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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXXVII»   ANNÉE.    —   SIXIEME    PERIODE 


TOMB    XLII.    —    !•'   nOVEMBRB  i917. 


REVUE 


DES 


DEUX  MON 


LXXXVII»  ANNÉE.   —  SIXIÈME  PÉRIODE 


TOME    QUARANTE-DEUXIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES   DEUX  MOiNDES 

RUE     DE     l'université,    15 

1917 


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DU  CONSULAT  A  L'EMPIRE 

LETTRES   D'UNE    MÈRE  A    SA    FILLE  ^^) 


1 

DE    CONSTANTINOPLE    AUX    TUILERIES 


Après  dix  années  durant  lesquelles  la  vie  de  société  avait  été 
interrompue,  sans  que  les  élémeois»^,  qui  l'avaient  formée 
pussent  se  rencontrer  ou  se  rejoindre,  un  jour  vint  oîi  les 
sermens  de  haine  à  la  Royauté  parurent  périmés  et  où  les 
Français,  du  moins  la  majorité  d'entre  eux,  aspirèrent  à  une 
forme  d'existence  qui  fût  décente,  correcte  et  agiréable.  On 
n'avait  point  assisté  sans  dégoût  aux  fantaisies  de  luxe  grossier 
où  se  portaient  les  nouveaux  riches;  on  s'était  indigné  aux 
scandaleux  débordemens  du  dictateur;  on  s'était  moqué  des 
ladreries  bourgeoises  de  quelques  gouvernans  du  jour  et  de 
l'étalage  que  faisaient  de  leurs  exactions  certains  gouvernans  de 
la  veille  ;  on  était  las  d'émeutes,  las  de  cortèges  sanguinaires,  las 
de  coups  d'Etat,  las  de  mépris  et  las  de  haine.  Mais  était-ce  une 

(1)  Correspondance  inédite  de  M"^^  Carra-Saint-Cyr  avec  sa  fille,  il/™«  Char- 
pentier. Mss.  —  Cf.  Comte  de  Fazi  du  Bayet,  Les  généraux  du  Bayet,  Carra-Saint- 
Cyr  et  Charpentier.  Correspondances  et  notices  biographiques.—  A.  Dry,  Soldats 
ambassadeurs,  t.  I.  —  Galerie  militaire,  par  Babié  et  Beaumont,  t.  I.  —  Ghuquet, 
Mayencp.  —  Ch.-L.  Chassin,  La  Vendée  patriote,  t.  III.  —  Les  pacifications  de 
l'Ouest,  t.  I.  —  Peltier,  Paris.  —  Barras,  Mémoires.  —  Caudrillier,  La  Trahison 
de  Pichegru.  —  Cugnac,  Campagne  de  formée  de  réserve,  t.  II.  —  Lettres  et 
documens pour  servira  l'histoire  de  Joachim  Mural  (1767-1815),  t.  Il  et  suiv.,  etc. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


raison  pour  qu'on  se  plût  soudain  à  une  existence  réglée  en 
tous  les  détails,  hiérarchisée  au  point  que  nul  ne  put  faire  un 
pas  hors  de  sa  place,  et  que  la  fantaisie  fût  sévèrement  bannie 
—  au  moins  celle  qui  se  révélerait  au  dehors;  car  le  diable  n'y 
perd  rien?  Quel  sentiment  éprouvèrent  alors,  pour  accepter  ou 
subir  cette  vie,  les  hommes  et  les  femmes  appelés  à  participer 
au  nouveau  régime? 

Que  ceux  de  l'ancien  qui  retrouvaient  leurs  habitudes,  leurs 
façons,  même  leurs  places  et  qui  servaient  d'instituteurs  ou 
de  précepteurs,  considérassent  cette  révolution  comme  une 
revanche,  rien  de  plus  naturel.  Le  maître  avait  changé,  mais 
l'antichambre  demeurait,  et  c'était  l'essentiel.  Que,  à  quelques 
degrés  au-dessous,  des  anoblis,  tout  barbouillés  encore  de  la 
savonnette  de  monsieur  leur  père,  s'efforçassent  à  s'instruire  de 
gestes  qu'ils  n'avaient  jamais  faits  et,  haussés  par  un  coup  du 
ciel  aux  premiers  emplois,  prissent  une  joie  infinie,  eux  qui 
étaient  de  finance  tout  juste,  à  singer  les  gens  de  cour,  com- 
ment s'en  étonner?  Ils  allaient  se  pénétrer  si  intimement  de  leur 
rôle,  que  nul  ne  les  égala  en  ingratitude,  et  quêteurs  trahisons 
furent  aussi  bien  réglées  que  les  plus  célèbres.  Mais  les  autres, 
petits  nobles  ou  bourgeois  qui  s'étaient,  dès  le  début,  jetés  dans 
le  mouvement,  qui  devaient  leur  fortune  et  leurs  grades  à  la 
chute  du  trône  et  à  la  proscription  des  privilégiés,  comment 
admirent-ils  un  renversement  aussi  complet  de  leur  politique? 
Gomment  se  prêtèrent-ils  à  ce  qui  les  écartait  davantage  de  ce 
qui  avait  paru  leur  idéal?  Comment  se  plièrent-ils  à  l'étiquette, 
à  son  formulaire,  ses  obligations  et  ses  puérilités?  Comment 
sacrifièrent-ils  sur  ces  autels  nouveaux  la  divine  Liberté,  au  nom 
de  laquelle  ils  avaient  échangé  le  despotisme  nominal  d'un 
tyran  couronné  contre  le  despotisme  effectif  d'un  tyran  à  bonnet 
rouge?  surtout  la  divine  Egalité  qui  les  avait  remplis  d'aise  en 
ravalant  au-dessous  d'eux  tout  ce  qui  fut  au-dessus?  Comment 
s'y  prirent-ils  pour  concilier  leurs  actes  de  la  veille  et  ceux 
du  lendemain,  pour  oublier  si  vite  les  opinions  qu'ils  avaient 
professées,  les  sermens  qu'ils  avaient  prêtés,  voire  les  crimes 
qu'ils  avaient  commis? 

Il  suffit  sans  doute, qu'ils  crussent  prendre  dans  la  société 
nouvelle  le  rang  que  possédaient  dans  l'ancienne  les  aristo- 
crates tant  jalousés  et  qu'ils  eussent  la  conviction  d'occuper 
leurs  places  et  de  remplir  leurs  fonctions.  Peut-être  ne  regar- 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


dèrent-ils  pas  aussi  loin.  On  les  appelait  :  ils  estimèrent  que 
cela  était  naturel,  juste  et  de'cent.  Ils  vinrent,  et  du  premier 
coup  s'e'tablirent  dans  des  positions,  comme  disait  Joséphine, 
qui  leur  agréaient  à  miracle,  —  à  miracle,  peut-on  dire,  car 
quels  drames  ne  fallait-il  pas  qu'on  eût  traversés  pour  que  ce 
changement  de  personnel  se  fût  accompli  I 

A  vrai  dire,  ces  fortunes  ne  seyaient  pas  à  tous.  Des  hommes, 
il  s'en  rencontrait  vraiment  d'impossibles  et,  peut-on  dire  au 
propre,  d'indécrottables.  Ils  venaient  de  très  bas,  s'étaient  élevés 
par  un  continuel  effort  de  courage  qui  ne  permettait  point  de 
leur  disputer  les  grades,  mais  jamais  ils  n'avaient  pu  se  former, 
se  procurer  les  élémens  d'une  éducation.  Il  fallait  bien  qu'ils 
fussent  les  premiers  aux  honneurs,  ayant  été  les  premiers  à  la 
peine,  mais  devait-on  souhaiter  qu'ils  s'abstinssent  de  parler, 
d'écrire  et  de  remuer,  car  à  chaque  coup  ils  eussent  rendu  leur 
gloire  ridicule.  Il  leur  fallait  un  champ  de  bataille  et  non  pas 
un  salon. 

Quant  aux  femmes,  si  elles  ont  paru  plus  aptes  que  les 
hommes  à  se  former,  c'est  que  la  plupart  n'étaient  ni  de  même 
origine  ni  de  même  souche  que  leurs  maris.  Sauf  trois  ou  quatre 
exceptions  (Augereau,  Lefebvre,  Moncey,  Fouché),  la  plupart 
des  personnages  en  vue  qui  avaient  été  mariés  avant  ou  pendant 
la  Révolution,  avaient  divorcé  et  avaient  convolé  à  des  femmes 
jeunes,  jolies,  bien  élevées  (Davout,  Lannes,  Glarke,  etc.);  les 
•  autres,  très  jeunes  en  possession  de  hauts  grades  et  de  gros  trai- 
temens,  avaient  recherché  des  jeunes  filles  qui  de  près  ou  de 
loin  tenaient  à  Bonaparte,  à  Joséphine  ou  à  leurs  familles;  elles 
étaient  la  plupart  jolies,  assez  pauvres,  et  formées  à  des  manières. 
On  s'écarta  pour  leur  céder  la  place  et  près  d'elles  vinrent  se 
grouper  les  femmes  tenant  par  quelque  côté  à  l'ancien  régime, 
qui  avaient  émigré,  et  étaient  rentrées  des  preniières,  ou  celles 
qui  avaient  traversé  la  tempête  prisonnières  ou  suspectes,  ou 
celles  encore  qui  avaient  échappé  dans  leur  province  aux  dénon- 
ciations. Assurément  convenait-il,  pour  que  les  unes  et  les 
autres  figurassent  dans  la  hiérarchie  nouvelle,  qu'elles  fussent 
nées  de  familles  honorables,  d'une  bourgeoisie  sortable,  qu'elles 
eussent  acquis  de  la  politesse,  sinon  des  formes,  qu'elles  eussent 
reçu  une  instruction  qui,  au  moins  en  histoire,  en  géographie 
et  en  orthographe,  leur  procurât  un  minimum  de  connaissances; 
—  enfin  qu'à   défaut   d'une   religion   arrêtée,   à  laquelle  elles 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

crussent  et  qu'elles  pratiquassent,  —  ce  qui  arrivait,  —  elles 
fussent  résolues  à  une  conduite  décente  et  à  l'horreur  du  scan- 
dale. Le  reste  était  affaire  à  leur  conscience  et  à  leurs  maris. 

Par  une  conséquence  des  engagemens  nouveaux  de  la  Société, 
cette  jeunesse  et  cette  beauté  des  jeunes  mariées,  cette  ardeur 
et  cet  enthousiasme  des  nouveaux  époux  provoquèrent  et  assu- 
rèrent une  floraison  de  la  race  qui  jamais,  semble-t-il,  ne  se 
produisit  avec  cette  vivacité,  cette  étendue  et  cette  publicité.  Ce 
fut  là  une  caractéristique  des  temps  du  Consulat,  par  quoi  fut 
d'autant  plus  accusée  la  stérilité  de  Joséphine  et  aggravé  son 
ennui. 

Comme  ces  femmes  avaient  beaucoup  à  faire  entre  leurs 
grossesses,  leurs  devoirs,  leurs  obligations  et  leurs  plaisirs,  même 
leurs  enfans,  elles  n'avaient  guère  de  temps  pour  noter  au  jour 
le  jour  ce  qui  se  passait  sous  leurs  yeux,  les  beautés  ou  les  lacunes 
du  spectacle  auquel  elles  étaient  conviées;  quant  aux  jugemens 
qu'elles  ont  portés  après  vingt  ans  de  remise  et  deux  à  trois  révo- 
lutions, ils  sont  troubles,  équivoques  et  suspects,  et  ils  flairent 
la  valetaille  chassée.  Restent  les  correspondances  :  certes,  mais 
comme  il  faut  qu'elles  soient  intimes,  suivies,  autorisées,  et  si 
elles  sont  publiées,  complètes!  Il  n'y  a  pas  que  les  interpola- 
tions qui  déshonorent,  il  y  a  les  suppressions  qui  interloquent. 
Ces  correspondances, encore  faut-il  qu'elles  émanent  de  femmes 
assez  notables  pour  qu'elles  participent  à  tout  et  pénètrent  par- 
tout, assez  ménagères  pour  qu'elles  se  plaisent  à  des  détails  de* 
toilette  et  de  maison  et  qu'elles  apportent  de  leur  vie  quoti- 
dienne un  tableau  suffisamment  animé.  Bien  sûr,  on  ne  prétend 
pas  à  M"'  de  Sévigné;  on  se  contente  avec  une  jolie  petite 
Française,  désireuse  de  plaire  et  de  s'amuser,  qui  regarde 
autour  d'elle  et  qui  sait  rendre  ce  qu'elle  voit.  Il  lui  conviendra 
d'être  prudente,  car  outre  qu'elle  n'entend  pas  que  ses  lettres 
soient  retenues  par  le  Secret  des  postes,  elle  ne  voudra  nuire  à 
la  carrière  d'aucun  des  siens;  aussi  s'abstiendra-t-elle  de  poli- 
tique, ce  qui  lui  épargnera  des  sottises;  mais  n'aura-t-elle  pas, 
au  milieu  des  bavardages  de  santé  et  de  famille,  les  nouvelles 
de  la  société,  les  récits  des  dîners  dont  elle  prend  sa  part,  des 
bals  où  elle  danse,  et,  pour  peu  qu'elle  tienne  au  monde  offi- 
ciel, la  chronique  de  la  Ville  et  de  la  Cour?  Ainsi  se  trouvera- 
t-on,  sans  que  la  petite  dame  s'en  soit  doutée  et  parce  qu'elle  a 
laissé    naturellement   courir   s?    plume,    en    possession    d'un 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE.  V 

tablcc\u  peint  sur  nature,  avec  des  couleurs  toutes  fraîches 
pose'es  au  premier  coup.  Et  que  dire  si  ce  tableau  représente, 
durant  les  trois  anne'es  les  plus  brillantes  et  les  plus  intéres- 
santes peut-être  du  dernier  siècle,  une  société  et  un  gouverne- 
ment en  transformation,  évoluant  d'une  forme  républicaine 
déjà  fortement  atténuée  à  la  forme  monarchique  intégralement 
restituée? 

Telles  sont  les  lettres  écrites,  de  floréal  de  l'an  XI  (mai  1803) 
aux  premiers  jours  de  l'an  XIV  (octobre  1803),  par  une  mère  à 
sa  fille,  —  des  temps  de  l'organisation  du  Consulat  à  vie  jusqu'à 
ceux  du  couronnement  de  Milan. 

* 

*   * 

La  mère,  M""^  Carra  de  Saint-Cyr,  —  Jeanne-Armande-Félix 
Pouchot,  —  appartient  à  une  famille  distinguée  du  Dauphiné, 
dont  était  un  Pouchot  capitaine  au  régiment  de  Béarn,  lequel, 
après  avoir  servi  avec  honneur  en  Italie,  en  Flandre,  en  Alle- 
magne et  en  Amérique,  périt  misérablement  en  Corse  dans  une 
embuscade.  Elle  était  la  nièce  de  Joseph  Pouchot,  curé  de  la 
Tronche,  qui  fut  élu  en  ITJl  évêque  constitutionnel  de  l'Isère. 
M""  Pouchot,  qu'on  appelait  Pouchot  de  Solières,  a  reçu,  à  Gre- 
noble môme,  une  instruction  dont  témoignent  son  écriture  et 
son  style.  A  quinze  ans,  en  1786,  elle  a  épousé  Annibal-Jean- 
Baptiste  Aubert  du  Bayet,  qui  en  a  alors  vingt-neuf  et  qui  est 
capitaine  au  régiment  de  Bourbonnais.  Cet  Annibal  est  né  à  la 
Nouvelle-Orléans  où  son  père  servait  avec  le  grade  de  major 
dans  les  troupes  que  le  Roi  entretenait  en  Louisiane.  Après  la 
cession  de  la  colonie  à  l'Espagne,  M.  du  Bayet  s'est  retiré  à 
Grenoble  après  avoir  successivement  obtenu  le  grade  de  briga- 
dier, une  gratification  de  2400  livres,  une  pension  de  800  et  le 
grade  de  maréchal  de  camp  (1780).  Il  n'a  donc  point  eu  à  se 
plaindre  de  la  monarchie.  Son  fils,  Annibal,  qui  a  été  pourvu 
d'une  lieutenance  dans  le  Bourbonnais,  a  été  employé  dans  la 
guerre  d'Amérique,  s'y  est  distingué  et  à  son  retour  est  passé 
capitaine.  A  Grenoble,  son  père  lui  a  ménagé  ce  mariage  ave.c 
M"*  Pouchot,  laquelle,  l'année  suivante,  lui  a  donné  une  fille, 
nommée  au  baptême  Félix-Constance-Euphrosine. 

Lorsque  éclata  la  Révolution,  Aubert  du  Bayet  ne  parut 
point  d'abord  très  fixé  sur  la  voie  qu'il  suivrait,  et  il  débuta 
dans  la   politique  par  une  retentissante   brochure  contre  les 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Juifs.  Converti,  assure-t-on,  par  le  prince  de  Broglic,  il  s'agita 
assez  pour  être  élu  «  président  du  Collège  électoral  du  départe- 
ment de  l'Isère,  »  —  ce  qui  lui  permit  d'élire  pour  évêque 
l'oncle  de  sa  femme  —  et,  ensuite,  le  28  août  1791,  député  à 
l'Assemblée  législative.  On  discerne  mal  le  rôle  qu'il  y  joua, 
plutôt  d'un  royaliste  constitutionnel,  mais  avec  des  nuances  : 
tantôt  il  préconise  les  mesures  qui  ne  peuvent  manquer  d'ame- 
ner la  guerre,  tantôt  il  propose  une  loi  sur  le  divorce  ;  il  combat 
successivement  les  Girondins,  les  anarchistes  et  les  fédérés.  Il 
est  modéré  presque  constamment,  sauf  sur  les  questions  reli- 
gieuses où  il  divague;  pour  ce  qui  est  du  militaire,  il  est 
nettement  patriote,  il  entend  sauver  les  drapeaux  des  anciens 
régimens;  il  défend  La  Fayette,  il  insiste  pour  l'envoi  au.:  fron- 
tières des  gardes  nationaux  et  des  fédérés  qui  encombrent 
Paris  et  qui  l'oppriment.  En  juillet,  il  est  élu  président,  et  c'est 
son  chant  du  cygne.  Il  ne  parait  plus  que  rarement  après  le 
Dix  Août;  et  c'est  pour  réclamer,  comme  amendement  au  nou- 
veau serment  de  haine  à  la  royauté,  le  serment  de  ne  souffrir 
jamais  qu'aucun  étranger  donne  des  lois  à  la  France.  Après 
le  Dix  Août,  «  il  vint  se  placer,  dit  l'un  de  ses  biographes,  dans 
les  rangs  de  ses  collègues  condamnés  comme  lui  à  la  nullité, 
et  il  échappa  par  son  silence  aux  proscriptions.  »  Il  ne  brigua 
point  d'être  élu  à  la  Convention  et  réclama  d'être  employé 
aux  armées  :  il  le  fut.  Rentré  capitaine  en  octobre  1792,  il  fut 
promu  lieutenant-colonel  au  42"  régiment  ci-devant  Saintonge, 
employé  comme  chef  de  brigade  pour  commander  à  Worms,  de 
là  envoyé  à  Mayence  par  Custine,  nommé  général  de  brigade, 
le  2  avril  1793,  par  le  conseil  de  guerre,  et  chargé,  comme  tel, 
de  remplacer  le  général  Meusnier  qu'il  ne  pouvait  faire  oublier. 

Après  la  capitulation,  il  fut  accusé,  mis  en  arrestation, 
conduit  à  Paris,  innocenté  sur  le  témoignage  de  Merlin  de 
Thionville,  accueilli  avec  honneur  par  la  Convention,  embrassé 
par  le  président,  —  et  il  resta  suspect.  On  l'envoya  en  Vendée 
avec  la  garnison  de  Mayence,  et  il  fut  d'abord  battu  à  Clisson. 
Bien  qu'il  eût  presque  aussitôt  pris  sa  revanche  à  Saint-Sym- 
phorien,  il  fut  dénoncé  par  Maribon-Montaut  et  rappelé  par 
Bouchotte,  ministre  de  la  Guerre.  Il  devait  paraître  à  six  heures 
du  soir  à  la  barre  de  la  Convention;  à  cinq,  Bouchotte  le  fit 
arrêter,  incarcérer  à  l'Abbaye;  son  affaire  était  bonne. 

Il  le  savait  et  se  préparait  en  lisant  les  Nuits  d'Young.  A  sa 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRÉ.i  il 

femme  reste'e  à  Grenoble  avec  sa  fille  Constance,  il  écrivait  des 
lettres  orgueilleuses,  où  il  attestait  son  dévouement  à  la  Répu- 
blique, les  services  qu'il  lui  avait  rendus  et  sa  gloire  :  «  Fier 
de  la  pureté  de  mes  principes  et,  j'ose  le  dire,  de  mes  actions 
civiques,  j'attends  sans  crainte,  disait-il,  le  résultat  des  mesures 
du  gouvernement.  »  Mais,  comme  il  savait  quel  serait  probable- 
ment ce  résultat,  car  on  était  aux  grandes  fournées,  il  insistait 
pour  assurer  le  sort  de  sa  femme  et  de  sa  fille.  Il  les  aimait; 
d'une  façon  déclamatoire  et  emphatique,  mais  avec  une 
sincérité  qui  n'est  point  sans  attendrir.  «  Tu  veux,  chère 
maman,  écrivait-il,  que  j'écrive  à  notre  Constance;  tu  sens 
bien  que  c'est  m'inviter  à  une  fête  bien  douce.  Je  dois  cepen- 
dant te  dire  mon  secret  :  je  désire  que  l'objet  le  plus  cher,  le 
plus  sacré  au  cœur  de  notre  fille,  soit  sa  gentille  et  tendre 
maman  dont  elle  a  reçu  le  jour  en  déchirant  si  cruellement  le 
sein,  et  moi,  bonne  amie,  qui  te  rendis  mère  dans  un  âge  où 
peut-être  j'aurais  dû  ménager  ta  délicate  constitution,  puis-je 
assez  t'aimer?  Non,  mon  Armande,  crois  que  tout  ce  que  l'âme 
humaine  a  perçu  de  tendres  sentimens,  la  mienne  en  est  péné- 
trée pour  toi.  Aime  ton  ami,  ton  mari,  à  jamais  ton  amant,  et 
il  ne  sera  jamais  malheureux,  même  dans  les  fers.  » 

Cet  amour,  il  le  prouvait  en  fai.«;ant  ses  comptes,  en  récapi- 
tulant son  actif  et  son  passif,  en  recherchant  ses  dettes,  en 
constatant  que  sa  fortune  personnelle  était  si  fortement  atteinte 
qu'il  n'en  restait  à  peu  près  rien.  «  Je  sors  des  affaires 
publiques,  disait-il  non  sans  orgueil,  avec  une  fortune  délabrée, 
tandis  que  tant  de  gens  s'y  enrichissent.  »  Il  reste  les  biens  de 
M""*  Dubayet  ;  il  veut  les  lui  conserver  par  un  divorce  de  forme 
qui  la  mettra,  ainsi  que  Constance,  à  l'abri  de  toute  recherche. 
C'est  alors  une  procédure  si  commune  qu'elle  en  est  devenue 
suspecte.  Les  femmes  d'émigrés  divorcent  en  masse,  avec  esprit 
de  retour  peut-être;  mais  combien,  lasses  d'espérer  dans 
l'avenir,  chercheront  une  consolation  dans  le  présent!  Dans  les 
prisons,  l'on  est  moins  pressé  par  les  terribles  lois  et  l'on 
espère  toujours.  Cette  idée  de  derrière  la  mort  n'apparaît  guère 
et,  d'ailleurs,  comment  la  réaliser?  Sans  s'inquiéter  de  ce  point, 
pourtant  essentiel,  Annibal  revient  constamment  à  sa  proposi- 
tion :  «  Si  un  jour,  bien  loin  peut-être,  mon  innocence  et  mes 
services  reconnus,  je  recouvre  la  liberté  pour  laquelle  j'ai  tant 
combattu,  alors  plus  tendrement  empressé  que  jamais,  je  pro-s 


4l2  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

clamerai  en  traits  de  feu  et  ton  mérite  et  tes  vertus;  je  t'épou- 
serai de  nouveau  au  milieu  de  nos  amis  quand,  devant  Dieu  et 
dans  mon  cœur,  je  n'aurai  jamais  cessé  d'être  ton  ami  et  ton 
mari.  » 

M'"^  Dubayet  a  le  mérite  de  refuser  :  sans  doute,  cette 
pompe  oratoire  et  l'opinion  qu'Annibal  a  de  lui-même  font- 
elles  impression  sur  son  cœur.  En  tout  cas,  ses  refus  sont 
formels  et  réitérés.  Elle  lui  dit  qu'il  ne  l'aime  point,  puisqu'il 
pense  à  se  séparer  d'elle  et  que  c'est  bien  assez  qu'elle  lui 
obéisse  lorsqu'il  lui  enjoint  de  rester  à  Grenoble,  de  ne  point 
venir  à"  Paris  pour  tenter  de  le  voir.  Elle  l'aime  :  cela  arrive. 

Dubayet  est  bien  inspiré  lorsqu'il  se  tient  coi  et  ne  réclame 
point  sa  mise  en  jugement.  Bien  que  noble,  législateur  et 
général,  on  t'oublie  à  l'Abbaye  et,  après  la  chute  de  Robespierre, 
dès  le  n  thermidor  (4  août),  il  est  relâché  et,  le  22  (8  août), 
il  est  réintégré  dans  son  grade;  il  vient  à  Grenoble,  passe 
quelques  semaines  avec  sa  femme,  mais  apprend  que  sa  mise  à 
la  retraite  a  été  prononcée  le  4  fructidor  (22  août).  Or,  il  veut 
se  battre,  fût-ce  comme  volontaire  ou'comme  aide  de  camp  de 
Kléber.  On  pense  à  l'envoyer  à  Lille,  à  Strasbourg,  aux  Indes 
orientales  avant  de  lui  confier  l'armée  des  côtes  de  Cherbourg, 
et  on  l'a  pour  cela  promu  général  de  division.  En  envoyant  à 
sa  femme  un  portrait  en  miniature,  relativement  ancien,  il  lui 
écrit  :  «  Tu  feras  ajouter  sur  le  collet  une  seconde  broderie  et 
le  médaillon  de  vétéran  à  la  seconde  boutonnière  du  côté 
gauche.  »  C'est  tout  pour  annoncer  sa  nouvelle  dignité  :  il  n'en 
parle  point,  mais  il  l'immortalise. 

De  ces  détails  de  son  uniforme,  il  passe  à  la  toilette  de  sa 
femme  :  il  sait  qu'elle  est  coquette  et  il  s'efforce,  en  lui  racontant 
ce  qui  se  porte  dans  le  beau  monde,  de  la  consoler  de  ne  l'avoir 
pas  appelée  à  Paris  :  «  J'ai  été  au  bal,  lui  écrit-il,  exprès  pour 
pouvoir  te  rendre  compte  de  la  mise  la  plus  élégante.  La  voici  : 
généralement,  on  porte  des  chemises  de  linon-batiste  avec  des 
manches,  une  ceinture  de  laine,  lilas,  gros  rouge  ou  verte, 
entourée  d'un  liséré  d'or  ou  d'argent.  Un  vêtement  à  la  mode 
aussi  :  on  le  plisse  sur  les  deux  épaules,  les  deux  bouts  passent 
en  avant,  font  le  tour  par  derrière  de  la  taille  et  viennent  se 
nouer  devant.  Quelques  élégantes  ont  aussi  un  ruban  de  laine 
rouge,  brodé  en  argent  ou  or,  qu'elles  entrelacent  dans  leurs 
cheveux  relevés  par  derrière  à  la  romaine.  Tous  les  souliers 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


13 


sont  d'une  venue,  sans  talons  :  beaucoup  y  ajoutent  une  faveur 
qui  les  retient  aux  pieds  en  formant  différens  contours  au  bas 
de  la  jambe;  cette  manière  est  jolie...  On  voit  beaucoup  de 
gazes  brillantes  sur  les  têtes;  mais  je  n'en  aime  pas  l'effet.  En 
voilà,  je  crois,  bien  assez  pour  un  général  d'armée.  » 

Ainsi  s'efforce-t-il  de  calmer  les  justes  ressentimens  d'une 
Grenobloise  qui,  depuis  quatre   mois   que    son   m&ri  réside   à 
Paris,  a  vainement  sollicité  d'y  faire  un  séjour.  Aussi  «  Armande 
a  remplacé  le  père   Duchêne   dans  ses  grandes  colères,    »    et 
Dubayet  fait  le  niais  lorsqu'il  lui  écrit  :  «  Je  ne  sais  pas  trop 
pourquoi  cette  belle  citoyenne  se  fâche  tout  rouge.  »  Elle  lui  fit 
grâce  pourtant,  quoique,  au  dire  de  Barras,  bon  juge,  «  il  fût 
peut-être  un  peu  léger  dans  sa  vie  privée;  »  pourquoi  il  la  tenait 
à  Grenoble.  Ayant  décidément  triomphé  de  ses  détracteurs,  — 
dont  le   principal,    le    représentant  Maribon-Montaut,    venait 
d'être  décrété  d'accusation,  —  «  le  général  en  chef  de  l'armée 
des  côtes  de  Cherbourg,  »  comme  il  signait  ses  lettres  à  son 
épouse,  porta,  le  1  tloréal  an  III  (26  avril  1795),  son  quartier 
général  à  Alençon.  Il  succédait  à  Hoche  qui  n'avait  point  voulu 
garder,  au  milieu  des   négociations  entreprises   pour  la  paci- 
fication de  la  Vendée,  le  commandement  de  deux  armées,  mais 
qui  donnait  l'impulsion.  Des  opérations  de  détail  telles  que  le 
combat  de  Ghâleau-Neuf,  le  25  messidor  (3  juillet  1795),  la  mort 
de  Gadou,   l'arrestation  de  plusieurs  chefs,  le  rétablissement 
des  communications  entre    Alençon,  le  Mans,    la    Flèche   et 
Angers  n'eussent  point    forcé  la    renommée,    mais    Annibal 
employa  les  bons  moyens.  Dès  la  nouvelle  de  la  victoire  de  la 
Gonvention    sur   les    sectionnaires  parisiens,  il  écrivit   à  son 
ancien  collègue  Letourneur  que,  s'ils  avaient  vaincu,  «  son  plan 
était  fait  pour  tirer  la  Gonvention  d'affaire.  Par  ses  dispositions, 
en  deux  jours,  Paris  était  aux  abois  sans  tirer  un  coup  de  fusil, 
et  la  Gonvention  triomphante  était  rendue  à  son  indépendance 
et  faisait  rentrer  dans  le  néant  les  hordes  scélérates  des  Roya- 
listes qui,  depuis  longtemps,   feignent  de  proclamer  la  souve- 
raineté du  peuple  pour  mieux  lui  donner  un  maître.  » 

Lue  à  la  Gonvention,  cette  lettre  classa  au  premier  rang  des 
amis  du  régime  celui  que  son  attachement  à  la  Gonstitution  de 
91  et  son  plaidoyer  pour  La  Fayette  avaient  rendu  suspect  et 
que  sa  défense  de  Mayence  et  ses  campagnes  en  Vendée 
n'avaient  pu  réhabiliter..  Il  est  vrai  qu'il  était  avec  Barras  en 


44  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

des  termes  qui  révélaient  une  intimité  particulière.  Ce  fut 
Barras  qui,  moins  d'un  mois  après,  lui  annonça  sa  nomination 
au  ministère  de  la  Guerre  :  «  Arrive  vite  ici,  lui  écrivit-il, 
nous  faisons  de  la  bonne  besoigne  parce  que  nous  aimons  tous 
avec  chaleur  la  République.  Je  t'embrasse  et  je  t'attends.  » 

S'il  n'eijt  fallu  que  des  phrases  pour  terrasser  la  coalition  et 
rétablir  les  armées,  le  nouveau  ministre  de  la  Guerre  y  eût 
excellé.  Il  lança  une  proclamation  où  il  exaltait  le  républica- 
nisme des  officiers  généraux  ;  une  autre  où  il  recommandait 
«  l'ordre  et  l'économie  dans  toutes  les  branches  de  l'adminis- 
tration de  cette  vaste  république  ;  »  une  autre  où  il  faisait  un 
redondant  appel  aux  vertus  citoyennes  :  «  que  la  tiédeur  s'en- 
flamme, s'écriait-il,  que  l'égoïsme  disparaisse,  que  l'amour  de 
la  liberté  domine  1  »  Cela  était  à  merveille,  mais  son  ministère 
manquait  de  partout.  «  Aujourd'hui,  écrivait-il,  le  14  frimaire 
(5  décembre),  j'ai  voulu  connaître,  d'après  la  promesse  du 
ministre  des  Finances,  ce  que  je  pourrais  avoir  en  numéraire 
de  la  Trésorerie  nationale.  Il  devait  m'être  donné  cinq  mil- 
lions 500  000  livres;  cependant,  ils  n'ont  pu  me  promettre 
que  600  000  livres  pour  demain.  Mais  comment  me  les  donne- 
ront-ils? ils  n'ont  pas  pu  encore  envoyer  les  300  000  livres  qui 
étaient  si  urgemment  nécessaires  pour  Luxembourg.  »  Les 
embarras  étaient  immenses,  mais  Dubayet  s'occupait  d'abord  à 
célébrer,  dans  une  feuille  que  subventionnait  le  ministère,  le 
Courrier  de  Paris,  les  actes  de  son  administration.  «  Lui-même 
envoyait  aux  rédacteurs  de  quelques  feuilles  périodiques  le  plan 
des  articles  qu'il  désirait  faire  insérer.  »  «  Toujours  empressé, 
dit  un  de  ses  biographes,  de  démentir  les  bruits  fâcheux  qui 
pouvaient  affliger  les  républicains  et  relever  le  courage  abattu 
de  tous  les  ennemis  de  la  Patrie,  il  offrait,  le  26  brumaire  an  IV 
(17  novembre  1795),  aux  deux  Conseils,  le  tableau  de  la  situa- 
tion imposante  de  nos  armées.  »  Il  faut  entendre,  pour  la 
contre-partie,  les  proclamations  des  généraux,  entre  autres  de 
Bonaparte.  De  même,  il  annonçait  le  1  frimaire  (28  novembre) 
que  «  le  général  Pichegru,  si  cher  à  nos  soldats  et  à  la  Répu- 
blique, était  toujours  à  la  tête  de  son  armée  et  que  ce  favori  de 
la  victoire  n'avait  point  été  destitué  ni  mérité  de  l'être.  «Cela 
n'était  pas  bien  sûr  et  il  y  avait  imprudence  à  se  porter  garant 
d'un  homme  déjà  justement  suspect.  Chargé  uniquement  de 
la  partie    administrative,    endossant   les  responsabilités   sans 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRÉ.  15 

assumer  l'autorité,  prête-nom  de  Garnot,  qui  entendait  diriger 
seul  les  opérations  militaires,  le  ministre  de  la  Guerre  ne  tarda 
pas,  au  milieu  d'embarras  qu'il  ne  pouvait  surmonter  (1),  à 
souhaiter  sa  retraite,  mais  il  était  résolu  à  ne  point  partir  les 
mains  vides.  Le  système  des  compensations  était  pratiqué  bien 
avant  qu'Azaïs  en  eût  fourni  une  théorie.  Barras  a  écrit  ; 
«  Aubert  Dubayet  était  peu  propre  au  travail  du  cabinet.  Il  se 
jugea  et  fît  fort  bien  de  préférer  au  ministère  l'ambassade  de 
Gonstaatinople.  Elle  offrait  carrière  à  son  imagination.  Lui 
aussi  croyait  qu'il  était  possible  d'opérer  quelque  amélioration 
chez  les  Turcs  et  d'implanter  la  civilisation  en  Orient.  » 

En  réalité,  le  Directoire  faisait  coup  double  :  il  se  débarras- 
sait d'un  ministre  incapable  et  il  le  donnait  pour  successeur  à 
M.  de  Verninac  qui  avait  demandé  son  rappel  parce  que  le 
traité  qu'il  avait  négocié  avec  la  Porte  n'avait  point  été  agréé 
par  le  gouvernement.  On  avait  pensé  à  Pichegru  qu'une 
ambassade  eût  rentloué.  Par  là,  il  aurait  été  enlevé  aux  intrigues 
où  il  se  débattait,  il  eût  réorganisé  l'armée  turque,  l'eût  diri- 
gée au  besoin  contre  les  Russes  et  les  Autrichiens.  Et  puis,  à 
quoi  serviraient  les  ambassades,  en  temps  de  république,  si 
elles  ne  faisaient  une  monnaie  d'échange  et  ne  paraient  point 
des  exils  avantageux?  Le  Directoire  peupla  les  légations  de 
généraux  disgraciés  devenus  gênans  ou  tout  le  moins  suspects.) 
Gela  ne  lui  réussit  point  pour  l'ordinaire. 

Dubayet,  quand  le  Directoire  lui  offrit  l'ambassade  de 
Gonstantinople,  vit  le  ciel  ouvert.  Il  se  crut  pour  le  moins  vice- 
empereur  des  Turcs,  et  il  se  destina  à  leur  bonheur  :  «  Organe 
d'un  peuple  magnanime,  avec  quelle  douce  émotion,  disait-il, 
je  présenterai  à  un  peuple  ami  les  nouveaux  gages  d'une  alliance 
mutuelle  et  indissoluble  !  Ambassadeur  de  la  République,  avec 
quelle  assurance  imperturbable  je  déploierai  en  même  temps 
la  dignité  de  son  gouvernement  et  la  majesté  de  sa  puissance  1  » 

Pour  quoi  il  réclama  une  escorte  qui  faisait  une  petite 
armée;  une  maison  militaire  composée  de  deux  généraux  et 
deux  capitaines;  une  mission  spéciale  où  figuraient  un  chef  de 

(1)  Oa  a  tenté  de  faire  un  mérite  à  Dubayet  de  la  nomination  de  Bonaparte  à 
l'armée  d'Italie.  Ministre  le  12  brumaire  an  IV  (2  novembre  1795),  entré  en  fonc- 
tions le  24  brumaire  (15  novembre),  remplacé  le  19  pluviôse  (8  février  1796), 
Dubayet  ne  put  influer  sur  une  nomination  qui  est  en  date  du  4  ventôse  (23  fé- 
vrier); c'était  d'ailleurs  un  objet  réservé  au  Directoire,  dont  chacun  des  membres 
se  vanta  par  la  suite  d'avoir  découvert  le  conquérant  de  l'Italie. 


16  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

brigade,  deux  capitaines  du  génie,  trois  capitaines  d'infanterie, 
une  compagnie  d'artillerie  légère  avec  trois  pièces  de  huit  et 
deux  obusiers.  Un  ancien  archidiacre,  député  du  clergé  aux 
Etats  généraux,  défroqué,  marié  et  devenu  fondeur  de  canons, 
Pampelonne,  avait,  quelques  mois  auparavant,  été  envoyé  à 
Constantinople  avec  soixante-dix  artistes  et  maîtres  ouvriers, 
pour  installer  une  fonderie,  un  atelier  d'affûts,"  de  construction 
et  de  réparation  de  fusils,  une  poudrerie  et  une  salpêtrière. 
Tout  cela  relevait  de  la  mission  :  le  général  Bonaparte  avait 
failli  y  être  employé. 

Seulement  la  mer  était  fermée  :  pas  plus  que  Pampelonne, 
Dubayet  ne  put  rejoindre  son  poste  par  les  voies  habituelles. 
Ayant  reçu  le  16  germinal  (5  avril)  son  audience  de  congé  du 
Directoire,  il  mit  quinze  jours  à  gagner  Grenoble  où  il  s'arrêta 
près  de  sa  femme  et  de  sa  fille  qui  devaient  prochainement  le 
rejoindre  ;  de  là,  il  gagna  Toulon  où  il  arriva  le  16  floréal 
(5  mai);  mais,  quel  que  fût  son  désir  d'aborder  majestueuse- 
ment à  Constantinople  avec  «  ses  deux  frégates,  )>  il  dut  se 
borner  à  quelques  promenades  en  mer,  ponctuées  par  l'échange 
d'inoffensifs  coups  de  canon  avec  les  croisières  anglaises,  et  il 
reçut,  le  22  messidor  (10  juillet),  l'ordre  de  rejoindre  son  poste 
par  terre  en  prenant  par  Venise  et  l'Albanie. 

Le  voyage  dura  près  de  trois  mois,  du  24  messidor 
(12  juillet)  au  1"  vendémiaire  an  V  (1"  octobre  1796).  Dubayet 
arriva  à  son  poste  plein  de  prétentions  vaniteuses  et  d'inquié- 
tudes despotiques  qui  les  unes  et  les  autres  tournaient  au 
délire.  L'accueil  qu'il  avait  reçu  du  pacha  de  Bosnie  avait 
encore  exaspéré  le  goût  qu'il  avait  pour  la  pompe,  les  honneurs 
et  les  discours  et  l'on  pouvait  s'attendre  qu'il  réclamerait  pour 
son  entrée,  en  qualité  d'ambassadeur,  des  distinctions  extra- 
ordinaires. Il  excédait  tout  le  monde,  à  commencer  par  Ver- 
ninac,  son  prédécesseur,  qui  avait  fait  beaucoup  de  besogne, 
négocié  un  traité,  obtenu  l'envoi  en  France  d'un  ambassadeur, 
et  qui  pour  récompense  était  rappelé.  Quant  à  son  personnel,  il 
l'avait  égrené  le  long  de  sa  route.  D'Avignon,  il  écrivait  : 
«  Je  me  suis  un  peu  brouillé  avec  mon  maître  d'hôtel  et  mon 
secrétaire,  ces  citoyens  m'ont  mis  le  marché  à  la  main  et  j'ai 
accepté.  »  De  son  aide  de  camp,  le  chef  d'escadron  Gaulaincourt 
(celui  qui  fut  duc  de  Vicence,  grand  écuyer,  ambassadeur  en 
Russie),  il  écrivait  dès  lors  :  «  J'ai  de  puissans  motifs  de  mé- 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  11 

contentement  contre  le  citoyen  Caulaincourt  ;  ses  principes 
politiques  ne  sont  pas  en  harmonie  avec  les  miens,  et  si  enfin 
l'exagération  est  un  défaut,  du  moins  faut-il  aimer  la  liberté 
avec  vérité  et  chaleur.  »  En  route,  les  choses  s'aggravèrent  au 
point  qu'il  parut  décidé  à  renvoyer  en  France  cet  officier  de 
vingt-trois  ans,  «  jeune,  fat  et  présomptueux  ;  »  il  le  donna  en 
effet  pour  maréchal  des  logis  à  l'ambassadeur  que  la  Turquie 
envoyait  à  Paris  :  c'est  ce  qu'il  appelle  «  une  commission  bril- 
lante, »  mais,  ajoute-t-il,  «  notre  divorce  n'en  est  pas  moins  fait 
pour  la  vie.  »  Il  se  mit  en  bataille  rangée  contre  Pampelonne 
et  tous  les  officiers  faisant  partie  de  sa  mission.  «  Quant  à  mes 
alentours,  écrit-il,  j'ai  douloureusement  éprouvé  que  j'avais 
fait  des  ingrats  ;  aussi  en  est-il  résulté  que  je  renvoie  journel- 
lement ceux  que  j'avais  emmenés.  » 

Des  deux  généraux  qui  formaient  sa  «  maison  militaire,  » 
l'un,  Antoine  Menant,  était  sa  créature  très  humble.  Né  à  Lyon 
en  1762,  entré  au  service  en  1778  dans  Brie-infanterie,  resté  dans 
les  bas  grades  jusqu'en  1791,  élu  alors  lieutenant  par  le  bataillon 
de  Rhône-et-Loire,  pris  pour  aide  de  camp  par  Dubayet  en  1793, 
passé  sur  la  demande  de  celui-ci  adjudant  chef  de  bataillon,  puis 
adjudant  chef  de  brigade,  général  de  brigade  en  l'an  IV  lorsque 
Dubayet  fut  ministre  de  la  Guerre  en  l'an  III,  il  n'alla  pas  plus 
loin  et  fut  retraité  à  vingt-deux  ans  huit  mois  et  vingt  jours, 
dès  que  le  Consul,  libre  de  ses  mouvemens,  purifia  l'armée  des 
avancemens  révolutionnaires.  Il  vivait  fort  bien  sous  la  Res- 
tauration avec  ses  2000  francs  de  pension.  Sa  carrière  est 
le  plus  frappant  exemple  du  favoritisme  tel  qu'il  se  trouva 
pratiqué  sous  la  République. 

Quant  à  l'autre,  qui  avait  reçu,  pour  accompagner  Dubayet, 
le  titre  de  premier  secrétaire  d'ambassade,  Claude  Carra  de  Vaux 
de  Saint-Cyr,  il  appartenait  à  une  famille  originaire  de  Picardie, 
venue  au  xvii®  siècle  dans  le  Lyonnais  où  elle  accéda  à  la  bour- 
geoisie et  se  trouva  anoblie,  à  la  fin  du  xviii^  siècle,  par  des 
petites  charges;  elle  était  représentée  alors  par  trois  fils  :  Carra 
de  Vaux,  Carra  de  Saint-Cyr  et  Carra  de  Rochemure.  Claude 
Carra  de  Saint-Cyr,  né  en  17.56,  sous-lieutenant  dans  Bour- 
bonnais-infanterie en  1774  avec  Dubayet,  lieutenant  en  premier 
en  1782,  capitaine  en  1785,  avait  été  commissaire  des  Guerres 
de  1785  à  1792  où  il  avaitj  pris  sa  retraite.  En  janvier  1793,  il 
s'engagea  au  2^  bataillon  des  volontaires  de  Rhône-et-Loire  et 

lOMK  xui.  —  1911,  31 


48  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

alla  bientôt  retrouver  Dubayet  avec  lequel  il  était  des  plus  liés 
depuis  laguerro  de  l'Indépendance  qu'ils  avaient  faite  ensemble. 
Il  servit  avec  Dubayet  au  Rhin  et  dans  l'Ouest.  Dubayet  destitué 
et  emprisonné,  il  se  retira  du  service,  entreprit  des  affaires 
de  commerce  qui  prospéraient;  à  l'appel  de  son  ami  libéré  et 
reprenant  du  service,  il  abandonna  tout  et  accourut  :  «  Tu  sauras, 
écrit  Dubayet  à  sa  femme  le  3  nivôse  an  III  (23  décembre  1794), 
que  Saint-Cyr,  dont  le  commerce  était  monté  et  qui  se  trouvait  à 
la  tète  de  trois  associations,  quitte  tout  et  vient  avec  moi  faire  le 
coup  d'épée  sur  la  brèche  de  Mayence.  »  Deux  mois  plus  tard,  le 
21  ventôse  (11  mars  1795),  il  était  dans  l'état-major  de  Dubayet 
adjudant  chef  de  bataillon  ;  après  trois  autres  mois,  adjudant 
chef  de  brigade  (25  prairial-13  juin)  ;  après  quatre  autres  mois 
(14  vendémiaire  an  IV-9  octobre)  général  de  brigade  :  tous  les 
grades  en  sept  mois,  sans  une  action  de  guerre  1  Au  ministère, 
il  fut,  comme  directeur  du  personnel,  Valter  ego  de  Dubayet  et  il 
ne  pouvait  manquer  de  l'accompagner  en  Turquie  ;  mais  le 
voyage  ne  lui  fut  point  favorable.  A  peine  était-on  arrivé  en  Dal- 
matie  que  Dubayet  écrivait  k  sa  femme  :  «  Saint-Cyr  a  pris  des  tra- 
vers qui  me  déplaisent  fort  et  que  l'habitude  de  l'indulgence  et 
d'une  vieille  amitié  me  font  encore  supporter,  mais  je  te  déclare 
que  ma  patience  est  à  bout.  »  Un  mois  plus  tard,  il  écrivait  que 
«  Saint-Cyr,  son  ami  de  vingt-cinq  ans,  avait  envers  lui  des  torts 
impardonnables  et  qu'il  allait  se  séparer  de  lui  définitivement.  » 
Il  le  conserva  pour  son  entrée  à  Constantinople,  mais  presque 
aussitôt,  il  l'envoya  résider  en  Valachie  près  de  l'Hospodar, 
en  attendant  qu'il  l'expédiât  sur  France.  «  Ce  Saint-Cyr  » 
est  devenu  sa  bête  noire,  «  ce  Saint-Cyr  »  l'obsède.  De 
même  Castéra,  encore  un  camarade  de  Bourbonnais.  C'est 
Dubayet  qui,  l'ayant  connu  sous-lieutenant,  ayant  fait  avec  lui 
les  campagnes  d'Amérique,  l'a  appelé  à  faire  partie  de  sa  maison 
militaire  comme  capitaine  aide  de  camp,  quoiqu'il  fût  démis- 
sionnaire du  9  mai  1792;  il  l'a  donc  emmené  en  Turquie,  mais, 
arrivé  à  Péra,  il  lui  a  imposé,  le  20  thermidor  an  V  (7  août  1797), 
une  mission  à  Corfou. 

Au  reste,  il  ne  choisissait  pas;  il  suspectait  tout  le  monde; 
c'était  Pampelonne  l'ex-Constituant,  c'étaient  les  officiers  de  la 
mission  que,  les  uns  après  les  autres,  il  forçait  à  regagner  la 
France  ;  le  général  ambassadeur  ne  pouvant  supporter  qu'il 
y  eût  à  Constantinople  un  agent  du  prétendant,  le  sieur  Chai- 


DU    C0NSUL4T    A    l'eMPIRE.  49 

grill,  «  un  scélérat  »  qui  «  portât  l'audace  jusqu'à  arborer 
sur  son  chapeau  cette  couleur  blanche,  signal  de  l'ingratitude, 
du  parricide  et  de  l'assassinat;  »  il  annonçait  officiellement 
«  qu'il  était  bien  résolu  à  lui  courir  sus  et  à  le  tuer  dans  les 
rues  de  Péra,  »  Il  portait  dans  ses  négociations  avec  les  Turcs  la 
même  aménité  et  traitait  militairemenl  toutes  les  affaires.  «  En 
alïaires,  écrivait  le  citoyen  Pampelonne,  c'est  un  enfant  et  un 
enfant  gâté.  »  Au  moins,  s'il  était  aigri  contre  l'univers  entier, 
restait-il  content  de  soi,  tel  que  lorsqu'il  avait  été  désigné  pour 
Constantinople.  En  ce  temps-là,  il  écrivait  :  «  J'ai  commandé 
avec  gloire  les  armées  de  la  République;  j'ai  mis  le  militaire 
sur  un  tout  autre  pied,  étant  ministre  de  la  Guerre;  j'aurais  pu 
être  directeur;  je  suis  nommé  à  l'ambassade  la  plus  intéres- 
sante de  l'Europe  ;  il  ne  me  reste  plus  qu'à  mourir  les  armes  à 
la  main  en  combattant  pour  la  Liberté  !  » 

On  eût  pu  espérer  de  l'arrivée  de  M™®  Dubayet,  que  le 
général  semblait  souhaiter  infiniment,  quelque  tranquillité  à 
l'ambassade.  Raison  majeure  pour  qu'il  fût  en  bons  termes 
avec  son  épouse  :  «  Depuis  six  ans,  écrivait-il,  je  n'ai  vu  ma 
famille  que  deux  mois.  »  Il  avait  donc  réclamé  une  frégate  ou 
deux  pour  amener  M™^  Dubayet  et  sa  fille  et  ce  fut  là  l'occa- 
sion d'aigres  correspondances  avec  le  ministre  de  la  Marine, 
Truguet,  qui  préférait  employer  à  des  services  de  guerre  les 
vaisseaux  de  la  République.  En  fructidor  an  V  (août  1797), 
après  la  chute  de  Truguet,  M"*^  Dubayet,  accompagnée  de  sa  fille, 
s'embarqua  à  la  fin  sur  la  frégate  la  Sérieuse,  mise  à  sa  dis- 
position par  l'amiral  Bruix.  Elle  débarqua  en  vendémiaire 
an  VII  (fin  septembre  1797)  et  trouva  un  homme  en  lutte  avec 
le  peu  qui  restait  de  Français,  incapable  de  se  contrôler  et  de 
suivre  les  affaires,  moins  encore  de  se  conformer  aux  ordon- 
nances des  médecins.  Moins  de  deux  mois  après  son  arrivée,  le 
15  frimaire  (5  décembre)  Dubayet  fut  pris  d'une  mauvaise 
fièvre,  «  fièvre  bilieuse,  putride,  inflammatoire  et  milliaire,  » 
qui  l'emporta  en  onze  jours. 

Ruffîn,  le  drogman,  qui,  à  travers  toutes  les  vicissitudes, 
conservait  à  l'ambassade  la  tradition  française,  s'était  hâté  d'avi- 
ser Saint-Cyr  pour  qu'il  vint  de  Bucarest  prendre  la  gérance. 
Quelque  diligence  qu'il  fit,  il  n'arriva  qu'après  l'inhumation  so- 
lennelle et  laïque  de  Dubayet  dans  les  jardins  du  palais  de 
France,  près  d'un  arbre  de  la  liberté,  planté  jadis  par  Descorches. 


20  REVUE    DES    DEUX    MONDES.1 

Saint-Cyr,  malgré  sa  brouille  avec  Dubayet,  s'empressa 
d'adresser  au  ministre  des  Relations  extérieures  une  pompeuse 
oraison  funèbre  de  «  son  père,  son  protecteur,  son  ami  de 
vingt-cinq  ans.  »  Il  entreprit  moins  de  gérer  l'ambassade, 
tâche  dont  Ruffin  s'acquittait  mieux  que  lui,  que  de  s'ériger 
en  avocat  de  la  citoyenne  Dubayet.  Il  appuya  avec  une  éloquence 
pénétrée  les  demandes,  au  moins  inusitées,  qu'elle  présentait  au 
Directoire.  Rien  moins  que  de  se  poser  presque  en  émule  de 
M°^  la  maréchale  de  Guébriant.  «  La  santé  de  la  citoyenne 
ambassadrice,  extrêmement  altérée  par  les  veilles  et  les  suites 
de  cet  événement,  écrivait-il,  me  détermine  à  vous  prier, 
citoyen  ministre,  de  l'autoriser  à  prolonger  son  séjour  à 
Constantinople  aussi  longtemps  que  sa  santé  et  ses  affaires 
pourraient  l'exiger.  »  Moyennant  qu'elle  habitât  le  palais  de 
France  et  qu'elle  y  gardât  maison  montée,  elle  se  contenterait 
de  la  moitié  du  traitement  de  son  mari,  —  qui  était  de 
150  000  livres.  Saint-Cyr  n'avait  point  osé  aller  jusque-là  avec 
le  ministre,  mais  il  prit  revanche  avec  Rewbell  et,  en  atten- 
dant les  réponses  de  Paris,  il  établit  la  citoyenne  ambassa- 
drice et  sa  fille  comme  les  représentantes  officielles  de  la  Répu- 
blique. Ayant  à  remercier  le  capitan  pacha  des  marques  de 
sympathie  qu'il  avait  chargé  Ruffin  de  témoigner  à  la  citoyenne 
Dubayet  et  à  la  jeune  Constance,  «  je  crus  devoir,  écrit-il, 
répondre  à  tant  de  marques  d'intérêt  en  lui  présentant  Cons- 
tance. »  Il  la  mena  donc  avec  lui  chez  le  pacha,  vêtue  en 
homme  et  accompagnée  des  citoyens  Fleurât  et  Ruffin  et  du 
général  Menant;  elle  fut  placée  sur  le  sopha  entre  ces  deux  der- 
niers. Le  pacha,  qui,  pendant  la  conférence,  regardait  souvent 
la  jeune  Constance  et  faisait  remarquer  au  citoyen  Ruffin  com- 
bien elle  ressemblait  à  son  père,  dit  en  riant  à  ce  secrétaire 
interprète  :  «  On  voit  bien  que  vous  h'êtes  qu'un  homme  de 
plume  et  de  paix,  peu  curieux  des  belles  armes  :  cette  enfant 
est  réellement  la  fille  d'un  héros;  elle  a  toujours  les  yeux  fixés 
sur  mes  sabres  appendus  au  lambris,  et  elle  ne  fait  que  pousser 
le  général  Menant  pour  les  lui  faire  admirer.  »  Le  capitan 
pacha  invita  l'ambassadrice  à  le  voir  sortir  en  pompe  par  la 
porte  d'Andrinople  pour  prendre  le  commandement  de  son 
armée,  et  à  visiter,  quand  elle  voudrait  et  autant  de  fois 
qu'il  lui  plairait,  le  vaisseau  amiral  qui  était  en  rade.  L'au- 
dience se  termina  par  des  présens  de  châles  et  de  mousseline 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRË.  21 

des  Indes  pour  chacun  des  visiteurs,  les  plus  belles  pièces  étant 
destine'es  à  M™^  Dubayet. 

Celle-ci  ne  manqua  pas  de  profiter  de  l'invitation  que  Saint- 
Gyr  avait  su  rappeler  au  capitan  pacha,  et,  au  jour  fixé,  — 
trois  mois  après  la  mort  du  général,  la  veuve  éplorée,  vêtue 
en  homme  ainsi  que  sa  fille,  —  deux  jolis  petits  garçons,  en 
vérité!  —  grimpait  l'échelle;  elle  fut  reçue  à  la  coupée  par  le 
capitaine  de  pavillon,  goûta  au  café  et  au  chocolat,  visita  le 
navire  de  bout  en  bout,  et,  au  départ,  reçut  un  salut  de  sept 
coups  de  canon.  Il  y  avait  de  quoi  tourner  une  tête  solide  :  ces 
honneurs,  cette  vie  somptueuse,  ce  palais,  ce  train,  cette 
liberté  de  costume  qui  pouvait  bien  surprendre  les  Turcs  peu 
habitués  à  de  pareils  travestissemens,  tout  devait  enivrer  la 
charmante  petite  Dauphinoise,  sevrée  de  plaisirs  depuis  tou- 
jours. Sans  doute  trouvait-elle  jadis,  dans  des  bals  de  cam- 
pagne, sous  les  auspices  de  son  beau-frère  Bruno,  à  exercer 
le  goût  qu'elle  avait  pour  la  danse,  et  sautait-elle  fort  bien, 
sans  s'interrompre,  de  cinq  heures  jusqu'à  neuf  heures  du 
lendemain.  Sans  doute,  connaissant  comme  elle  était  coquette, 
Dubayet,  pour  lui  faire  prendre  patience,  lui  décrivait-il  plutôt 
mal  que  bien  les  toilettes  des  merveilleuses  et  lui  envoyait-il 
même  quelque  ajustement;  mais  qu'était  cela  pour  rassasier  une 
fringale  de  plaisirs?  Elle  n'avait  pas  vingt-huit  ans,  cette  jolie 
dame,  toute  mignonne,  qui,  depuis  qu'elle  était  née,  n'avait 
quitté  Grenoble  que  pour  venir  à  Paris  guetter  l'occasion  pour 
Gonstantinople.  Si,  seule  de  tous  les  entours  de  Dubayet,  elle 
n'avait  pas  eu  part  à  ses  colères,  —  ce  qui  n'est  point  démontré, 
—  au  moins  avait-elle  enduré  son  caractère,  et  elle  ne  pouvait 
que  se  sentir  libérée.  Seulement,  le  beau  rêve  d'être  ambassa- 
drice ne  pouvait  durer  toute  la  vie,  et  Talleyrand  y  mit  fin  ; 
eu  égard  aux  circonstances,  il  traita  largement  la  veuve  de 
Dubayet.  Régulièrement,  les  appointemens  du  général  eussent 
dû  être  arrêtés  au  jour  de  sa  mort,  le  17  frimaire  an  VI  (7  dé- 
cembre 1797)  ;  ils  furent  prolongés,  pour  M™^  Dubayet,  de 
deux  mois  et  demi,  et  arrêtés  au  30  pluviôse  (18  février  1798). 
Elle  reçut,  pour  frais  de  retour,  ceux  mêmes  qui  eussent  été 
alloués  à  son  mari.  Si,  par  la  suite,  elle  eut  quelques  difficultés 
avec  le  département  pour  le  règlement  des  objets  précieux  que 
Dubayet  avait  reçus  en  compte  pour  les  distribuer  sur  sa  route, 
c'est  qu'  «  Annibal  le  Mississipien  »  était  prodigue  et  magni- 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fique,  à  preuve  qu'à  défaut  de  présens  du  Gouvernement,  il  don- 
nait, ce  qu'il  avait  de  plus  beau  dans  son  bagage,  les  pistolets 
de  Versailles  qu'il  tenait  du  Directoire  et  qu'il  offrit  au  pacha 
de  Bosnie. 

Go  fut  seulement  en  messidor  an  VI  (28  juin  1798)  que 
I\Ime  Dubayet  et  Constance,  accompagnées  de  Saint-Cyr  et  de 
quelques  Européens  qui  profitaient  des  escortes,  quittèrent 
Constantinople.  On  voyagea  à  petites  journées,  si  bien  qu'on 
mit  plus  d'un  grand  mois  pour  gagner  Vienne,  un  autre  pour 
rentrer  à  Paris.  Après  un  tel  voyage  fait  en  compagnie,  on  est 
brouillé  à  mort  ou  accommodé  pour  la  vie.  Ce  fut  le  dernier 
parti  qu'adopta  M™^  Dubayet  ;  mais  d'abord  qu'elle  fut  rentrée  k 
Paris,  elle  exécuta  les  ordres  du  Mississipien  en  plaçant  Cons- 
tance chez  la  citoyenne  Campan,  à  l'Institut  de  Saint-Germain. 
Lk,  cette  jeune  personne  de  douze  ans  allait  perdre  sans  doute 
ses  façons  garçonnières.  «  Elève  Constance  en  bonne  répu- 
blicaine, avait  écrit  Dubayet  dans  une  lettre  qui  peut  passer 
pour  un  testament.  Exige  avec  fermeté  qu'elle  fasse  bien  ses 
études.  Voilà  le  moment,  ma  bonne  amie,  où  tu  peux  faire 
aller  de  front  les  maîtres  k  danser,  de  forte  et  d'écriture. 
Bientôt  tu  lui  donneras  un  maître  de  dessin  et,  avec  tous  ces 
moyens  de  rendre  aimable  ta  fille,  je  désire  que  tu  soignes  le 
travail  de  l'aiguille  qui  la  préparera  k  être  une  femme  républi- 
caine. »  Tout  cela,  —  sauf  peut-être  le  travail  de  l'aiguille,  —  se 
trouvait  réuni  à  Saint-Germain.  Il  fallait  se  presser  si  l'on 
voulait  exécuter,  en  ce  qui  concernait  Constance,  les  volontés 
de  son  père.  N'avait-il  pas  écrit  :  «  Tu  sauras  que  je  songe  k  la 
marier  k  quinze  ans;  déjk  j'ai  trouvé  son  mari...  »  Au  fait, 
n'était-ce  pas  l'âge  où  M""^  Dubayet  s'était  mariée  et  pouvait- 
elle  dire  k  son  mari  qu'elle  s'en  fût  mal  trouvée? 

*  * 

On  ne  saurait  nier  que,  sur  les  destinées  de  Constance  et 
même  sur  celles  de  sa  mère,  cette  entrée  en  pension  influa 
considérablement.  L'Institut  de  Saint-Germain  a  joué  pour  la 
restauration  d'une  société  un  rôle  d'autant  plus  important  qu'il 
a  unifié,  par  l'éducation,  des  élémens  fort  différens  et  qui  ne  se 
fassent  sans  doute  pas  rencontrés  autrement.  Il  a  été  l'école 
préparatoire  du  monde  nouveau.  Il  y  avait  k  Saint-Germain  des 
filles  de  noblesse,  des  filles  de  finance,  des  filles  de  bourgeoisie^ 


DU     CONSULAT    A    l'eMPIRB.  23 

il  y  avait  ce  qui  tenait  au  général  Bonaparte,  sa  belle-fille,  ses 
nièces,  ses  sœurs,  tout  son  monde.  Etait-ce  là  ce  qui  avait  mis 
M™®  Gampan  à  la  mode  ou  bien  l'air  qu'elle  se  donnait  d'avoir 
jadis  été  de  la  Cour,  familière  de  la  Reine,  du  Roi,  de  Mesdames, 
ayant  préparé  sur  chacun  une  anecdote  où  elle  jouait  le  beau 
rôle,  —  pour  compenser  sans  doute  celui  qu'on  lui  attribuait?  En 
fait,  ainsi  que  tout  son  apparentage,  elle  sortait  de  cette  domesticité 
intérieure  du  souverain,  d'où  certains  étaient  partis  pour  monter 
aux  grandes  charges,  mais  où  la  plupart  se  repassaient  héré- 
ditairement des  places  profitables,  sinon  honorifiques,  que  met- 
taient tout  à  part  la  confiance  des  maîtres  et  la  fidélité  des  ser- 
viteurs. A  la  vérité,  si  cette  fidélité  était  suspectée,  —  comme 
ce  fut  le  cas  pourM"*^  Gampan,  —  rien  de  l'honneur  ne  subsis- 
tait, moins  que  rien. 

On  était  mal  renseigné  et  combien  de  gens  avaient  intérêt 
à  ce  qu'on  ne  le  fût  pas  mieux.  M™®  Bonaparte  au  premier 
rang  !  Ge  fut  parM"'^  Gampan  et  par  l'Institut  de  Saint-Germain 
que  M'""  Aubert-Dubayet  fit  sa  connaissance.  Quant  à  Constance, 
ce  fut  là  qu'elle  rencontra  Garoline,  Pauline  et  Christine  Bona- 
parte, Hortense  et  Stéphanie  de  Beauharnais,  Stéphanie  Tas- 
cher,  les  filles  ou  les  sœurs  des  généraux  Clarke,  Macdonakl, 
Leclerc,  Victor,  Oudinot,  un  monde,  le  nouveau  monde,  celui 
qui,  demain,  presque  tout  de  suite  après  l'acte  libérateur  de 
Brumaire,  surtout  après  la  victorieuse  campagne  de  Marengo, 
allait  devenir  l'unique  monde.  Ges  jeunes  femmes  toutes  jolies, 
gracieuses,  élevées  selon  les  formules  de  l'ancienne  société, 
épousées  généralement  pour  leur  grâce,  leur  joliesse  ou  leur 
beauté  par  les  grands  du  nouveau  régime,  auraient,  sous  les 
auspices  de  M""^  Bonaparte,  charge  et  mission  de  donner  le 
ton,  d'introduire,  dans  les  salons  rouverts,  les  prestiges  de  l'édu- 
cation qu'elles  avaient  reçue  à  Saint-Germain  et  qui,  à  soi  seule, 
était  la  contre-révolution. 

'  Ayant  ainsi  placé  sa  fille  pour  le  mieux  de  son  avenir,  ayant 
réglé  les  affaires  d'argent  de  l'ambassade,  M""^  Dubayet  s'occupa 
de  ses  affaires  de  cœur,  et  pouvait-elle  faire  mieux  qu'unir  sa 
destinée  à  celle  de  cet  admirable  ami  qui  lui  avait  fait  connaître 
des  splendeurs  qu'elle  n'eût  jamais  imaginées?  A  peine  si  elle 
avait  trente  ans,  Garra  Saint-Gyr  en  avait  quarante-cinq,  mais 
c'était  le  même  âge  que  Dubayet.  Sans  doute  était-il  borgne, 
mais  c'était  d'une  blessure  de  guerre  reçue  en  Amérique;  sans 


24  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

doute  n'était-il  encore  que  général  de  brigade,  mais  ses 
manières,  son  éducation,  sa  douceur,  son  amour  valaient 
bien  une  étoile.  Constance  déjà  l'appelait  son  petit  père  et  le 
traitait  en  «  parrain.  »  Tout  était  donc  pour  le  mieux  et,  le 
10  brumaire  an  VIII  (31  octobre  1799),  M"'^  Dubayet  se  mua  en 
M™^  Saint-Cyr. 

La  lune  de  miel,  s'il  était  convenable  qu'il  y  en  eût  une,  fut 
brève,  Carra  Saint-Cyr  ayant  été  désigné  pour  un  emploi  de 
général  de  brigade  à  l'armée  de  réserve.  Il  n'y  était  pas  encore 
arrivé  le  10  lloréal  (30  avril  1800),  mais  le  10  prairial  (30  mai) 
il  était  à  Ivrée  en  possession  d'un  commandement  indépen- 
dant :  il  correspondait  directement  avec  le  chef  de  l'état- 
major  général,  avec  le  commandant  en  chef  et  même  avec  le 
Premier  Consul;  il  s'en  tirait  à  merveille,  même  n'ignorait-il 
pas  les  moyens  de  se  faire  bien  venir.  Ainsi  écrivait-il  à  Bona- 
parte à  la  fin  d'un  rapport,  de  style  et  de  tournure  tout  mili- 
taires :  «  Je  ne  peux  pas  me  dissimuler,  citoyen  Consul,  que  le 
poste  qui  m'a  été  confié  par  le  général  en  chef  ne  soit  très  déli- 
cat et  peut-être  au-dessus  de  mes  forces,  mais  puisse-t-il  au 
moins  me  donner  l'occasion  de  vous  convaincre  de  mon  sincère 
et  entier  dévouen^ent  !  » 

Incorporé  ensuite  dans  la  division  Monnier,  qui  faisait  partie 
du  corps  de  Desaix,  il  prit  une  part  active  à  la  bataille  de 
*Marengo  à  la  tête  de  700  hommes  de  la  19^  légère  :  «  il  enleva 
le  village  de  Ceriolo  à  la  face  de  l'armée  ennemie  au  moment 
même  où  l'armée  était  en  retraite;  il  opéra  la  sienne  en  ordre, 
soutenu  seulement  par  la  70®  de  ligne,  »  et  fut  cité  par  Monnier 
pour  son  talent  et  son  sang-froid.  Son  nom  ne  figura  pas  au 
bulletin,  mais  le  Premier  Consul  l'avait  retenu.  Aussi  bien, 
M"^  Carra  Saint-Cyr  était  à  présent  des  habituées  des  Tuileries, 
et  sa  fille,  durant  que  Caroline  Bonaparte  était  à  Saint-Germain, 
avait  acquis  ses  bonnes  grâces.  Sans  doute  fut-ce  à  Caroline 
Murât  qu'elle  dut  son  mariage. 

