, tout donne l'idée de la concentration et de
l'effort. Et il faisait observer qu'il n'y avait plus dans cette
attitude que deux grands plans principaux au lieu de quatre
et qu'ainsi, loin de s'offrir de toutes parts aux nappes de
lumière, le corps ainsi contracté produisait des « ombres très
accentuées dans le creux de la poitrine et sous les jambes. »
Le maître a fait plus d'une fois cette démonstration. On la
trouve notamment très bien comprise et développée dans ses
Entretiens réunis par M. Paul Gsell. Et voici sa conclusion :
« S'il m'est permis de parler un peu de moi, je vous dirai que
j'ai oscillé, ma vie durant, entre les deux grandes tendances
de la statuaire, entre la conception de Phidias et celle de
Michel-Ange. »
C'est vrai, et l'on voit, sans aller plus loin que la salle
Rodin au Luxembourg, ce qui est de l'un et ce qui est de l'autre,
quoique la conception de Michel-Ange l'emporte de beaucoup
sur celle de Phidias. Mais on voit, aussi, un phénomène assez
singulier : quel que soit le parti qu'il ait pris, Rodin a toujours
trouvé le secret de faire jouer et ruisseler la lumière sur la
surface presque entière de ses figures, aussi bien quand elles se
concentrent dans des gestes en flexion que lorsqu'elles dévelop-
pent des gestes en extension.
Il y a fort peu de cavernes, de trous d'ombre, en sorte
qu'elles peuvent bien paraître moyenâgeuses par leur contrainte
et leur effort, elles n'en restent pas moins antiques par le déve-
loppement de leurs surfaces lumineuses. C'est que le maître a
supprimé délibérément les à-jour et les trous que le mouve-
ment général de la figure remplirait d'ombre, il n'a travaillé
que les surfaces exposées à la lumière ; le reste demeure attaché
à la pierre. C'est très sensible dans la Danaïde par exemple et
d'une pratique constante dans les œuvres des dernières années.
Ce qui est saisissant, ensuite, dans ces figures, c'est leur
mouvement. Il est saisissant parce qu'il est contenu : il anime
des masses solides, stables, bien équilibrées. Ce n'est pas une
gesticulation périphérique et désordonnée : nulle acrobatie,
nulle voltige, rien qui rappelle Jean Bologne ou les Bernins. On
l'ceUVRE de RODIN. 929
n'a pas, avec Rodin, l'idée du mouvement par un paraphe que
décrit la statue dans l'air : on a la sensation, par une légère
inflexion, qui modifie profondément la statique de la masse, en
portant le poids d'un côté plutôt que de l'autre, et par la coor-
dination harmonieuse d'attitudes diflerentes, les diverses parties
du corps. Il figure, à la fois et sans qu'on s'en doute, les deux
temps d'un même mouvement. Les jambes de l'homme réveillé,
qui se lève, n'ont pas encore achevé de se dresser, les genoux
pointent encore un peu, quand déjà la poitrine se soulève, se
dilate avec force, dans une ascension entièrement accomplie
pour elle, — et c'est ^Age d'Airain. Les deux pieds d'un
homme en marche sont fortement attachés au sol et il semble
que le pied droit qui est en avant soit seulement en train de s'y
poser, mais, déjà l'épaule gauche, qui se hausse, indique un effort
pour soulever la jambe gauche, — ce qui n'aura lieu pourtant
que dans un instant, — et c'est le Saint Jean-Baptiste.
Le maître a fait, lui-même, la théorie de ces mouveraens
et il faut lire, dans ses Entretiens, sa claire démonstration.
Il l'applique au Maréchal Ney de Rude, il montre que, dans
cette œuvre, l'artiste a laissé les jambes de son héros dans
l'attitude qu'elles avaient quand il a dégainé et qu'au lieu de
lui laisser le torse dans l'attitude correspondante au même
moment, c'est-à-dire légèrement incliné vers la gauche, il l'a re-
dressé, pose qu'il n'a pu prendre qu'un instant après. Et Rodin
ajoute : « C'est, là, tout le secret des gestes que l'art interprète. »
Le statuaire contraint, pour ainsi dire, le spectateur à suivre
le développement d'un acte à travers un personnage. Dans
l'exemple que nous avons choisi, les yeux remontent forcément
des jambes au bras levé et comme, durant le chemin, ils trouvent
Jes différentes parties de la statue représentées à des momens
successifs, ils ont l'illusion de voir le mouvement s'accomplir. »
On ne peut pas mieux dire. Le meilleur mouvement en eifet,
dans l'art, est celui qui indique celui qui a précédé et celui
qui va suivre. Le principe est donc trouvé : la difficulté est
dans la pratique. Elle est extrême, puisqu'il faut confronter,
dans une seule figure, deux attitudesvqui dans la nature ne se
présentent que séparément. Il est bien vrai que l'œil ne les
distingue pas séparément dans la nature, mais la nature bouge,
la statue ne bouge pas et si la contradiction des deux mouve-
raens était trop forte, elle se percevrait à la longue et paraîtrait
TOME xui. — 1917. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
une erreur. Il faut qu'elle se sente sans s'affirmer. Rodin y a
merveilleusement réussi.
Là même où il n'y a pas mouvement, proprement dit,
comme dans ses Bustes, il y a toujours au moins la vie. La vie
s'exprime par une variation, à première vue insensible, de la
forme qu'aurait un corps dans le repos parfait, ou qu'il pourrait
garder, mort. Un muscle travaille plus que l'autre, — et cela
suffit. Dès que le personnage se met à lever le bras, à se tenir
sur une seule jambe, a ployer exagérément les reins, à prendre
une posture qu'il ne peut garder longtemps, ce n'est plus seule-
ment la vie : c'est le mouvement. Ainsi des trois degrés de ressem-
blance avec la nature humaine, la forme, la vie, le mouvement
pour rendre une individualité; la forme n'est pas assez, le
mouvement est trop, ce qui convient à un portrait, c'est la vie.
Lès Bustes de Rodin n'en manquent jamais. On admirera tou-
jours ses têtes de Puvis de Chavannes y de Daloii^ de J.-P. Laurens,
de Rochefort, de Falgidère, de Victor Hugo, — celle-ci faite d'après
une multitude de croquis, — et aussi ses prodigieux bustes de
femmes dont le plus célèbre est celui de Madame F... au Luxem-
bourg. Outre la vie intense qui y éclate, on ne saurait trop admirer
comment le maître a su condenser, masser, accuser le trait
individuel et marquer ainsi le caractère. Ce n'est pas que les
modèles en aient toujours ressenti un extrême plaisir. Les
hommes célèbres ont souvent refusé de se reconnaître dans ces
géniales effigies. Les artistes mêmes, lorsqu'ils ont posé pour
leur portrait, devant ce grand confrère, n'ont pas raisonné autre-
ment que des Philistins. L'un lui a reproché « amicalement »
de l'avoir représenté la bouche ouverte; l'autre ne s'est point
voulu revoir dans son buste; un troisième ne s'est pas soucié de
le posséder. Puvis de Chavannes a nettement protesté. « Puvis
de Chavannes n'aima pas mon buste, dit Rodin, dans ses
Entretiens, et ce fut une des amertumes de ma carrière. Il
jugea que je l'avais caricaturé... » C'est que les plus grands
artistes, lorsqu'ils posent pour leur portrait, prennent tout de
suite une âme de bourgeois. Tant qu'il s'agit de la tête des
autres, ils réclament la vérité brutale, accentuée, « le caractère, »
— « tout est beau dans la Nature, » disent-ils; — mais, quand
il s'agit de leur propre tête, leur Esthétique change du tout au
tout. Ils revendiquent, soudainement, une certaine régularité
de traits, ou dignité de maintien, ou élégance, qui fait soup-
L ŒUVRE DE RODIN,
931
çonner que leurs convictions sur l'identité du Beau et du Carac-
tère n'est pas si profonde qu'ils veulent nous le faire croire.
En même temps que ces vertus éclatantes dans l'œuvre de
Rodin : plénitude, simplicité, puissance, luminosité, mouve-
ment et vie, on est surpris par des partis pris singuliers dont on
ne distingue pas, à première vue, les mérites. Et d'abord, cette
coutume de laisser une partie de la figure prise dans sa gangue
de pierre, comme une œuvre inachevée. Pour la comprendre,
sinon pour la louer, il faut prendre garde aux exigences de
l'art synthétique. Elles ne sont pas les mêmes que celles de
l'analytique. L'art analytique est celui des primitifs, de quelques
renaissans de la première période, et de la plupart des petits
maîtres hollandais. Il montre tout ce qu'il peut, en fait de
formes, et ne suggère rien. 11 est suggestif à sa manière, mais
d'idées, non de formes. Le regardant ne cherche pas à prolon-
ger un corps qui se perd dans l'ombré, à imaginer la raison
d'une attitude mal définie, à remplir le vide laissé par un trait
elliptique. Au contraire, l'art synthétique résume, simplifie,
ramasse en une ligne maîtresse ou en un point capital, tout
l'intérêt du sujet et laisse le reste dans l'ombre ou le néant. Le
regardant voit mieux une chose et est obligé de deviner le reste.^
Rembrandt, Franz Hais, Turner, en sont des exemples frap-
pans. Cet art répond à un double penchant de la nature
humaine : le besoin de clarté et le goût du mystère. Il satisfait
notre besoin de clarté en détachant de l'amas confus des appa-
rences, le trait essentiel qui y était confondu, et par là souligne
fortement les caractéristiques d'un objet, d'une figure, d'un
mouvement, d'un acte, — et il satisfait notre goût du mystère
en laissant inexprimé ce qui ne compte pas, ce qui est prévu,
banal, ce qui se suppose sans qu'on le montre, mais ce qu'il
nous est loisible d'imaginer merveilleux et ce que nous cher-
chons, malgré nous, à reconstituer.
Supposons le premier problème résolu, c'est-à-dire le trait
caractéristique déterminé par l'artiste et vigoureusement
exprimé. Que va-t-il faire des autres? Voilà le second problème,
bien plus dur à résoudre pour le sculpteur que pour le peintre.
Le peintre a, sur le sculpteur, un grand avantage : l'ombre.
Rembrandt y rejette mille choses. Le regard fouille cette obscu-
rité mystérieuse, l'imagination la peuple de fantômes et de
trésors. Si on la pouvait percer, on n'y trouverait rien que de
932 REVUE DES DEUX MONDES.,
banal : la prolongation des objets ou des membres bien
connus. Mais le sculpteur?... Il opère dans les trois dimensions
et ne peut rien mettre dans l'ombre de la silhouette extérieure
de son personnage. L'ombre, pour lui, ou l'impénétrable, ne
peut être que le bloc de pierre où il laissera plongé tout un côté
de sa figure, tout ce qui n'a pas de rôle expressif, tout le « poids
mort. » C'est ce qu'a fait Rodin. L'effet en est certainement
excellent. Ses bustes de femmeâ encore pris à demi dans leur
gangue de pierre sont infiniment plus plastiques et plus mysté-
rieusement vivans que s'ils sortaient d'une toilette moderne,
même d'une draperie. Et ce n'est guère plus conventionnel, car
quoi de plus artificiel et déplaisant que le buste coupé au ster-
num et emmitouflé de lainages et de soieries à œils de plis et
posé sur un socle? Nos meilleurs statuaires font des prodiges
d'adresse pour se tirer de cet embarras. Rodin s'en est tiré en
ne faisant rien, et l'on ne peut dire qu'il s'en soit mal tiré.