Élevé  au  commandement  en  chef  de  l'armée  d'observation 
du  Midi  et  des  troupes  françaises  stationnées  dans  la  République 
cisalpine,  le  général  Murât,  qui  avait  porté  son  quartier  général 
à  Milan  le  2  fructidor  an  IX  (2  août  1801),  y  avait  trouvé  et 
conservé  pour  chef  d'état-major  le  général  Charpentier.  Ce 
Charpentier  appartenait  à  une  de  ces  familles  que  de  petites 
charges    élevaient    par    degrés    à    certaines    apparences    de 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


25 


noblesse.  Il  se  pre'parait,  avant  la  Re'volution,  à  succéder  à  son 
oncle,  lieutenant  général  au  bailliage  de  Soissons.  A  l'appel  de 
la  patrie,  il  s'engagea  dans  le  l*^"^  bataillon  des  volontaires  de 
l'Aisne,  fut  élu  capitaine,  passa  dans  les  états-majors  et  était 
adjudant  général  lorsqu'il  eut  nîiàsion  d'apporter  à  la  Convention 
les  drapeaux  de  la  garnison  autrichienne  de  Luxembourg. 
Envoyé  en  Italie  au  mois  de  frimaire  an  VII  (novembre  1798) 
pour  mener  des  renforts  à  Scherer,  il  fut  promu  général  de 
brigade  sur  le  champ  de  bataille  le  6  germinal  (30  mars  1199). 
Après  un  court  séjour  en  France  motivé  par  une  blessure  reçue 
à  la  bataille  de  Novi,  il  revint  à  Milan,  après  Marengo,  comme 
chef  d'état-major  de  Brune  d'abord,  puis  de  Moncey.  11  resta 
avec  Murât  dont  il  avait  mérité  la  confiance,  comme  celle  de  ses 
prédécesseurs,  par  une  régularité,  un  ordre  et  une  intelligence 
remarquables.  De  plus  homme  de  bonne  compagnie  et  agréable 
de  sa  personne.  Caroline,  qui  souhaitait  être  entourée  de 
femmes  françaises,  désirait  qu'il  se  mariât  et  elle  s'en  occupa. 
«  Je  suis  fâché,  écrivait  le  général  à  son  beau-frère  le  3  brumaire 
an  XI  (25  octobre  1802),  que  vous  n'ayez  point  fait  la  connais- 
sance du  général  Murât  comme  vous  en  aviez  l'occasion.  Il  vous 
aurait  sûrement  bien  accueilli.  Il  me  comble  de  considération 
et  de  fortune.  Il  songe  aussi  à  me  faire  faire  un  mariage  très 
brillant  :  mais  sur  ce  dernier  sujet,  je  suis  sans  inquiétude. 
Avec  la  place  et  la  fortune  que  j'ai,  on  trouve  toujours  à  se  bien 
marier.  »  M™«  Murât  avait  pensé  d'abord  à  une  nièce  de  Decrès, 
le  ministre  de  la  Marine;  puis  à  la  fille  de  Barbé-Marbois  le 
ministre  du  Trésor,  —  celle  qui  épousa  le  fils  aîné  du  consul 
Lebrun.  Mais  «  Charpentier  n'ayant  pu  faire  le  voyage  de  Paris, 
celte  proposition  n'a  pas  eu  de  suite.  »  Aussi  bien,  «  plus  le 
moment  du  mariage  approche,  écrivait-il,  moins  je  désire  me 
marier,  et  si  l'on  pouvait  toujours  rester  garçon,  je  l'aimerais 
mieux.  »  Mais  sa  mère  et  tout  le  monde  conspiraient  pour  ses 
noces.  Sa  mère  et  son  beau-frère  vinrent  à  Paris  pour  voir  la 
jeune  Constance.  Ils  chantèrent  comme  de  juste  sa  grâce  et 
ses  vertus.  Elle  eût  commencé,  au  gré  de  son  père,  à  monter  en 
graine,  car  elle  allait  sur  ses  seize  ans.  Les  préliminaires  furent 
brefs;  en  ce  temps-là,  on  vivait  double,  —  comme  en  campagne. 
Murât  et  Caroline,  qui  n'avaient  pu  assister  au  mariage,  préten- 
dirent mettre  dans  la  corbeille  un  présent  peu  banal,  une 
étjile.  «  J'apprends,  écrit  Murât  au  Premier  Consul  le  4  floréal 


26  REVUE    DES    DEUX   MONDES^ 

an  XI  (24  avril  1803),  le  mariage  du  général  Charpentier  :  c'est 
un  brave  homme  qui  a  plus  de  solidité  que  de  brillant,  c'est 
un  homme  sûr.  Je  désirerais  bien,  mon  général,  que  vous  lui 
donniez  le  grade  de  général  de  division  pour  son  cadeau  de 
noce.  Je  regarderais  cette  faveur  comme  une  marque  nouvelle 
de  l'intérêt  et  de  l'estime  que  je  sais  que  vous  me  portez.  » 
Charpentier  ne  l'obtint  qu'un  an  plus  tard,  le  26  fructidor  an  XII 
(16  février  1804);  tout  de  même,  —  était-ce  pour  Aubert- 
Dubayet,  Carra  Saint-Cyr,  Charpentier  ou  Constance?  —  le 
Premier  Consul,  Joséphine,  Hortense,  la  plupart  des  généraux 
présens  à  Paris,  Gouvion  Saint-Cyr,  Junot,  Lefebvre,  Soult,  les 
deux  consuls  et  les  ministres  signèrent  au  contrat.  La  noce  eut 
lieu  à  Maisons  où  les  Saint-Cyr  avaient  une  jolie  habitation  et 
M™^  Louis  y  dansa  tout  son  soûl,  —  elle  s'en  souvenait  deux 
ans  plus  tard.  Cette  résidence  suburbaine  (quatre  lieues  de 
Paris)  n'était  pas  sans  compliquer  la  vie,  car  M™®  Saint-Cyr 
n'en  perdait  ni  un  bal  ni  un  diner,  et  Saint-Cyr  n'en  était 
pas  moins  assidu  à  son  devoir;  c'était  affaire  de  temps  et  de 
chevaux. 

A  peine  quelques  jours  donnés  à  la  lune  de  miel.  Charpen- 
tier et  sa  petite  femme  partirent  pour  Milan.  A  la  vérité,  ils 
devaient  s'arrêter  à  Grenoble  où  habitait  la  famille  paternelle  et 
maternelle  de  M"^  Dubayet  et  faire  ainsi  le  voyage  de  noces 
de  l'ancien  temps,  celui  qui  avait  pour  objet  la  présen- 
tation et  la  visite  obligatoire  aux  parens  et  aux  amis  des  deux 
familles. 

M"'^  Saint-Cyr,  dès  le  23  floréal  (13  mai  1803),  s'empresse 
d'écrire  à  sa  «  bien  chère  petite  fille  »  pour  lui  donner  des 
conseils,  lui  faire  des  recommandations,  l'exhorter  à  devenir 
«  une  femme  intéressante  et  agréable  ;  »  elle  invite  ses  seize  ans 
un  peu  futiles  à  des  lectures  instructives.  Mais  à  la  mère  le 
monde  fait  assez  de  bruit  pour  qu'il  en  fasse  presque  autant  à 
la  fille.  «  Depuis  ton  départ,  ma  chère  Constance,  écrit-elle, 
Saint-Cyr  m'a  fait  aller  et  venir  sans  cesse.  Je  partis  samedi 
soir.  Le  lundi,  nous  fûmes  déjeuner  chez  le  général  Soult,  à  sa 
campagne  (1).  Au  retour,  je  m'arrêtai  à  Saint-Cloud,  mais  on 
était  à  Malmaison.  Je  revins  ici  mardi  et  mercredi  soir,  je 
retournai   à  Saint-Cloud  où  il   y  avait  assemblée  assez  nom- 

(1)  Villeneuve-l'Élaûg.» 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


27 


breuse.  On  me  demanda  si  j'avais  reçu  de  tes  nouvelles  et  les 
larmes  étaient  toujours  prêles  à  s'échapper  de  mes  yeux  en 
répondant  que  non.  Il  n'y  a  rien  de  nouveau  pour  ce  qui  nous 
concerne  (1).  Il  faut  prendre  patience  malgré  soi,  mais  toujours 
même  bon  accueil  très  aimable.  Il  y  avait  ce  jour-là  la  nouvelle 
mariée  M^^^  CalTarelli  (2).  Elle  est  très  belle  et  très  grande,  mais 
quoique  ayant  été  élevée  à  Paris,  elle  n'a  pas  encore  la  tour- 
nure parisienne.  Gela  vient  assez  vite!...  » 

Le  général  Saint-Cyr  avait  espéré  qu'il  serait  employé  en 
Italie  et  qu'il  y  retrouverait  sa  chère  Constance,  mais  il  avait 
compté  sans  le  Premier  Consul  et  sans  la  rupture  de  la  paix 
d'Amiens  :  «  Voilà,  écrit-il  le  30  floréal  (20  mai),  toutes  nos 
espérances  de  réunion  évanouies.  J'ai  reçu  l'ordre  de  me 
rendre  à  Bayonne,  et  c'est  bien  loin  du  pays  où  nous  aurions 
aimé  à  nous  diriger.  Je  vais  donc  doubler  de  zèle  dans  les  fonc- 
tions qui  me  sont  confiées  pour  être  en  droit  ensuite  de  deman- 
der la  destination  qui  nous  rapprochera  de  toi  et  de  ton  mari.  » 
Il  allait  être  employé  à  Bayonne  à  l'un  des  six  camps  dont  le 
Premier  Consul  avait  ordonné  la  formation  pour  constituer  sur 
les  côtes  une  armée  puissante  et  prête  à  marcher  contre  l'Angle- 
terre (25  prairial-14  juin).  Il  désigna,  de  Namur,  le  16  ther- 
midor (4  août),  les  troupes  qui  y  devaient  figurer.  Saint-Cyr 
devait  les  précéder  et  les  attendre. 

Ce  départ  redoubla  la  tristesse  qu'avait  causé  à  M""^  Saint- 
Cyr  celui  de  sa  fille  et  dès  lors  commencent  les  plaintes  sur 
l'absence  de  lettres  ;  mais  la  délicieuse  Armande  ne  pouvait  passer 
sa  vie  à  se  lamenter.  «  J'ai  été  à  Paris  cette  semaine,  écrit-elle 
le  10  prairial  (30  mai),  à  Villeneuve-l'Etang  chez  M"*  Soult  (3), 
qui  m'a  chargée  de  te  faire  ses  complimens;  j'ai  été  à  Saint- 
Gloud;  j'ai  vu  M™*  Bonaparte  qui  me  demanda  de  tes  nouvelles, 


(1)  Un  emploi  de  général  de  brigade  et  le  grade  espéré  de  général  de  division. 

(2)  M"*  Julienne  d'Hervilly  :  «  Cette  jeune  dame  a  été  présentée  dimanche  à 
M"*  Bonaparte.  »  (Journal  des  Débats).  Elle  était  la  seconde  fille  de  Louis-Charles, 
comte  d'Hervilly,  colonel-  de  la  cavalerie  de  la  Garde  constitutionnelle,  maré- 
chal de  camp  en  1"92,  blessé  le  16  juillet  1795  à  Quiberon,  mort  de  ses  blessures 
le  14  novembre  suivant,  et  de  Louise  de  La  Cour  de  Balleroy.  Auguste  Cal- 
farelli,  aide  de  camp  du  Premier  Consul,  était  frère  de  Maximilien,  blessé  mor- 
tellement à  Saint-Jean  d'Acre,  de  Philippe,  mort  à  Quiberon,  de  Joseph,  préfet 
maritime  à  Brest,  de  Charles,  préfet  du  Calvados  et  de  l'Aube,  de  Jean-Baptiste, 
qui  fut  évêque  de  Sainl-Brieuc. 

(3)  Jeanne-Louise-Elisabeth  Berg,  épousée  en  1189  par  Nicolas-Jean-de-Dieu 
Soult,  alors  caporal. 


28  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

ainsi  que  M™*  Louis  (1)  et  M'"^  Lauriston  (2).  M™«  Savary  (3)  qui 
était  là,  ainsi  que  beaucoup  d'autres,  ne  me  dirent  rien  de  toi. 
J'avais  pris  congé  de  M™®  Bonaparte,  croyant  pouvoir  entre- 
prendre bientôt  mon  voyage  de  Grenoble,  mais  des  affaires 
me  retiendront  ici  plus  longtemps  que  je  ne  croyais,  et  alors 
j'y  retournerai  un  soir,  car  j'y  étais  allée  un  matin.  J'ai  vu 
aussi  M™^  Macdonald  (4)  qui  me  parla  beaucoup  de  toi  et  me 
chargea  de  te  dire  bien  des  choses.  » 

Cependant  Constance  est  arrivée  à  Milan  et  elle  fait  sa  cour. 
A  la  fin,  elle  écrit.  «  Ta  lettre,  lui  répond  sa  mère  le  15  prairial 
(4  juin),  m'a  fait  grand  plaisir  parce  que  je  vois  que  tu  es 
contente,  à  part  l'ennui  que  te  cause  la  partie  de  cartes.  Tu 
vois  que  j'avais  bien  raison  quand  je  te  disais  qu'il  fallait 
qu'une  femme  sût  jouer.  La  plus  grande  partie  des  femmes  ne 
joue  que  par  complaisance,  mais  comme  on  joue  de  l'argent,  il 
faut  le  savoir  défendre.  Est-ce  le  réversis  ou  le  whiste?  Tu  ne 
me  dis  rien  de  la  réception  que  t'a  faite  M™®  Murât.  Est-ce  très 
bien  ou  comme  ça?  Il  serait  à  propos,  je  crois,  que  tu  écrives  à 
]\|me  Louis.  Tu  te  rappelles  qu'elle  t'a  promis  que,  de  deux  lettres, 
elle  t'en  répondrait  une.  Il  y  a  près  de  quinze  jours  que  je  n'ai 
vu  Isidore  (5).  Elle  me  pria  bien  de  te  dire  qu'elle  ne  t'a  pas 
oubliée.  Elle  attend  de  tes  nouvelles  avec  une  grande  impa- 
tience... J'avais  appris  par  M™^  Soult  que  M"^  Murât  avait 
accouché  (6)  et  Murât  en  donnant  cette  nouvelle  à  la  Cour  avait 
écrit  que  Madame  sa  femme  serait  à  Paris  dans  quarante  jours. 
J'avais  été  fâchée  de  cela,  mais  comme  tu  n'en  parles  pas,  peut- 
être  n'est-ce  pas  vrai?  Les  modes  ne  varient  pas  beaucoup  et 


(1)  Madame  Louis-Hortense  de  Beauharnais. 

(2)  Claudine-Antoinette-Julie  Le  Duc,  mariée  en  1789  à  Jean-Alexandre-Bernard 
Law  de  Lauriston,  alors  lieutenant  d'artillerie.  M"''  de  Lauriston  était  une  des 
quatre  dames  nommées  pour  accompagner  l'épouse  du  Premier  Consul. 

(3)  Marie-Charlotte-Félicité  deFaudoas  Barbazan  avait  épousé  le  27  février  1802 
le  colonel  Savary,  aide  de  camp  du  Premier  Consul. 

(4)  La  seconde.  La  première,  née  Jacob,  mourut  en  1797  laissant  deux  filles.  — 
Celle-ci,  née  Monlholon,  épouse  en  premières  noces  du  général  Joubert,  s'était 
mariée  le  26  juin  1802  et  mourut  en  1804. 

(5)  Isidore-Eugénie  Petiet,  fille  de  Claude-Louis  Petiet,  ministre  de  la  Guerre 
après  Dubayet,  et  de  Anne-Franroise-Guillemette  Leliepvrc  du  Bois  de  Pacé,  née 
en  1788,  épousa  Louis-Pierre-Alphonse  de  Colbert  Chabauais,  nommé  par  la  Res- 
tauration général  de  brigade. 

(6)  M"*  Murât  était  accouchée  le  16  mai  1803,  d'un  fils  qui  reçut  les  noms  de 
Napoléon-Lucien-Charles-Joseph-François.  Ce  fut  le  prince  Lucien  Murât,  mort  le 
10  avril  1878  sans  postérité. 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  29 

cest  toujours  la  même  mise.  Les  toilettes  du  soir  à  Saint-Cloud 
sont  presque  toutes  en  crêpe.  J'ai  vu  travailler  M'"®  Louis  et 
M"'e  Bonaparte  à  des  robes  de  crêpe  brode'es  à  bouquets  détachés 
unies.  Gela  fera  de  très  jolies  robes  d'été. 

«  On  parle  d'un  voyage  du  Premier  Consul... 

«  Tâche  de  savoir  si  M.  et  M°"  Murât  ont  reçu  les  lettres  que 
nous  leur  avons  écrites  au  moment  de  ton  mariage.  » 

M"®  Saint-Gyr  n'était  pas  mal  informée.  Murât  écrit  le 
6  prairial  (26  mai)  :  «  J'espère  que  vous  ne  serez  pas  fâché,  mon 
général,  que  j'accompagne  Caroline  qui  se  propose  de  venir 
prendre  sa  petite  et  laisser  à  maman  son  nouveau-né.  »  Les  évé- 
nemens  ne  le  permirent  pas  :  «  M™«  Caroline  est  rétablie,  écrit 
Murât  le  6  messidor  (25  juin),  et  mes  enfans  sont  en  route  pour 
Paris  depuis  deux  jours.  »  Caroline  elle-même  ne  partit  qu'au 
milieu  de  thermidor  (juillet). 

Cela  faisait  une  grande  occupation  à  Maisons,  où  M™^  Saint- 
Cyr  ne  négligeait  rien  pour  se  tenir  bien  en  cour.  «  J'ai  fait  un 
petit  séjour  à  Paris  cette  semaine,  écrit-elle  à  sa  fille  le 
20  prairial  (9  juin).  En  y  arrivant,  on  me  remit  une  grande 
lettre  adressée  à  Saint-Cyr  et  c'étaient  des  billets  pour  le  cercle 
qui  avait  eu  lieu  la  veille.  Il  y  en  avait  pour  Saint-Cyr  et  pour 
moi  et  pour  M"*  Aubert-Dubayet.  Je  fis  demander  aux  Tuileries 
si  M"'®  Bonaparte  y  était  ou  était  retournée  à  Saint-Cloud.  Alors, 
je  fus  voir  le  général  et  M"""  Soult.  Ils  allaient  repartir  pour  la 
campagne.  Ils  me  dirent  que  M"»^  Murât  serait  dans  un  mois  à 
Paris.  Je  ne  croyais  plus  à  ce  voyage  puisque  tu  ne  m'en  avais 
pas  parlé,  mais  il  se  confirme  là-haut. 

«  Je  suis  revenue  hier  au  soir  de  Paris  et  j'y  retourne 
demain.  A  trois  heures, -j'irai  voir  M"*^  Louis  et,  le  soir,  j'irai  à 
Saint-Cloud.  C'est  cela  avoir  du  courage,  aller  sans  Saint-Cyr 
et  sans  toi,  mais  je  sens  qu'il  ne  faut  pas  avoir  l'air,  aux  yeux  de 
beaucoup  de  gens,  de  m'êtretout  à  fait  retirée.  D'ailleurs,  il  faut 
qu'on  se  rappelle  de  nous  (sic),  car  les  absens  ont  toujours  tort. 

«  Écris  à  M™®  Louis  et  mets  quelque  chose  de  bon  pour 
M™®  Bonaparte.  » 

A  son  gendre  Charpentier,  qui  l'avait  invitée  à  venir  s'éta- 
blir à  Milan,  près  de  sa  fille, pendant  que  Saint-Cyr  serait  à 
Bayonne,  elle  écrie  (24  prairial-13  juin)  :  «  J'ai  été  deux  fois  à 
Saint-Cloud  depuis  le  départ  de  Saint-Cyr.  J'ai  demandé  s'il  n'y 
avait  rien  de  nouveau.  On  m'a  répondu  .Non,  il  faut  attendre. 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

Le  Premier  Consul  part  cette  semaine.  Le  général  Soult  le  suit, 
et,  pendant  ce  temps,  M"'^  Soult  va  en  Allemagne  dans  sa 
famille.  M'"''  Bonaparte  m'a  demandé  si  Constance  était  grosse.. 
J'ai  répondu  que  je  n'en  savais  rien.  J'espère  bien  que  vous  ne 
me  le  laisserez  pas  ignorer,  je  désire  tant  être  grand'maman  I  » 

Enattendant,ellese  prépare  à  rejoindre  Saint-Cyrà  Bayonne, 
plutôt  aux  environs,  un  négociant  ayant  prêté  au  général 
une  maison  de  campagne  charmante,  à  proximité  de  la  mer, 
avec  une  vue  fort  jolie.  De  là  où  ira-t-il  ?  Peut-être  en  Portu- 
gal? Alors,  elle  sera  du  voyage.  «  Je  me  crève  les  yeux,  écrit 
Saint-Gyr,  sur  tous  les  ouvrages  qui  traitent  de  l'Espagne  et  du 
Portugal.  J'espère  ne  pas  en  être  pour  mes  frais  et  que  le  gou- 
vernement ne  veut  pas  me  faire  prendre  racine  ici,  ce  serait  le 
dernier  endroit  que  je  choisirais.  »  Et  puis  n'y  serait-il  pas 
oublié? 

«  Je  t'ai  mandé  dans  les  temps,  écrit  M""®  Saint-Cyr  le 
8  messidor  (21  juin),  la  réponse  que  m'avait  faite  M™^  Bona- 
parte au  sujet  de  l'avancement  de  ta  toutoute  (1).  Il  n'y  a  rien 
de  nouveau.  Je  présume  que  si  le  grade  doit  être  accordé,  ce 
ne  sera  qu'à  l'organisation  définitive  du  camp  qui  se  forme  à 
Bayonne  et  dont  il  a  le  commandement  provisoire.  Ainsi, 
patience. . .  Il  y  a  longtemps  que  je  savais  le  voyage  de  M™^  Murât. 
J'ai  été  voir  avant-hier  M™®  Soult  qui  m'a  priée  de  te  dire  qu'elle 
est  très  fâchée  contre  toi.  Tu  lui  avais  promis  de  lui  écrire,  et 
tes  lettres  sont  encore  à  venib.  Tu  mécontentes  bien  du  monde, 
comme  tu  vois  :  M™®  Louis,  M""®  Soult  et  Isidore,  en  voilà  bien 
trois.  M™^  Soult  part  aujourd'hui  pour  l'Allemagne,  son  pays, 
pendant  que  le  général  accompagne  le  Premier  Consul...  Il  n'y 
a  que  M^'Talhouet  (2)  et  M""^  Bémusat  (3)  qui  aient  accompagné 
M™*  Bonaparte  pour  le  voyage.  Ces  dames  ont  fait  beaucoup  de 
dépenses,  entre  autres  M""^  Talhouet,  qui  a  fait  faire  un  trous- 
seau neuf. 

«  M™®  Carion  m'a  apporté  à  voir  tes  robes.  Malgré  mes 
recommandations,  il  ne  s'en  trouve  pas  une  simple  pour  le 

(1)  Saint-Cyr.  M»*  Saint-Cyr  est  Memelle. 

(2)  Êlisabelh-Franroise  Baude  de  la  Vieuville,  mariée  le  12  juin  1783,  à  Louis- 
Céleste-Frédéric  de  Talhouet,  l'une  des  quatre  dames  accompagnant  Madame 
Bonaparte. 

(3)  Glaire-Élisabeth-Jeanne  Gravier  de  Vergennes,  mariée  en  1796  à  Augustin- 
Laurent  Rémusat,  préfet  du  Palais  en  1802;  l'une  des  quatre  dames  de  Madame 
Bonaparte.  Elle  a  laissé  des  mémoires. 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  31 

matin  chez  toi,  mais  elles  sont  jolies  à  mon  goût.  Il  y  eïl  a  une 
bleue  avec  une  garniture  de  mousseline  qui  m'a  plu  assez  ; 
une  robe  en  gaze  de  coton  —  M""^  Garion  dit  que  cela  se  lave 
comme  du  linge,  —  la  garniture  toute  petite,  en  fleurs  et 
feuilles,  est  jolie,  et  une  en  taffetas  blanc  broché.  Elle  a  une 
guirlande  de  petites  roses  jaunes  pour  garniture;  elle  ajoute  à 
cela  les  chemisettes  de  crêpe  et  de  mousseline  parce  qu'elles 
sont  très  décollete'es  derrière  et  boutonnent  sur  l'épaule.  » 

Mais,  malgré  les  soins  qu'elle  prend  de  sa  fille,  Armande 
s'ennuie.  Elle  aspire  à  rejoindre  l'un  au  moins  des  êtres  qui  lui 
sont  chers  :  «  Voici  mon  plan  de  voyage,  écrit-elle  le  10  mes- 
sidor (29  juin).  Je  compte  toujours  partir  pour  Bayonne  très 
incessamment.  Je  resterai  avec  Saint-Gyr  tant  qu'il  sera  dans 
cette  ville.  S'il  recevait  une  destination  pour  faire  la  guerre 
activement,  alors,  ma  chère  petite,  tu  me  verrais  partir  comme 
le  vent  et  me  rendre  dans  tes  bras  où,  je  crois,  j'étoufferais  du 
plaisir  de  te  voir  et  de  t'embrasser.  Je  m'en  irai  en  poste,  j'avais 
eu  le  projet  de  faire  ce  voyage  à  petites  journées  avec  mes 
vieilles  jumens,  mais  je  serais  trop  longtemps  en  route.  »  Elle 
s'ennuiera  jusque-là,  bien  qu'elle  ait  avec  elle  son  beau-frère 
Carra  Devaux  (1)  qui  lui  tient  fidèle  compagnie  et  qu'elle  rend 
esclave.  «  Quelquefois,  écrit-elle,  nous  allons  avec  M.  Devaux 
jusqu'aux  bord  de  la  Seine  pour  faire  baigner  ma  Spitz.  Tu  es 
bien  ingrate  en  parlant  de  Spitz.  Tu  ne  m'en  as  pas  encore 
demandé  des  nouvelles.  Saint-Gyr  me  l'a  laissée  pour  me  tenir 
compagnie,  mais  elle  a  un  penchant  si  naturel  pour  les  hommes 
qu'au  défaut  de  Saint-Gyr,  elle  me  préfère  mon  beau-frère. 
Cependant  elle  couche  dans  ma  chambre  et  me  garde  bien,  je 
t'assure.  Si  je  fais  le  voyage  de  Milan,  elle  sera  des  nôtres... 

«  Il  n'y  a  pas  de  grands  changemens  dans  les  modes.  Les 
robes  de  très  grande  parure  sont  en  tulle  de  couleur  brodées  en 
or  ou  en  argent.  Les  moins  élégantes,  c'est  du  crêpe. 

«  Il  m'est  impossible,  ma  bien  chère  petite,  de  te  donner 
mon  portrait  à  présent.  Mes  facultés  ne  me  le  permettent  pas, 
mais  je  puis  très  aisément  te  satisfaire  pour  la  petite  chaîne  de 
mes  cheveux  que  tu  désires.  Il  y  a  trois  jours,  je  me  suis  fait 
tondre.  G'est-à-dire  que  mes  cheveux  sont  coupés  à  la  Titus  et, 
en  les  mettant  de  côté,  je  pensais  à  t'en  faire  quelque  chose- 

(1)  Le  frère  aîné  de  Saint-Cyr,  ancien  officier  au  régiment  d'Orléans,  né  en 
1755,  marié  en  ms  à  Antoinelte-Césarine  des  Roys. 


32  REVUE    DES    DEUX   MONDESa 

Ainsi,  tu  auras  une  croix  et  une  chaîne  jusqu'à  ce  que  je  puissô 
te  satisfaire  pour  le  portrait.  Tu  porteras  cela  en  souvenir  de 
moi.   » 

Le  19  messidor  (8  juillet),  elle  est  sur  son  départ,  mais  il 
survient  des  contrariéte's  :  «  J'espérais,  dit-elle,  on  vendant  mes 
quatre  chevaux,  m'en  aller  en  poste,  mais  n'en  trouvant  rien  h 
Paris,  je  m'en  vais  à  petites  journées,  ce  sera  bien  ennuyeux  et 
bien  long,  mais  qu'y  faire?...  Je  vais  demain  à  Paris  pour 
finir  mes  derniers  arrangemens.  Je  paierai  les  souliers  àCoppe  : 
il  y  en  a  vingt-quatre  paires  à  7  livres  qui  font  168  livres...  Tu 
sauras  que  l'on  porte  beaucoup  de  chapeaux,  tous  avançant  sin- 
gulièrement sur  la  figure.  Ils  seyent  assez  bien.  On  les  fait  de 
crêpe,  de  taffetas  et  d'organdi.  J'en  emporte  à  Bayonne  de  toutes 
les  sortes,  mais  je  ne  les  prends  pas  chez  M"^  Despaux  parce 
que,  pour  la  province,  cela  n'en  vaut  pas  la  peine  et  que  je 
les  paie  bien  moins  cher...  C'est  tout  ce  que  j'emporte,  avec 
une  robe  de  taffetas  ronde  pour  la  route.  Je  n'ai  rien  fait  faire 
de  neuf  depuis  ton  départ... 

«  Tu  sauras  que  le  général  Pino  (1)  n'a  pas  pu  me  remettre 
lui-même  ton  portrait.  C'est  son  aide  de  camp,  et,  en  entrant,  il 
m'a  fait  un  compliment,  c'est  qu'il  ne  m'aurait  jamais  prise 
pour  ta  mère,  mais  bien  pour  ta  sœur.  Je  suis  accoutumée  à  ces 
sortes  de  choses  et  je  ne  renoncerais  pas  pour  tout  au  monde 
au  titre  de  mère  de  ma  bien-aimée  Constance.  Il  m'a  dit  encore 
que  tu  te  portais  très  bien,  que  tu  étais  bien  aimée  à  Milan, 
que  tu  t'amusais  beaucoup,  que  tu  n'avais  qu'un  seul  regret, 
celui  d'être  éloignée  de  nous.  J'ai  appris  par  je  ne  sais  plus  qui 
que  M™^  Murât  avait  différé  son  voyage,  je  t'en  félicite  de  tout 
mon  cœur,  car  je  me  peignais  la  solitude  oii  tu  te  serais  trouvée 
et  j'en  avais  beaucoup  de  chagrin. 

«  Depuis  le  départ  du  Premier  Consul  (2),  on  ne  sait  rien  du 
tout  ici.  On  croit  assez  généralement  qu'il  y  a  un  grand  projet 
de  descente  en  Angleterre.  Si,  par  hasard,  Saint-Cyr  y  était 
pour  quelque  chose,  tu  me  recevrais,  n'est-ce  pas?  Je  compte 

(1)  Dominique  Pino,  né  en  1760,  avait  pris  parti  pour  la  cause  française  en 
Italie  et  était  devenu  général  en  moins  de  deux  ans.  Soupçonné  ensuite  de  complot, 
il  eut  une  attitude  singulière;  puis  il  parut  se  livrer  entièrement  aux  Français  et 
le  Premier  Consul  lui  confia  en  1802  le  commandement  de  la  Romagne,  puis  le 
ministère  de  la  Guerre. 

(2)  Pour  le  Nord  et  la  Belgique.  —  Départ  le  o  messidor  (24  juin),  retour  le 
23  thermidor  (11  août). 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


33 


là-dessus  et  je  m'arrange  de  manière  que,  si  cela  arrive,  c'est 
de  Bayonne  que  je  partirai  pour  aller  t'embrasser,  te  croquer, 
t'étouffer  dans  mes  bras  ;  enfin,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  ne 
ferai  pas.  » 

Le  de'part  approche.  «  J'ai  été  avant-hier,  écrit  M™^  Saint- 
Cyr  le  22  messidor  (4  juillet),  faire  mes  adieux  à  M"'*'  Petiet.; 
Isidore  est  bien  fâchée  de  ce  que  tu  ne  lui  écris  pas.  Elle  m'a 
chargée  de  te  dire  que  ton  myrte  dément  bien  tes  sentimens 
pour  elle,  car  il  est  superbe.  La  mère  et  la  fille  dînaient  ce 
même  jour  chez  Gambacérès.  De  là,  je  fus  chez  M""^  Louis,  qui 
me  demanda  comment  tu  te  trouvais  à  Milan  et  qui  m'observa 
que  tu  ne  lui  avais  point  écrit,  malgré  tes  promesses.  Tu  as 
vraisemblablement  des  raisons  pour  ne  pas  écrire,  à  cette  der- 
nière surtout...  M™«  Ney  part  aujourd'hui  pour  la  Suisse  (l)., 
Adèle  n'est  pas  encore  mariée  (2).  » 

Voilà  Memelle  en  route,  le  2(5  messidor  (15  juillet),  à  cinq 
heures  et  demie  du  matin,  dans  la  petite  voiture  attelée  de  trois 
bons  chevaux  de  poste,  le  cocher  conduisant  en  main  les  che- 
vaux de  voiture.  Carra  Devaux  lui  sert  de  chevalier,  et  Spitz 
monte  la  garde.  On  va  d'une  traite  à  Orléans,  et  l'on  pa.sse 
même  la  nuit  pour  gagner  Tours,  ce  qui  est  une  grande 
fatigue.  De  là,  en  treize  heures,  à  Poitiers  ;  bref,  la  carrossée 
arrive  à  Bayonne  le  3  thermidor  (22  juillet),  à  minuit,  —  huit 
jours  seulement!  — et  cela  semble  extrêmement  rapide.  «  Elle 
est  venue,  écrit  Saint-Gyr,  beaucoup  plus  vite  que  la  poste,  et 
toutes  ses  lettres  pour  m'annoncer  son  départ  et  sa  marche  ne 
me  sont  parvenues  que  le  lendemain  de  son  arrivée.  »  Et 
«  jamais  elle  ne  fut  mieux;  déjà  elle  monte  très  bien  à  cheval, 
et  nous  avons  fait  ce  matin  deux  lieues,  et  elle  n'est  pas  fatiguée  ; 
cependant,  ce  n'est  que  la  seconde  fois  qu'elle  a  commencé.  » 
«  Je  suis  allée  à  Biarisse,  petit  village  à  une  petite  lieue  d'ici, 
écrit  de  son  côté  M"^  Saint-Gyr.  G'est  là  où,  au  mois  d'août,  il 
vient  beaucoup  de  monde  prendre  les  bains  de  mer.  Il  y  avait 
déjà  des  baigneurs  et  des  baigneuses;  tout  est  pêle-mêle.  »  Dès 
qu'elle  est  arrivée,  commencent  les  réceptions,  k  De  toutes  les 
femmes  qui  me  sont  venues  visiter,  écrit  Armande,  il  n'y  en  a 

(1)  Où  son  mari  était  ministre  plénipotentiaire  et  ambassadeur  extraordinaire. 
On  écrivait  Ney  et  il  semble  qu'on  prononçait  Neye.  C'est  ainsi  que  l'écrit 
M"»  Saint-Cyr,  Aglaé-Louise  (Églé)  Auguié,  mariée,  en  juillet  1802,  à  Michel  Ney. 

(2)  Adèle  Auguié,  la  sœur  de  M""  Ney,  mariée  plus  tard  à  M.  de  Broc.  Ellf 
mourut  tragiquement  à  la  cascade  de  Grézy,  en  1813. 

TOME  XLII.    —    1917.  3 


34  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pas  (le  jolie,  mais  il  y  en  a  deux  qui  sont  beaucoup  plus  petites 
que  moi.  Ainsi  tu  dois  penser  ce  qu'elles  doivent  être.  »  Et  les 
dîners,  les  soupers,  les  bals  de  se  succéder;  même  on  verse 
diverses  fois  dans  les  fosse's,car  on  se  sert  de  chevaux  d'artillerie 
dont  les  conducteurs  sont  ivres.  Il  y  a  des  soirées  charmantes, 
terminées  par  de  jolis  ambigus  ;  il  y  a  des  lancemens  de 
gabarres,  et  surtout  des  tours  de  valse.  La  société  est  nom- 
breuse, les  femmes  sont  aimables  et  faciles,  on  reçoit  beau- 
coup, on  est  toujours  en  fête,  et  M*""^  Saint-Cyr  est  ravie.  Pour 
faire  pendant  à  sa  chienne,  le  négociant  qui  lui  donne  l'hospi- 
talité lui  offre  une  perruche,  puis  un  perroquet  de  prise,  qui 
se  trouvait  sur  un  navire  anglais  de  deux  millions,  ensuite  un 
singe  et  puis  une  macaque.  Enfin,  on  est  à  merveille  pour 
Armande.  «  C'est  une  drôle  de  ville  que  Bayonne,  écrit-elle.  La 
société  y  est  agréable,  mais  chaque  femme  y  a  son  amant  en 
titre,  et  tout  le  monde  sait  cela.  Pour  moi,  j'ai  été  bientôt  au 
courant  de  toutes  les  petites  intrigues  par  Saint-Cyr  d'abord  et 
par  les  aides  de  camp.  »  Cependant  le  camp  s'accroît;  le  corps 
d'armée  est  porté  à  dix-sept  mille  hommes;  on  attend  un  lieu- 
nant  général;  le  général  Saint-Sulpice  (1)  prendra  le  comman- 
dement de  la  cavalerie;  on  ne  doute  pas  que  Saint-Cyr  ne  soit 
promu.  Cela  se  passe  d'ailleurs  fort  simplement,  et  c'est 
Devaux  qui  l'annonce  à  la  belle-fille  de  son  frère,  un  jour 
où  le  ménage  Saint-Cyr  est  allé  à  Dax  pour  une  fête.  «  Notre 
armée,  écrit-il,  s'augmente  tous  les  jours;  le  général  de  divi- 
sion Dorsner  (2)  est  arrivé  avant-hier  pour  commander  l'artil- 
lerie. Le  général  Augereau  (3)  est  en  route  pour  venir  prendre 
le  commandement  en  chef  de  cette  armée  ;  il  aura  deux  géné- 
raux de  division  sous  lui  :  mon  frère,  qui  vient  d'en  avoir  le 
grade,  en  est  un;  je  ne  sais  pas  encore  le  nom  de  l'autre  ni 
celui  du  chef  d'état-major.  »  Devaux  précise  le  lendemain  que 
le  général  Augereau  sera  rendu  au  premier  jour  et  apporte  avec 
lui,  pour  Saint-Cyr,  les  lettres  de  général  de  division. 

Mais  M™^  Saint-Cyr  ne  sera  pas  à  la  réception.  Constance 
réclame  sa  mère.  Elle  est  enceinte,   sa  santé  est  altérée,   ses 

(1)  Raymond-Gaspard  Bonardi  de  Saint-Sulpice,  né  en  1761,  général    de   divi- 
sion, marié  à  Antoinette  Poursin  de  Grandcliamp. 

(2)  Jean-Philippe-Raymond  Dorsner,  sous-lieutenant  en  1781,  t'énéral  de  divi- 
sion en  179o,  retiré  en  1806,  mort  en  1829. 

(3)  Pierre-François-Auguste   Augereau,   plus   tard  maréchal  d'Empire,  duc  de 
Castiglione. 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE.  OD 

nerfs  sont  en  de'sarroi.  Tout  de  suite  le  voyage  est  de'cidé.  «  Je 
vous  confie  à  tous  deux  ma  bonne  Armande,  écrit  le  général 
le  4  vendémiaire  an  XII  (27  septembre  1803).  Ayez-en  bien 
soin,  il  m'en  coûte  de  m'en  séparer  et  ses  enfans  pouvaient 
seuls  obtenir  ce  sacrifice.  Elle  se  mettra  en  route  vers  le 
15  octobre  (vieux  style)  (22  vendémiaire),  pour  se  rendre  direc- 
tement à  Grenoble,  sans  passer  par  Lyon;  elle  séjournera  huit 
à  dix  jours  dans  sa  famille,  et  c'est  de  là  qu'elle  vous  écrira 
pour  vous  annoncer  au  juste  la  date  de  son  arrivée.  »  Elle 
demande  seulement  que  le  général  Charpentier  envoie  au- 
devant  d'elle  un  de  ses  aides  de  camp  pour  le  passage-  du  mont 
Genis.  Et  puis,  mille  prétextes,  mille  raisons  la  retardent.  A 
certains  points  de  vue,  elle  n'en  paraît  point  fâchée.  «Le  retour 
de  Murât  en  Italie  a  été,  écrit-elle  le  18  brumaire  (10  novembre), 
démenti  dans  les  journaux.  11  va  présider  le  Conseil  électoral 
du  département  du  Lot.  Ainsi,  il  paraît  que  son  voyage  sera 
différé  pour  longtemps.  Je  n'en  suis  pas  fâchée,  parce  que  la 
présence  de  M™«  Murât  à  Milan  aurait  dérangé  nos  aparté.  »  En 
fait,  elle  ne  part  de  Bayonne  pour  Grenoble  que  le  21  frimaire 
(13  décembre),  étant  restée  deux  mois  sans  nouvelles  de  sa 
fille.  Devaux  l'accompagne,  avec  sa  femme  de  chambre,  son 
domestique,  sa  chienne  et  son  perroquet.  Elle  pense  être  à  Gre- 
noble le  3  nivôse  (23  décembre),  et  il  lui  faudra  trois  jours  de 
Grenoble  à  Lans-le-Bourg.  De  fait,  elle  n'arrive  que  le  7; 
elle  attend  des  nouvelles  de  Milan  pour  se  remettre  en  route,  et 
elle  n'est  pas  rendue  à  destination  avant  les  premiers  jours  de 
pluviôse,  juste  à  temps  pour  apprendre  la  promotion  de  Char- 
pentier au  grade  de  général  de  division  (26  pluviôse  —  16  fé- 
vrier 1804). 

Ce  fut  à  Paris,  oii  il  avait  été  rappelé  pour  participer  à  l'ex- 
pédition d'Angleterre,  que  Saint-Cyr  apprit  les  couches  de  sa 
belle-fille.  Elle  avait  eu,  le  9  floréal  (29  avril),  un  garçon  dont 
Murât  fut  parrain  avec  Vlmpératince,  car,  entre  temps  et  durant 
que  Constance  accouchait  d'un  garçon,  la  France,  sans  douleur, 
faisait  un  empereur. 

Frédéric  Masson. 
(A  suivre.) 


DEGAS  ET  L'IMPRESSIONNISME 


Plus  tard,  beaucoup  plus  tard,  quand  les  historiens  cherche- 
ront à  tracer  le  tableau  de  la  vie  sociale  et  intellectuelle  en 
Europe,  à  la  veille  de  la  grande  catastrophe,  —  comme  on  a 
cherché  à  reconstituer  les  u  derniers  jours  de  Pompei,  »  — sans 
doute  ils  noteront  que  jamais  la  passion  pour  les  objets  d'art 
n'avait  été  si  furieuse,  jamais  les  enchères  si  folles  qu'aux 
alentours  de  1914.  Et  cela  partout,  à  Paris  comme  à  New- York 
et  à  Berlin.  L'année  1912  surtout  et  le  début  de  l'année  1913 
furent  marqués  par  une  ruée  inouïe  de  collectionneurs  vers 
les  ventes.  Quelques  heures  avant  l'orage,  il  y  a  ainsi  des 
oiseaux  et  des  insectes  qui  redoublent  d'activité  pour  remplir 
de  trésors  leurs  greniers.  Parmi  les  chiffres  grandissans  qui 
faisaient  pâmer  d'aise  le  monde  de  la  «  brocante  »  et  parais- 
saient un  suprême  triomphe  du  Beau  à  ceux  qui  confondent 
l'Art  et  l'Argent,  un  chiffre  flamboya  aux  derniers  jours  do 
1912.  Un  tableautin  moderne,  représentant  une  scène  de 
genre, des  Danseuses  à  la  éan-e,  venait  d'atteindre  435000  francs! 
Il  n'est  pas  sans  exemple,  mais  il  est  rare  de  voir,  du  vivant  de 
l'artiste,  une  pareille  somme  jetée  sur  son  œuvre.  Elle  atteint 
parfois  un  chiffre  supérieur,  mais  l'auteur,  d'ordinaire,  n'est 
plus  là  depuis  longtemps  pour  s'en  réjouir,  et  l'on  ne  peut  que 
porter  des  lauriers  à  sa  tombe.  Cette  fois,  l'artiste  était  encore 
de  ce  monde,  mais'  si  peu,  si  invisible,  si  indifférent,  si  taci- 
turne, si  absent  de  tout  en  plein  Paris,  et  même  en  plein  Mont- 
martre, que  les  officieux  qui  coururent  épier  sur  son  visage  les 
signes  de  quelque  transport  mégalomane  en  furent  pour  leurs 


DEGAS    ET    l'iMPRESSIONMSxME.  37 

frais.  On  n'en  put  tirer  nul  témoig^nage  de  plaisir.  Le  bruit 
courut  alors  que  c'était  un  grand  philosophe.  On  aurait  pu 
s'en  aviser  plus  tôt,  car  il  n'avait  jamais  manqué  de  l'être, 
mais  435000  francs  font  à  une  figure  un  cadre  qui,  pour  la 
foule,  rend  ses  vertus  plus  évidentes.  De  ce  jour,  le  nom 
d'Edgar  Degas,  —  car  c'est  lui  que  je  veux  dire,  —  fut  connu 
de  la  foule.  Il  l'était  depuis  trente  ou  quarante  ans,  déjà,  des 
artistes  et  des  amateurs.  On  savait  que  ce  prestigieux  artiste, 
très  âgé,  la  vue  très  affaiblie,  presque  aveugle,  ne  pouvait  plus 
accroître  sa  production.  Et  cela  ne  nuisait  pas  au  succès  des 
ventes  où  on  se  la  disputait.  Il  vient  de  mourir  ;  il  vient  de 
quitter  ce  monde  où  son  art  tenait  tant  de  place  et  sa  personne 
si  peu.  Les  historiens,  après  avoir  noté  l'apothéose  du  vieux 
maître,  se  demanderont  peut-être  à  quoi  elle  était  due.  Ils  ver- 
ront bien  les  mérites  de  sa  peinture,  —  ils  ne  sont  pas  de  ceux 
qui  s'évaporent  sous  l'action  du  temps,  —  mais  peut-être 
trouveront-ils  entre  eux  et  le  succès  qui  les  consacra  quelque 
disproportion...  Nous  qui  sommes  plus  près  du  phénomène, 
nous  pouvons  en  rechercher  les  causes  avec  moins  de  chances 
d'erreur.  Serait-ce  par  ses  sujets  et  par  ses  idées  que  l'art 
d'Edgar  Degas  a  mordu,  à  ce  point,  sur  la  sensibilité  contempo- 
raine? Ou  par  son  dessin  et  sa  couleur,  par  la  nouveauté  de 
son  accent,  ou  par  tout  cela  tout  ensemble  et  par  une  coïnci- 
dence singulière  entre  tout  cela  et  les  curiosités  et  les  appétits 
psychologiques  de  notre  génération?  Peut-être.! 

I 

Il  y  a  quelque  quarante  ans,  à  l'une  de  ces  expositions 
d'  «  indépendans  »  ou  d'  «  impressionnistes  »  qui  se  faisaient 
rue  Le  Peletier  et  déchaînaient  chez  les  amateurs  une  hila- 
rité h.  peu  près  universelle,  je  me  rappelle  qu'un  artiste,  clas- 
sique autant  qu'on  peut  l'être,  après  avoir  considéré  ces  visages 
safran,  ces  ombres  lilas,  ces  eaux  écarlates,  ces  sous-bois  ruti- 
lans,  ces  périssoires  jaunes,  ces  figures  balafrées  de  taches  de 
soleil  et  de  reflets  verts  qui  faisaient  ouvrir  tout  grands  mes 
yeux  d'enfant,  dit  à  côté  de  moi,  lentement  et  gravement  :  «  Il 
y  a  quelque  chose  à  prendre  là...  »  Ce  mot  m'est  souvent 
revenu  à  la  mémoire,  quand  j'ai  entendu  citer  celui  de  Degas  : 
«  On  nous  fusille,  mais  on  fouille  nos  poches!  »  Sous  une  forme 


38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

brève  et  cinglante,  c'est,  là,  toute  l'histoire  de  ITmpression- 
nisme.  Elle  ne  justifie  pas  toutes  les  théories,  ni  toutes  les 
extravagances  de  cette  école;  seulement  elle  montre  que  les  gens 
réfléchis  d'alors  n'en  méconnaissaient  pas  l'apport  utile  et 
qu'ils  comptaient  bien  en  profiter.  Mais  l'artiste  qui  fit  le  mot 
est  précisément  le  seul  auquel  il  ne  s'appliquait  pas.  On  a  très 
peu  «  fusillé  »  Degas,  même  à  cette  époque;  il  n'a  point  du 
tout  excité  l'hilarité,  et  peu  les  sarcasmes  de  la  critique.  Cham, 
par  exemple,  qui  ne  manquait  pas  une  occasion  de  clouer  Manet 
au  pilori,  ne  s'occupait  pas  de  lui.  Et,  non  plus,  ses  ennemis 
ne  lui  ont  guère  emprunté  :  ce  sont  ses  amis  qui  lui  doivent. 
Toute  une  école  de  dessinateurs  elliptiques  et  d'observateurs 
implacables  est  sortie  de  lui  :  ce  furent  ses  jeunes  compagnons 
d'alors  ou  ses  admirateurs.  C'est  qu'en  effet  Degas  n'était  pas 
un  «  impressionniste;  »  son  succès  n'est  pas  leur  succès,  leurs 
épreuves  n'ont  pas  été  ses  épreuves,  et  son  œuvre,  au  lieu  de 
montrer,  comme  la  leur,  la  réalisation  incomplète  d'espoirs  trop 
vastes  et  de  trop  intransigeantes  théories,  nous  offre  le  spectacle 
de  la  perfection  dans  un  cercle  d'art  restreint  et  de  recherches 
volontairement  limitées. 

Comment  donc  se  trouvait-il  dans  cette  bagarre?  Un  peu 
comme  un  passant  qui  est  pris  dans  une  manifestation.  Il  est 
révolté  par  les  «brutalités  de  la  police.  »  Il  s'insurge, il  frappe, 
il  crie,  il  est  conduit  au  violon,  et,  si  l'émeute  triomphe,  au 
pouvoir,  sans  avoir  jamais  été  du  parti  qui  a  manifesté.  A  la 
fin  de  l'Empire,  la  police,  dans  l'Art,  c'était  l'Institut  :  il  faisait 
bonne  garde  autour  du  Salon,  où  ne  pouvait  pénétrer  une 
technique  nouvelle,  un  sentiment  imprévu  qu'avec  d'infinies 
précautions.  Les  Manet,  les  Boudin,  les  Jongkind  n'y  péné- 
traient guère.  A  ce  moment,  un  ami  de  Gustave  Moreau,  un 
admirateur  des  vieux  maîtres,  qui  s'était  longuement  formé  en 
copiant  Poussin  ou  Ghirlandajo,  mais  qui  se  mettait  mainte- 
nant à  peindre  la  vie  moderne,  s'approcha  des  artistes  mal- 
traités par  le  jury.  C'était  Degas.  Il  voyait  refusées  des  œuvres 
qui,  sans  être  des  chefs-d'œuvre,  décelaient  des  recherches  inté- 
ressantes, pendant  que  les  Salons  et  les  musées  s'encombraient 
de  fades  répétitions  du  passé,  de  redites  de  moins  en  moins  per- 
sonnelles, de  pastiches  de  plus  en  plus  édulcorés.  Ces  pastiches 
lui  paraissaient  non  pas  seulement  une  inutilité,  mais  une 
injure  et  une  incompréhension  des  anciens  maîtres.  Il  n'éprou- 


DEGAS    ET    l'impressionnisme.  39 

vait  pas  un  enthousiasme  sans  mélange  pour  l'Impressionnisme, 
mais  il  ressentait  un  vigoureux  mépris  de  l'art  académique. 
Très  fier,  très  indépendant,  il  se  sentait  porté,  aussi,  par  une 
sympathie  instinctive,  vers  ceux  qui  ne  demandaient  rien  à 
l'estampille  officielle.  Ce  n'était  pas,  là,  une  question  d'esthé- 
tique :  c'était  une  question  de  caractère.  Quand  son  concours 
fut  sollicité,  il  ne  le  refusa  pas.  En  1874,  à  la  première  exposi- 
tion d'impressionnistes,  salle  Nadar,  il  mit  ses  œuvres  en 
même  temps  que  Claude  Monet,  Cézanne,  Sisley,  Pissarro, 
Rouart,  Berthe  Morisot,  Renoir.  Dans  la  plupart  des  manifesta- 
tions qui  suivirent,  il  demeura  leur  compagnon  fidèle.  On  prit 
ainsi  l'habitude  d'associer  son  nom  au  leur.  Il  recueillit,  par 
ricochet,  une  part  des  injures  qui  leur  étaient  destinées,  puis 
des  apothéoses.  Vu  dans  les  mêmes  expc  liions,  il  fut  recherché 
par  les  mêmes  amateurs;  il  passa  donc  dans  les  mêmes  collec- 
tions, puis  dans  les  mêmes  salles  de  ventes,  enfin  dans  les 
mêmes  salles  de  musées.  En  1894,  quand  on  discuta  l'entrée 
du  legs  Caillebotte  au  Luxembourg;  en  1900,  lorsque  M.  de 
Tschudi  fit,  pour  le  musée  de  Berlin,  avec  des  deniers  privés, 
les  acquisitions  d'impressionnistes  qui  déchaînèrent  un  si  beau 
vacarme,  Degas  se  trouva  parmi  les  objets  du  litige.  Et  c'est 
ainsi  qu'il  fut  «  impressionniste  »  comme  il  aurait  pu  être 
«  végétarien  »  et  comme  il  fut  effectivement  «  nationaliste  :  » 
cela  n'avait  aucun  rapport  avec  sa  peinture. 

Toutefois,  puisqu'il  a  longtemps  porté  cette  étiquette,  a  fait 
partie  de  ce  groupement,  et  vraisemblablement  continuera  d'y 
être  confondu  par  l'histoire,  il  est  bon  de  marquer  les  rapports 
que  son  art  pouvait  avoir  avec  l'impressionnisme  et  en  quoi  il 
en  différait,  d'autant  que  l'aventure  qui  lui  arriva  lui  est  com- 
mune avec  beaucoup  d'autres.  En  effet,  quand  on  lit  des  textes, 
on  voit  que  Manet,  Whistler,  Boudin,  Jongkind,  Lépine,  Cals, 
Fantin-Latour,  sont  des  «  impressionnistes;  »  mais  quand  on 
voit  leurs  œuvres,  on  n'aperçoit  pas  ce  qu'elles  ont  de  commun 
avec  celles  de  Claude  Monet,  Renoir,  Sisley,  Pissarro,  Berthe 
Morisot,  Cézanne  et  tous  ceux  qui,  selon  la  formule  adoptée,  ont 
«  éclairci  la  palette  »  contemporaine.  Car  les  premiers  n'ont 
rien  éclairci  du  tout.  Ils  sont  souvent  noirs,  toujours  gris,  et 
si  leurs  ombres  ont  des  finesses  atténuées,  ils  ne  présentent 
nullement  ces  effets  rutilans  de  soleil,  cette  vibration  de  cou- 
leurs vives  et  crues  qui  distinguent  les  seconds.  Rien  n'est  plus 


40  REVUE    DES    DEUX   M0.\DE9., 

différent  d'un  Renoir  qu'un  Whistler,  ni  d'un  Sisley  qu'un 
Fantin-Latour,  ou  qu'un  Cals  d'un  Claude  Monet.  Un  passant 
non  averti  n'aura  jamais  l'idée  de  les  mettre  dans  le  même 
sac.  Pour  les  y  mettre,  il  faut  élargir  la  définition  de  l'impres- 
sionnisme et  ne  plus  parler  d'  «  éclaircissement  de  la  palette  » 
ni  de  «  lumières  reflétées,  »  de  u  division  du  ton,  n  ni  même 
de  ((  plein  air  :  »  il  faut  abandonner  toute  notation  spécifique 
de  l'art  de  peindre  et  appeler  de  ce  nom  l'art  de  tous  ceux 
qui,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  étaient  en  lutte  avec 
l'Institut  et  rompaient  avec  la  tradition  académique.  Mais  alors 
tout  le  monde  y  rentre  :  Géricault  comme  Delacroix,  Corot 
comme  Courbet,  Millet  lui-même  et,  jusqu'à  un  certain  point, 
Fromentin  et  pourquoi  pas  Cazin?...  tous  ceux  qui  ne  peignaient 
point  des  Achilles,  des  Patrocles,  mais  la  vie  moderne,  ou  aban- 
donnaient le  paysage  historique  et  composé  pour  peindre  la 
campagne  de  France,  comme  ils  la  voyaient.  Seulement,  une 
définition  aussi  étendue  et  flottante  n'est  plus  une  définition  : 
c'est  une  indéfinition,  et  pour  avoir  voulu  dire  trop  de  choses, 
on  ne  sait  plus  ce  qu'on  dit. 

Pour  qu'un  qualificatif  serve  à  quelque  chose  dans  le  lan- 
gage, il  faut  qu'il  attribue  une  qualité  propre  à  l'objet  qu'il 
qualifie.  Il  faut  que  cet  objet  le  possède  et  que  les  autres  ne  le 
possèdent  pas.  Il  faut  ainsi  qu'une  définition  soit  à  la  fois 
un  lien  et  une  frontière,  qu'elle  unisse  et  qu'elle  sépare,  qu'elle 
unisse  ensemble  ce  qu'elle  vise  et  qu'elle  le  sépare  de  ce  qu'elle 
ne  vise  pas.  Il  faut  donc  que  les  termes  qui  la  composent  soient 
assez  généraux  pour  convenir  à  tout  ce  qu'elle  évoque,  mais 
assez  spécifiques  pour  ne  pas  évoquer  autre  chose  en  même 
temps.  Sans  quoi,  on  ne  voit  pas  bien  à  quoi  elle  peut  servir  et 
pourquoi  les  critiques  et  les  artistes  se  sont  donné  la  peine  de 
créer  le  mot  :  impressionnisme,  si  c'était  pour  ne  rien  y  mettre 
dedans...  Or,  si  l'on  réduit  l'Ecole  nouvelle  aux  termes  qui 
caractérisent  ses  chefs  et  qui  les  caractérisent  seuls,  à  l'exclusion 
de  leurs  devanciers,  et  ainsi  leur  rendent  cette  justice  qu'ils 
ont  apporté  véritablement  à  l'art  un  accent  et  un  procédé  nou- 
veaux, on  trouve  que  ces  termes  sont  au  nombre  de  trois  :  la 
prédominance  de  la  couleur  sur  la  ligne,  la  vivacité  colorée  des 
ombres  et  la  formation  des  tons  vifs  par  la  juxtaposition  de 
couleurs  crues,  l'œil  de  loin  faisant  le  mélange.  On  trouve  ces 
caractéristiques  dans  toutes   leurs  œuvres  les  plus  fameuses, 


DEGAS    ET    l'impressionnisme.  41 

celles  qui  ont  imprimé,  dans  notre  œil,  le  prototype  de  cette 
peinture,  et  il  est  impossible  de  les  trouver  réunies  chez  aucun 
de  leurs  devanciers,  en  France,  du  moins.  C'est  donc  bien  le  trait 
qui  les  distingue  des  autres  et  les  fait  se  ressembler  entre  eux. 
D'où  vient  donc  la  confusion  habituelle?  De  ceci  que  le  mot 
«  impressionniste  »  a  eu  et  a  conservé,  à  travers  toutes  les  dis- 
cussions, deux  sens  très  différens  :  un  sens  large  qui  est  le  pre- 
mier en  date  et  que  lui  a  conservé  le  public,  et  un  sens  étroit 
que  lui  donnèrent  plus  tard  les  artistes  et  qui,  seul,  sert  à  le 
reconnaître.  Avant  1870,  le  mot  »  impressionniste,  »  sorte  de  quo- 
libet, désignait,  en  bloc,  tous  les  indépendans,  les  révoltés,  les 
refusés  de  1863  qu'on  connaissait  fort  bien,  puisqu'on  leur  avait 
ouvert  un  Salon  spécial,  et  ce  terme  venait  d'une  de  ces  toiles 
inintelligibles  comme  sujet,  que  l'auteur  avait  fini  par  inti- 
tuler Impression.  D'une  façon  générale,  et  en  réaction  contre  les 
thèmes  classiques  et  la  facture  «  léchée  »  de  l'Institut,  ces  jeunes 
peintres  choisissaient  leurs  sujets  dans  la  vie  moderne,  souvent 
triviale, parfois  un  peu  canaille;  ils  n'appuyaient  pas  le  contour 
et  affichaient  une  facture  large,  heurtée,  «  truellée,  »  parfois 
au  couteau  à  palette,  toujours  avec  de  grosses  brosses,  sans  nul 
souci  du  détail,  et  quand  on  kur  demandait  lequel  des  anciens 
maîtres  trouvait  grâce  devant  eux,  ils  répondaient  :  Franz  Hais. 
Après  1870,  c'est-à-dire  après  le  séjour  de  Monet,  Sisley  et 
Pissarro  à  Londres,  c'est  une  tout  autre  couleur  qui  prévaut  : 
«  impressionnisme  »  veut  dire  lumière,  vibration  intense, 
interéchange  de  reflets  entre  les  différens  objets,  éclat  de 
couleurs  juxtaposées  presque  crues,  dans  une  facture  de  tapis- 
sier mêlant  ses  laines.  C'est  pour  les  uns  une  cacophonie, 
pour  les  autres  un  éblouissement,  et  quand  on  demande  aux 
nouveaux  venus  s'ils  ont  un  dieu  parmi  les  anciens,  ils 
répondent  :  Turner.  Mais  la  foule,  qui  avait  été  très  frappée  par 
la  facture  large,  heurtée,  «  bâclée,  »  du  moins  le  croyait-elle, 
et  par  la  trivialité  des  sujets  des  Indépendans  de  1863,  conserva 
le  nom  d'impressionnisme  à  tout  ce  qui  offrait  ces  caractères, 
quelle  que  fût  leur  technique  chromatique,  parce  que  les  carac- 
tères que  je  viens  de  dire  étaient  ceux  qu'elle  percevait  le 
mieux.  Tandis  que  les  artistes,  un  peu  plus  précis  dans  leur 
discours,  s'habituaient  à  considérer  .comme  tels,  surtout,  les 
«  luministes  »  et  les  «  divisionnistes,  »  ceux  qui  avaient  réelle- 
ment «  éclairci  la  palette.  » 


42  REVUE    DES    DEUX   MONDR9.I 

J'ai  cité  le  voyage  à  Londres  comme  le  tournant  décisif  de 
cette  évolution  picturale.  C'est  qu'en  effet  il  y  a  bien  des  indices 
que  Claude  Monet,  Sisley  et  Pissarro  en  ont  rapporté  sinon  leur 
talent  ou  leurs  dons  d'observation,  qu'ils  tenaient  de  la  nature, 
sinon  leur  exécution  qu'ils  acquirent  par  eux-mêmes,  du  moins 
le  principe  de  leur  coloris.  Il  y  a,  d'abord,  ceci  que  Ruskin,  alors 
très  écouté  en  Angleterre,  enseignait  depuis  de  longues  années 
«  le  plein  air,  de  la  première  k  la  dernière  touche  »  et  la  produc- 
tion des  teintes  vives  par  la  juxtaposition  de  couleurs  pures, 
sans  mélange,  enfin  la  théorie  que  «  les  ombres  mêmes  sont 
des  couleurs  et  peut-être  de  plus  vives  couleurs  que  les  lumières,  » 
-r-  ce  qui  est  bien  le  signalement  des  peintres  impression- 
nistes. A  vrai  dire,  il  se  peut  qu'ils  n'aient  pas  lu  Ruskin,  ni 
causé  avec  ses  disciples.  Mais  ils  visitaient  les  musées,  et  nous 
voyons,  par  leurs  lettres,  qu'ils  étudiaient  chez  Turner  les 
(«  recherches  du  plein  air,  de  la  lumière  et  des  effets  fugitifs  »  et 
que  la  facture  de  Watts  et  de  Rossetti  les  impressionnait  gran- 
dement. Or,  il  est  facile  de  marquer,  chez  Turner  et  chez  Watts, 
si  apaisés  et  assourdis  qu'ils  soient  par  le  temps,  les  touches 
ou  les  filamens  de  couleurs  crues,  qui  ont  servi  d'exemples 
pour  la  «  division  du  ton.  »  On  peut,  à  la  rigueur,  supposer 
que  nos  impressionnistes  avaient,  déjà,  en  eux,  l'idée  de  ce 
procédé  nouveau.  Mais  il  y  a  l'examen  de  leurs  œuvres.  Or, 
à  l'examen  des  œuvres  de  Monet,  de  Pissarro  et  de  Sisley,  avant 
leur  voyage  à  Londres,  on  voit  que  leur  gamme  colorée  était 
celle  des  Corot,  des  Manet,  des  Courbet,  des  Boudin,  et  qu'après 
ce  voyage,  ils  ont  peint  dans  la  gamme  très  haute,  très  claire 
qui  les  distingue.  Et  ceci  est  décisif. 

Maintenant,  lequel  de  ces  caractères  généraux  ou  spécifiques 
de  l'Impressionnisme  retrouve-t-on  dans  l'œuvre  de  Degas? 
Aucun.  Que  doit-il  à  la  théorie  du  plein  air,  des  lumières  reflé- 
tées, de  la  division  du  ton  ?  Rien.  Où  a-t-il  été  chercher  la  nature 
dépouillée  de  toute  convention,  l'humanité  de  tout  artifice,  la 
figure  sans  pose  et  sans  fard?  A  l'Opéra.  Il  a  peint  les  êtres  les 
plus  artificiels  qui  soient  au  monde,  sous  une  lumière  factice 
ou  sous  un  jour  tamisé,  dans  une  gamme  très  modérée,  grise 
et  fine.  Pourtant,  il  est  vrai  que  son  œuvre  a  étonné,  interloqué 
et  même  scandalisé  les  classiques  par  sa  modernité  aiguë  et 
provocante;  il  est  vrai,  aussi,  que  la  critique  a  entrepris,  récem- 
ment, de  nous  le  présenter  comme  rn  «  classique  »  renouant 


DEGAS    ET    l'impressionnisme.  43 

les  plus  pures  traditions  de  l'Ecole  française.  Il  y  a  bien  des 
contradictions  là-dedans.  Pour  les  éclaircir,  il  n'est  que  de 
regarder  son  œuvre. 

II 

D'abord,  les  sujets.  Ils  sont  toujours  très  «  modernes,  »  sauf 
quelques  ne'gligeables  essais  du  début.  Mais  ils  sont  fort  parti- 
culiers et  ne  se  présentent  pas  d'eux-mêmes  à  la  vue  de  tout  le 
monde.  Il  faut  généralement  payer  quelque  droit  d'entrée  pour 
voir  les  lieux  où  se  déroulent  les  actions  chères  à  Degas  :  une 
salle  de  spectacle,  les  coulisses,  le  pesage  ou  l'enceinte  des 
courses,  un  cirque,  un  café-concert.  Les  scènes  de  ses  prin- 
cipaux chefs-d'œuvre,  le  foyer  de  la  danse  pendant  les  répé- 
titions, les  classes  de  ballets,  sont  inaccessibles,  même  en 
payant,  au  commun  des  mortels.  On  est  donc  obligé  de  le  croire 
sur  parole  et  de  louer  la  véracité  du  narrateur  sans  avoir  été 
jamais  témoin  des  faits  racontés.  On  en  juge  par  analogie  avec 
ce  qu'on  a  pu  voir,  ou  entrevoir  ailleurs,  et  c'est  très  légitime, 
mais  c'est  la  preuve  qu'il  y  a  eu  a  choix.  »  La  théorie  moder- 
niste que  l'art  ne  doit  pas  choisir  ses  sujets,  comme  l'art  clas- 
sique ou  l'art  romantique,  mais  les  prendre  au  hasard,  tels  que 
les  offrent  la  nature  et  la  vie,  se  trouve  immédiatement  démentie 
par  cette  volonté  expresse  de  s'enfermer  dans  un  lieu  interdit 
au  public,  à  un  moment  où  des  figures,  costumées  de  façon 
spéciale,  y  font  des  gestes  rares  et  appris.  Jamais  classiques 
et  romantiques  n'ont  fait  choix  d'un  sujet  plus  étroitement 
circonscrit  et  la  plupart  de  nos  contemporains  n'ont  pas  vu 
davantage  ces  scènes  bien  «  modernes,  »  je  veux  dire  les  répéti- 
tions de  ballets,  qu'ils  n'ont  vu  les  Horaces  prêtant  leur  ser- 
ment, ou  le  Massacre  de  Scio. 

Ce  sont,  là,  ses  sujets  topiques.  Il  en  a  parfois  d'autres,  qui 
sont  à  proprement  parler  des  études  :  telles,  ses  Suites  de  Nuds 
de  femmes  se  baignant,  se  lavant,  se  séchant,  s  essuyant  se 
faisant  peigner,  ou  des  scènes  de  mœurs  sur  les  frontières  de 
l'huraorisme,  telles  que  ï Absinthe,  la  Chanteuse  verte,  les  Deux 
Repasseuses,  ou  même  des  anecdotes,  comme  l'Intérieur.  Il  a 
même  fait  quelques  portraits,  c'est-à-dire  le  portrait  d'un 
bouquet  de  fleurs,  auprès  duquel,  pour  meubler  le  coin  du  tableau 
il  a  mis  une  tète  de  femme.  Mais  ce  ne  sont  pas,  là,  les  visions 


44  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'évoque  le  nom  d'Edgar  Degas.  Celles  qu'il  a  créées  en  ce 
sens  qu'elles  n'auraient  point,  sans  lui,  la  place  qu'elles  ont 
dans  l'art,  ce  sont  ses  évocations  de  la  vie  théâtrale  :  Le  Foyer 
de  la  danse,  la  Répétition  d'un  ballet  sur  la  scène,  les  Classes  de 
daîise,  la  Danseuse  dans  sa  loge,  les  Fauteuils  d'orchestre, 
la  Danseuse  étoile  ou  la  danseuse  saluant  le  public,  son  bouquet 
à  la  main,  c'est-à-dire  des  sujets  tirés  d'un  monde  tout  artificiel. 
Ses  modèles  sont,  par  là  même,  des  produits  très  spéciaux 
de  la  civilisation  contemporaine,  de  son  luxe,  de  son  entraî- 
nement, de  sa  misère  et  sa  déchéance  physiologique  :  des 
jockeys,  des  filles,  des  ballerines  surtout.  Ce  n'est  plus  la 
danseuse,  Muse  ou  Grâce,  de  l'artiste  classique,  de  Mantegna, 
par  exemple,  aux  formes  robustes,  saines,  pleines,  qui. danse 
lentement,  comme  elle  mange,  comme  elle  boit,  comme  elle 
chante,  par  plaisir,  laissant  ses  membres  prendre,  à  leur  aise, 
les  attitudes  que  lui  dictent  sa  grâce  naturelle  et  son  besoin  de 
mouvement.  C'est  la  danseuse  par  force,  par  ambition,  par 
misère,  —  et  par  besoin  de  repos.  C'est  surtout  la  danseuse  par 
dressage.  Elle  est  bien  près  de  la  saltimbanque.  C'est  le  «  rat 
d'opéra,  »  mince,  nerveux,  chlorotique  et  affamé,  avec  ce 
((  populacier  museau  »  que  le  maître  lui-même,  dans  un  de  ses 
sonnets,  a  chanté.  De  là,  une  anatomie  et  une  myologie  très 
particulières,  que  Degas  a  grand  soin  d'étudier  et  de  mettre 
en  relief.  Au  lieu  de  voiler  sous  un  contour,  non  pas  conven- 
tionnel, mais  d'une  vérité  générale,  les  déformations  profession-^ 
nelles  de  la  Danseuse,  il  les  dégage  et  les  souligne,  marquant, 
parla,  mieux  que  ses  devanciers,  des  vérités  particulières.  Il  fait 
pointer  les  coudes,  bomber  le  cou-de-pied,  saillir  les  omoplates 
et  les  barres  de  la  clavicule,  enfler  les  jambes  développées  par 
un  exercice  incessant.  Il  montre  les  bras  en  baguettes,  la  poitrine 
resserrée,  le  front  étroit  et  têtu,  le  teint  chlorotique,  toutes  les 
pauvretés  physiologiques  de  i'apprentie-étoile,  telles  qu'elles  lui 
apparaissent  exposées  à  la  lumière  crue  et  blafarde  de  la  rue 
Le  Peletier.  Le  modèle  chez  lui  est  donc  aussi  spécial  que 
le  sujet.  On  a  beaucoup  plaisanté  les  artistes  académiques, 
autrefois,  parce  qu'ils  se  croyaient  obligés  d'aller  chercher  leurs 
modèles  sur  les  marches  du  Pincio  ou  aux  alentours  de  la  place 
Pigalle,  dans  une  race  particulière  d'Italiens  habitués  à  poser.) 
((  Ce  n'est  point  là,  leur  disait-on,  l'humanité  vraie.  »  On 
n'aperçoit  pars  en  quoi  la  ballerine  l'est  davantage;  on  aperçoit 


DEGAS    ET    L  IMPRESSIONNISME.  4o 

au  contraire,  tout  de  suite,  ce  qu'elle  a  de  plus  artificiel  et 
de  factice  que  la  Transtévérine  ou  la  bergère  de  Subiaco.  On 
appelle  souvent  ((  vrai  »  en  art  ce  qui  contredit  le  précédent 
mensonge  de  l'art. 

Même  le  cheval,  chez  Degas,  est  très  particulier  à  notre 
époque  :  c'est  le  cheval  de  course,  tout  en  pattes,  fait  comme 
un  lévrier,  produit  d'une  sélection  rigoureuse  et  d'un  entraî- 
nement prémédité.  Gomme  le  lévrier,  il  a  l'air  de  ne  toucher 
le  sol,  du  bout  de  ses  longues  jambes  suspendues,  que  par  une 
condescendance  extrême  pour  les  lois  de  la  pesanteur,  auxquelles 
les  autres  êtres  sont  misérablement  assujettis.  Certes,  il  est 
«  vrai,  »  mais  les  percherons  de  Rosa  Bonheur  sont  vrais  aussi 
et  plus  fréquemment  rencontrés  dans  nos  campagnes  de  France 
que  le  gagnant  du  Grand  Prix.  Le  cheval  de  Degas  n'est  donc  ni 
le  cheval  «  nature,  »  ni  le  cheval  fréquent  :  c'est  l'artificiel  et 
l'exceptionnel. 

Gomment  ces  sujets  choisis  et  ces  modèles  rassemblés  sont- 
ils  mis  en  cadre?  D'une  façon  très  nouvelle  et  qui  a  vivement 
surpris  quand  elle  a  paru.  Presque  jamais  la  figure  principale 
n'est  au  milieu  du  tableau;  parfois  elle  est  mise  dans  un  coin, 
en  pénitence;  il  arrive  même  qu'elle  est  coupée  en  deux  par  le 
cadre.  G'est  de  la  composition  centrifuge,  c'est-à-dire  diamétra- 
lement opposée  à  la  composition  classique.  Par  ce  moyen,  la 
scène  semble  avoir  été  prise  sur  le  vif,  au  hasard,  sans  aucun 
groupement  prémédité.  G'est  la  vie  même,  dit-on.  G'est  la  vie, 
en  effet,  mais  point  telle  que,  naturellement,  l'œil  humain 
la  place  dans  le  champ  de  sa  vision.  Gar  notre  œil  se  fixe 
de  lui-même,  par  une  pente  invincible,  sur  ce  qui  l'intéresse 
le  plus,  sur  la  figure  vivante  par  exemple,  dans  un  espace  vide, 
et  non  pas  sur  un  point  de  cet  espace  vide.  Or,  dès  l'instant 
qu'il  se  fixe  sur  une  figure  ou  un  groupe  de  figures,  elles  se 
placent  au  milieu  de  son  champ  visuel,  c'est-à-dire  au  milieu  du 
cadre  que  le  regard  découpe  dans  l'espace,  et  non  pas  sur  les 
bords.  G'est,  là,  une  loi  physiologique,  à  laquelle  n'échappe  pas 
plus  un  homme  du  xx®  siècle  que  n'y  échappait  l'homme  des 
cavernes  ou  un  élève  de  Poussin.  Pour  y  échapper,  il  faut 
maîtriser  son  regard,  le  détourner  de  ce  qui  l'attire,  le  fixer  sur 
ce  qui  ne  l'appelle  pas,  c'est-à-dire  composer  artificiellement  sa 
vision. On  obtient,  ainsi,  un  morceau  de  nature,  tel  que  peut  le 
prendre  un  kodak  enregistrant  au  jugé,  sans  viser,  ce  qui  passe 


46  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

dans  le  champ  de  l'objectif-.  C'est  ce  qu'a  fait  Degas  et  peut-être 
est-ce  bien  l'objectif,  en  effet,  qui  lui  en  a  donné  l'idée.  Car  ce 
dessinateur  tout  personnel  ne  méprisait  pas  plus  les  conquêtes  de 
la  science  que  ne  les  eût  méprisées  un  Léonard  de  Vinci  ou  tout 
autre  grand  Renaissant.  Il  était  même  passionné  de  photogra- 
phie. Il  en  faisait  en  plein  air, à  l'intérieur;  il  en  recherchait 
avidement  les  effets  de  nuit,  à  la  lumière.  Il  est  même  curieux 
de  noter  que  le  grand  principe  de  la  photographie  :  le  contre- 
jour,  est  devenu  l'une  des  habitudes  chères  à  Degas.  Je  ne  veux 
pas  dire  qu'il  se  soit  jamais  servi  de  l'appareil  pour  dessiner,  — 
l'ingénuité  de  son  trait  est  trop  évidente,  —  mais  ce  que  la 
photographie  a  révélé  de  mal  connu  dans  le  geste  et  le  mouve- 
ment n'a  pas  été  perdu  pour  lui.  Une  autre  caractéristique  de 
sa  mise  en  cadre  est  que,  par  un  parti  pris  évident,  il  place 
presque  toujours  son  point  de  fuite  très  haut,  en  dehors  du 
tableau.  On  dirait  ainsi  qu'il  voit  les  choses  et  les  gens  du  haut 
d'une  échelle,  les  lignes  du  parquet  montant  éperdument  vers 
le  haut  du  cadre;  il  est  l'homme  qui  peint  les  planchers,  ou 
pour  mieux  dire,  les  «  planches.  »  C'est  très  naturel,  lorsque 
c'est  de  danseuses  qu'il  s'agit  et  qu'on  peut  supposer  le  specta- 
teur dans  une  loge  plongeant,  du  regard,  sur  la  scène.  Ce 
l'est  moins,  lorsqu'il  s'agit  de  scènes  d'intérieur  ou  même  de 
répétitions  de  ballet  dans  les  salles  de  leçons,  mais  c'est  un 
moyen  de  développer  des  groupes  nombreux  sans  les  enche- 
vêtrer, et  surtout  de  montrer  les  «  pas  »  de  la  danseuse  dans  ses 
nuances  et  ses  minuties.  Pour  la  même  raison  que  le  por- 
traitiste se  place  plus  bas  que  son  modèle,  parce  que  c'est  la 
tête  qu'il  étudie,  Degas  se  place  plus  haut  parce  qu'il  étudie  les 
pieds. 

Et  alors,  rien  ne  se  perd  des  mouvemens  nouveaux  qu'il 
s'est  donné  la  mission  de  nous  révéler.  Il  peut  paraître  étrange 
qu'à  notre  époque,  après  que  tant  de  milliers  d'yeux  pendant 
tant  de  siècles  ont  épié  les  gestes  de  l'homme  et  que  tant 
de  mains  se  sont  appliquées  à  les  reproduire  en  image,  il  y  en 
ait  encore  d'inédits.  Gela  est  pourtant.  Les  exercices  d'assouplis- 
sement en  vue  de  la  danse,  l'étude  minutieuse  des  «  pas,  »  les 
paraboles  des  bras,  tout  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  gymnas- 
tique de  la  grâce,  enfin  ces  merveilles  d'acrobatie  esthétique  où 
triomphe  r«  étoile,  »  voilà  des  mouvemens  qui  n'avaient  pas 
trouvé  leur  interprète.  Sans  doute,  la  danse  elle-même  avait  été 


DEGAS    ET    l'impressionnisme.  4^ 

mille  fois  représentée.  C'est  depuis  longtemps,  c'est  depuis 
toujours  que  l'artiste  a  été  séduit  par  cette  musique  des  gestes. 
On  a  même  parfois  la  surprise  d'en  voir  les  figures  qu'on  croit 
les  plus  modernes,  ou,  si  l'on  veut,  les  plus»  décadentes,  »  dans 
des  monumens  anciens,  comme,  par  exemple,  la  petite  statuette 
antique  du  cabinet  des  Médailles.  Mais  les  gestes  particuliers 
auxquels  oblige  l'étude  préparatoire  du  ballet  :  l'exercice  de  la 
barre,  la  marche  lente  sur  les  pointes,  les  flexions  jusqu'à  terre, 
tout  cela  était  aussi  peu  connu  que  les  mouvemens  justes  du 
cheval  au  pas,  au  trot  ou  au  galop.  Degas  nous  l'a  révélé.  Ses 
danseuses  ne  se  tiennent  pas  dans  une  attitude  définie,  comme 
les  Gamargos  du  xviii"  siècle.  Les  pieds  picotent  le  plancher,  les 
mains  semblent  prendre  appui  sur  l'air,  les  coudes  pointent,  les 
tailles  se  cambrent  dans  le  tourbillon  lumineux  des  gazes,  et  le 
pas  rapide,  saccadé  comme  un  pizzicato,  semble  amener,  d'une 
seule  glissade,  la  ballerine  jusqu'au  bord  de  la  rampe.  C'est 
l'illusion  même  du  mouvement. 

Ce  mouvement  ou  ce  passage  d'une  attitude  à  une  autre, 
d'un  état  à  un  état  différent,  Degas  le  saisit  non  seulement 
dans  l'action,  mais  dans  le  repos.  Ses  rats  d'opéra  offrent  des 
observations  plus  subtiles  encore  dans  l'immobilité  que  dans  le 
ballet.  Il  a  noté  les  mines  surprises,  un  peu  décontenancées,  de 
la  figurante  parée  de  façon  nouvelle,  qui  continue,  dans  son 
déshabillé,  les  gestes  qu'elle  faisait  toute  vêtue,  qui  a  froid, 
qui  frissonne,  qui  se  fatigue,  qui  bâille  et  qui  s'ennuie,  le  mé- 
lange saugrenu  des  gestes  récemment  appris  et  des  gestes 
qu'elle  n'a  pas  encore  eu  le  temps  de  désapprendre,  la  grâce 
un  peu  niaise,  l'application  puérile,  et  le  sérieux  impertur- 
bable de  tout  ce  petit  monde  remuant  de  libellules  en  classe, 
médusé  par  un  gros  bourdon,  grondeur  et  distributeur 
d'amendes,  qu'est  le  régisseur,  le  passage  de  l'état  de  concierge 
ou  de  fruitière  à  l'état  d'à  étoile,  »  la  chenille  au  moment  où 
elle  devient  papillon,  toute  une  modulation  subtile  et  un  instant 
rare,  que  les  autres  peintres  avaient  négligé  de  saisir. 

De  dessin  plus  vrai,  plus  serré,  plus  caractéristique  de  la 
dissemblance  précise  entre  une  attitude  et  une  autre,  il  n'y  en 
a  pas  dans  toute  l'Ecole  française.  L'œil  le  plus  pénétrant  est 
servi  par  la  main  la  plus  sûre.  Il  n'y  a  pas  deux  traits  inter- 
changeables, il  n'y  a  pas  un  point  mort.  Aussi,  devant  ce  pro- 
dige de  vie  qu'est  un  Ballet  de  Degas  :  «  C'est  cela  !  voilà  qui  est 


40  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vrai!  voilà  la  naturel  »  s'écrie-t-on.  Mais  on  se  trompe.  C'est 
bien  d'une  ve'rité  criante,  mais  ce  n'est  pas  la  nature  :  c'est  le 
comble  de  l'artifice.  Il  n'y  a  pas,  dans  toute  la  peinture  acadé- 
mique, une  attitude  aussi  peu  dictée  par  la  nature,  ni  si  diffi- 
cile à  garder  que  celle  de  la  Danseuse  sur  une  pointe,  par 
exemple.  Ce  n'est  pas  la  vérité  totale  sur  la  femme,  même 
moderne  :  c'est  une  des  modalités  innombrables  dont  se  com- 
pose Têtre  vrai  et  certainement  la  moindre  en  quantité,  la 
moins  répandue  sur  la  surface  du  globe.  Le  «  rat  d'opéra  »  est 
une  exception,  au  même  titre  que  le  Peau-Rouge  ou  le  Boto- 
cudo.  Mais  cette  exception  intéresse  infiniment  le  Parisien,  le 
dilettante  mondain,  le  psychologue  de  coulisse  et  de  fumoir. 
Elle  est  suggestive  de  nombreuses  théories  sur  le  transfor- 
misme social  et  l'éternel  féminin,  un  thème  à  dissertations 
prolongées  :  pour  tout  dire,  le  seul  thème  où  le  discoureur  ne 
lasse  jamais  son  auditoire  et  n'est  jamais  considéré  comme  un 
bavard.  Toute  observation  juste  sur  un  pareil  sujet  le  frappe 
donc  comme  une  vérité  profonde,  éternelle,  comme  le  prototype 
même  de  la  vérité.  Tel,  le  geste  chez  Degas.  Le  succès  en  art, 
comme  en  littérature,  ne  tient  pas  au  mérite  intrinsèque  de 
l'œuvre  :  c'est  trop  évident  quand  on  considère  que  l'œuvre 
ne  changeant  pas,  le  succès  change  et  peut  croître  ou  diminuer 
à  l'infini.  Une  œuvre  réussit,  bonne  ou  mauvaise,  quand  elle 
coïncide  avec  un  sentiment,  ou  satisfait  une  curiosité.  Celle-ci 
a  coïncidé.  Tandis  que  les  artistes  admiraient  le  tour  bref  et 
discret  dont  l'artiste  résumait  son  observation,  l'impeccable 
sûreté  de  son  dessin,  son  modelé  digne  d^un  sculpteur,  les 
abonnés  de  l'Opéra  s'intéressaient  aux  ébats  enfantins,  aux 
mines  surprises,  indécises,  embarrassées  et  pourtant  effrontées 
de  ses  modèles.  Ils  étaient  sans  doute  sensibles  à  ce  que  l'obser- 
vation du  maître  a  de  spécifiquement  esthétique,  car  l'intérêt 
qu'on  prend  à  un  sujet  développe  à  la  longue  le  sens  de  l'ob- 
servation ;  mais  si  Degas  avait  dépensé  son  génie  à  observer  et 
à  rendre  les  gestes  vrais  du  faucheur,  du  puddieur,  du  mineur 
ou  du  souffleur  de  verre,  il  est  probable  que  les  Parisiens 
eussent  mis  beaucoup  plus  de  temps  à  s'apercevoir  qu'un  grand 
observateur  leur  était  né. 

Quand  ils  s'en  aperçurent,  ils  allèrent  un  peu  loin.  Les  cri- 
tiques virent,  là,  non  seulement  une  juste  peinture  de  mœurs, 
mais  une  diatribe,  un  réquisitoire  contre  la  Femme  et  le  théâtre. 


DEGAS    ET    L'iMPnSSSIONNISME.  49 

Degas,  s'il  faut  en  croire  Huysmans,  avait  voulu  «  implaca- 
blement rendre  la  déchéance  de  la  mercenaire  abêtie  par  de 
monotones  sauts.  »  Car  il  était  «  de  ces  esprits  supérieurs  qui 
peignent  ce  milieu  qu'ils  abominent,  ce  milieu  dont  ils  scrutent 
les  laideurs  et  les  hontes.  »  Bref,  c'était  «  une  attentive  cruauté, 
une  patiente  haine  »  qui  avait  armé  son  bras  des  crayons  du 
pastel.  Voilà  qui  est  bien  douteux.  Degas,  lui-même,  s'il  a  lu  ces 
lignes,  n'a  pas  dû  être  médiocrement  surpris  en  apprenant,  par 
la  voie  de  la  presse,  que  c'était  la  haine  de  la  femme  qui  l'avait 
acheminé  vers  les  coulisses  de  l'Opéra...  Disons  tout  simple- 
ment que  c'était  une  curiosité  d'artiste.  Le  moraliste,  chez  lui, 
ne  venait  qu'après,  s'il  venait...  Il  était  amusé,  comme  tout 
œil  sensible  aux  nuances  nouvelles  de  la  vie  moderne,  par 
les  poses,  les  prétentions,  les  gestes  et  les  reflets  de  celles 
qu'il  appelait  :  «  les  petites  concierges  que  j'aime,  filles  de 
Terpsichore.  »  Et  comme,  ces  gestes,  nul  ne  les  avait  fixés  avant 
lui,  il  les  fixait  :  voilà  tout. 

Les  figures  ainsi  choisies,  groupées,  mises  en  place  et  dessi- 
nées, comment  les  éclaire-t-il?  Comme  elles  le  sont  dans  la 
réalité,  c'est-à-dire  de  la  façon  le  plus  artificielle  du  monde. 
C'est  à  quoi,  fatalement,  aboutit  toute  recherche  simultanée  du 
«  moderne  »  et  du  «  vrai.  »  Le  signe  distinctif  de  la  «  moder- 
nité »  étant  souvent  l'artifice,  et  le  trait  le  plus  spécifique  de 
notre  époque  étant  la  substitution  des  agens  mécaniques  aux 
agens  naturels,  plus  on  veut  donner  avec  acuité  la  sensation  de 
la  vie  moderne,  plus  on  est  amené  à  figurer  des  artifices.  Ainsi, 
de  l'éclairage  au  gaz,  à  l'électricité,  à  l'acétylène,  aux  vapeurs 
de  mercure.  Sur  la  scène,  par  exemple,  l'éclairage  des  figures 
est  doublement  faux  :  en  couleur  et  en  valeur,  c'est-à-dire  par 
la  teinte  même  de  la  lumière  et  par  l'incidence  du  rayon  lumi- 
neux. Qu'il  tombe  de  la  herse  ou  qu'il  jaillisse  de  la  rampe,  il 
frappe  la  figure  tout  autrement  que  la  lumière  naturelle.  Il 
aplanit  des  reliefs  très  sensibles,  modèle  avec  vigueur  d'imper- 
ceptibles méplats,  enflamme  ce  qu^il  touche  comme  une  torche, 
laisse  des  points  dans  une  ombre  complète,  bref,  brouille  et 
trahit  les  formes  humaines  dans  un  miroitement  continuel  d'in- 
discrétions, d'exagérations  et  de  mensonges,  comme  un  com- 
mérage mondain.  Degas  est  le  sorcier  de  ces  sortilèges  lumi- 
neux. Il  les  manie  comme  nul  autre.  Les  gazes  feuilletées, 
pailletées,  allumées  en  tournoyant  aux  feux  de  la  rampe,  les 

TOME   XLII,   —   19i7,  4 


SO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pénombres  subtiles  des  portans  et  des  rideaux,  le  mouchetage 
et  la  bigarrure  des  reflets  venus  de  tous  les  côtés  h  la  fois, 
contradictoires  et  heurtés,  n'ont  jamais  trouvé  interprète  si 
fidèle.  Il  donne  la  sensation  exacte  de  tous  ces  mensonges  de 
la  lumière.  Il  est  parfaitement  naturel  devant  ce  qui  n'est  pas 
la  nature  et  rend  avec  une  intense  vérité  ce  qui  n'est  pas  vrai. 

Enfin,  il  a  le  don  le  plus  nécessaire,  le  plus  ineîçplicable, 
et  le  plus  incommunicable  du  peintre  :  le  don  du  coloriste.  La 
couleur,  chez  lui,  se  confond  souvent  avec  la  valeur.  Celle-ci 
est  tellement  juste  et  fine  que,  quelle  que  soit  la  couleur  qu'elle 
exalte,  mesure,  dose  ou  assourdit,  pourvu  qu'elle  soit  légère, 
elle  chante  harmonieusement.  Même  dans  le  monochrome,  on 
sent  le  coloriste,  comme  on  sent  un  poète,  même  dans  la  prose. 
De  fait,  un  de  ses  chefs-d'œuvre,  —  qui  est  un  chef-d'œuvre,  — 
la  Répétition  d'un  ballet  sur  la  scène,  au  Louvre,  est  presque  un 
monochrome.  Mais  ce  n'est  pas  là  toute  la  qualité  de  sa  couleur; 
elle  en  a  de  plus  éclatantes  :  ses  roses,  ses  noirs,  ses  jaunes,  ses 
blancs  sont  exquis  et  font  penser  aux  meilleures  sonorités  de 
l'Ecole  espagnole.  La  finesse  de  l'œil  ne  peut  être  dépassée. 
Quant  à  la  main,  elle  est  d'une  habileté  prodigieuse.  Sa  facture 
a  changé  plusieurs  fois.  De  lisse  qu'elle  était  au  début,  elle  est 
devenue  plus  vive,  parfois  même  emportée.  Dans  le  pastel, 
surtout,  elle  a  quelque  chose  de  mobile,  de  léger,  d'impétueux, 
qui  fait  plus  d'une  fois  penser  à  l'un  des  maîtres  qu'il  adorait, 
à  La  Tour.  Degas  se  définissait  lui-même  :  «  un  La  Tour 
canaille.  »  Pour  exagéré  que  soit  le  mot,  dans  sa  modestie,  il 
nous  définit  parfaitement  ses  ambitions  de  coloriste  et  le  côté 
le  plus  séduisant  de  son  art. 

C'est,  en  effet,  un  art  essentiellement  français  et  français  du 
XVIII*  siècle,  c'est-à-dire  fait  de  mesure,  de  tact,  de  notes  justes, 
de  touches  discrètes,  de  légèreté,  d'esprit.  Il  y  a  tel  tableau  de 
Lancret,  le  Colin-Maillard ^diV  exemple,  qui  est  à  Stockholm,  où 
Ton  sent  que  commence  la  recherche  du  geste  et  du  pas,  de 
l'inflexion  nuancée,  que  poursuivra  Degas.  Sauf  dans  une  ou 
deux  figures  de  Blanchisseuses,  et  sa  scène  Au  café  de  la  salle 
Caillebotte,  au  Luxembourg,  l'expression  n'est  jamais  appuyée. 
Il  s'arrête  toujours  en  deçà  du  point  précis  où  l'accident  dépas- 
serait le  type,  où  l'observation  deviendrait  ironie.  Quelquefois, 
il  ne  s'arrête  pas  de  beaucoup...  Un  pas  imperceptible,  et  ses 
imitateurs  sont  dans  la  caricature,  où  il  n'est  pas,  où  il  ne  glisse 


DEGAS    ET    L  IMPRESSIONNISME. 


51 


jamais  et  précisément  la  sensation  du  danger  où  il  est  de  tomber, 
où  il  ne  tombe  pas,   est  exquise  et  un  régal  des  plus  délicats. 

Je  crois  que  je  viens  de  dire  quelques-unes  des  qualités 
classiques  de  l'École  française.  Degas  serait-il  donc  un  clas- 
sique? Il  ne  l'est  ni  par  ses  sujets,  ni  par  ses  modèles,  ni  par  sa 
composition,  ni  par  son  éclairage,  mais  nous  venons  de  voir 
qu'on  ne  saurait  l'êlre  davantage  par  le  dessin,  par  la  mesure 
et  par  l'esprit.  Quand  on  considère  tout  ce  qui,  dans  un  tableau, 
est  l'extérieur  de  l'art  de  peindre,  on  dit  :  c'est  un  novateur, 
c'est  un  révolutionnaire,  et  l'on  n'a  pas  tort.  Quand  on  serre  de 
près  les  caractères  spécifiques,  on  dit  :  c'est  un  traditionaliste, 
et  l'on  a  rai.son.  C'est  la  différence  des  points  de  vue  qui  fait  la 
différence  des  jugemens.  Classique,  Degas  ne  l'est  peut-être  pas, 
mais  français,  de  la  bonne  tradition  française,  il  l'est  à  coup  sûr. 

Au  total,  cet  art  fait  de  dons  exceptionnels,  mais  aussi 
d'une  intelligence  très  habile  à  s'en  servir,  offre  ce  double  et 
précis  caractère  d'être  nouveau  sur  tous  les  points  et  d'être 
voulu.  Il  n'est  pas  étendu,  il  se  limite  à  quelques  ambitions  seu- 
lement :  le  dessin  ne  porte  que  sur  des  modèles  que  l'artiste  a 
pu  étudier  à  loisir,  les  effets  d'éclairage  sont  ceux  qu'il  a  pu 
vérifier  indéfiniment,  les  modulations  de  la  couleur  ne  sont  pas 
cherchées  au  delà  d'une  gamme  qu'il  possède  parfaitement.  Et, 
aussi,  il  n'a  pas  de  point  faible.  Ce  n'est  donc  pas  l'essor 
spontané  du  génie,  puissant,  généreux,  débordant  dès  sa  jeu- 
nesse, abordant  tous  les  rêves,  poursuivant  toutes  les  grandeurs, 
c'est  ^adaptation  lente  d'un  talent  très  souple,  aux  fins  limitées 
qui  peuvent  le  mieux  lui  convenir.  En  effet,  nul  plus  que  Degas 
n'a  tâté,  tâtonné,  essayé  quid  ferre  récusent,  yuid  valeant  humeri, 
avant  d'entreprendre  son  œuvre.  Mais  s'il  s'est  cherché  longue- 
ment, il  s'est  entièrement  trouvé  et  pleinement  réalisé.  Son 
originalité  est  complète,  —  ce  qui  prouve  qu'il  n'est  pas  néces- 
saire d'ignorer  pour  découvrir.  Il  connut  fort  bien  les  maîtres, 
tous  les  maîtres.  Il  copia  Poussin,  copia  Ghirlandajo,  copia 
Rembrandt,  admira  Delacroix,  adora  M.  Ingres,  écouta  Gustave 
Moreau,  —  et  fit  du  Degas.  Il  n'admirait  pas  moins  ce  qu'a  dit 
tel  ou  tel  vieux  maître,  mais  ce  qu'il  a  dit  est  dit;  si  l'on  parle 
après  lui,  c'est  pour  dire  autre  chose.  Il  admira  le  grand  art,  et 
peut-être  bien  en  eût-il  fait,  s'il  se  fût  senti  la  force  d'en  faire; 
mais  ce  qu'il  ne  voulait  pas,  c'était  faire  du  petit  grand  art, 
comme  beaucoup  de  ses  contemporains.  Plutôt  que  d'être  iofé- 


t)2  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

rieur  aux  maîtres  dans  l'art  supérieur,  il  préfe'ra  franchement 
s'en  tenir  au  «  genre,  »  et  comme  il  était  supérieur  au  «  genre,  » 
il  le  grandit  jusqu'au  caractère. 


III 

Un  tel  art  suppose  une  longue  vie.  Si  Degas  était  mort  à 
quarante  ans,  son  œuvre  ne  serait  pas  née.  On  prête  à  Hokousaï 
ce  mot  :  «  A  soixante-dix  ans,  j'ai  commencé  à  entrevoir  ce  que 
c'est  que  le  dessin.  Si  j'arrive  à  cent-dix  ans,  il  n'y  aura  rien 
chez  moi,  ni  un  point  ni  une  ligne,  qui  ne  soit  vivant.  »  Chez 
Degas  la  formation,  pour  être  plus  rapide,  n'en  est  pas  moins 
très  lente.  Elle  suppose  les  moyens  d'attendre.  Comme  Puvis 
de  Chavannes,  il  a  vécu  assez  pour  se  bien  connaître  lui-même 
et,  comme  chez  Puvis,  le  souci  du  pain  quotidien  ne  vint  jamais 
dicter,  hâter  ou  interrompre  son  œuvre.  Tous  deux  furent  de 
grands  artistes  placés  dans  les  conditions  matérielles  et  sociales 
de  «  l'amateur.  »  Tous  deux  devinrent  originaux  parce  qu'ils 
eurent  le  temps  d'observer  les  maîtres  et  de  démêler  ainsi, 
méthodiquement,  ce  que  les  maîtres  avaient  laissé  d'inexprimé. 
Leurs  dons  naturels  étaient  grands,  leurs  efforts  personnels 
plus  grands  encore,  mais  les  circonstances  favorables  de  vie 
et  de  milieu  où  ils  se  trouvèrent  furent  indispensables  à  leur 
développement. 

A  Degas  elles  n'ont  pas  manqué.  Né  en  1834,  à  Paris,  d'une 
famille  riche,  où  se  trouvent,  déjà,  des  amateurs  d'art,  conduit 
enfant  à  Naples,  revenu  jeune  homme  à  Rome,  entouré,  dès 
les  premiers  éveils  de  la  curiosité,  par  de  belles  choses  et  de 
beaux  exemples,  habitué  de  l'Italie  et  des  musées  avant  d'être 
initié  à  la  vie  moderne,  c'est  un  prédestiné  de  la  peinture.  On 
ne  signale  pas,  en  lui,  la  vocation  violente  qui  brise  les  obs- 
tacles :  il  n'y  a  pas  d'obstacles.  Lettré,  mondain,  voyageur,  il 
est  soustrait  par  la  diversité  des  horizons  et  par  le  bon  sens  et 
la  finesse  critique  de  ses  proches  aux  exagérations  des  théori- 
ciens d'ateliers.  Il  va  et  vient  d'un  maître  à  l'autre,  sans  aucune 
chaîne  matérielle,  ni  morale,  et  d'un  spectacle  populaire  à  un 
spectacle  mondain,  sans  connaître  les  entraves  des  commandes^ 
ni  de  la  célébrité.  Ses  thèmes  ne  lui  sont  imposés  par  rien.  Assidu 
des  coulisses  de  l'Opéra  où  il  est  introduit  et  accompagné  par 
les  plus  spirituels  observateurs  des  mœurs  contemporaines,  il 


DEGAS    ET    L  IMPRESSIONNISME. 


S3 


voit  lentement  se  former  devant  ses  yeux  les  tableaux  qu'il  va 
peindre.  Il  n'expose  sa  première  œuvre  topique  de  ce  genre 
qu'en  1872,  à  trente-huit  ans;  il  n'est  célèbre  que  vers  1889. 
Peu  lui  importe  d'ailleurs  :  il  sent  qu'il  progresse...  Un  succès 
plus  rapide  l'emprisonnerait  peut-être  dans  une  formule.  Sou- 
vent un  artiste  est  pris  dans  son  succès  comme  le  ver  à  soie 
dans  son  cocon  :  il  en  meurt.  Degas,  au  contraire,  comme 
Hokousaï,  met,  année  par  année,  plus  de  vie  dans  son  trait.  Le 
temps  travaille  pour  lui. 

C'est  sans  doute  en  pensant  à  tout  cela  qu'il  dit,  un  jour,  à 
un  jeune  artiste  pressé  d'  «  arriver  :  »  «  De  mon  temps,  mon- 
sieur, on  n'arrivait  pasi  »  parole  toujours  citée  et  grandement 
admirée  par  la  critique,  mais  qui  n'offre  aucun  sens  intelligible 
à  quiconque  sait  l'Histoire  de  l'Art,  «  arriver  »  ou  n'  «  arriver 
point  »  n'ayant  jamais  été  un  critérium  du  génie.  Il  se  peut  que 
le  génie  ne  s'imposât  pas  vite  au  temps  d'Edgar  Degas,  mais  le 
temps  d'Edgar  Degas  n'est  pas  le  seul,  dans  la  suite  des  siècles, 
où  l'on  ait  fait  de  la  bonne  peinture,  et  dans  le  temps  où  l'on 
a  fait  la  meilleure,  au  temps  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange,  on 
«  arrivait,  »  on  arrivait  vite,  on  arrivait  à  vingt  ans...  Voilà 
ce  qu'aurait  pu  répondre  au  maître  tardigrade  le  jeune  «  arri- 
viste »  et  encore  eût-il  pu  ajouter  ceci  qu'il  était  loisible  au  fils 
de  banquier  qu'était  Degas,  d'attendre  soixante-dix  ans  pour 
vivre  de  son  pinceau,  mais  qu'à  ce  prix-là  on  ne  pourrait  guère 
citer  d'artiste,  même  parmi  les  plus  grands,  qui  eût  pu 
peindre...  Le  mot  le  plus  admiré  d'Edgar  Degas  est  donc  le  seul 
mot  prudhommesque  et  vain  qu'il  ait  jamais  prononcé... 

Car  nul  n'était  moins  prudhommesque,  ni  sentencieux  que 
son  auteur.  En  le  peignant  comme  un  juge  armé  d'un  code  et 
de  balances  esthétiques,  en  faisant  de  lui  une  réincarnation  de 
M.  Ingres,  la  légende  l'a  tout  à  fait  déformé.  L'homme  a  été 
aussi  mal  défini  que  l'œuvre.  Ou  plutôt,  l'image  qu'en  a 
donnée  la  légende  est  le  résultat  d'un  risible  malentendu. 
Comme  Degas  ne  se  tenait  pas  à  la  disposition  du  public,  on  en 
conclut  qu'il  avait  horreur  du  monde.  Il  avait  horreur  de  la 
foule,  ce  qui  est  un  peu  différent,  et  refusait  énergiquement  de 
monter  sur  les  tréteaux,  en  quoi  précisément  il  se  montrait 
homme  du  monde.  De  même,  parce  qu'il  ne  se  précipitait 
pas  dans  les  bras  de  tous  ses  admirateurs,  on  en  conclut 
qu'il    n'avait    pas    d'amis,    quand    c'était    précisément   parce 


Si  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  en  avait,  de  choisis  et  de  fidèles,  qu'il  ne  ressentait 
aucune  curiosité  des  indifférens.  Au  reste,  il  ne  croyait  pas  que 
l'admiration  pour  une  œuvre  donnât  au  public  des  droits  sur 
l'ouvrier,  ni  qu'il  fût  l'obligé  de  quiconque  criait  «  bravo  1  » 
devant  ses  Danseuses.  Enfin,  les  critiques  et  les  amateurs  qui 
faisaient  son  éloge  dans  une  langue  obscure  et  furibonde  lui 
faisaient  proprement  horreur,  et  c'est  pour  eux,  surtout,  qu'il  a 
émis  l'aphorisme  fameux  :  «  Les  lettrés  expliquent  l'Art  sans  le 
comprendre.  »  Même  célèbre,  il  croyait  avoir  le  droit  de  causer 
sans  phonographe,  de  se  promener  sans  kodak,  d'ouvrir  sa  porte 
sans  qu'un  interviewer  se  glissât  dans  son  atelier.  Voilà  à  quoi 
se  réduisait  sa  misanthropie.  Mais  tout  cela  n'était  qu'une 
défense.  Kn  fait,  Degas  n'était  distant  que  pour  les  artistes, 
—  ceux,  du  moins,  que  leur  qualité  d'esprit  n'avait  pas  fait 
entrer  dans  son  intimité.  Il  n'était  rogue  et  renfrogné  que 
«  dans  le  service,  »  si  l'on  peut  dire,  quand  on  s'adressait  à  lui 
comme  à  un  «  maître,  »  ou  à  un  confrère,  ou  à  un  fabricant  de 
peinture...  Au  demeurant,  l'homme  était  sociable  comme  un 
homme  du  xviir^  siècle,  spontané,  prime-sautier,  impétueux  et 
tendre.  C'est  le  hasard  qui  l'a  fait  le  confrère  des  habitués  du 
café  Guerbois  :  il  aurait  dû  aller  à  Ramponneau  :  ses  vrais 
contemporains  étaient  Chardin,  La  Tour,  Fragonard,  les  Ency- 
clopédistes; ses  joies,  la  causerie  alerte,  le  commerce  épistolaire, 
la  chronique  de  l'Œil-de-Bœuf.  Le  nom  qu'on  lui  donnait  au 
dehors.  Monsieur  Degas,  s'il  évoque  un  aspect  de  pontife  ou  de 
bourgeois  empesé,  est  exactement  le  dernier  qui  lui  convint. 
Pas  plus  qu'un  rapin  ou  un  impressionniste,  Degas  n'était  un 
doctrinaire  ou  un  bourgeois. 

C'est  seulement  dans  les  dernières  années  qu'il  se  mit  à 
ressembler  au  portrait  que  la  légende  avait  tracé  de  lui  et  qu'il 
mérita  le  nom  d'  «  ours  gris  »  dont  il  aimait  jadis,  lui-même,  à 
s'affubler.  Et  cela  fut  l'effet  des  seules  circonstances.  Sa  vieil- 
lesse fut  triste,  comme  celle  de  presque  tous  les  observateurs 
ironiques  de  la  vie  :  Hogarth,  Gillray,  Robert  Seymour,  Dau- 
mier,  Gavarni,  Traviès.  Presque  aveugle,  la  vue  trop  affaiblie 
pour  travailler  encore,  il  ne  peignait  ou  ne  dépeignait  plus  que 
par  des  «  mots.  »  On  ne  savait  trop  ce  qu'il  était  devenu,  mais 
de  temps  en  temps,  un  artiste  à  la  mode,  promenant  allègrement, 
dans  les  salles  du  Salon  ou  sur  l'avenue  de  Villiers,  sa  gloire 
satisfaite,  se  sentait  transpercé  par  un  trait  barbelé,  venant  on 


DEGAS    ET    l'impressionnisme.  55 

ne  sait  d'où,  tombé  du  ciel,  semblait-il,  émis  par  un  sagittaire 
mystérieux...  On  s'informait,  on  prononçait,  tout  bas,  avec 
terreur,  le  nom  de  Degas...  C'est  lui  qui  avait  dit,  jadis,  d'un 
jeune  nourrisson  des  muses  académiques,  subitement  adonné 
aux  plus  folles  intempérances  chromatiques  de  l'impression- 
nisme :  «  Le  Pompier  qui  a  pris  feu  1  »  Jusqu'à  la  fin,  il  décocha 
des  traits  semblables.  On  en  avait  une  peur  atroce.  On  lui  en 
prêta  qu'il  ne  fit  pas,  mais  il  en  fit  que  d'autres  s'attribuèrent  : 
ainsi,  l'équilibre  se  rétablit. 

Pourtant,  l'homme  n'était  pas  méchant  et  l'ami  était  sûr. 
Mais  la  haute  idée  qu'il  avait  de  l'art  lui  rendait  insupportables 
les  prétentions  et  les  inutilités  des  faux  artistes.  L'art  n'est  utile 
qu'à  la  condition  d'être  tout  à  fait  supérieur  :  une  œuvre  secon- 
daire ne  vaut  pas  la  plus  humble  besogne  ouvrière,  puisqu'elle 
ne  remplit  pas  le  rôle  utile  à  la  vie  que  la  besogne  remplit.  Ce 
point  de  vue,  qui  est  le  vrai,  n'est  que  difficilement  admis  par 
nombre  de  gens  qui  envisagent,  là,  une  carrière  ou  un  dé- 
bouché dans  le  monde.  Celui  qui  s'y  tient  est  une  énigme. 

Degas  s'y  tenait.  Nature  très  fine,  hypersensible,  cuirassée 
d'ironie,  comme  les  scarabées  le  sont  de  corne,  pour  moins 
sentir  les  heurts  du  chemin,  ne  prenant  nul  plaisir  aux  plaisirs 
des  raffinés  par  trop  de  raffinement,  ni  des  vaniteux  par  trop 
d'orgueil,  ennuyé  des  théories,  fatigué  des  personnes,  exact 
mensurateur  des  esprits  et  des  cœurs,  se  servant  de  son  crayon 
comme  d'une  jauge,  de  ses  yeux  comme  d'un  scalpel,  il  demeu- 
rait, pour  ses  confrères,  l'objet  d'un  étonnement  prodigieux. 
Nul  plus  que  lui  ne  s'éloignait  du  type  convenu  de  l'artiste  pari- 
sien, tel  que  l'étranger  se  le  figure  :  fastueux  et  sportif,  tenant 
une  palette  d'une  main,  un  fleuret  de  l'autre,  les  cœurs  à  ses 
pieds.  Nul  n'était  plus  désintéressé.  Souvent,  dans  ces  dernières 
années,  quelque  grand  trafiqueur  d'art  frappait  à  sa  porte,  les 
poches  pleines  de  bank-notes,  les  mains  avides,  avides  surtout 
d'emporter  les  figurines  que  le  maître  modelait.  Il  s'en  retour- 
nait les  poches  toujours  pleines,  les  mains  toujours  vides,  par- 
fois avec  quelque  sarcasme  collé  sur  l'échiné. 

L' étonnement  des  confrères  redoublait.  Lorsqu'au  milieu 
de  décembre  1912,  à  la  vente  Henri  Rouart,  son  tableau  des 
Danseuses  à  la  barre  atteignit  435  000  francs  sur  une  demande 
de  200  000, et  son  pastel  Chez  la  modiste  82  000  francs,  comme 
on  le  félicitait  :  «  Que  voulez-vous  que  cela  me  fasse?  dit-il,  je 


'56  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

suis  comme  le  cheval  qui  a  gagné  le  Grand-Prix  :  il  n'a  jamais 
que  son  picotin  d'avoine.  »  Ce  propos  ne  recelait  aucune  amer- 
tume :  Degas  n'en  désirait  pas  plus.  Quant  à  l'admiration  qu'on 
pouvait  ressentir  pour  son  œuvre,  il  ne  l'évaluait  pas  d'après 
le  chiffre  des  achats.  Il  savait  fort  bien  qu'il  y  a  plus  de  désir 
spontané  chez  le  modeste  acheteur  des  débuts  que  chez  le  riche 
collectionneur  de  la  fin.  Si  un  amateur  paie  une  œuvre  d'art 
400  francs,  c'est  qu'elle  lui  plait;  s'il  la  paie  400  000,  c'est 
qu'elle  a  plu  à  d'autres.  Le  peintre  des  Danseuses  ne  prêtait  pas 
la  moindre  attention  à  ces  contingences.  C'était  l'ermite  ou  le 
religieux  de  l'art,  à  la  manière  française,  c'est-à-dire  sans 
austérité,  sans  extase,  sans  sermon,  et  avec  un  bon  estoc  par- 
dessus son  froc,  mais  avec  une  foi  et  un  détachement  pareils  à 
ce  qu'on  imagine  chez  Ugo  van  der  Goes  ou  l'Angelico. 

Ainsi,  à  mesure  que  son  œuvre  se  répandait,  il  se  rembûchait 
dans  une  retraite  plus  profonde;  plus  il  avait  d'admirateurs  et 
de  disciples,  plus  il  se  sentait  isolé.  C'est  qu'il  l'était  au  sens 
«  bourgeois  »  du  mot  :  l'un  après  l'autre,  disparaissaient  ses 
amis  de  la  première  heure,  une  à  une  se  taisaient  les  voix  dont 
le  timbre  l'avait  charmé.  Et  ce  hautain  esprit,  qu'on  croyait 
insensible  ou  indifférent  aux  émotions  vulgaires,  était  bien 
plus  attristé  par  la  solitude  assise  à  son  foyer  que  distrait  par 
la  gloire.  Nothing  but  famé!  cette  légende  navrante  d'un  des 
plus  beaux  dessins  de  Dana  Gibson  eût  été  sa  plainte,  s'il  s'était 
plaint.  Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  il  ne  parlait  presque 
plus.  Il  allait  et  venait  dans  sa  chambre;  parfois,  il  interrompait 
sa  promenade  et  son  silence  pour  demander  tout  à  coup  : 
«  Et  un  tel?  »  —  «  Mort...  »  était-on  obligé  le  plus  souvent  de 
répondre.  —  «  Ah!  »  Et  il  reprenait  sa  promenade.  On  eût  dit 
qu'il  comptait  les  disparus  et  attendait  un  certain  nombre  mys- 
térieux pour  les  rejoindre.  «  En  scène  pour  le  III!  »  cris  de  jadis 
fièvre  des  coulisses,  effluves  des  salles  surchauffées,  monde 
artificiel  et  brillant,  vie  haletante,  fardée,  toute  en  attitudes  et 
en«  mots,  »  tornade  de  vibrions  lumineux,  tout  ce  qu'évoquent 
à  nos  yeux  les  visions  qu'il  a  fixées  disparaissait  dans  le  silence 
et  dans  l'ombre.  Et  l'on  voyait  surgir,  derrière  le  beau  et 
impassible  visage  du  vieillard,  la  figure  qu'Holbein  met  derrière 
toutes  ses  figures,  celle  qu'on  oublie,  qui  n'oublie  pas. 

Robert  de  la  Sizeranne. 


LES  VOIX  DU  FORUM 


m 


II" 

LA  VINGT-TROISIÈME  HEURE 


VIII 

L'hiver  avait  passé,  puis  le  printemps  joyeux  et  clair., 
Un  juillet  torride  avait  éloigné  de  Rome  tous  ceux  qui  en 
pouvaient  sortir.  Cependant  Remigio  n'avait  pas  quitté  sa 
maison  de  la  place  Navone,  ni  presque  l'étroit  enclos  de  son 
cabinet  de  travail.  Le  paysage  exotique  des  fontaines  du  Bernin, 
la  façade  baroque  de  Sainte-Agnès  formaient  l'horizon  où  se 
reposaient  ses  yeux  lorsque  par  hasard  il  les  levait  du  dedans 
au  dehors.  Mais  c'était  surtout  au  dedans,  et  au  dedans  de  soi- 
même  qu'il  vivait;  ses  visites  à  la  villa  Forba  étaient  devenues 
de  plus  en  plus  rares;  il  lui  semblait  que  Gristina  se  détachait 
de  lui,  —  ou  bien  était-ce  lui  qui  se   détachait  de  Gristina  ? 

Ge  matin,  le  bruit  des  voix  des  marchandes  de  légumes 
et  de  fruits  qui  tenaient  marché  sous  ses  fenêtres  montait 
jusqu'à  lui;  c'était  un  murmure  continuel  et  agité  dont  il  ne 
se  préoccupait  point  et  qui  ne  dérangeait  en  rien  ses  pensées. 
Il  lisait.  Il  lisait,  accoudé  sur  sa  table,  une  main  au  front.  En 
face  de  lui,  Gino  classait  dans  des  dossiers  des  papiers  épars. 

Ges  deux  hommes,  que  liait  une  fraternelle  communauté 
d'idées,    ne    se    ressemblaient    d'aucune    manière.    Gino,    de 

(1)  Copyright  ùy  Jean  Bertheroy,  1917. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  13  octobre. 


58  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quinze  ans  moins  âgé,  n'avait  ni  la  complexion  robuste,  ni  la 
force  expansive  de  son  illustre  «  patron.  »  Il  était  mince, 
modeste,  effacé.  Une  enfance  maladive  avait  laissé  sur  ses  traits 
l'empreinte  de  la  débilité;  mais  un  front  magnifique  sous  des 
cheveux  abondans  et  juvéniles,  un  regard  profond  et  méditatif 
montraient  que  chez  lui  l'intelligence  l'emportait  sur  la  matière, 
rompait  l'équilibre  des  forces;  il  était  de  ceux  dont  on  dit 
communément  que  la  lame  use  le  fourreau.  Il  semblait  brûlé, 
desséché  par  cette  flamme  intérieure  qui  vivait  dans  sa  frêle 
armature.  Très  grand,  il  courbait  les  épaules  d'un  mouvement 
naturel  qui  le  pliait  au  travail;  on  sentait  que  les  sports,  la 
culture  physique,  la  vie  au  grand  air  lui  étaient  inconnus;  il 
devait  les  mépriser,  comme  un  moine  en  cellule  qui  possède 
l'Univers  par  la  seule  aspiration  de  l'esprit. 

—  Voilà,  dit  Remigio  en  repoussant  un  peu  le  livre  qu'il 
lisait,  voilà  qui  semble  avoir  été  écrit  hierl 

—  Toujours  Machiavel?  fit  Gino  sans  s'étonner. 

—  Toujours!  Son  œuvre  n'est-elle  pas  lo  bréviaire  de  tous 
ceux  qui  ont  cherché  à  comprendre  quelque  chose  dans  les 
arcanes  ténébreux  de  la  politique,  dont  il  a  fait  une  science 
positive,  en  même  temps  qu'un  art  subtil?  Cet  homme  en 
vérité  fut  grand,  moins  encore  par  la  connaissance  qu'il  avait 
acquise  de  ce  qu'il  appelait  «  l'égout  du  cœur  humain  »  que 
par  l'intuition  singulière  qu'il  eut  de  l'avenir.  Ecoutez  ce  qu'il 
mandait  à  la  Seigneurie  de  Florence  le  31  août  1502  :  «  Nous 
sommes  à  la  fin  d'une  ère,  à  la  vingt-troisième  heure;  nous 
assistons  à  un  grand  travail.  »  Alors  la  puissance  féodale 
touchait  à  son  terme,  et  l'effort  du  peuple  allait  créer  une  forme 
nouvelle  du  pouvoir.  Aujourd'hui  c'est  la  même  chose,  et  les 
rôles  seuls  sont  changés;  nous  assistons  aussi  à  un  grand 
travail;  nous  sommes  à  la  vingt-troisième  heure  :  quesortira-t-il 
de  cet  enfantement,  de  ces  douleurs,  de  ces  commotions  surhu- 
maines?... S'il  était  là,  le  solitaire  de  San  Gassiano  pourrait 
peut-être  nous  le  dire! 

—  Peut-être  1  Mais  ne  croyez- vous  pas  qu'il  eût  ajouté  à  son 
Prince  un  chapitre  définitif  si,  comme  nous,  il  avait  pu  voir  ce 
réveil  de  la  barbarie  dans  le  monde,  le  droit  des  peuples  violé, 
les  pactes  entre  les  nations  méprisés,  la  force  brutale  déchaînée 
avec  une  audace  inconnue  jusqu'à  ce  jour?  La  vingt-troisième 
heure  c'est  bien  cela,  et  après  ce  sera  la  nuit... 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


r;9 


Remigio  plaça  sur  les  épaules  de  cet  inquiet  ses  deux  mains 
robustes  : 

—  Homme  de  peu  de  foi  !  Vous  tremblez  pendant  la  tempêlo  ! 
Les  roulemens  répercutés  du  tonnerre  vous  déconcertent,  et 
vous  êtes  semblable  à  ces  fauves  dans  les  déserts  ouatés  de 
silence  qui  se  terrent  au  fond  de  leurs  antres  pour-  ne  pas 
entendre  ces  bruits  insolites.  Mais  nous,  nous  avons  mieux  à 
faire  que  de  nous  boucher  les  oreilles  et  de  nous  enfermer  dans 
le  désert!  Nous  avons  à  défendre  notre  race  contre  la  contagion 
du  mal,  à  empêcher  la  folie  du  mal,  la  folie  de  la  guerre,  de 
nous  atteindre.  Je  compte  que  vous  m'aiderez  dans  cette  tâche. 
Ne  m'avez-vous  pas  promis  un  jour  de  me  prêter  toute  votre 
énergie,  d'être  un  second  moi-môme? 

Il  embrassait  Gino  de  son  étreinte.  Celui-ci,  les  épaules 
courbées,  la  tête  abandonnée,  connaissait  à  cet  instant  les 
délices  de  l'amitié  pure;  il  reprenait  courage.  Adulte,  il  re- 
cevait un  nouveau  baptême.  Une  grâce  de  régénération  faisait 
refleurir  en  lui  les  vertus  latentes.  Il  se  sentait  prêt  à  affronter 
l'inconnu. 

—  Ahl  s'écria-t-il,  je  vous  suivrai  jusqu'au  bout,  pourvu 
que  vous  me  montriez  le  chemin. 

—  Travaillons!  dit  Remigio.  Nous  avons  encore  quelques 
minutes  avant  que  j'ouvre  ma  porte  aux  indifférens. 

Dehors,  le  murmure  confus  du  marché  augmentait  sans 
cesse.  Autour  des  beaux  éventaires  les  femmes  se  pressaient, 
et,  ne  pouvant  tout  prendre,  contenaient  dans  leurs  prunelles 
l'éclat  velouté  des  fruits  et  des  fleurs.  En  pyramides,  en  gerbes, 
en  couronnes,  c'était  l'or  et  l'incarnat  des  abricots,  la  pourpre 
des  pêches  glorieuses,  le  vert  opulent  des  poivrons  et  des  prunes, 
et  tant  de  roses,  de  jasmins  et  de  narcisses  que  des  fillettes 
aux  pieds  diligens  avaient  descendus  le  matin  des  hauteurs 
Albaines!  Tout  cela  formait  un  immense  tableau  coloré  et 
dégageait  une  odeur  vivace,  un  goût  de  jeunesse  et  de  fraîcheur. 
Aucune  note  disparate;  rien  ne  choquait  le  regard.  Marchandes 
et  acheteuses,  sous  des  costumes  divers,  portaient  les  mêmes 
traits  harmonieux,  sans  dégénérescence  apparente;  toutes 
semblaient  descendre  de  ces  Junons,  de  ces  Minerves  ou  de  ces 
Dianes  qui  dans  les  vestibules  des  Musées,  au  seuil  des  villas 
urbaines,  accueillaient  la  vie  d'un  sourire  amical  et  fier.  Et  les 
plus  vieilles,  qu'elles  fussent  coiff'ées  du  rectangle  de  velours 


GO  IlEVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

grossier,  ou  du  chapeau  de  fines  dentelles,  échangeaient  des 
regards  rendus  bienveillans  par  tout  ce  qu'elles  avaient  appris 
de  la  cruauté  ou  de  la  douceur  des  choses... 

Dix  heures  sonnaient  aux  horloges  de  Sainte-Agnès  quand 
Aida  sortit  de  l'église  ;  chaque  jour  à  pareille  heure  elle  traver- 
sait la  place  pour  rentrer  dans  la  maison  de  son  père.  Mais  elle 
s'arrêtait  en  chemin  :  elle  se  savait  attendue.  Ce  rendez-vous 
tacite  se  renouvelait  quotidiennement;  tantôt  c'était  autour  de 
la  grande  fontaine,  ou  près  du  collège  des  Innocens  ou  devant 
la  façade  du  palais  Pamphili  que  Bernard  guettait  sa  venue; 
et,  dès  qu'il  l'apercevait,  descendant  les  degrés  du  portique, 
il  s'avançait  à  sa  rencontre,  empressé,  joyeux  et  plein  d'une 
amoureuse  audace. 

Depuis  son  retour  de  Vienne,  il  avait  tellement  changé! 
Il  avait  pris  le  regard  et  les  manières  d'un  homme.  Ce  n'était 
plus  l'adolescent  capricieux  et  versatile  qu'elle  avait  connu 
naguère.  Quand  il  lui  tendait  la  main  et  qu'il  pressait  la  sienne, 
elle  comprenait  que  maintenant  il  était  sorti  de  la  période  qui 
précède  l'affranchissement  de  la  volonté.  La  camaraderie  de 
leurs  jeunes  années  s'était  transformée  en  un  sentiment  déli- 
cieux, fait  d'un  indéfinissable  mélange  de  sécurité  et  d'incer- 
titude. Ils  étaient  sûrs  de  leur  mutuelle  affection,  mais  ils 
ignoraient  ce  qu'elle  leur  réservait  pour  l'avenir.  Jamais  ils 
n'avaient  échangé  aucune  promesse,  aucun  aveu;  ils  se  conten- 
taient de  se  voir  le  plus  souvent  possible,  le  matin  sur  cette 
place  grouillante  de  monde,  l'après-midi  à  la  villa  Forba,  ou 
dans  quelque  promenade  aux  entours  de  Rome.  La  plus  grande 
liberté  leur  était  laissée;  ils  en  usaient  ingénument,  allè- 
grement, sans  scrupule  ni  arrière-pensée  gênante.  L'intimité 
de  leurs  parens  leur  servait  pour  ainsi  dire  de  tutelle;  il  ne 
serait  pas  venu  à  l'esprit  d'Alda  qu'elle  pouvait  courir  un  risque 
auprès  de  Bernard,  même  lorsque  leur  tête-à-tête  se  prolongeait 
dans  la  solitude;  le  trouble  de  l'amour  n'avait  pas  encore 
envahi  son  cœur,  et  sa  jeune  sagesse,  déjà  avertie,  la  mettait 
à  l'abri  d'une  surprise  des  sens.  Quant  à  Bernard,  il  éprouvait 
une  douce  fierté  de  la  confiance  qu'Aida  lui  témoignait;  ce 
n'était  point  un  flirt,  ni  une  intrigue  qu'il  cherchait  auprès 
d'elle.  Elle  le  séduisait  justement  par  cette  dignité  simple,  cette 
belle  fraîcheur  d'âme  qui  la  rendait  si  différente  des  autres 
jeunes  filles  qu'il  avait  rencontrées  dans  le  monde  cosmopolite 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


Gl 


OÙ  il  fréquentait  d'habitude.  Et  il  accourait  vers  elle  d'un  élan 
toujours  plus  vif. 

Ce  matin,  elle  portait  une  robe  de  charmeuse  blanche  qu'elle 
mettait  sans  doute  pour  la  première  fois;  ses  cheveux  d'un  blond 
roux  sur  cette  blancheur  opaque  la  faisaient  d'or  et  d'ivoire, 
chryséléphantine,  et  infiniment  pre'cieuse.  Elle  descendait 
entre  les  colonnes  du  portique  et,  d'un  regard  circulaire,  le 
cherchait  sur  la  vaste  place  agonale  qui  avait  gardé  la  forme 
du  cirque  sur  lequel  on  l'avait  élevée.  Les  eaux  jaillissantes, 
l'architecture  mouvementée  de  l'église,  l'animation  du  marché 
fleuri,  tous  les  jeux  de  la  lumière  et  des  sons,  se  portaient 
comme  lui  au-devant  de  cette  apparition  charmante  et  la 
saluaient  d'un  chœur  unanime.  En  réalité,  Bernard  ne  voyait 
qu'elle  et  s'enivrait  de  la  prescience  que  c'était  lui  seul  qu'elle 
voyait.  Ils  furent  bientôt  l'un  près  de  l'autre;  leurs  mains  se 
touchèrent;  Aida  avait  enlevé  ses  gants;  ses  doigts,  fins  et  lisses, 
donnèrent  au  jeune  homme  l'impression  d'un  effleurement 
de  baisers;  il  tressaillit.  Mais  il  reprit  vite  sa  quiétude  ordi- 
naire. D'un  pas  raisonnable,  il  marchait  silencieux  à  côté  d'elle. 
Qui  donc  aurait  pu  s'apercevoir  de  ce  fugitif  émoi?  Ils  s'enfon- 
cèrent dans  la  foule  autour  des  éventaires  embaumés. 

Que  de  roses,  que  de  jasmins,  que  de  narcisses  1...  Aida  dit 
en  souriant  : 

—  Il  aura  fallu  la  nuit  entière  pour  les  cueillir'.  Cette 
grande  nuit  de  clair  de  lune!...  Avez-vous  remarqué  comme  le 
ciel  était  beau?  C'était  un  immense  dôme  de  cristal  dans  lequel 
les  constellations  semblaient  nager. 

—  Oui,  dit  Bernard,  j'ai  voulu  lire  comme  d'habitude  avant 
de  me  coucher;  puis  à  minuit  j'ai  ouvert  ma  fenêtre  et  j'ai  eu 
honte  de  ma  pauvre  petite  lumière  électrique  devant  cette 
splendeur  des  astres. 

—  Moi,  reprit-elle,  je  n'ai  pu  dormir.  J'ai  fait  la  veillée 
avec  les  étoiles.  Je  songeais  à  tant  de  choses!  On  ne  se  figure 
pas  ce  que  l'esprit  peut  devenir  agile  quand  il  entre  en  com- 
munication avec  l'infini.  C'est  une  surprise  semblable  que 
doivent  éprouver  les  aviateurs  quand  ils  s'élèvent  à  des  hau- 
teurs insoupçonnées;  encore  sont-ils  esclaves  de  leur  appareil, 
tandis  que  le  rêve  serait  de  s'envoler  corps  et  âme  aussi  loin, 
aussi  haut  que  monte  le  désir. 

IJernard  la  plaisanta  avec  gentillesse  ; 


62  REVUE    DES    DEUX   JMOKDES. 

—  Seriez-vous  de  l'école  de  nos  futuristos?  Ceux-ci  préten- 
dent sérieusement  que  des  ailes  dorment  dans  la  chair  de 
l'homme. 

—  Pourquoi  pas?  fit-elle  sans  s'étonner. 

Cette  hypothèse  les  amusa  un  instant;  mais  les  fleurs  réelles 
et  tangibles  tentaient  Aida.  Elle  s'empara  de  tout  ce  que  ses 
bras  pouvaient  tenir,  laissant  à  Bernard  le  soin  de  payer  son 
emplette. 

—  Je  vais  en  mettre  dans  toute  la  maison  !  Père  est  comme 
moi  :  il  adore  les  roses  et  les  narcisses.  Quant  à  Gino,  je  crois 
bien  qu'il  est  indifférent  à  toutes  les  beautés  de  la  nature. 

—  Qu'aime-t-il  donc?  demanda  Bernard. 

—  Les  idées!  Non  pas  celles  qui  restent  à  l'état  de  lettre 
morte,  de  rêverie  inutile,  mais  celles  qui  ont  un  visage,  une 
bouche,  des  bras,  des  jambes,  qui  se  répandent  à  travers  le 
monde  pour  le  bien  de  l'humanité.  Je  ne  crois  pas  qu'il  aime 
autre  chose  dans  la  vie,  ou,  du  moins,  c'est  ce  qu'il  préfère. 

Ils  étaient  arrivés  devant  la  maison  étroite  et  haute  que 
Remigio  Benté  occupait.  Cependant  ils  ne  se  séparèrent  pas 
encore.  Curieux,  Bernard  regardait  les  fenêtres  dont  les  vitres 
égales  luisaient  d'étage  en  étage.  Il  dit  : 

—  Vous  allez  me  trouver  bien  indiscret  :  je  cherche  à 
deviner  à  travers  laquelle  de  ces  vitres  vous  contemplez,  la  nuit, 
les  étoiles.: 

—  Ce  n'est  pas  indiscret.  Vous  voyez  le  petit  belvédère  qui 
surmonte  le  toit  tout  au  milieu?  Ma  chambre  se  trouve  exac- 
tement au-dessous.  De  là,  je  puis  contempler  tout  h  mon  aise 
le  ciel,  l'horizon  lointain,  et  même  les  clochetons  chinois  de 
Sainte- Agnès. 

—  Et  même  les  clochetons  chinois  de  Sainte-Agnès?  répéta 
Bernard  en  riant.  En  vérité,  je  ne  pense  point  que  ce  soit  là  ce 
qui  vous  enchante.  N'est-ce  pas  une  saillie  commune  parmi  les 
Romains  que  d'assurer  que,  si  le  Nil  de  la  grande  fontaine 
détourne  la  tête,  c'est  pour  ne  point  apercevoir  cette  architec- 
ture tourmentée,  ces  tourelles  qui  ressemblent  à  des  pagodes, 
et  ces  anges  qui  s'élancent  dans  le  vide  pour  y  dérouler  les 
armes  des  Pamphili? 

—  Eh  bien!  moi,  je  l'aime,  cette  architecture  dont  on  médit 
volontiers.  Elle  me  plaît  par  sa  bizarrerie,  par  sa  folie  de  vou- 
loir se  mettre  en  marche,  de  rompre  avec  l'immobilité  éternelle 


LES    VOIX    DU    FORUM.  ,     03 

de  la  pierre.  En  plein  jour,  elle  peut  paraître  incohérente.  Mais 
si  vous  l'aviez  vue,  cette  nuit!  L'église  montait  dans  le  clair  de 
lune,  elle  allait  vraiment  au-devant  des  astres.  Si  c'est  une 
gageure  qu'a  faite  celui  qui  l'a  bâtie,  eh  bieni  rendons-lui  jus- 
tice :  il  a  réussi  le  tour  de  force! 

Ses  roses  appuyées  à  la  ceinture,  elle  se  renversait  un  peu 
en  arrière.  Bernard  admirait  sa  souple  cambrure,  la  belle 
attache  de  son  cou  d'ivoire,  et  cette  douce  lumière  qui  des  yeux 
mi-clos  tombait  sur  le  pur  visage.  Il  aurait  admiré  au  surplus 
la  façade  baroque  de  l'église,  l'exotisme  exaspéré  des  fontaines, 
et  tout  ce  qui  entourait  la  beauté  matinale  d'Alda,  si  elle  l'eût 
exigé.  Il  ne  se  déciddit  pas  à  prendre  congé  d'elle.  Soudain  des 
gamins  envahirent  la  place;  courant  et  criant  tous  ensemble, 
ils  offraient  aux  passans  les  journaux  fraîchement  imprimés 
qui  contenaient  les  nouvelles  : 

—  La  guerre  1  La  guerre  1 

C'était  donc  vrai?  Il  y  avait  donc  la  guerre  quelque  part? 
Quelque  part,  là-bas  sur  les  confins  de  la  France  et  de  la  Bel- 
gique, on  se  battait,  on  s'entre-tuail;  le  sang  coulait;  la  souf- 
france se  multipliait  de  minute  en  minute?...; 

Aida  et  Bernard  l'avaient  oublié. 

IX 

L'antichambre  dans  laquelle  Remigio  faisait  attendre  ses 
visiteurs  était  la  plus  vaste  pièce  de  la  maison;  elle  avait  des 
allures  de  cour  arabe,  avec  un  grand  palmier  au  centre  et,  à 
l'entour,  des  sièges  anciens  recouverts  de  cuir  de  Cordoue. 
Malgré  ses  proportions  majestueuses,  il  était  rare  qu'elle  ne  fût 
pleine  aux  heures  des  audiences;  quelquefois  même  les«  cliens  » 
débordaient  jusque  sur  le  palier  de  l'escalier  où  ils  tenaient  des 
conversations  à  voix  basse  et  où  ils  allumaient  Içur  cigare.  Ils 
savaient  que  la  matinée  s'écoulerait  là  tout  entière  pour  dix 
minutes  d'entretien  avec  le  puissant  patron,  qu'ils  venaient 
consulter  ou  solliciter. 

Aujourd'hui  l'affluence  était  plus  considérable  encore  et  la 
qualité  des  gens  plus  notoire.  Deux  ou  trois  soutanes  à  liséré 
rouge  tranchaient  sur  l'uniformité  des  vêtemens  civils;  il  y 
avait  certainement,  parmi  ces  hommes  décorés  qui  se  pres- 
saient dans  les  angles,  des  sénateurs  et  des  députés  de  Monte- 


64  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Citorio;  il  y  avait  des  officiers  en  tenue  bourgeoise  et  des 
membres  de  l'aristocratie  romaine  que  l'on  reconnaissait  à  leur 
façon  de  se  tenir  à  l'écart,  silencieux  et  dignes,  presque  mena- 
çans.  Sur  la  banquette  circulaire  qu'ombrageaient  les  palmes 
du  grand  dattier,  des  hommes  plus  jeunes  étaient  assis;  ils 
échangeaient  des  paroles  brèves,  tout  en  observant  les  entrées 
et  les  sorties  des  visiteurs;  ce  devait  être  une  commission  de 
l'un  des  groupes  les  plus  actifs  de  la  politique  dissidente,  les 
nationalistes,  ou  les  démocrates  qui  possédaient  dans  la  presse 
des  organes  influens  et  se  vantaient  de  diriger  les  courans 
de  l'opinion.  Pas  de  femmes,  pas  une  seule!  Gino  allait  et 
venait  entre  les  groupes,  faisant  patienter  ceux-ci,  essayant 
d'éliminer  ceux-là:  tâche  ingrate  et  qu'il  n'aimait  point;  il 
Taccomplissait  néanmoins  avec  une  conscience  et  un  tact  dont 
Remigio  le  félicitait  en  souriant,  lorsqu'ils  se  retrouvaient  en 
tète  à  tête  après  ces  réceptions  fatigantes. 

L'un  des  «  Monsignori  »  s'était  approché.  Fin  et  prudent, 
il  voulait  savoir  quelles  étaient  les  idées  de  l'illustre  Benté 
sur  la  marche  future  des  événemens.  Il  feignait  de  n'en  avoir 
aucune  lui-même  et  répétait  après  chaque  phrase  :  «  Dieu  seul 
peut  savoir  ce  qu'il  adviendra  de  nous!  — Sans  doute,  répondit 
enfin  Gino;  mais  alors.  Excellence,  pourquoi  vous  donner  tant 
de  peine?  A  votre  place,  je  m'en  remettrais  uniquement  à  la 
sagesse  divine.  —  Oui,  oui,  dit  le  prélat  en  agitant  un  peu  sa 
main  violette,  ce  serait  plus  simple  en  effet;  mais  nous  ne 
sommes  pas  fatalistes  k  la  manière  des  musulmans;  nous  profes- 
sons que,  si  Dieu  gouverne  le  monde,  il  écoute  aussi  les  prières 
de  ses  créatures;  nous  devons  donc  prévoir  la  tempête,  afin  de 
le  supplier  de  la  détourjier  de  nos  voies.  N'est-il  pas  vrai?  » 
Malgré  ces  invites,  Gino  restait  secret;  il  quitta  )e  diplomate 
en  soutane,  pour  aller  faire  prendre  patience  à  un  autre  haut 
personnage,  qu'il  avait  reconnu  parmi  les  nouveaux  arrivans  : 
c'était  un  prince  tchèque  que  l'on  disait  très  bien  en  cour,  et 
chez  lequel  Remigio  fréquentait  quelquefois;  de  stature  élevée, 
le  monocle  à  l'œil,  la  moustache  brillante,  il  alliait  à  son 
allure  hautaine  un  certain  bon  garçonnisme  qui  le  rendait 
sympathique  dès  les  premières  paroles  échangées.  «  Eh  bien  ! 
cria-t-il  à  son  interlocuteur,  le  rêve  a  pris  fini  L'hydre  de  la 
discorde  s'est  réveillée  et  souffle  son  poison  à  travers  le  monde. 
Les  peuples  frères,  quelle   utopie!  Du  jour  où  il  y  eut  deux 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


65 


frères  sur  la  croûte  terrestre,  il  y  eut  déjà  l'envie  et  la  haine  : 
Caïn  et  Abel!  Vous  aurez  beau  faire,  vous  n'empêcherez  pas  le 
premier  meurtre  d'avoir  contenu  en  soi  toute  l'histoire  du 
genre  humain!  »  II  parlait  haut,  avec  le  dessein  évident  d'être 
écouté;  sa  voix  sonore  traversait  la  vaste  antichambre  et  se 
cognait  aux  angles  des  parois  comme  une  balle  élastique;  mais 
soudain  il  se  tut  :  la  porte  venait  encore  de  s'ouvrir,  et  cette 
fois  c'était  une  femme  qui  entrait,  précédée  par  le  vieux 
concierge  romain,  à  l'uniforme  chamarré.  Elle  portait  une 
voilette  blanche  dont  les  broderies  épaisses  masquaient  entière- 
ment son  visage,  et  sa  démarche,  hiératique  aussi,  défiait  les 
curiosités.  Elle  fut  s'asseoir  dans  un  fauteuil,  tout  près  du 
cabinet  où  se  tenait  Remigio.  Certainement  elle  devait  être 
assurée  d'être  reçue  la  première.  Le  grand  silence  qui  s'était 
établi  tout  à  coup  ne  semblait  pas  la  gêner.  Elle  seule  mainte- 
nant paraissait  à  l'aise  au  milieu  de  tous  ces  hommes  inquiets 
et  nerveux,  que  sa  présence  rendait  plus  fébriles.  —  Que 
venait-elle  faire  ici?  De  quelle  mission  était-elle  chargée?  On 
l'avait  vue  glisser  sa  carte  en  arrivant  :  quel  nom  portait  cette 
carte?  Quelle  physionomie  recouvrait  ce  voile  attaché  avec  une 
élégance  toute  mondaine  et  qui  était  là  cependant  comme  un 
rempart  inviolable  entre  le  monde  et  celle  qui  le  portait?  Ce  ne 
pouvait  être  quelque  idée  galante  qui  l'amenait;  l'heure  n'était 
point  à  la  galanterie,  à  l'amour;  l'heure  était  aux  pensées 
graves,  aux  préoccupations  douloureuses.  La  péninsule,  du 
Nord  au  Sud,  avait  frémi  lorsqu'avait  éclaté  la  guerre  entre 
l'Allemagne  et  la  France;  une  angoisse  indicible  étreignait  les 
cœurs.  Jamais  le  ciel  latin,  le  ciel  des  antiques  triomphes,  n'avait 
paru  aussi  sombre,  jamais  l'horizon  aussi  douteux.  Engagée 
dans  la  Triplice,  l'Italie  serait-elle  obligée  de  suivre  les  Ger- 
mains dans  leurs  entreprises  funestes?  Le  peuple  se  révoltait  à 
•  cette  idée;  mais  que  savait-on  de  ce  qui  se  passait  dans  les 
hautes  sphères  où  se  décident  la  vie  et  la  mort  des  peuples? 