L'autre chose qui choque le plus dans la technique de Rodin,
c'est cette multiplicité de ressauts, de bosses minuscules, de
<( pastilles, » répandus sur la surface de ses bronzes, et de fos-
settes et de petites ondulations snr ses marbres ou ses plâtres.
En même temps, on est toujours surpris de la vie lumineuse
qui circule sur ces surfaces. Gela est la condition de ceci. C'est
pour capter les rayonnemens de l'atmosphère et les fixer sur ses
ligures qu'il a usé de ces visibles stratagèmes. Il disait, un jour,
à un critique anglais : « C'a été le travail de ma vie... Pendant
quarante ans, j'ai cherché cette qualité de lumière : je l'ai
trouvée dans le modelé : c'est le modelé qui produit l'effet de
l'atmosphère, qui donne la vie à la statue. » Il est certain que
la lumière ne joue pas sur le grain de la peau, sur un cou, sur
une épaule, sur une gorge, comme sur le grain serré du marbre
ou la coulée du bronze. La terre cuite, elle-même, qui prend
plus aisément que le marbre les moindres inflexions et accuse
plus vivement les ombres avec moins de saillies, est, comme
matière, trop différente de la chair pour en reproduire les
modalités. Au contact de l'air, et du soleil, il y a, sur toute la
surface de l'enveloppe tactile, mille frémissemens que n'a pas
une colonne de marbre plongée dans la même atmosphère. La
nature même de l'épiderme, avec ses mille accidens, n'est pas
non plus comparable à celle du marbre : c'est seulement une
pierre friable et effritée, vieillie au contact des élémens, ayant
l'œuvre de rodinc 933
perdu son épiderme poli qui pourrait en donner quelque idée.
Est-ce à dire que tous ces accidens devraient être reproduits,
que le marbre ou le bronze devraient donner l'illusion de la
peau humaine? Pas un instant, celte idée ne vient à un artiste.
La matière de la statue est artificielle, incorruptible, conven-
tionnelle et non seulement elle doit l'être pour qu'il y ait émo-
tion esthétique, mais s'affirmer telle. Elle ne peut donc, nulle-
ment, imiter le grain de la peau, ni rien de ce qui tend à donner
l'illusion de la réalité, — ce que donne parfaitement la figure
de cire, cette négation de l'Art. Seulement, — et c'est là le
point, — si l'art ne vise pas à faire la matière identique à la
chair humaine, il vise à la faire vivante, parce que la vie elle-
même est une beauté. Or la multiplicité des accidens et par là
des jeux de lumière gradués, est une manière de réaliser la vie.
Voilà le nœud du problème.
En vérité, il n'est pas très difficile de le poser : ce qui est
difficile, c'est de le résoudre, et c'est en cela que Rodin fut un
maître. Il n'y a pas l'ombre de trompe-l'œil dans son modelé,
nulle recherche de réalisme grossier. Rien n'est plus conven-
tionnel que ses épidermes et pourtant rien n'est plus vivant.
C'est par une transposition complète des apparences sensibles
qu'il est parvenu à exprimer la vie. On l'a loué infiniment de
son génie modeleur : on ne l'a pas trop loué. Seulement, il a
poussé si loin la recherche de ces artifices qu'il les a tous
épuisés. Il est, lui-même, son propre aboutissement. On le
donne parfois comme un maître à imiter : rien de plus dange-
reux. Dieu nous préserve des Bernins de ce Michel-Ange 1
Et maintenant, que dirons-nous de sa pensée? Qu'elle est
tout entière une pensée plastique. L'impression produite, cette
impression d'ampleur, de force et de plénitude, avec toutes les
souplesses de la forme humaine et les divertissemens des jeux
de lumière et les sensualités du modelé, est par elle-même
évocatrice de rêves. Des sujets plus définis, construits sur des
intentions philosophiques plus arrêtées, Rodin en a rêvé peut-
être, mais il ne les a pas réalisés. Sa Porte de l'Enfer, qu'il a
remaniée sans cesse, d'où il a tiré des morceaux devenus des
œuvres capitales, est restée une maquette. Son Victor Biigo,
qui devait être accompagné de la Colère, de la Méditation et de
la Mer, est resté seul sur son rocher. Même ses Bourgeois de
Calais n'ont pas été assembles comme il le désirait : les uns
934 REVUE DES DEUX MONDES.i
derrière les autres, à même le pavé, sur la place de l'Hôtel-de-
Ville. Mais ce ne sont pas les grands sujets, ni les intentions
définies qui donnent leur prix aux créations plastiques. « Je
donne un titre à mes statues lorsqu'elles sont finies, parce que
le public le demande, disait un jour Rodin à un critique
anglais ; mais les titres ne révèlent que très peu de leur sens
réel, » et à M. Paul Gsell : « En somme, on ne doit pas atta-
cher trop d'importance aux thèmes que l'on interprète. Sans
doute ils ont leur prix et contribuent à charmer le public, mais
le principal souci de l'artiste doit être de façonner des muscula-
tures vivantes. » Et il complétait sa pensée en parlant des
thèmes très simples, très plastiques comme celui de sa Ceniau-
resse : « Ils éveillent, sans aucun secours étranger, l'imagina-
tion des spectateurs. Et cependant, loin de l'encercler dans des
limites étroites, ils lui donnent de l'élan pour vagabonder à sa
fantaisie. Or, c'est là, selon moi, le rôle de l'Art. Les formes
qu'il crée ne doivent fournir à l'émotion qu'un prétexte à se
développer indéfiniment. »
Celles que Rodin a créées le fourniront longtemps sans doute.;
Son œuvre, sortie de terre, considérée en elle-même et pour
elle-même, fera penser les hommes à venir, comme toute œuvre
forte et de main d'ouvrier. Peut-être les fera-t-elle penser à
quelque grand monument dont ils croiront voir, çà et là, les
morceaux épars, et reconstruiront-ils, dans leur imagination,
une œuvre grandiose, comme celle que, dans son imagination,
Rodin avait construite... S'ils retrouvent, dans quelque texte,
qu'il fit une Porte de ÏEnfer, sans doute, ils concevront l'idée
de quelque chose de formidable... Pour nous, dominés par
l'obsession du drame qui, en ce moment, se déroule, c'est à une
autre porte qu'il nous fait songer : — à cette sorte de porte qui
ne ferme rien, qui ne sert à rien, qui ne s'ouvre sur rien que
sur le ciel et qui, pour cela, est la plus belle de toutes : à un
Arc de Triomphe. Quand on regarde, sur celui des Champs-
Elysées, le Départ de Rude, que Rodin admirait tant, on ne
peut s'empêcher de songer que le cycle d'Art ouvert par ce
chef-d'œuvre attend toujours qu'on le referme et l'on se prend à
regretter que soit disparu celui qui, le mieux peut-être, aurait
su lui donner un pendant digne de lui et figurer le Retour.
• Robert de la Sizeranne.
REVUE SCIENTIFIQUE
LÀ FIÈVRE typhoïde ET LA GUERRE
VACCINS ET LIPO-VACCINS
En des pages célèbres, Joseph de Maistre a vanté jadis les vertus
et les héroïsmes qui, comme des étincelles sous le sabot d'un cheval
heurtant rudement le pavé prosaïque, jaillissent soudain dans les
âmes amorphes quand se lève, frémissante, la guerre. On a beaucoup
discuté pour et contre cette idée qui, comme presque toutes les idées,
enferme assurément au moins une part de vérité.
Il me semble, quant à moi, que si un peu de bien peut sortir
de l'excès de ce mal qu'est la guerre, c'est plutôt dans l'ordre scien-
tifique.
C'est d'un de ces progrès, issus de la guerre elle-même, à cause
d'elle, par elle, si j'ose dire, que je voudrais entretenir aujourd'hui
mes lecteurs. Il ne s'agit point d'un de ces progrès de la technique,
si nombreux et si étonnamment ingénieux, que le raffinement des
machines à tuer a diaboliquement multipliés.
Il s'agit, au contraire, d'un perfectionnement important dans l'art,
non de tuer, mais de guérir, non d'un nouveau marchepied pour la
mort, mais d'une barrière contre elle. Je me propose de montrer com-
ment les conditions toutes particulières que l'état de guerre a créées
aux armées a amené des améliorations précieuses et destinées à sur-
vivre à la lutte dans le traitement de cette redoutable faucheuse qu'est
la fièvre typhoïde, et comment finalement, grâce aux travaux d'un
médecin de la marine, le docteur Le Moignic, et de ses collaborateurs,
936 REVUE DES DEUX MONDES.i
une méthode nouvelle, générale et puissamment originale a été créée,
qui ouvre des voies profondes et neuves aux procédés de vaccination.
Mais auparavant, il est nécessaire, pour la clarté, de situer exac-
tement la question delà fièvre typhoïde, telle qu'elle se pose depuis
la guerre.
*
# *
S'il est une maladie qui, malgré ses ravages du temps de paix, —
il y a aussi des plaies par armes à feu en temps de paix, — est un
des plus grands fléaux que la guerre traîne après elle, c'est bien la
fièvre typhoïde. C'est que toutes les conditions sont réunies chez
les troupes en campagne pour favoriser l'éclosion, l'extension et la
gravité de cette maladie épidémique. Aussi, dans la plupart des
guerres récentes, la typhoïde a-t-elle abattu autant ou plus d'hommes
que les armes ennemies : tel fut notamment le cas dans les cam-
pagnes russo-turque, de Tunisie, du Transvaal, etc.
Et maintenant, pour mieux comprendre, par un contraste, tout le
progrès réalisé, si notre pensée franchit d'un bond tous les lents
tâtonnemens, tous les perfectionnemens progressifs que je vais résu-
mer, nous voyons, d'après les chiffres officiels communiqués à une
des séances récentes de l'Académie des Sciences par le professeur
Vincent, que la mortalité par typhoïde était dans notre armée, pour
chacun des huit premiers mois de 1917, inférieure à un homme sur
cent mille. Comment, par quel échelonnement laborieux de décou-
vertes, ce résultat magnifique a-t-il été obtenu; comment peut-on
espérer, grâce à la méthode de Le Moignic, améliorer encore pour
nos effectifs le rendement de ces méthodes? C'est ce que je voudrais
indiquer maintenant. Je n'ai pas la prétention de tracer un tableau
historiquement complet de la question, — un volume n'ysuffirait pas,
— mais je voudrais essayer d'en marquer rapidement les traits prin-
cipaux, comme fait, la nuit, dans les lignes ennemies, le faisceau
mince et soudain d'un projecteur, bistouri immatériel et luisant qui
dissèque d'un coup et schématiquement les formes ténébreuses.