La  visiteuse  inconnue,  après  une  brève  attente,  avait 
franchi  le  seuil  du  cabinet  de  Remigio.  Alors  les  conversations 
reprirent.  Personne  n'ayant  l'indiscrétion  de  se  livrer  à  des 
commentaires,  ce  fut  un  échange  de  paroles  insignifiantes  en 
apparence;  les  groupes  s'isolaient  de  plus  en  plus;  les  diffé- 
rences d'opinions  et  de  sentimens  se  marquaient  dans  ces 
apartés  où  chacun  réservait  sa  pensée  secrète. 

TOME   XLIl.    —    1917.  5 


66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cependant,  le  prince  tchèque,  laissant  tomber  son  monocle, 
avait  fait  un  signe  à  Gino  :  <(  N'est-ce  point  la  comtesse  Gris- 
lina  de  Lodaiz  qui  vient  de  nous  obliger  h  lui  céder  le  pas?  Ou 
je  me  trompe  fort,  ou  cette  femme  est  appelée  à  jouer  un  rôle 
prépondérant  dans  les  actions  qui  se  préparent.  J'ai  eu  occasion 
de  la  rencontrer  autrefois  à  Vienne  ;  elle  ressemble  étrangement 
à  certaine  autre  Gristina,  Trivulce  de  Belgiojoso,qui  fut  l'un  des 
apôtres  les  plus  agissants  de  l'indépendance  italienne,  et  que  le 
gouvernement  s'empressa  d'ailleurs  d'exiler.  Ces  créatures-là 
sont  dangereuses,  surtout  lorsqu'elles  sont  belles,  et  votre  grand 
patron  ferait  sagement  de  s'en  méfier.  » 

Puis,  sentant  que  peut-être  il  était  allé  trop  loin,  il  ajouta 
plaisamment  : 

—  Vous  autres  Romains,  vous  avez  toujours  cru  aux  Egé- 
ries,  aux  Sibylles  et  aux  Sirènes.  La  femme  est  à  la  base  de 
votre  politique  réaliste  et  sentimentale...  Mais,  après  tout,  ces 
choses  ne  me  regardent  point. 

Remigio  avait  accueilli  son  amie  en  levant  les  bras  au  ciel. 
Certes,  il  était  heureux  de  la  revoir  ;  encore  cùt-il  préféré  que 
ce  fût  ailleurs  et  dans  un  autre  moment.  Elle  avait  remonté 
son  voile  et  lui  montrait  son  visage  ardent,  tourmenté.  Cette 
expression  violente  dérangeait  l'harmonie  habituelle  de  ses 
traits  et  leur  enlevait  ce  qui  leur  restait  de  jeunesse.  Le  cos- 
tume sévère  qu'elle  portait  pour  passer  plus  facilement  inaper- 
çue, achevait  de  changer  son  apparence. 

—  Ah  !  s'écria-t-il,  pourquoi  ète.s-vous  venue  ici  ce  matin, 
alors  que  tant  de  gens  m'attendent?  Il  fallait  m'appeler  !  au 
premier  signe,  je  serais  accouru  vers  vous. 

—  C'était  précisément  ce  que  je  ne  voulais  pas,  répondit 
Gristina  posément..  Je  tenais  à  vous  voir  ici,  dans  le  milieu 
même  de  voire  aclioii,  ot  sans  perdre  une  minute  de  plus. 

\\  comprit  et  s'inclina.  Il  savait  que,  lorsqu'elle  était  ainsi, 
avec  ce  pli  sévère  entre  les  yeux,  rien  ne  pouvait  la  faire  chan- 
ger de  résolution.  Il  se  raidissait  lui-même,  afin  de  garder  sa 
volonté  intacte.  Allaient-ils  tous  deux  se  trouver  en  antago- 
nisme et  se  découvrir  ennemis?  Quelle  surprise  lui  réservait 
cette  visite  inattendue?  Gristina  semblait  avoir  oublié  leur 
intimité  ancienne;  à  peine,  distraitement,  lui  avait-elle  serré  le 
bout  des  doigts  ;  elle  ne  voulait  sans  doute  se  servir  que  d'armes 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


67 


loyales,  sans  user  de  son  charme  féminin  ni  de  l'attrait  de 
leurs  souvenirs.  Il  se  sentait  plus  troublé  qu'elle,  plus  profon- 
dément divisé  et  ému.  Cette  tète  si  chère,  si  belle  encore 
quoique  redoutable,  il  aurait  aimé  la  prendre  entre  ses  mains 
et  lui  faire  redire  tout  ce  qu'elle  avait  exprimé  autrefois  de 
tendresse  et  de  douceur,  il  aurait  aimé  retrouver  ces  puérilités 
délicieuses  qui  reposent  des  longs  soucis.  Mais  Cristina  ne  l'en- 
tendait pas  de  la  sorte  ;  elle  était  venue  dans  un  autre  dessein, 
dans  un  dessein  pareil  à  celui  des  solliciteurs  dont  l'antichambre 
était  pleine.  11  s'agissait  pour  elle  de  gagner  Remigio  à  la  cause 
qu'elle  défendait. 

—  Vous  me  connaîtriez  bien  mal,  dit-elle  enfin,  si  vous 
pouviez  supposer  que  je  resterais  indilTérente  ou  inactive  quand, 
jusqu'au  plus  obscur  de  ses  enfans,  l'Italie  tout  entière  vit  des 
heures  d'anxiété  terrible.  Ne  vous  êtes-vous  pas  demandé  ce 
que  je  ferais  pour  le  bien  de  ma  patrie  et  comment  je  rempli- 
rais mon  devoir? 

—  Le  devoir  des  femmes,  reprit  Remigio,  doit  se  juxtaposer 
au  nôtre.  Il  consiste  surtout  à  prêcher  la  concorde  et  l'union, 
à  apaiser  les  querelles,  à  contribuer  à  resserrer  les  liens  de  la 
grande  communauté  humaine. 

—  Voilà  qui  serait  parfait  s'il  n'y  avait  pas  ce  fait  brutal  : 
la  guerre!  Remigio,  des  hauteurs  où  vous  planez,  vous  ne 
pouvez  vous  imaginer  tout  ce  qui  se  passe  en  dehors  des  milieux 
officiels,  ni  quelle  pression  formidable  est  exercée  sur  l'opinion 
pour  l'amener  à  accepter  de  suivre  l'Autriche  et  l'Allemagne 
dans  le  conllit.  C'est  un  immense  iilet  jeté  sur  nous  avec  toutes» 
sortes  d'appâts  et  de  ruses.  On  nous  tente  par  l'or,  par  les 
paroles  captieuses,  par  les  promesses  séduisantes.  On  nous 
offre  tout  ce  que  nous  pouvons  souhaiter...  Du  haut  en  bas  de 
l'échelle  sociale,  les  effets  sont  calculés  selon  le  résultat  que 
l'on  attend.  Brutalement  ou  càlinement  on  fait  le  siège  de 
chaque  conscience.  Pas  un  salon,  pas  une  salle  de  théâtre  ou 
de  cinéma,  où  l'élément  impur  ne  se  glisse...  et  pendant  ce 
temps  vous  autres,  les  penseurs,  les  philosophes,  vous  croyez 
encore  au  bienfait  de  vos  théories  humanitaires,  et  vous  laissez 
le  venin  s'infiltrer  de  plus  en  plus  dans  la  nation. 

((  Eh  bien!  j'aime  mieux  écouter  le  peuple!  Descendez  dans 
larue,  interrogez  le  premier  ouvrier  se  rendant  à  son  travail,  et 
demandez-lui  ce  qu'il  pense  de  la  contrainte  odieu.se  que  nous 


68  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

subissons  ;  il  vous  répondra  :  «  Trente  et  Trieste  !^  »  Ceux-là  ont 
d'autres  espoirs,  d'autres  ambitions!  Remigio,  nous  avons  déci- 
dément cessé  de  nous  comprendre. 

—  Dites  plutôt,  Gristina,  qu'un  nuage  obscur  passe  entre 
nous;  mais  il  se  dissipera,  ce  nuage,  et  vous  reconnaîtrez  que 
la  même  divine  lumière  nous  attire,  la  divine  lumière  de 
l'Amour! 

—  Je  ne  le  crois  point,  fit-elle. 

Cependant  pouvait-elle  échapper  tout  à  fait  aux  emprises  de 
l'homme  qui  si  longtemps  l'avait  subjuguée  ?  Debout  devant 
elle,  Remigio  la  considérait  avec  une  sorte  de  stupeur  muette, 
comrpe  un  enfant  que  l'on  n'ose  gronder  parce  qu'on  le  chérit 
trop  égoïstement.  Elle  se  jeta  dans  ses  bras. 

—  Ah  !  murmura-t-elle,  ce  n'est  pas  le  sang  versé  qui  cause 
les  plus  cruelles  blessures;  les  plus  cruelles  blessures,  ce  sont 
celles  que  fait  en  nous  le  regret  de  ce  que  l'on  a  perdu  ! 

Elle  pleurait  maintenant,  détendue  et  tout  amollie  contre  sa 
poitrine.  Il  baisa  ce  front  brûlant  derrière  lequel  couvait  un 
terrible  feu. 

—  Nous  ne  pouvons  nous  séparer  ainsi,  dit-il.  Cristina, 
permettez-moi  d'aller  vous  retrouver  ce  soir. 

—  Ce  soir,  mon  ami,  je  ne  serai  pas  à  la  villa  Forba.  C'est 
le  samedi  de  la  comtesse  Alvirando,  et  j'ai  plusieurs  raisons  de 
n'y  pas  manquer. 

Puis,  se  ravisant  tout  à  coup  : 

—  Pourquoi  n'y  viendriez-vous  pas  aussi  ?  Vous  êtes  cer- 
tainement sur  la  liste  des  invités  ;  et,  d'ailleurs,  ses  réceptions 
sont  ouvertes. 

—  Je  le  sais,  hésita  Remigio.  J'ai  fréqueinté  son  salon  alors 
que  je  me  faisais  encore  une  loi  de  figurer  dans  ces  parades 
mondaines  ;  mais  je  n'y  trouve  plus  aucun  intérêt,  je  l'avoue, 
et  j'ai  complètement  renoncé  à  cette  perte  de  temps  inutile. 

—  Vous  avez  tort  !  On  apprend  quelquefois  plus  de  choses 
autour  d'une  coupe  d'asti  que  dans  le  cabinet  d'un  ministre»- 
Allons!  faites  un  effort!  Venez  ce  soir  chez  Donna  Alvirando; 
vous  ne  vous  en  repentirez  point. 

—  J'irai  donc,  dit  Remigio,  quand  ce  ne  serait  que  pour 
vous  obéir. 

Ils  se  regardèrent,  satisfaits  l'un  de  l'autre.  Leur  indestruc- 
tible amitié  les  avait  une  fois  encore  sauvegardés  du  piège  que 


LES    VOIX    DU    FORUM.  69 

tendent,  entre  les  gens  qui  s'aiment,  les  passions  belliqueuses 
de  l'esprit.  Et  le  visage  de  Gristina  avait  retrouvé  sa  grâce.  Elle 
abaissa  rapidement  son  voile  pour  retraverser  l'antichambre. 

Dans  la  nuit  claire  semée  d'étoiles,  le  palazzo  Alvirando  for- 
mait comme  une  constellation  plus  brillante  qui  de  loin  atti- 
rait les  regards.  Malgré  l'ancienneté  de  ses  murailles  élevées  au 
plus  beau  moment  de  l'architecture  civile  de  la  Renaissance,  il 
paraissait  frais  et  nouveau,  adapté  au  goût  moderne  et  magni- 
fiquement organisé  pour  des  réceptions  luxueuses.  Remigio,  en 
montant  les  degrés  fleuris  du  péristyle  que  drapaient  des  pentes 
de  velours  rouge,  se  rappelait  le  temps  déjà  lointain  où  il  y 
était  entré  pour  la  première  fois.  Il  y  menait  sa  jeune  femme, 
qui  bientôt  devait  le  laisser  veuf,  après  avoir  mis  Aida  au 
monde.  Il  venait  de  faire  ses  débuts  dans  la  vie  politique  et 
il  commençait  à  coni|pter  parmi  les  personnalités  en  vue  de  la 
société  romaine.  Sans  doute,  si  ce  grand  deuil  n'avait  pas 
assombri  sa  vie,  n'eût-il  pas  renoncé  aussi  complètement  aux 
relations  mondaines  ;  mais  sa  liaison  avec  Gristina,  loin  de  le 
jeter  vers  le  monde,  l'en  avait  éloigné  au  contraire,  en  lui 
apportant  tout  ce  qu'il  pouvait  souhaiter.  Il  avait  travaillé;  il 
s'était  complu  dans  la  méditation  et  dans  l'étude,  et  il  s'éton* 
nait  de  se  retroiiver  ce  soir  vieilli,  seul  et  illustre  entre  ces 
rampes  étincelantes.Gependant  des  personnes  le  reconnaissaient 
et  s'empressaient  autour  de  lui.  On  le  félicitait,  on  semblait 
tirer  bon  augure  de  son  retour  dans  l'un  des  salons  les  plus 
intluens  de  la  capitale.  Bien  qu'on  fût  au  milieu  d'août,  les 
réceptions  de  Donna  Alvirando  continuaient  à  être  suivies  par 
tous  ceux  que  les  inquiétudes  de  l'heure  empêchaient  de  courir 
aux  villégiatures  habituelles;  cet  été  ne  ressemblait  pas  aux 
autres  :  la  saison  restait  dans  Rome  ;  et  dans  Rome  se  trouvaient 
toutes  les  attractions,  toutes  les  informations  dont  on  était 
avide.  Les  partis  s'observaient.  On  vivait  dans  une  perpétuelle 
attente.  Qui  donc  aurait  préféré  les  délices  des  plages  en  vogue 
à  cet  air  enfiévré,  excitant,  chargé  d'électricités  contraires? 

Quand  Remigio  pénétra  dans  la  vaste  galerie  sur  laquelle 
s'ouvraient  les  pièces  d'apparat,  il  chercha  Gristina  des  yeux; 
mais  elle  n'était  pas  arrivée  encore.  Il  aperçut  la  maîtresse  de 
la^maison  dont  la  beauté  blonde  et  opulente,  ornée  de  lourds 
joyaux,  contrastait  avec  le  type  plus  sévère  des  autres  femmes,. 


70 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 


La  comtesse  était  d'origine  germanique  ;  mais,  née  et  élevée 
en  Italie,  elle  n'avait  changé  ni  d'habitudes,  ni  de  langage  en 
épousant  l'héritier  de  l'antique  famille  Alvirando.  Dans  ce 
cadre  purement  latin,  parmi  les  chefs-d'œiîvre  de  l'art  classique, 
elle  se  sentait  aussi  à  l'aise  que  l'était  son  mari,  et  tous  deux, 
très  unis,  assurait-on,  très  aimés  de  leurs  amis  innombrables, 
ils  formaient  un  couple  d'élite  auquel  rien  ne  manquait  pour 
être  heureux. 

Au  salut  du  nouvel  arrivant  Donna  Alvirando  répondit  par 
le  plus  flatteur  des  sourires.  Elle  lui  tendit  la  main,  comme  si 
elle  l'eût  vu  la  veille  et  s'informa  avec  intérêt  de  la  santé  de  sa 
fille  : 

—  Il  aurait  fallu  me  l'amener,  dit-elle;  je  sais  que  vous  ne 
l'avez  pas  encore  présentée  dans  le  monde,  mais  j'aurais  été 
heureuse  de  lui  servir  de  marraine  en  cette  occasion. 

Cependant  le  salon  se  remplissait  peu  à  peu;  une  impression 
d'élégance,  que  n'altérait  nulle  fausse  note,  sortait  de  cette 
réunion  choisie,  comme  l'odeur  fine  d'un  bouquet.  Un  bruit 
discret  de  paroles,  une  animation  contenue,  bien  qu'incessante, 
accompagnait  les  rites  en  usage  parmi  ces  favoris  de  la  fortune; 
chaque  fois  qu'un  nouvel  arrivant  apparaissait  à  l'entrée  de  la 
galerie,  et  que  son  nom  était  lancé  avec  une  emphase  retentis- 
sante, il  se  faisait  un  petit  silence;  on  le  regardait  s'avancer; 
on  jugeait  d'un  coup  d'œil  la  valeur  sociale  qu'il  représentait  ; 
et,  si  c'était  une  femme,  on  savait  aussitôt  le  chiffre  desdiamans 
et  des  perles  qu'elle  portait  sur  ses  épaules  ou  au  diadème  de  sa 
chevelure.  Tout  à  coup  Remigio,  qui  causait  avec  un  diplomate 
étranger,  éprouva  un  petit  émoi  :  Gristina  venait  d'entrer.  D'un 
regard  de  ses  yeux  cillés  elle  le  saluait  au  passage,  tout  en  se 
dirigeant  vers  Donna  Alvirando.  Elle  marchait  avec  cette  sou- 
plesse, cette  eurythmie  qui  lui  donnaient  tant  de  grâce.  Sa  tête 
fière,  passionnée  et  changeante,  prenait  une  expression  inat- 
tendue d'être  sertie  par  le  feu  des  pierreries  précieuses.  Le 
décolleté  de  son  buste  ne  ressemblait  point  à  celui  des  autres 
mondaines  présentes;  il  était  plus  chaste  et  plus  audacieux  à  la 
fois,  et  traçant  une  ligne  onduleuse  autour  de  la  gorge,  en 
épousait  exactement  les  contours;  la  beauté  de  ses  bras  nus 
égalait  celle  de  la  Junon  Lucinienne;  elle  les  laissait  tomber 
doucement  le  long  de  sa  taille,  sans  embarras  comme  sans 
recherche.   «   Ah!  se  disait  Remigio,  pourquoi   faut-il  que  le 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


71 


temps,  en  passant  entre  nous,  nous  ait  aussi  profondément 
séparés?  Nous  sommes  sur  les  deux  rives  opposées  du  fleuve 
qui  s'élargit  à  mesure  qu'il  court  vers  son  engloutissement.. 
Gomment  pourrions-nous  jamais  nous  rejoindre?  » 

L'arrivée  de  Gristina  avait  ramené  les  invités  au  centre  bril- 
lant des  salons.  Maintenant  les  conversations  se  faisaient  plus 
générales;  les  élémens  divers  se  rapprochaient.  Un  personnage, 
que  la  maîtresse  de  la  maison  semblait  entourer  d'égards  parti- 
culiers, se  tenait  debout  sous  le  grand  lustre  qui  jetait  une  pro- 
fusion de  gerbes  lumineuses;  il  parlait  avec  un  accent  légère- 
ment exotique  d'autant  plus  inattendu  sur  ses  lèvres  que  la 
langue  dont  il  se  servait  était  plus  pure  et  plus  choisie.  Grand, 
mince,  blond,  les  yeux  lumineux,  la  moustache  en  brosse,  il 
appartenait  à  cette  catégorie  d'hommes  richissimes  que  leur 
fortune  rend  à  peu  près  semblables  extérieurement  dans  tous 
les  pays.  Il  avait  été  difficile  à  première  vue  de  déterminer  sa 
nationalité  exacte.  On  aurait  même  pu  le  croire  Italien,  si  préci- 
sément il  n'eût  protesté  aussi  haut  de  son  amour  pour  l'Italie, 
de  son  admiration  pour  les  artistes,  pour  les  écrivains,  pour  les 
savans  de  la  Péninsule. 

—  Vivre  autre  part  qu'à  Rome,  déclarait-il,  c'est  vivre  en 
exil.  Là  seulement  on  possède  toutes  les  ressources  de  la  sensi- 
bilité et  de  l'intelligence.  Ailleurs,  ces  sensations  ne  se  perçoi- 
vent que  par  rayonnemens  successifs;  à  Rome,  on  les  ressent 
ensemble  et  dans  leur  plénitude.  C'est  la  raison  pour  laquelle 
j'ai  élu  domicile  dans  cette  ville  admirable  que  j'aime  entre 
toutes  et  qui  est  devenue  ma  véritable  patrie.  Si  Dieu  le  permet, 
j'espère  y  réaliser  avant  peu  un  projet  qui  me  tient  beaucoup 
au  cœur. 

Quel  était  donc  ce  projet?  On  se  le  demandait  de  groupe  en 
groupe.  Seuls,  certains  privilégiés  le  savaient  déjà  et  le  racon- 
taient à  voix  basse.  Il  s'agissait  d'établir  un  grand  parc  d'avia- 
tion derrière  le  vaste  domaine  que  le  milliardaire  venait 
d'acquérir  sur  la  Ripetta,  ancienne  demeure  seigneuriale  qui 
jadis  étendait  jusqu'au  Tibre  ses  chênes  verts,  ses  bosquets, 
l'enchantement  de  ses  jardins  paradisiaques.  Tout  cela  était 
tombé  à  l'abandon,  et  maintenant  tout  cela  allait  reprendre  une 
vie  nouvelle,  grâce  au  miracle  de  l'or  qui  allait  changer  en 
ruche  bourdonnante  cette  désuétude.  On  disait  que  le  principal 
des  travaux  était  terminé  et  que  dans  quelques  mois,  quelques 


72  REVUE    DES    DEUX   MONDÉS.i 

semaines  peut-être,  Rome  serait  dotée  d'une  force  d'expansion 
de  plus.  D'ailleurs,  ces  initiatives  étaient  fréquentes  et  de  tous 
côtés  une  activité  merveilleuse  se  manifestait.  On  assistait  à 
une  renaissance  des  énergies,  à  une  surtension  de  la  volonté 
humaine. 

Intéressé,  Remigio  écoutait  ces  propos.  Il  éprouvait  une 
curiosité  bienveillante  à  l'égard  de  l'étranger  qui  de  sa  fortune 
faisait  un  si  noble  usage;  il  eût  aimé  le  féliciter.  Mais  Cristina 
s'était  rapprochée  de  lui,  confidentielle  : 

—  Vous  ne  connaissez  pas  ce  grand  seigneur  généreux  qui 
nous  couvre  de  sa  protection,  comme  tant  d'autres?  Ils  sont 
légion  ceux  qui  s'autorisent  du  culte  qu'ils  prétendent  rendre 
à  notre  patrie  pour  y  implanter  leur  domination.  Ils  se  disent 
Romains  d'adoption  et  citoyens  du  monde.  Prenons  garde  !  Les 
corneilles  prophétiques  du  Gapitole  avaient  appris  au  temps  des 
dentiers  empereurs  cette  phrase  lapidaire  :  «  Tout  est  pour  le 
mieux!  »  et  bientôt  après,  Rome  tombait  aux  mains  des  Bar- 
bares. Ne  soyons  pas,  comme  ces  oiseaux  menteurs,  imprudens 
et  aveugles.  Ne  répétons  pas  la  phrase  lapidaire. 

Elle  souriait  derrière  son  éventail,  qu'elle  agitait  nerveuse- 
sement  sur  ses  cils  baissés. 

Remigio  avait  compris. 


Depuis  son  retour  à  la  villa  Forba,  Bernard  avait  modifié  le 
Irain  de  ses  habitudes,  en  même  temps  que  l'axe  de  ses  senti- 
mens  était  changé.  Il  avait  renoncé  aux  distractions  turbulentes 
et  il  évitait  de  se  retrouver  avec  ceux  de  ses  camarades  dont  les 
idées  étaient  séparées  des  siennes.  Il  avait  même  conscience 
qu'entre  sa  mère  et  lui  une  opposition  semblable  s'élevait  de 
plus  en  plus,  malgré  l'étroite  affection  et  la  douce  intimité  du 
passé.)  D'ailleurs  Cristina,  lancée  désormais  dans  le  tourbillon 
de  l'existence  active,  restait  peu  à  la  maison.  Bernard  ne  la 
voyait  guère  qu'aux  heures  des  repas;  encore  arrivait-elle  en 
retard,  presque  toujours,  et  hérissée  de  préoccupations  étran- 
gères. Ils  échangeaient  en  hâte  quelques  paroles,  puis  Cristina 
repartait  dans  l'auto,  laissant  son  fils  absolument  libre  de  dis- 
poser de  lui-même,  comme  si  elle  eût  eu  à  dessein  de  ne  le  point 
gêner  et  de  s'effacer  de  sa  vie  pour  céder  la  place  à  une  autre.i 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


73 


De  fait,  Aida  occupait  maintenant  toutes  les  pensées  du 
jeune  homme.  Elle  aussi  jouissait  d'une  liberté  à  peu  près 
complète,  à  laquelle  tout  concourait  :  la  saison,  les  circonstances 
et  surtout  sa  situation  de  demi-orpheline  qui  de  bonne  heure 
l'avait  faite  maîtresse  de  ses  actes.  Gomment  d'ailleurs  ces  deux 
adolescens,  renouant  la  chaîne  de  leurs  jeux  anciens,  ne  se 
seraient-ils' pas  rapprochés?  Ils  avaient  repris,  sans  y  songer,  le 
tutoiement  de  leurs  jeunes  années;  ils  se  sentaient  fraternels, 
joyeusement  fraternels,  en  confiance,  avec  quelque  chose  de 
plus  chaleureux  et  de  plus  tendre.  Leurs  rendez-vous  quotidiens 
les  conduisaient  chaque  jour  un  peu  plus  loin  de  leur  point  de 
départ.  C'était  un  enchantement  pour  eux  d'aller  ainsi  à  la 
découverte  hors  des  Portes,  ou  dans  cette  grande  Rome  dont  on 
n'a  jamais  fini  de  connaître  les  beautés.  Aida  était  un  délicieux 
guide;  mais  Bernard,  dans  ces  courses  errantes,  cherchait  plutôt 
que  le  plaisir  d'étudier  des  lieux  célèbres,  celui  de  surprendre 
les  émotions  du  cœur  de  sa  petite  compagne.  Elle  lui  apparais- 
sait à  la  fois  simple  et  secrète,  naïve  et  profondément  sagace.i 
Et  il  apercevait  en  même  temps  dans  le  fond  de  son  propre 
cœur  une  infinité  de  nuances  qu'il  ignorait  encore.  Ainsi  cette 
curiosité  passionnée  qui  fait  le  fond  et  presque  la  raison  d'être 
de  l'amour  les  poussait  toujours  davantage  à  se  rapprocher  l'un 
de  l'autre. 

L'avant-dernier  dimanche  de  septembre  ils  étaient  retournés 
à  leur  promenade  favorite.  C'était  cette  colline  basse  de  l'Aventin 
sur  laquelle  se  cachait  le  couvent  où  Aida  avait  été  élevée, 
parmi  les  bosquets  et  les  vignes  qui  y  subsistaient  encore.  Là 
elle  retrouvait  l'àme  fraîche  de  ses  souvenirs,  et  mille  douceurs 
ingénues  qu'elle  faisait  partager  à  Bernard.  Leurs  plus  belles 
confidences,  c'était  là  qu'ils  les  avaient  échangées,  le  long  du 
vicolo  charmant  bordé  de  poivriers  et  de  lauriers-roses  qu'ils 
suivaient  pour  arriver  au  plateau  désert.  Autour  d'eux  le  grand 
silence  de  l'été  planait  sur  la  ville  que  le  soleil  enluminait  de 
touches  précieuses.  Ils  s'asseyaient  cote  à  côte  près  des  jardins  de 
Sainte-Sabine,  ou  à  l'ombre  du  Prieuré  de  Malte;  le  miracle  de 
leur  jeunesse  leur  rendait  fraternelles  les  ombres  formidables 
du  passé.  Ils  soulevaient  sur  leurs  épaules  le  poids  de  ces 
ombres  géantes.  Ils  s'aimaient.  Ils  étaient  heureux. 

Ce  jour-là  ils  s'étaient  attardés  davantage  dans  leur  course, 
comme  s'ils  ne  devaient  plus  revenir.  Les  anciennes  vignes  des 


74  REVUE    DES   BlUX   MONDES. 

Borghèse  et  des  Pamphili  étaient  déjà  vendangées  et  tous  les 
bosquets  portaient  sur  leurs  feuillages  les  chaudes  couleurs  de 
l'automne.  Un  vent  lourd  labourait  la  colline.  Aida,  oppressée, 
avait  pris  le  bras  de  Bernard  : 

—  Il  faut  rentrer,  maintenant.  Je  crains  qu'un  orage  ne 
nous  surprenne. 

Mais  le  jeune  homme  l'avait  rassurée  : 

—  Non!  NonI  Regarde  :  le  ciel  est  bleu  de  tous  les  côtés. 
Nous  avons  le  temps  de  redescendre  jusqu'à  la  vieille  muraille 
d'Aurélien,  et  nous  reviendrons  par  le  fleuve. 

—  Comme  tu  voudras  !  dit  Aida. 

Elle  acceptait  allègrement  de  courir  ce  risque  avec  lui.  Bien 
mieux,  sa  crainte  se  changeait  en  un  sentiment  de  plaisir,  une 
sorte  de  plaisir  capiteux  et  presque  sensuel  dont  elle  n'avait  pas 
encore  éprouvé  l'impression.  Elle  s'appuyait  davantage  sur  le 
bras  de  son  camarade  d'enfance.  Elle  parlait  plus  vite,  plus 
haut,  le  front  dans  le  vent  déchaîné  : 

—  Ce  n'est  pas  le  ponente,  le  q,)^%v  ponentino ,  qui  caresse  si 
doucernent  les  tempes.  Est-ce  le  sirocco?  Je  ne  le  pense  point I 
Ce  doit  être  le  grand  souffle  embaumé  qui  vient  des  montagnes 
Albaines.  Sens-tu  les  parfums  violens  qu'il  nous  apporte? 

—  Oui,  dit  Bernard.  Je  sens  surtout  l'odeur  de  tes  cheveux 
qui  me  grise. 

Lui  aussi  recevait  de  cette  heure  ardente  un  trouble  inexpri- 
mable. Tout  à  coup,  loin,  au-dessus  de  la  coupole  de  Saint- 
Pierre,  un  éclair  ouvrit  la  nue  de  son  triangle  de  feu,  et  aussitôt 
le  fracas  du  tonnerre  retentit,  ébranlant  la  ville  sur  ses  bases. 

—  Nous  voilà  pris  !  constata  Aida  en  riant. 

A  grosses  gouttes  chaudes,  la  pluie  s'était  mise  à  tomber, 
tandis  que  le  soleil  frappait  l'horizon  de  ses  reflets  de  cuivre.  On 
eût  dit  un  vaste  incendie  allumé  là-bas,  et  qui  se  propageait 
peu  à  peu,  gagnant  le  faîte  des  monumens.  Tout  était  tumulte 
et  embrasement;  de  minute  en  minute,  les  forces  dévastatrices 
prenaient  possession  de  l'étendue.  Bernard  comprit  qu'il  ne 
pouvait  tarder  davantage  de  mettre  Aida  à  l'abri  du  cyclone  qui 
se  préparait.  Plus  il  la  sentait  brave  et  insouciante  à  son  bras, 
plus  il  avait  conscience  du  devoir  sacré  qui  lui  incombait.  Mais 
entre  ces  jardins  et  ces  églises  solitaires,  où  trouver  un  refuge 
dans  lequel  on  pourrait  passer  quelques  heures  en  sécurité?  Il 
se  rappela  brusquement  avoir  dîné  un  soir  en  compagnie  de 


LES    VOIX    DU    FORUM.  75 

quelques  camarades  dans  une  auberge  confortable  située  sur 
l'autre  pente  de  la  colline.  Comment  l'avait-il  oublié?  C'était 
l'époque  où  il  cherchait  à  dissiper  le  vague  ennui  qui  pesait  sur 
l'aube  de  ses  vingt  ans  ;  ainsi  il  avait  fait  le  tour  de  presque  tous 
les  cabarets  de  Rome;  et  celui-là,  il  s'en  souvenait  maintenant 
avec  une  présence  d'esprit  inattendue.  Il  revoyait  la  salle  basse, 
décorée  de  fresques  mythologiques,  la  loggia  qui  la  précédait, 
et  jusqu'à  une  petite  vasque  de  bronze  où  deux  dauphins  affrontés 
laissaient  couler  de  leurs  naseaux  une  eau  écumante... 

C'était  là  qu'il  fallait  entraîner  Aida.  Ensemble  ils  coururent 
dans  l'averse  qui  redoublait;  l'incendie  de  la  ville  s'éteignait 
sous  ce  déluge  grandissant;  des  ténèbres  montaient  de  partout, 
tandis  qu'à  travers  l'air  assourdi  toutes  les  cloches,  languis-^ 
samment,  annonçaient  l'office  des  vêpres. 

—  C'est  ici  I  dit  enfin  Bernard. 

Dans  la  salle  basse,  l'électricité  élait  allumée;  des  fleurs 
dans  les  vases,  des  fruits  dans  les  coupes,  sur  les  consoles  ;  un 
air  de  bien-être  et  de  fête...  Us  se  sentirent  délivrés  tout  à  coup.i 
Aida  secoua  ses  cheveux  mouillés  et  sa  jupe  ruisselante.  Elle 
riait  de  nouveau,  amusée  de  l'aventure. 

—  Vois-tu?  assurait-elle  à  Bernard,  il  fallait  ce  contretemps 
pour  que  nous  songions  à  prendre  le  thé  ensemble  1 

Pour  la  première  fois  en  effet,  ils  étaient  assis  face  à  face 
autour  de  la  petite  table  nappée  de  guipure  où  fumait  la  théière 
dorée.  Leur  intimité  se  faisait  plus  étroite  d'être  resserrée  dans 
un  endroit  clos,  si  banal  qu'il  fût.  La  salle  était  vide;  auprès 
de  la  fenêtre,  dont  les  stores  étaient  à  demi  baissés,  ils  causaient 
familièrement.  Un  rêve  de  doux  avenir  naissait  pour  eux  de  ce 
tête-à-tête  imprévu  :  charme  de  la  vie  commune,  sécurité 
d'une  affection  partagée.  Qu'importent  dès  lors  la  tempête  et  les 
hasards  perfides  menaçant  chaque  existence?  Songeaient-ils  à 
cela  tous  les  deux,  tandis  qu'ils  beurraient  les  tartines  de  seigle 
et  portaient  à  leurs  lèvres  le  liquide  parfumé?  Leurs  regards  se 
disaient  tant  de  choses  1... Leur  jeunesse  était  si  enivrée,  si  cré- 
dule 1...  Ils  étaient  sûrs  que  cette  heure  resterait  dans  leur 
mémoire,  quelle  qu'en  fût  la  suite  mystérieuse  et  inéluctable.; 

Cependant,  paternel,  le  maître  de  l'auberge  leur  avait  apporté 
des  figues  noires  et  du  vin  doré.  Ce  couple  charmant  l'intéres- 
sait :  étaient-ce  de  très  jeunes  époux  ou  des  amoureux,  à  la 
veille  de  s'appartenir?  Tout  de  suite  il  avait  discerné  que  si  Ber- 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nard  n'était  pas  un  vrai  Romain  de  Rome,  Aida  devait  porter 
dans  ses  veines  le  sang  latin  pur  de  tout  mélange;  il  devinait 
en  elle  cette  sève  ancienne  et  vivace  qui  nourrissait  autrefois 
les  moelles  de  la  plèbe  Aventine,  et  qui  maintenant  épanouis- 
sait sa  fleur  dans  cette  jeune  bourgeoise  élégante  et  affinée. 
Moins  marquée  de  noblesse  que  Rernard,  moins  dégénérée  et 
alanguie,  elle  composait  avec  lui  un  accord  excellent  et  semblait 
compléter  ce  qui  lui  manquait.  Tous  deux  attablés  à  ce  guéridon 
étroit  comme  devant  la  vie  à  venir,  ils  ne  pouvaient  manquer 
de  toucher  ceux  qui  apercevaient  leur  jeunesse,  leur  gaieté  ou 
leur  mélancolie. 

Restés  seuls  dans  la  salle  tiède,  tandis  qu'au  dehors  l'orage 
achevait  d'épuiser  ses  dernières  conflagrations,  très  vite  ils 
étaient  redevenus  sérieux.  Bernard  interrogeait  son  amie  et 
s'étonnait  de  ne  rien  connaître  encore  de  ses  aspirations 
secrètes.- 

—  Tu  ne  t'es  jamais  éloignée  de  Rome?  Je  suis  sûr  que  tes 
plus  grandes  promenades  ont  été  celles  que  nous  avons  faites 
ensemble.  Est-ce  que  tu  n'as  pas  envie  par  instans  de  voir  des 
horizons,  des  choses  et  des  êtres  nouveaux  ? 

—  Non!  avoua  Aida.  Pour  quoi  faire?  Il  me  semble  qu'il 
me  faudra  longtemps  avant  d'avoir  épuisé  toutes  les  ressources 
qui  s'offrent  ici  à  l'imagination.  Vivre  dans  Rome,  c'est  vivre 
dans  l'Univers  entier  :  c'est  posséder  le  plus  beau  des  patri- 
moines. 

—  Ma  mère  le  prétend  aussi,  dit  Bernard  avec  une  moue 
de  lassitude.  Mais  moi,  ce  n'est  pas  mon  avisi  C'est  avec  des 
formules  comme  celle-là^  qu'on  annihile  ses  facultés  et  qu'on 
renonce  à  prendre  sa  part  du  progrès  et  de  l'effort  des  autres. 
Il  faut  au  contraire  élargir  le  cercle  de  ses  connaissances,  étu- 
dier, observer  le  plus  qu'on  peut.  Si  tu  voulais,  Aida,  nous 
pourrions  plus  tard  voyager  beaucoup  ensemble. 

—  Ohl  Bernard,  tu  n'y  penses  pas! 

Elle  avait  rougi  et  le  regardait,  les  paupières  vacillantes.  Il 
comprit  qu'il  venait  d'outrepasser  les  limites  de  l'aimable  liberté 
dont  ils  jouissaient  bénévolement,  et  il  resta  interdit,  n'osant 
s'expliquer  davantage.  Comment,  dans  l'abandon  de  ce  tête-à- 
tête,  avait-il  pu  commettre  une  pareille  incorrection  qui  boule- 
versait la  fille  de  Remigio  et  dépassait  sa  propre  pensée  ?  Etait- 
ce  donc  qu'à  son  insu  il  l'associait  si  étroitement  à  des  projets 


LES    VOIX   DU    FOBUM.  77 

depuis  longtemps  caressés  ?  Etait-ce  que  sans  elle  il  ne  pouvait 
plus  concevoir  l'idée  d'un  bonheur  ou  simplement  d'une  satis- 
faction quelconque?  Occupait-elle  déjà  une  si  large  place  dans 
sa  vie?,.. 

—  Aida,  fit-il  après  un  silence  ;  si  je  t'ai  froissée,  pardonne- 
moi.: 

Gentiment  elle  lui  tendit  la  main.  Mais  une  gêne  légère 
demeurait  sur  son  front. 

—  Il  faut  vite  rentrer;  l'orage  est  fini,  déclara-t-elle. 

Ils  se  levèrent  et  partirent  sans  achever  de  vider  les  coupes 
où  le  vin  pétillant  était  versé. 

XI 

Comme  ce  jardin  était  triste,  et  comme  ces  roses  étaient 
languissantes!  Remigio,  en  suivant  l'allée  qu'il  avait  parcourue 
tant  de  fois,  songeait  à  ce  qu'aurait  pu  être  sa  vie,  si  Cristina  ne 
l'eût  pas  abandonné.  Alors  leur  effort  eût  été  commun;  leurs 
joies  et  leurs  angoisses  eussent  été  communes;  ils  se  seraient 
mutuellement  soutenus  devant  l'orage,  dont  la  menace  grondait 
et  se  rapprochait. 

Mais  cette  femme,  qui  pendant  longtemps  avait  été  pour  lui 
une  énigme  attirante  et  merveilleuse,  cette  Erinnys  endormie, 
s'était  réveillée  tout  à  coup;  maintenant  elle  se  dressait  contre 
lui  et  opposait  sa  force  à  la  sienne;  ils  étaient,  sinon  deux  enne- 
mis, du  moins  deux  adversaires  en  lutte;  et  chacun  d'eux  tra- 
vaillait à  détruire  l'œuvre  de  l'autre  et  à  contrarier  ses  des- 
seins. 

Comme  ce  jardin  était  triste  et  comme  ces  roses  étaient 
languissantes  1  L'hiver  avait  passé  sur  les  feuillages  persistans 
des  cèdres  et  sur  les  tendres  verdures  ;  il  leur  avait  laissé  une 
expression  de  mélancolie  que  les  premiers  soleils  du  printemps 
n'avaient  pas  encore  effacée.  Ce  qui  était  charme  jadis  était  aujour- 
d'hui douleur  et  crainte,  ce  qui  était  volupté  et  espoir  n'était 
plus  que  regrets  et  nostalgie.  Remigio  s'étonnait  que  l'amour 
ne  fût  pas  encore  déraciné  de  son  âme  ;  il  aurait  préféré  la 
haine  à  cette  lente  agonie  de  l'amour  ;  il  aurait  préféré  une 
franche  blessure  à  cette  fissure  invisible  par  laquelle  s'écoulait 
ce  qui  lui  restait  de  passion  et  d'ardeur.  Ne  plus  jamais  voir 
Cristina,  ne  plus  l'entendre,  ne  plus  rien  souhaiter  de  ce  qu'elle 


78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui  avait  donné  autrefois,  voilà  ce  qui  eût  été  pour  lui  l'état 
excellent;  mais  il  jugeait  qu'il  avait  encore  une  mission  à. 
remplir  auprès  d'elle  ;  il  ne  se  résignait  pas  à  perdre  cet  ascen- 
dant qu'il  avait  cru  exercer  sur  sa  volonté,  alors  que  c'était 
seulement  sur  ses  sens  qu'il  régnait  en  maître.  Pourrait-il 
maintenant  la  convaincre  et  l'émouvoir,  la  retenir  et  la 
reprendre?...  Il  en  doutait.  Voilà  pourquoi  le  chemin  lui  parais- 
sait morne  :  c'était  celui  du  désenchantement  et  de  la  désil- 
lusion. 

Cependant,  cette  démarche  était  nécessaire;  ne  pas  la  tenter 
eût  été  une  faiblesse  qu'il  se  serait  reprochée  plus  tard,  comme 
il  se  reprochait  déjà  de  n'avoir  pas  su  profiler  mieux  des  pré- 
cieuses ressources  morales  que  pendant  de  longues  années 
l'amitié  deCristina  lui  avait  offertes.  Gomment  avait-il  vécu  si 
vite,  si  inconsidérément,  sans  jamais  s'arrêter  assez  de  temps 
auprès  d'elle  pour  que  leurs  âmes  profondes  pussent  se  rencon- 
trer et  s'unir?  Comment  s'ctait-il  contenté  de  si  peu,  alors  que 
tant  d'infini  lui  était  proposé?  Il  se  souvenait  des  reproches 
muets  de  Cristina,  de  ses  attentes,  de  ses  larmes  et  de  ses 
sourires.  Elle  avait  souffert  sa  passion  totale;  elle  lui  avait 
sacrifié  les  heures  flamboyantes  de  sa  seconde  jeunesse.  Et 
c'était  seulement  ce  matin,  dans  ce  jardin  attristé  par  l'hiver, 
qu'il  s'apercevait  de  l'égoïsme  inconscient  avec  lequel  il  avait 
reçu  ce  don  magnifique.  Les  statues  de  marbre  tremblaient 
sous  la  caresse  des  feuillages;  les  eaux  jaillissantes  chantaient 
dans  les  vasques  ;  tout  cela  lui  imposait  le  retour  vers  ce  qu'il 
avait  perdu. 

En  entrant  dans  la  maison,  il  alla  droit  à  l'atelier  où  elle  le 
recevait  d'habitude.  Mais  beaucoup  de  cho.ses  y  étaient  chan- 
gées, et  il  ne  revit  pas  le  portrait  commencé,  que  jamais  il 
n'avait  pu  finir.  La  vaste  pièce  avait  perdu  ce  caractère  d'inti- 
mité qui  la  faisait  charmante  autrefois;  les  sièges  plus  nom- 
breux, les  objets  familiers  écartés,  témoignaient  qu'on  y  devait 
tenir  des  réceptions  fréquentes.  —  Ne  disait-on  pas  d'ailleurs  et 
de  tous  côtés  que  la  villa  Forba  était  devenue  le  centre  de  l'agi- 
tation interventionniste,  et  que  c'était  chez  la  comtesse  de 
Lodatz  que  les  plus  ardens  partisans  de  la  guerre  se  réunis- 
saient? Les  journaux,  les  brochures,  qui  traînaient  sur  les 
tables  confirmaient  la  réalité  de  ces  bruits  ;  ils  étaient  tous  de 
l'opinion  militante  et  remplaçaient  les  belles  reliures  d'art,  les 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


79 


figurines  de  bronze,  les  vases  chargés  de  Heurs  dont  la  maî- 
tresse de  la  maison  aimait  naguère  à  s'entourer.  Une  atmo- 
sphère presque  hostile,  de  la  froideur  et  du  silence,  voilà  ce  que 
les  conciliabules  secrets  avaient  laissé  entre  les  lourdes  tentures 
où  jadis  se  jouaient  les  impondérables  fluides  de  la  tendresse 
ou  de  l'amour. 

Cristina,  prévenue  de  la  présence  de  Remigio,  s'était  hâtée 
de  venir  le  rejoindre.  Malgré  l'heure  matinale,  elle  portait  un 
costume  de  'ville  et  semblait  prête  à  sortir  ;  elle  avait  l'air  belli- 
queux d'une  Diane  ou  d'une  Amazone  disposée  pour  le  combat. 
Pourtant  elle  sourit,  en  tendant  la  main  à  Remigio  : 

—  Est-ce  en  ami,  ou  en  ennemi,  que  vous  venez? 

—  C'est  en  ami,  assura  Remigio.  Je  ne  puis  me  résoudre  à 
croire  que  nous  pourrions  jamais  devenir  des  ennemis. 

—  Même  si  nous  nous  rencontrions  des  deux  côtés  de  la 
barricade? 

—  Oh!  dit-il,  descendriez-vous  dans  la  rue?  Je  ne  le  pense 
point  ;  la  place  de  la  comtesse  de  Lodatz  n'est  pas  là! 

—  Pourquoi  pas?  suggéra-t-elle. 

Elle  réfléchit  un  instant  et  reprit  avec  plus  de  calme  : 

—  Ce  sera  la  révolution  ou  la  guerre.  Des  barricades,  on 
en  a  déjà  dressé  dans  les  rues  de  Rome,  et  la  police  a  fermé  les 
yeux  ;  elle  est  presque  gagnée  à  notre  cause,  elle  marchera 
avec  nous.  Nous  ne  tolérerons  pas  que  l'argent  de  l'Allemagne, 
la  caisse  noire  de  ses  ambassadeurs  cherche  plus  longtemps  à 
corrompre  les  élémens  sains  de  la  nation.  Nous  voulons 
repousser  le  filet  visqueux  qui  nous  enveloppe  et  dont  les 
mailles  finiront  par  nous  étrangler.  Nous  voulons  respirer 
librement.  Pour  cela,  c'est  la  guerre;  et,  si  ce  n'est  pas  la 
guerre,  c'est  l'émeute. 

—  Vous  tenez  à  ce  que  le  sang  coule? 

—  Oui,  pour  l'honneur  de  l'Italie  et  de  Rome. 

—  Alors,  fit  Remigio,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire. 

Il  redoutait  une  plus  longue  dispute,  et  surtout  il  souffrait 
trop  de  leur  profond  dissentiment.  Un  malaise  le  prenait,  une 
sorte  de  honte  de  la  trouver  si  virile,  si  agressive...  Mais  elle 
se  fit  caressante  tout  à  coup  : 

—  Restez!  supplia-t-elle. 

—  Pourquoi?  Pourquoi     resterais- je?   Ne    comprenez-vous 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ' 

pas  que  c'est  fini,  que  nous  ne  pouvons  plus  nous  entendre?  Ne 
vaut-il  pas  mieux  nous  dire  adieu  pour  toujours? 

—  Non  I  pas  encore!  Ecoutez-moi,  Remigio  :  vous  êtes  bon, 
vous  êtes  juste,  et  vous  avez  du  ge'nie.  Oui,  votre  génie,  je  l'ai 
senti  à  travers  vos  lèvres  autrefois;  je  l'ai  respiré  comme  une 
plante  vivace  dont  le  parfum  subsiste,  malgré  les  intempéries 
des  saisons  diverses,  et  je  crois  en  cette  ardeur  qui  est  en  vous, 
qui  vous  élève  et  vous  presse  et  vous  conduira  où  nous  vous 
attendons.  Il  n'est  pas  possible  que  vous  restiez  indéfiniment 
attaché  a  des  idées  dont  vous  avez  dû  reconnaître  l'impuissance. 
Vous  les  aimez,  ces  idées,  parce  qu'elles  sont  belles;  mais  elles 
ont  la  beauté  de  la  mort  ;  elles  sont  inertes  et  glacées. 

—  Je  sais,  répondit  Remigio,  que  l'on  accuse  les  idées  d'être 
impuissantes,  lorsqu'elles  sont  arrêtées  dans  leur  marche.  Mais 
elles  ont  en  elles  une  force  impérissable  :  elles  sont  éternelles 
comme  la  divinité.  Regardez  dans  le  passé!  Vous  verrez  que  les 
philosophies  les  plus  lumineuses  sont  celles  qui  ont  subi  le 
plus  d'éclipsés  et  que  l'on  avait  cru  pouvoir  rejeter  dans  l'oubli. 
Elles  percent  à  nouveau  les  ténèbres  ;  elles  sortent  du  sépulcre, 
douées  d'une  vie  surnaturelle. 

Cristina  eut  un  geste  d'impatience  : 

—  En  attendant,  écoutez  les  cris  de  ceux  qu'on  massacre, 
les  cris  des  faibles  et  des  innocens!  Pouvez-vous  admettre  que 
le  mal  soit  impuni?  Et  ne  songez-vous  pas  que  votre  justice 
reste  illusoire  si  vous  n'armez  pas  son  bras  ?  La  justice  doit 
tenir  le  glaive  comme  dans  la  fresque  de  notre  divin  Raphaël 
d'Urbino.  Elle  ne  plane  pas  dans  les  nuées  ;  elle  abaisse  ses 
y.eux  vers  la  terre  ;  elle  voit  de  quel  côté  vient  le  crime  et  elle 
frappe.  Qui  donc  oserait  la  retenir? 

Remigio  s'émut  à  son  tour  : 

—  La  justice  n'a  pas  besoin  de  nous  pour  accomplir  son 
œuvre  ;  son  glaive,  ce  n'est  pas  nous  qui  le  forgeons.  Nous  ne 
pouvons  ni  hâter,  ni  éviter  ses  coups,  pas  plus  que  nous  ne 
hâtons  ni  n'évitons  la  mort  ou  la  vie,  ni  aucune  des  lois  qui, 
commandent  à  notre  destin.  Ne  cherchez  pas  à  me  faire  renier 
ces  doctrines,  Cristina;  les  événemens  d'aujourd'hui,  loin  de 
m'en  détacher,  m'y  fixent  au  contraire  davantage. 

Puis  il  lança  tout  à  coup  l'argument  qu'il  croyait  décisif  : 

—  Vous  voulez  la  guerre!  Avez-vous  pensé  à  votre  fils? 
Vous  aviez  rêvé  pour  lui  un  avenir   harmonieux   et  doux.  La 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


81 


guerre,  si  nous  la  provoquions,  détruirait  sans  doute  ce  rêve. 

Cette  fois,  Cristina  avait  pâli  ;  cependant,  elle  résista 
encore  : 

T-  Mon  filsl  Dieu  le  préservera  sans  doute  I  N'est-il  pas  trop 
jeune  pour  affronter  le  danger?  Mais  s'il  en  était  autrement, 
j'accepterais  sans  murmurer,  comme  je  donnerais  ma  propre 
chair  et  mon  sang  pour  le  salut  de  la  patrie. 

—  Ahl  fit  Remigio,  je  vois  que  rien  ne  saurait  vous 
atteindre.  Tout  est  changé  en  vous,  Cristina!  Il  n'y  a  plus  de 
place  dans  votre  cœur  pour  la  tendresse. 

—  Vous  vous  trompez,  répliqua-t-elle  ;  ce  que  j'ai  aimé,  je 
l'aime  toujours;  et  c'est  en  cela  que  consiste  mon  sacrifice...- 

Ils  se  séparèrent.  Remigio  avait  hâte  de  s'éloigner.  Il  com- 
prenait qu'en  cette  lutte  elle  devait  être  la  plus  forte.  Lui  qui 
avait  médité  les  leçons  répétées  de  l'histoire,  il  savait  que,  dans 
les  grandes  crises,  la  femme  surgissait,  plus  exaltée  que  l'homme, 
plus  farouche  dans  son  patriotisme,  plus  amante  de  l'absolu. 
D'avoir  été  tenue  sans  cesse  pour  inférieure  et  vassale  de  l'homme, 
d'avoir  souffert  ce  long  servage,  d'avoir  refoulé  en  elle  les  senti- 
mens  héroïques,  elle  se  libérait  tout  à  coup,  telle  la  vapeur  trop 
longtemps  contenue  dans  un  vase  clos  s'échappe  en  brisant  les 
obstacles. 

Cristina  serait-elle  l'une  de  ces  héroïnes  déchaînées?  Remigio 
calculait  avec  effroi  la  mesure  de  l'action  qu'elle  aurait  sur  le 
peuple,  le  jour  où,  poussée  par  la  marche  des  événemens,  elle 
prendrait  contact  avec  lui.  Elle  était  belle,  elle  était  éloquente, 
elle  avait  l'ascendant  de  la  passion,  —  ascendant  irrésistible.  — 
Il  avait  senti  lui-même  sa  résolution  se  troubler  devant  cette 
audace.  Elle  lui  avait  dit  :  «  Vous  viendrez  à  nous!  »  Et  il 
en  avait  frémi.  Maintenant,  il  fuyait  la  Sibylle  aux  paroles 
fatidiques,  l'Erinnys  endormie  et  qui  s'était  réveillée.  Il  rentrait 
chez  lui,  décidé  au  renoncement,  et  il  se  répétait  la  parole 
de  l'apôtre  :  «  J'ai  trouvé  la  femme  plus  amère  que  la  mort.  » 

XII 

Dans  leur  auberge  du  Mont  Aventin,  Bernard  attendait  Aida. 
Toute  la  semaine,  ils  n'avaient  pu  se  voir  qu'à  la  hâte,  contra- 
riés par  les  circonstances    adverses.  Mais    aujourd'hui,   c'était 
dimanche,  —  le  premier  dimanche  d'avril!  Ils  s'étaient  promis 
XOMB  xiAi.  —  iyi7.  Q 


82 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  joie  de  passer  une  heure  ensemble  dans  ce  lieu  qui  leur 
restait  cher  depuis  qu'un  orage  les  y  avait  jetés,  désemparés  et 
palpitans  comme  des  oiseaux  tombés  du  nid. 

Arrivé  longtemps  avant  l'heure,  le  jeune  comte  de  Lodatz 
essayait  de  mettre  en  ordre  ses  sentimens.  Durant  l'année  qui 
venait  de  s'écouler,  il  avait  vécu  avec  une  intensité  singulière. 
Il  ne  s'était  pas  arrêté  un  instant  sur  le  seuil  de  son  âme  pour 
en  interroger  les  échos  lointains.  Il  ne  savait  bien  qu'une  seule 
chose  :  c'est  qu'il  aimait  Aida  plus  qu'il  n'avait  jamais  aimé 
personne.  Mais  à  côté  de  cette  passion  naissante  et  fougueuse, 
combien  de  désirs  confus  persistaient  1  Que  de  goûts  anciens, 
de  sourdes  exigences,  de  devoirs  même  il  trouvait  enchevêtrés 
dans  le  jardin  de  son  âme,  pareils  à  des  plantes  indestructibles 
au  pied  de  ce  bel  arbre  en  fleurs!  Ces  complications  l'irritaient; 
il  eût  souhaité  se  connaître  simple  et  droit,  comme  l'étaient  la 
plupart  de  ses  camarades,  comme  Aida  l'était  elle-même  !  Tout 
enfant,  il  avait  subi  la  fatigue  d'être  double,  de  ne  jamais  rien 
éprouver  qui  ne  fût  combattu  en  lui  par  d'autres  instincts. 
Maintenant  qu'il  aimait  Aida,  il  eût  voulu  lui  appartenir  tout 
entier,  sans  aucune  divergence.  Pourquoi  n'y  parvenait-il 
point?  Serait-ce  qu'il  ne  l'aimait  pas  assez?  Pourtant,  il  était 
occupé  d'elle  uniquement..  Il  n'avait  pas  de  meilleur  plaisir 
que  ce  plaisir  innocent  de  la  rejoindre  et  de  courir  avec  elle 
l'école  buissonnière  lorsqu'ils  pouvaient  tous  deux  fuir  la  mono- 
tonie des  jours.  Sans  coquetterie,  sans  autre  arme  que  sa 
confiance  ingénue,  elle  l'attirait  et  le  retenait  sans  cesse.  Et 
jamais  encore  il  n'avait  osé  lui  avouer  son  amour.  Il  était 
retenu  par  l'effroi  de  rompre  le  charme  qui  les  assemblait,  et 
surtout  par  une  sorle  de  scrupule,  une  humiiité  de  conscience, 
qui  lui  faisait  craindre  de  n'être  pas  digne  qu'elle  le  payât  de 
retour.  Peut-être  redoutait-il  aussi  d'enchaîner  si  tôt  sa  liberté? 
Peut-être  les  plantes  vigoureuses,  indestructibles,  luttaient- 
elles  en  lui  contre  les  racines  de  l'arbre  nouveau  qui  menaçait  de 
les  gêner  dans  leur  course  souterraine?  Bernard  n'entrevoyait 
tout  cela  que  vaguement.  Inhabile  à  pousser  plus  loin  cet  exa- 
men, il  prit  le  parti  d'aller  au-devant  d'Alda  sur  la  route  solitaire. 

Dehors,  il  secoua  ses  inquiétudes  ;  il  ne  pensa  plus  à.  lui- 
même,  mais  à  celle  qu'il  attendait;  d'avance  il  la  saluait  avec 
allégresse,  il  l'évoquait  de  toute  la  puissance  du  désir  :  image 
délicieuse,  claire  jeune  filles  ^iix  cheveux  dorés,  sœur  du  priii- 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


83 


temps  et  de  l'espoir...  Mais  comme  elle  tardait  à  venir  1  II  se 
reprochait  de  n'être  pas  allé  la  prendre  place  Navone  pour  la 
conduire  jusqu'ici.  Pourquoi  ne  l'avait-il  pas  fait?  Il  avait 
voulu  raffiner  sur  son  plaisir  en  lui  donnant  ce  rendez-vous 
lointain  qui  ajoutait  l'émotion  de  l'imprévu  à  celle  qu'ils  éprou- 
vaient toujours  quand  ils  se  retrouvaient  ensemble.  Si  cepen- 
dant Aida  ne  venait  point,  si  quelque  empêchement  l'avait 
contrainte  de  rester  à  la  maison,  il  comprenait  que  ce  serait 
pour  lui  plus  qu'une  déconvenue  ordinaire,  un  gros,  un  très 
gros  chagrin...  C'était  donc  qu'il  ne  pouvait  se  passer  d'elle,  de 
sa  voix,  de  son  regard.  C'était  donc  qu'il  n'aurait  désormais 
aucune  joie  avant  de  l'avoir  associée  étroitement  à  sa  vie. 

Il  s'était  arrêté  pour  scruter  des  yeux  les  entours  de  la 
colline.  La  ville  brillante  dans  le  soleil  semblait  lui  sourire  et 
l'inviter  à  se  distraire  dans  sa  beauté  magnifique  et  diverse. 
Mais,  sans  Aida,  Rome  ne  parlait  pas  à  son  cœur.  Il  n'avait 
cessé  de  se  sentir  un  étranger  parmi  les  œuvres  de  ce  génie 
latin  qui  n'était  pas  celui  de  sa  naissance;  il  n'avait  point  le 
culte  du  passé,  non  plus  que  l'enthousiaste  foi  chrétienne  ;  les 
temples  en  ruines  et  les  basiliques  triomphantes  lui  parais- 
saient également  éloignés  de  sa  sensibilité;  et  les  grands 
paysages  linéaires  des  campagnes,  les  pins  grêles  sur  l'éperon 
avancé  des  monts,  les  cèdres  glorieux  qui  faisaient  de  hautes 
tours  de  verdure,  isolées  sur  le  désert  de  la  plaine,  —  ces 
grands  paysages  classiques  et  purs  l'attristaient,  s'il  était  seul 
à  les  contempler.  —  Qu'Aida  vienne  et  aussitôt  tout  changerait 
d'aspect,  tout  se  peuplerait  d'enchantemens. 

Il  aurait  voulu  savoir  à  quel  mobile  elle  obéissait  en 
l'acceptant  pour  compagnon  de  tous  ses  instans  dû  loisir  ;  de 
même  qu'il  s'estimait  indigne  de  son  amour,  il  ressentait 
comme  une  jalousie  réflexe  contre  lui-même  qui  parfois  lui 
faisait  souhaiter  qu'elle  ne  l'aimât  point,  et  qu'elle  l'aban- 
donnât pour  un  autre.  Il  en  souffrirait  atrocement,  mais  son 
inquiétude  morale  cesserait  sans  doute,  en  même  temps  qu'il 
renoncerait  à  la  chimère  du  bonheur.  De  telles  idées  absurdes 
l'envahissaient  lorsque,  comme  en  ce  moment,  il  se  retrouvait 
en  face  de  ses  doutes  et  de  ses  perplexités,  sans  aucune  certi- 
tude à  quoi  il  pût  se  raccrocher...  Alors  il  avait  envie  de  fuir, 
de  disparaître.  Il  cédait  à  l'attrait  de  ce  vertige  qui  l'appelait  du 
fond  de  l'infini. 


o4  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

Un  berger  menait  ses  chèvres  broutillerle  long  de  la  route;  il 
devait  être  de  l'âge  de  Bernard  ;  mais,  plus  chétif,  il  avait  encore 
l'air  d'un  enfant.  Tandis  que  les  bêtes  capricantes  se  suspen- 
daient aux  épines  du  chemin,  il  chantait.  Sa  voix  était  juste  et 
pleine  ;  il  ne  la  donnait  pas  tout  entière  et  se  contentait  de 
conduire  les  phrases  musicales  avec  une  ardeur  passionnée.! 
Bernard  s'approcha  pour  entendre  les  paroles  de  cette  buco- 
lique. Le  dos  appuyé  à  un  arbre,  les  yeux  fixés  sur  la  .ville 
étincelante,  le  jeune  berger  reprenait  son  refrain.  Mais  cette 
bucolique  était  un  hymne  guerrier;  c'était  l'hymne  de  Maméli, 
dont  les  paroles  sortaient  de  ses  lèvres  : 

Frères,  ô  frères,  l'Italie  s'est  réveillée! 

Avec  le  casque  de  Scipion  elle  s'est  orné  la  tête. 

Dieu  fit  la  Victoire  esclave  de  Rome. 

Pour  voir  ta  chevelure,  ô  Victoire, 

Nous  sommes  prêts  à  la  mort... 

Une  extase  tendait  le  visage  de  ce  pâtre  transformé  en 
héros  de  l'avenir; ses  yeux  pleins  de  songe  semblaient  s'éveiller 
d'un  long  sommeil  ;  il  n'apercevait  même  pas  Bernard  qui,  à 
quelques  pas  de  lui,  l'écoutait.  Entre  ces  deux  jeunes  hommes 
montaient,  comme  une  fumée  épaisse  et  noire,  le  souvenir  des 
revendications  anciennes,  les  rancunes,  les  ressentimens  que 
les  siècles  avaient  amassés.  De  ce  feu  de  la  haine  qui  brûlait 
toujours,  la  fumée  épaisse  et  noire  montait,  formait  une 
colonne  asphyxiante,  infranchissable...  Bernard  s'éloigna;  la 
voix  ardente  répétait  à  l'orée  du  chemin  : 

Pour  voir  ta  chevelure,  ô  Victoire, 
Nous  sommes  prêts  à  la  mort... 

Aida,  dès  qu'elle  fut  assise  en  face  de  Bernard  dans  la  salle 
de  l'auberge  où  le  thé  leur  avait  été  servi,' remarqua  sa  pâleur 
et  la  dépression  qui  altérait  ses  traits.  Elle  l'interrogea  affec- 
tueusement : 

—  Est-ce  parce  que  je  me  suis  laissé  mettre  en  retard  que 
tu  es  triste? 

—  Pour  cela  et  pour  autre  chose,  répondit-il  en  essayant  de 
plaisanter. 

—  Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir,  poursuivit-elle.  J'étais  partie 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


85 


de  la  maison  bien  exactement;  l'auto  m'a  conduite  jusque 
devant  Sainte-Sabine  ;  je  suis  descendue  pour  venir  à  pied  jus- 
qu'ici; mais,  comme  je  passais  à  quelque  distance  du  couvent 
où  j'ai  été  élevée,  j'ai  entendu  les  cloches...  Cela  m'a  rappelé 
tous  les  chers  souvenirs  de  mon  enfance,  tant  de  puérils 
bonheurs  que  j'ai  goûtés  là...  Alors  il  a  fallu  que  je  me 
détourne  de  mon  chemin.  Ces  cloches,  c'était  comme  un  appel. 
Je  suis  entrée,  j'ai  revu  mes  maîtresses  anciennes  et  quelques- 
unes  de  mes  compagnes;  j'ai  refait  avec  elles  le  tour  du 
jardin,  où  les  buis  et  les  myrtes  sont  taillés  en  niches  pour  les 
statues  de  la  Vierge  et  des  saints...  Les  minutes  se  sont  écoulées 
si  vite!...  Il  ne  faut  pas  m'en  vouloir. 

—  Je  ne  t'en  veux  pas,  Aida.  Pendant  que  tu  retrouvais 
ainsi  tes  souvenirs,  moi  aussi  je  pensais  au  passé;  je  cherchais 
à  démêler  exactement  ce  qui  subsiste  en  moi  de  ces  influences 
déjà  lointaines,  et  quelle  part  elles  ont  dans  mes  sentimens 
d'aujourd'hui. 

—  Et  qu'as-tu  découvert? 
Bernard  eut  un  geste  de  lassitude  : 

—  Ne  me  le  demande  pas.  En  ce  moment,  je  ne  puis  voir 
clair  en  moi-même.  J'aurais  besoin  d'une  lumière  plus  haute, et 
cette  lumière  me  fait  défaut.  Oh!  je  suis  très  malheureux! 

Aida  le  regarda  avec  une  compassion  véritable  : 

—  Mon  pauvre  Bernard!  Si  je  pouvais  te  venir  en  aide..., 
Tu  sais  que  je  t'aime  comme  une  sœur  aime  son  frère. 

—  Comme  une  sœur!  répéta  lentement  Bernard. 

Ils  restèrent  muets  un  instant,  poursuivis  par  la  même 
inquiétude.  Aida  avait  posé  sur  la  table  ses  bras  nus  ;  une 
grappe  de  glycine,  qu'elle  avait  cueillie  en  chemin,  était  tombée 
de  son  corsage  et  s'allongeait,  entre  ses  coudes  ;  cela  formait  un 
tableau  frais  et  charmant,  un  pastel  délicat  dont  les  tendres 
nuances  ravissaient  les  yeux  ;  cependant  Bernard  détournait  la 
tête,  et  tout  à  coup  deux  larmes  descendirent  sur  ses  joues 
pâles  ;  avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de  les  essuyer,  Aida  s'était 
élancée  vers  lui  : 

—  Tu  pleures?  Voilà  l'effet  de  mes  paroles!  Tu  veux  donc 
que  je  sois  malheureuse  et  triste  à  mon  tour? 

Elle  lui  avait  pris  les  mains,  et  les  tenait  élevées  à  la 
hauteur  de  son  front.  Elle  tremblait  un  peu  ;  il  comprit  qu'elle 
était  prête  à  fondre   aussi   en   sanglots.    Cela    lui   rendit   le 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

courage  qu'il  avait  perdu,  et  il  se  mit  en  devoir  de  la 
consoler  : 

—  Ce  n'est  rien  I  Nous  sommes  deux  enfansi  Nous  sommes 
plus  déraisonnables  que  lorsque  nous  courions  ensemble  après 
les  papillons,  et  que  notre  plus  grand  plaisir  était  de  leur 
rendre  la  liberté,  dès  que  nous  avions  pu  les  tenir  un  instant 
entre  nos  doigts.  T'en  souviens-tu? 

—  Oui,  je  m'en  souviens...  Pourvu  que  ce  ne  soit  pas  là 
l'image  prophétique  de  notre  vie! 

Elle  n'osa  pas  achever  sa  pensée  ;  mais  Bernard  voulut  de 
nouveau  la  rassurer  : 

—  Il  ne  faut  pas  t'inquiéter  de  mon  sort.  Je  donnerais 
volontiers  toutes  mes  chances  de  bonheur  pour  que  les  tiennes 
se  réalisent  entièrement. 

—  Ah  1  s'écria-t-elle,  comment  pourrais-je  goûter  la  moindre 
joie  si  je  te  savais  affligé? 

Cette  fois,  ils  s'étaient  compris,  et  leurs  yeux  enfiévrés  se 
prenaient  déjà. 

—  Aida  I  ô  ma  chérie  !  s'écria  Bernard  transporté. 
Puis,  d'une  voix  plus  sourde,  il  ajouta  : 

—  C'est  donc  vrai  que  tu  m'aimes  autrement  qu'une  sœur 
aime  son  frère?  Que  tu  m'aimes  comme  une  fiancée  aime  celui 
à  qui  elle  doit  appartenir?  Mais  serai-je  capable  de  te  donner  le 
sort  que  tu  mérites?  Si  j'allais  tromper  ton  espoir?... 

A  peine  entendait-il  les  paroles  qu'il  prononçait.  C'étaient 
les  paroles  d'Alda  qu'il  voulait  entendre  encore.  Elle  dit,  les 
lèvres  à  son  oreille  : 

—  Promets-moi  seulement  que  tu  n'auras  plus  aucune 
raison  d'être  triste. 

—  Aucune,  puisque  tu  veux  bien  accepter  mon  amour. 
Comme  le  soleil  chasse  les  nuages  amassés  dans  le  ciel,  les 

aveux  qu'ils  venaient  d'échanger  avaient  chassé  les  ténèbres  de 
son  âme  :  à  présent,  il  ne  doutait  plus  de  lui-même  ;  il  était 
toute  joie,  puissance  et  ardeur.  Le  front  rayonnant,  il  serrait 
Aida  contre  sa  poitrine. 

—  Alors,  c'est  bien  vrai?  Nous  allons  devenir  des  époux? 
Cette  étreinte,  la  première,  avait  éveillé  les  pudeurs  de  la 

vierge  frémissante.  Elle  se  déroba  et  jeta  un  regard  apeuré  au- 
tour d'elle. 

—  Nous    ne    devons    pas    rester  ici   davantage,    Bernard  I 


LES    VOIX    DU    FORUM.  81 

Maintenant,  nous  ne  serons  plus  libres  de  nous  rejoindre  comme 
avant. 

—  Pourquoi  donc?  Au  contraire  I  Ne  sommes^nous  pas 
d'accord? 

Mais  elle  lui  montrait  un  visage  grave  et  troublé. 

—  Maintenant  que  nous  savons...  balbutia-t-elle. 

Il  se  tut.  C'était  vrai  qu'entre  eux  tout  allait  être  changé. 
Un  danger  les  guettait,  dont  ils  avaient  conscience  ;  ils  avaient 
perdu  l'innocence  délicieuse  de  leur  intimité;  ils  étaient 
devenus  le  jouet  et  la  proie  facile  de  l'amour.  Tous  leurs  gestes, 
tous  leurs  entretiens  prenaient  une  signification  différente;  et 
leur  loyauté  naturelle  ne  les  garantissait  que  mal  contre  ce 
piège  dans  lequel  leur  jeunesse  était  attirée  comme  l'alouette 
au  miroir. 

—  Ecoute,  reprit  Bernard  après  avoir  réfléchi  un  instant, 
j'irai  ce  soir  même  trouver  ton  père,  je  lui  ferai  part  de  notre 
résolution,  et  je  lui  demanderai  de  l'approuver.  Nous  pourrons 
alors  continuer  à  nous  voir  sans  scrupule  jusqu'au  moment  où 
il  nous  sera  donné  de  nous  unir.  Dieu  veuille  que  ce  soit  bien- 
tôt! 

De  nouveau  son  front  s'était  assombri;  il  enveloppait  Aida 
d'un  regard  chargé  d'alarme  : 

—  Si  j'allais  te  perdre  !  Si  le  vent  de  la  guerre  qui  souffle 
si  fort  au-dessus  de  nos  têtes  allait  m'emporter  loin  de  toi  !  Ah  I 
comme  je  voudrais  être  sûr  que  rien  ne  nous  séparera  jamais! 

—  Aie  confiance,  Bernard.  La  tempête  s'éloignera  sans  nous 
atteindre.  Que  de  fois  j'ai  entendu  mon  père  l'annoncer!  Il  te' 
le  répétera  ce  soir  encore.  Nous  devons  avoir  foi  dans  la  sagesse 
de  ses  prévisions., 

—  Aucun  homme  n'est  infaillible,  murmura  Bernard  en 
soupirant. 

Maintenant  il  était  pressé  de  courir  place  Navone  et  de  fixer 
son  destin.  De  nouvelles  angoisses  venaient  furtivement  l'as- 
saillir. Il  prévoyait  quelque  résistance  de  la  part  de  Remigio 
Bente  :  consentirait-il  si  aisément  à  se  priver  d'Alda? 
Ne  trouverait-il  pas  prématuré  ou  irréalisable  ce  projet  né  en 
dehors  de  lui  et  qui  peut-être  contrarierait  ses  vues?  La  voiture 
qui  emportait  les  deux  amoureux  n'allait  pas. assez  vite  au 
gré  de  Bernard.  Mais  quand  il  aperçut  la  façade  de  Sainte-Agnès 
et  les  trois  fontaines,  il  eut  peur  tout  kcoup  et  devant  la  porte  il 


88  REVUE    DES    DEUX   MONDES4 

hésitait  à  descendre.  Ce  fut  Aida  qui  le  poussa  dans  la  maison: 

—  Monte  vite!  Je  t'attends  ici. 

Les  minutes  s'écoulaient.  Blottie  dans  l'angle  de  la  porte, 
Aida  regardait  sans  les  voiries  promeneurs, dont  les  silhouettes 
pressées  remplissaient  la  vaste  place.  Ce  qui  venait  de  se  passer 
entre  elle  et  Bernard  la  laissait  dans  un  état  d'exaltation  qu'elle 
n'avait  jamais  connu.  C'était  une  transposition  soudaine  de  ses 
sentimens.  Elle  avait  cru  l'aimer  et  elle  l'avait  aimé  en  effet 
sans  nulle  inquiétude  et  dans  une  complète  assurance.  Leur 
affection  avait  grandi  avec  eux,  comme  eux,  à  mesure  qu'ils 
passaient  de  l'enfance  à  l'adolescence;  et  seuls  leurs  goûts, 
leurs  manières  de  se  divertir  s'étaient  transformés.  Du  moins, 
c'était  cela  qu'elle  avait  cru,  et  c'était  cela  qui  lui  avait  permis 
d'entretenir  avec  Bernard  une  liaison  aussi  étroite.  Il  avait 
fallu  l'incident  d'aujourd'hui,  la  tristesse  qu'elle  avait  surprise 
dans  l'âme  de  son  compagnon,  pour  qu'elle  s'aperçût  de  son 
erreur;  il  avait  fallu  le  choc  de  cette  émotion  pour  lui  révéler 
cette  vérité  double,  cette  vérité  éclatante  :  leur  mutuel  et  irré- 
sistible amour.  Et  tout  ce  qui  survivait  en  elle  des  puérilités  de 
l'âge  d'innocence  avait  été  dévoré  comme  de  l'herbe  séchéepar 
ce  grand  feu,  par  cette  flamme  haute  dont  tout  son  être  était  . 
embrasé.  Ce  jour  était  celui  de  son  baptême  d'amour  :  que  cet 
amour  devint  joie  ou  douleur,  elle  le  porterait  désormais  im- 
primé dans  sa  poitrine  :  elle  en  garderait  le  signe  qui  ne  pour- 
rait s'effacer. 

Que  ces  minutes  étaient  longues  !  Pendant  qu'elle  attendait, 
blottie  dans  l'angle  de  la  porte,  là-haut  se  prononçaient  des 
paroles  décisives.  Bernard  allait  reparaître,  et  tout  de  suite  elle 
lirait  sur  son  visage  l'annonce  de  son  destin.  Sans  doute  les 
deux  hommes  échangeaient-ils  des  considérations  d'ordre  posi- 
tif; —  une  chose  aussi  sérieuse  ne  pouvait  être  traitée  à  la 
légère.  N'était-ce  pas  déjà  un  indice  favorable  que  leur  conver- 
sation se  prolongeât?  Le  refus  net  eût  été  plus  prompt  ;  l'accep- 
tation .comportait  des  explications  ou  des  réserves...  Aida  se 
disait  aussi  que  son  père  était  trop  bon  pour  éloigner  d'elle  le 
bonheur  qui  lui  était  offert...  Malgré  ces  encouragemens  qu'elle 
se  donnait  à  soi-même,  elle  tremblait  de  voir  redescendre  Ber- 
nard et  d'avoir  àlui  dire  adieu,  —  car  ce  serait  un  adieu  sans 
rémission!  Ce  serait  une  espérance  morte  avant  d'avoir  été 
cueillie. 


LES    VOIX    DU    FORUM.  89 

Elle  avait  baissé  la  tête  ;  elle  n'osait  plus  faire  un  mouve- 
ment. Par  quel  moyen  Bernard  se  retrouva-t-il  devant  elle?  Il 
la  contemplait  avec  ferveur,  ,  comme  un  dévot  une  pieuse 
image.  Alors  elle  comprit  et  se  jeta  dans  ses  bras.  Ils  restèrent 
ainsi  muets  et  divinement  heureux  avant  d'avoir  échangé 
aucune  parole. 

Cependant  Aida  s'était  mise  à  l'interroger  fiévreusement; 
elle  aurait  voulu  savoir  tout  ce  qui  avait  été  dit;  mais  Bernard 
doucement  se  déroba  : 

—  Ne  me  demande  rien  I  Je  pars  demain  pour  le  châ- 
teau de  Lodatz,  et  c'est  à  mon  retour  seulement  que  nous 
aurons  le  droit  de  nous  dire  fiancés.  Tu  veux  bien  m'attendre 
jusque-là? 

—  Ah  !  dit-elle,  je  t'attendrai,  Bernard!  Je  t'attendrai  autant 
qu'il  faudra  1 

Le  temps  pour  elle  n'existait  plus  ;  la  distance  même  était 
abolie;  elle  allait  vivre  dans  l'absolu,  dans  l'éternité  de 
l'amour. 


XIII 

Avec  le  poète  Silvio  et  le  musicien  Angelo  Ralli,  Cristina 
revenait  de  Gênes.  Tous  trois  avaient  assisté  à  la  journée  de 
Quarto  où  l'on  avait  inauguré  le  monument  des  Mille,  ces 
héros  de  la  rédemption  italienne.  Le  train  qui  les  ramenait  à 
Rome  suivait  la  côte  déchirée  de  récifs.  Entre  les  gouffres  noirs 
des  tunnels,  la  mer  lumineuse  se  montrait  dominée  par  les 
pâles  verdures  des  oliviers  et  des  citronniers  ;  elle  montait  à 
l'assaut  des  falaises  qu'elle  laissait  nues  et  ruisselantes;  puis  un 
peu  plus  loin,  vers  le  large,  elle  redevenait  immobile  ;  à  peine 
apercevait-on  sur  sa  surface  la  légère  trémulation  des  vagues 
frappées  de  soleil. 

Cristina  jouissait  d'être  emportée  par  le  vertige  de  cette 
course  à  travers  la  lumière  et  l'ombre  ;  chaque  fois  que  le 
paysage  éblouissant  reparaissait,  elle  se  penchait  à  la  portière 
comme  pour  aller  au-devant  de  lui,  tandis  que  Silvio,  debout 
derrière  elle,  répétait  le  cri  des  voyageurs  retrouvant  les  flots  du 
bien-aimé  rivage  :  «  Thalassa!  Thalassal  » 

A  l'autre  extrémité  du  wagon,  Angelo  Ralli  gardait  le 
silence  ;  il  avait  fermé  les  yeux,  et  l'on  aurait  pu  le  croire  en- 


90  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

dormi,  si  par  instant  il  n'eût  balancé  la  tête,  comme  poursuivre 
le  mouvement  d'un  rythme  intérieur. 

Cristina,  d'un  geste,  le  désigna  à  Silvio  : 

—  Regardez-le I  Le  voilà  ressaisi  par  le  démon,  ou  parle 
dieu,  de  la  musique  1  Ce  qu'il  voit  au  dedans  de  lui,  ce  qu'il 
entend,  est  encore  beaucoup  plus  beau  sans  doute  que  ce  que 
nos  sens  perçoivent. 

—  Oui,  dit  Silvio;  il  traduit  en  une  symphonie  impérissable 
l'admirable  manifestation  à  laquelle  nous  venons  d'assister;  et 
certes  elle  était  digne  de  servir  de  thème  à  son  génie;  —  mais 
comment  rendre  tout  ce  qu'il  y  eut  dans  cette  foule  d'idéalité 
passionnée  et  de  mystique  ferveur?  Cela  ne  dépasse-t-il  pas  les 
moyens  dont  il  dispose? 

—  Vous  devriez  l'essayer,  vous,  Silvio.  La  poésie  se  prête 
à  plus  de  vérité.  Les  mots  ont  plus  de  signification  que  les 
sons. 

—  Ils  ont  moins  d'âme!  répondit  Silvio  songeur.  Puis  écrire 
en  ce  moment,  je  ne  le  pourrais  pas.  Je  suis  trop  troublé,  trop 
dispersé.  Je  suis  le  grain  de  sable  emporté  dans  un  tourbillon.) 
—  Plus  tard  peut-être...  Aujourd'hui  je  ne  veux  connaître  que 
les  vers  de  notre  chantre  immortel,  Carducci.  —  Que  n'est-il  là 
encore  1 

—  Ah!  dit  Cristina,  il  a  tout  dit,  tout  prévu  ;  il  a  été  notre 
prophète,  en  même  temps  que  notre  guide  ;  à  lui  revient  d'abord 
l'honneur  des  journées  telles  que  celle-ci. 

Et,  comme  l'on  entrait  sous  la  longue  voûte  de  la  Spezzia, 
elle  récita  de  sa  voix  vibrante  : 

Les  arcs  delà  colline  attendent  des  triomphes, 

Non  plus  les  triomphes  des  Césars, 

Mais  ton  triomphe  à  toi,  ô  peuple  d'Itahe, 

Que  tu  remporteras  sur  les  peuples  barbares, 

Sur  les  monstres  dont  ta  justice 

Enfin  délivrera  les  mondes  et  les  races. 

0  Italie!  ô  Romel  On  verra  ce  jour-là 

Le  ciel  redevenu  plus  pur  sur  le  Forum, 

Des  chants  clameront  :  Gloire  !  Gloire  ! 

Et  l'azur  infini  entendra  ces  accens. 

Entre  le  resserrement  des  murs  épais,  la  voix  de  Cristina 
prenait  une  sonorité  magnifique,  qui  dominait  le  lourd  halète- 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


91 


ment  de  la  machine.  Silvio  comprenait  que  l'amour  exalté  de 
la  patrie  remplissait  à  lui  seul  cette  sensibilité  de  femme,  et 
qu'il  n'y  avait  plus  de  place  en  elle  pour  aucun  autre  sentiment- 
Si  jamais  il  avait  eu  l'espoir  de  s'en  faire  aimer,  il  y  renon- 
cerait tout  à  fait  à  cette  heure.  Lui-même  n'avait  de  désir, 
de  volonté,  que  pour  ce  triomphe  dont  Garducci  hâtait  la 
venue. 

L'éblouissement  de  la  mer  encore  une  fois  vint  les  sur- 
prendre. Ils  se  turent.  Dans  le  port,  au  fond  du  golfe,  les 
bateaux  de  la  marine  royale  se  balançaient  frémissans,  prêts  à 
prendre  le  large  et  à  affronter  les  grandes  luttes  de  l'espace. 
Une  force  se  dégageait  de  leur  armature  nerveuse  et  fine,  une 
fierté  aussi  et  une  impatience  pareille  à  celle  des  coursiers 
ardens,  trop  longtemps  retenus  loin  des  combats.  Sous  leurs 
croupes  légères,  de  petites  vagues  alliciantes  se  pressaient,  les 
harcelaient  d'innombrables  coups  de  fouet  d'écume  pour  les 
forcer  à  rompre  leur  chaîne,  tandis  que  la  grande  voix  de 
Poséidon  les  appelait  au  milieu  de  cette  mer  des  sirènes  qui 
fut  son  premier  royaume  et  où  se  cachent  encore  les  Enchante- 
resses aux  chevelures  vertes  et  aux  yeux  pâmés. 

—  Voilà  ce  que  nous  avons  pu  réaliser  en  un  demi-siècle, 
dit  Angelo  Ralli,  s'arrachant  tout  à  coup  à  sa  contemplation 
intérieure.  Une  nation  qui  possède  de  telles  sources  de  régéné- 
ration serait  mille  fois  coupable  de  ne  pas  aller  jusqu'aux 
conséquences  de  son  effort. 

—  Elle  ira  !  clama  Silvio  avec  le  geste  du  serment.  Ce  que 
nous  n'avons  pu  obtenir  aujourd'hui,  nous  l'aurons  demain  plus 
glorieusement  encore  ;  au  lieu  que  ce  soit  les  plus  fougueux 
d'entre  nous,  ce  sera  l'Italie  entière  qui  se  lèvera  pour  réclamer 
son  droit  à  l'affranchissement, 

—  Hélas!  soupira  le  musicien,  j'en  sais  d'irréductibles 
parmi  les  partisans  de  la  paix.  —  La  paix  I  Ils  ont  cru  en  faire 
une  divinité  intangible;  mais  c'est  une  divinité  dont  le  culte 
est  aboli  ;  nous  avons  renversé  ses  derniers  autels,  parce  que 
c'est  seulement  sur  ces  débris  que  s'élèvera  la  nouvelle  harmo- 
nie du  monde.  Voilà  ce  qu'ils  n'ont  pas  encore  compris,  ceux 
qui  préfèrent  la  paix  à  la  guerre  et  la  servitude  à  la  liberté. 

Cristina  avait  pâli.  Elle  songeait  à  Remigio,  et  elle  ne  dou- 
tait pas  qu'en  parlant  de  la  sorte  Angelo  n'y  songeât  aussi.  Cette 
opiniâtreté  du  grand  homme  qu'elle  n'avait  pas  réussi  à  enta- 


92  REVUE    DES    DEUX   MONDES.i 

mer  lui  causait  une  irritation  d'orgueil  en  même  temps  qu'une 
profonde  douleur.  Elle  n'aimait  pas  y  arrêter  son  esprit.  Mais 
elle  ne  pouvait  tout  à  fait  se  soustraire  à  des  souvenirs  dont  les 
fils  invisibles  se  trouvaient  si  étroitement  mêlés  à  la  trame  de 
ses  jours.  Que  Remigio  ne  se  fût  pas  laissé  convaincre,  qu'il 
ne  l'eût  pas  suivie  jusque  dans  sa  complète  évolution  vers  des 
idées  combatives,  elle  ne  s'en  étonnait  pas,  car  elle  le  savait 
profondément  attaché  à  des  principes  différens  :  elle  ne  s'en 
étonnait  pas,  elle  en  souffrait  seulement,  et,  dans  des  momens 
comme  celui-ci,  elle  en  éprouvait  un  regret  si  violent  que  des 
larmes  lui  montaient  aux  yeux.  Quelle  force  perdue  pour  la 
cause  qu'elle  soutenait!  Elle  se  représentait  Remigio  haran- 
guant la  foule  sur  le  rocher  de  Quarto,  et  lui  jetant  les  immor- 
telles paroles  d'espérance.  Elle  le  voyait  acclamé,  béni,  porté 
en  triomphe...  Au  lieu  de  cela,  que  faisait-il  à  cette  heure?  II 
se  bouchait  les  yeux  pour  ne  pas  voir,  les  oreilles  pour  ne  pas 
entendre.  Enfermé  dans  son  cabinet  de  travail,  il  rédigeait  sans 
doute  une  de  ces  pages  admirables,  mais  inutiles,  dans  les- 
quelles il  exaltait  l'utopie  de  l'amour  universel  ;  rnais  l'amour 
se  dérobait,  fuyait,  honteux  de  sa  défaite.  L'amour  avait  failli  à 
sa  tâche  de  réconciliation.:  Plus  que  jamais  les  peuples  se  sépa- 
raient, se  dressaient  les  uns  contre  les  autres  pour  mieux  mar- 
quer les  frontières  de  chaque  patrie  ;  et  c'est  ainsi  qu'ils  repre- 
naient conscience  de  leur  force  morale  et  de  leur  véritable 
grandeur.  Gristina  ne  pouvait  admettre  une  autre  thèse  ;  n'avait- 
elle  pas  elle-même  sacrifié  son  bonheur  intime  à  cette  convic- 
tion qui  l'emportait  bien  au  delà  des  limites  qu'elle  avait  pré- 
vues? A  mesure  que  le  train  se  rapprochait  de  Rome,  elle 
sentait  augmenter  en  elle  la  puissance  d'enthousiasmç  qui  la 
dominait.  Encore  un  peu  de  temps,  se  disait-elle,  encore 
quelques  semaines,  quelques  jours  peut-être,  et  les  destins  de 
l'Italie  seront  accomplis.  Personne  n'osera  plus  s'opposer  à  ce 
grand  élan  qui  soulèvera  toute  la  nation  aussi  irrésistiblement 
que  les  flots  de  la  mer  sont  soulevés  par  les  vents  en  furie  de 
l'équinoxe. 

Ce  jour-là,  Remigio  était  rentré  chez  lui,  décidé  à  n'en  plus 
sortir  jusqu'à  la  fin  de  la  crise.  Il  ne  lui  restait  rien  à  tenter 
pour  éloigner  le  danger  au-devant  duquel  son  pays  semblait 
courir.  Cependant  il  espérait  encore...  Mais  Gino  ne  partageait 


LES    VOIX    DU    FORUM,  93 

pas  son  espoir.  Plus  mêlé  que  le  maître  aux  mouvemens  pro- 
fonds des  masses,  il  avait  déjà  compris  que  les  digues  seraient 
rompues  si  elles  continuaient  plus  longtemps  à  opposer  leur 
obstacle  à  cette  poussée  irrésistible.  Vers  le  soir,  il  était  descendu 
dans  la  rue;  le  long  du  Corso  et  sur  la  place  du  Peuple,  il  avait 
entendu  les  chants  frénétiques,  les  menaces  et  les  anathèmes. 
Cette  nuit  de  mai,  idéalement  pure  au  ciel,  devenait  sur  la 
terre  une  nuit  de  malédiction  et  de  fureur. 

Gino  ne  savait  comment  traduire  ces  impressions  à,  celui 
qui  l'attendait.  Lentement  il  remonta  l'escalier  et  devant  la 
porte  du  cabinet  de  travail  il  hésita  un  instant,  puis  il  entra. 
Assis, devant  sa  table,  Remigio  poursuivait  une  lecture  com- 
mencée. Son  visage  avait  repris  le  calme  des  jours  anciens; 
à  peine  releva-t-il  la  tête  quand  Gino  s'approcha  de  lui. 

—  Oh!  mon  ami,  soupira-t-il,  combien  l'on  est  heureux  de 
se  réfugier  dans  la  compagnie  des  sages,  lorsqu'on  en  est  réduit 
comme  nous  à  ne  rien  pouvoir  contre  la  folie  qui  emporte 
l'humanité  à  sa  perte  1 

Il  sourit  tristement  et  continua  : 

■ —  Vous  souvenez-vous  de  ce  que  raconte  Machiavel,  alors 
qu'il  vivait  pauvre  et  en  disgrâce  dans  sa  retraite  de  San 
Casciano?  Durant  le  jour,  il  travaillait  à  défricher  sa  terre,  ou 
bien  il  se  mêlait  aux  rouliers  qui  fréquentaient  l'hôtellerie  du 
grand  chemin,  jouant  aux  cartes  et  s'encanaillant  avec  eux, 
et  vêtu  comme  eux  d'habits  sordides.  Mais,  vers  le  soir,  il  se 
dépouillait  de  ces  vêtemens  couverts  de  poussière  et  de  boue; 
il  revêtait  ses  habits  de  cour  et,  habillé  ainsi  décemment,  il 
pénétrait  dans  sa  bibliothèque  comme  dans  un  sanctuaire;  là 
il  retrouvait  ses  amis,  les  grands  auteurs  de  l'antiquité  avec 
qui  il  conversait  fort  avant  dans  la  nuit;  il  les  interrogeait 
sur  leurs  actions  et  ne  craignait  pas,  assure-t-il,  de  leur  en 
demander  compte.  Reçu  par  eux  avec  bonté  et  bienveillance, 
il  oubliait  ses  chagrins,  sa  misère,  et  même  la  mort  qui  l'atten- 
dait. J'essaye  de  faire  comme  lui! 

Gino  s'inclina  sans  répondre.  Il  devinait  tant  de  souffrance 
et  de  désillusion  sous  la  sérénité  voulue  de  Remigio  I  Cette  sorte 
de  stoïcisme  n'était  chez  lui  qu'à  fleur  d'âme;  elle  cachait  mal 
tout  ce  qui  sanglotait  de  douleur  au  fond  de  cet  être  généreux 
qui  avait  fait  un  impossible  rêve.  Que  lui  en  restait-il  main- 
tenant?... Que  demain  la  guerre  fût  déchaînée,  et  il  se  sentirait 


94  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

isolé  dans  la  plus  affligeante  solitude  morale.  Du  moins  Gino 
se  jurait-il  de  ne  le  point  abandonner. 

Deux  journées  s'écoulèrent  encore  dans  l'incertitude;  le  16 
au  matin,  Gino  descendit  aux  nouvelles  avant  que  Remigio 
fût  levé.  Il  traversa  la  place  Navone  pour  se  rendre  à  la 
Consulta;  les  journaux  n'avaient  pas  encore  paru;  mais  il 
savait  que  là  où  il  allait  il  serait  renseigné  à  coup  sûr.  Il 
marchait  vite,  sans  regarder  les  rares  passans  qui  avançaient 
comme  lui,  le  front  baissé,  dans  cette  radieuse  aurore.  Les 
cloches  des  églises  sonnaient  les  premiers  offices;  une  lumière 
rose  et  tendre  colorait  le  sommet  des  édifices.  A  la  hauteur  de 
la  Fontaine  de  Trévi,  il  heurta  quelqu'un  qui  le  salua  d'un 
bonjour  retentissant.  Le  manteau  romain  flottant  à  l'épaule, 
le  tricorne  en  bataille,  la  soutane  écourtée,  c'était  le  Père 
Semenoti  dont  la  forte  carrure  lui  barrait  le  chemin.  Gino 
se  souvenait  d'avoir  rencontré  à  cette  même  place  quelques 
années  auparavant  le  grand  orateur  populaire,  qui  lui  avait 
annoncé  en  termes  prophétiques  ce  qui  se  passait  aujour- 
d'hui. Lui  aussi  s'en  souvint  apparemment,  car  il  se  hâta  de 
s'écrier  : 

—  Eh!  bien,  m'étais-je  trompé?  Ne  vousavais-je  pas  esquissé 
d'avance  cette  page  de  notre  histoire?  Si  vous  courez  aux  infor- 
mations, vous  pouvez  vous  arrêter  ici  :  le  sort  en  est  jeté.  Aléa 
j,acta  est!  Voilà  plus  d'une  semaine  que  notre  ambassadeur 
à  Vienne  a  remis  au  gouvernement  autrichien  une  note  de 
rupture  dénonçant  le  pacte  de  la  Triplice;  l'Italie  a  repris  sa 
liberté;  elle  va  en  faire  usage  pour  se  battre.  Ce  soir,  la  nouvelle 
sera  publique,  et  vous  entendrez  les  cris  de  triomphe  de  la 
multitude.  Les  gens  de  la  ville  ont  entraîné  ceux  des  campagnes 
qui  résistaient  encore.  Tous  verseront  leur  sang  avec  l'instinct 
profond  d'accomplir  un  devoir  sacré. 

—  Pourtant,  remarqua  Gino,  c'était  précisément  sur  ces 
hommes  des  campagnes,  sur  ces  paysans  que  l'on  comptait  pour 
faire  contrepoids  à  l'esprit  belliqueux  des  citadins.  S'ils  ont 
cédé,  ne  le  regretteront-ils  pas  un  jour? 

—  N'en  croyez  rien!  Leurs  âmes  sont  admirables.  Ils  ont 
hérité  les  plus  belles  vertus  de  leurs  ancêtres  qui  reprenaient 
la  bêche  après  avoir  manié  le  javelot.  Crédules,  je  le  sais  bien, 
et  superstitieux  aussi!...  Tenez,  je  gage  que  celui  qui  arrive  par 
la  Stamperi  va  s'agenouiller  devant  le  grand  Neptune  de  la 


LES    VOIX    DU    rORUM. 


95 


Fontaine  pour  lui  demander  la  «  benedizione,  »  comme  s'il  était 
devant  le  Père  éternel  I 

Un  vieillard  s'avançait  en  effet,  poussant  une  petite  charrette 
de  légumes  qu'il  allait  vendre  au  marché.  Il  fit  comme  avait 
dit  le  prédicateur.  Posément  il  arrêta  sa  charrette,  puis  il  s'age- 
nouilla devant  l'image  du  dieu  marin  qui,  du  fond  de  sa  niche, 
présidait  à  l'effusion  des  ondes  jaillissantes.  Le  vieux  trempa 
un  doigt  dans  la  vasque  et  se  signa  largemeat;  ce  que  voyant, 
Gino  se  prit  à  sourire. 

—  Ne  riez  pasi  dit  le  Père  Semenoti  un  peu  ému,  et  soyez 
sûr  que  la  bénédiction  demandée  sera  tombée  sur  le  front  de 
ce  juste  :  Un  acte  de  foi  n'est  jamais  perdu.    . 


Le  soleil  s'était  couché  sur  une  Rome  plus  frémissante 
qu'aux  temps  des  grands  triomphes  des  Césars.  On  eût  dit  que 
tout  le  passé  de  la  Ville  éternelle  débordait  les  eaux  convulsées 
du  Tibre  et  se  précipitait  sur  les  rives  où  un  peuple  en  délire 
acclamait  la  volonté  de  ses  chefs.  Une  fois  encore  l'irrédentisme 
avait  gagné  sa  cause;  le  souffle  des  beaux  espoirs  patriotiques 
renversait  les  derniers  obstacles.  «  La  guerre!  la  juste  guerre! 
La  revendication  pour  les  provinces  séparées!  Trente  et  Trieste! 
L'Istrie!  »  Ces  mots  chantaient  sur  les  bouches,  mêlés  aux 
hymnes  de  gloire.  Et  la  foule  montait  au  Capitole  avec  des 
flambeaux  et  des  étendards.  Autour  de  la  statue  de  Marc-Aurèle, 
la  Rome  antique  voyait  la  nouvelle  Rome  s'assembler  comme 
pour  prendre  à  témoin  le  plus  sage  des  empereurs  de  la  fidélité 
de  ses  sentimens;  et  selon  les  strophes  de  Carducci,  «  à  travers 
le  Forum  silencieux,  dressée  sur  la  colline  fatidique,  elle  tendait 
ses  bras  de  marbre  à  sa  Fille  libératrice.  »  Les  trois  palais  de 
Michel-Ange,  la  rampe  de  l'Ara-Cœli  étaient  secoués  par  les 
échos  des  voix  innombrables,  et  de  tous  côtés  des  manifestans 
nouveaux  accouraient  se  joindre  à  ceux  qui  déjà  remplissaient 
ces  vastes  espaces.  Bientôt  le  cortège  se  mit  en  marche;  on  allait 
au  Quirinal  saluer  le  premier  soldat  d'Italie,  l'héritier  de  la 
monarchie  de  Savoie.  Le  long  des  rues,  les  maisons  étaient 
pavoisées;  des  gens  aux  fenêtres  jetaient  des  fleurs.  Des  roses 
rouges  tombaient,  lancées  par  les  mains  des  femmes,  et  venaient 
s'écraser  sur  la  chaussée  comme  de  larges  gouttes  de  sang. 
C'était  le  symbole  mystique,  le  signe  que  bientôt  dans  ce  prin- 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

temps  empourpré  la  vie  des  jeunes  héros  s'effeuillerait  san- 
glante et  fraîche,  sans  lendemain.  Et  l'ivresse  redoublait.  Les 
chants  couvraient  au  loin  le  Colysée  baigné  d'une  lumière 
blonde,  et  s'engouffraient  jusque  entre  les  tombeaux  de  la  voie 
Appienne.  Ne  fallait-il  pas  réveiller  les  morts  dans  leurs  sépul- 
cres et  leur  annoncer  la  résurrection? 

La  vingt-troisième  heure,  l'heure  suprême,  avait  sonné... 
Remigio  le  savait  et,  de  son  cabinet  de  travail,  il  entendait,  lui 
aussi,  mugir  et  se  rapprocher  le  formidable  cortège.  Il  était  près 
de  minuit;  Gino  l'avait  en  vain  supplié  de  se  retirer  pour  aller 
dormir;  Remigio  ne  voulait  pas  s'éloigner.  Quelque  chose  de 
plus  fort  que  sa  tristesse  le  retenait  là,  derrière  ces  persiennes 
closes,  à  travers  lesquelles,  tout  à  l'heure,  il  verrait  passer  la 
foule  romaine,  cette  foule  composite  faite  de  l'élite  et  de  la 
plèbe,  des  patriciens  et,  des  artisans,  tous  les  élémens  confondus.: 
Il  attendait,  pâle,  anxieux,  tournant  entre  les  cloisons,  pareil 
à  un  fauve  enchaîné.  Tout  à  coup  le  cortège  déboucha  à  l'angle 
de  la  place  Navone;  il  vit  les  drapeaux,  les  torches,  les  faces 
brillantes  dans  le  clair-obscur,  des  yeux  élargis,  des  lèvres 
ouvertes...  Il  y  avait  des  vieillards  qui  marchaient  les  premiers, 
et  c'étaient  les  sénateurs  du  royaume;  puis  la  masse  ondoyante 
des  éphèbes  prêts  pour  la  mort.  Une  femme  s'avançait  à  leur 
tête,  le  buste  enveloppé  dans  les  plis  de  la  bannière  tricolore; 
des  rayons  bleutés  voltigeaient  autour  d'elle;  son  bras  étendu 
indiquait  le  chemin;  en  passant,  elle  leva  le  front  vers  les  per- 
siennes closes  derrière  lesquelles  tremblait  une  vague  lumière  : 
—  et  Remigio  reconnut  Cristina  qui  semblait  mener  toute 
cette  foule  à  la  victoire.-, 

Jean  Bertheroy.i 
(La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


ESQUISSES  CONTEMPORAINES 


ALBERT   DE   MUN 


11(1) 

L  ŒQVRE  DE  DÉFENSE  RELIGIEUSE 
ET  DE  DÉFENSE  NATIONALE 


Le  sceau  du  chrislianisme  a,  pour  les  desseins  divins,  frappé 
notre  nation,  dans  son  berceau,  d'une  marque  ineffaçable,  qui  la 
distingue  entre  toutes  les  nations,  et  qu'elle  a,  durant  quatorze 
siècles,  portée  sur  tous  les  cbemins  de  sa  merveilleuse  épopée,  des 
cbamps  de  Tolbiac  aux  plaines  de  Palay,  depuis  la  conversion 
d'Henri  IV  jusqu'à  la  grande  réconciliation  du  Concordat,  étonnant  le 
monde  au  penchant  des  abîmes,  par  des  sursauts  libérateurs  qui,  tou- 
jours, quelles  que  fussent  ses  épreuves  ou  ses  fautes,  la  ramenaient, 
pleine  dévie,  vers  ses  destins  providentiels. 

Cela,  c'est  le  miracle  français  (2). 

C'est  en  1907,  à  Bordeaux,  en  re'ponse  à  un  discours  où 
M.  Clemenceau,  à  Amiens,  évoquait,  après  Renan,  le  miracle 
grec,  qu'Albert  de  Mun  prononçait  ces  paroles  véritablement 
prophétiques.  Depuis  cinq  ans,  menacé  d'une  angine  de  poi- 
trine, il  avait  dû,  sur  l'ordre  formel  des  médecins,  renoncer  à 

,      (1)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre. 

(2)  Combats  d'hier  et  d' aiij ourd' Imi  (Lethielleux),  t.  II,  p.  178. 

TOME    XLII.    —    19)7.  7 


98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  parole  publique  et  se  condamner  à  un  «  dur,  très  dur  » 
silence.  C'était  le  moment  où  toutes  les  causes  auxquelles  il 
avait  voué  sa  vie  couraient  les  plus  graves  périls.  Il  avait  lutté,, 
comme  il  aimait  à  le  dire,  «  pour  Dieu,  »  «  pour  la  patrie,  » 
«  pour  le  peuple.  »  Et  voici  que  l'on  se  détournait  des  urgentes 
réformes  sociales  pour  satisfaire  d'odieuses  passions  poli- 
tiques; voici  que  l'idée  môme  de  patrie,  attaquée  et  sapée  de 
toutes  parts,  semblait  sur  le  point  de  se  dissoudre;  voici  que  le 
christianisme  subissait  de  la  part  de  ses  adversaires  ofticiels 
le  plus  rude  assaut  qu'il  eût  peut-être  soutenu  depuis  l'époque 
révolutionnaire.  Obligé  de  quitter  la  tribune  au  moment  où  sa 
parole  eût  été  le  plus  utile,  Albert  de  Mun  n'abandonna  pas  la 
lutte;  il  ne  désespéra  pas  plus  de  lui-même  qu'il  ne  désespéra 
du  pays  qu'il  voulait  servir.  D'orateur  il  se  fit  journaliste,  et, 
sur  ce  nouveau  terrain,  il  prépara  de  son  mieux  «  les  sursauts 
libérateurs  »  qu'il  s'obstinait  à  prédire. 

I 

En  pure  perte,  put-on  croire  longtemps.  C'est  une  doulou- 
reuse période  de  notre  histoire  intérieure  que  celle  qui  s'étend 
de  1898  à  1911,  et  l'on  voudrait  bien,  aujourd'hui  surtout,  pou- 
voir rayer  d'un  trait  de  plume  ces  quatorze  années  où  les  Fran- 
çais non  seulement  «  ne  s'aimaient  pas,  »  mais  semblaient 
prendre  plaisir  à  user  dans  les  discordes  civiles  les  énergies 
latentes  qu'ils  allaient  bientôt  avoir  à  utiliser  contre  l'éternel 
ennemi  d'outre-Rhin.  Jamais,  en  effet,  u  les  deux  Frances  »  ne 
s'étaient  heurtées  aussi  violemment;  jamais  ce  que  l'on  a  jus- 
tement appelé  «  la  troisième  France,  »  la  France  laborieuse  et 
silencieuse,  qui  est  proprement  la  France  éternelle,  n'avait 
moins  fait  sentir  sa  survivance  à  l'étranger  railleur  ou  inat- 
tentif... Je  n'ai  garde  de  vouloir  réveiller  de  lointaines  et 
fâcheuses  querelles,  et  je  n'y  insisterai  pas  plus  qu'il  ne 
convient.  Mais,  d'autre  part,  ce  serait  trahir  la  mémoire  d'Al- 
bert de  Mun  que  d'atténuer  ou  de  dissimuler  le  rôle  considé- 
rable qu'il  y  a  délibérément  joué. 

Disons  tout  d'abord  que  si,  sur  tel  ou  tel  point  de  détail,  il 
a  pu,  comme  il  arrive  à  tous  les  polémistes,  se  tromper  ou  se 
méprendre,  forcer  la  mesure  et  dépasser  le  but,  son  attitude 
dans  l'ensemble  a  été  singulièrement  généreuse,  sage  et  clair- 


ALBERT    DE    MUN. 


99 


voyante.  Les  six  ou  huit  volumes  où  il  a  recueilli  ses  campagnes 
de  presse  ne  sont  pas  seulement  un  éloquent  réquisitoire 
contre  la  politique  sectaire  où  nous  avons  failli  sombrer  et  qui 
a  accumulé  tant  de  ruines;  ils  sont  aussi  un  solennel  avertisse- 
ment patriotique  à  ceux  qui  travaillaient  imprudemment  à 
désunir  l'âme  française  en  face  d'ennemis  toujours  prêts  à  pro- 
fiter de  nos  moindres  fautes.  S'il  a  si  vaillamment  soutenu  le 
combat  «  inégal  »  «  où  l'honneur  l'engageait,  »  c'est  qu'il  en 
voyait  admirablement  l'enjeu  et  la  portée.  «  Ce  combat,  disait- 
il,  ce  n'est  pas  un  choc  d'ambitions  rivales,  ce  n'est  pas  une 
bataille  de  partis,  ce  n'est  pas  seulement,  fose  le  dire,  quelle 
que  soit  l'ardeur  de  ma  foi,  une  lutte  religieuse  :  c'est  la  lutte 
pour  la  vie  nationale  (1).  »  L'avenir  n'allait  que  trop  lui  donner 
raison. 

S'explique-t-on  maintenant  pourquoi  il  est  intervenu  dans 
((  l'Affaiie  maudite,  »  comme  il  l'appelait  lui-même,  avec 
l'éclat  que  l'on  sait?  Ce  n'est  point,  comme  on  l'a  prétendu, 
par  une  suite  toute  naturelle  de  l'affection  très  tendre  qui 
l'unissait  au  Père  du  Lac.  C'est  tout  simplement  parce  qu'à 
travers  les  polémiques  passionnées  de  l'heure  présente,  il  voyait 
venir,  ce  qu'il  eût  voulu  éviter  à  tout  prix,  «  les  violences  de 
la  guerre  religieuse.  »  Et  en  même  temps,  les  abominables 
campagnes  auxquelles  il  assistait  contre  l'armée  lui  faisaient 
craindre  la  désorganisation  de  notre  puissance  militaire  au 
profit  et,  probablement,  grâce  aux  «  ressources  »  de  nations 
rivales  trop  intéressées  à  notre  déchéance.  Sur  ce  dernier 
article  la  lumière  n'est  pas  faite  encore.  Mais  n'est-il  pas  vrai 
que  les  événemens  récens  éclairent  singulièrement  ceux  d'au- 
trefois? Si  dans  cette  sorte  de  conspiration  à  peu  près  unanime 
de  l'opinion  européenne  que  nous  avons  alors  tous  sentie 
autour  de  nous,  l'histoire  future  ne  reconnaissait  et  ne  dénon- 
çait pas  la  main  et  les  procédés  habituels  de  l'Allemagne,  nous 
en  serions  prodigieusement  surpris. 

Faut-il  également  chercher  l'influence  allemande,  — 
influence  occulte  et  insoupçonnée  de  ceux  qui  la  subissaient, 
—  dans  la  longue  campagne  d'anticléricalisme  qui  a  suivi 
((  l'Affaire?  »  Il  est  possible,  et  l'on  se  souvient  que  l'influence 
bismarckicnne  n'a  pas  été  entièrement  étrangère  aux  premières 

(1)  Combats  d'hier  et  d'aujourd'hui,  t.  I,  p.  179. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

luttes  religieuses  de  la  troisième  Re'publique.  S'il  y  a  un  de 
nos  voisins  auquel  nous  ayons,  à  nos  dépens,  appris  à  appliquer 
le  Is  fecit  cui  prodest,  c'est  bien  celui  qui  s'était  promis  de 
nous  supplanter  dans  le  monde.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
incontestable  que  ces  luttes  fratricides,  en  nous  désunissant,  en 
nous  affaiblissant  à  l'intérieur,  en  détournant  notre  attention 
des  événemens  du  dehors,  nous  livraient  pieds  et  poings  liés 
aux  tentatives  de  l'étranger,  et  que  ceux  qui  ont  tout  mis  en 
œuvre  pour  nous  en  épargner  l'épreuve  ont  très  sagement 
rempli  leur  devoir  d'excellens  Français. 

C'est  ce  qu'a  fait  avec  sa  générosité  et  son  ardeur  habituelles 
Albert  de  Mun.  La  loi  sur  les  associations,  dans  laquelle  il 
voyait  trop  justement  une  préface  nécessaire  à  de  prochaines 
persécutions  religieuses,  n'a  pas  eu  d'adversaire  plus  résolu. 
Allant  un  jour  au  fond  du  débat  avec  une  franchise  passionnée, 
il  montrait  dans  l'âpre  conflit  qui,  durant  tant  d'années,  devait 
mettre  tant  de  Français  aux  prises,  u  la  lutte  éternelle  entre 
les  ambitions  de  la  raison  et  la  nécessité  de  la  foi.  »  «  Cette 
lutte,  ajoutait-il,  est  aussi  vieille  que  le  monde,  elle  durera 
autant  que  lui.  »  Et,  affirmant  «  qu'un  tel  conflit  ne  se  dénoue 
pas  par  des  lois  et  ne  s'apaise  pas  avec  des  mesures  de  police,  » 
il  défendait  fort  habilement  ses  coreligionnaires  de  caresser 
pareille  ambition.  «  Mais  non!  disait-il,  en  s'adressant  à  ses 
adversaires.  L'entreprise  que  vous  méditez  est  au-dessus  des 
forces  de  tous  les  partis,  et  du  mien  comme  des  autres,  si 
jamais,  parvenu  au  pouvoir  et  tenté  par  la  logique  de  ses  doc- 
trines, il  s'y  essayait,  oublieux  des  leçons  de  l'expérience.  »  Au 
nom  même  de  ce  libéralisme,  il  revendiquait  pour  les  âmes 
croyantes  le  droit  «  d'accomplir,  par  le  don  de  soi-même,  la  loi 
fondamentale  du  christianisme.  »  «  Ne  cherchez  pas  ailleurs, 
s'écriait-il  dans  un  très  beau  mouvement,  le  secret  de  la  vie 
religieuse  :  il  est  là,  à  des  profondeurs  où  les  lois  et  les  gouver- 
nemens  ne  peuvent  atteindre,  où  s'alimente  sa  source  intaris- 
sable et  d'où  s'élancent  sans  trêve,  vers  le  monde  tourmenté 
d'ambitions,  de  révoltes  et  de  passions,  vers  le  monde  refroidi 
par  l'égoïsme,  labouré  par  la  misère  et  la  souffrance,  ces 
hommes  et  ces  femmes  qui  ont  renoncé  à  lui  demander  ses 
joies  pour  lui  donner  leurs  exemples  de  pauvreté  volontaire, 
de  chasteté  héroïque,  d'obéissance  réfléchie,  de  dévouement 
sans  récompense  humaine,  quelquefois  payé  par  l'outrage  et 


ALBERT    DE    MUN. 


101 


par  le  mépris,  et  qui  font  ainsi,  dans  le  sacrifice  de  leur  liberté', 
le  dernier,  le  plus  magnifique,  le  plus  décisif  usage  de  la  liberté 
elle-même.  »  Mais  comme  des  considérations  de  ce  genre,  si 
justes  et  si  éloquentes  qu'elles  fussent,  étaient  trop  métaphy- 
siques ou  trop  mystiques  pour  agir  sur  une  Chambre  française, 
l'orateur,  dévoilant  toute  sa  pensée,  faisait  appel  à  un  ordre 
de  sentimens  et  d'idées  qui  aurait  dû  emporter  toutes  les  résis- 
tances : 

Pour  nous,  —  déclarait-il,  —  puisqu'on  nous  offre  de  nouveau  le 
combat,  nous  y  retournons  avec  une  très  ferme  résolution,  mais 
aussi  avec  une  très  grande  tristesse.  Et  cette  tristesse  na  pas  seule- 
ment pour  objet  des  hommes  et  des  choses  qui  nous  sont  chers  et  que 
vous  menacez  ;  elle  a  d'autres  causes,  et  plus  profondes  encore  :  c'est 
une  tristesse  patriotique. 

Au-dessus  des  disputes,  des  passions,  si  vous  voulez,  des  excès 
de  tous  les  partis,  il  y  a  un  fait  qui  domine  l'histoire  de  ces  dernières 
années.  C'est  Vimmense,  l'universelle  aspiration  de  ce  pays  vers  l'apai- 
sement et  la  réconciliation.  C'est  le  désir  impérieux  de  voir  enfin  les 
cœurs  se  rapprocher  et  les  volontés  s'unir  dans  le  service  de  la 
patrie,  dans  le  commun  dévouement  à  sa  grandeur. 

Au  milieu  de  cette  variété  que  j'ai  dite,  des  idées,  des  opinions, 
des  croyances,  qui  divisent  nos  générations,  il  semble  qu'à  la  place 
de  l'unité  des  intelligences  et  des  âmes,  désormais  brisée,  qu'aucune 
force  humaine  ne  peut  rétablir,  grandisse  et  se  fortifie  toujours 
davantage  le  sentiment,  le  besoin,  la  nécessité  de  la  concorde  patrio- 
tique. Dans  l'écroulement  de  toutes  les  institutions  du  passé,  dans 
le  déchirement  des  liens  qu'elles  avaient  formés,  l'idée  de  la  patrie 
devient  chaque  jour  plus  puissante,  et,  par  un  secret  instinct,  la 
foule  embrasse  plus  étroitement  son  image  sacrée,  comme  la  cité 
romaine  le  palladium  antique,  pour  lui  demander  de  rétablir  entre 
les  citoyens  l'harmonie  rompue  :  et  c'est  là,  dans  ce  concours  de 
tous  au  bien  public  que  peut  se  rencontrer  seulement  cette  unité 
morale  que  vous  cherchez  vainement  dans  les  lois  et  dans  les 
décrets  (1). 

Hélas!  ces  nobles  accens,  s'ils  provoquèrent  des  «  applau- 
dissemens  répétés,  »  ne  touchèrent  ni  les  esprits,  ni  les  cœurs. 
Après  la  loi  sur  les  associations,  ce  fut  toute  la  série  des 
mesures,  à  la  fois  illégales  et  injustes,  contre  les  congrégations 

(1)  Discours  et  écrits  divers,  t.  VII,  p.  261,  241-242,  267-268. 


102  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

religieuses;  ce  fut  ensuite  tout  ce  qui  pre'para,  accompagna  et 
suivit  la  loi  de  séparation,  douloureux  e'pisodes  d'une  histoire 
qui  ne  nous  est  que  trop  présente,  et  dont  je  ne  voudrais  pas 
remuer  ici  les  cendres  mal  éteintes.  Puisse  l'histoire  de  demain 
réparer  une  partie  des  ruines  que  nous  avons  imprudemment, 
de  nos  propres  niains,  accumulées  sur  notre  sol  !  Albert  de  Mun 
ne  verra  pas  ces  réparations  nécessaires  :  il  les  aura  du  moins 
préparées  par  l'excellence  des  conseils  et  des  avertissemens 
qu'il  nous  aura  prodigués;  surtout,  il  aura  tout  fait  pour  nous 
épargner  l'amertume  des  déboires  dont  il  prévoyait  la  longue 
succession. 

Quand  on  vient  de  lire  la  suite  des  quelques  rares  discours 
ou  allocutions,  et  surtout  des  innombrables  articles  qu'il  a  inti- 
tulés Combats  d'hier  et  d'aujourd'hui,  on  reste  émerveillé  de 
tout  ce  qu'il  a  dépensé  là,  d'éloquence,  de  verve,  d'habileté  dia- 
lectique, de  ferme  bon  sens,  de  justes  pressentimens,  d'ironie 
vengeresse.  Ses  adversaires  ont  la  force  pour  eux;  mais  lui,  il  a 
la  raison,  l'équité,  une  partie  croissante  de  l'opinion,  et  l'avenir. 
Il  sait  bien  qu'il  sera,  —  provisoirement,  —  vaincu;  mais  il  se 
bat  pour  l'honneur,  pour  libérer  son  âme  et  toutes  celles  qui 
vibrent  à  l'unisson  de  la  sienne,  pour  agir  sur  certains  esprits 
non  prévenus  et  sur  certaines  consciences;  il  se  bat  enfin  «  pour 
Dieu  »  et  «  pour  la  France  ;  »  et  les  coups  qu'il  porte,  si  quelques- 
uns  s'égarent  parfois  dans  le  vide,  font  souvent  de  rudes  bles- 
sures. Blessures  tout  idéales,  dira-t-on  :  oui,  peut-être,  à  en 
juger  par  l'effet  immédiat;  mais  sait-on  jamais  l'influence  exacte 
qu'exerce  toute  parole  sincère,  même  sur  ceux  qui  l'ont  tout 
d'abord  repoussée?  En  tout  cas,  aie  voir  défendre  pied  à  pied,  la 
plume  à  la  main,  ses  positions  avec  une  vigueur,  un  sang-froid, 
une  maîtrise  qu'ils  pouvaient  lui  envier,  les  contradicteurs 
d'Albert  de  Mun  ont  "dû  plus  d'une  fois  se  féliciter  que  la  tribune 
lui  fût  interdite  :  ils  auraient  sans  doute  triomphé  quand  même, 
mais  peut-être  moins  aisément,  et  tel  de  leurs  triomphes  aurait 
fort  bien  pu  paraître,  aux  yeux  mêmes  de  leurs  amis,  assez  peu 
glorieux. 

Ce  vaillant  lutteur  n'a  jamais  connu  le  découragement, 
mais  il  a  plus  d'une  fois  connu  l'amertume.  Si  bien  trempé 
que  l'on  soit,  on  se  lasse  de  toujours  combattre,  et  d'échouer 
toujours,  ou  tout  au  moins  de  ne  jamais  toucher  du  doigt  les 
résultats  de  son  effort.  Un  jour,  —  c'était  le  i^  janvier  1908,  — 


ALBERT    DE    MUN. 


103 


jetant  un  rapide  coup  d'œil  sur  l'année  écoulée,  il  se  livrait 
à  un  «  examen  de  conscience  »  mélancolique.  La  loi  de  sépa- 
ration avait  développé  ses  premières  conséquences.  «  L'écrou- 
lement de  l'antique  édifice  où  s'abritait  l'Eglise  de  France  » 
n'était  pas  pour  lui  «  la  pire  des  douleurs.  »  «  Qu'il  ait  pu 
s'accomplir,  avouait-il,  dans  la  froide  indifi'érence  d'une  nation 
subjuguée,  voilà  la  tristesse  indicible...  c'est  le  grand  deuil  et 
l'humiliation  dernière.  Je  n'ai  point,  depuis  Metz,  éprouvé  plus 
amèrement  la  honte  d'une  défaite  sans  gloire  (1).  »  Et  certes, 
cette  tristesse  est  infiniment  respectable.  Mais  l'expression  n'en 
est-elle  pas  un  peu  excessive?  Ne  révèle-t-elle  pas  de  la  part  de 
son  auteur,  avec  une  certaine  puissance  d'illusion,  une  dispo- 
sition d'esprit  insuffisamment  réaliste?  Admirable  chrétien, 
d'une  fidélité  et  d'une  docilité  spirituelles  à  toute  épreuve, 
Albert  de  Mun  avait  quelque  peine  à  se  dégager  de  certaines 
formes  consacrées  par  un  long  usage.  11  prenait  son  mot  d'ordre 
à  Rome,  et  il  s'y  tenait  avec  une  énergie  sans  défaillance.  Il  avait 
toujours  été  ainsi.  Il  nous  raconte  que  tout  jeune,  au  moment 
des  discussions  sur  l'infaillibilité  pontificale,  il  avait  échappé 
à  l'infiuence  de  Mgr  Dupanloup,  alors  dominante  dans  sa 
famille.  «  Je  me  sentais,  par  tendance  naturelle,  nous  dit-il, 
et  peut-être  par  habitude  de  la  discipline  militaire,  plus  porté 
vers  la  simple  obéissance  (2).  »  Plus  tard,  quand  Léon  XIII 
lui  demanda  le  sacrifice  de  ses  idées  royalistes,  et  plus  tard 
encore,  quand  le  même  Léon  XIII  l'invita  «  assez  vivement  » 
à  renoncer  à  son  projet  d'organiser  un  parti  catholique,  il 
s'empressa  de  déférer  à  ces  invitations,  «  ayant,  disait-il,  envers 
le  Pape,  l'obéissance  facile  et  joyeuse  (3).  »  Rien  assurément 
de  plus  légitime.  Mais  avouons,  d'autre  part,  que  cette  disposi- 
tion, poussée  un  peu  loin,  n'est  pas  très  conciliable  avec  le 
goût  des  initiatives  et  des  essais  d'adaptation.  Bref,  à  la  foi 
d'Albert  de  Mun,  il  manquait  un  peu  de  cette  inquiétude  qui 
est,  dans  l'ordre  intellectuel  et  religieux,  ce  qu'est  le  scrupule 
dans  l'ordre  moral,  et  qui,  si  elle  a  ses  périls,  a  bien  aussi 
son  charme  et  sa  puissance.  Et  peut-être  aussi  n'a-t-il  pas  senti 

(1)  Combats  d'hier  et  d'aujourd'hui,  t.  III,  p.  7  et  8. 

(2)  Ma  vocation  sociale,  p.  6. 

(3)  Combats  d'hier  et  d'aujourd'hui,  supplément  à  ia  1"  série,  p.  265-266.  Albert 
de  MuQ  avoue  pourtant  ailleurs  (Combats,  t.  V,  p.  169),  que,  dans  le  second  cas, 
«  ce  fut  un  coup  très  rude.  »  Ce  le  fut  aussi  dans  le  premier. 


i04  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  fortement  qu'on  aurait  pu  le  souhaiter  cette  merveilleuse 
faculté  d'évolution  que  possède  l'Église  et  par  laquelle,  sans 
jamais  cesser  d'être  elle-même,  elle  se  plie  de  siècle  en  siècle 
aux  circonstances  les  plus  diverses,  s'accommode  des  régimes 
les  plus  opposés  et  poursuit  inlassablement  son  œuvre  d'apos- 
tolat. 

Des  réflexions  de  cette  nature,  si  elles  avaient  été  plus 
familières  à  l'esprit  d'Albert  de  Mun,  auraient-elles  suffi  à  lui 
faire  atténuer  la  violence  un  peu  intransigeante  des  anathèmes 
qu'il  a  prononcés  contre  la  loi  de  séparation  et  contre  ceux 
qui  l'ont  trop  facilement  acceptée?  Je  ne  sais.  Mais  comme  il 
n'était  pas  l'homme  des  longues  imprécations  stériles,  il  se 
ressaisissait  bien  vite,  et  à  l'indifférence  religieuse  générale 
qu'il  avait  si  douloureusement  constatée,  et  qui  semble  l'avoir 
surpris  plus  que  de  raison,  il  s'empressa  de  chercher  un 
remède.  Négligeant  d'ailleurs,  comme  à  son  ordinaire,  le  côté 
intellectuel  du  problème,  il  en  envisagea  avec  une  virile  loyauté 
le  côté  social.  11  se  retrouvait  là  sur  son  terrain,  il  y  rencontrait 
d'actifs  et  dévoués  collaborateurs.  L'un  d'eux,  Mgr  Gibier,  le 
généreux  évêquede  Versailles,  avait  dit  :  «  Le  peuple  ne  connaît 
pas  le  clergé...  Quand  le  clergé  comprendra-t-il  qu'il  ne  lui 
serait  pas  difficile  de  gagner  le  cœur  du  peuple,  s'il  le  voulait 
sérieusement?  »  Albert  de  Mun  commentait  avec  chaleur  ces 
trop  justes  paroles  qui  faisaient  écho  à  des  idées  qu'il  avait 
souvent  exprimées  lui-même  :  «  Je  voudrais  voir,  s'écriait-il 
dès  1892,  je  voudrais  voir  dans  tous  les  diocèses  de  France  un 
certain  nombre  de  prêtres  choisis,  jeunes,  actifs,  intelligens, 
étudiant  les  questions  sociales  et  se  préparant  à  pouvoir  les 
traiter  devant  un  auditoire  populaire,  étudiant  les  questions 
agricoles  et  pouvant  en  entretenir  les  paysans,  étudiant  les 
questions  économiques  et  pouvant  fonder  des  sociétés  de  crédit, 
des  associations  ouvrières,  n'étant  pourvus  ni  de  cures,  ni  de 
vicariats,  ne  recevant  pas  de  traitement  de  l'Etat,  et  libres 
ainsi  de  tous  liens  avec  l'administration,  montant  droit  au 
peuple  pour  le  réconcilier  avec  l'Eglise  (1).  » 

A  cette  réconciliation,  dont  il  ne  voulait  pas  désespérer, 
«  n'aimant  point,  disait-il,  à  s'asseoir  longtemps  sur  les 
ruines,  »  Albert  de  Mun  a  travaillé  jusqu'au  bout  avec  un  beau 

(1)  Discours  et  écrits  divers,  t.  V,  p.  129-130.  ^ 


ALBERT    DE    MUN.  405 

courage.  Ne  pouvant  plus  collaborer  par  ses  discours  aux  lois 
sociales  qui  venaient  en  discussion  à  la  Chambre,  il  y  collabo- 
rait par  ses  articles,  soutena,nt  et  le'gitimant  les  réformes  heu- 
reuses, les  provoquant  souvent,  tâchant  d'y  intéresser  l'opinion, 
mettant  au  service  de  tous  les  hommes  de  bonne  volonté  son 
autorité  et  son  expérience.  Il  était  plus  écouté  qu'il  ne  l'avait 
jamais  été.  Les  ironies  ou  les  injures  dont  on  l'avait  accablé 
jadis  se  faisaient  plus  rares.  On  finissait  par  rendre  justice, 
même  dans  certains  milieux  qui  lui  avaient  été  longtemps 
hostiles,  non  seulement  k  l'élévation  et  au  désintéressement, 
mais  encore  à  la  justice  de  quelques-unes  au  moins  de  ses 
idées.  C'est  qu'il  n'était  plus  un  isolé  comme  il  l'avait  été  à  ses 
débuts.  A  la  longue,  son  action  s'était  fait  sentir,  même  à  ses 
adversaires  ;  ses  doctrines,  approuvées  d'ailleurs  et  adoptées 
par  la  plus  haute  autorité  morale  qui  soit  au  monde,  avaient 
recruté  d'ardens  prosélytes.  Il  avait  derrière  lui,  et  avec  lui, 
toute  une  jeunesse  de  «  chrétiens  sociaux,  »  celle-là  même  qui 
organisait  les  Semaines  sociales,  qui  suivait  librement  ses 
inspirations  et  se  réclamait  de  son  exemple.  Grâce  en  partie  à 
lui,  il  devenait  de  plus  en  plus  difficile  de  dire  et  de  croire  que 
l'Église  se  désintéressait  du  peuple.  «  Et  vraiment,  disait-il  un 
jour,  moi  qui  rêve  pour  mon  pays  le  retour  complet  à  la  foi 
chrétienne,  et  qui,  dans  ma  carrière,  ne  me  suis  attaché  forte- 
ment qu'à  cette  seule  idée  (1)...  »  Si  ce  noble  rêve  doit  se 
réaliser  un  jour,  par  son  œuvre  sociale,  Albert  de  Mun  en  aura 
hâté  l'avènement. 

II 

Il  l'aura  hâté  plus  peut-être  encore  par  son  œuvre  patrio- 
tique. De  tout  temps,  il  s'était  passionnément  préoccupé  des 
questions  concernant  la  défense  nationale.:  Comme  tous  les 
hommes  de  sa  génération,  il  avait  connu  la  France  si  grande, 
si  glorieuse,  si  respectée,  qu'il  ne  se  consolait  pas  de  la  voir 
déchue  de  ce  rang  unique.  Soldat,  gentilhomme,  chrétien,  il 
l'aimait,  si  l'on  peut  dire,  d'un  triple  amour;  ou  plutôt  encore, 
toutes  les  ardeurs  de  sa  grande  âme  se  fondaient  pour  elle  dans 
une  tendresse  hautement  religieuse.  La  mission  providentielle 

(1)  Dicours  et  écrits  divers,  t.  VII,  p.  26B. 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  France,  c'était  pour  lui,  nous  l'avons  vu,  une  de  ces  véri- 
tés d'évidence  qu'on  ne  discute  même  pas.  Aussi,  de  quel  cœur, 
dès  qu'il  en  a  le  pouvoir,  il  se  propose  de  travailler  au  relève- 
ment de  la  patrie  vaincue!  Dès  son  entrée  à  la  Chambre,  il  ne 
perd  pas  une  occasion  d'intervenir  dans  les  débats  où  l'intérêt 
national  lui  parait  engagé  :  les  expéditions  coloniales,  les  lois 
militaires,  lui  inspirent  des  discours  à  la  fois  si  compétens  et  si 
élevés,  que,  plus  d'une  fois,  il  réussit  à  rallier  la  presque  unani- 
mité non  seulement  des  applaudissemens,  mais  des  votes.  C'est 
dans  un  discours,  dontquelquespartiessontd'ailleursdiscutables, 
sur  le  projet  de  loi  militaire  de  1887,  qu'en  évoquant  la  charge 
épique  de  Sedan,  il  obtenait  le  plus  beau  triomphe  oratoire  de 
toute  sa  carrière  parlementaire.  C'est  dans  un  discours,  admi- 
rable de  tout  point,  sur  le  maintien  de  nos  droits  historiques 
à  Madagascar,  qu'il  parvenait  h  grouper  autour  de  lui  450  suf- 
frages contre  32.  Et  il  était  très  justement  fier  de  ce  succès. 
«  Il  s'était  fait,  disait-il  plus  tard,  il  s'était  fait  dans  la  Chambre 
un  grand  courant  de  patriotisme  qui  avait  entraîné  presque  tout 
le  monde,  éteignant  pour  un  moment  les  dissentimens,  les 
divisions  de  parti,  les  discordes  politiques.  On  n'avait  eu  devant 
les  yeux  que  l'honneur  national  et  la  tradition  française.  »  Et 
il  ajoutait  :  «  C'est  un  des  meilleurs  souvenirs  de  ma  vie 
publique  que  d'avoir  pu,  ce  jour-là,  contribuer  en  quelque 
chose  à  cet  acte  d'union  patriotique  (1).  » 

Cependant,  les  années  passaient,  et,  à  mesure  qu'elles  s'écou- 
laient, elles  apportaient  au  patriotisme  un  peu  jaloux,  mais  si 
clairvoyant  d'Albert  de  Mun,  plus  d'un  sujet  d'alarme  ou  d'in- 
quiétude. Notre  désunion  intérieure  allait  croissant;  l'idée  de 
patrie  était  en  butte  à  des  attaques  insidieuses  ou  cyniques  ;  le 
pacifisme  faisait  chaque  jour  de  nouvelles  recrues;  l'armée, 
moins  respectée  qu'autrefois,  voyait  son  organisation  âprement 
discutée  par  les  théoriciens  socialistes.  En  même  temps,  nos 
amitiés  se  modifiaient  ;  des  alliances,  des  ententes  nouvelles 
s'esquissaient,  s'élaboraient  daîis  le  mystère  des  chancelleries, 
dont  on  n'apercevait  pas  toujours  très  nettement  la  raison 
d'être,  —  nous  l'avons  vue  depuis,  —  et  auxquelles  notre  amour- 
propre  devait  consentir  p}us  d'un  sacrifice.  D'autre  part,  les 
orages   s'amoncelaient  au   delà  du  Rhin  :  d'année  en  année, 

(i)  Discours,  l.  III,  p.  344-345.  —  Cf.  p.  189-209. 


ALBERT    DE    MUN.  107 

l'insolence  et  les  exigences  de  la  puissance  d'orgueil  et  de  proie 
augmentaient,  devenaient  plus  difficiles  à  satisfaire.  L'avenir 
était  trouble,  et  l'on  conçoit  que  d'année  en  année,  fort  de  son 
autorité  et  de  son  expérience,  Albert  de  Mun  ait  cru  devoir 
multiplier  les  avertissemens  et  les  conseils. 

Il  se  plaignait  un  jour  de  l'obscurité  voulue  et  silencieuse 
dans  laquelle,  depuis  le  traité  de  Francfort,  s'enveloppait  noire 
politique  étrangère,  et,  servi  par  son  sûr  instinct,  il  en  dénon- 
çait admirablement  la  «  raison  profonde  :  » 

Depuis  trente-huit  ans,  disait-il,  nous  portons  le  poids  d'une  défaite 
invengée.  C'est  notre  grande  faiblesse.  Les  nafcions,  pas  plus  que  les 
individus,  ne  demeurent  impunément,  aux  yeux  du  monde,  frappés 
d'une  brutale  injure. 

La  cruelle  meurtrissure  de  i 870  ne  saurait  être  comparée  à  aucune 
autre.  L'Autriche,  après  Sadowa,  perdit  son  rang  en  Allemagne;  la 
Russie,  après  Moukden  et  Tsoushima,  fut  atteinte  dans  sa  puissance 
militaire.  Nous,  nous  avons  laissé  aux  mains  de  l'ennemi  un  morceau 
de  notre  chair,  et  cette  plaie,  toujours  saignante  à  notre  flanc,  nous 
marque  du  stigmate  des  vaincus,  en  même  temps  qu'elle  nous  humilie 
comme  un  public  aveu  d'impuissance  (1). 

On  ne  saurait  plus  fortement  dire.  Oui,  c'est  bien  là,  — 
nous  nous  en  rendons  compte  aujourd'hui  plus  clairement  que 
jamais,  —  la  cause  unique  du  mal  qui,  quarante-quatre  ans 
durant,  a  empoisonné  toute  notre  histoire  nationale.  Nos  divi- 
sions intérieures,  nos  absurdes  querelles,  même,  —  surtout  peut- 
être,  —  notre  anticléricalisme,  les  timidités,  les  gaucheries,  les 
réticences  de  notre  politique  extérieure,  tout  ce  malaise  où 
nous  vivions  était  un  fruit  de  la  défaite.  Nous  avions  été  vaincus, 
et  nous  ne  nous  consolions  pas  de  nous  être  laissé  battre;  nous 
n'étions  plus  une  puissance  de  premier  plan,  et  nous  n'étions 
pas  résignés,  comme  l'Autriche,  à  n'être  qu'un  a  brillant 
second  ;  »  il  y  avait  contradiction  entre  la  réalité  d'aujourd'hui 
et  notre  rêve,  un  rêve  qui  avait  été  la  réalité  d'hier  et  qu'un 
secret  pressentiment  nous  avertissait  devoir  être  la  réalité  de 
demain.  Et  nous  attendions,  las,  amers,  impatiens  et  inquiets 
tout  ensemble,  l'heure  du  destin  que  nos  scrupules  d'humanité 
nous  interdisaient  de  provoquer. 

En  l'attendant,  cette  «  heure  décisive,  »  que  longtemps  il  a 

(1)  Combats  d'hier  et  d'aujourd'hui,  X.  III,  p.  175-176. 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

désespéré  de  jamais  voir,  Albert  de  Mun  refrénait  comme  il 
pouvait  son  impatience.  Elle  s'échappait  quelquefois  :  son  sen- 
timent très  vif  et  volontiers  ombrageux  de  la  fierté  nationale 
s'accommodait  mal  des  concessions,  des  faiblesses  peut-être,  des 
timidités  et  des  prudences  de  la  diplomatie.  Non,  certes,  qu'il 
fût  incapable  de  se  contenir  :  il  l'a  bien  prouvé  au  moment  de 
Fachoda,  lorsqu'il  renonça,  par  patriotisme,  à  une  interpellation 
que  l'on  jugeait  dangereuse.  Non  qu'il  poussât  à  la  guerre  : 
comme  nous  tous,  il  se  serait  reproché  de  prendre,  à  cet  égard, 
une  responsabilité  quelconque  ;  mais  il  n'en  avait  pas  peur  et 
il  la  croyait  inévitable.  «  Ahl  l'horreur  de  la  guerre!  s'écriait- 
il.  Comment  pourrais-je  l'oublier?  Oui,  la  guerre  est  horrible, 
source  de  larmes  et  de  douleurs,  féconde  cependant,  source 
aussi  de  grandeur  et  de  prospérité.  C'est  l'histoire  du  monde 
et  la  leçon  des  siècles.  Il  y  a,  pour  les  nations  comme  pour  les 
hommes,  des  épreuves  nécessaires  à  leur  force  (1).  » 

Ces  vérités,  qui  nous  sont  aujourd'hui  douloureusement 
familières,  choquaient  alors,  —  c'était  en  1910,  —  plus  d'une 
oreille  trop  pacifiste,  Albert  de  Mun  pressentait  qu'il  devenait 
urgent  de  les  rappeler.  Les  alertes  succédaient  aux  alertes.  La 
question  marocaine,  à  peine  posée,  s'annonçait  grosse  de 
complications  internationales.  Le  péril  que  recouvraient  ces 
complications,  personne  ne  l'a  mieux  vu,  ni  plus  clairement 
dénoncé  qu'Albert  de  Mun.  «  Le  Maroc,  écrivait-il,  le  Maroc,  si 
longtemps  inconnu,  commençait  à  laisser  deviner  ses  ressources 
et  ses  richesses.  L'Allemagne,  poussant  ses  commerçans  sur 
tous  les  points  du  monde,  les  jetait  sur  ses  rives.  Elle  y  rencon- 
trait les  nôtres,  les  premiers  par  le  nombre  et  les  transactions. 
Vorgueil  germain  décida  qu'il  serait  le  maître,  là  comme  par- 
tout. Sous  ïaffaire  marocaine ,  comme  sous  toutes  celles  qui 
agitent  l'Europe  à  l'heure  présente,  il  y  a  la  prétention  germa- 
nique à  romnipotence.  Le  geste  de  Tanger  n'eut  pas  d'autre 
signification  (2).  » 

A  cette  prétention  croissante,  Albert  de  Mun  sentait  bien 
que,  sous  peine  d'une  irrémédiable  déchéance,  il  nous  faudrait, 
tôt  ou  tard,  résister  par  la  force  ;  e*  peut-être,  dans  le  fond  de 
son  cœur,  s'applaudissait-il,  puisqu'il  fallait  en  venir  là,  que 
l'orgueilleuse  et  brutale  et  maladroite  Allemagne  prît  comme 

(1)  Combats  d'hier  et  d'aujourd'hui,  t.  V,  p   216. 

(2)  kl.,  t.  III,  p.  148  149. 


ALBERT    DE    MUN. 