D'ailleurs, quelques vues rectilignes d'ensemble conviendront mieux
ici qu'une incursion en zigzag dans le labyrinthe touffu des faits et
des controverses, bonne tout au plus pour le pas menu de ceux que
Dastre appelait si plaisamment les « rats de laboratoire. » — H faut
regarder un beau paysage de loin, sinon un brin d'herbe malencon-
treusement placé devant notre pupille risque de nous masquer le
Mont Blanc.
REVUE SCIENTIFIQUE. 937
Longtemps on n'a pas su ce qu'était cette mystérieuse fièvre
typhoïde (de tv^oç^ stupeur) dont les symptômes sont bien connus et
se caractérisent par une fièvre qui monte lentement, puis redescend
(en cas de guérison) suivant un rythme invariable, par de la prostra-
tion, par des éruptions cutanées et par divers troubles intestinaux,
qu'accompagnent anatomiquement, comme on l'a élabh sous l'in-
fluence des directives géniales de Laënnec, des lésions spéciales des
folhcules de l'intestin. Mais les causes mêmes de la typhoïde et de sa
transmissibilité ne furent établies que dans la période pastorienne. On
découvrit alors que cette maladie est une infection due à la puUula-
tion dans le sang d'un micro organisme pathogène, le bacille
d'Éberth.
C'est l'isolement et la culture de ce microbe spécifique qui a été
l'origine de tous les progrès réaHsés dans le traitement, ou plus exac-
tement dans la prophylaxie de la fièvre typhoïde. Il convient en effet
de remarquer qu'aujourd'hui on ne guérit guère plus facilement cette
maladie qu'il y a cinquante ans ; les essais de vaccinothérapie qui ont
été tentés à son sujet n'ont pas donné de résultats nets, et finalement
on n'a encore rien réalisé de mieux pour sa médication que la bal-
néation et les ablutions déjà usitées au bon vieux temps.
Mais si on ne sait pas mieux que jadis guérir la typhoïde, en
revanche, on sait l'empêcher d'éclater, on sait immuniser contre elle.
Gouverner, c'est prévoir, ont accoutumé de dii'e ceux qui, du rivage,
projettent avec tranquillité leur critique sur les hommes qui sont
ballottés dans le frêle esquif du pouvoir. Ce mot est peut-être encore
plus vrai de ceux qui ont la charge de nos santés. Dans l'avenir,
quand la médecine sera devenue im art, ou plutôt une science véritable
et aura cessé d'être une « pauvre petite science conjecturale, » on
dira : être médecin ce n'est pas guérir, c'est prévoir, c'est donc pré-
venir. Seulement, cette prévision et les précautions qu'elle entraîne,
comme les médecins éprouvent toujours, en dépit de Molière, le
besoin de se singulariser, ils l'ont appelée baroquement prophylaxie.
Donc, puisqu'il faut l'appeler par son nom, la prophylaxie sera
l'alpha et l'oméga de la médecine future. Et comme les maladies
infectieuses sont d'origine microbienne, c'est en immunisant les
sujets contre elles qu'il convient d'agir. Le conseU du sage antique :
Si vis pacem, para bellum, n'est pas moins vrai dans la lutte contre
les microbes, que de la guerre contre les primates pathogènes.
Pour préparer l'organisme humain à se défendre en cas d'irruption
infectieuse, on n'a rien trouvé de mieux que de le soumettre artifi-
938
REVUE DES DEUX MONDES.
ciellemenl et avec précaution à des attaques soigneusement dosées de
l'infection contre laquelle on veut le prémunir ; de même que la
meilleure manière de se préparer à un duel ou à un pugilat est de s"y
entraîner à la salle d'arme ou de boxe, avec un masque et une
épée mouchetée et des gants. La vaccination immunisante est donc
une sorte de traitement homéopathique. Elle est assimilable aussi au
mithridatisme dont le nom provient, comme on sait, de l'astucieux
roi de Pont, qui s'était habitué à ingérer des doses progressivement
croissantes de poison pour se mettre à l'abri des entreprises toxiques
de ses fidèles courtisans.
Comment se fait-il qu'on protège l'homme contre une maladie
infectieuse quand on en détern^ne chez lui une forme atténuée? C'est
que celle-ci crée et mobiUseen quelque sorte dans son organisme, par
suite de ses réactions défensives naturelles, des corps nouveaux
appelés anticorps, qui sont comme des sortes de troupes de couver-
ture et qui sont prêts à combattre et détruire les toxines de la maladie
3lle-même. Telle est du moins une des théories à la mode, et se non e
vero... En tout cas, les faits sont là, et incontestables, à défaut des
explications qui n'importent guère.
Donc, et suivant cette méthode générale qui dérive directement
des travaux pastoriens, pour créer ime immunité contre la, fièvre
typhoïde, on injecte à l'homme, sous une forme convenable, un
vaccin antityphique contenant des bacilles d'Éberth auxquels on a, si
j'ose dii-e, ôté la plus grande partie de leur pouvoir offensif, et qui lui
donne une typhoïde atténuée et anodine.
Le nombre des vaccins antityphiques de diverses sortes préparés
par lessavans, depuis qu'en 1888, MM. Widal et Chantemesse firent
leur première communication sur ce sujet, à la suite d'expériences
sur les animaux, est très grand. A des titres divers et entre beaucoup
d'autres, les noms des professeurs Widal, Chantemesse, Vincent,
Wright sont plus particulièrement attachés à ce problème, à la solu-
tion duquel ils ont apporté des solutions remarquables. La première
application sur une vaste échelle de la vaccination antityphique a été
faite à l'armée anglaise des Indes par Wright, au moyen d'un vaccin
où une culture du bacille d'Éberth avait sa virulence atténuée par un
chauffage à 60». Le vaccin de Chantemesse est également préparé par
chauffage à une température voisine de celle-ci. Au contraire, dans
le vaccin de Vincent, le même résultat est obtenu, non plus par chauf-
fage, mais par action de l'éther quistériUse convenablement la culture
du bacille d'Éberth. Le professeur Vincent a en outre eu le premier
REVUE SCIENTIFIQUE. 939
l'idée défaire un vaccin polyvalcnf, c'est à-dire dans lequel on intro-
duisait des races variées de bacUles d'Éberth (car il y a beaucoup de
variétés de ce bacille suivant son origine), ce qui avait chance de pro-
duire une immunisation plus générale.
A la suite des résultats extrêmement favorables et encourageans
obtenus par ces auteurs, dont les statistiques établirent rapidement
l'atténuation nette de la morbidité et de la mortalité typhoïdiques sur
les sujets vaccinés, le Parlement français vota, très peu avant la
guerre, la loi Labbé, qui rendait obligatoire la vaccination contre la
fièvre typhoïde par le vaccin de Vincent ou le vaccin de Chantemesse,
tous deux autorisés par l'Académie de médecine. La marine choisit
celui-ci, l'armée adopta le vaccin Vincent. La loi devait être appliquée
en novembre 1914.
C'est en cet état du problème que nous surprit la guerre actuelle.
Tl devait en résulter d'abord quelques tâtonnemens, quelques flotte-
mens qui ne tardèrent pas à aboutir à des mesures d'ensemble
heureuses et fermes.
On peut dire que, dès la fin de 1914 et le début de 1915,1a vaccina-
tion antityphoïdique était à peu près générale dans nos armées. Il était
temps, car une grave poussée épidémique de typhoïdes s'y était pro-
duite à partir de 1914. Cette expérience unique, qui nous a épargné
déjà la valeur de plusieurs corps d'armées et qui portait sur plusieurs
mUUons d'hommes, a bientôt réduit dans des proportions étonnantes
les ravages de la maladie parmi nos troupes.
Du 3 août 1914 au l*"" septembre 1917, le laboratoire du Val-de-
Gràce a envoyé au front 3 513 073 doses de vaccin. La morbidité pour
typhoïdes, — on verra tout à l'heure pourquoi je mets ce mot au
pluriel, — qui, dans chacun des derniers mois de 1914, était d'environ
7 pour 1 000 hommes est tombée dans les premiers mois de 1917 à une
valeur plus de cent fois plus petite. Un résultat parallèle a, je l'ai déjà
dit, été obtenu pour la mortalité'. — Fait que je tiens à noter, la mor-
talité s'est montrée à peu près égale au sixième de la morbidité ; c'est-
à-dire qu'il mourait à peu près un malade sur six.
Sur cette base et en admettant, par hypothèse, que 4 à 5 milUons
d'hommes auraient passé sur le front, on peut calculer, que si la
moyenne mensuelle des cas de typhoïdes avait continué à être ce
qu'elle était dans la période hivernale de 1914-1915, période où la vac-
cination n'était pas encore généralisée, cela nous aurait coûté au
940 REVUE DES DEUX MONDES.!
total plus d'un million de malades et plus de 145 000 morts. Ces
chiffres sont peut-être un peu trop forts, car les conditions hygiéniques
au front se sont beaucoup améliorées depuis le début, et elles
peuvent avoir contribué pour une part à la décroissance de la courbe.
— Il n'en reste pas moins que l'ordre de grandeur des chiffres précé-
dens est exact, et qu'il suffit à montrer que c'est une immense armée
que la France doit à la vaccination antityphique et qui lui a été épar-
gnée par celle-ci .
On comprend dans ces conditions que ceux qui ont mené à bien
cette œuvre aient pu avec une légitime fierté constater que, finalement,
les ca.s de maladies typhoïdes observés aux armées sont aujourd'hui
sept fois moins nombreux et les décès huit fois et demi plus rares
qu'en temps de paix!
Le pluriel que je viens de souligner appelle une explication : les
premières séries de vaccinations faites aux armées en 191 4-1 915
étaient faites avec des vaccins provenant uniquement du bacille
d'Éberth. Or, on constata tout d'abord, à la grande déconvenue du ser-
vice de santé miUtaire, que si, dans ces conditions, l'épidémie de
typhoïde était rapidement jugulée, en revanche les soldats étaient fré-
quemment atteints d'affections assez semblables à elle, quoique diffé-
rentes, et que, suivant l'heureuse expression proposée parle profes-
seur Achard, on appelle des fièvres paratyphoïdes.
On sait que le bacUle d'Éberth ressemble beaucoup à un bacille du
côlon ou colibacille, hâte habituellement inoffensif du gros intestin, si
bien qu'U était d'abord impossible de les distinguer au microscope et
que certains auteurs onfcru longtemps que le premier n'était qu'une
forme du second différenciée sous l'influence des circonstances occa-
sionnelles. On a néanmoins trouvé bientôt des méthodes de différen-
ciation qui ont établi l'identité très nette et personnelle de ces deux
bacilles, si différen s par leurs effets, quoique morphologiquement sem-
blables : parmi ces méthodes, à côté du procédé bien connu de l'hémo-
culture, la plus célèbre est celle du séro-diagnostic inventée par le
professeur Widal, qui est une méthode générale s'apphquant à bon
nombre d'affections et qui constitue une des plus brillantes contribu-
tions apportées à la médecine depuis un quart de siècle. Le séro-dia-
gnostic est fondé sur le fait extrêmement général, découvert par
Widal, que le sérum d'un animal ou d'un homme auquel on a injecté
un microbe déterminé possède la propriété d'immobiliser, de
réunir en petites agglomérations, d'agglutiner spécifiquement une
culture du même microbe. — Ce procédé permet de différencier
REVUE SCIENTIFIQUE. 941'
immédiatement sous le microscope le baciïle d'Éberth du coll.