109 


à  tâche  d'exaspérer  notre  dignité  et  d'entretenir  ou  de  réveiller 
en  nous  les  sentimens  qui  devaient  un  jour  nous  dresser,  d'un 
élan  unanime,  contre  son  insolente  et  agressive  audace.  Et  sur- 
tout, vieil  Africain  qu'il  était,  il  se  réjouissait  que  sa  chère 
Afrique  eût  été  choisie  par  la  Providence  pour  être  comme  le 
champ  de  manœuvres  et  d'expériences  d'où  notre  jeune  armée 
allait  s'élancer,  quand  il  lui  faudrait  courir  sus  aux  Barbares. 
Cette  affaire  marocaine  dont  beaucoup,  parmi  nous,  méconnais- 
saient l'intérêt  et  la  nécessité,  il  en  avait,  dès  la  première  heure, 
conçu  toute  la  portée,  et  il  employa  tous  ses  efforts  à  faire  par- 
tager sa  conviction  au  public.  Je  ne  décide  pas  si  la  méthode 
d'action  rapide  et  hardie  qu'il  préconisait  n'était  pas  préférable 
à  la  méthode  plus  lente,  parfois  un  peu  timide  et  indécise,  qu'on 
a  employée.  Mais,  même  s'il  était  prouvé  qu'il  eût  tort  sur  ce 
point,  —  avouerai-je,  tout  profane  que  je  sois,  que  je  suis  tenté 
de  lui  donner  raison?  ' —  comme  il  faut  lui  savoir  gré  de  ses 
campagnes  de  presse  pour  appuyer  notre  intervention,  «  au 
risque  d'un  désaccord  toujours  pénible  avec  plusieurs  de  ses 
amis,  »  et  cela  «  non  pas  seulement  parce  que  le  drapeau  était 
engagé,  mais  parce  qu'il  l'était,  à  ses  yeux,  pour  une  cause 
juste  et  nationale  1  »  Et  définissant  à  ce  propos  son  dessein  et 
son  effort,  il  disait  : 

Dès  le  premier  jour,  quand  s'est  réveillée  la  question  marocaine, 
j'ai  essayé  de  montrer  qu'elle  était  une  question  algérienne,  française  par 
conséquent.  Ten  ai  cherché  les  origines  dans  notre  histoire  d'Afrique, 
à  l'heure  où,  après  l'Isly,  le  traité  de  1845,  au  lieu  de  la  trancher,  la 
posa  comme  une  menace  pour  l'avenir  en  laissant  l'Algérie  sans  fron- 
tière, et  sa  sécurité  sans  garantie. 

fai  répété,  chaque  fois  que  les  circonstances  m'ont  amené  à  exprimer 
mon  opinion,  qu'assurément  ce  serait  une  entreprise  téméraire 
d'essayer  la  conquête  du  Maroc,  mais  que  nous  ne  pouvions,  sans 
trahir  notre  propre  cause,  nos  intérêts  les  plus  essentiels,  l'abandonner 
à  une  autre  puissance  européenne,  permettre  à  aucune  d'entre  elles  d'y 
établir  une  prépondérante  influence  (1). 

C'était  là  un  programme  très  sage  et  très  fier,  et  Albert  de 
Mun  s'y  tenait  obstinément  fidèle.  Pour  le  remplir,  il  se  sentait 
soutenu,  plus  qu'il  n'avait  coutume  de  l'être,  par  la  conspira- 

(1)  Combats  d'kier  et  cf aujourd'hui,  t.  IV,  p.  192. 


110  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lion  de  l'opinion  publique.  Les  provocations  allemandes  nous 
réveillaient  enfin  de  notre  long  sommeil  pacifique.  Nous 
recommencions  à  comprendre  tout  le  sens  de  cette  parole  de 
Prévost-Paradol  dans  la  France  nouvelle  :  <(  Il  n'y  a  point  de 
milieu  pour  une  nation  qui  a  connu  la  grandeur  et  la  gloire, 
entre  le  maintien  de  son  ancien  prestige  et  la  complète  impuis- 
sance. »  Une  jeunesse  nouvelle  se  levait,  dont  Albert  de  Mun 
saluait  avec  une  joie  tremblante  les  impatiences  et  les  ardeurs. 
«  Elle  est  lasse,  disait-il,  de  notre  deuil  stérile.  Elle  attend, 
inconsciente  du  besoin  qui  la  tourmente,  au  lieu  des  glas  funè- 
bres, des  appels  de  clairon.  Qui  les  sonnera  (1)?  »  Et  ailleurs  : 
<(  On  dirait  qu'un  renouveau  de  foi  patriotique  s'est  allumé 
dans  les  âmes.  Est-ce  bien  cela?  Je  l'écris  en  tremblant  (2).  » 
Mais  d'autres  fois  il  ne  tremblait  pas.  Saluant  un  jour,  à  propos 
d'un  monument  inauguré  sur  le  plateau  d'Illy,  les  héros  de 
Sedan,  il  s'écriait  :  «  Quand  on  parle  d'eux,  mon  cœur  de 
vingt  ans  se  remet  à  battre  dans  ma  vieille  poitrine,  pareil  au 
sing  du  cheval  de  troupe  réformé  par  l'âge,  qui  bondit  dans 
ses  veines  à  l'appel  de  la  trompette.  »  Et  se  retournant  vers 
«  les  jeunes  soldats  de  son  régiment  toujours  aimé,  »  il  leur 
adressait  un  h  confiant  hommage  :  »  «  L'école,  disait-il,  est 
toujours  ouverte,  conservant  à  la  France  sa  réserve  de  «  braves 
gens.  »  Quand  l'heure  sonnera,  ils  répondront  comme  Galliffet  : 
«  Tant  qu'il  en  restera  un.  » 

L'heure  ne  devait  plus  beaucoup  tarder  à  sonner.  Après 
Tanger,  Algésiras,  Casablanca,  —  Agadir.  Cette  fois,  la  mesure 
était  comble. 

Le  coup  d'Agadir,  a  écrit  Albert  de  Mun,  le  coup  d'Agadir  avait 
frappé,  comme  la  baguette  magique,  le  cœur  de  la  France  engourdie. 
En  un  moment,  elle  fut  debout  ;  ses  fils,  ranimés,  se  regardèrent  dans 
les  yeux,  et  reconnurent  le  visage  ancestral.  Il  y  eut  un  cri,  qui  courut 
comme  un  choc  électrique  :  «  En  voilà  assez  !  » 

Vous  souvenez-vous?  Cet  été,  au  milieu  de  l'angoisse  qui  nous 
étreignait,  quelle  joie  soudaine,  et,  chez  nous  autres,  les  vieux,  quel 
orgueil  rajeuni!  Et  vous  devinez  bien  ce  que  je  pense,  au  fond  du 
cœur  :  vous  le  pensez  aussi.  Jamais  heure  ne  fut  plus  propice!  La 
brutalité  germanique  avait  mis  tout  le  monde  à  nos  côtés!  La  nation 
était  prête  !  Au  lieu  de  cela...  Ah  !  il  faut  enfermer  cette  douleur! 

(1)  Pour  la  Patrie  (Émile-Paul),  p.  196-197. 

(2)  Id.,  p.  ni,  207,  222. 


ALBERT    DE    MUN. 


111 


Et  il  consentait  bien  è.  l'enfermer,  cette  douleur  peut-être  un 
peu  impatiente;  mais  il  voulait  en  garder  la  mémoire.  «  La 
guerre,  disait-il,  impossible  hier,  est  là  qui  nous  guette.  »  Et  il 
croyait  de  son  devoir  de  dire  à  ses  compatriotes  toute  la  vérité. 
«  Je  vois  et  j'entends,  déclarait-il,  et  c'est  assez.  Je  vois  que, 
derrière  le  Rhin,  on  travaille  sans  trêve,  sans  défaillance,  avec 
cette  vigueur  que  donnent  à  l'action  l'unité  de  direction,  la 
permanence  des  volontés.  Je  vois  que  les  lignes  de  transport  se 
multiplient  tjer5  la  frontière  de  la  Belgique  et  du  Luxembourg, 
que  les  dirigeables,  que  les  flottes  d'aéroplanes  se  construisent 
avec  une  activité  fiévreuse,  que,  demain,  ils  auront  partout 
leurs  ports  d'attache  organisés  :  je  vois  que,  derrière  les  canons, 
se  massent  les  caissons  automobiles,  prêts  au  ravitaille- 
ment... (1).  »  Hélas!  il  voyait, ou  prévoyait  trop  bien;  et  comme 
on  aurait  dû  l'écouter  davantage!  Au  reste,  quand  on  relit 
aujourd'hui  les  doux  volumes  qu'Albert  de  Mun  a  intitulés 
Pour  la  patrie  et  l'Heure  décisive,  et  où  il  a  recueilli  ses  articles 
de  1912  et  de  1913,  on  ne  peut  s'empêcher  d'être  frappé  de  la 
hauteur  patriotique  de  vues,  de  la  finesse  de  sens  politique,  de 
la  justesse  prophétique  de  vision  dont  ils  témoignent.  Si  la 
guerre  de  1914  a  surpris  un  trop  grand  nombre  d'entre  nous, 
c'est  qu'ils  n'avaient  pas  assez  lu  et  médité  ces  pages  qui 
auraient  dû  résonner  à  leurs  oreilles  comme  l'appel  viril  du 
clairon  d'alarme.  Et  si  les  événemens  nous  ont  trouvés  militai- 
rement moins  prêts  que  nous  n'aurions  dû  l'être,  c'est  que  «  ces 
articles  passionnés  qui  paraissaient  appeler  la  guerre,  à  force  de 
la  prévoir  (2)  »  n'avaient  pas  eu,  au  Parlement  et  dans  les 
conseils  de  nos  gouvernans,  tout  le  retentissement  qu'ils 
auraient  dû  avoir. 

Une  première  fois,  la  diplomatie,  —  une  diplomatie  peut- 
être  trop  habile,  et  dont  certains  procédés  allaient  être  bientôt 
sévèrement  condamnés,  —  réussissait  à  écarter,  ou  plutôt  à 
ajourner  le  conflit.  Ce  fut,  on  se  le  rappelle,  au  prix  de 
concessions  que  nous  avions  le  droit  de  trouver  injustifiées  et 
douloureuses. 

Après  bien  des  années  d'un  silence  tristement  involontaire, 
Albert  de  Mun  remonta  à  la  tribune  pour  présenter,  sur  les 
longues  négociations  engagées  et  subies  par  le  gouvernement 

(1)  Pour  la  Patrie  (Émile-Paul),  t.  IV,  p.  146. 

(2)  Id.,  t.  V,  p.  214.' 


H2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

français,  toutes  les  justes  réserves  que  lui  inspirait  sa  fierté 
patriotique.  La  Chambre  lui  fit,  à  plusieurs  reprises,  d'enthou- 
siastes ovations,  le  couvrit  d'applaudissemens,  mais  rejeta  sa 
motion.  Jamais  échec  parlementaire  ne  fut  plus  glorieux  :  tous 
les  cœurs  étaient  visiblement  avec  l'orateur;  mais  il  n'est  pas 
rare,  en  France,  que  la  raison  soi-disant  politique  désavoue  les 
suggestions  de  la  sensibilité.  Albert  de  Mun  en  fit  une  fois  de 
plus  l'expérience;  mais  il  avait  rempli  tout  son  devoir, et  quand 
il  lança  son  fameux  cri  :  «  Ah!  messieurs  les  ministres,  il  faut 
que  vous  lui  rendiez  grâce  avec  nous  à  ce  généreux  pays  !  Il 
vous  a  sauvés  de  vous-mêmes!  »  il  dut  sentir,  à  l'accueil  qui  lui 
fut  fait,  qu'il  avait  libéré  l'âme  française  et  préparé  les  répara- 
tions futures. 

Ce  n'était  point  une  illusion.  De  tous  les  points  de  la  France 
les  lettres  affluent,  lui  prouvant  qu'il  a  touché  juste,  que  «  la 
France  ne  veut  pas  périr,  qu'elle  ne  veut  pas  être  livrée, 
qu'elle  ne  veut  plus  être  humiliée.  »  «  Ma  plume  et  ma  parole, 
écrit-il,  sont  à  son  service.  »  Et  à  la  chute  du  ministère  Cail- 
laux,  il  ouvre  une  campagne  pour  saluer  et  encourager  «  le 
réveil  du  pays.  »  Campagne  toute  patriotique,  et  exclusivement 
patriotique,  en  dépit  des  vœux  que  lui  adressent  certaines  des 
innombrables  lettres  qu'il  recevait.  «  Quelques-unes,  déclare- 
t-il,  m'appellent  sur  le  terrain  politique.  Je  ne  m'y  laisserai  pas 
attirer.  Lheiire  est  trop  poignante.  C'est  quelque  chose  comme 
celle  d'il  y  a  quarante  et  un  ans,  quand  la  patrie  rassembla 
tous  ses  fils,  sans  distinction  de  croyances  ou  d'opinions,  sans 
souci  des  mains  qui  tenaient  le  drapeau.  »  Noble  attitude,  en 
vérité,  et  qui,  avec  une  générosité  à  laquelle  on  ne  répondit  pas 
toujours,  préludait  à  cette  «  union  sacrée  »  où  nous  vivons 
depuis  plus  de  trois  ans.  Un  de  ces  articles  est  précisément 
intitulé  :  V  Union  nécessaire,  et  il  est  une  réponse  à  une  parole 
fameuse  sur  la  survivance  séparatrice  de  la  question  religieuse. 

Oui,  —  concluait  éloquemment  Albert  de  Mun,  —  la  question 
religieuse  sépare  nos  âmes.  Ce  n'est  que  trop  vrai.  Mais,  dans  ce 
déchirement  douloureux,  où  tant  de  cœurs  ont  saigné,  quelque  chose 
reste  debout,  qui  les  unit  malgré  tout,  quelque  chose  de  sacré  qu'il 
n'est  pas  permis  de  livrer  aux  disputes  et  aux  passions.  //  reste  la 
France  !  C'est  à  elle  qu'il  faut  penser.  C'est  d'elle  qu'il  faut  parler  (1). 

(1)  Pour  la  Patrie  (Émile-Paul),  p.  205,  289. 


ALBERT    DE    MUN.  113 

Noble  langage  en  vérité',  et  qui,  faisant  écho  au  mot  histo- 
rique du  duc  d'Aumale,  traduit  admirablement  la  pensée  pro- 
fonde d'Albert  de  Mun,  celle  qui,  par-dessus  toutes  les  diver- 
gences doctrinales,  toutes  les  oppositions  politiques,  a  fait 
l'unité  intime  de  sa  vie.  Ayant  eu,  d'ailleurs,  «  par  d'irré- 
cusables témoignages,  la  certitude  de  correspondre  à  la  pensée 
nationale,  »  il  poursuivait  sans  défaillance  la  tâche  qu'il  s'était 
assignée.  Il  se  défendait  de  pousser  à  la  guerre.  «  Que  la  diplo- 
matie s'efforce  de  la  conjurer,  disait-il,  je  le  veux,  pourvu  que 
ce  soit  sans  rien  sacrifier  de  l'honneur  national,  pourvu  que  ce 
soit,  surtout,  en  fortifiant  les  amitiés  fécondes,  non  en  poursui-i 
vaut  des  rapprochemens  stériles.  Timeo  Danaos...  »  II  redoutait 
par-dessus  tout  les  promesses  d'amitié  protectrice  par  lesquelles 
on  essayait  d'endormir  notre  bonne  foi  et  de  nous  faire  contracter 
des  marchés  de  dupes.  De  quelque  côté  qu'il  tournât  les 
regards,  il  apercevait  des  causes  d'inévitables  conflits  et  des 
raisons  d'inquiétude,  et  il  les  énumérait  avec  une  pressante 
insistance,  Surtout,  il  voyait  poindre  à  l'horizon,  entre  l'An- 
gleterre et  l'Allemagne,  un  duel  fatal,  formidable,  auquel,  bon 
gré  mal  gré,  nous  ne  pourrions  pas  rester  étrangers.  «  Une 
politique  de  funestes  abandons  et  de  criminels  oublis,  écrivait- 
il  un  peu  sévèrement,  nous  a  réduits  à  n'être,  dans  le  conflit 
des  deux  empires,  que  le  champ  clos  où  se  fera  le  heurt  décisif. 
Nous  y  trouverons  la  mort  ou  la  résurrection,  selon  que  nous 
l'aurons  voulu.  » 

Et  il  ne  se  trompait  pas,  puisque,  dans  la  pensée  allemande, 
la  guerre  déchaînée  en  1914  ne  devait  être  que  la  première 
étape  de  cette  lutte  titanesque.  Et  il  se  trompait  moins  encore 
en  dénonçant  les  signes  précurseurs  et  les  raisons  profondes 
de  l'agression  germanique,  les  difficultés  économiques  et 
financières  de  l'empire  voisin,  les  prédications  belliqueuses 
d'outre-Rhin,  «  les  préparatifs  grandissans,  et,  sur  notre  propre 
sol,  r envahissement  pacifique  préludant  à  l'invasion  guer- 
rière (1).  »  Sinistres  symptômes,  s'ils  n'avaient  eu  leur  conso- 
lante contre-partie  dans  la  fierté,  l'ardeur,  la  résolution  dont 
étaient  animées  les  générations  nouvelles.  Ces  sentimens  virils, 
dans  ses  enquêtes  sur  l'état  moral  du  pays,  Albert  de  Mun  les 
avait  partout  rencontrés.   Il  s'en    réjouissait,  et   la  confiance 

(1)  Pour  la  Patrie  (Émile-Paul),  p.  289,  305, 

TOME   XUI.    —    1917.  8 


114 


REVUE    PES    DEUX    MONDES. 


ronaissait  dans  son  âme.  «  La  nation,  déclarait-il,  est  tout 
entière  travaille'e  par  le  sentiment  de  la  patrie.  C'est  la  coiiClu- 
sion  de  ce  livre  et  c'est  aussi,  pour  la  France,  la  consolation 
suprême  et  la  suprême  espérance.  » 

Cependant  les  événemens  se  précipitaient.  Après  Agadir  et 
l'afTaire  du  Congo,  la  guerre  italo-turque  ;  après  l'aiYaire  de  la 
Tripolitaine,  la  guerre  des  Balkans;  après  le  traité  de  Londres 
et  celui  de  Bucarest,  les  nouvelles  lois  militaires  et  les  armé- 
niens précipités  de  l'Allemagne.  «  L'heure  décisive  »  appro- 
chait :  il  fallait  s'y  préparer.  De  l'avoir  vu  avec  une  admirable 
netteté,  d'avoir  dépensé,  à  proclamer  cette  vérité  nécessaire, 
tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'activité,  de  haute  raison,  d'élo- 
quence, —  n'eùt-il  fait  que  cela  dans  sa  longue  carrière 
d'homme  public,  Albert  de  Mun  eût  mérité  qu'on  saluât  en 
lui  l'un  des  plus  grands  Français  de  notre  temps.  Qu'on  relise, 
par  exemple,  Y  Avant-Propos  de  son  avant-dernier  volume  :  on 
y  trouvera,  en  six  pages,  un  exposé  de  la  situation  politique 
internationale,  qui,  pour  l'exactitude  des  faits,  —  au  moment 
oîi  elle  était  écrite,  —  la  vigueur  ramassée  et  suggestive  des 
formules,  la  justesse  des  pressentimens,  serait  digne  d'être 
placé  à  côté  des  rapports  diplomatiques  les  plus  fameux  de 
notre  Livre  Jaune.  Quel  merveilleux  ambassadeur,  se  dit-on, 
en  relisant  ces  pages,  eût  fait  Albert  de  Mun,  si  l'on  avait 
su  utiliser  toutes  ses  aptitudes!  Il  est  vrai  qu'en  ces  années 
d'avant-guerre,  il  avait  un  autre  rôle,  plus  utile  peut-être, 
à  jouer  :  celui  d'éclairer  et  de  redresser  l'opinion,  que  tant 
de  sophismes  intéressés  ou  aveugles  risquaient  d'égarer  en- 
core. Et  ce  rôle,  il  le  jouait  avec  une  ardeur  et  une  autorité 
admirables.  Il  se  dérobait  à  toutes  les  intrigues  parlemen- 
taires qui,  hélas!  suivaient  leur  cours.  «  Résolument,  il 
écartait  loin  de  sa  pensée,  de  sa  parole,  de  ses  écrits,  non 
seulement  toutes  les  préoccupations  de  parti,  mais  toutes  les 
récriminations,  tous  les  ressentimens,  même  les  plus  légi- 
times :  il  ne  songeait  qu'à  la  patrie.  »  Il  se  contentait  d'être  une 
sorte  de  ministre  ou  de  fondé  de  pouvoirs  de  la  conscience 
nationale. 

La  guerre  est  inévitable  ;  elle  est  virtuellement  conditionnée 
et  exigée  par  l'état  actuel  de  l'Europe  ;  elle  est  voulue  moins 
par  les  princes  que  par  les  peuples.  Gomme  un  fruit  mûr  qui 
tombe  de  l'arbre,  elle  se  détachera,  elle  fondra  sur  nous   à 


ALBERT    DE    MUN. 


115 


l'heure  fixée  par  le  destin.  Il  faut  regarder  cette  éventualité 
bien  en  face  et  s'y  préparer  avec  courage.  Unissons-nous, 
oublions  tout  ce  qui  nous  divise;  formons  un  seul  faisceau  de 
toutes  nos  énergies  nationales  ;  ne  laissons  inemployée  aucune 
de  nos  forces  matérielles  et  morales.  Fortifions  notre  armée  et 
resserrons  nos  alliances.  —  C'est  à  ces  quelques  idées,  toujours 
les  mêmes,  qu'Albert  de  Mun  revenait  sans  cesse  dans  ces 
articles  «  écrits  sans  apprêt,  avec  son  cœur  qui  était  plein.  » 
Idées  qui,  à  l'épreuve  des  faits,  se  sont  trouvées  d'une  doulou- 
reuse et  profonde  justesse,  et  qui,  peut-être,  n'appellent  qu'une 
seule  réserve. 

«  L'Europe  tout  entière,  disait-il,  incertaine  et  troublée, 
s'apprête  pour  une  guerre  inévitable,  dont  l'heure  lui  est  cachée, 
dont  la  cause  immédiate  lui  demeure  encore  ignorée,  mais  qui 
s'avance  vers  elle,  avec  l'implacable  sûreté  du  destin,  tandis 
qu'à  tâtons  elle  cherche  à  l'éviter.  »  Sans  nier  le  moins  du 
monde  les  raisons  générales  et  lointaines,  les  raisons  nationales 
et  ethniques  du  grand  conflit  qui  s'approchait,  il  était,  ce 
semble,  un  peu  téméraire  d'en  affirmer  l'inexorable  fatalité. 
Oui,  certes,  il  y  avait,  entre  1911  et  1914,  dans  le  monde, 
d'innombrables  et  d'inquiétans  germes  de  guerre,  et  qui  ne 
demandaient  qu'à  s'épanouir;  mais  cette  moisson  sanglante 
n'aurait-elle  pas  pu  avorter  ?  Là  encore,  n'y  a-t-il  pas  eu  des 
responsabilités  personnelles,  individuelles,  qu'il  ne  faut  point 
cesser  de  dénoncer?  «  Si  la  guerre  doit  éclater,  écrivait  encore 
Albert  de  Mun,  ce  sera  l'irrésistible  mouvement  des  peuples,  la 
poussée  formidable  des  races  qui  l'aura  déchaînée,  ce  ne  sera 
pas  la  volonté  des  chefs  d'Etat  (1).  »  Est-ce  absolument  exact? 
Et  les  deux  sinistres  empereurs  n'auraient-ils  pas  pu  se  dérober 
à  «  l'irrésistible  mouvement  »  de  leurs  peuples?  S'ils  avaient 
été  humains?  S'ils  avaient  été  sages?  S'ils  avaient  su  résister 
aux  pressions  de  leur  entourage,  aux  suggestions  de  leur 
cupidité  et  de  leur  orgueil,  les  événemens  n'auraient-ils  pas  pu 
suivre  un  autre  cours  plus  pacifique? 

Vains  rêves  que  tout  ceci  ;  et  puisque  aussi  bien  les  libres 
passions  princières  sont,  à  leur  manière,  des  «  fatalités  »  his- 
toriques, Albert  de  Mun  a  eu  raison  au  total  de  parler  d'une 
guerre  inévitable  et  d'en  rappeler  infatigablement  la  pensée  à 

(1)  L'Heure  décisive,  p.  211,  178,  67. 


116  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

ses  lecteurs.  Au  reste,  parmi  ses  appréhensions  et  ses  inquié- 
tudes, de  joyeuses  consolations  lui  venaient,  lui  apportant  la 
preuve  qu'il  ne  prêchait  pas  dans  le  désert.  Non  seulement  la 
jeunesse,  par  «  l'accueil  chaleureux  »  qu'elle  réservait  à  ses 
vibrans  articles,  «  soutenait  son  labeur  »  et  «  récompensait  son 
effort.  »  Mais  même  dans  les  milieux  politiques,  il  y  avait 
quelque  chose  de  changé.  Au  ministère  qui  avait,  tant  bien  que 
mal,  —  et  plutôt  mal  que  bien,  —  paré  le  «  coup  d'Agadir,  » 
en  avait  succédé  un  autre  qui,  en  plus  d'une  circonstance, 
s'était  montré  particulièrement  soucieux  de  la  fierté  et  de  la 
dignité  nationales.  Les  Chambres  avaient  porté  à  la  première 
magistrature  du  pays  l'homme  que  l'instinct  populaire  leur 
avait  désigné  comme  étant  le  plus  capable,  dans  les  difficiles 
conjonctures  présentes,  de  présider  aux  destinées  de  la  France, 
et  le  nouveau  Président,  à  peine  installé  à  l'Elysée,  encoura- 
geait ses  ministres  à  proposer  le  rétablissement  de  la  loi  de 
trois  ans.  Cette  loi,  qui  nous  a  probablement  sauvés  d'un 
désastre,  n'a  pas  eu,  dans  l'opinion  et  dans  la  presse,  d'avocat 
plus  chaleureux,  plus  persuasif  qu'Albert  de  Mun,  ni  ses  adver- 
saires de  contradicteur  plus  compétent,  plus  vigoureux,  plus 
pressant.  Sans  lui,  je  n'ose  dire,  n'en  sachant  rien,  que  cette 
loi  de  salut  national  n'eût  point  été  votée;  mais  qu'il  ait 
contribué  à  la  faire  voter,  à  créer  en  sa  faveur,  dans  l'esprit 
public,  une  atmosphère  de  confiance  et  de  lucide  résolution, 
c'est  ce  qui  me  parait  indéniable.  Au  terme  de  sa  campagne, 
l'auteur  de  l' Heiire  décisive  pouvait  se  rendre  le  témoignage 
qu'il  avait  très  efficacement  travaillé  à  l'œuvre  de  défense  natio- 
nale, et  que,  en  partie  grâce  à  lui,  la  France  était  «  prête, 
quels  que  fussent  les  événemens,  à  remplir  fièrement  la  mission 
qu'elle  tient  de  sa  glorieuse  histoire.  » 


III 


28  juillet  1914.  Albert  de  Mun  est  à  Roscoff.  Depuis  cinq 
jours,  l'universelle  tension  diplomatique  créée  par  l'odieux  ulti- 
matum de  l'Autriche  à  la  Serbie  tient  les  esprits  en  suspens; 
les  nouvelles  s'aggravent  ;  l'attitude  de  l'Allemagne  est  énigma- 
tique  et  inquiétante;  on  s'attend  d'un  instant  à  l'autre  à  la 
déclaration   de  guerre  autrichienne.  Albert  de  Mun   écrit  un 


ALBERT    DE    MUN. 


in 


article,  qu'il  intitule  :  L'Heure  a-t-elle  sonné?  et  peu  après,  il 
part  pour  Paris. 

Elle  était  sonne'e,  en  effet,  l'heure  de  «  l'horrible  rencontre  » 
qu'il  était  «  bien  loin  de  souhaiter,  »  mais  dont  il  avait  prédit 
l'inévitable  échéance.  Et  alors  commence  cette  admirable  cam- 
pagne de  presse  qui  laissera  dans  la  mémoire  de  tous  les 
Français  un  impérissable  et  si  pur  souvenir.  Deux  mois  durant, 
les  articles  quotidiens  d'Albert  de  Mun  sont  littéralement,  —  le 
mot  est  de  M.  Bourget,  —  «  le  battement  même  du  cœur  du 
pays.  »  Aux  heures  d'incertitude,  de  doute  et  d'angoisse,  ce 
sont  ces  quelques  pages  de  prose  qui,  —  dans  combien  de  foyers 
anxieux!  —  vont  entretenir  et  renouveler  la  flamme  sacrée  de 
la  confiance  et  de  l'espoir.  Personne  en  France  ne  désespère, 
puisqu'Albert  de  Mun  espère  toujours.  Plus  jeune,  plus  vibrant 
et  plus  actif  que  jamais,  ce  vieillard  de  soixante-treize  ans, 
malgré  la  maladie,  malgré  l'âge,  malgré  les  émotions  du  citoyen 
et  du  père,  —  il  avait  trois  fils  à  l'armée,  —  prodigue  généreu- 
sement les  derniers  jours  d'une  vie  qu'il  abrège,  il  le  sait,  mais 
qu'il  veut  user  noblement.  Tous  les  aspects  de  son  âme  et  de 
son  talent,  unis,  fondus  ensemble  et  réconciliés,  exaltés  et 
transfigurés  par  les  circonstances,  s'expriment  alors  avec  une 
largeur,  une  intensité,  une  liberté  d'accent  qu'il  n'a  encore 
jamais  atteintes.  Il  est  resté  soldat,  et  il  éprouve  comme  une 
juvénile  allégresse  à  se  battre  une  dernière  fois  pour  ce  fier 
pays  qu'il  a  tant  aimé.  Il  est  profondément  chrétien,  et  l'ardeur 
de  son  patriotisme  légitime  et  utilise  toutes  les  formes  de  sa 
piété  :  il  retrouve,  pour  la  France  missionnaire  du  Christ,  les 
sentimens  mêmes  qu'une  Jeanne  d'Arc  avait  déjà  pour  elle.. 
Il  est  orateur  et  apôtre;  et  chaque  matin,  du  haut  de  sa  tribune 
de  l'Écho  de  Paris,  c'est  la  foule  immense  des  familles  françaises 
qu'il  harangue,  auxquelles  il  prêche  la  patience,  le  courage  et 
l'espoir.  Il  est  gentilhomme,  et  comme  jadis  ses  ancêtres  éten- 
dant leur  tutelle  protectrice  sur  le  petit  peuple  des  alentours, 
lui,  c'est  tout  le  peuple  de  France  qu'il  défend  contre  les  assauts 
du  doute  et  des  mortelles  défaillances.  C'est  un  croisé  enfin;  et 
quelle  croisade,  dans  notre  longue  histoire,  est  comparable  à 
celle  que  nous  menons  depuis  trois  ans  contre  les  éternels 
barbares,  les  héritiers  légili  nés  de  la  païenne  Germanie? 
Comprend-on  maintenant  toute  la  beauté  et  toute  l'ampleur  du 
rôle  qu'a  joué  Albert  de  Mun  pendant  les  deux  premiers  mois 


118  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  guerre?  Toute  sa  vie  et  toute  son  œuvre  aboutissaient  à 
cette  heure  unique  où,  sans  l'avoir  cherché,  il  s'est  révélé 
comme  notre  héraut  national. 

L'heure,  —  déclarait-il  en  débutant,  —  l'heure  n'est  plus  aux 
longs  articles  dans  le  silence  et  la  réflexion  :  il  n'y  a  de  place  que 
pour  l'action.  Chaque  jour,  autant  que  je  le  pourrai,  je  noterai  ici  les 
battemens  de  nos  cœurs.  Puisque,  douleur  poignante,  le  vieux  soldat 
ne  peut  j3 lus  être  dans  le  rang,  tandis  que  va  se  jouer  la  partie  suprême 
attendue  depuis  quarante-quatre  ans,  peut-être  pourra-t-il  servir 
encore  utilement  la  patrie  avec  la  seule  arme  qui  reste  à  son  bras 
vieilli  (1). 

Jamais  patrie  n'aura  été  mieux  servie.  Je  ne  sais  ce  que 
penseront  de  cette  suite  d'articles  ceux  qui  viendront  après 
nous.  A  nous  autres  il  est  bien  difficile  de  les  juger  avec  toute 
l'impartialité  souhaitable.  Nous  les  avons  trop  vécus!  Ils  font 
désormais  partie  de  nous-mêmes.  Toute  notre  vie  nous  y  retrou- 
verons le  vivant  écho  des  émotions,  des  espérances^  des  angoisses 
par  lesquelles  nous  avons  tous  passé  au  cours  de  ces  semaines 
tragiques  oii  se  décidait  le  sort  du  pays.  Et  quand,  plus  tard, 
nous  voudrons  raviver  nos  souvenirs,  faire  renaître,  avec  notre 
âme  d'autrefois,  les  sentimens  qui  l'agitaient,  ce  sont  ces 
derniers  articles  d'Albert  de  Mun  que  nous  voudrons  relire. 

Quand  nous  les  relisons  d'ailleurs  aujourd'hui,  à  plus  de 
trois  ans  déjà  des  événemens  qui  les  ont  inspirés,  ils  nous 
paraissent  aussi  beaux  qu'au  premier  jour.  Aucune  rhétorique. 
Aucune  recherche  de  pensée  ou  d'expression.  L'éloquence  la 
plus  spontanée,  la  plus  simple,  la  plus  jaillissante.  Le  lyrisme  le 
plus  direct,  le  moins  concerté,  le  plus  dédaigneux  des  procédés 
qu'il  y  ait  peut-être  dans  notre  langue.  C'est  véritablement  une 
âme,  —  et  quelle  âme,  haute,  généreuse  et  profonde!  —  qui 
s'exhale  et  se  livre  tout  entière. 

Voyez  d'abord  avec  quels  accens,  lui  qui,  toute  sa  vie,  a  si 
souvent  rêvé  de  l'unanimité  française,  et  qui  voit  enfin  son  rêve 
réalisé,  il  nous  crie,  «  le  jour  sacré  »  du  4  août,  «  son  émotion 
profonde,  sa  poignante  admiration,  sa  fierté  patriotique  »  : 

Rien  ne  s'est  vu  de  si  beau,  de  si  grand  dans  notre  histoire.  Tous 
ces  hommes  debout,  frémissans  d'enthousiasme,  emportés  par  un 

(1)  La  guerre  de  1914,  p.  8. 


ALBERT    DE    MUN. 


119 


superbe  élan  de  dévouement  à  la  patrie,  de  confiance  en  son  bon 
droit,  de  passion  pour  sa  grandeur  et  son  indépendance,  oubliant 
pour  elle,  en  une  minute,  toutes  les  discordes  de  la  veille,  et 
réconciliés  dans  l'unanime  amour  de  la  France,  ce  fut  un  spectacle 
sans  pareil  (1). 

Ah!  il  n'a  pas  besoin  de  nous  dire  qu'il  «  a  assisté  à  ce 
spectacle,  unique  dans  les  fastes  d'un  peuple,  le  cœur  battant, 
les  yeux  pleins  de  larmes,  »  nous  le  connaissons  assez  pour 
savoir  que  ce  dut  être  là  l'un  des  plus  beaux  jours  de  sa  vie. 
Et,  même  si  nous  n'en  avions  pas  dans  ses  articles  le  vivant 
témoignage,  nous  devinerions  que  les  événemens  des  premiers 
jours  de  la  guerre,  la  violation  du  Luxembourg,  de  la  neutralité 
belge,  l'entrée  en  ligne  de  l'Angleterre,  la  provisoire  abstention 
italienne,  la  méthodique  et  calme  perfection  de  la  mobilisation 
française,  les  premiers  combats  de  Belgique  et  d'Alsace  ont  eu 
dans  Albert  de  Mun  le  plus  fièrement  ému,  le  plus  saintement 
enthousiaste  des  spectateurs.  Il  prodigue  à  l'armée  belge, 
«  troupe  de  héros,  avant-garde  volontaire  de  la  civilisation, 
contre  la  ruée  des  barbares,  »  l'hommage  chaleureux  et  recon- 
naissant de  son  admiration  fraternelle.  Et  puis,  le  8  août  : 

Mulhouse  est  pris!  Comprenez-vous,  à  ces  trois  mots,  vous  les 
jeunes,  et  vous-mêmes,  entrés  dans  la  vie  depuis  quarante  ans, 
comprenez-vous,  à  ces  trois  mots,  quel  coup  au  cœur,  quel  sursaut 
de  tout  notre  être,  pour  nous,  les  vieux,  les  vaincus  de  4870?... 

La  revanche  !  IVÏot  vibrant,  si  longtemps  refoulé  dans  nos  âmes,  et 
qu'il  nous  était  défendu  de  crier  tout  haut.  Le  voilà  qui  retentit, 
comme  un  espoir  désormais  possible,  d'un  bout  à  l'autre  du  pays. 
C'est  donc  vrai  !  Nous  pouvons  espérer,  avant  que  Dieu  nous  rappelle, 
voir  ce  grand  retour  de  justice  et  de  gloire.  Et  vous,  mes  camarades, 
vous  dont  les  restes  illustres  reposent  sous  la  terre  ou  vous  êtes  tombés, 
frappés  d' une  mort  doublement  cruelle,  puisqu'elle  n'avait  pu,  du  moins, 
sauver  la  pairie,  est-ce  que,  dans  vos  tombes  de  hasard,  que  laboure, 
depuis  tant  d'années,  le  travail  des  vivans,  est-ce  que  vos  os  n'ont  pas 
tressailli  d'un  frémissement  soudain,  au  bruit  de  la  grande  nouvelle  (2)  ? 

On  se  rappelle  ce  que  disait  Chateaubriand,  à  propos  du 
mouvement  final  de  V  Oraison  funèbre  duprincede  Coudé,  «  qu'à 
ce  dernier  effort  de  l'éloquence  humaine,  les  larmes  de  l'admi- 

^l)  La  guerre  de  1914,  p.  34. 
(2j  ld.\  p.  o4-55. 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

ration  ont  coulé  de  ses  yeux,  et  le  livre  est  tombé  de  ses 
mains  :  »  à  propos  de  cette  page,  digne  de  Bossuet,  on  serait 
tenté  d'en  dire  autant. 

Et  nos  premiers  succès,  en  se  succédant,  suggéraient  au 
vieux  soldat  qu'était  Albert  de  Mun,  avec  de  superbes  paroles 
de  confiance,  d'ardentes,  de  palpitantes  visions  de  batailles  : 

Ah!  comme  je  vis  avec  vous,  comme  je  sens  vos  cœurs  battre, 
mes  camarades,  en  ces  jours  d'attente  solennelle  !  Je  vous  vois  là,  en 
contact  avec  l'ennemi,  à  quelques  kilomètres  de  lui,  écoulant  le  bruit 
des  combats  avancés,  guettant,  calmes  et  tout  de  même  excités, 
l'heure  proche  de  la  bataille.  Les  aéroplanes  parcourent  le  ciel,  vont 
et  viennent;  les  chevaux  sont  sellés  et  paquetés.  Et,  demain,  tout  à 
l'heure,  pendant  que  j'écris,  peut-être,  le  canon  va  tonner  sur  toute 
la  ligne.  Alors,  comme  le  A  août  1870,  à  quatre  heures  du  soir,  devant 
Borny,  vous  vous  lèverez  tout  droit,  officiers  et  soldats,  en  criant  : 
«  Vive  la  France  !  »  Et  nous  qui  vivons,  les  yeux  rivés  sur  vos  gestes 
lointains,  qui  vivons  le  cœur  serré  d'angoisses,  jJ^rce  que  nos  fils  sont 
parmi  vous,  mais  l'âme  frémissante,  parce  que  vous  êtes  la  pairie  en 
armes,  nous  vous  répondrons  d'ici  par  le  même  cri  évocateur  de 
gloire  :  «  Vive  la  France  !  » 

Mais  en  attendant  les  chocs  décisifs,  les  heures  se  traînaient, 
lentes,  fiévreuses,  angoissées,  u  Le  temps  a  passé,  et  mainte- 
nant, c'est  l'attente,  lourd  manteau  jeté  sur  nos  pensées,  que 
nous  traînons  partout,  dans  l'activité  des  fonctions  diverses  oii 
nous  essayons  de  servir  la  patrie.  »  Pour  nous  aider  à  les 
passer,  ces  heures  <(  solennelles  et  poignantes,  »  Albert  de  Mun, 
qui  les  vivait  comme  nous,  plus  dangereusement  peut-être, 
trouvait  les  réflexions  et  les  mots  les  mieux  appropriés  à  notre 
anxieuse  impatience.  Il  énumérait  nos  motifs  d'espérer  ;  il 
nous  prêchait  le  sang-froid;  «  mères  douloureuses,  épouses 
tragiques,  fiancées  torturées,  »  il  les  exhortait  au  dur  sacrifice 
de  la  maîtrise  de  soi  et  du  silence.  A  ceux  qui  partageaient  ses 
croyances  il  rappelait  les  promesses  de  la  vie  éternelle  et  la  mis- 
sion providentielle  de  la  France.  «  Et  puis  enfin,  il  y  a  Dieu, 
disait-il,  Dieu  qui  a  rassemblé  nos  cœurs  divisés,  qui  a  permis 
le  fol  emportement  de  l'orgueil  allemand,  qui  a  conduit  le 
merveilleux  renversement  des  calculs  germaniques.  Il  y  a  Dieu 
et  Jeanne  d'Arc!...  Ce  n'est  pas  en  vain  qu'après  cinq  siècles, 
l'image  de  Jeanne   béatifiée  est  revenue  planer  sur  la  patrie, 


ALBERT    DE    MUN. 


121 


comme  sur  la  cité  romaine  le  palladium  antique!  »  Un  autre 
jour,  il  rappelait  «  la  protection  se'culaire  de  la  Vierge  Marie, 
sur  notre  patrie  bien-aimée.  »  «  Elevons,  s'écriait-il,  nos  âmes 
chrétiennes  et  françaises  vers  la  mère  des  douleurs  et  des  espé- 
rances... »  Et,  se  tournant  vers  ceux  qu'en  d'autres  temps  ce 
langage  aurait  pu  surprendre  et  faire  sourire  :  «  D'autres  me 
liront,  écrivait-il,  sans  s'étonner  de  cette  explosion  de  mes  pen- 
sées intimes.  Je  leur  dirai,  bien  qu'ils  ne  partagent  pas  ma  foi, 
les  mêmes  et  viriles  paroles.  Vous  aussi,  grandissez  vos  âmes 
à  la  hauteur  de  la  patrie.  Elle  vous  demande  plus  qu'à  vos  fils. 
Eux,  ils  donnent  leur  vie,  dans  l'enthousiasme  du  combat, 
vous,  vous  donnez  la  vôtre,  dans  le  silence  de  l'attente  et  le 
devoir  ignoré  (1).  » 

Il  donnait,  lui,  la  sienne  sans  compter.  Son  article  quoti- 
dien n'était  que  la  moindre  de  ses  «  œuvres  de  guerre  ;  »  il  se 
dépensait  dans  une  foule  d'utiles  besognes  de  charité  et  de 
dévouement  patriotique.  Il  avait,  dès  les  premiers  jours, 
d'accord  avec  le  gouvernement,  organisé  son  bataillon  sacré, 
ces  aumôniers  militaires,  dont  on  ne  saurait  s'exagérer  la  part 
d'action  dans  le  merveilleux  moral  de  nos  troupes,  et  donc  dans 
les  victoires  françaises.  «  Ce  sera  la  plus  belle  œuvre  de  ma 
vie,  »  déclarait-il  dans  l'un  de  ses  derniers  articles.  La  plus 
belle?  Je  ne  sais;  mais  probablement  la  plus  pratiquement 
utile,  et,  dans  l'ordre  spirituel,  la  plus  lointainement  efficace. 
Si,  comme  nous  l'espérons  tous,  la  «  mentalité  »  populaire  en 
France  est  changée  après  la  guerre,  les  aumôniers  volontaires 
y  auront  largement  contribué,  et,  par  l'esprit  d'apostolat  et  de 
sacrifice  dont  ils  auront  fait  preuve,  l'une  des  plus  hautes  pen- 
sées d'Albert  de  Mun  se  prolongera,  se  réalisera  peut-être  après 
lui. 

Non  content  enfin  de  soutenir  et  de  réconforter  les  Français 
de  l'arrière,  il  s'adressait  aussi  Aux  soldats  :  tel  est  le  titre  d'une 
<(  proclamation  »  qu'il  publiait  dans  le  Bulletin  des  années,  et 
qui  dut,  à  la  veille  des  grandes  batailles,  exalter  et  redresser, 
sur  le  front,  bien  des  courages.  Cet  «  ancien  »  parlait  si  bien  le 
fier  langage  militaire,  élevé,  précis  et  simple  qui  convient  à 
l'héroïsme  français  1  II  disait  si  bien,  en  termes  si  chaleureux, 
si  forts,  si  émus,  tout  ce  qu'il  y  avait  à  dire,  tout  ce  que  chaque 

(1)  La  guerre  de  1914,  p.  64,  50,  67. 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

petit  soldat,  en  partant  pour  la  guerre,  s'était  dit,  dans  le  secret 
de  son  âme,  pour  s'expliquer  la  grandeur  de  son  sacrifice  ! 

L'honneur  est  grand,  —  déclarait-il,  —  de  vous  parler,  à  cette 
heure  où  vit  en  vous  toute  l'âme  de  la  France.  Il  est  grand  surtout 
pour  le  vétéran  de  la  guerre  douloureuse,  dont  le  cœur,  meurlri*par 
l'inoubliable  blessure,  bat  à  grands  coups,  d'espérance  et  de  fierté,  en 
saluant  les  vengeurs  de  la  patrie. 

Qui  de  vous,  depuis  le  général  en  chef  jusqu'au  simple  soldat,  ne 
porte  en  lui,  gravée  par  l'histoire  de  sa  race,  l'image  de  la  patrie, 
terre  des  pères,  ensemble  sacré  de  nos  demeures  et  de  nos  cliamps,  mère 
des  vivans  et  gardienne  des  morts,  chérie  d'un  instinctif  et  puissant 
amour!... 

Cependant,  l'heure  des  rencontres  formidables  approchait.^ 
L'occupation  de  Bruxelles,  l'invasion  allemande  dans  le  Nord- 
Ouest  de  la  Belgique,  Morhange,  Charleroi,  la  retraite,  l'inva- 
sion de  la  France  :  autant  de  dates  et  d'événemens  douloureux, 
et  que  nos  premiers  succès  ne  nous  faisaient  point  prévoir. 
L'attitude  d'Albert  de  Mun  est  alors  admirable.  Jamais  il  n'a 
mieux  mérité  ce  titre  de  «  ministre  de  la  confiance  nationale  » 
qu'il  se  donnait  plus  tard  à  lui-même.  Si  grave  que  soit  la 
situation,  il  se  défend  de  désespérer.  Toutes  les  raisons  précises 
et  positives  que  nous  pouvons  avoir  de  croire  à  un  prochain 
retour  de  fortune,  et  à  la  victoire  finale,  il  les  ramasse  en  un 
faisceau  saisissant,  il  les  commente  avec  une  vivacité  d'intui- 
tion, une  vigueur  persuasive  qui  vont  porter  la  foi  et  l'espoir 
dans  les  esprits  les  plus  troublés,  les  cœurs  les  plus  inquiets. 
Sans  nier  le  moins  du  monde  les  faits  acquis,  sans  en  diminuer 
le  caractère  douloureux,  il  les  ramène  à  leurs  proportions  véri- 
tables dans  l'ensemble  des  opérations,  dans  la  situation  géné- 
rale. Il  corrige  et  redresse  les  imprudences  et  les  fausses  ma- 
nœuvres que  les  pouvoirs  publics,  dans  leurs  communiqués, 
dans  leurs  informations  officieuses,  ont  plus  d'une  fois  com- 
mises. Il  relève  les  courages  abattus,  il  exalte  les  volontés  fai- 
blissantes; il  parle  à  chacun  le  langage  qu'il  peut  le  mieux 
entendre.  A  tous  il  rappelle,  au  nom  même  de  «  nos  enfans  » 
qui  comptent  sur  nous,  le  grand,  l'imprescriptible  devoir  de  la 
courageuse  patience. 

Croit-on,  s'écrie-t-il,  que  je  ne  soufl're  pas,  ayant  mes  fils  et  mes 
proches  dans  l'action,  et  que  je  ne  compatis  pas  de  toute  mon  âme  à 


ALBERT    DE    MUN. 


423 


l'atroce  angoisse  de  tous  ceux  qui  souffrent  avec  moi?  Mais  quoi!  la 
guerre  est  l'école  de  la  souffrance  et  du  sacrifice.  Ils  souffrent  aussi,  là- 
bas,  nos  enfans,  loin  de  tout,  coupés  de  toutes  nouvelles,  exposés 
aux  fatigues  et  aux  combats  de  chaque  jour!  Nous  leur  demandons 
pourtant  la  silencieuse  acceptation  du  devoir  héroïque.  Ils  ont  le 
droit  de  compter  sur  la  nôtre  (1). 

Et  à  mesure  que  le  danger  se  rapproche  et  s'aggrave,  que 
les  nouvelles  des  atrocités  germaniques  se  précisent,  —  Badon- 
viller,  Etain,  Louvain,  —  la  voix  d'Albert  de  Mun  se  fait  plus 
indignée,  plus  pressante,  plus  impérieuse,  u  Les  lettres  qu'il 
reçoit  chaque  jour,  par  monceaux,  l'encouragent  par  la  pensée 
qu'il  donne  une  voix  à  tant  d'âmes  étouffées  d'inquiétude.  »  Il 
sent  que,  par  sa  plume  de  journaliste,  il  remplit  l'un  des  plus 
hauts,  des  plus  importans  services  publics  du  pays.  Il  se  dit 
«  heureux  de  pouvoir  encore  donner  à  la  France  quelque  chose 
de  sa  vie.  »  Le  mot  de  Wellington  à  Waterloo  :  «  Tenir,  tenir 
jusqu'à  la  mort  »  est  sa  devise,  et  celle  dont  il  ne  cessera  de 
nous  vanter  l'efficace.  Mais  la  foi  ne  l'abandonne  pas.  Quand,  le 
2  septembre,  il  quitte,  afin  de  poursuivre  librement  son  œuvre, 
Paris  pour  Bordeaux,  les  dernières  paroles  qu'il  nous  laisse,  en 
guise  d'adieu,  sont  les  suivantes  :  «  Nous  ne  voulons  pas  mourir.; 
Prenons  le  moyen  de  vivre.  Il  n'y  en  a  qu'un,  c'est  de  tenir 
bon,  quoi  qu'il  arrive,  avec  la  confiance  chevillée  dans  le  cœur.  » 

Et  pourtant,  «  Paris  était  menacé  par  eux!  »  Sombre  pensée, 
il  l'avoue,  mais  qui  ne  parvient  pas  à  entamer  la  foi,  réaliste  et 
mystique  tout  ensemble,  qu'il  a  dans  le  salut  de  la  France. 
«  Entendant  la  voix  mâle  du  chef  qui  commande  à  la  résistance, 
écrit-il,  je  sens,  comme  il  y  a  un  mois,  mon  âme  exaltée  dans 
la  confiance.  »  Il  «  pense  plus  que  jamais  »  ce  qu'il  pensait  et 
disait  dès  l'arrivée  des  Allemands  sur  la  Somme,  à  savoir  : 
«  qu'une  armée  qui  tenterait  une  manœuvre  semblable,  laissant 
sur  son  flanc  des  forces  puissantes  et  organisées,  commettrait  une 
folie  dont  elle  serait  sûrement  châtiée.  »  Et  voilà  que  peu  à  peu 
l'événement  lui  donne  raison.  Voilà  que  s'engage,  dans  les 
meilleures  conditions  possibles,  la  bataille  décisive  qui  va 
sauver  Paris  et  refouler  le  Barbare.  Pendant  qu'elle  s'engage, 
pendant  qu'elle  progresse,  semblable  au  prophète  hébreu  qui, 
du  haut  de   la  montagne   sainte,   soutenait  par  ses  prières  le 

(1)  La  guerre  de  1914,  p.  99. 


124 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


courage  de  ses  troupes,  Albert  de  Mun  prie,  prêche  la  sérénité, 
l'espoir,  et,  par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir,  réchauffe, 
exalte,  tonifie  la  confiance  française.  L'un  des  premiers,  le 
premier  peut-être,  il  proclame  ce  qui  est  devenu,  depuis,  une 
vérité  d'évidence  :  «  Il  y  a  eu,  déclare-t-il,  dans  l'histoire,  des 
retraites  illustres  à  l'égal  des  victoires.  Celle  qui,  depuis  Char- 
leroi,  contient  la  marche  de  l'envahisseur,  quand  le  détail  en 
sera  connu,  comptera  dans  ces  exemples  fameux.  »  Et,  pronon- 
çant, à  l'égard  de  nos  vaillans  défenseurs,  les  chaudes  paroles 
de  gratitude  qui  traduisent  la  pensée  de  la  France,  il  s'écrie  : 
«  Je  voudrais  que  le  pays  le  comprît  tout  entier,  et  que,  de 
son  sein,  s'élevât  vers  ses  glorieux  soldats,  un  cri  de  recon- 
naissance et  d'amour.  Je  voudrais,  surtout  que  là-bas  ils 
eussent,  ces  sauveurs  de  la  patrie,  ces  héros  de  la  civilisation,  la 
certitude  que  la  France  admire  leur  œuvre  et  la  comprend  (1).  » 
La  France  tout  entière  n'allait  pas  tarder  d'applaudir  à  cet 
hommage... 

Bordeaux,  19^  septembre  1914.  —  Comment  dire?  Quels  mots 
trouver?  Ils  sont  en  pleine  retraite,  et  sur  la  gauche,  entre  Reims  et 
Soissons,  cette  retraite  est  une  déroute...  Ah!  il  faut  s'imaginer  cela, 
le  tableau  tragique  et  d'une  grandiose  horreur...  Ça  y  est...  Les 
canons  s'empêtrent  dans  la  marche  en  arrière,  les  chevaux  tombent, 
les  voitures  s'entassent.  Hardi  les  enfans!  Poussez!  «  Tout  est  vôtre,  » 
comme  criait  Jeanne  d'Arc  aux  siens  le  jour  de  Patay. 

Alors,  comprenez-vous  la  joie,  l'ivresse,  l'orgueil  !  c'est  la  pour- 
suite. La  poursuite  des  Allemands  sur  le  sol  français  !lTtis.gmez  l'enthou- 
siasme, la  griserie.  Plus  de  fatigue,  plus  de  regards  à  ceux  qui 
tombent  !  Il  faut  les  atteindre,  ramasser  les  traînards,  couper  les  traits 
des  canons,  et,  surtout,  les  empêcher  de  repasser  la  Marne,  qui  paraît 
là,  tout  près,  au  bout  du  champ  de  bataille. 

Ah!  la  belle  histoire!  Et  dire  que  nous  ne  sommes  pas  là,  nous  les 
vieux,  les  vaincus,  les  victimes,  pour  jouir  de  cette  revanche,  attendue 
depuis  quarante-quatre  ans! 

Et  le  lendemain  : 

Notre  victoire  !  Enfin  il  est  permis  de  les  écrire,  ces  mots  glorieux 
et  libérateurs,  qu'hier  encore,  imaginant  la  poursuite,  je  n'osais  pro- 
noncer tout  haut,  tant  l'école  de  la  guerre  nous  a  rendus  rebelles  aux 
prompts  enthousiasmes... 

(1)  La  guerre  de  1914,  p.  101,  119,  143, 147,  132. 


ALBERT    DE    MUN. 


125 


Ah!  il  a  raison,  notre  Joffre,  de  nous  ouvrir  enfin  les  lèvres,  afin 
que  nous  puissions  crier  notre  victoire.  Elle  est  plus  grande,  sans 
doute,  que  nous  ne  la  mesurons  nous-mêmes.  Demain  verra  de  grandes 
choses  (1). 

Demain  ne  vit  pas  toutes  les  grandes  choses  qu'escomptait 
Albert  de  Mun.  Demain  vit  commencer  cette  interminable 
guerre  de  tranchées  qui  allait  mettre  à  une  si  dure  épreuve  la 
patience  française.  Albert  de  Mun  eut,  comme  nous  tous, 
quelque  mal  à  s'y  faire.  Mais  la  grandeur  du  but  à  atteindre  le 
préservait  de  toute  lassitude  et  lui  servait  à  bander  toutes  les 
énergies,  à  relever  tous  les  courages.  La  bataille  de  la  Marne 
était  à  peine  achevée  qu'il  écrivait  :  «  L'Allemagne  joue  sa  vie 
comme  nous.  Ces  parties-là  ne  se  règlent  pas  en  un  jour,  ni  en 
une  bataille.  »  Obstinément,  il  replaçait  sous  nos  yeux  le 
Delenda  Carthago  qui  devait  être,  selon  lui,  l'unique  solution 
raisonnable  de  cette  guerre  effroyable  :  «  la  destruction  de  la 
puissance  germanique,  »  c'était  pour  lui  un  axiome,  dont 
aucun  sophisme  ne  devait  dénaturer  la  clarté.  «  Nous  subissons, 
malgré  nous,  disait-il,  une  guerre  affreuse  et  sans  merci,  nous 
versons,  par  tous  les  pores,  le  sang  de  la  patrie.  Il  faut  que  ce 
soit  pour  assurer  aux  générations  qui  viennent  un  siècle  de 
paix,  de  repos  et  de  prospérité.  Elles  ne  le  trouveront  que  dans 
le  définitif  écrasement  de  l'ennemi  qui,  depuis  quarante  ans, 
piétine  notre  cœur  (2).  »  Cette  farouche  résolution  est  devenue 
celle  de  tous  les  Français,  et  nul  n'aura  plus  fait  qu'Albert  de 
Mun  pour  nous  l'implanter  dans  le  cœur. 


A  cet  épuisant  régime  d'émotions  et  de  labeur,  son  cœur 
s'usait,  et  des  crises,  chaque  jour  plus  fréquentes,  l'avertissaient 
du  péril.  Il  n'en  avait  cure,  se  dérobant  aux  conseils  de  pru- 
dence, se  refusant  à  suspendre  ou  diminuer  son  effort.  Il  voulait 
aller  jusqu'au  bout  de  son  devoir,  et  le  devoir  pour  lui  confinait 
à  l'héroïsme.  Au  reste,  que  lui  importait  d'abréger  sa  vie. ^  Son 
œuvre  n'était-elle  pas  achevée?  N'avait-il  pas  eu  l'honneur  de 
collaborer  de  toute  son  âme  au  «  miracle  français  »  dont  il  avait 
été  le  généreux  prophète?  N'avait-il  pas,  de  ses  yeux  de  chair, 

(1)  La  guerre  de  1914,  p.  n4,  175,  181. 

(2)  Id.,  p.  185,  227. 


126 


REVUE    DES    DEUX   MONDES.^ 


VU  la  victoire  qu'il  n'avait  cessé  de  prédire?  Ne  pouvant  mourir 
sur  le  champ  de  bataille,  pouvait-il  souhaiter  une  plus  belle 
mort  de  soldat  que  de  tomber,  la  plume  à  la  main,  pour  son 
pays?  Un  soir  d'octobre,  son  article  du  lendemain  achevé,  la 
mort  le  prit  doucement,  l'enlevant  à  la  tendresse  des  siens,  au 
respect  et  à  l'admiration  reconnaissante  de  la  France  entière. 
Ce  fut  un  deuil  national.  Il  n'avait  plus  d'adversaires,  et  ceux 
qui  le  combattaient  la  veille  ne  furent  pas  les  derniers  à  lui 
rendre  hommage.  Bordeaux  lui  fit  de  magnifiques  funérailles. 
Académiciens,  ministres,  sénateurs,  députés,  ambassadeurs,  le 
Président  de  la  République  en  personne,  tout  ce  qui  représen- 
tait et  aimait  la  France  se  donna  rendez-vous  derrière  son 
cercueil.  Chacun  sentait  qu'une  des  grandes  voix  de  la  patrie 
venait  de  s'éteindre.  Les  douleurs  individuelles  s'élargissaient 
et  s'épuraient  dans  la  religieuse  émotion  collective.  On  songeait 
à  l'harmonieuse  unité  de  cette  existence,  si  pleine  de  hautes 
pensées  et  de  bonnes  œuvres,  à  cette  noble  fin  de  chevalier 
chrétien  et  français,  qui  avait  toute  la  vertu  et  tout  le  sens 
agissant*d'un  symbole.  On  se  disait  que,  même  achevée,  cette 
vie  était  encore  créatrice  d'union,  d'énergie,  de  sacrifice  et 
d'espoir.  Au  dire  de  tous  les  assistans,  ces  sentimens  se  lisaient 
sur  tous  les  visages  de  la  grande  foule  anonyme  et  recueillie 
qui  se  pressait  autour  de  cette  tombe.  Et  le  mot  qu'il  fallait 
dire  a  été  prononcé  par  un  soldat,  répondant  à  un  camarade 
qui  demandait  à  connaître  le  héros  de  ce  long  cortège  :  «  C'est 
M.  de  Mun,  celui  qui  consolait  nos  mères.  » 

Victor  Giraud. 


LA 

(1) 


RIVE  GAUCHE  DU  RHIN 


II 

L'OPPOSITION  A   LA  PRUSSE 
ET  LES  FLUCTUATIONS  DE  LA  POLITIQUE  FRANÇAISE 

(1848-1870) 


1.   —   LA   RÉVOLUTION 

On  connaît  les  faits  généraux  de  la  Révolution  allemande 
de  1848.  A  Berlin,  l'émeute  éclata  le  18  mars  et  mit  en  péril 
la  monarchie,  de  telle  sorte  que  le  roi  convoqua  une  Assemblée 
qu'il  chargea  de  voter  la  constitution  promise  depuis  1815. 
Mais  cette  Assemblée  fut  dissoute  le  10  novembre  par  le  minis- 
tère de  réaction  Brandenbourg,  et  Frédéric-Guillaume  IV,  de 
sa  propre  autorité,  octroya  à  ses  sujets  le  statut  qu'ils  lui 
réclamaient  :  les  articles  du  6  décembre,  très  fortement  modifiés 
en  1849,  ne  furent  appliqués  que  le  31  janvier  1850.  D'autre  part, 
les  aspirations  unitaires  provoquèrent  la  réunion  à  Francfort 
d'un  Parlement  constituant  qui  tenta  d'organiser  l'Allemagne 
en  un  Etat  fédératif.  Ce  Parlement  de  Francfort,  réuni  le 
18  mai  1848,  créa  un  pouvoir  central  provisoire,  le  Vicariat 
d'empire,  auquel  fut  appelé  l'archiduc  Jean  d'Autriche;  la  Diète, 
qui  représentait  les  princes,  fut  abolie,  et  les  députés  rédigèrent 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  octobre. 


i2S  ftEVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

une  constitution  allemande  qu'ils  votèrent  le  28  mars  1849., 
Tous  les  Etats  germaniques  devaient  être  groupés  sous  le  sceptre 
d'un  empereur,  assisté  de  ministres  responsables.  La  question 
était  pourtant  de  savoir  si  l'Autriche  ferait  partie  de  cette 
combinaison  :  dans  ce  cas,  on  fonderait  la  grande  Allemagne, 
tandis  que,  si  elle  en  était  exclue,  seule  était  possible  une 
petite  Allemagne.  Les  partisans  de  celle-ci  l'emportèrent. 
Le  28  mars,  le  roi  de  Prusse  fut  élu  empereur,  mais  il  refusa 
la  couronne  et  la  constitution  le  3  avril,  ne  voulant  pas  tenir 
son  pouvoir  du  peuple.  Le  Parlement  de  Francfort,  réduit  à 
quelques  députés,  se  retira  à  Stuttgart  où  il  fut  dispersé.  L'insur- 
rection se  déchaîna  en  plusieurs  points  de  l'Allemagne,  à 
Dresde,  surtout  en  Bade  et  dans  le  Palatinat.  Elle  fut  écrasée, 
et  l'on  rétablit  l'ancienne  Diète  le  10  mai  1850.; 

Ces  événemens,  qui  ont  attesté  la  profonde  désunion  des 
Etats  germaniques,  ont  eu  leur  répercussion  ou  leur  théâtre  sur 
la  rive  gauche  du  Rhin.,  La  fermentation  y  commence  aussitôt 
que  se  répandent  les  nouvelles  de  Paris.  Le  27  février  1848, 
Trêves  réclame  une  constitution.  Le  2  mars,  Cologne  s'agite 
à  la  voix  des  ex-lieutenans  Anneke  et  Willich,  du  médecin 
Gottschalk,  et  de  François  Raveaux.  Le  5,  Aix-la-Chapelle  mani- 
feste, et,  quelques  jours  après,  Bonn  et  Diisseldorf  prennent 
position.  Dans  la  Révolution  de  Berlin,  les  Rhénans  jouent  un 
rôle  considérable,  car,  dès  le  début  de  mars,  Cologne  et  trente- 
quatre  autres  villes  de  la  région  ont  envoyé  au  roi  une  dépu- 
tation  chargée  de  défendre  le  point  de  vue  libéral.  D'un  bout  à 
l'autre  de  la  crise,  les  démonstrations  se  succèdent  :  il  s'agit 
pour  nous  d'en  montrer  le  sens  et  la  portée. 

Divers  symptômes  pourraient  faire  croire  que  les  popu- 
lations de  la  rive  gauche  ont  été  animées  par  la  passion  unitaire 
et  qu'elles  se  sont  senties  profondément  allemandes.  Il  est  vrai 
qu'un  agitateur  comme  Robert  Blum  et  un  Icutomane  comme 
Venedey,  tous  les  deux  Rhénans,  ont  été  députés  à  Francfort. 
Il  est  exact  qu'en  maints  endroits  le  lied  pangermaniste  de 
Arndt,  Was  ist  des  Deutschen  Vaterland,  a  été  chanté  par  la 
foule;  que  le  drapeau  de  la  grande  Allemagne,  noir,  rouge 
et  or,  a  été  arboré  sur  les  édifices  municipaux  à  Aix-la-Chapelle, 
Bonn,  Diisseldorf,  Cologne,  Trêves,  et  ailleurs  encore;' que  les 
comités  électoraux  de  la  rive  gauche  ont  réclamé  la  création 
d'une  flotte  nationale;  que  l'archiduc  Jean  a  joui  d'une  grande 


La  rivé  gaîjchë  du  rhiiv.  129 

popularité  dans  les  villes;  enfin  que  la  constitution  de  Francfort 
a  été'  accueillie  avec  le  plus  vif  enthousiasme  dans  tout  le  pays. 

Pourtant  il  faut  éviter  de  s'exagérer  la  valeur  de  ces  mani- 
festations. Venedey  et  Robert  Blum  n'ont  pas  représenté  au 
Parlement  germanique  la  cité  qui  les  a  vus  naître  :  ils  tenaient 
leur  siège,  l'un  de  Giessen",  l'autre  de  Leipzig.  Au  contraire, 
Aix-la-Chapelle,  Trêves  et  Cologne  élisent  des  députés  qui 
s'appellent  W.  Smets,  L.  Simon,  et  Raveaux.  Le  premier  a 
chanté  la  gloire  de  Napoléon.  Le  second  était  républicain  et 
mourut  en  exil  après  avoir  été  condamné  à  mort  pour  sa  parti- 
cipation aux  troubles  de  1849.  Le  troisième,  fils  d'un  Français 
qui  sous  l'Empire  occupait  les  fonctions  de  garde-magasin  à  la 
citadelle  de  Deutz,  avait  été  compromis  dans  l'émeute  de  1846; 
c'est  sur  sa  proposition  que  l'Assemblée  de  Francfort  vota,  le 
27  mai  1848,  la  motion  qui  donnait  la  prééminence  à  la  future 
constitution  allemande  sur  toutes  les  constitutions  des  États 
particuliers,  et  cela  au  moment  où  la  monarchie  des  Hohen- 
zollern  annonçait  l'intention  d'accorder  aux  sujets  du  roi  le 
statut  promis  en  1815  :  dans  celte  intervention  de  Raveaux  nous 
ne  pouvons  voir  qu'un  acte  de  défiance  vis-à-vis  de  la  Prusse. 
Tranchons  le  mot  :  dans  la  vallée  du  Rhin  la  Révolution  de  1848 
est  antiprussienne,  et  cela  constitue  l'un  de  ses  caractères  les 
plus  évidens. 

Elle  est  violemment  antiprussienne.  Comme  telle,  elle  cache 
ses  tendances  séparatistes  sous  des  dehors  unitaires,  par  une 
apparente  contradiction  qu'il  est  facile  d'expliquer.  En  effet, 
du  moment  que  les  populations  font  effort  pour  échapper  à  la 
tyrannie  qui  les  écrase,  il  est  naturel  qu'elles  cherchent  un 
appui  dans  le  pouvoir  qui  s'oppose  le  plus  directement  à  celui 
de  leurs  maîtres.  De  là  les  démonstrations  que  nous  avons 
énumérées  en  faveur  de  la  cause  dite  «  nationale.  »  Pourtant 
chacune  de  celles-ci,  avant  tout,  est  dirigée  contre  Berlin  et  la 
monarchie  des  Hohenzollern.  Que  dans  l'amour  que  l'on  témoigne 
à  la  cause  allemande  il  entre,  selon  les  circonstances,  quelque 
parcelle  de  sincérité,  voilà  qui  n'est  pas  dénué  de  vraisemblance, 
mais  cet  amour  n'a  jamais  que  la  valeur  d'un  élément  accessoire  : 
la  haine  de  la  Prusse,  toujours,  est  le  sentiment  qui  domine. 

Catholiques  et  démocrates  s'entendent  merveilleusement 
pour  la  même  œuvre  de  libération.  Ils  ont  le  même. programme, 
en  somme,  celui  que  présentent  les  libéraux  à  Francfort.  Mais 

TOME    XLII.    —    1917.  9 


130  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

justement  ce  programme  est  en  contradiction  avec  les  principes 
les  plus  chers  au  gouvernement  prussien.  Le  12  avril  1848,  à  la 
réunion  de  Worrstadt,  qui  pre'pare  les  élections  au  Parlement 
germanique,  les  Rhénans  demandent  la  réduction  des  armées 
permanentes,  la  diminution  du  nombre  des  fonctionnaires,  la 
suppression  des  privilèges  de  la  noblesse,  la  séparation  des 
Eglises  et  de  l'Etat,  l'indépendance  mutuelle  de  l'école  et  de  la 
religion,  l'abolition  de  la  censure,  la  liberté  individuelle  garantie, 
le  droit  de  réunion  et  d'association.  Toutes  ces  revendications  sont 
dictées  par  le  souvenir  cuisant  des  maux  soufTerts  depuis  1815; 
elles  sont  autant  de  coups  droits  portés  à  une  monarchie  où  la 
noblesse,  les  fonctionnaires  et  l'armée  sont  les  agens  de  la  plus 
dure  tyrannie,  oii  l'État  confond  ses  intérêts  avec  ceux  d'une 
certaine  confession,  où  les  franchises  civiques  sont  systémati- 
quement refusées  par  une  administration  autoritaire  et  brutale. 
Les  catholiques  ne  dissimulent  pas  leur  alliance  avec  les 
démocrates.  Ils  l'avouent  même  hautement  au  Congrès  de 
Mayence,  en  octobre  1848,  et  ils  en  donnent  comme  raison  qu'ils 
ne  devaient  pas  repousser  les  armes  nécessaires  à  leur  défense. 
Le  peintre  Lasinsky,  dans  le  discours  qu'il  prononce,  expose 
pourquoi"  son  parti  a  embrassé  la  cause  de  l'unité  allemande  et 
soutenu  la  politique  de  Francfort.  <c  Quelques  jeunes  gens  qui 
possèdent  la  confiance  du  peuple,  dit-il,  se  mirent  en  devoir  de 
tracer  un  programme  :  parmi  eux  il  y  avait  quelques  ennemis 
de  l'Eglise,  mais  nous  n'avions  pas  à  choisir.  Au  moment  du 
naufrage,  tout  le  monde,  amis  et  ennemis,  se  cramponne  à  la 
planche  de  salut.  »  Rhénan  lui-même,  il  laisse  parfaitement 
entendre  que  son  catholicisme  est  surtout  fait  d'opposition  à  la 
Prusse,  et  il  énumère  les  outrages  subis  pendant  de  longues 
années  de  servitude  :  «  Aucun  pays  n'a  plus  souffert  de  la 
domination  du  fonctionnarisme  prussien  que  la  vallée  de  la' 
Moselle.  C'est  grâce  à  cette  oppression  que  cette  riche  contrée 
se  trouve  presque  dans  la  misère...  Rien  d'étonnant  dans  la 
virulence  de  mon  langage.  Nous  autres  Trévirois,  nous  fûmes 
pendant  des  années  honnis  comme  des  vagabonds,  des  pèlerins 
paresseux.  Pour  nous  défendre,  nous  sollicitâmes  du  gouver- 
nement de  fonder  un  organe.  On  nous  répondit  injurieusement 
que  le  besoin  ne  s'en  faisait  nullement  sentir.  Jusqu'à  cette 
heure  nous  n'avons  rien  obtenu.  C'est  pourquoi  nous  avons 
perdu  toute  confiance  dans  les  pouvoirs  séculiers.  »  Les  autres 


LÀ    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.i 


131 


orateurs  rhénans  exhalent  ies  mêmes  rancunes  et  font  eux  aussi 

le  procès  de  l'administration  prussienne.  Lenning,  chanoine 
à  Mayence,  sa  ville  natale,  et  Hardung,  conseiller  au  tribunal 
de  Cologne,  rappellent  avec  indignation  l'infâme  traitement 
qu'a  dû  subir  l'archevêque  Droste. 