Or on a découvert ces dernières années des formes de fièvres tout
à fait parentes par leurs symptômes à la fièvre typhoïde, quoique
beaucoup moins graves. Le séro-diagnostic notamment a démontré
qu'elles sont en général de deux sortes et causées par deux microbes
assez voisins à la fois du bacille typhique d'Éberth et du coli, mais
nettement différenciés (notamment par leur vitesse d'agglutination).
On lésa appelés les bacilles paratyphiques A et B, et ils produisent
respectivement les paratyphoïdes A et B. — Ces bacilles sont géné-
ralement associés au bacUle d'Éberth, mais, comme les vaccins faits
avec celui-ci n'immunisent pas contre eux, il s'en est suivi que, tout
en amenant une diminution delà typhoïde aux armées, les premières
vaccinations faites en 191-4 ont laissé subsister et s'étendre de nom-
breux cas de paratyphoïdes. Tandis donc que les non-vaccinés contre
le bacille d'Éberth voyaient s'étendre parmi eux la typhoïde, les
vaccinés attrapaient des paratyphoïdes. Les statistiques et les
courbes publiées à cet égard sont fort curieuses. Il n'en restait pas
moins, les paratyphoïdes étant relativement bénignes, que la vacci-
nation éberthienne avait eu au total pour effet de réduire la mortalité
et la morbidité aux armées par l'ensemble des infections typhiques.
On ne pouvait en rester là, et il devenait nécessaire de parer
à la fréquence de ces paratyphoïdes, considérées avant la guerre
comme exceptionnelles, fréquence qui, suivant l'expression de Widal,
et Courmont, s'était révélée « le fait épidémique saillant de la guerre
actuelle. » — C'est alors que suivant la suggestion de Widal on décida
de faire des vaccins contenant simultanément des cultures atténuées
à la fois du bacille typhique et des bacilles paratyphiques A et B.
D'où le nom des vaccins TAB donnés à ces produits mixtes. Ces
vaccins triples ont donné d'excellens résultats immunigènes et sont
depuis de longs mois à peu près exclusivement employés aux armées.
Tel était, avant les travaux du docteur Le Moignic et de ses colla-
borateurs successifs MM. Pinoy,puis Sézary, l'état de la question des
vaccinations antityphiques. Le tableau que nous en avons tracé
pourrait paraître sans défaut, et un coup d'œil superficiel permettrait
à toit d'en conclure que tout était donc pour le mieux dans la
meCleure des thérapeutiques possibles. C'est que je n'ai pas montré
jusqu'ici les ombres du tableau.
Il n'est point, dans la science, d'édifice, si beau soit-il, qui ne
942
REVUE DES DEUX MONDES.
demeure inachevé, et auquel quelque jour, on ne puisse ajouter un
étage nouveau, qui l'élève plus haut. Ce qui fait l'orgueilleuse et
mélancolique beauté de la science, c'est qu'elle est un perpétuel devenir,
et que toujours, au diadème qui la couronne, la patiente [recherche
du mieux peut ajouter une rangée nouvelle de joyaux.
C'est ce qui est arrivé pour la vaccination antityphique à laquelle
les travaux récens de Le Moignic ont ouvert des perspectives impré-
vues et vastes. C'est de ces travaux, encore trop peu connus et qu'il
importe de faire connaître pour le bien général, que je voudrais main-
tenant tenter une rapide esquisse.
Tous les vaccins antityphiques employés et préparés antérieure-
ment, — et nous avons déjà dit qu'ils sont nombreux, — comportent
des cultures des divers bacilles typhiques atténués par des procédés
chimiques et physiques variés, et ils ont ceci de commun qu'on les
injecte aux hommes à immuniser, en solution aqueuse, soit par la
voie intra-veineuse, soit plutôt par la voie sous-cutanée.
L'expérience a montré que, pour procurer une immunisation effi-
cace et dura'ble contre les typhoïdes, il faut injecter au total à chaque
homme non moins de deux milliards de chacun des trois baciHes
typhiques. C'est ainsi que le sujet doit recevoir, de chacun de ces
bacilles, un nombre plus grand qu'il n'y a d'habitans sur cette plané-
tule terraquée. En microbiologie, pas plus qu'en astronomie ou dans
la physique atomique, il ne faut s'étonner des grands nombres qu'on
trouve, et ceux-ci, bien que n'ayant guère de commune mesure avec
ceux qu'on rencontre dans la pratique courante de la vie civile... ou
miUtaire, sont en réalité petits à côté, par exemple, du nombre des
phagocytes ou des globules rouges du sang. C'est donc en réahté une
dose assez faible de bacilles typhiques atténués qui suffit à la vacci-
nation. Cette dose ne doit pas être tout à fait la même, suivant la
nature et la préparation du vaccin employé, et il est clair par exemple
qu'il faudra un plus grand nombre de bacilles chauffés à 60° que
de bacilles chauffés à 33". Mais au total la dose que j'ai signalée
indique un ordre de grandeur exact. Si on la diminue, l'immunité
conférée n'est ni suffisante, ni durable ; si on l'augmente, l'immu-
nisation est plus efficace, mais les accidens toxiques produits par les
injections sont plus graves. La dose indiquée ci-dessus correspond
donc à une immunisation suffisante, mais n'entraînant pas d'effets
trop dangereux. Tout ici bas, et non moins en thérapeutique qu'ailleurs,
n'est que cotes mal taillées et équilibres instables entre des influences
et des forces antagonistes.
REVUE SCIENTIFIQUE.
943
Or, avec les vaccins, employés jusqu'aux travaux de Le Moignic.et
qui sont tous à excipient aqueux, il était impossible d'injecter en une
seule fois la quantité nécessaire à l'immunisation, car cela eût entraîné
généralement des effets toxiques très graves et souvent mortels. Il a
donc fallu subdiviser la dose et la faire absorber au sujet en plusieurs
injections successives, et convenablement espacées, pour qu'il ait le
temps, avant chacune d'elles, de se remettre des effets de la précédente.
C'est ainsi que jusqu'en 1917 les vaccinations antityphiques aux
armées ont comporté pour chaque homme quatre injections succes-
sives, depuis lors réduites à deux, séparées par quelques jours de repos.
Cette répétition des injections n'a pas peu contribué à rendre
impopulaire parmi les hommes la vaccination.
Non seulement celle-ci cause ainsi à trois ou quatre reprises des
malaises qui la font redouter des soldats, mais, par suite du repos
avec diète obhgatoire dans les intervalles, elle détermine pendant
deux ou trois semaines et souvent davantage, l'indisponibilité du
contingent. Cela a parfois provoqué, et non sans raisons, quelque
mauvaise humeur du commandement à son égard, car on conçoit ce
que représente au point de vue du coefficient d'utiUsation, de la
combativité et de la mobilité de l'armée, le fait qu'elle soit tout
entière et chaque année rendue ainsi indisponible pendant des
semaines. On peut calculer que cela équivaut, — puisque trois
semaines sont contenues dix-sept fois dans cinquante-deux, — à une
diminution des effectifs et de la valeur de l'armée égale à un dix-
septième, ce qui correspond à des centaines de mille hommes. Dans
les usines travaillant pour la défense nationale, dans les poudreries,
la vaccination antityphique ou antityphoïdique (on dit les deux)
est demeurée impraticable, car elle réduisait, dans d'importantes pro-
portions, le rendement de ces établissemens qui doit toujours rester
intensif.
La répétition des injections a encore un autre inconvénient; elle
expose à la répétition des accidens, surtout cardiaques et nerveux
parfois graves, des chocs vaccinaux dont l'intensité n'est pas moins
grande à la dernière injection qu'à la première. Enfin U est évident, —
et d'ailleurs vérifié expérimentalement, — que plus la dose de vaccin
injecté est élevée, plus tôt est acquise l'immunité, et par conséquent
l'espacement et le fractionnement des injections laissent pendant trop
longtemps le sujet à la merci de l'infection contre laquelle il n'est pas
encore immunisé.
Tout cela montre l'importance militaire, sociale et humaine du
REVUE DES DEUX MONDES.
problème auquel s'est attaqué avec ses collaborateurs, le docteur Le
Moignic lorsqu'il s'est proposé de rechercher une méthode de vacci-
nation antityphoïdique qui permît d'injecter en une seule fois la
dose nécessaire. C'était là, comme il l'a si bien dit, « une œuvre de
guerre. » En la réalisant, il a apporté à la défense nationale une
contribution vraiment utile et noble et dont les chiffres précédens
permettent de mesurer l'importance.
Ce n'est point par son mode de stérilisation de la culture micro-
bienne vaccinale que le vaccin Le Moignic se distingue de tous les
autres, comme ceux-ci se distinguent entre eux. C'est par la nature
du support liquide du vaccin, support qui lui sert de véhicule dans
l'injection. Tandis que les autres vaccins antérieurs sont suspendus
dans l'eau, Le Moignic suspend le sien dans des corps gras, dans un
mélange huileux. De là le nom de lipo-vaccin qu'O lui a donné. 11 se
trouve, —pour indiquer tout de suite le résultat obtenu, — qu'une seule
injection d'un seul centimètre cube de ce vaccin suffit à immuniser,
sans effets toxiques séHeux, contre les fièvres typhoïdes.
Les raisons qui ont conduit son auteur à cette découverte si
simple, — souvenons-nous de l'œuf de Colomb, — et si importante,
ne procèdent pas, comme il arrive souvent dans les sciences biolo-
giques, d'un heureux hasard expérimental. Elles procèdent à la fois
de la théorie et de l'expérimentation les plus rigoureuses.
11 lui est apparu en effet, dans l'hypothèse préliminaire qui a guidé
ses recherches, que c'était le mode de suspension aqueuse des vaccins
antérieurs qui était cause de leur toxicité, l'eau, d'une part, étant
rapidement absorbée par le courant circulatoire et les tissus, et
agissant d'autre part, par des phénomènes osmotiques bien connus,
en extrayant avec rapidité des cellules bacillaires les substances
toxiques incluses. Le docteur Le Moignic a pensé qu'en suspendant
les bacilles dans un milieu huileux, on atténuerait à la fois ces deux
phénomènes; le vaccin serait alors absorbé avec lenteur par l'orga-
nisme, et déterminerait des réactions moins brutales et moins graves
que dans l'eau physiologique.
L'expérience a prouvé \T.ctorieusement la justesse de ces prévi-
sions et l'hypotoxicité, — c'est ainsi qu'on dit à la Faculté, — du
lipo-vaccin par rapport à celle des vaccins aqueux. En opérant sur
des chiens des injections de lipo-vaccin ou de vaccin aqueux pré-
parés avec les mêmes doses de mêmes cultures bacillaires, on
constate, chez les animaux traités par le premier, des accidens in-
comparablement moins graves que chez les autres.
REVUE SCIENTIFIQUE. 945
D'autres expériences non moins ingénieuses et d'un intérêt encore
plus général ont été réalisées par Le Moignic ou ses collaborateurs.