On  voit  déjà  ce  qu'il  faut  penser  de  l'affirmation  de  K.  Schurz, 
selon  laquelle  le  mouvement  unitaire  de  1848  aurait  raccom- 
modé les  Rhénans  avec  la  Prusse.  Si  l'on  recherche  ce  qui  se 
produit  dans  la  région  pendant  cette  période,  il  apparaît  clai- 
rement que  la  question  nationale  passe  au  second  plan  et  qu'il 
s'agit  avant  tout  de  ruiner  la  puissance  prussienne.  Le  gouver- 
nement de  Berlin  s'en  rendit  d'ailleurs  parfaitement  compte  : 
sa  crainte  de  voir  la  province  rhénane  lui  échapper  fut  telle 
qu'au  cours  de  l'année  1849  il  en  nomma  gouverneur  le  «  prince 
Mitraille  »  en  personne  :  le  futur  Guillaume  1"  vint  alors 
s'établir  à  Coblence. 

Une  première  phase  est  celle  qui  s'étend  des  premiers  jours 
de  mars  au  début  de  juin  1848;  elle  embrasse  le  soulèvement 
initial,^  les  répercussions  des  événemens  de  Berlin,  les  élections, 
toute  l'agitation  que  provoque  la  réunion  de  l'Assemblée  de 
Francfort.  Viennent  ensuite  quelques  manifestations  isolées. 
Un  dernier  groupe  de  faits  prend  place  au  moment  où  Frédéric- 
Guillaume  IV  refuse  la  couronne  impériale  et  dans  les  semaines 
qui  suivent.  Quoique  les  monographies  publiées  soient  peu 
nombreuses  et  qu'elles  présentent  de  fortes  lacunes,  —  souvent 
intentionnelles,  —  elles  nous  en  disent  assez  pour  que  nous 
soyons  pleinement  édifiés. 

A  Aix-la-Chapelle,  au  mois  de  mars  1848,  la  population 
tourne  sa  colère  contre  le  34^  régiment  d'infanterie  dont  les 
hommes  sont  recrutés  en  Prusse,  à  Dantzig  et  à  Elbing.  Le 
15  avril,  les  habitans  prennent  d'assaut  le  poste  de  garde  sur  le 
marché;  le  16,  ils  assiègent  la  caserne;  le  17,  ils  attaquent  les 
troupes  à  coups  de  pierres;  les  soldats  tirent  et  tuent  deux 
personnes,  tandis  qu'une  charge  de  dragons  fait  quarante  pri- 
sonniers. Les  membres  du  Landtag-uni,  dès  les  premiers  jours 
de  la  fermentation  révolutionnaire,  par  l'intermédiaire  du  pré- 
sident supérieur  de  la  province,  ont  supplié  le  roi  d'accorder 
sans  retard  au  peuple  pleine  et  entière  satisfaction,  sous  peine 
de  voir  éclater  partout  des  conflits  sanglans.  C'est  l'armée  prus- 
sienne qui  est  l'ennemie,  et  de  Trêves  àEmmerich,  le  sentiment 


132  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Universel  applaudit  à  l'humilialion  qui  lui  est  infligée  pendant 
les  troubles  de  Berlin.  A  Bonn,  où  Kinkcl  le  i8  mars  tient  un 
grand  discours  sur  les  marches  de  l'hôtel  de  ville,  à  Crefeld,  à 
Glève,  à  Coblence,  ailleurs  encore,  seule  la  crainte  d'une  fusil- 
lade fait  reculer  les  manifestans.  Aussi  la  haine  qu'inspirent  les 
soldats  de  Frédéric-Guillaume  IV  en  est-elle  accrue.  Elle 
rejaillit  sur  la  maison  royale  :  Pierre  Reichensperger  raconte 
qu'il  a  assisté  à  Coblence,  sur  le  Florinsmarkt,  à  une  réunion 
populaire  où  le  «  prince  Mitraille,  »  violemment  pris  à  partie 
comme  chef  de  la  camarilla  antidémocratique,  a  été  déclaré 
déchu  du  trône.  L'agitation,  dans  la  ville  de  Cologne,  revêt  le 
même  caractère  :  au  début  de  mars,  Baveaux  provoque  une 
pétition  demandant  l'abolition  des  armées  et  l'armement  du 
peuple;  des  manifestations  ont  lieu;  elles  sont  dispersées  par 
les  troupes  prussiennes  qui  arrêtent  les  orateurs;  l'opinion 
exaspérée  ne  voit  plus  de  recours  qu'en  la  république.  Aussi  la 
joie  est-elle  immense  lorsque  l'on  apprend  la  défaite  de  la  mo- 
narchie; dans  les  cafés,  dit  Brùggemann,  ce  ne  fut  qu'un  cri  : 
«  La  Prusse  est  brisée,  et  la  royauté  de  Berlin  est  morte.  » 

A  Trêves,  dès  que  le  mouvement  se  dessine,  le  gouverne- 
ment s'empresse  de  faire  partir  le  30^  régiment  d'infanterie, 
recruté  dans  le  pays,  et  de  le  remplacer  par  le  26*^  dont  les 
hommes  sont  originaires  de  l'Est.  Pour  leur  défendre  le  passage, 
la  foule  ferme  les  portes;  mais  les  troupes  les  enfoncent,  font 
quelques  décharges  et  passent.  Alors  l'indignation  est  à  son 
comble;  on  parle  de  chasser  les  soldats  «  étrangers;  »  on 
forme  une  garde  civique  pour  les  mettre  en  échec,  et  on  donne 
l'assaut  à  la  maison  d'arrêt  où  l'on  délivre  quelques  pauvres 
diables  emprisonnés  par  l'administration  pour  vol  de  bois.  Dans 
une  grande  réunion  tenue  le  26  mars,  un  républicain  nommé 
Grùn  fait  en  termes  impétueux  le  procès  de  la  monarchie  prus- 
sienne. Le  2  mai,  après  les  élections,  un  nouvel  accès  de  fureur 
soulève  le  peuple  contre  le  26*=  régiment;  des  barricades  sur- 
gissent, des  coups  de  feu  sont  échangés,  il  y  a  deux  morts 
parmi  les  habitans. 

Dùsseldorf  connaît  des  journées  pareilles.  Le  début  de  mars 
se  passe  dans  un  malaise  général  et  l'on  sent  gronder  la  révolte. 
Elle  éclate  lorsque  les  nouvelles  de  Berlin  arrivent.  Aussitôt 
les  auberges  s'emplissent  d'une  foule  en  fête  qui  acclame  la 
déroute  royale  et  chante  des  chansons  séditieuses;  on  promène 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RUIN.i 


133 


les  couleurs  allemandes  et  on  les  hisse  à  l'hôtel  de  ville;  des 
cortèges  parcourent  les  rues,  torches  allume'es,  au  milieu  des 
salves  de  fusils  et  de  pistolets.  Tandis  que  l'incendie  illumine 
le  ciel  du  côté  de  Neuss,  et  que  le  mouvement  se  propage  à 
Mùlheim,  à  Lùbbecke,  à  Gûtersloh  et  à  Elberfeld,  les  troupes  de 
la  garnison  sont  insultées,  sifflées,  poursuivies  par  des  cris 
injurieux  :  «.  Preiissen!  Saupreussen!  Prussiens  I  Cochons  de 
Prussiens!  »  Le  gouvernement  alors  concentre  de  forts  contin- 
gens,  mais,  comme  la  situation  politique  est  très  mauvaise,  il 
diffère  sa  répression,  et  les  soldats  se  retirent  après  avoir  fait 
des  sommations  impuissantes.  La  population  et  l'armée  se  dé- 
fient mutuellement  :  Saupreussen,  clament  les  uns,  et  les  autres 
répondent  en  chantant  l'hymne  connu  :  «  Ich  binein  Preuss ; kennt 
ihr  meine  Farben?  Je  suis  Prussien  ;  connaissez-vous  mes  cou- 
leurs? »  Les  civils,  la  nuit,  tuent  ou  blessent  les  soldats  attardés. 
Mayence  n'est  pas  moins  troublée.  C'est  une  forteresse  fédé- 
rale, où  tiennent  garnison  des  Autrichiens,  des  Badois,  des 
Hessois,  et  des  Prussiens.  Ces  derniers  sont  exécrés.  Le  22  mars, 
deux  artilleurs  qui  se  rendent  au  casino  militaire  sont  entourés 
par  les  habitans  aux  cris  de  u  Mort  aux  Prussiens  !  »  Les 
Mayençais  organisent  des  quêtes  pour  les  Polonais  persécutés 
par  la  monarchie  des  HohenzoUern,  et  les  journaux,  la  Mainzer 
Zeitung  comme  le  Mainzer  Dcmokrat,  attaquent  avec  véhémence 
le  roi  Frédéric-Guillaume  IV,  le  despotisme  militaire  et  bureau- 
cratique de  son  gouvernement.  Au  mois  de  mai,  le  sang  coule. 
Citoyens  et  soldats  prussiens  se  battent  le  19,  le  20,  le  21  et 
le  22,  d'abord  à  coups  de  poings,  puis  les  armes  h  la  main.  Les 
Mayençais  chantent  un  chant  de  circonstance,  où  ils  invoquent 
l'aide  des  chefs  révolutionnaires  : 

Hecker,  Struve,  Zitz  und  Blum, 
Kommt  und  brlngt  die  Preussen  um! 

«  Accourez,  Hecker,  Struve,  Zitz  et  Blum,  accourez  et  écrasez 
les  Prussiens!  »  Il  y  a  des  victimes  des  deux  côtés  :  4  soldats 
sont  tués  et  2.5  grièvement  blessés;  o  citoyens  sont  blessés,  dont 
3  grièvement.  Les  Prussiens  désarment  aussitôt  la  garde  natio- 
nale :  le  23,  leur  chef  fait  occuper  les  remparts  par  la  garnison 
et  braque  ses  canons  sur  la  ville;  ses  hommes  blessent  encore 
un  marchand  de  beurre  et  tuent  un  jeune  garçon.  Telle  fut  cette 
émeute  ou  Preussenkrawall  (\m  laissa  d'amères  rancunes. 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  juin  1848  k  avril  1849,  les  passions  s'assoupissent  un  peu. 
Pourtant  les  sentimens  ne  changent  pas,  eL  il  suffit,  pour  s'en 
convaincre,  de  suivre  les  événemens  qui  se  déroulent  dans  la 
seule  ville  de  Cologne.  En  août  a  lieu  la  fête  du  sixième  jubilé 
séculaire  de  la  fondation  de  la  cathédrale.  On  a  organisé  une 
grande  cérémonie  où  l'on  a  convié  le  Parlement  de  Francfort, 
ainsi  que  le  vicaire  de  l'empire,  et  à  laquelle  Frédéric-Guil- 
laume IV,  comme  souverain  de  la  province,  n'a  pu  se  dispenser 
de  promettre  sa  présence.  Comme  il  faut  s'y  attendre,  la  popu- 
lation manifeste  en  l'honneur  de  l'unité  allemande.  L'archiduc 
Jean  descend  le  Rhin,  suivi  du  Parlement,  débarque  à  Cologne 
où  la  garde  nationale  lui  rend  les  honneurs,  et  répond  au  dis- 
cours du  bourgmestre  :  «  Vous  avez  nommé,  dit-il,  la  cathé- 
drale de  Cologne  le  symbole  de  l'unité  allemande;  elle  l'est  : 
elle  doit  l'être!  L'œuvre  que  nous  devons  accomplir  pour  le 
salut  de  l'Allemagne,  notre  patrie,  doit  être  grande,  gigantesque 
comme  votre  cathédrale  elle-même.  » 

Pendant  ce  temps,  le  roi  de  Prusse  était  en  route.  Il  avait 
fait  savoir  qu'il  arriverait  à  Dùsseldorf  le  14  août.  Quelques 
membres  de  la  municipalité  auraient  voulu  qu'on  s'abstint  de  le 
saluer  au  nom  de  la  ville;  néanmoins,  une  députalion  se  rendit 
à  la  gare.  La  garde  civique  prit  les  armes,  mais  avec  des  effec- 
tifs très  réduits,  car  un  grand  nombre, d'hommes  avaient  refusé 
d'obéir  aux  ordres  donnés.  L'accueil  fut  tel  que  le  roi  poursuivit 
immédiatement  son  chemin,  au  milieu  des  coups  de  sifflet  et 
des  injures.  Le  soir,  sur  la  place,  du  Marché,  bourgeois  et  mili- 
taires prussiens  en  vinrent  aux  mains,  et  un  soldat  du  13^  régi- 
ment fut  tué  :  c'est  à  peine  si  l'on  put  éviter  une  bataille 
rangée  entre  la  troupe  et  la  garde  civique. 

A  Cologne,  Frédéric-Guillaume  IV  n'eut  pas  une  réception 
beaucoup  plus  chaude.  L'archiduc  Jean  se  porta  à  sa  rencontre 
au  milieu  des  acclamations.  «  Quelques  minutes  après,  nous' 
dit  Charles  de  Sainte-Hélène,  lorsqu'il  revint  avec  le  roi  de 
Prusse  à  sa  gauche,  tous  deux  à  pied,  ainsi  que  leur  suite,  je 
n'ai  pas  entendu  un  seul  :  Vive  le  roi!  »  L'humiliation,  constate 
le  même  auteur,  fut  sans  précédent,  et  d'autres  manifestations 
marquèrent  la  haine  que  les  Golonais  vouaient  à  la  Prusse. 

Dans  les  derniers  jours  de  septembre,  leur  mécontentement 
détermina  un  sérieux  conflit.  L'autorité  avait  résolu  d'arrêter 
le  référendaire  Beckcr,  chef  de  peloton  à  la  ^ô"  compagnie  de  la 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


135 


garde  civique,  Wachter  son  capitaine,  Scliapper,  correcteur 
d'imprimerie,  et  Moli,  président  par  intérim  de  l'Union  des 
Travailleurs.  Elle  avait  mis  la  main  sur  Backer  et  Schapper» 
mais  les  autres  lui  avaient  écliappé;  la  population,  furieuse, 
avait  dévalisé  les  boutiques  des  armuriers  et  démoli  les  écha- 
faudages de  la  cathédrale  pour  construire  des  barricades.  Alors 
la  police  voulut  réquisitionner  1  000  hommes  de  la  garde  natio- 
nale pour  s'emparer  de  Wachter  et  de  MolI,  mais  le  bourgmestre 
refusa  de  signer  l'ordre  qu'on  lui  présentait.  Le  commandant 
de  la  place  fit  donc  appel  aux  troupes  prussiennes  et  menaça  de 
bombarder  lu  ville.  Après  quelques  bagarres  pendant  lesquelles 
des  coups  de  feu  furent  échangés,  l'ordre  se  rétablit.  Le  26  au 
matin,  les  barricades  étaient  détruites,  l'état  de  siège  proclamé, 
la  garde  civique  dissoute  et  désarmée,  tandis  que  les  soldats 
patrouillaient  dans  les  rues  d'un  air  provocateur,  sous  la  pro- 
tection de  canons  mis  en  batterie  à  Deulz.  Ces  scènes  tumul- 
tueuses n'accrurent  pas  le  loyalisme  des  habitans. 

Nous  approchons  du  dernier  acte  du  drame.  Le  refus  par 
Frédéric-Guillaume  IV  d'accepter  la  couronne  impériale  déter- 
mine l'insurrection  des  pays  rhénans.  A  Cologne,  la  munici- 
palité convoque  des  délégations  des  autres  villes  de  la  région 
pour  délibérer.  La  terreur  de  retomber  sous  le  joug  abhorré  est 
telle  que  l'on  est  prêt  aux  dernières  résolutions.  L'assemblée 
déclare  donc  qu'elle  accepte  la  constitution  de  Francfort,  somme 
la  Prusse  d'en  faire  autant  et  formule  les  plus  graves  menaces. 
Le  gouvernement  répond  en  décrétant  la  mobilisation  totale  du 
corps  d'armée  rhénan.  A  Cologne,  les  mesures  sont  si  bien 
prises  que  la  population  est  tout  de  suite  impuissante.  Mais 
partout,  les  hommes  de  la  landwehr  refusent  d'entrer  au  dépôt. 
De  Bonn,  Kinkel  combine  un  coup  de  main  sur  l'arsenal  de 
Siegburg  et  il  échoue  dans  sa  tentative.  En  revanche,  àlserlohn 
et  à  Elberfeld,  les  insurgés  sont  maîtres  de  la  situation  pendant 
quelques  jours.  A  Diisseldorf,  c'est  le  tocsin  qui  donne  le  signal 
de  l'émeute.  Des  barricades  se  dressent,  surmontées  du  drapeau 
rouge.  Non  contents  de  fusiller  les  Prussiens,  bourgeois  et 
ouvriers  leur  lancent  des  pierres,  des  tuiles,  des  immondices 
et  les  insultent.  Au  bruit  des  cloches  qui  sonnent  sans  désem- 
parer, les  troupes  amènent  du  canon  et  prennent  d'assaut  les 
barricades  de  la  Kommunikation  et  de  la  Flingerstrasse.- 
Le  10  mai,  tout  est  fini  :  vingt  citoyens  ont  été  tués,  beaucoup 


i3G  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ont  été  blessés,  et  l'autorité  procède  à  de  très  nombreuses  arres* 
tations.  Pendant  ce  temps,  dans  la  région  de  la  Moselle, 
l'agitateur  Griin  Corce  et  pille  la  citadelle  de  Priim  avec  l'aide 
d'hommes  de  la  landwehr  révoltés  qui  verront  fusiller  trois  des 
leurs  le  14  octobre  dans  les  fossés  de  la  forteresse  de  Sarrelouis. 

Mais  ce  ne  sont  là  que  de  brefs  épisodes.  Alors  que  les 
restes  du  Parlement  de  Francfort  se  sont  réfugiés  à  Stuttgart 
où  ils  ont  constitué  une  régence  de  cinq  membres  parmi  les- 
quels figurent  Schùler,  de  Deux-Ponts,  et  Raveaux,  la  résistance, 
encouragée  par  ces  libéraux  irréductibles,  se  transporte  en  Bade 
et  dans  le  Palatinat.  Les  révolutionnaires  ennemis  de  la  Prusse, 
et  qui  ont  été  refoulés  du  Nord  par  les  troupes  de  Frédéric- 
Guillaume  IV,  se  rassemblent  dans  le  Sud.  Leur  armée  se 
monte  bientôt  à  30  000  hommes  environ.  Elle  embrasse  la 
presque  totalité  des  forces  badoises  et  les  contingens  du  Pala- 
tinat soulevés  contre  la  Bavière,  auxquels  se  sont  réunis  beau- 
coup de  Rhénans  sujets  de  la  Prusse;  à  Mayence,  où  l'on  n'a 
pas  oublié  l'émeute  de  mai,  Zilz  forme  sept  compagnies  de 
Hessois  qui  se  joignent  aux  insurgés.  Malheureusement,  cette 
armée  ne  possède  qu'un  armement  défectueux,  elle  est  peu 
instruite,  et  quelques  semaines  suffisent  pour  qu'elle  soit  com- 
plètement vaincue. 

Nous  avons  prouvé  que  la  Révolution  de  4848,  dans  la  vallée 
du  Rhin,  a  revêtu  un  caractère  nettement  antiprussien.  Il  nous 
reste  maintenant  à  démontrer  qu'elle  a  eu  des  tendances  fran- 
çaises, et  nous  le  ferons  sans  peine,  encore  que  les  chefs  du 
mouvement  aient  été  contraints  à  une  certaine  discrétion  et 
qu'au  delà  de  nos  frontières  les  historiens  modernes  passent  le 
plus  souvent  sous  silence  tout  ce  qui  blesse  leur  patriotisme 
ombrageux.  D'une  façon  générale,  on  peut  dire  que  les  démo- 
crates avancés  ont  souhaité  le  secours  de  la  France,  et  qu'en 
elle  seule,  justement  parce  qu'elle  s'était  constituée  en  Répu- 
blique, ils  ont  vu  la  force  active  capable  de  faire  triompher 
leurs  idées.  Quel  devait  être  le  prix  de  son  intervention?  La 
rive  gauche  du  Rhin  sans  doute,  car  nul  n'ignorait  en  1848  à 
quel  point  les  populations  arrachées  à  la  France  en  1815  détes- 
taient latyrannie  prussienne.  Le  sacrifice  eût  semblé  mince,  s'il 
avait  été  compensé  par  une  aide  efficace.  Assurément,  quelques 
révolutionnaires  ont  marqué  une  certaine  réserve  :  il  s'en  est 
même  trouvé  pour  écrire  que  la  seconde  République  accorderait 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN, 


137 


aux  démocrates  allemands  son  plein  concours  sans  songer  à  en 
retirer  le  moindre  avantage.  Jusqu'à  quel  point  étaient-ils 
sincères  dans  cette  affirmation?  Jusqu'à  quel  point  ne  cher- 
chaient-ils pas  à  mettre  d'abord  leurs  compatriotes  devant  le 
fait  accompli,  sauf  à  leur  faire  accepter  *plus  tard  la  solution 
qu'ils  entrevoyaient  déjà?  On  peut  se  le  demander,  quand  on 
voit  que  cette  idée  est  défendue  par  W.  Schulz,  un  Hessois  de 
Darmstadt,  originaire  par  conséquent  d'un  pays  oii  l'on  était 
alors  francophile,  ancien  officier  de  la  Confédération  du  Rhin 
en  1812,  réfugié  politique  à  Nancy  en  1832,  député  à  Francfort 
en  1848,  et  l'un  des  irréductibles  qui  se  retireront  à  Stuttgart. 
Croit-il  vraiment,  comme  il  l'écrit,  que  la  France  défendrait 
volontiers  l'Allemagne  contre  la  réaction  septentrionale  et 
renoncerait  à  tout  profit?  Ou  bien  ne  faut-il  pas  prendre  ses 
déclarations  comme  une  demande  d'intervention  doucement 
suggérée,  et  W.  Schulz,  en  fin  de  compte,  ne  se  rallierait-il 
pas  au  programme  d'un  Heinrich  Laube  à  la  même  date  : 
Freiheit  mit  Mass,  Einigung  des  deutschen  Vatcrlands,  auch  mit 
Opfern,  ce  qui  se  traduit  ainsi  :  Liberté  avec  mesure,  unité  de 
la  patrie  allemande,  même  au  prix  de  sacrifices?  Il  est  permis 
de  le  croire. 

Notre  abstention  nous  fit  le  plus  grand  tort.  Notre  défection, 
—  pour  rendre  exactement  la  pensée  publique,  —  suscita  contre 
nous  quelques  rancunes  et  un  peu  de  mépris,  et  la  circulaire 
de  Lamartine  aux  agens  diplomatiques  delà  France  à  l'étranger 
causîî  dans  les  milieux  libéraux  une  amère  déception  :  «  La 
guerre,  disait  ce  document  en  date  du  2  mars  1848,  n'est  pas  le 
principe  de  la  République  française,  comme  elle  en  devint  la 
fatale  et  glorieuse  nécessité  en  1792.  La  République  française 
n'intentera  la  guerre  à  personne.  Elle  ne  fera  point  de  propa- 
gande sourde  et  incendiaire  chez  ses  voisins.  »  Que  cette  déci- 
sion ait  été  extrêmement  sage  et  qu'elle  ait  épargné  à  la  France 
un  désastre  en  lui  évitant  une  lutte  contre  l'Europe  coalisée, 
voilà  qui  est  l'évidence  même,  mais  beaucoup  ,de  démocrates 
allemands  ne  voulurent  pas  s'en  rendre  compte. 

La  rive  gauche  du  Rhin  nous  attendait  et  les  faits  parlent 
clairement.  La  députation  qui  se  présente  devant  Frédéric- 
Guillaume  IV,  au  début  de  mars  1848,  le  menace  de  sécession 
s'il  n'accorde  pas  la  constitution  promise.  A  Cologne,  nous  dit 
K.  Schurz,  on  chante    la  Marseillaise  dans  les  rues  et  les  bras- 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

séries,  ce  que  confirme  0.  Hartmann,  qui  nous  indique  d'un 
mot  les  tendances  secrètes  de  cette  agitation  :  «  Surtout  dans  le 
pays  rhe'nan,  écrit-il,  dont  les  habitans  se  sentaient  Prussiens 
par  obligation  (Musspreusscn),  les  nouvelles  de  Paris  eurent  un 
effet  foudroyant...  On  menaça  de  se  réunir  à  la  France.  »  A 
Trêves,  les  hommes  qui  jouent  un  rôle  pendant  toute  cette 
période  sont  animés  de  sympathies  pour  nous.  L'agitateur  Grûn, 
qui  organise  la  manifestation  du  26  mars,  a  longtemps  habité 
Paris  où  il  a  des  amitiés  politiques.  Deux  jours  avant,  quand 
on  a  formé  la  garde  nationale,  c'est  Recking,  dont  le  grand- 
père  était  maire  de  la  ville  sous  Napoléon,  qui  en  a  pris  le 
commandement.  Sur  les  véritables  sentimens  de  la  région 
mosellane,  le  discours  prononcé  par  Lasinsky  au  congrès  catho- 
lique de  Mayence,  malgré  ses  formes  enveloppées,  jette  un  jour 
fort  cru.  La  voix  de  ce  peintre  s'élève  contre  la  Prusse,  et  ses 
plaintes  ont  une  portée  politique  :  «  Nom  confinons  à  la  France, 
à  la  Lorraine  et  au  Luxembourg .  Les  gens  des  bords  de  la 
Moselle,  et  à  Trêves  en  particulier,  sont  taciturnes,  mais  ils 
pensent  beaucoup  et  profondément.  L'oppression  conduit  le 
peuple  à  toutes  les  extrémités.  » 

Désire-t-on  un  aveu  plus  net  encore?  A  Mayence,  la  Mainzer 
Zeitung  qui,  le  30  mars  1848,  a  sommé  la  chambre  hessoise  de 
déclarer  au  roi  de  Prusse  que  le  peuple  rhénan  ne  voulait  rien 
savoir  de  lui,  et  qui  multiplie  ses  attaques  contre  le  «  prince 
Mitraille,  »  imprime  ces  mots  décisifs  à  la  date  du  4  mai  : 
«  Dans  la  vallée  du  Rhin,  l'aversion  pour  la  France  disparait 
de  jour  en  jour,  en  même  temps  que  s'évanouit  la  confiance  en 
l'Allemagne.  »  Lorsque  Frédéric-Guillaume  IV  a  refusé  la  cou- 
ronne impériale,  le  congrès  des  municipalités  rhénanes  réuni 
à  Cologne  vote  une  résolution  qui  contient  cette  phrase  :  «  Les 
soussignés,  pour  conclure,  expriment  leur  conviction  que,  si 
l'on  ne  veut  pas  tenir  compte  de  leurs  remontrances,  la  patrie 
court  les  plus  graves  dangers,  que  ces  dangers  peuvent  même 
aller  jusqu'à  mettre  en  péril  l'existence  de  la  Prusse  telle  qu'elle 
est  présentement  constituée.  »  Le  vote  est  du  5  mai  1849, 
Quelques  jours  plus  tard,  le  Palatinat  et  Bade  se  soulèvent. 
C'est  vers  la  France  que  se  tournent  les  insurgés.  C'est  à  elle 
qu'ils  demandent  des  officiers  et  des  armes.  Mais  elle  ferme  ses 
frontières  et  interdit  même  l'exportation  par  la  Suisse.  Les 
négociations  continuent  pourtant,  mais  nous  ne  répondons  que 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


i39 


par  un  refus  à  un  dernier  appel  :  «  La  tentative  du  gouverne- 
ment provisoire,  écrit  Paul  Flathe,  de  placer  le  Palatinat  sous 
le  protectorat  de  la  France,  fut  repoussée  à  Paris.  » 

Il  nous  reste  à  dresser  le  bilan  de  la  Révolution  allemande.; 
Elle  n'a  pas  été  complètement  vaine,  et  la  Prusse  elle-même  a 
dû  faire  des  concessions.  Pourtant,  celles  qu'elle  a  consenties 
l'ont  été  avec  tant  de  restrictions,  et  elles  ont  donné  si  peu  le 
sentiment  qu'elles  étaient  définitives,  que  le  pays  rhénan  a  per- 
sisté dans  sa  farouche  opposition.  A  Berlin,  les  partis  réaction- 
naires avaient  parfaitement  compris  que  Frédéric-Guillaume  IV, 
en  rompant  avec  le  Parlement  de  Francfort,  leur  donnait  la 
victoire.  En  conséquence,  ils  réclamèrent  aussitôt  la  suppres- 
sion de  la  constitution  et  le  retour  aux  anciennes  formes  de 
gouvernement.  Le  roi  ne  voulut  pas  revenir  sur  sa  parole, 
mais  il  résolut  de  modifier  le  statut  octroyé  de  telle  sorte  qu« 
la  Prusse  demeurât  monarchie  conservatrice,  et  il  publia  la 
loi  électorale  des  trois  classes  ou  Dreiklassenwahlgesetz  du 
30  mai  1849;  encore  en,  vigueur  aujourd'hui,  qui  assurait  à  la 
couronne  un  Landtag  docile.  Les  libéraux,  indisposés  par  cette 
mesure,  signifièrent  qu'ils  s'abstiendraient  dans  les  élections. 
Ce  fut  donc  une  chambre  réactionnaire,  réunie  à  Berlin,  qui 
fut  chargée  de  reviser  la  constitution  du  5  décembre  1848. 
Quelques-unes  des  libertés  conquises  subsistèrent.  Tous  les 
Prussiens  étaient  proclamés  égaux  devant  la  loi.  Les  tribunaux 
d'exception  et  les  peines  administratives  étaient  supprimés,  les 
jurys  criminels  promis  même  pour  les  affaires  de  presse, 
l'indépendance  des  juges  assurée,  les  conflits  de  compétence 
remis  à  la  décision  d'une  cour  spéciale,  tous  leurs  droits  de 
police  et  de  juridiction  enlevés  aux  grands  propriétaires  terriens. 
Conformément  aux  indications  données  par  le  Parlement  de 
Francfort,  la  monarchie  prussienne  reconnaissait  le  libre  exer- 
cice du  culte  catholique,  l'autonomie  de  l'Eglise,  l'indépendance 
des  évèques  dans  leurs  rapports  avec  les  fidèles;  elle  se  désistait 
de  toute  participation  à  l'administration  des  diocèses,  soit  quant 
aux  personnes,  soit  quant  aux  biens.  De  plus,  d'autres  articles 
établissaient  le  droit  de  réunion,  l'abolition  de  la  censure  en 
matière  de  presse,  l'interdiction  des  fiefs,  des  majorais  et  des 
privilèges  fiscaux.  Enfin,  les  recettes  et  les  dépenses  de  l'État 
devaient  être  rendues  publiques  par  un  budget  qui  serait  soumis 
à  l'approbation  des  députés.: 


140 


RKVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Mais  le  Landtag  à  qui  incombait  la  revision  avait  supprimé 
pour  l'armée  l'obligation  de  prêter  serment  à  la  constitution,  et 
la  haute  direction  de  l'Eglise  évangélique  était  remise  à  la 
couronne.  Quoiqu'ils  eussent  obtenu  une  certaine  indépendance 
confessionnelle  et  que  la  surveillance  de  leurs  écoles  primaires 
eût  été  confiée  au  clergé  catholique,  les  Rhénans  se  rendaient 
parfaitement  compte  que  la  Prusse  était  toujours  la  même  et 
que  les  concessions  religieuses  avaient  leur  source  dans  le  désir 
d'enrôler  les  prêtres  au  service  de  la  réaction.  D'inquiétantes 
réserves  ménagées  dans  le  texte,  quelques  lacunes  que  devaient 
combler  des  règlemens  futurs,  tout  cela  inspirait  à  la  population 
des  sentimens  de  grave  insécurité.  On  aimait  à  dire  que  la 
tyrannie  russe  était  plus  franche  que  l'oppression  prussienne. 
Surtout,  on  savait  que  le  souverain  avait  personnellement  pesé 
sur  les  décisions  du  Landtag,  et  que,  sur  sa  demande  expresse, 
de  nouvelles  restrictions  avaient  été  votées.  Le  malaise  s'accrut 
encore  lorsque  la  constitution  fut  promulguée  et  que  le  Roi 
prêta  serment  :  «  La  constitution,  dit-il,  est  née  dans  une  année 
que  la  fidélité  des  générations  futures  voudra  effacer  de  l'his- 
toire de  Prusse  à  force  de  larmes,  et  partout  encore  elle  porte 
le  stigmate  de  son  origine.  Amendée  comn^e  elle  l'est,  cepen- 
dant, je  puis  la  jurer.  Je  le  puis,  dans  l'espoir  que  l'on  me 
rendra  possible  de  gouverner  avec  elle.  » 

Le  ministère  Manteuffel,  formé  le  6  novembre  1830,  s'efforce 
de  mater  la  démocratie  avec  l'aide  des  orthodoxes  protestans 
qui  décidément  sont  les  maîtres.  Les  conservateurs  prussiens, 
acharnés  dans  l'assouvissement  de  leur  vengeance,  profilent  de 
l'ordonnance  du  5  juin  1850,  qui  limite  à  nouveau  la  liberté 
de  la  presse,  pour  entamer  de  nouveaux  procès,  et,  en  même 
temps,  ils  poursuivent  tous  les  délits  politiques  commis  pen- 
dant la  Révolution.  Nombreuses  sont  les  condamnations  dans  le 
pays  rhénan.  La  Gazette  de  Trêves  est  supprimée  et  la  Gazette 
de  Cologne,  qui  va  bientôt  se  résoudre  à  devenir  définitivement 
l'avocat  de  la  Prusse,  se  sent  en  péril.  A  Berlin,  la  Gazette  de 
la  Croix  reproche  aux  journaux  rhénans  de  fausser  l'opinion  et 
de  la  franciser.  Le  16  août  1851,  Frédéric-Guillaume  IV  passe 
à  Cologne.  Outré  de  l'opposition  que  son  gouvernement  ren- 
contre, il  répond  à  une  délégation  de  la  municipalité  par  un 
flot  de  paroles  comminatoires  :  «  Je  ne  suis  pas  venu  pour  vous 
faire  des  complimens,  mais  pour  vous  dire  la  vérité  et  toute  la 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


141 


vérité.  Je  sais  que  vous  êtes  très  sensibles  sur  le  chapitre  de 
votre  presse.  Mais  il  est  nécessaire  que  cesse  votre  aveuglement. 
Il  ne  laisse  naître  ni  confiance  ni  attachement,  mais  il  crée  la 
discorde  dans  la  ville  et  dans  l'État.  Tâchez  de  bannir  cet  esprit 
d'hostilité.  Faites  en  sorte  de  vous  améliorer...  Il  est  temps 
que  cela  finisse,  ou  bien  c'est  moi  qui  vous  corrigerai  ;  j'en  ai 
la  volonté,  et  les  moyens.  Veillez  à  vous  amender  à  bref  délai. 
Sans  quoi  nous  ne  resterons  pas  bons  amis,  et  je  vous  garantis 
que  j'aurai  recours  aux  mesures  les  plus  rigoureuses.  » 

Ce  discours  résume  exactement  la  situation.  Il  prouve 
qu'après  trente-six  années  de  domination,  la  Prusse  n'est  pas 
plus  avancée  qu'au  premier  jour.  D'une  façon  générale,  les 
populations  rhénanes  n'ont  pas  encore  accepté  le  destin  que  leur 
ont  imposé  les  traités  de  1815.  Mais  à  ce  moment  un  fait  impor- 
tant se  produit,  et  Napoléon  III,  en  France,  devient  empereur.; 
Son  règne,  avant  la  catastrophe  de  1870,  va  fournir  à  la  résis- 
tance de  nouveaux  alimens. 


II.   —   LE   SECOND   EMPIRE 


Pendant  cette  période,  tandis  que  la  Hesse  et  la  Bavière  font 
preuve  d'une  certaine  indulgence  à  l'égard  des  survivances 
françaises,  la  Prusse,  malgré  tous  les  indices  qui  pourraient 
faire  croire  à  la  précarité  de  sa  domination,  s'efforce  de  s'im- 
planter sur  la  rive  gauche  du  Rhin  :  tant  qu'elle  occupe  ces 
riches  territoires,  elle  y  lève  des  impôts  qui  profitent  à  toutle 
royaume,  et  elle  y  trouve  des  recrues  qu'elle  incorpore  dans  son 
armée.  Elle  ne  change  donc  rien  à  ses  méthodes;  elle  agit  sur 
l'opinion  par  l'enseignement  et  par  une  presse  qu'elle  subven- 
tionne ;  elle  inonde  le  pays  sous  le  flot  de  ses  immigrans,  qu'elle 
appelle  Kidturtrdger  ou  porteurs  de  civilisation;  elle  tente  de 
germaniser  la  Wallonie  et  décrète  en  1863  la  suppression  abso- 
lue du  français  dans  les  actes  administratifs  du  cercle  de  Mal- 
médy  ;  elle  remplace  le  14  avril  1851  notre  code  pénal  par  de 
nouveaux  textes  qui,  en  donnant  satisfaction  aux  Rhénans,  pré- 
parent une  invasion  plus  complète  de  la  législation  prussienne, 
et  qui  ne   resteront  en  vigueur  que  pendant  dix-neuf  années. 

Malgré  l'oppression  qu'ils  exercent  politiquement,  les  minis- 
tères successifs  ne  négligent  pas  l'organisation  matérielle  et 
économique  de   la  province   dans  la   même   mesure    qu'ils   le 


142  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faisaient  avant  1914  en  Alsace-Lorraine.  Les  villes  se  déve- 
loppent, on  y  perce  des  rues  nouvelles,  on  y  construit  des 
monumens  d'utilité  publique.  Le  réseau  des  routes  s'accroît  et 
de  nouveaux  ponts  sont  jetés  sur  les  fleuves.  La  navigation  du 
Rhin  devient  de  plus  en  pfus  intense  :  alors  qu'en  1838  le 
mouvement  des  marchandises  n'était  que  de  12  870  656  quin- 
taux métriques,  il  atteint  en  1860  le  chiffre  de  102091432  quin- 
taux transportés  en  91  135  voyages.  L'on  crée  aussi  un  service 
de  vapeurs  sur  la  Moselle,  de  Metz  à  Coblence.  De  grandes 
lignes  de  chemins  de  fer  sillonnent  la  province,  courent  le 
long  des  fleuves,  mettent  le  pays  en  relations  avec  la  Westpha- 
lie  et  Berlin,  avec  la  Hollande,  la  Belgique  et  la  France. 

L'essor  industriel  et  commercial,  aussitôt  qu'il  a  com- 
mencé, ne  se  ralentit  plus.  Sans  doute  on  constate  une  période 
de  misère  et  de  renchérissement  de  la  vie  qui  s'étend  de  1853  à 
48o'7.  Le  cercle  de  Trêves  n'y  échappe  pas  plus  que  les  autres, 
et  pourtant,  rien  que  dans  la  ville,  le  nombre  des  tanneries 
s'augmente  de  huit  entre  1849  et  1858.  Les  statistiques 
prouvent  que,  dans  les  années  qui  ont  suivi  la  Révolution,  de 
nombreuses  usines  se  sont  ouvertes  et  que  de  nouveaux  com- 
merces ont  pris  naissance.  C'est  vers  1860  que  l'on  commence 
la  fabrication  des  vins  mousseux.  La  province  exploite  des 
carrières;  elle  possède  des  filatures,  des  verreries  et  des  forges  ; 
elle  produit  des  tissus,  du  papier,  des  armes,  des  articles  en 
fer-blanc,  de  la  fonte  et  de  l'acier,  des  matières  chimiques,  des 
cordes,  beaucoup  de  cuir  apprêté,  du  chocolat,  bien  d'autres 
marchandises  encore.  Or,  sur  plus  de  soixante-dix  maisons 
rhénanes  qui  participent  à  notre  exposition  de  1867,  il  y  en  a 
au  moins  quarante  qui  ont  été  fondées  après  la  Révolution. 
Toutes  ensemble,  elles  occupent  plus  de  50  000  ouvriers  dont 
9  500  appartiennent  à  l'usine  Krupp. 

Il  est  bien  évident  que  toute  cette  prospérité  industrielle 
attire  à  la  monarchie  quelques  dévouemens.  D'autre  part,  une 
conquête  qui  remonte  déjà  à  des  dizaines  d'années  emporte  avec 
elle,  du  fait  qu'elle  dure,  des  adhésions  toujours  plus  nombreuses. 
Les  faveurs  dont  un  gouvernement  dispose,  les  profits  dont  il  est 
la  source,  les  places  qu'il  est  maître  de  distribuer,  tout  cela  pro- 
voque des  capitulations.  Il  y  eut  donc  des  conversions  et  il 
était  fatal  qu'il  en  fût  ainsi.  S'il  fallait  donner  un  exemple  de 
ces  ralliemens,  je  choisirais  volontiers  celui  du  poète  Simrock. 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.i  443 

II  était  né  à  Bonn  en  1802  dans  une  famille  où  l'on  ne  parlait 
que  le  français,  et  son  père,  comme  il  le  raconta  en  1874  à 
L.  Kaufmann,  était  un  admirateur  enthousiaste  de  Napoléon. 
Etudiant  en  4818  dans  sa  ville  natale,  puis  en  1822  à  Berlin, 
il  devint  en  1823  auditeur,  puis  référendaire  au  service  de  la 
Prusse.  Une  poésie  qu'il  écrivit  sur  la  Révolution  française  de 
Juillet  le  fit  chasser  de  son  emploi.  Alors  il  s'adonna  à  l'étude 
de  la  vieille  littérature  germanique  dont  il  traduisit  en  alle- 
mand moderne  les  plus  anciens  monumens.  Professeur  ordi- 
naire à  l'Université  de  Bonn  dès  1830,  il  était  désormais  notre 
adversaire,  et  il  agit  par  son  enseignement  sur  plusieurs  géné- 
rations d'étudians. 

Pourtant  de  telles  conversions  demeurèrent  assez  rares.  C'est 
qu'en  effet  rien  n'était  changé  dans  l'attitude  de  la  Prifsse  à 
l'égard  des  populations  annexées.  La  guerre  religieuse,  sourde 
et  hypocrite,  ne  cessa  jamais.  Les  demi-libertés,  accordées  par 
la  constitution,  sont  peu  à  peu  subrepticement  retirées,  et 
toutes  les  vexations  provoquent  de  l'irritation,  souvent  des 
manifestations  hostiles. 

La  population  est  toujours  française,  non  seulement  dans  les 
régions  annexées  par  la  Prusse,  mais  encore  en  Hesse  et  dans  le 
Palatinat,  et  elle  le  demeurera  pendant  toute  la  durée  du  second 
Empire.  En  1857,  sur  la  demande  du  roi  Maximilien  de  Bavière, 
Riehl  écrit  un  gros  volume  sur  le  Palatinat.  Comme  il  ne  peut 
décemment  crier  à  son  protecteur  le  peu  de  loyalisme  qu'il  a 
constaté,  il  essaye  de  nier,  ou  bien  il  trouve  des  palliatifs  et  des 
formules  consolantes.  Selon  lui,  il  est  faux  de  penser,  comme  on 
le  raconte,  que  leshabitansde  la  région  veulent  devenir  Français; 
ils  ne  se  soucient  ni  d'être  Français,  ni  d'être  Prussiens,  ni  même 
d'être  Allemands  ou  Bavarois  ;  ils  sont  tout  bonnement  du  Pala- 
tinat, et  c'est  comme  tels  qu'ils  se  sentent  Bavarois  ou  Allemands. 
Pourtant,  au  milieu  de  ces  déclarations,  d'autres  se  font  jour  qui 
les  démentent.  Passant  dans  un  cimetière  juif,  l'auteur  y  a  vu 
des  pierres  tombales  récentes,  sur  lesquelles  l'écriture  hébraïque 
était  accompagnée  de  sentences  françaises.  Il  remarque  que  les 
décrets  et  arrêtés  français  de  grande  voirie  sont  encore  en 
vigueur  dans  tout  le  pays,  que  c'est  de  la  Constitution  de  l'an  III 
que  les  habitans  font  dater  l'organisation  politique  de  leur  pro- 
vince, et  qu'ils  demeurent  très  attachés  à  tout  ce  que  la  France 
leur  a  apporté., 


144  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Partout  sur  la  rive  gauche,  l'opinion  est  la  même.  En  Prusse 
rhénane,  elle  s'est  exprimée  très  clairement  par  l'attitude  des 
populations  lors  des  fêtes  du  cinquantenaire.  «  Une  chose  à 
remarquer,  écrit  notre  ministre  à  Francfort  en  1865,  c'est  que 
les  seuls  pays  qui  nous  soient  restés  attachés  sont  ceux  qui  ont 
le  plus  souffert  pendant  les  grandes  guerres  du  commencement 
de  ce  siècle.  C'est  le'Palatinat  et  une  partie  des  provinces  rhé- 
nanes; c'est  surtout  la  ville  de  Mayence.  »  Ces  affirmations  sont 
tout  autre  chose  que  l'illusion  d'un  visionnaire  ou  la  fantaisie 
d'un  diplomate  étranger  qui  veut  plaire  à  ses  chefs.  Reculot,  en 
effet,  ne  pèche  que  par  trop  de  modération.  Pendant  tout  le 
règne  de  Napoléon  III,  la  France  reste  la  grande  patrie  des 
Rhénans.  Ils  affluent  chez  nous.  Les  Hessois  forment  à  Paris 
une  Importante  colonie.  Les  ouvriers  du  Palatinat  y  sont  très 
nombreux. Les  jeunes  filles  de  Trêves  et  de  la  Moselle  y  viennent 
chercher  des  places.  Si  les  aveux  enveloppés  de  Riehl  ne 
paraissent  pas  assez  probans,  il  y  a  d'autres  textes,  témoignages 
très  nets  de  ceux  des  contemporains  qui  sont  le  mieux  en  situa- 
tion de  juger.  En  1866,  au  moment  où  la  guerre  va  éclater 
entre  l'Autriche  et  la  Prusse,  Clovis  de  Hohenlohe  ne  se  fait 
aucune  illusion  sur  les  sentimens  des  Bavarois  rhénans, «peuple 
sans  caractère,  écrit-il  dans  ses  Mémoires,  et  qui  supporterait 
très  bien  de  passer  à  la  France.  »  L'année  précédente,  l'Uni- 
versité de  Bonn  a  délibéré  sur  la  question  de  savoir  si  elle 
devait  créer  une  chaire  pour  un  professeur  de  littérature  fran- 
çaise moderne.  Elle  s'y  est  refusée,  après  avoir  pris  connais- 
sance d'un  rapport  du  professeur  Sim.rock,un  rallié  qui  connaît 
bien  ses  compatriotes  :  «  Pourquoi,  déclare-t-il,  avons-nous 
besoin  d'un  troisième  maître,  quand  des  hommes  comme  Diez 
et  Delius  s'occupent  bien  suffisamment  de  la  langue  et  de  la 
littérature  françaises?  Encourager  l'étude  de  la  langue  et  de 
la  littérature  françaises  aux  dépens  de  l'allemand  est  chose 
périlleuse  justement  aux  bords  du  Rhin,  où  les  sympathies 
françaises  n'ont  pas  encore  disparu.  » 

« 

*    « 

De  ce  qui  précède  se  dégage  cette  conclusion  que  les  popu- 
lations rhénanes  ne  sont  animées  d'aucun  loyalisme  germa- 
nique. Elles  ne  le  sont  pas  à  cause  de  leur  aversion  naturelle 
pour  la  Prusse,  mais  aussi  parce  que,  dans  l'opinion  allemande 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.  145 

comme  dans  l'opinion  européenne,  Napoléon  III  jouit  d'un 
immense  prestige.  Du  fait  qu'il  règne,  le  statut  de  la  rive 
gauche  ne  semble  pas  définitif.  Il  le  semble  si  peu  qu'à  chaque 
instant  les  voix  les  plus  diverses,  amies  ou  ennemies  de  la 
France,  en  soulignent  le  caractère  provisoire  ;  car  il  suffit 
d'une  visite  de  quelque  Bonaparte  à  Berlin,  ou  d'un  congrès 
de  monarques,  ou  d'une  démarche  d'ambassadeurs,  pour 
qu'aussitôt  les  journaux  se  demandent  si  l'on  n'a  pas  discuté 
la  question  d'une  cession  prochaine,  ou  si  même  l'accord  n'a  pas 
été  signé. 

La  popularité  du  second  Empereur  est  extraordinaire,  non 
seulement  dans  nos  quatre  départemens  d'avant  1815,  mais 
encore  dans  tous  les  Etats  de  l'ancienne  Confédération  du  Rhin. 
D'abord,  on  voit  en  lui  le  souverain  le  plus  puissant  de  l'Eu- 
rope continentale,  et  la  fabuleuse  prospérité  de  la  France  éblouit 
l'Allemagne  encore  pauvre.  C'est  la  France  qui  a  organisé  pour 
la  première  fois  le  pays  rhénan;  c'est  d'elle  que  tout  le  progrès 
est  sorti;  c'est  elle  qui  a  donné  la  première  impulsion  au  déve- 
loppement commercial  et  industriel  de  la  région  :  sans  doute 
décuplerait-elle  encore  la  richesse,  comme  elle  le  fait  chez  elle, 
si  les  traités  de  Vienne  étaient  abolis.  A  Napoléon  III  s'attache 
aussi  un  intérêt  sentimental  :  on  sait  qu'il  parle  couramment 
l'allemand,  que  son  éducation  est  allemande,  et  qu'avant 
d'avoir  vécu  à  Arenenberg,  en  Suisse,  il  a  fait  ses  études  en 
Bavière,  au  gymnase  d'Augsbourg.  Enfin  et  surtout  il  est  un 
Bonaparte,  le  neveu  et  l'héritier  du  Grand  Empereur,  de  celui- 
là  même  qui  a  été  le  vainqueur  d'Iéna  et  le  Protecteur  de  la 
Confédération  du  Rhin,  que  l'on  a  vu  passer  dans  l'éclat  de 
sa  gloire  à  Cologne  et  à  Mayence  en  1804,  à  Dûsseldorf 
en  1811. 

Or,  la  restauration  bonapartiste  s'effectue  en  pleine  période 
de  culte  napoléonien.  Depuis  1815,  d'innombrables  poètes  alle- 
mands ont  chanté  le  Corse  invincible,  adversaire  de  la  Prusse 
haïe,  génie  bienfaiteur  de  l'Allemagne  occidentale  et  méridio- 
nale, champion  du  libéralisme,  vengeur  des  peuples  opprimés. 
A  l'avènement  du  second  Empereur,  un  long  frémissement 
secoue  toute  l'ancienne  clientèle  germanique  de  la  France.  Les 
vétérans  de  la  Grande  Armée,  westphaliens,  badois,  hano- 
vriens,  wûrtembergeois,  bavarois,  saxons  et  rhénans,  peut-être 
constitués,  à  en  croire  Mansfeld,  en  une  vaste  fédération, 
TOME  jun.  —  1917.  10 


146 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 


envoient  aux  Tuileries  des  adresses  de  fidélité.  Des  groupes 
depuis  longtemps  ont  été  formés  dans  toutes  les  villes-  de  la 
rive  gauche  :  celui  de  Mayence,  en  1852,  fait  partir  pour  Paris 
son  drapeau,  accompagné  d'une  délégation,  pour  féliciter  Napo- 
léon III;  dans  cette  môme  ville,  jusqu'en  1870,  nos  vieux  sol- 
dats, torches  allumées,  en  bicorne  et  en  manteau  sombre,  c'est- 
à-dire  dans  leur  uniforme  français  ou  dans  une  tenue  qui  le 
rappelle,  ne  manqueront  jamais  de  monter  une  faction,  le  jour 
de  la  Toussaint,  devant  le  monument  qu'ils  ont  fait  élever  au 
cimetière  à  la  mémoire  de  leurs  camarades  défunts.  Une  de  ces 
sociétés  existe  à  Cologne,  une  autre  à  Coblence  :  on  y  célèbre 
régulièrement  le  5  mai  et  le,  15  août. 

Heine,  le  premier,  a  déclaré  que  le's  deux  Napoléon  ne  sont 
qu'un  seul  et  môme  homme,  un  être  surnaturel  appelé  à  sauver 
le  monde  et  à  libérer  l'Allemagne  des  restes  de  la  Sainte- 
Alliance.  Une  foule  de  publicistes  reprennent  cette  thèse,  et 
dessinent  du  second  Empereur  une  figure  idéale,  avec  des  traits 
empruntés  à  la  physionomie  du  vainqueur  d'Austerlitz.  Napo- 
léon III  a  du  génie;  il  est  l'égal  de  son  oncle  et  de  Jules  César, 
le  plus  profond  politique  de, son  temps,  un  économiste  remar- 
quable, un  général  hors  ligne,  enfin  un  héros  complet.  Souve- 
rain moderne,  il  donne  à  l'Italie  l'indépendance  et  bat  le  tsar 
ami  de  la  Prusse  réactionnaire;  il  est  le- soldat  de  la  révolution 
et  en  môme  temps  le  ministre  des  volontés  divines  :  «  L'homme 
providentiel  qui  gouverne  la  France,  écrit  Mansfeld;  a  une 
mission  tracée  qu'il  lui  sera  donné  de  remplir.  Tout,  en  effet, 
dans  sa  vie,  nous  montre  le  mortel  prédestiné.  »  Or,  cette  mis- 
sion consiste  à  orienter  la  France  dans  ses  voies  de  jadis  : 
((  Elle  joue  un  rôle  de  premier  plan,  écrit  en  1860  un  ano- 
nyme (1).  Il  semble  que  les  temps  de  Louis  XIV  et  de  Napoléon 
pourraient  bien  revenir.  »  En  d'autres  termes,  elle  doit  reconsti- 
tuer l'ancienne  Confédération  du  Rhin,  et,  pour  prix  de  la  pro- 
tection qu'elle  accordera  aux  États  du  Sud  contre  la  Prusse, 
ceux-ci  lui  abandonneront  la  rive  gauche.  Les  deux  voyages 
que  fait  en  Allemagne  Napoléon  III,  le  premier  à  Stuttgart 
en  1857,  le  second  à  Bade  trois  années  plus  tard,  attestent  son 
immense  popularité.  Il  est  accueilli  par  des  foules  en  délire, 
aux  cris  poussés  en  français  de  :  u  Vive  l'Empereur!  »  et  les 

(1)  Der  Cù^nfjress  in  Badca-Gaden,  p.  4. 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


147 


troupes  qui  le  reçoivÊut  déploient  en  son  honneur  les  drapeaux 
de  1801),  ornés  de  l'aigle  impériale. 

Lui,  d'ailleurs,  veut  reprendre  en  Allemagne  la  place  qu'y 
occupait  le  fondateur  de  sa  dynastie.  Il  rallie  autour  de  son 
trône  les  vétérans  de  la  Grande  Armée  en  créant  la  médaille 
de  Sainte-Hélène,  qui  sera  portée  jusque  dans  les  régions  les 
plus  lointaines  du  Hanovre  et  de  la  Saxe.  H  a  également  le  des- 
sein de  recouvrer  les  quatre  départemens  rhénans.  Pour  se  les 
faire  attribuer,  Sybel  raconte  qu'il  aurait  proposé  à  lord  Gla- 
rendon,  lors  du  Congrès  de  Paris,  une  revision  de  la  carte 
d'Europe.  Au  mois  d'août  4857,  à  Osborne,  il  serait  revenu  à  la 
charge  auprès  de  la  reine  Victoria.  En  janvier  1866,  il  aurait 
pressenti  sur  le  même  sujet  l'ambassadeur  prussien.  Quant  aux 
démarches  faites  par  Benedetti  après  Sadowa,  elles  sont  dans 
toutes  les  mémoires. 

La  situation,  dans  les  mois  qui  précèdent  la  guerre  de  1866, 
est  donc  la  suivante  :  d'une  part,  une  Prusse  haïe  et  redoutée, 
mais  qui  marche  de  toutes  ses  forces  à  la  conquête  de  l'Alle- 
magne; de  l'autre,  de  petits  Etats  exaspérés  contre  elle,  et  qui 
se  sont  rejetés  du  côté  de  l'Autriche;  enfin,  au-dessus  des  deux 
partis,  la  France,  dont  l'intervention  doit  amener  la  victoire  de 
celui  qu'elle  voudra  bien  soutenir.  Les  deux  camps  se  disputent 
son  aide  et  lui  offrent  les  provinces  rhénanes  pour  prix  de  ses 
services.  Or,  Napoléon  HI  hésite,  prête  l'oreille  aux  ouvertures 
qui  lui  sont  faites,  mais  reste  énigmatique  et  muet  jusqu'au 
moment  où,  à  la  dernière  minute,  il  se  décide  à  pencher  fai- 
blement pour  l'Autriche.  Ici  commence  une  douloureuse 
histoire. 

A  Berlin,  personne  n'ignore  que  la  rive  gauche  du  Rhin  est 
demeurée  très  française  de  sentimens.  Guillaume  P""  lui-même 
s'en  rend  compte,  encore  qu'il  soit  fort  peu  disposé  à  aban- 
donner les  territoires  annexés  par  son  père  en  181o.  Après  les 
fêtes  commémoratives  d'Aix-la-Chapelle,  il  est  repassé  par 
Francfort;  il  y  a  rencontré  Savigny,  son  ministre  auprès  de  la 
Diète,  et  lui  a  exprimé  tout  son  mécontentement  de  l'accueil 
qu'on  lui  a  fait.  Le  comte  de  Reculot,  qui  nous  représente  là- 
bas,  résume  cette  conversation,  puis  il  ajoute  :  «  Sa  Majesté  a 
témoigné  le  regret  que  M.  de  Bismarck  ne  l'eût  pas  accompa- 
gnée. L'année  dernière,  l'on  avait  attribué  la  réception  assez 
froide  faite  au  roi  à  la  présence  de  ce  ministre  :  cette  année  il 


148 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


n'est  pas  venu,  et  l'attitude  de  la  population  a  été  presque 
hostile.  »  Donc,  depuis  qu'il  avait  été 'nommé  gouverneur  de  la 
province  rhénane  en  1849,  le  roi  n'avait  pas  conquis  le  cœur 
des  annexés,  au  contraire  de  sa  femme,  la  reine  Augusta,  qui 
leur  avait  marqué  quelques  prévenances.  Gela,  Guillaume  P""  le 
savait,  et  Bismarck  aussi.  Dans  ses  Pensées  et  Souvenirs,  où  il 
récrimine  sans  cesse  contre  l'esprit  français  de  sa  souveraine, 
celui-ci  résume  une  lettre  qu'il  a  reçue,  en  1863,  du  comte  de 
Recke-Volmerstein  :  comme  le  roi  avait  formé  le  projet  de 
venir  cette  annéè-là  assister  à  un  Dombaiifest,  des  Rhénans 
ralliés  lui  écrivirent  pour  le  supplier  de  n'en  rien  faire  et  de 
déléguer  la  reine,  «  qui  serait  reçue  avec  enthousiasme.  » 
D'ailleurs,  l'expérience  de  Bismarck  remontait  au  temps  de  sa 
jeunesse,  quand  il  était  référendaire  au  gouvernement  d'Aix- 
la-Chapelle. 

Depuis  longtemps  il  a  donc  envisagé  la  cession  éventuelle  de 
la  rive  gauche,  et  il  est  prêt  à  y  consentir,  si  ce  sacrifice  lui 
assure  notre  bienveillance.  Non  pas  qu'il  l'ait  jamais  avoué 
officiellement,  car  au  contraire  il  l'a  toujours  nié,  mais  ses 
idées  étaient  de  notoriété  publique  et  elles  provoquaient  de 
continuelles  allusions.  Il  n'en  faisait  pas  mystère  en  particu- 
lier :  les  preuves  sont  là,  abondantes  et  formelles;  elles  se  ren- 
forcent de  jour  en  jour,  à  mesure  que  les  documens  sortent  des 
archives.  Les  motifs  qui  le  déterminent  sont  les  suivans  :  les 
provinces  rhénanes  résistent  toujours  à  la  domination  prus- 
sienne; elles  ne  sont  pas  protestantes,  mais  catholiques;  elles 
défendent  toujours  âprement  les  conquêtes  qu'elles  doivent  à  la 
Révolution  française  et  à  l'Empire;  elles  sont  loin  de  Berlin  et 
privées  de  communications  rapides  avec  lexentre  de  la  monar- 
chie. Le  plan  de  Bismarck  est  donc  celui-ci  :  il  abandonnera 
ces  populations  rebelles,  pourvu  que  le  territoire  de  la  Prusse 
se  groupe  autour  de  la  capitale  en  une  masse  compacte;  il  lui 
suffira  pour  cela,  avec  l'assentiment  de  la  France  largement 
désintéressée,  d'annexer  la  Saxe  et  le  Hanovre  ainsi  que  la 
Hesse  :  alors  les  possessions  des  Hohenzollern  s'étendront  sans 
interruption  de  Tilsitt  à  la  ligne  du  Mein. 

Il  a  manifesté  ses  intentions  au  diplomate  saxon  von  Nostitz, 
au  temps  où  il  n'était  encore  que  ministre  à  Francfort,  puis, 
en  1863,  au  général  Fleury.  En  1864,  il  s'est  efforcé,  dans  des 
conversations  avec  l'ambassadeur  britannique,  de  prévenir  une 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.  149 

alliance  anglo-française  :  Londres  ne  pouvait  rien  offrir  à 
l'Empereur  pour  payer  son  aide  contre  la  Prusse,  sinon  la  rive 
gauche  que  Napoléon  III  serait  obligé  de  conquérir  par  une 
guerre  coûteuse  :  «  Celui  qui  peut  donner  les  provinces  rhénanes 
à  la  France,  c'est  celui  qui  les  possède.  Et  le  jour  où  il  faudrait 
courir  l'aventure,  c'est  nous  qui  pourrions  mieux  que  tout 
autre  marcher  avec  la  France  en  commençant  non  pas  par  lui 
promettre,  mais  par  lui  donner  un  gage  pour  son  concours.  » 

Au  moment  où  les  premières  difficultés  s'élèvent  entre 
l'Autriche  et  la  Prusse,  Bismarck  éprouve  notre  ambassadeur 
à  Berlin,  mais  sans  rien  préciser,  car  la  situation  n'est  pas 
encore  critique  :  il  sait,  dit-il,  quelle  compensation  nous  récla- 
merions de  lui  (1).  En  octobre  1865,  iî  part  pour  Biarritz,  où  il 
a  une  entrevue  avec  l'Empereur.  Il  a  entamé  des  négociations 
avec  l'Italie  en  vue  d'une  alliance,  dans  l'espoir  peut-être  de 
paralyser  ainsi  la  France,  ou  tout  au  moins  de  l'incliner  vers 
la  Prusse.  Il  signe  avec  elle  la  convention  militaire  du 
8  avril  4866,  et  alors,  comme  les  agens  italiens  sont  restés  à 
Berlin,  des  conversations  s'engagent  qui  sont  du  plus  haut 
intérêt.  Il  est  prêt  à  céder,  s'il  le  faut,  toute  la  rive  gauche,  et  il 
le  laisse  entendre  à  Barrai,  ministre  de  Victor-Emmanuel  auprès 
de  Guillaume  F^  «  On  est  excessivement  préoccupé,  écrit  Barrai, 
des  négociations  très  actives  qui  se  poursuivent  entre  la  France 
et  l'Autriche  pour  désintéresser  l'Italie,  et  qui  seraient  allées 
jusqu'à  l'offre  de  la  ligne  du  Rhin  à  la  France.  A  l'observation 
que  je  lui  ai  faite  sur  le  danger  d'une  pareille  offre  par  une 
puissance  allemande,  Bismarck  m'a  répondu  par  un  mouve- 
ment d'épaules,  indiquant  très  clairement  que,  le  cas  échéant, 
il  ne  reculerait  pas  devant  ce  moyen  d'agrandissement.  »  Cette 
dépêche  est  du  6  mai  1866,  et  elle  est  confirmée  par  un  mémoire 
du  général  Govone  en  date  du  1. 

Pourtant,  poussé  dans  ses  retranchemens,  le  futur  chan- 
celier, par  un  véritable  marchandage,  cherche  à  conserver  la 
plus  grande  partie  du  territoire  rhénan.  Le  22  mai,  Govone 
résume  un  nouvel  entretien.  Il  a  pressé  Bismarck  de  s'entendre 
avec  Napoléon  IIÏ,  dont  les  désirs  sont  connus  de  toute  l'Europe. 
Son  interlocuteur  alors  a  invoqué  les  répugnances  de  son  roi, 

(1)  Sur  les  idées  de  Bismarck  relativement  à  la  rive  gauche  du  Rhin,  cf.  les 
Origines  diplomatiques  de  la  guerre  de  1870'18~1 ,  et  La  Marmora  :  Un  po'piii  di 
luce  sugli  eventi  politici  e  militari  delV  anno  1S66. 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES.] 

qui  consentirait  difficilement  à  céder  des  régions  allemandes., 
Il  semble  bien  cependant  qu'il  ait  précisé  ses  offres,  car  de 
Paris,  Nigra  peut  écrire  le  31  mai  que  la  Prusse  serait  disposée 
à  accorder  à  la  France  tout  le  pays  situé  entre  la  Moselle  el- 
le Rhin.  Le  résumé  d'une  nouvelle  entrevue  qui  a  lieu  quelques 
jours  après  confirme  les  renseignemens  de  Isigra.  Une  f*s>is  de 
plus  Bismarck  met  en  avant  son  roi,  et  il  ajoute  que  lui-même 
veut  conserver  Cologne  et  Mayence.  Mais  il  fait  bon  marché  du 
Palatinat,  de  l'Oldenbourg,  et  des  possessions  prussiennes 
situées  au  sud  de  la  Moselle,  car  il  est  a  moins  Allemand  que 
Prussien  »  (io  sono  meno  tedesco  che  prussiano.)  Ce  pas  franchi, 
il  s'adresse  à  Benedelti  qui  se  dérobe  et  il  lui  fait  à  peu  près 
les  mêmes  propositions.*  Il  est  à  ce  moment  impatient  d'avoir 
une  réponse  de  nous  et  il  le  sera  jusqu'à  la  dernière  minute, 
car  il  chargera  le  41  juin  le  général  hongrois  Tiirr  de  partir 
pour  Paris  avec  mission  de  le  renseigner  sur  les  intentions 
de  la  France  et  de  faire  à  l'Empereur  des  offres  de  territoire, 
offres  dont  l'étendue  d'ailleurs  est  restée  ignorée,  rien  n'ayant 
transpiré  de  l'entretien  que  le  général  eut  avec  le  prince 
Napoléon- 

Il  est  donc  bien  évident  que  nous  aurions  obtenu  de 
Bismarck  tout  ce  que  nous  aurions  désiré,  si  nous  avions  voulu 
prêter  l'oreille  à  ses  sollicitations  et  le  suivre  dans  ses  marchan- 
dages. Nous  ne  l'avons  pas  fait  parce  que  nos  intérêts  nous 
entraînaient  bien  plus  du  côté  de  l'Autriche  et  des  Etats  du  Sud. 
Au  début  de  juin,  la  question  du  reste  est  déjà  tranchée,  puisque 
e'est  avec  Vienne  que  nous  négocions  :  en  d'autres  termes,  à 
Paris,  le  courant  austrophile  représenté  par  Drouyn  de  Lhuysl'a 
emporté,  sous  une  forme  sans  doute  trop  modérée,  mais  du 
moins  conformément  aux  aspirations  de  notre  clientèle  alle- 
mande. Le  pacte  secret  du  23  juin,  conçu  dans  un  esprit  tout 
passif,  nous  fait  encore  la  partie  belle.  Par  l'article  premier,  le 
gouvernement  français  s'engage  à  conserver  la  neutralité  absolue 
et  à  lâcher  d'obtenir  celle  de  l'Italie.  Par  l'article  2,  si  l'Autriche 
est  victorieuse  en  Allemagne,  elle  promet  de  céder  la  Vénétie 
à  Naporéon  III.  Enfin  le  dernier  article  prévoit  le  cas  où  l'Empe- 
reur voudrait  placer  son  mot  dans  le  débat  :  «  Si  les  événemens 
de  guerre  changeaient  les  rapports  des  puissances  allemandes 
entre  elles,  le  gouvernement  autrichien  s'engage  à  s'entendre 
avec  le  gouvernement  français  avant  de  sanctionner  les  rema- 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


151 


niemens  de  territoire  qui  seraient  de  nature  à  déranger  l'équi- 
libre européen.  » 

Cette  convention  est  complétée  par  une  note  additionnelle 
qu'éclairent  elle-même  les  correspondances  diplomatiques.  «  Les 
ministres  autrichiens,  écrit  notre  ambassadeur  à  Vienne,  ont 
déclaré  qu'ils  attachaient  le  plus  grand  prix  à  ce  que,  au  moins 
dans  la  note  additionnelle,  il  fût  dit  que  la  France  ne  s'oppose- 
serait  pas  aux  accroissemens  territoriaux  de  .l'Autriche  (l)--- 
Le  gouvernement  autrichien  n'aurait  aucune  objection  à  élever 
contre  un  remaniement  territorial  qui  ferait  des  provinces 
rhénanes  un  nouvel  Etat  indépendant.  Au  surplus,  il  se  mettra 
d'accord  avec  la  France.  »  Quand  l'accord  a  été  signé,  notre 
ambassadeur  en  définit  ainsi  la  portée  :  «  Dans  l'état  actuel  des 
choses,  nous  sommes  sûrs  que,  si  la  guerre  éclate,  la  Vénétie 
nous  est  cédée  pour  prix  de  notre  neutralité  et  de  nos  bons 
offices  en  Italie,  et,  si  la  guerre,  en  se  développant,  amenait  une 
situation  nouvelle  dans  laquelle  il  nous  fût  avantageux  de 
prendre  une  part  plus  active,  rien  ne  nous  empêche  de  le  faire. 
Ce  n'est  certainement  pas  l'Autriche  qui  se  plaindra  de  nous 
voir  entrer  en  campagne  et  qui  s'opposera  aux  acquisitions  que 
les  événemens  pourraient  nous  procurer.  »  Traduisons  donc  : 
si,  pour  payer  notre  neutralité,  on  nous  promet  l'indépendance 
de  la  rive  gauche,  —  sous  un  régime  d'ailleurs  à  propos  duquel 
nous  serions  consultés  et  qui  ne  serait  peut-être  que  transitoire, 
—  l'annexion  immédiate  serait  la  conséquence  de  notre  inter- 
vention armée.  Nous  sommes  donc  garantis. 