Un cobaye meurt si on lui injecte 0 mmgr, 35 de sulfate de strychnine
en solution aqueuse. Il supporte, en revanche, une dose 6 fois plus
considérable de strychnine si on dissout cette base dans des
huiles.
Le rôle de l'excipient huileux est donc manifestement d'atténuer,
en la prolongeant, l'action pharmacodynamique, — pardon, ô Vûltaire !
— ou toxique d'un produit, parle mécanisme du ralentissement de sa
libération et, partant, de son absorption. L'huile ne livre son
contenu que peu à peu aux tissus, tandis que l'eau jelte le sien d'un
coup dans le courant circulatoire. Or ici, comme en beaucoup d'autres
domaines fort divers, chi va piano va snno.
D'autres expériences ont précisé mieux encore certaines causes
de la faible toxicité du lipo-vaccin : on a constaté au microscope que,
dans l'huile, les bacilles, au lieu de rester librement suspendus
comme dans l'eau, s'agglomèrent en petits amas, en petits gru-
meaux sphériques. L'absorption des bacilles conglomérés dans ces
petits amas injectés dans le derme doit être évidemment beaucoup
plus lente que s'ils étaient libres, puisqu'il est d'abord nécessaire que
les humeurs désagrègent leur agglomération.^
Si j'ose employer cette comparaison qui n'est qu'une analogie, les
petits amas bacillaires du lipo-vaccin sont absorbés plus lentement
que les bacilles isolés des autres vaccins, pour une cause semblable à
celle qui fait qu'un gramme de poudre de guerre en fines parcelles
(pareille à celle des fusils) brûle bien plus vite qu'une seule lamelle
de poudre pesant un gramme (semblable à celle des grosses pièces de
marine).
Il ne suffisait pas de montrer que le lipo-vaccin est moins toxique
que les vaccins aqueux antérieurs. Il était indispensable d'établir en
même temps qu'à dose égale, son pouvoir immunisant n'est pas infé-
rieur au leur.
Cette démonstration a été apportée d'une manière irréfutable à la
fois par l'expérimentation faite sur les animaux et par les résultats,
contrôlés au laboratoire, des vaccinations déjà nombreuses faites sur
l'homme.
Le lipo-vaccin Le Moignic contient par dose d'un centimètre cube
2 lUliards 600 millions de bacilles d'Éberth et 2 milliards 275 millions
dv. chacun des paratyphiques A et B, au total environ 7 milliards de
bacUles; ces microbes ont d'ailleurs été tués parles procédés les
TOME XLII. — 1917. 60
946 REVUE DES DEUX MONDES.
moins brutaux et les moins capables d'atténuer leur pouvoir antigène.
Cette dose unique est suffisante pour conférer Timmunité.
A la suite des premiers et brillans résultats obtenus, et officielle-
ment contrôlés, qui ont conféré aux soldats A^accinés en une seule
injection, et avec des effets toxiques insignifians, une immunité au
moins égale à celle des vaccins à injections successives et multiples
l'emploi du lipo-vaccin TAB n'a pas tardé à se répandre dans l'armée
et la marine. Dès maintenant, une soixantaine de mille sujets ont subi
avec succès cette vaccination, dont l'emploi, il faut l'espérer, ne tardera
pas à se généraliser largement pour le plus grand bien des troupes et
de la population et pour la plus grande sécurité des hommes. Dès
maintenant, le gouvernement grec notamment a décidé d'appliquer le
lipo-vaccin à toute son armée : voilà de la bonne expansion française.
A son efficacité pratique, si pleine d'avenir et si riche déjà de pré-
sent, à son utilité militaire qui prime tout aujourd'hui, la découverte
du docteur Le Moignic ajoute cet avantage d'apporter à la science une
contribution précieuse et riche de perspectives. S'il n'est en effet de
science que du général, la méthode du lipo-vaccin qui aborde sous^
un angle nouveau le problème des vaccinations, apporte à celui-ci
une solution d'ensemble qui déborde de toute part sa première
application aux typhoïdes. Il n'est en effet aucune des maladies
justiciables aujourd'hui ou demain des vaccins, à la prophylaxie ou
à la thérapeutique desquelles elle n'apporte une contribution et une
simplification fécondes. Dès maintenant, des recherches en cours
permettent de croire que ce procédé permettra de réaliser la vacci-
nation contre des maladies pour lesquelles elle avait été jusqu'ici
impossible.
La méthode des lipo-vaccins du médecin de la marine Le Moignic
nous apporte des armes nouvelles dans l'éternelle bataille contre la
maladie, dans l'art de tuer la mort. Elle est une de ces choses utiles,
simples et lumineuses, qui sont nées de la guerre, comme, dans un
orage atroce et qui voile la douceur bleue du ciel, on voit jaillir par-
fois des éclairs.
Charles Nordmann.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Derrière le crochet défensif que forment, d'Asiago à la Piave, en
se prolongeant par le massif du mont Grappa, les deux gradins du
plateau des Sept Communes, et le cours inférieur du fleuve, de Val-
dobbiadene ou de Vidor à la mer, la bataille, pendant quinze jours, a
été comme stationnaire. Stationnaire, mais non immobile ; les assauts
se sont succédé vague par vague, en général repoussés et aussitôt
suivis de contre-attaques. Remise du grand désordre engendré par
le premier choc, et ([uoiqu'elle eût subi en hommes et en matériel
des pertes dont il n'y a pas à dissimuler la gravité, sans compter
cette diminution du moral des troupes que les chiffres ne mesurent
ni n'expriment, mais qui heureusement n'a pas duré, l'armée itahenne
a fait tête, et l'avance austro-allemande a été suspendue. Ce peuple,
qui sent si vivement, a donné, dans leur ordre naturel, toutes les
réactions opposées qu'on devait attendre de lui. Maintenant, r<3rgueil
ou la fierté, et la haine séculaire du Tedesco, non plus seulement de
VAustriaco. sont entrés en ligne. Les renforts anglais et français
sont arrivés à pied d'œuvTe. Mais, depuis une semaine, on signalait
de fortes concentrations ennemies, notamment dans le val Sugana,
entre Trente et Rov^ereto, et de petites actions se sont produites, au
delà du Pasubio,sur la rive orientale, et même jusque sur la rive occi-
dentale du lac de Garde, jusque dans les Giudicarie. Or, du val
Sugana, la Brenta, coupant le plateau des Sept-Communes, conduit
à Padoue parBassano; l'Adige est la voie qui descend de Trente et de
Rovereto sur Vérone ; et, par la Giudicaria, l'on débouche dans la
région de Brescia. Ce sont des routes à surveiller.il ne faudrait pas
que le mouvement tournant, commencé vers les sources de l'Isonzo
se continuant et se développant toujours plus à l'Ouest, vînt menacer
d'une prise à revers l'armée italienne et les contingens alhés. La
violence persistante des attaques sur Asiago donne à réfléchir ;
948 REVUE DES DEUX MONDES.
mais nous sommes avertis, et avoii pensé au péril, c'est y avoir paré.
Sous Cambrai, il était probable que le commandement allemand
n'accepterait pas sans regimber la sévère leçon que venait de lui
infliger le général Byng. En effet, tout bonteux de s'être laissé sur-
prendre à son tour, cet illustre artisan de surprises s'est roidi et piqué
au jeu. On avait annoncé que la Ugne Hindenburg avait été crevée en
vingt endroits; pour sauver le prestige de son fétiche , il a voulu
montrer qu'elle était « increvable. » Et, comme, — on est obligé de
l'avouer, — nous savons vaincre, mais nous ne paraissons pas encore
savoir profiter de nos victoires, il est parvenu du moins à empêcher le
succès tactique des Anglais de se changer pour lui en désastre stra-
tégique. Après la ruée des tanks et de l'infanterie, le 51 novembre, le
iront britannique dessinait un saillant en angle, dont la branche Sud
allait des environs de Vendhuile à Masnières, et la branche Nord de
Masnières à Mœuvres.En hâte et en masse, l'ennemi a ramené des
réserves de partout où il en a pu trouver, et de très loin, puisqu'il a
poussé au feu des divisions récemment arrivées de Russie. 11 les a
jetées contre les soldats de sir JuUan Byng, avec un acharnement
incroyable, dix fois sur le même point, dans la même journée. Son
objectif étant de rabattre les Anglais sur la bissectrice de l'angle tracé
par leurs hgnes, il a allumé et entretenu cinq foyers de combat
principaux, l'un au sommet, à Masnières, et il a contraint le général
Byng à évacuer ce village pour se retirer aux Rues-Vertes; deux
autres dans la partie Mord, autour de Bourlon et de Mœuvres ; les
deux derniers dans la partie Sud, autour de la Vacquerie et de
Gouzeaucourt. Si Ludendorff n'a pas enflé les résultats, il y aurait,
au prix de très lourds sacrifices, assez largement réussi.
Quoi qu'il en soit, le plus important pour nous n'est -pas dans ce
que les Allemands ont pris ou repris, gagné ou regagné. Il est dans le
supplément de ressources, dans le nouvel afflux de forces, vivantes et
inanimées, dont ces actions coûteuses témoignent qu'ils ont pu dis-
poser. Ne nous y méprenons pas et ne nous leurrons pas; ce dont ils
ont disposé devant Cambrai, ils en disposeront encore ailleurs. C'est
le moment de nous méfier, pour toute sorte de raisons. D'abord,
parce qu'il leur faut tâcher de conclure, avant que les États-Unis
fassent effectivement, positivement leur partie dans la guerre.
Ensuite, parce que la défection russe, autant que leur facile "victoire
du Frioul, les a remontés de ton, et que, déprimés physiologique-
ment, souffrant dans leurs membres et dans leurs entrailles, leur
âme est pourtant restituée et restaurée en toute sa superbe. Ils n'en
REVUE. CHRONIQUE, 94^
ont pas une moindre envie ni un moindre besoin de la paix, mais ce
n'est vraisemblablement plus de la même paix. Attention ; attention
partout; à notre armoe de Salonique, s'il leur vient à l'esprit que le
plus pressant pour eux est de se donner de l'air à l'Orient; en Italie.
s'ils voyaient jour à s'y faire brèche dans l'armée ou dans la nation ;
en France, s'ils sont convaincus, ainsi que nous le sommes nous-
mêmes, que la décision ne s'obtiendra que sur le front occidental.
Ici encore, prévoir, c'est parer. II n'y a pas à être optimiste, ni
pessimiste; ces mots mêmes n'ont aucun sens, en face des faits, qui
sont ce qu'ils sont, et qui ne sont ni meilleurs ni pires ; mais il s'agit
d'être réaliste, de ne négliger rien et de n'exagérer rien ; non d'être
sûr, ni d'être inquiet, mais d'être prêt.
Plaçons-nous premièrement en face du fait de l'anarchie russe.
Nous avons appris, il y a un mois, que Lénine, tout à coup sorti
de sa cachette, s'était aisément rendu maître de Pétrograd, et que
Kerensky, avec son gouvernement provisoire, s'était évanoui comme
une fumée ou comme un son. Il y a quinze jours, nous apprenions
que le dit Lénine, ou plutôt Vladimir lUtch Oulianofî, dit Lénine,
avait, sous le nom de « Commissaires du^oyief du peuple, » constitué
un gouvernement de sa façon, s'il est permis de parler en ce cas
d'un gouvernement, où Trolsky, dit Bronstein on Braunstein (voyez
la liste de la y)/o?v2in^ /^os^), jouait le rôle de ministre des AtTaires
étrangères, et qui devait bientôt appeler à la dignité de généralis-
sime le vieil adjudant Krylenko, dit « le père Abraham, » ou peut-
être Aron Abram, dit Krylenko. Mais un « gouvernement » popu-
laire, révolutionnaire, et même ultra-révolutionnaire, ne peut pas,
même investi et institué par sa propre usurpation, même se préten-
dant émané directement du peuple, ne pas avoir au moins l'appa-
rence de s'appuyer sur un semblant d'assemblée. Aussi Lénine et
ses compères en ont-ils immédiatement fait une, composée de repré-
sentans spontanés et improvisés, ou soi-disant représentans, — car
comment élus et nommés par qui ? — des comités de paysans, de
l'armée, des associations professionnelles de postiers et de chemi-
nots. Le truc est grossier : par un cycle de complaisances réci-
proques, Lénine et ses co-commissaires tirent leur pouvoir de la
pseudo-assemblée du peuple, qui tire le sien de l'agrément et de la
commodité de Lénine.
De toute manière, ce pouvoir, qui es't ce qu'U est et qui vaut
ce qu'il vaut, qu'en font-ils ? Et, question préalable, qu'U serait
bien utile d'élucider, dans quel rayon exactement, sur quel territoire
950 REVUE DES DEUX MONDES.
s'exerce-t-il ? Être maître de Pétrograd, avions-nous fait observer,
n'est point être maître de la Russie. Depuis lors, il est apparu, dans
l'incertitude des nouvelles, que les suppôts de Lénine avaient conquis
Moscou après Pétrograd, et que peu à peu la contagion s'est étendue
Si l'on essaie d'en suivre l'infiltration, à la trace. des indications que
peuvent fournir les élections à la Constituante, qui ont commencé
malgré tout à la date antérieurement fixée du '25 novembre, on trouve
que les maximalistes ont la majorité, ce qui n'est pas absolument
posséder le pouvoir, outre Pétrograd et Moscou, à Smolensk et à
Tamboff, dans la Russie centrale, à Kharkhoff, plus au Sud, et, tout à
fait au Sud-Ouest, dans la seule ville de Nikolaïeff, sur le Boug. En
revanche, les Cadets l'emporteraient, en décrivant par l'Est un demi-
cercle du Nord au Sud, à Novgorod, Kostroma, Nijni-Novgorod,
Hiazan, Orel, Saratoff, Voronej, Poltava ; les socialistes-révolution-
naires, qui sont modérés par comparaison, sont vainqueurs en Crimée,
àSimferopol; Odessa, Kherson, lelizavetgrad, dans le Sud, restent
le domaine du bloc juif. Aucun parti ne semble en position de créer
ou de ressusciter rien qui ressemble à un gouvernement normal.
Mais il ne nous vient pas seulement de Russie des rumeurs d'élec-
tion, il nous en vient des bruits de séparation, symptômes ou mani-
festations d'une anarchie bien plus profonde, bien plus irrémédiable
encore. On dit que la Finlande se séparée, que l'Ukraine se sépare,
que la Crimée se sépare, que la Sibérie se sépare. Chacune des Rus-
sies veut avoir son autonomie, ses institutions, son armée, — pour
ne pas se battre, — son drapeau, pour le déposer.
Il n'y a plus de Russie, et la vérité perce lentement et douloureu-
sement qu'il n'y en a plus parce qu'il n'y en avait pas, parce qu'il
n'y en a jamais eu. Il n'y avait de Russie que dans le Tsar; non point
une nation, mais un régime, et moins un régime qu'une Cour, et
moins encore une Cour qu'un autocrate, un patriarche, un « Petit
Père; » un peu comme, pour les musulmans, il n'y a pas de nationa-
lité, mais une foi, une religion, la maison de la croyance, le Dar-el-
Islam. Le Tsar et le tsarisme renversés, l'armature ôtte, la Russie
s'écroule. Ce n'était qu'un décor, comme ceux que Potemkine
dressait pour son impératrice. Mais qu'ont donc fait pendant vingt ans
nos diplomates, s'ils n'en ont pas instruit leurs ministres? Et s'ils les
en ont instruits, par quelle aberration ou quelle espèce d'infirmité intel-
lectuelle n'avons-nous pu nous représenter objectivement toutes ces
Russies latentes, et ne concevoir qu'une fausse Russie in abstractol
*^ Mais il serait vain désormais de récriminer. Mieux vaut, parmi les
REVUE. CHRONIQUE.) 951
morceaux de l'immense empire qui gif à terre, chercher s'il n'en est
pas qui offre quelque solidité; en quelle province, en quels lieux,
l'ordre, un ordre quelconque, se serait réfugié, n'importe quul élément
ou quel facteur d'ordre persisterait, surA'ivrait, ou pourrait renaitre.
On a beau regarder, il n'y a pas deux points, il n'y en a qu'un où il
n'ait pas été, dès le début du mouvement maximaliste, et ne soit peut-
être pas encore entièrement impossible de fonder une résistance. C'est
le Sud, et, plus précisément, ce sont les pays cosaques, sur le Don et
la mer (JAzofT, groupés, sous l'autorité de Kaledine, autour de leur
capitale militaire et administrative, Novotcherkask. Nous savons mal,
évidemment, jusqu'où s'étend en fait cette autorité vers l'Ouest,
passé le bassin du Donetz,sur les autres fleuves, le Dniepr, le Dniestr,
et les rivages de la Mer-Noire. Nous ne disons par conséquent, et ne
voulons pas dire plus que : « Il n'est peut-être pas encore entière-
ment impossible » que Novotcherkask puisse être comme le noyau
autour duquel s'agrégeraient les parties saines de la Russie du Sud ;
mais cela, on nous rendra cette justice qu'aussi nous l'avons dit dès le
premier jour, Y avait- il un peu de roman ou de rêve? Dans tous les
cas, il n'était pas, et bien qu'à présent ce soit tard, il n'est peut-être
pas encore entièrement impossible de pénétrer jusque-là, par le
chemin le moins long, avec des moyens d'action qui sur place se
seraient confirmés et multipliés. L*a-t on fait, ou tenté seulement?
A-t-on fait ou tenté quoi que ce soit? On l'insinue, et nous ne
demandons qu'à en être persuadés. Si on l'a fait, ou si on l'avait fait
à temps, nous aurons ou nous aurions un gros poids de moins sur
notre coeur et notre conscience d'alliés, car ce n'est pas seulement à
la Russie, mais à la Roumanie que nous pensons.
Sans doute, du Don au Sereth, il y a, à vol d'oiseau, de 800 à
4 000 kilomètres, et les chevaux cosaques ne les franchiraient pas
d'une étape. Mais tout est relatif, et dans l'énormité de la Russie, plus
encore dans l'énormité de cette guerre, c'est une distance relntivement
faible. Oui, notre cœur et notre conscience d'alliés ne peut se détourner
de la Moldavie. Notre intérêt, comme nos sentimens, nous le défend.
Il y avait là, cramponnée au rocher, chaque jour plus battu et de plus
près entouré parle flot furieux, une armée, devenue excellente, de
plusieurs centaines de mille hommes. De plus en plus, avec l'Europe
centrale plus rassurée sur la poitrine, et, dans le dos, une Russie dé-
faillante, elle a été coupée du monde, réduite à vivre sur. elle seule,
acculée peut-être à une fatalité qui fait fiémir. Qu'avons-nous fait
pour lui tendre la main ; et une autre main que la nôtre, une main plus
952 REVUE DES DEUX MONDES.
proche, ne pouvait^elle lui être tendue? Cette main, ne pouvions-nous
pas nous mêmes la prendre et la guider pour la lui tendre ? Six cent
mille Roumains, trois cent ou quatre cent mille soldats intacts à
ramasser dans la Russie du Sud, ce serait en tout une armée d'un
million dhommes, de quoi maintenir un front oriental et fixer une
armée austro-allemande. S'il n'est pas entièrement impossible de le
faire, et si ce n'est pas décidément trop tard, il faut de toute néces-
sité y travailler, ne fût-ce que pour rompre le charme mauvais qui, en
trois ans, aura fait une Belgique martyre, une Serbie martyre, une
Roumanie martyre, sous les yeux d'une Entente, non pas, certes et
Dieu merci! indifférente, mais impuissante. Combien de tort ne nous
a pas causé, chez certains neutres, cette épithète qu'on nous a perfi-
dement et obstinément attachée : les « impuissans » Alliés, lôs impo-
tentes Aliados ! Pour être les plus puissans, que nous a-t-il manqué,
alors que nous avions tout le reste, et que nous l'avions en surcroît?
De voir, de savoir, de vouloir et d'agir. De faire la guerre de tout notre
pouvoir, de ne pas, en quelque sorte, la laisser se faire d'elle-même,
sans la « penser » et sans la diriger. De ne pas la traiter fragmentai-
rement, en décousu, par petits paquets et par petits bouts. En
d'autres termes, d'avoir un plan, et, pour en avoir un, d'avoir un
commandement et un gouvernement.
Au fur et à mesure que, par la fuite même du temps et la lassi-
tude des peuples, le dénouement se rapproche, la nécessité s'en fait
d'autant plus ardemment sentir que le drame se resserre autour de
nous, en Qccident. A peine entrés dans l'institut Smolny, avec esca-
lade et effraction, Lénine et Trotsky n'ont eu rien de plus pressé que
d'ouvrir des pourparlers à fin d'armistice, si ce n'est de publier les
traités « secrets » conclus par la Russie avec les autres États de l'En-
tente, depuis le mois d'août 1914. Reprocherons-nous à ces person-
nages une incorrection qui, en soi, mériterait d'être taxée très dure-
ment? Ce serait montrer plus de dépit ou de ressentiment qu'il ne
convient. Ce serait accuser un coup qui ne nous a pas touchés. Il n'y
a pas un article, pas un paragraphe, pas une phrase, par une Ugne
des textes que Trotsky se flatte d'avoir découverts, et par la révélation
desquels U espère avoir tué la « diplomatie secrète, » — comme s'il
pouvait y en avoir une autre, comme s'il ne convenait pas d'abord de
s'expliquer sur la « diplomatie » et sur le « secret I » — il n'y a pas un
mot qui soit pour nous causer la moindre gêne, que nous ne soyons
prêts à avouer et soutenir publiquement. Un de nos ministres a cru
bon de parler au Tsar non seulement de la restitution pure et simple de
REVUE. CHRONIQUE. 953
r Alsace-Lorraine, mais des précautions, d'ordre militaire, politique
ou économique, que nous aurions éventuellement à prendre contre
l'Allemagne prussienne sur la rive gauche du Rhin ? Il a bien fait, il
doit en être remercié et féhcité ; le souci, de sa part, était aussi légi-
time que sage ; et, s'il ne l'avait pas eu, il aurait failh aux devoirs
de sa fonction. Trotskyn'a plus qu'à compléter son œuvre en publiant
parallèlement, s'il peut mettre la main dessus, les conventions et les
propositions des Puissances de l'Europe centrale. En attendant,
Lénine négocie avec l'état-major allemand, par l'intermédiaire de
quelques fantoches, et le plus scandaleux de l'affaire est que le gou-
vernement impérial a accepté d'emblée de recevoir ces étranges par-
lementaires. Un aussi haut seigneur que le maréchal-prince Léopold
de Bavière s'est dérangé pour eux; et les plus hauts représentans des
deux Empires les plus guindés qui soient au monde ont autorisé la
conversation.
Répétons-le ; ce serait tout ce qu'il y a de plus scandaleux, si ce
n'était bien plus encore instructif ou démonstratif, et l'on eût écrit :
« édifiant, » mais un adjectif impliquant une quahté morale hurlerait
trop ici. Rien ne prouve mieux que cette bande d'anarchistes est
manœuvréepar l'Allemagne, et on le savait ; mais rien, surtout, ne
prouve mieux combien l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ont besoin
de la paix, que cette prompte et humble résignation à l'accepter de
n'importe qui. Besoin plus fort que la victoire même, puisque c'est au
lendemain d'un de leurs plus grands succès de toute la guerre, deleur
offensive, étonnamment réussie, sur l'Isonzo, qu'elles se soumettent
à cette humihation. Aussitôt que les commissaires du peuple, dûment
et congrûment stylés, ont eu prononcé les paroles magiques,
le comte Herthng et M. de Kiihlmann ont répondu, de Berhn :
« Armistice sur tous les fronts des belUgérans; » et la formule
demeurait ambiguë : « Tous les fronts des belhgérans, » ce pouvait
être : les diverses armées de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie,
d'un côté, de la Russie, de l'autre; mais M. de Seidler a dissipé
l'équivoque, en spécifiant, de Vienne : « Dans le dessein de parvenir
à la paix générale, >- tandis que le comte Czernin saluait tout bas, au
nom de l'empereur Charles, sous le déguisement de Trotsky, « le
gouvernement russe. »
Le « gouvernement russe, » sensible à ces déhcatesses, a émis la
prétention de « causer « non seulement pour lui, mais pour nous. Bien
entendu, nous avons haussé les épaules. Alors, il a poussé cynique-
ment sa pointe. Armée par armée, le front oriental est tombé en pous-
954 REVUE DES DEUX MONDES.
sière. Sur le premier moment, il a semblé que seule une de ces
armées, la cinquième, consentît à ce déshonneur, Puis, de proche en
proche, l'exemple a fait tache. L'armée de Tcherbatcbeff, en liaison
avec l'infortunée armée roumaine, deux fois trahie, s'était gardée
longtemps indemne; elle a, assure-t-on, fini par se pourrir. Le com-
mandant en chef Doukhonine avait repoussé avec mépris le papier
infâme : les égorgeurs de Krylenko l'ont assassiné. « Il a été, gémit
hypocritement l'aspirant-généralissime, victime de la loi de Lynch. »
On connaîtra et on comptera un jour toutes ces victimes innocentes,
que la férocité aveugle de la plus ignorante des foules a stupidement
immolées. On énumérera tous les renoncemens, tous les abandons, et
toutes les lâchetés, faisant suite, souvent chez les mômes hommes, à
tant de dévouement, d'héroïsme et de sacrifices. 0 splendeur d'hier,
misère d'aujourd'hui ! Il n'y aura eu ni plus de gloire, ni plus de
honte dans aucune histoire.
Quant à nous, il serait indigne de nous-mêmes de rappeler à ceux
qui se piquent d'être les interprètes de la volonté russe pourquoi nous
sommes entrés dans cette guerre, et il serait, d'ailleurs, parfaitement
inutile de leur montrer dix de nos déparlemens couverts de ruines, la
France mutilée, nos enfans morts. Nous n'avons pas cessé de penser
qu'un peuple honnête, ainsi qu'un honnête homme, respecte sa
signature, et exécute les traités. Où nous avions mis notre encre, nous
ne regrettons pas d'avoir mis notre sang. Ce fut notre premier et ce
sera notre dernier mot. On ne nous arrachera pas une plainte : nous
repousserons loin de nous les conseils de découragement. Pour dire le
vrai, l'Entente traverse une série d'épreuves. Mais elle en a vaillam-
ment supporté bien d'autres ; si trop de choses paraissent tourner
contre elle, n'omettons pas, sans illusion et sans forfanterie, de
marquer ce qui est en notre faveur. N'oublions pas que la présente
guerre ne ressemble à nulle autre, qu'elle ne se fait pas et ne se
décidera pas seulement par les armées et par les armes, mais que
c'est la lutte intégrale de quinze nations tout entières contre quatre
nations tout entières; et qu'elles y sont engagées de tout ce qu'elles
sont, de tout ce qu'elles ont, de tout ce qu'elles font. Est-ce l'Europe
centrale, même à demi débloquée vers l'Orient, ou la moitié de l'uni-
vers, avec ce que lui fournit la terre et ce que transportent les mers,
qui sera usée la première? L'ancien chanceher, M. de Bethmann-
Hollweg, aimait à brandir « sa carte de guerre. » Mais cette carte
était tendancieuse et incomplète. Il n'y faisait figurer ni les colonies
ni les océans. Les colonies? L'Allemagne vient de se voir enlever, dans
REVUE. CHROMQUE. 9S5
l'Afrique orientale, la dernière qui lui lût restée. EUe n'a plus doré-
navant un pouce de sol africain, asiatique ou océanien. Opposera-
t-elle ses conquêtes en Europe? Mais, outre qu'elles sont loin de
lui être définitivement acquises, en Europe même elle a perdu ces
espèces de colonies que, par son commerce et sa « culture, » elle avait
réussi, pour ainsi dire, à insinuer, à insérer dans les plus \ieux et les
plus riches pays. « Un empire colonial, s'écriait récemment un
pangermaniste,nous est plus nécessaire que jamais pour nous assurer
les ressources alimentaires et les matières premières indispen-
sables. » Européennes et extra-européennes, sous sa souveraineté
ou la souveraineté d'autrui, l'Allemagne a perdu toutes ses colonies.
Il serait prématuré d'en conclure qu'elle a « perdu la guerre. » Mais,
en regard de la colonne où elle allonge et étale son actif, ce sont de
gros chiffres qui s'inscrivent à son passif.
Ainsi, toujours, dans les deux camps, le bon et le mauvais, les
chances et les risques sont en balance. Dans le nôtre, la Russie s'en
va, l'Amérique arrive; ce n'est pas une consolation, mais c'est une
compensation. Librement, déhbé rément, les États-Unis pénètrent
plus avant dans la guerre. Ils y réclament toute leur part : le Pré-
sident demande au Congrès delà déclarer à l' Autriche-Hongrie; et,
s'il réserve pour le moment « les deux autres outUs de l'Allemagne, »
la Bulgarie et la Turquie, c'est, dit-U, « qu'ils ne sont pas encore en
travers du chemin direct de notre action nécessaire. » Résolus à
aller « partout où les nécessités de cette guerre nous conduiront, il
me semble, ajoute M. Wilson, que nous devrions aller seulement là
où les considérations immédiates et pratiques nous conduisent. »
VoOà du moins qui est très net et très clair. Tous les traits essentiels
de ce message sont aussi clairs et aussi nets. Si, à la première lec-
ture, l'opinion française est restée un temps, du reste très court,
déconcertée ou hésitante devant certains passages plus vagues ou
plus généraux, c'est que le ton et le style s'en accordent encore
assez mal à nos habitudes. Un tel programme, un tel langage poh-
tique, où il entre quelque chose de si nouveau, et d'un peu plus neuf
que nouveau, et d'un peu plus jeune que neuf, s'écartent trop de nos
formes de penser et de parler latines, eoulées dans le monde clas-
sique. Et, à côté de ce qui est communément américain, H y a ce qui
est personnel au président WUson. Il y a donc une abondante affir-
mation d'idéalisme, une large exposition ou profession de principes,
et il y a delà leçon et du prêche, du juriste et du piétiste. « Lepeuple
•dfis États-Unis désire la paix par la défaite du mal, >> prononce solen-
956 REVUE DES DEUX MONDES.
nellement M. Woodrow "Wilson, qui termine : « Les yeux du peuple
sont ouverts et ils voient. La main de Dieu est tendue sur les nations.
Il leur montrera sa grâce, je le crois pieusement, seulement si elles
s'élèvent vers les lumineuses hauteurs de sa propre justice et de sa
propre miséricorde. » Les hommes d'État de la vieille Europe, « en
cette heure de midi de la vie du monde, » n'ont pas coutume de s'ex-
primer ainsi. Peut-être aussi avons -nous le tort de nous en tenir,
pour les morceaux de doctrine, à des versions trop littérales, et une
véritable traduction voudrait-elle une transposition, quelquefois un
commentaire. Qu'on se souvienne de deux des messages précédens,
celui du 2 avril et celui du 22 janvier 1917, au fond identiques au
dernier. Notre première impression ne fut pas sans mélange ; cepen-
dant l'homme qui les avait écrits est le même qui devait tout de suite
ou bientôt déclarer la guerre à l'Allemagne. Qui sait si ces péri-
phrases qui nous embarrassent ne sont pas simplement des précau-
tions oratoires, à l'usage du peuple américain, que, tout juriste et
piétiste qu'U est, le président Wilson connaît et manie supérieure-
ment? Quant à ce qui est de ses idées sur l'Europe et aux perspec-
tives qu'il lui plaît de s'ouvrir sur les progrès d'un peuple allemand
délivré du militarisme et transformé par la démocratie, U nous sera
permis de remarquer qu'il ne voit l'Europe qu'à travers l'Atlantique,
tandis que nous sommes, à cru et à ^if, au contact de l'Allemagne,
dont le naturel n'a pas changé depuis le commencement et ne chan-
gera pas jusqu'à la consommation des siècles. C'est ce qu'il ne refu-
sera point d'entendre. 11 nous a déjà entendus. On s'est étonné que
M. Wilson, entre les réparations que la paix apportera, n'ait pas men-
tionné r Alsace-Lorraine, L'unique raison de ce silence est, nous
croyons pouvoir l'assurer, que le jugement du Président et le juge-
ment du peuple américain sont à présent fermes, définitifs et iné-
branlables là-dessus. Ils ne connaissaient qu'imparfaitement cette
question, qui était pour eux une question lointaine ; dès qu'ils l'ont
mieux connue, ils l'ont tranchée selon la justice et le droit. Le droit
et la justice sont des choses qui vont sans dire.
Mais, de tout ce que dit M. Woodrow Wilson, voici, en plein reUef,
ce qu'il faut retenir, ce qui d6nne au message présidentiel son accent
et son caractère. A deux reprises, avec une énergie redoublée, il en
fait le serment : « Notre objet est de gagner la guerre, et nous ne
faiblirons pas, nous ne souffrirons pas d'en être détournés jusqu'à
ce qu'elle soit gagnée. » Et encore : « Qu'il n'y ail pas de malentendu.
Notre tâche présente et immédiate est de gagner la guerre, et rien ne
REVUE. CHRONIQUE. 951
nous en détournera que ce ne soit accompli. Toutes les forces et
toutes les ressources que nous possédons en hommes, en argent ou
en matériel seront consacrées à cette tâche jusqu'à ce qu'elle soit
achevée. A ceux qui désirent amener la paix, je conseille de porter
leurs avis ailleurs. Nous n'en aurons cure. »
« Gagner la guerre, » c'est à merveille. On veut la victoire. Tout
le monde la veut, et la malencontreuse lettre de lord Lansdowne
tombe dans le vide ; mais, en conséquence, on doit vouloir les
moyens de la victoire. Nous avions espéré que la Conférence inter-
alUée, qui a siégé à Paris durant toute une semaine qu'on nous avait
promise décisive, nous aurait dotés enfin du premier et du plus
efficace de ces moyens, l'unité du commandement. La fin nous laisse
quelque déception. Nous n'avons eu que des mesures éparses, concer-
nant lespectivement les finances, l'armement et l'aviation, les impor-
tations, les transports maritimes, le ravitaillement, le blocus; et
jious n'en nions pas l'intérêt, mais ce n'est pas ce que nous atten-
dions. On nous dit bien que la « création d'un Comité naval suprême
interallié a été décidée, » et que, « au point de vue militaire, l'unité
d'action a été mise en voie de réalisation certaine par l'état-major
interallié qui est au travail d'après un programme établi sur toutes
les questions à l'ordre du jour, » Mais encore nous attendions et nous
espérions davantage. Une question demeure qui domine « toutes les
questions à l'ordre du jour. » On l'a posée en ce raccourci saisissant :
« Qui contre Hindenburg ? » Ce qui ne veut pas dire : « Quel autre
génie contre ce génie ? » mais tout bonnement : « Quel chef unique
contre ce chef unique ? » Assurément, en changeant deux fois notre
commandement, en annulant l'axiome pourtant certain que l'homme
ne vaut pas seulement ce qu'il vaut, mais ce qu'il vaut plus ce qu'on
croit qu'il vaut, et que son mérite se multiplie par sa légende, nous
n'avons pas rendu le problème plus facile à résoudre. Pour avoir un
contre-Hindenburg, il eût fallu garder quelqu'un qui fût consacré et
sacré ; osons le dire, qui fût tabou. Il eût fallu garder, à la romaine, le
consul même malheureux; à plus forte raison, le consul heureux ; et
nous pouvons mesurer maintenant toute la gravité et toute la portée
de l'erreur commise en ne le gardant pas. D'autres objections plus
théoriques, et du domaine constitutionnel ou quasi-constitutionnel,
ont été soulevées. Un des alliés aurait fait comprendre que ses
traditions interdisaient à ses armées de servir sous un chef étran
ger. Mais cette nation est la même que la guerre a contrainte à
renverser toutes ses traditions, qui lui interdisaient aussi de décréter
9o8 REVUE DES DEUX MONDES.;
l'obligation du service militaire. Aucun de ces argumens, si forts
qu'ils paraissent, n'était sans réplique, et le meilleur ne tenait pas une
seconde devant la nécessité. C'est bien assez que les coalitions portent
en elles-mêmes ce germe de faiblesse congénitale, d'être des coali-
tions : il est dangereux, il peut être mortel de le cultiver, et on le
cultive, si on ne l'extirpe pas. Ce sont des macliines lourdes et dis-
persées qui ne s'allègent et ne se concentrent que rassemblées dans
une seule et même main. Mais lapuissance des États se détermine moins
par leur volume que par leur densité; or, la densité de l'Europe cen-
trale fait échec au volume de l'Entente. Elle a réalisé,- l'Europe cen-
trale, la Millel-Europa, — plus que le commandement unique, presque
le gouvernement unique. Les plus belles considérations sur la supé-
riorité de nos institutions et de nos mœurs politiques, sur notre
amour de la liberté et notre passion de l'indépendance, n'y change-
ront rien. Nous voulons vaincre? Un chef, un chef, un chef. C'est,
entre les Alliés, «la place, la place, la place, comme disait Dante, qui
est vacante, à la face du fils de Dieu. »
A l'intérieur, qu'on en finisse avec les scandales, de la seule façon
qui doit en finir vraiment, par une exacte, stricte, égale et impitoyable
justice. La France en est impatiente. Parce que M. Clemenceau s'est
présenté à elle comme l'opérateur qui ne tremblerait pas, elle l'a
appelé de ses vœux et accueilli avec confiance. Mais qu'il n'aille
point s'y tromper : le crédit qu'elle lui a ouvert, illimité dans les
pouvoirs qu'elle lui accorde, est au contraire très limité dans les délais
qu'elle lui assigne. On lui a tant dit': « Vite et tout! » qu'elle veut
tout, et qu'elle le veut vite. M. Clemenceau s'est évertué à lui faire
croire qu'il n'était pas comme les autres ; il serait fâcheux pour lui
qu'elle crût constater, à ses œuvres qui ne seraient encore que
des discours après des articles, qu'au fait et au prendre, il est
comme les autres. Vite et tout. Otez-nous de la tête ces histoires
empoisonnées. Assez de préoccupations nous obsèdent : Salonique,
l'Italie, l'Escaut, l'Aisne, Verdun, Belfort. Nous entendons pouvoir,
en toute tranquillité, en toute sécurité, ne regarder que vers le
front et regarder vers tous nos fronts.
Charles Benotst.
Le Dircateur-Gérant
flE.\É DOUMIC.
SIXIÈME PÉRIODE. — LXXXVIP ANNÉE
TABLE DES MATIÈRES
DU
QUARANTE-DEUXIÈME VOLUME
NOVEMBRl!) — DECEMBRE
Livraison du l^'' Novembre.
Pages ►
Dl Consulat a l'Empire. — Lettres d'une mère a sa fille. — I. De Cons-
TANTiNOPLE AUX TUILERIES, par M. FRÉDÉRIC MASSON, de l'Académie
IVançaise 5
Degas et l'impressionnisme, par M. Robert DE LA SIZERANNE 36
Les Voix du Forum, deuxième partie, par Jean BERTIIEROY riT
Esquisses contemporaines. — Albert de Mun. — IL LOEvyre de défense
RELIGIEUSE ET DE DÉFEXSE NATIONALE, par M. ViCTOR GIRAUD 97
La Rive gauche du Rhin. — IL L'Opposition a la Prusse et les fluctua-,
TIONS DE la politique FRANÇAISE i'IS4S-lS70!, par JuLIEN ROVÈRE .... 127
La Belle France. — Portraits de chez nous. — IF, par M. Maurice
ÏALMEYR 164
Lks Anzacs. — Héroïque odyssée des Néo-Zélandais, par M. Charles
STIÉNON 198
Revue littéraire. — Une nouvelle « Vie de sainte Claire. » par
M. André BEAUNIER 217
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 229
Livraison du 15 Novembre.
La Flamme qui ne doit pas s'éteindre. — I. La Ra/ e de Fram:e, par
M. Etienne LAMY, de l'Académie française 241
Du Consulat a l'Empire. — Lettres d'une mère a sa fille. — II. Près de
LA princesse Caroline, par M. Frédéric MASSON, de l'Académie
française 269
.Notre .marine pendant la guerre. — La Deuxième escadre légère a la
RENCONTRE DE LA FLOTTE ALLEMANDE (2 AOÛT 1914), aVCC UnC Carte, par
le Commandant Emile VEDEL 308
Ce QUE LE MONDE CATHOLIQUE DOIT A LA FRANCE. — I. LA FRANCE AU BERCEAU
DE L'ÉGLISE. — Croisades et protectorat. — Les Rois très ruRÈTiENs,
par M. Georges GOYAU 338
Les 'Voix du Forum, troisième partie, par Jean BERTUEROY 370
Dans les ruines de nos monumens historiques. — Conserv.xtion ou restau-
ration > par M. André MICHEL 397
960 REVUE DES DEUX MONDES.
Pages.
Le Ravitaillement du Nord de la France et de la Belgique, par M. Raphaël-
Georges LÉVY, de l'Académie des Sciences morales et politiques. . . 411
Un Poète amkricain mort pour la France. — Alan Seeger, par Jean DORNIS. 4i.">
Revue scientivioue. — La Question nu pain, par M. Charles NORDMANN. 4ti7
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 469
Livraison du l*'" Décembre.
Le Nouveau Japon. — I. Les Héros et les dieix. — Les Funérailles de
VlMPÉRATRlCE. — LE DERNIER SaMURAI. — UNE RELIGION NOUVELLE,
par M. André BELLESSORT 481
La Flamme qui ne doit pas s'éteindre. — H. OÙ elle dure, où elle baisse,
par M. Etienne LAMV, de l'Académie française 515
Chroniques du temps de la guerre. — I. L'Assaut repoussé, par Pierre
TROYON 550
Petits poèmes, par Gérard D'HOUVILLE 582
La Kive gauche du Rhin. — 111. Entre deux guerres fiS70-i9U;, par Julien
ROVÈRE 597
Les Voix du Forum, dernière partie, par Jean BERTHEROY 630
Albert Dastre, par M. Charles NORDMANN 661
L' « Inviolabilité » du littoral allemand, par M. le Contre-Amiral DEGOUY. 668
Revue dramatique. — D'un Jour a vautre. — Œdipe-Roi, à la Comédie-
Française, — Adrien Rertrand, par M. René DOUMIC, de l'Académie
française 692
Revue littéraire. — Un Portrait de la France, par M. André BEAUNIER. 697
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 709
Livraison du 15 Décembre.
La Jeunesse de Louis-Philippe, d'après des documens inédits. — De
L'ANCIEN RÉGIME A LA TERREUR- — CONVERSATIONS AVEC DANTON ET
DUMOURIEZ, par M. Denys COGHIN, de l'Académie française 721
Madame Firmin, par André CORTHIS 759
La Mission de M. Jonnap.t en Grèce. — I. L'Ahdication du roi Constantin,
par M. Raymond RECOULY 803
La Flamme qui ne doit pas s'éteindre. — III. Comment la ranimer/ par
M. Etienne LAMY, de l'Académie française 833
Poésies, par M-"" la Comtesse DE NOAILLES 859
Les Héritiers Boirouge, fragmens d'histoire générale. — Scène de la vie
DE PROVINCE, par Honoré DE BALZAC ' 871
La Foire de Rabat. — II. Dans le mystère du Moghreb. — Une Nuit
MAROCAINE. — UN PARDON EN ISLAM. — AINSI PARLA SWl MOUSSA, par
MM. Jérôme et Jean THARAUD 885
L'OEuvRE de Rodin, par M. Robert DE LA SIZERANNE 915
Revue scientifique. — La Fièvre typhoïde et la guerre, par M. Charles
NORDMANN 935
Chronique de la quinzaine, histoire politique, par M. Charles BENOIST,
de l'Académie des Sciences morales et politiques 947
Paris. — Typ. Philippe Renouard, 19, l'ue des Saints-Pères.
TUFTSUNIVERSITYUBRARIES
3 9090 007 539 279
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