Or,  toutes  les  négociations  conduites  par  la  France  avant 
Sadowa  participent  du  même  esprit.  Il  est  très  notable  qu'elles 
ont  considéré  comme  à  peu  près  exclue  l'hypothèse  d'une  action 
militaire.  Si.  le  gouvernement  impérial  a  signifié  que  les  cir- 
constances pourraient  le  contraindre  à  tirer  l'épée,  c'est  là  une 
éventualité  qu'il  croyait  improbable,  et  en  fait,  il  n'a  pris 
aucune  disposition  pour  y  préparer  notre  armée,  épuisée  par  la 
campagne  du  Mexique.  L'Empereur,  dès  ce  moment  malade  et 
désireux  de  tranquillité,  se  croyait  le  maître  de  l'heure.  Sa 
conviction,  comme  celle  du  reste  des  milieux  officiels, était  que 
l'Autriche,  deux  fois  plus  peuplée  que  la  Prusse,  serait  victo- 
rieuse. Lorsque  les  deux  adversaires  seraient  à  bout  de  forces, 

(1)  Elle  songe  à  reprenrlro  la  Silrsir.  i-ninniR  le  prouve  une  conversation  du 
colonel  ildlieu  Driquct  avec  .Mollke.  Cl'.  La  Aiaiuiora,  op.  cit.,  p.  22:i. 


152 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  dans  le  cas  d'une  lutte  très  dure,  Napoléon  III  s'interposerait 
comme  arbitre.  Il  donnerait  à  l'Italie  le  territoire  vénitien,  à 
l'Autriche  la  Silésie,  au  Danemark  le  Schleswig;  il  garantirait 
l'indépendance  des  Etats  secondaires  et  ainsi  se  les  attacherait; 
il  permettrait  à  la  Prusse  de  s'agrandir  dans  le  Nord  et  rece- 
vrait la  rive  gauche  pour  prix  de  ses  bons  offices  :  sa  médiation 
assurerait  la  grandeur  de  l'Empire  et  le  bonheur  de  l'Europe, 
sans  que  la  France  eût  été  contrainte  à  se  battre. 

C'était  là  une  erreur  totale  et  qui  nous  fit  négliger  Yios  inté- 
rêts les  plus  sacrés.  Jamais  occasion  ne  fut  plus  propice  en  effet 
de  reprendre  les  provinces  rhénanes.  Elles  nous  attendent.  Dès 
que  la  guerre  devient  probable,  l'opposition  relève  la  tête  et 
tente  de  susciter  à  la  Prusse  des  difficultés  intérieures.  Il 
semble  bien  qu'elle  ait  pris  part  aux'assemblées  qu'organise  au 
mois  de  juin  le  Nationalverein  en  diverses  localités  du  Palatinat 
et  de  la  Hesse,  afin  de  protester  contre  la  politique  agressive  de 
Bismarck.  Mais  elle  est  mal  à  l'aise  dans  ces  démonstrations  à 
tendances  pangermanistes,  et  elle  agit  pour  son  propre  compte. 
Les  conseils  municipaux  envoient  à  Berlin  des  adresses  en 
faveur  de  la  paix.  Dix-sept  chambres  de  commerce  font  parve- 
nir au  roi  une  pétition  collective  contre  la  guerre.  Les  habitans 
de  Dortmund,  Duisbourg,  Elberfeld,  Barmen,  Grefeld,  Dûssel- 
dorf  et  Cologne  étalent  leur  hostilité  dans  un  document  presque 
comminatoire  :  «  Nous  nous  sentons  obligés  en  tant  qu'hommes 
indépendans  de  déclarer  publiquement  que,  malgré  tout  le 
dévouement  du  peuple  au  souverain  bien  de  la  patrie,  l'enthou- 
siasme indispensable  à  une  lutte  véritable  pour  les  intérêts 
allemands  lui  fait  défaut.  »  C'est  bien  pis  encore  quand  la 
Prusse  lance  ses  ordres  de  mobilisation  :  alors  les  soldats  de  la 
réserve  et  de  la  landwehr  refusent  de  monter  dans  les  trains 
militaires,  et  les  autorités  doivent  les  y  forcer  en  faisant  inter- 
venir d'autres  troupes.  Ketteler,  l'évêque  de  Mayence,  prend 
parti  pour  les  rebelles  et  publie  une  lettre  très  violente  où  il 
reconnaît  que  les  hommes  obéissent  de  mauvaise  humeur  et 
sans  aucun  enthousiasme.  Quelques  jours  auparavant,  l'arche- 
vêque de  Cologne  a  écrit  au  roi  dans  le  même  sens.  Dans  la 
campagne,  les  curés  prêchent  contre  Bismarck. 

Les  senti  mens  des  Rhénans  s'analysent  sans  aucune  diffi- 
culté. D'abord,  entre  la  Prusse  luthérienne  et  l'Autriche  catho- 
lique, leur  choix  est  vite  fait  en  faveur  de  cette  dernière  :  il 


LA  RÎVË   GAtJCHE   DtJ   RHIN.  i"3 

suffit  d'ailleurs  qu'elle  soit  l'ennemie  de  la  Prusse.  En  outre, 
les  rancunes  accumulées  depuis  1815  portent  leurs  fruits,  et  l'on 
refuse  d'autant  plus  de  travailler  à  la  grandeur  des  Hohenzol- 
lern  exécrés  que  l'on  se  sent  soutenu  par  la  coalition  presque 
unanime  de  l'Allemagne.  Enfin  il  semble  inutile  -de  se  battre 
pour  Guillaume  P"",  du  moment  qu'à  la  fin  de  la  guerre,  avant 
peut-être,  Napoléon  III  prendra  possession  du  pays  tout  entier. 

Car,  de  quelque  façon  que  l'on  envisage  l'att'itude  de  la 
France,  soit  qu'elle  ait  jugé  à  propos  de  s'entendre  avec  la 
Prusse,  soit  qu'elle  ait  signé  une  convention  avec  l'Autriche, 
dans  les  deux  cas,  le  résultat  du  conflit  semble  devoir  être 
celui  que  nous  venons  de  dire.  Il  n'y  a  pas  à  se  méprendre  sur 
les  vœux  de  la  population,  encore  que  certains  faits  paraissent 
prouver  le  contraire.  Sans  doute,  certaines  assemblées  popu- 
laires, celles  du  3  juin  à  Oberingelheim  et  du  17  à  Mayence, 
ont  voté  des  ordres  du  jour  par  lesquels  elles  exprimaient 
l'intention  de  s'opposer  à  l'annexion  par  la  France  d'une  partie 
quelconque  du  territoire  allemand;  mais  ces  réunions,  convo- 
quées par  le  Nationalverein,  outre  qu'elles  ont  dû  se  composer 
surtout  de  ralliés  et  d'immigrés,  présentaient  une  trop  bonne 
occasion  de  narguer  la  politique  prussienne  pour  que  l'opposi- 
tion francophile  s'en  désintéressât.  La  lettre  de  l'archevêque  de 
Cologne  ne  doit  pas  nous  tromper  davantage.  Son  auteur,  écri- 
vant au  roi  de  Prusse  pour  le  détourner  de  la  guerre,  invoque 
cet  argument  que  les  Français,  à  la  faveur  des  hostilités,  pour- 
raient bien  s'emparer  de  la  rive  gauche  :  c'est  là,  dit-il,  ce  qui 
indispose  l'opinion  et  provoque  la  résistance  des  réservistes 
rhénans.  Mais  l'archevêque  Melchers,  dignitaire  du  royaume, 
pouvait-il  donner  à  ses  remontrances  une  autre  forme  ou  excu- 
ser par  d'autres  motifs  l'insubordination  de  ceux  dont  il  était 
le  chef  spirituel  ?  Il  semble  bien  que  non. 

Nous  avons  d'autres  témoignages.  Le  22  juin  1866,  notre 
ministre  à  la  Haye  indique  qu'à  Luxembourg  les  soldats  rhé- 
nans qui  y  tiennent  garnison  se  plaignent  de  leur  gouverne- 
ment, expriment  le  vœu  de  se  voir  remplacés  par  des  troupes 
françaises  et  crient  déjà  :  «  Vive  l'Empereur  !  »  Sur  la  rive  gauche, 
la  délivrance  semble  prochaine.  Bismarck  en  effet,  parce  qu'il 
n'a  pu  obtenir  l'assurance  de  la  coopération  impériale,  nous  a 
abandonné  tacitement  tout  le  pays.  C'est  à  l'intérieur  de  l'Alle- 
magne qu'il   a  décidé  de  faire  porter  son   effort  militaire  :  il 


154 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.1 


compte  y  trouver  une  victoire  qui  lui  accordera  de  larges  com- 
pensations pour  la  perte  du  Rhin.  La  rive  gauche  est  à  nous  si, 
comme  il  s'y  attend,  nous  voulons  la  prendre.  A  plusieurs 
reprises  le  rappel  des  troupes  royales  est  signalé  aux  Tuileries 
par  nos  agens.  De  Strasbourg,  où  il  commande,  le  général  Ducrot 
assiste  à  cette  retraite  :  «  Les  Prussiens,  écrit-il,  étaient  si  bien 
convaincus  que  la  rive  gauche  du  Rhin  devait  être  la  compen- 
sation légitime,  pour  nous,  de  leur  agrandissement  en  Alle- 
magne, qu'ils  avaient  tout  évacué,  et  qu'ils  n'avaient  même  pas 
laissé  dans  les  casernes  les  porte-manteaux  et  les  crochets  des- 
tinés à  recevoir  les  effets  militaires.  »  A  la  même  époque,  des 
lettres  arrivent  du  pays  rhénan  au  journal  wûrtembergeois  le 
B'eobachler  et  lui  fournissent  les  mêmes  renseignemens  :  Bis- 
marck désarme  les  forteresses  et  rappelle  ses  troupes. 

De  Trêves  à  la  frontière  de  Hollande,  on  s'apprêtait  donc  à 
recevoir  les  Français.  Tous  les  espoirs  nourris  depuis  1815, 
déjoués  une  première  fois  en  1830,  puis  encore  en  1848,  allaient 
se  trouver  réalisés.  En  avril  1868,  le  général  Ducrot  devait 
s'entendre  dire  que  les  populations,  si  elles  avaient  alors  été 
appelées  à  disposer  d'elles-mêmes,  eussent  voté  à  l'unanimité 
en  faveur  de  la  France  :  le  nombre  des  opposans  n'eût  pas  dépassé 
1  pour  100,  Mais  lui-même  n'avait  pas  besoin  de  ces  affirmations 
pour  être  convaincu.  A  Strasbourg,  en  18GG,  il  était  parfaitement 
averti  de  l'état  de  l'opinion.  Les  rapports  officiels  parvenus  à  cette 
époque  soit  à  la  préfecture,  soit  au  siège  de  la  division,  attes- 
taient que  le  suffrage  universel  devait  nous  être  favorable.  Ce 
qu'il  y  avait  de  plus  significatif,  c'est  que  beaucoup  de  familles 
rhénanes,  pour  éviter  les  désagrémens  inséparables  de  toute 
invasion,  s'étaient  réfugiées  non  pas  en  Prusse  ou  dans  les  Eltats 
situés  sur  la  rive  droite  du  Rhin,  mais  sur  notre  propre  terri- 
toire, en  Alsace  et  en  Lorraine,  afin  de  se  mettre  sous  la  garde 
de  ceux  qu'elles  considéraient  comme  de  légitimes  protecteurs. 

Or  la  France  conserva  son  attitude  passive.  A  la  nouvelle  de 
Sadowa,  qui  consterna  les  milieux  officiels,  Drouyn  de  Lhuys 
insista, dans  le  sens  d'une  action  immédiate.  L'Empereur  réunit 
le  conseil  des  ministres^  signa  le  décret  de  convocation  des 
Chambres  et  proposa  de  mobiliser  250  000  soldats.  Mais  Rouher 
et  La  Valette  s'opposèrent  à  ce  projet  en  représentant  que  l'expé- 
dition du  Mexique  avait  désorganisé  l'armée.  La  Valette  affirma 
que  le  maréchal  Randon  ne  disposait  que  de  40  000  hommes. 


.     LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.  155 

et  encore  sans  munitions  suffisantes.  Napole'on  persista  d'abord 
dans  sa  décision,  puis  se  montra  un  peu  ébranle',  enfin  leva  la 
séance  sans  indiquer  qu'il  avait  pris  une  résolution  définitive. 
On  ne  fit  rien.  Tout  se  borna  a  la  publication  par  le  Moniteur, 
le  5  juillet,  d'une  note  qui  annonçait  que  l'Empereur  avait 
demandé  aux  rois  de  Prusse  et  d'Italie  une  suspension  d'armes. 
Les  deux  monarques  accueillirent  un  peu  fraîchement  cette 
proposition  de  médiation,  d'où  pourtant  sortirent  plus  tard  les 
préliminaires  de  Nikolsbourg. 

La  guerre  continua  jusqu'au  22  juillet.  Pendant  toute  cette 
période,  le  pays  rhénan  se  trouva  dépourvu  de  troupes,  et  Bismarck 
fut  à  la  merci  de  la  France.  Notre  ministre  à  Hanovre  l'avait 
signaléle20  juin.  Do  Vienne,  Gramont,  notre  ambassadeur,  pres- 
sait notre  gouvernement  d'agir  :  «  La  Prusse  est  victorieuse, 
mais  épuisée.  Du  Ilhin  à  Berlin,  il  n'y  a  pas  15  000  hommes  à 
rencontrer.  Vous  pouvez  dominer  la  situation  par  une  simple 
démonstration  militaire.  )>  Telle  était  aussi  l'opinion  du  général 
Ducrot.  Mais  écoutons  le  principal  intéressé,  Bismarck  lui- 
même,  meilleur  juge  encore.  Il  a  avoué  au  Reichstag,  le  16  jan- 
vier 1874,  le  péril  qui  le  menaçait  alors  :  <(  Quoique  la  France, 
a-t-il  dit,  eût  peu  de  soldats,  un  contingent  français  eût  suffi  à 
transformer  en  une  excellente  armée  les  nombreuses  troupes 
du  Sud,  qui  étaient  très  bonnes,  mais  peu  organisées.  Nous 
aurions  été  forcés  de  couvrir  Berlin  et  d'abandonner  tous  les 
avantages  conquis  en  Autriche.  » 

Diplomatiquement,  notre  situation  n'était  pas  moins  favo- 
rable. Dans  les  monarchies  méridionales,  l'exaspération  était  à 
son  comble.  Un  mot  d'ordre  courait  :  «  Plutôt  Français  que 
Prussiens.  »  Le  général  Ducrot  signale  que  les  rois  de  Wurtem- 
berg et  de  Bavière,  ainsi  que  le  grand-duc  de  Hesse  écrivirent 
des  lettres  autographes  à  l'Empereur  pour  solliciter  son  secours. 
De  ces  démarches  faites  afin  d'obtenir  l'intervention  française, 
la  plus  connue  est  celle  de  Beust.  Il  .quitta  Vienne  le  9  juillet,  et 
notre  ambassadeur,  le  lendemain,  fit  connaître  son  départ  en 
ces  termes  :  «  L'empereur  François-Joseph  avait  espéré  que, 
en  cédant  la  Vénétie  à  la  France,  en  acceptant  sa  médiation,  en 
rendant  l'empereur  Napoléon  arbitre  du  sort  de  son  empire, 
l'Empereur  se  serait  mis  avec  lui  contre  ses  ennemis...  Aujour- 
d'hui que  l'inefficacité  des  lettres,  des  messages,  des  pourpar- 
lers paraissait  démontrée,  il  était  nécessaire  de  savoir  sur  quoi 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

l'on  pouvait  compter  de  la  part  de  la  France;  en  un  mot,  le 
moment  était  venu  de  demander  à  l'empereur  Napoléon  s'il 
était  disposé  à  appuyer  sa  parole  par  l'envoi  d'un  corps  d'armée 
sur  le  Rhin  et  l'envoi  d'une  flotte  à  Venise.  » 

Beust  remplit  en  effet  sa  mission,  mais  sans  aucun  résultat. 
«  M.  Rouher,  écrit  le  général  Ducrot,  a  été  lui  aussi  un  instant 
l'arbitre  des  événemens  après  Sadowa;  mon  ami  M.  de  Beust  a 
été  chargé,  par  la  Saxe  et  les  États  du  sud  de  l'Allemagne,  de  se 
rendre  auprès  de  l'empereur  Napoléon  pour  réclamer  son  inter- 
vention. II  a  rejoint  l'empereur  à  Vichy.  Il  est  resté  là  quatre 
jours,  attendant  une  audience.  Il  passait  son  temps  entre 
M.  Drouyn  de  Lhuys  et  M.  Rouher,  qui  lui  tenaient  un  langage 
tout  à  fait  opposé.  »  Le  premier  parlait  d'intervention  sûre,  le 
second  de  neutralité.  Beust  repartit  sans  avoir  obtenu  l'audience 
qu'il  demandait.  Il  s'en  alla  à  Darmsbadt  :  «  Nous  ne  devons 
plus  compter  sur  la  France,  dit-il  au  grand-duc  de  Hesse  ; 
l'empereur  des  Français  est  très  malade,  tellement  malade  que 
je  ne  sais  pas  s'il  s'en  remettra;  ses  ministres  ne  s'entendent 
pas.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  plus  de  gouvernement  ;  il  faut  nous  tirer 
d'affaire  comme  nous  le  pourrons,  chacun  pour  son  propre 
compte.  » 

*  * 

Ce  fut  donc  la  paix,  la  paix  de  Prague,  qui  consolidait  la 
Prusse  dans  ses  possessions  et  lui  en  assurait  de  nouvelles;  ce 
traité  créait  la  Confédération  de  l'Allemagne  du  Nord  et  s'ac- 
compagnait de  conventions  militaires  conclues  avec  les  États  du 
Sud.  De  tous  ces  événemens  notre  prestige  sortit  assez  amoindri. 
Le  mauvais  effet  produit  par  notre  inaction  s'augmenta  encore 
dans  la  suite.  Notre  diplomatie,  à  la  cour  de  Hesse  par  exemple, 
prit  à  tâche  de  décourager  les  espoirs  que  notre  ancienne 
clientèle  mettait  encore  en  nous.  On  vit  avec  une  pénible  sur- 
prise l'opposition  libérale  du  Corps  législatif  refuser  de  «  trans- 
former la  France  en  caserne.  » 

De  telles  manifestations  oratoires  ne  contribuèrent  pas  à 
accroître  la  confiance  que  les  opprimés  mettaient  en  notre 
secours.  Sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  Sadowa  a  pour  consé- 
quence de  renforcer  et  d'augmenter  le  parti  prussien.  Nos  par- 
tisans découvrent  moins  ouvertement  leurs  opinions;  les  ralliés 
affirment   plus    énergiquement  les  leurs;  certains  enfin   nous 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


157 


abandonnent,  et  les  élections  du  7  novembre  1867  sont  plus 
favorables  que  par  le  passé  à  la  monarchie  des  HolienzoUern. 
Napoléon  III  n'est-il  pas  trop  vieux  et  trop  las  pour  montrer 
quelque  vigueur?  L'Empereur  a  trompé  l'espoir  des  populations, 
tout  comme  Louis-Philippe  et  la  seconde  République.  Et  alors, 
s'il  est  décidé  à  ne  pas  agir,  pourquoi  s'acharner  dans  une  oppo- 
sition dont  on  ne  tirera  aucun  bénéfice?  Ne  vaudrait-il  pas 
mieux  faire  capituler  la  haine,  s'accommoder  d'une  domination 
qui  dure  depuis  cinquante  années,  et  dont  rien  n'annonce  la  fin 
prochaine?  «  Si  la  France,  déclare  en  1868  un  Rhénan  au 
général  Ducrot,  n'est  pas  assez  forte,  assez  résolue  pour  nous 
prendre  sous  son  patronage,  pour  nous  ouvrir  les  bras,  nous 
nous  jetterons  dans  ceux  de  la  Prusse,  de  cette  nation  jeune  et 
pleine  de  sève,  à  laquelle  semble  appartenir  l'avenir.  Mais  que 
la  France  fasse  preuve  de  force  et  de  volonté,  et  c'est  vers  elle 
que  nous  entraînera  tout  naturellement  le  courant  de  nos  sym- 
pathies et  de  nos  intérêts.  » 

Pourtant  il  ne  faut  rien  exagérer.  Il  ne  s'agit  encore  que 
d'une  diminution  de  notre  influence,  non  pas,  et  à  beaucoup 
près,  d'une  faillite  totale  de  notre  crédit.  Malgré  la  timidité 
de  sa  politique  militaire,  la  France  passe  toujours  pour  avoir 
une  armée  très  solide.  Elle  n'a  pas  été  battue  sur  les  champs 
de  bataille,  et  elle  conserve  un  prestige  intact,  celui  qu'elle  a 
retiré  de  ses  victoires  de  Grimée  et  d'Italie.  Il  ne  manque  pas 
d'ailleurs,  dans  les  provinces  rhénanes,  de  survivans  de  la  pro- 
digieuse épopée  pour  comparer  les  maigres  succès  de  la  Prusse 
aux  éclatans  triomphes  du  premier  empereur.  La  monarchie  des 
Hohenzollern,  quelle  que  soit  son  énergie  oTfensive,  parait  ton- 
jours  faible  :  elle  a  profité  d'un  concours  exceptionnel  de 
circonstances;  elle  a  eu  un  bonheur  qui  ne  se  reproduit  jamais 
/deux  fois.  De  plus,  elle  est  pauvre,  et  l'on  ne  voit  pas  bien 
comment  elle  pourrait  s'enrichir.  La  France,  au  contraire,  est 
toujours  opulente,  pleine  de  capitaux  en  production  :  ses  grands 
travaux  et  ses  emprunts  témoignent  de  son  incomparable  pros- 
périté. Les  Rhénans  prennent  part  à  notre  Exposition  de  1867. 
Désireux  de  se  confirmer  dans  l'idée  que  nous  sommes  toujours 
la  «  grande  nation,  »  ils  accourent  en  foula  à  Paris,  ils  y 
admirent  les  élégances  françaises  et  constatent  notre  richesse, 
puis  ils  retournent  chez  eux  en  emportant  les  portraits  de 
Napoléon   lU,    de   l'impératrice  et   du   prince   impérial.  Clara 


i58 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 


Viebig  l'a  noté  :  «  Il  fallait  convenir  que  Napoléon  n'était  pas 
un  imbécile.  N'avait-il  pas  attiré,  par  sa  splendide  Exposition, 
tous  les  potentats  dans  son  pays,  afin  qu'ils  lui  fissent  pour  ainsi 
dire  la  cour?  M.  Schnackenberg  n'avait  pu  se  résoudre  à  rester 
chez  lui...  Il  tombait  encore  en  extase  quand  il  décrivait  com- 
ment il  avait  vu  l'Impératrice  en  voiture  dans  l'avenue  des 
Champs-Elysées,  vêtue  d'une  robe  de  soie  mauve,  ses  cheveux 
d'or  roux  illuminés  par  un  rayon  de  soleil,  et,  à  côté  d'elle,  le 
prince  Loulou,  en  culottes  et  en  bas  rouges,  avec  la  croix  de  la 
Légion  d'honneur  sur  sa  veste  de  velours.  Paris!  Paris!...  c'était 
la  capitale  du  monde!  Beaucoup  de  bourgeois  de  Dûsseldorf^ 
avaient  suivi  l'exemple  des  Schnackenberg  :  il  était  de  bon  ton 
d'avoir  été  à  Paris  cette  année-là.  » 

Quand  on  pense  à  toutes  ces  choses,  le  doute  disparaît  et 
l'on  excuse  les  pires  fautes.  Même  l'autorité  personnelle  de 
Napoléon  III.,  bien  qu'affaiblie,  survit  à  la  crise.  La  maladie 
avait  été  la  cause  de  l'inaction  impériale;  tout  au  plus  pouvait- 
on  admettre  que  la  santé  de  l'Empereur  était  toujours  très 
atteinte;  mais  cela  ne  signifiait  pas  que  l'on  se  fût  trompé  et 
qu'il  n'eût  pas  le  génie  qu'on  lui  avait  attribué.  Il  restait  malgré 
tout  qu'en  1866,  il  avait  tenu  en  mains  les  destinées  de 
l'Europe.  La  tourmente  finie,  on  se  reprit  à  espérer  :  l'affaire 
avait  été  mal  engagée,  la  surprise  trop  rapide;  une  autre  fois, 
—  bientôt,  on  le  pensait,  — les  circonstances  seraient  plus  favo- 
rables, et  la  France,  directement  provoquée,  ne  manquerait  pas 
d'agir.  Les  acclamations  frénétiques  qui  accueillent  Napoléon  III 
au  mois  d'août  1867,  comme  il  traverse  la  gare  de  Stuttgart 
pour  se  rendre  à  Salzbourg  où  il  va  conférer  avec  François- 
Joseph  et  Beust,  retentissent  profondément  dans  les  provinces 
rhénanes. 

En  effet,  comme  le  dit  le  premier  ministre  hessois  Dalwigk, 
rien  n'est  encore  perdu  pour  nous.  Avec  un  peu  d'énergie  et  de 
volonté,  il  nous  est  possible  de  tout  sauver.  Les  catholiques 
sont  ulcérés.  Sans  doute,  sous  le  coup  de  Sadowa,  Ketteler, 
l'évèque  de  Mayence,  publie  une  brochure  intitulée  :  V Alle- 
magne après  la  guerre  de  1866,  dans  laquelle  il  déclare  qu'il 
accepte  le  fait  accompli.  Avait-il  espéré  que  les  vainqueurs 
feraient  bon  usage  de  leur  victoire?  Il  se  peut,  comme  il  se  peut 
aussi  qu'il  ait  été  déconcerté  par  l'événement  et  qu'il  ait  voulu 
racheter  son   attitude  jusque-là  antiprussienne,  soucieux  avant 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


459 


tout  de  ce  qui  pouvait  être  utile  à  l'Église.  Mais  la  conduite  de 
Ketteler  lui-même  se  chargera  pluis  tard  de  démentir  ces  décla- 
rations. Certes,  le  clergé  allemand  a  montré  parfois  quelque 
défiance  à  notre  égard,  à  cause  de  notre  alliance  avec  l'Italie, 
ennemie  du  Saint-Siège.  On  avait  vu  quelques  années  aupara- 
vant un  prêtre  westphalien,  Janssen,  privat-docent  à  l'Univer- 
sité de  Bonn,  dénoncer  violemment  nos  vues  sur  le  Rhin.  Mais 
Sadowa,  dans  l'opinion  catholique,  fut  ressenti  comme  un 
véritable  désastre.  Auguste  Reichensperger,  de  Coblence,  ne 
trouva  que  ces  mots  en  apprenant  la  nouvelle  :  «  On  a  bien  de 
la  peine  à  s'accommoder  de  pareils  décrets  de  Dieu.  » 

Or,  les  tendances  clairement  exprimées  par  la  Prusse,  dès 
son  entrée  en  campagne,  et  bien  plus  après  sa  victoire,  ont  vite 
fait  de  lui  aliéner  les  catholiques.  Au  moment  où  la  guerre 
allait  éclater,  la  Gazette  générale  de  l' Allemagne  du  Nord  avait 
représenté  le  conflit  imminent  comme  une  guerre  de  religion 
dirigée  contre  les  adversaires  de  l'Eglise  évangélique.  Après  la 
défaite  de  l'Autriche,  qui  est  en  même  temps  celle  de  la 
France,  comme  s'acharnent  à  le  démontrer  les  publicistes  pro- 
testans,  il  est  bien  évident  que  la  Prusse  s'érige  en  soldat  du 
luthéranisme.  Le  langage  des  journaux  bismarckiens  inquiète 
les  catholiques.  Des  personnalités  comme  Bluntschli,  Baum- 
garten,  Holtzendorff  reprennent  le  rêve  d'une  Eglise  nationale 
et  parlent  d'abolir  les  concessions  établies  par  la  constitution 
de  1850  :  «  Le  thème  de  la  supériorité  des  protestans  sur  les 
catholiques,  écrit  Kiessling,  soit  dans  des  livres  ou  des  confé- 
rences, soit  dans  des  sermons  ou  des  articles,  a  été  traité 
usque  ad  nauseam,  entre  1866  et  1870.  »  Les  années  qui 
s'écoulent  entre  les  deux  guerres  sont  donc  remplies  par  une 
\utte  sourde  des  deux  confessions.  Dans  la  vallée  du  Rhin, 
l'exaspération  est  à  son  comble,  et  les  journaux  ennemis  de 
Bismarck  mènent  une  violente  campagne  en  faveur  du  Pape, 
poursuivant  sous  cette  forme  détournée  la  guerre  qu'ils  ont 
déclarée  à  la  bureaucratie  berlinoise.  Entre  la  Prusse  et  nous, 
quels  que  sbient  les  reproches  qu'ils  puissent  adresser  à  la  poli- 
tique de  Napoléon  III,  les  catholiques  les  plus  décidés  ont  fait 
leur  choix. 

Dans  les  Etats  du  Sud,  de  très  forts  partis  espèrent  encore 
que  notre  intervention  anéantira  bientôt  tes  effets  de  Sadowa. 
Bade  est  à  peu  près  complètement  inféodé  à  Berlin  ;  mais  en 


160  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Wurtemberg  et  en  Bavière  les  ministères  Varnbùler  et  Hohen- 
lohe  rencontrent  une  forte  opposition.  L'on  en  revient  toujours 
au  plan  des  années  précédentes  :  que  la  France  tire  l'épée  pour 
sauver  les  monarchies  méridionales  ;  alors  la  rive  gauche  lui 
appartiendra,  et  peut-être  même  pourra-t-elle  reconstituer  à 
son  profit  la  Confédération  du  Rhin.  Cette  combinaison  se  des- 
sine dans  un  entretien  du  grand-duc  de  Hesse  avec  le  général 
Ducrot,  en  18G8.  A  ce  moment,  la  Hesse  a  déjà  dû  céder  à  la 
Prusse  ses  postes  et  télégraphes,  et  Bismarck,  par  un  coup  de 
force,  vient  de  mettre  la  main  sur  l'administration  de  l'armée. 
Le  grand-duc  a  lui-même  mandé  à  Darmstadt  le  commandant 
de  notre  sixième  division  militaire,  et,  le  considérant  comme 
un  des  personnages  les  plus  considérables  de  France,  il  lui 
adresse  une  prière  instante.- Il  souffre  de  voir  ses  troupes  obéir 
à  une  autre  autorité  que  la  sienne.  Il  sait  qu'en  cas  de  guerre 
la  première  chose  que  fera  la  Prusse,  ce  sera  de  les  lui  enlever 
pour  en  disposer  comme  elle  le  jugera  bon,  ce  sera  de  les  dis- 
perser de  telle  façon  qu'elle  les  ait  en  sa  puissance,  sans 
révolte  possible.  Il  s'indigne  de  voir  les  couleurs  prussiennes 
s'étaler,  en  face  de  son  palais,  sur  les  bàtimens  de  la  poste.  Il 
n'a  donc  qu'un  seul  recours,  c'est  la  France.  Il  rappelle  les  sou- 
venirs de  la  Confédération  du  Rhin,  parle  des  aigles  du  premier 
Empire  que  ses  régimens  ont  conservées  comme  de  précieuses 
reliques,  évoque  la  fidélité  de  ces  Hessois  qui  ont  été  nos  der- 
niers alliés  après  nos  désastres  d'Espagne  et  de  Russie.  Est-il 
possible  que  nous  l'abandonnions?  Il  souhaite  la  guerre,  la 
guerre  que  nous  ferons  contre  la  Prusse.  Il  nous  accorde  tout 
ce  que  nous  voudrons,  si  nous  consentons  à  le  sauver,  et  il 
nous  promet  d'avance  les  territoires  qu'il  possède  sur  la  rive 
gauche  du  Rhin,  dans  l'espoir  que  nous  lui  trouverons  ailleurs 
une  compensation.  «  Venez,  dit-il  à  Ducrot,  je  resterai  seul  au 
milieu  de  mon  peuple,  qui  est  et  restera  toujours  mien.  Je  vous 
attendrai,  je  me  livrerai  sans  hésitation  entre  vos  mains,  je 
me  confierai  à  la  générosité  de  votre  Empereur!  Qui  sait? 
C'est  peut-être  vous,  général,  qui  me  ferez  prisonnier.  Vous  ne 
me  maltraiterez  pas  trop,  n'est-ce  pas?...  » 

Il  est  certain  que,  dans  le  pays  rhénan,  l'on  n'a  éprouvé 
aucune  joie  à  revoir  l'armée  des  HohenzoUern  campée  à  nou- 
veau dans  les  territoires  qu'elle  avait  évacués  au  moment  de 
Sadowa.    A    beaucoup   l'avenir    parait   sombre,   et   un    certain 


LA    RIVE    OAUGIIE    DU    RHIN. 


164 


Enger,  de  Cologne,  l'écrit,  en  janvier  1867,  à  Napoléon  III  : 
«  En  suite  des  événemens  de  l'année  passée,  l'on  saurait  à 
peine  douter  que  les  provinces  rhénanes  n'aient  rien  à  espérer 
de  notre  gouvernement  actuel.  »  Pour  toutes  les  contrées  qui 
s'étendent  au  nord  de  l'Alsace-Lorraine,  le  long  de  notre  fron- 
tière, c'est  encore  aux  dépositions  du  général  Ducrot  qu'il  faut 
se  reporter  si  l'on  veut  être  renseigné  sur  les  aspirations  popu- 
laires. Ce  n'est  pas  seulement  vers  Rastadt,  Carlsruhe,  Darms- 
ladt  et  la  Forêt  Noire  qu'il  a  dirigé  son  enquête;  il  a  fait  aussi 
des  voyages  à  Gemersheim,  Landau,  Mayence,  Trêves.  Son  acti- 
vité, qui  l'a  fait  accuser  d'espionnage  par  les  Alleiiiands,  lui  a 
tout  au  moins  donné  une  connaissance  très  précise  de  l'état  de 
l'opinion.  S'il  a  recueilli  des  doléances  provoquées  par  notre 
abstention  de  1866,  si  même  on  lui  a  laissé  entendre  que  notre 
attitude  passive  poussait  en  fin  de  compte  les  habitans  à  accepter 
le  joug  prussien,  ceux-là  mêmes  qui  lui  ont  adressé  leurs 
plaintes  n'ont  pas  manqué  d'appeler  notre  intervention  :  l'ar- 
rivée des  troupes  françaises  provoquerait  immédiatement  la 
volte-face  des  résignés. 

Très  significative  est  la  profession  de  foi  faite  au  général 
par  un  avocat  mayençais  qui  parle  au  nom  de  tout  le  pays,  en 
avril  1868.  Cet  avocat  déclare  qu'il  est  l'interprète  de  ses 
compatriotes,  sujets  de  la  Prusse,  de  la  Hesse,  ou  de  la  Ba- 
vière. Tous  pensent  comme  lui,  médecins,  notaires,  négocians, 
gens  éclairés  des  villes  et  des  campagnes.  Il  ne  fait  que  répéter 
ce  qui  se  dit  dans  les  cercles,  dans  les  brasseries,  sur  les  places 
publiques  et  dans  les  réunions  intimes  :  «  Si  vous  le  désirez,  je 
vous  remettrai  la  liste  de  tous  les  notables  du  pays,  de  tous 
ceux  quT,  par  leur  caractère,  leur  position,  leur  fortune,  jouis- 
sent de  quelque  influence;  vous  pourrez  les  interroger,  les 
faire  interroger,  et  vous  verrez  qu'il  n'y  a  qu'une  manière  de 
voir  et  de  penser  parmi  nous.  » 

L'interlocuteur  du  général  atteste  les  souvenirs  toujours 
vivans  de  la  domination  française.  C'est  à  la  France  que  les 
Rhénans  doivent  leur  émancipation  matérielle  et  morale.  C'est 
la  Révolution  qui  les  a  organisés;  c'est  l'Empire  qui  a  développé 
leur  commerce,  qui  leur  a  apporté  le  Code  civil  et  les  libertés  du 
citoyen.  A  cet  éloge  de  la  France  s'oppose  l'affirmation  que  les 
Rhénans  ne  sont  pas  Allemands,  qu'ils  ne  partagent  nullement 
les  sentimens  germaniques,  que  les  habitans  de  la  rive  gauche 

TOME    XLII.    —    1917.  i  1 


162  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  se  mapienl  pas  de  l'autre  côte  du  fleuve  et  qu'ils  n'y  envoient 
pas  leurs  enfans.  Ils  ne  sont  de  cœur  ni  Hessois,  ni  Bavarois,  ni 
Prussiens;  ils  souffrent  au  contraire  d'avoir  été  séparés  par  les 
traités  de  1815  et  livrés  en  otages  à  des  Etats  différens  qui  les 
exploitent,  sont  incapables  de  les  protéger  et  ne  leur  donnent 
aucune  des  satisfactions  morales  dont  ils  ont  besoin.  Les  aspi- 
rations du  peuple  tendent  à  l'unité  de  la  rive  gauche,  mais, 
pour  vivre,  il  faut  de  plus  faire  partie  d'une  grande  nation, 
assez  forte  pour  défendre  les  intérêts  du  pays.  Cette  nation  n'est 
pas  la  Prusse,  qui  écrase  ses  malheureux  sujets  rhénans  sous 
sa  tyrannie  fiscale  et  militaire.  11  n'y  a  de  salut  que  dans  le 
retour  à  la  France,  conformément  à  ce  que  conseillent  la 
géographie  et  l'histoire.  Mais  pour  provoquer  cette  solution, 
puisque  tous  les  pourparlers  diplomatiques  n'ont  amené  aucun 
résultat  et  que  les  victoires  prussiennes  ont  consolidé  l'œuvre 
de  1815,  on  ne  peut  espérer  que  dans  une  guerre.  Vienne  donc 
la  guerre  I 

Cet  entretien  se  complète  par  d'autres  constatations  que  fait 
le  général  Ducrot  en  personne  pendant  ce  même  séjour  à 
Mayence,  où  il  s'arrête  quand  il  revient  de  Darmstadt.  C'est  le 
grand-duc  de  Hesse  qui  l'a  engagé  à  visiter  cettB  ville,  en  ajou- 
tant que  les  sentimens  français,  toujours  vivaces,  y  ont  pris 
encore  plus  d'intensité  depuis  que  les  Prussiens,  après  Sadowa, 
sont  les  seuls  à  y  tenir  garnison.  Le  général,  qui  est  accom- 
pagné d'un  capitaine  parlant  l'allemand,  en  est  vjte  convaincu  : 
((  Quant  au  peuple,  écrit-il,  c'est-à-dire  aux  ouvriers  et  aux 
paysans,  ils  affichent  avec  une  extrême  violence  leur  haine 
contre  les  Prussiens.  Ces  gens,  disent-ils  en  parlant  d'eux,  ne 
sont  pas  à  leur  place  ici;  ils  n'ont  rien  à  faire  de  ce  côté  du 
Rhin;  nous  espérons  bien  que  les  Français  viendront  nous  aider 
à  nous  en  débarrasser  un  jour  ou  l'autre...  » 

Or,  à  ce  moment.  Napoléon  III  a  déjà  entamé  des  négocia- 
tions avec  l'Autriche.  Au  mois  d'août  1867  il  se  rend  à  Salzbourg, 
et  au  mois  de  novembre  François-Joseph  vient  en  France.  En 
1869,  les  deux  empereurs  contractent  des  engagemens  mutuels 
dont  l'existence  nous  est  connue  par  la  correspondance  échangée 
en  janvier  1873  entre  Beust  et  Gramont,  et  par  les  révélations 
de  celui-ci.  Au  début  de  1870,  les  états-majors  établissent  un 
plan  de  mobilisation  et  un  plan  de  campagne  ;  l'archiduc  Albert 
est  envoyé  en  mission   à  Paris,   et  le  général   Lebrun  fait   le 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


163 


voyage  de  Vienne.  La  participation  de  l'Italie  étant  admise, 
Italiens  et  Autrichiens  opéreront  leur  jonction  en  Bavière,  tandis 
que  les  Français  formeront  deux  armées,  l'une  destinée  à  péné- 
trer dans  l'Allemagne  du  Sud,  l'autre  à  entrer  dans  le  Palatinat 
et  à  envahir  la  rive  gauche  du  Rhin. 

La  seule  condition  que  l'on  exige  de  nous,  —  et  de  ce  que 
nous  ne  l'avons  pas  remplie,  nos  alliances  se  sont  trouvées 
nulles,  —  c'est  que  nous  prenions  résolument  l'offensive  dès  le 
premier  jour,  surtout  que  nous  passions  sur  la  rive  droite  du 
fleuve,  de  façon  à  déterminer  tous  les  Etats  méridionaux  à 
abandonner  la  Prusse.  Le  grand-duc  de  Hesse  l'avait  déjàl  recom- 
mandé au  général  Ducrot.  François-Joseph  le  répète  au  général 
Lebrun.  11  ne  peut  déclarer  la  guerre  en  même  temps  que  Napo- 
léon III,  mais  si  3elui-ci  apparait  dans  le  sud  de  l'Allemagne 
non  pas  en  ennemi,  mais  en  libérateur,  alors  l'Autriche  sera 
obligée  de  faire  cause  commune  avec  la  France. 

Ainsi,  au  moment  où  nous  allons  nous  retrouver  devant 
notre  ennemie  de  1813,  je  veux  dire  devant  la  Prusse,  nous 
possédons  d«  fortes  chances  de  succès.  Nous  sommes  en  présence 
d'un  adversaire  assurément  redoutable,  mais  que  la  moindre 
défaite  peut  abattre  complètement  en  le  privant  des  auxiliaires 
que  la  crainte  seule  réunit  autour  de  lui.  L'enjeu  du  conflit  est 
évident.  Si  nous  sommes  vaincus,  nous  serons  contraints  de 
renoncer  à  cette  riVe  gauche  du  Rhin  que  nous  avons  dû  céder 
à  la  chute  du  premier  empereur,  malgré  le  vœu  des  populations.; 
Que  nos  armes  au  contraire  remportent  des  avantages  rapides, 
cl  Sadowa  est  aboli  avec  toutes  ses  conséquences.  Du  même 
coup,  en  corrigeant  les  traités  de  1815,  nous  rétablissons  sur  le 
grand  fleuve  notre  domination  toujours  regrettée.  Il  semble 
bien  que'nous  touchions  au  but. 

Julien  Rovèrb. 

(A  suivre.) 


LA  BELLE  FRANCE 


(1) 


PORTRAITS  DE  CHEZ  NOUS 


SŒUR  IGNACE 


Tous  les  touristes  un  peu  familiarisés  avec  les  sites  de  la 
Haute-Alsace  connaissent  le  bourg  de  Willer,  l'un  des  centres 
d'excursions  les  plus  fréquente's  des  Vosges.  On  y  monte  en 
quelques  heures  au  grand  ballon  de  Guebviller,  au  Molkenrain 
d'où  l'œil  va  des  Alpes  à  la  Forêt-Noire,  et  l'on  n'y  est  pas 
très  loin  du  fameux  Hartmansweillerkopf  dont  tant  de  combats 
devaient  ensanglanter  les  crêtes.  Des  vallons  boisés  et  rocheux 
débouchant  les  uns  dans  les  autres,  des  tunnels  d'où  s'allongent 
des  voies  ferrées,  des  ponts  sur  des  torrens,  des  fermes  dans 
la  montagne,  une  rivière  serpentante  et  fraîche,  des  usines  et 
des  moulins,  tel  est  ce  beau  pays  de  Willer  et  de  ses  environs  où 
l'industrieuse  et  jolie  Thurr,  dont  la  vallée  porte  le  nom,  coule 
j)ittoresquement  de  Saint-Amarin  à  Môosch  et  de  Moosch  à 
Bishwiller, pour  s'en  aller  vers  l'historique  petite  ville  deïhann, 
dominée  par  la  ruine  de  son  vieux  château  et  parée  de  son  clocher 
gothique. 

Il  y  a  une  quarantaine  d'années,  peu  de  temps  après  la 
guerre  de  1870,  l'un  des  moulins  du  pays  était  la  propriété  des 
Roesch.  Ils  y  vivaient  heureux,  avec  leurs  cinq  enfans,  un  fils 
et  quatre  filles,  dont  deux  étaient  jumelles,  et  il  y  avait  cependant 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  septembrç. 


LA    BELLE    FRANGE.  165 

une  ombre  sur  leur  vie.  Français  dans  l'âme,  ils  ne  se  conso- 
laient pas  d'être  Allemands  de  fait,  et  leur  bonheur,  d'autre  part, 
devait  peu  durer.  M™^  Roesch  mourait  en  1876,  son  mari  ne 
tardait  pas  à  la  suivre,  et  les  enfans  se  trouvaient  orphelins. 
Un  de  leurs  oncles,  l'abbé  Roesch,  se  chargeait  alors  de  leur 
éducation,  et  les  envoyait  en  pension  en  France.  Puis,  le  temps 
passait,  chacun  suivait  sa  voie,  et  une  trentaine  d'anne'es  plus 
tard,  à  l'approche  de  1914,  le  fils,  entré  dans  les  Ordres,  était 
professeur  à  Quito,  dans  la  République  de  l'Equateur,  au  collège 
des  Jésuites,  l'aînée  des  filles  mariée  en  Lorraine,  la  seconde 
prématurément  retournée  à  ses  parens  dans  le  petit  cimetière 
de  Willer,  et  les  deux  autres,  les  jumelles,  Religieuses  du  Divin 
Sauveur.  L'une  de  ces  dernières  était  la  Sœur  Ignace,  dont  la 
charité  devait  rester  légendaire,  et  réservée  à  un  si  tragique 
avenir.  M""^  Roesch,  en  mourant,  avait  prononcé  ces  paroles 
rapportées  sur  un  de  ces  touchans  mémento  en  usage  dans  les 
familles  pieuses  :  «  Mon  Dieu,  je  vous  fais  le  sacrifice  de  ma 
vie,  faites  de  moi  ce  qu'il  vous  plaira,  mais  protégez  mes 
enfans!  »  La  destinée  les  avait  tous  conduits  singulièrement 
loin  du  moulin  de  Willer,  mais  la  prière  de  la  mère  n'avait  pas 
été  entièrement  inexaucée, etSœur  Ignace  devait  même  revenir, 
un  jour,  rendre  son  dernier  soupir  bien  près  du  clocher  où 
avaient  sonné  son  baptême  et  le  glas  paternel  et  maternel. 

Longtemps  avant  la  guerre,  la  maison  des  Sœurs  de  la  rue 
Bizet  était  renommée  à  Paris  pour  la  perfection  de  ses  services. 
La  maîtrise  de  la  chapelle  n'était  pas  au-dessous  du  reste,  et 
on  y  remarquait,  dans  les  chœurs,  une  voix  qu'on  aurait 
presque  prise  pour  une  voix  d'homme.  C'était  celle  de  Sœur 
Ignace,  et  sa  charité,  d'un  caractère  tout  viril,  malgré  la  ten- 
dresse de  sa  nature  et  la  profonde  bonté  de  son  cœur,  n'était  pas 
sans  s'accorder  avec  ce  timbre  plutôt  màîe,  qui  marquait  et 
soutenait  les  chants.  On  la  citait  volontiers  pour  sa  vaillance 
gaie  et  forte  que  rien  ne  pouvait  jamais  déconcerter,  et  qui 
avait  plus  d'une  fois  aidé  la  Mère  Supérieure,  par  les  temps  de 
persécution  et  d'épreuves,  à  sortir  des  passes  difficiles. 

—  Allons,  ma  mère,*  lui  disait-elle  avec  son  invariable  bonne 
humeur  et  une  petite  pointe  de  familiarité  qui  n'excluait  pas  le 
respect,  allons,  ne  vous  alarmez  pas...  C'est  sans  importance, 
ce  n'est  rien...  Le  bon  Dieu  va  arranger  çal... 

Presque  toujours,  en  effet,  le  bon  Dieu  «  arrangeait  ça,  »  et 


i66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

personne  ne  savait  aussi  comme  elle  mettre  les  malades  sur 
la  route  du  rétablissement  par  sa  manière  à  la  fois  rassurante  et 
plaisante  de  les  remonter.  De  taille  et  de  corpulence  moyennes, 
avec  une  expression  d'indulgence  et  de  franchise  au  fond  de  ses 
yeux  bleus  légèrement  bridés  et  comme  un  peu  narquois,  dans 
une  figure  qui  aurait  été  moqueuse  si  le  sourire  n'en  avait  pas 
été  aussi  bon,  elle  tenait  d'habitude,  en  vous  parlant,  ses 
deux  mains  tranquillement  posées  l'une  sur  l'autre  entre  sa 
ceinture  et  sa  poitrine,  et  les  remuait  seulement  d'un  petit 
geste  optimiste  qui  semblait  aussi  vouloir  arranger  les  choses. 

—  Allons,  disait-elle  au  patient,  ça  va  mieux,  ça  va  s'arran- 
ger... La  figure  est  bonne,  c'est  bon  signe...  Le  bon  Dieu  va 
vous  tirer  de  là!... 

Il  y  avait  déjà  vingt  ans  qu'elle  était  rue  Bizet,  lorsque  le 
couvent  se  trouva  transformé  en  ambulance  au  moment  de 
la  mobilisation.  Elle  y  restait  alors  encore  une  année,  pendant 
laquelle,  après  avoir  été  la  Providence  des  malades,  elle  devenait 
celle  des  blessés,  et  rien  ne  donnera  mieux  l'idée  de  l'action  et 
du  charme  de  sa  charité  que  le  témoignage  même  de  l'un  d'eux, 
et  de  l'un  des  plus  terriblement  éprouvés  en  même  temps  que 
du  plus  illustre.  A  la  veille  de  quitter  l'établissement  où  il  avait 
recouvré  la  vie,  et  qu'elle  venait  de  quitter  pour  une  ambulance 
du  front,  le  général  Gouraud  lui  exprimait  sa  reconnaissance 
dans  une  lettre  où  la  gratitude  se  cachait  sous  la  plaisanterie, 
comme  si  le  bien,  avec  Sœur  Ignace,  devait  toujours  s'accom- 
pagner d'enjouement,  et  lui  parlait,  notamment,  d'un  certain 
«  général  Gustavin  »  sous  la  croix  duquel  on  reconnaît  sans 
peine  une  bonne  Sœur  Gustavine,  aimablement  secourable,  elle 
aussi,  aux  douleurs  des  mutilés. 

«  Chère  Sœur  Ignace, 

«  Je  m'empresse  de  vous  remercier  de  votre  bonne  lettre 
du  4  septembre. 

((  Je  suis  désolé  que  ce  petit  bombardement  ait  obligé  à 
l'évacuation  de  l'hôpital  de  Moosch,  où  vos  Sœurs  et  vous 
soignez  si  bien  nos  chers  soldats.  J'espère  que  nos  succès  sur 
les  crêtes  vous  permettront  bientôt  de  recouvrer  votre  hôpital. 

((  Le  fromage  sera-t-il  arrivé  à  temps  pour  que  vous  ayez 
pu  le  distribuer  à  vos  blessés  ? 

«  J'ai  à  vous  donner  les  meilleures  nouvelles  de  votre  ami 


LA    BELLE    FRANCE. 


167 


le  général  Gustavin.  Non  seulement  il  m'a  soigné  avec  le 
dévouement  et  la  bonté  que  vous  lui  connaissez,  mais  sa 
compagnie,  pendant  ces  longues  heures  de  réclusion,  m'a  été 
bien  précieuse,  et  sa  gaîté,  aussi  bien  que  ses  soins,  a  certaine- 
ment contribué  à  mon  rapide  rétablissement. 

«Aussi,  j'estime  qu'en  face  de  résultats  aussi  remarquables, 
le  général  Gustavin  mériterait  d'être  promu  au  grade  supé- 
rieur. Je  remets  la  chose  entre  vos  mains. 

«  Je  compte  quitter  dans  une  dizaine  de  jours  la  rue  Bizet 
pour  aller  dans  le  Midi,  puisque  ce  mois  de  septembre  n'est  pas 
très  chaud.  Ce  ne  sera  pas  sans  émotion  que  je  quitterai  cette 
chère  rue  Bizet  où  j'étais  arrivé  mourant,  et  d'où  je  partirai 
en  assez  bon  état,  grâce  en  grande  partie  à  vos  Sœurs.  Aussi 
garderai-je  de  leur  rayonnante  charité  un  éternel  souvenir. 

«  Veuillez  agréer,  chère  Sœur  Ignace,  l'expression  de  mes 
sentimens  très  respectueux. 

«  Général  Gouraud.   » 

Cette  lettre  était  du  1  septembre  1915,  et  depuis  deux  mois, 
en  effet,  Sœur  Ignace  était  à  Moosch,  tout  à  côté  de  son  village, 
à  quelques  minutes  de  Willer,  dans  le  joli  coin  d'Alsace  où 
elle  était  née,  et  qu'avait  reconquis  la  France.  Un  riche  proprié- 
taire du  pays  y  avait  fondé  un  hôpital  pour  les  ouvriers  de  la 
région,  et  la  construction  venait  d'en  être  achevée  à  la  déclara- 
tion de  guerre.  On  y  avait  établi  une  ambulance,  confiée  à 
l'Ordre  du  Divin  Sauveur,  et  Sœur  Ignace  venait  d'y  être 
envoyée  pour  y  apporter  l'impulsion  qu'elle  savait  donner  par- 
tout. Arrivée  au  début  de  l'été,  elle  s'était  retrouvée  ainsi  avec 
les  beaux  jours  dans  la  vallée  de  son  enfance,  où  le  fracas  du 
canon  et  des  obus  remplaçait  maintenant  le  bruit  des  usines  et 
le  fredonnement  des  moulins. 

Aussitôt  à  l'hôpital,  elle  y  apportait  l'ordre  et  la  vie,  et 
la  direction  n'avait  pas  tardé  à  lui  en  être  à  peu  près  laissée 
quand  elle  annonçait,  le  12  août,  à  ses  Sœurs  de  la  rue  Bizet, 
qu'il  <(  y  avait  des  taubes  sur  Moosch,  »  et  leur  écrivait,  une 
quinzaine  de  jours  après,  un  peu  inquiète,  malgré  la  solidité  de 
sa  bonne  humeur  :  «  Bien  chère  Sœur  Séraphine  et  bonne  Mère 
Théobaldine,  quelle  aventure!  Figurez-vous,  on  était  en  train 
d'opérer  et  de  travailler,  quand  tout  d'un  coup  éclatent  des 
obus...  Oui,  messieurs  les  Boches  ont  inventé,  et  nous  ne  savons 


468  RËVDÉ    DES    DfellX    MÔNDEâ. 

pas  par  quel  droit,  de  venir  bombarder  la  ville  de  Moosch-  Ah  î 
si  vous  aviez  vu  ce  manège!  Ils  en  ont  lancé  huit,  dont  deux 
n'ont  pas  e'claté.  Il  y  a  eu  quatre  blessés,  dont  deux  civils,  et 
quelques  maisons  un  peu  abîmées...  Aussi,  déménagement 
complet.  On  a  immédiatement  descendu  les  malades  à  la  cave, 
les  plus  malades  au  réfectoire  des  Sœurs,  et  tous  ceux  qu'on 
pouvait  évacuer  ont  été  renvoyés  sur.  Bussang.  Ils  étaient  si 
malheureux!  Il  y  en  a  eu  plusieurs  qui  ont  pleuré!...  Je  ter- 
mine, car  il  est  tard,  minuit,  et  je  suis  bien  fatiguée...  » 

Même  sous  les  bombes  et  les  obus,  l'un  des  soucis  de  Sœur 
Ignace  était  d'être  privée  de  «  retraite.  »  Aussi,  racontait-elle  à 
ses  Sœurs  de  Paris  comment  elle  s'en  dédommageait,  et  leur 
écrivait-elle,  avec  sa  gaîté  ordinaire  :  «Nous  nous  sommes  payé 
une  petite  fête  bien  religieuse  pour  la  Nativité...  Messe  chantée, 
Reine  des  Cieux,  Sancta  Maria,  Reste  avec  moi,  Magnificat... 
Après  l'Evangile,  un  sermon  en  français  sur  la  sainteté.  C'était 
si  simple,  mais  si  bienfaisant!  »  Un  nuage,  pourtant,  assom- 
brissait la  solennité,  et  elle  continuait  :  «  Après  la  messe,  on 
nous  a  amené  un  blessé  nageant  dans  son  sang.  Ce  pauvre,  s'est 
suicidé!  Vous  ne  vous  figurez  pas  combien  c'était  pénible  de  le 
voir  se  débattre...  Il  avait  une  maladie  nerveuse,  et  surtout  des 
idées  noires.  Espérons  que  le  bon  Dieu  lui  fera  miséricorde.  Je 
plains  de  tout  mon  cœur  sa  pauvre  femme  et  sa  petite  fille...  » 
Mais  les  obus  pleuvent  de  plus  en  plus  drus,  et  elle  note  alors, 
dans  ses  lettres  suivantes,  leur  fréquence  toujours  plus  grande  : 
«  Dimanche,  il  en  est  tombé  treize,  mardi  quinze,  et  c'est  curieux 
comme  on  s'y  fait.  D'un  côté,  bombardement  et,  peu  de  temps 
après,  musique  dans  la  cour  de  l'hôpital...  On  ne  conserve  plus 
que  les  blessés  inévacuables,  les  deux  étages  supérieurs  sont 
vides  et,  à  la  moin.dre  alerte,  on  les  descend  à  la  cave  qui  est 
assez  bien  installée.  Nous  y  avons  même  une  salle  d'opéra- 
tions... »  Puis,  quelques  jours  après  :  «  Quelle  canonnade!... 
Jeudi  soir,  on  a  opéré  jusqu'à  deux  heures  et  demie  du  matin, 
et  vendredi  jusqu'à  trois  heures...  Jamais  nous  n'avons  vu 
autant  d'hommes  abrutis  et  à  bout  comme  ces  pauvres  malheu- 
reux. Ils  faisaient  peine  à  voir.  Aussi,  ma  chère  Sœur  Séra. 
phine,  je  me  suis  couchée  hier  sans  adoration,  lecture  et 
deux  chapelets  de  moins...  Il  est  onze  heures  du  soir,  et  je  suis 
éreintée...  » 

Malgré  le  bombardement,   et   les   incessantes  arrivées   de 


LA    BELLE    FRANCE. 


169 


mutilés  et  de  mourans,  elle  n'en  maintenait  pourtant  pas  moins 
l'ordre  et  l'entrain  dans  l'établissement.  Jamais  démontée,  et 
redonnant  du  cœur  aux  plus  découragés,  rendant  le  sourire 
aux  plus  soutîrans,  elle  était  même  allée  jusqu'à  organiser  une 
chorale  où  elle  s'amusait  à  faire  chanter  aux  blessés  allemands, 
mêlés  aux  nôtres,  ce  refrain  qu'ils  répétaient  sans  le  com- 
prendre : 

Nous  les  aurons, 

Nous  les  aurons  I 

Chaque  jour,  cependant,  le  bombardement  augmentait 
d'intensité  el,  le  4  janvier,  il  était  d'une  si  grande  violence 
qu'elle  écrivait  dans  la  journée  à  Sœur  Séraphine  :  «  Aujour- 
d'hui 4,  on  peut  se  tenir  prêt  à  rendre  compte  à  Dieu...  »  Le 
matin,  en  voyant  se  succéder  les  enterremens,  et  passer  les 
cercueils  enveloppés  du  drapeau,  entre  les  hommes  qui 
marchaient  fusils  bas,  elle  avait  déjà  dit,  avec  sa  bravoure 
habituelle  : 

—  Moi,  je  demande  à  être  enterrée  comme  les  soldats,  et 
je  veux  aller  en  cimetière  militaire...  Allons,  avait-elle  ajouté 
en  regardant  encore  défiler  un  cortège  funèbre,  puisque  tout  le 
monde  doit  mourir,  il  va  falloir  nous  confesser  tous  aujour- 
d'hui ! 

Une  heure  plus  tard,  les  Allemands  commençaient  un  feu 
terrible,  l'hôpital  semblait  prêt  à  s'écrouler,  les  carreaux  des 
maisons  volaient  en  éclats  et,  vers  cinq  heures,  la  nuit  tombée, 
on  frappait  à  la  porte  de  l'ambulance.  C'étaient  deux  religieuses 
de  l'Ecole  dont  l'une  avait  reçu  un  éclat  de  bombe  en  faisant 
sa  classe;  et  Sœur  Ignace,  après  l'avoir  pansée,  ne  voulait  pas 
laisser  les  deux  femmes  s'en  aller  seules.  Elle  priait  Sœur  Isaïe 
de  les  reconduire  avec  elle,  et  les  quatre  religieuses  se  met- 
taient en  route  deux  par  deux,  en  se  tenant  à  quelque  distance, 
afin  de  ne  pas  former  groupe.  Elles  s'étaient  bientôt  perdues 
de  vue  dans  l'obscurité,  et  tout  à  coup,  à  quelques  pas  de  Sœur 
Isaïe  et  de  celle  qu'elle  accompagnait,  un  obus  éclatait  avec  un 
épouvantable  fracas,  en  les  couvrant  de  terre  et  de  cailloux. 
Tout  étourdies  mais  ne  se  sentant  pas  blessées,  et  supposant 
qu'il  en  était  de  même  de  leurs  compagnes,  craignant  en  même 
temps  d'autres  explosions,  elles  entraient  se  mettre  à  couvert 
dans  une  cave  voisine  où  se  trouvaient  déjà  d'autres  personnes, 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  OÙ  se  réfugiaient  aussi  des  soldats.  Sœur  Isaïe  leur  deman- 
dait s'ils  n'avaient  pas  rencontré  deux  Sœurs,  mais  ils  n'en 
avaient  aperçu  aucune,  et  elle  commençait  à  se  rassurer  com- 
plètement, lorsqu'un  chasseur  arrivait  en  disant  qu'une  reli- 
gieuse venait  d'être  blessée  près  de  la  fontaine,  sur  la  place  de 
la  mairie.  Tout  angoissée,  Sœur  Isaïe  quittait  alors  précipitam- 
ment la  cave,  demandait  au  chasseur  de  la  conduire  sur  la 
place,  et  là,  à  côté  de  la  fontaine,  distinguait  en  effet  une 
ombre  allongée  par  terre,  au  milieu  d'un  groupe.  Elle  s'appro- 
chait aussitôt  de  cette  forme  immobile  et  noire,  y  reconnaissait 
Sœur  Ignace,  l'appelait,  se  jetait  à  genoux,  lui  parlait,  croyait 
l'entendre  soupirer,  et  envoyait  le  chasseur  chercher  immédia- 
tement un  prêtre  et  un  médecin...  Mais  tout  était  fini,  et  Sœur 
Ignace  ne  donnait  déjà  plus  signe  de  vie.  Elle  venait  d'expirer, 
et  l'automobile  sanitaire,  qui  ne  tardait  pas  à  arriver,  ne  rappor- 
tait plus  qu'un  cadavre  à  l'ambulance. 

Il  est  très  rare  qu'une  mort  fasse  vraiment  verser  des  larmes 
à  une  foule,  mais  dans  tout  Moosch,  à  la  nouvelle  de  celle  de 
Sœur  Ignace,  il  ne  se  trouva  personne  pour  rester  les  yeux 
secs.  On  la  couchait  sur  un  lit  tendu  de  blanc,  parmi  les  cierges 
et  les  fleurs,  dans  sa  robe  et  dans  sa  cape  noires,  et  ses  mains 
jointes,  ses  yeux  clos,  son  rosaire,  ses  lèvres  qui  semblaient 
presque  remuer  encore,  lui  donnaient  l'air  de  prier.  Puis,  le 
dernier  jour  se  levait,  et  le  cortège,  précédé  de  six  prêtres-soldats, 
la  menait  au  champ  du  repos  comme  on  y  mène  les  héros.  A  la 
foule  des  officiers  et  des  troupes,  à  la  garde  d'honneur  avan- 
çant fusils  bas,  on  aurait  pu  croire  au  cortège  d'un  chef 
militaire,  sans  les  symboliques  et  virginales  guirlandes  de  fleurs 
blanches  dont  le  cercueil  était  orné.  Gomme  elle  l'avait  souhaité 
le  matin  même  de  sa  mort,  on  la  conduisait  au  cimetière  mili- 
taire, où  l'attendait  sa  tombe  entre  celles  de  deux  officiers;  on 
plantait  dessus  la  croix  de  bois,  on  y  attachait  la  cravate  de  tulle 
blanc,  et  la  belle  et  tragique  vallée,  où  devaient  bien  dormir 
encore  quelque  part,  sous  les  roulemens  du  canon,  quelques 
anciens  échos  du  moulin  de  Willer,  assistait  aux  plus  émou- 
vantes funérailles  qu'aient  peut-être  jamais  vues  les  hommes  I 

Quelques  jours  après  les  obsèques,  un  planton  venait  à 
l'hôpital,  et  remettait  un  pli  à  la  Supérieure.  Elle  en  recon- 
naissait tout  de  suite  l'écriture,  y  lisait  en  même  temps  :  Ouvert 
par  l'autorité  militaire,  et  c'était,  en  effet,  une  lettre  de  Sœur 


LA    BELLE    FRANCE. 


m 


Ignace  à  l'une  de  ses  amies  d'Amérique,  pleine  de  trop  cruelles 
réalités  pour  n'avoir  pas  été  alors  interceptée  au  départ,  mais 
trop  caractéristique  pour  ne  pas  être  maintenant  donnée  ici. 

A   M"    F...    M...    A   BOSTON 

Moosch,  le  31  décembre  1915. 
H  Ma  toute  chère  et  bonne  amie, 

«  Malgré  que  je  sois  très  en  retard  pour  vous  offrir  tous  mes 
vœux  de  bonne  et  heureuse  année,  je  le  fais  d'autant  plus  chau- 
dement... Si  vous  saviez  quelle  triste  fin  d'année  nous  avons 
passée!  Depuis  le  22  décembre,  et  nous  sommes  le  31,  on  n'a 
pas  arrêté  d'attaquer,  de  contre-attaquer,  et  de  bombarder  la 
vallée,  mais  c'est  surtout  les  22,  23,  24  et  25  que  c'était  le  plus 
fort.  C'est  tout  dire  quand,  dans  quarante-huit  heures,  on  peut 
compter  1  095  blessés  Français  et  54  Allemands  qui  ont  passé 
chez  nous.  Vous  ne  pouvez  pas  vous  figurer  une  chose  aussi 
épouvantable  que  le  spectacle  que  nous  avions  nuit  et  jour 
sous  les  yeux.  Il  y  en  avait  de  couchés  partout,  dans  les  corri- 
dors, dans  les  escaliers  et  dans  les  chambres  entre  les  lits; 
partout  des  brancards.  Et  alors  il  fallait  entendre  ces  plaintes, 
ces  cris,  ces  pleurs,  etc.  Que  d^opérations,  d'amputations,  de 
trépanations,  et  combien  nombreux  ceux  blessés  aux  poumons 
comme  notre  bon  F...  Le  Hartmannsweillerkopf  est  une  vraie 
nécropole,  et  ce  n'est  pas  fini.  Ici,  à  l'hôpital,  en  dix  jours, 
nous  avons  eu  78  morts.  Alors,  jugez! 

«  Nous  avons,  comme  automobilistes  ou  conducteurs,  rien 
que  des  Américains  de  bonne  famille  qui  s'étaient  engagés 
volontairement  pour  la  durée  de  la  guerre.  Ils  sont  vraiment 
bien  admirables  et  bien  courageux.  Eux  qui  aiment  bien  le 
confortable,  ils  ne  l'ont  pas,  ou  plutôt  sont  privés  de  tout.  Ces 
jours  derniers,  un  d'eux,  de  vingt  ans,  n'est  plus  revenu  ;  un 
obus  l'a  tué  net  sur  une  route,  où  il  passait  depuis  tant  de 
temps,  et  que  son  cher  frère  est  obligé  de  parcourir  plusieurs 
fois  journellement.  Il  a  été  cité  à  l'ordre  de  la  Division,  ot  a 
reçu  la  croix  de  guerre.  Pauvre  petit!  Combien  il  l'a  méritée! 

((  Si  je  vous  disais  que  rarement  j'ai  vu  des  amies  aussi 
gentilles  et  dévouées  que  les  petites  Américaines.  Il  y  a  mesdames 
W...,  L...  et  quantité  d'autres  qui   me  sont  bien  dévouées,  et 


172 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tout  cela  grâce  à  votre  délicate  attention,. ,  Voilà  quatre  fois 
qu'on  me  de'range,  et  je  suis  en  train  d'écrire  sur  la  taMe  d'opé- 
rations, et  il  est  minuit,  le  1"  de  l'An. 

«  Vous  m'excuserez  de  vous  écrire  aussi  mal  que  cela,  mçtis 
je  dors  debout... 

«  Voire  grande  amie, 
«  Sœur  Ignace.  » 

UN  EMPLOYÉ  DE  COMMERCE 

Georges  Gondom  appartenait  à  une  de  ces  vieilles  familles  de 
dignes  et  modestes  fonctionnaires  comme  on  en  voyait  tant 
autrefois  honorer  la  France,  et  comme  elle  en  comptait  encore 
au  moment  de  la  guerre,  malgré  tout  ce  qui  avait  si  gravement 
altéré,  sa  physionomie  morale.  Dans  des  situations  peu  rétri- 
buées, mais  auxquelles  s'attachait  une  considération  spéciale, 
elles  s'estimaient  assez  dédommagées  de  la  médiocrité  relative 
de  leur  vie  par  la  respectabilité  qu'elles  en  retiraient,  et  se 
transmettaient  fidèlement,  d'une  génération  à  l'autre,  comme 
une  vocation  d'autorité,  de  désintéressement  et  de  devoir.  Les 
Gondom  étaient  de  cette  race  de  bons  serviteurs  du  pays,  et  en 
conservaient  toutes  les  traditions.  M.  Gondom  exerçait  les 
fonctions  de  directeur  d'hospice,  son  père  en  avait  occupé 
d'analogues  dans  la  même  administration,  et  son  grand-père  et 
un  de  ses  oncles  avaient  appartenu  à  l'Université.  Père  de  deux 
fils,  il  aurait  pu  les  croire  destinés  à  suivre  sa  voie,  mais  les 
nouvelles  conditions  de  la  vie  générale,  aussi  bien  que  de  la  vie 
administrative,  les  en  avaient  détournés.  L'aîné  faisait  son 
droit,  le  poussait  jusqu'au  doctorat,  et  Georges,  le  second, 
entrait  dans  le  commerce. 

Le  jeune  Georges,  dès  son  enfance,  s'était  tout  de  suite 
annoncé  pour  un  vaillant.  Il  avait  fait  sa  première  commu- 
nion à  Forges-les-Bains,  où  son  père  dirigeait  l'Hôpital  et 
l'Orphelinat,  et  le  curé,  la  veille  de  la  fête,  ayant  demandé  à 
ses  petitS'  communians  de  nettoyer  eux-mêmes  les  abords  de 
l'église,  trop  négligés  par  l'édililé,  Georges,  immédiatement,  les 
réunissait  tous,  prenait  le  commandement  de  la  petite  équipe, 
et  mettait  lui-même  tant  de  cœur  à  la  besogne  qu'il  rentrait 
tout  fourbu  chez  ses  parens.  Il  avait  tout  juste  la  force  de  se 
lendre  le  lendemain  à  la  cérémonie,  et  n'assistait  même  pas 


LA    BELLE    FRANCE.  173 

au  diner  de  famille  donné  le  soir  en  son  honneur.  A  quelque 
temps  de  là,  un  incendie  éclatait  dans  le  pays,  le  personnel  de 
l'Hôpital  accourait  avec  la  pompe  de  l'établissement,  les  habi- 
tans  aidaient  à  la  manœuvre,  et  on  remarquait  alors,  parmi 
ceux  qui  s'exposaient  le  plus,  un  petit  garçon  dont  l'adresse  et 
le  courage  faisaient  l'admiration  de  tous.  C'était  le  petit 
Gondom,  qui  venait  d'avoir  ses  treize  ans  1 

A  dix-sept  ans,  ses  études  terminées,  il  se  décidait  pour 
la  carrière  commerciale,  se  plaçait  d'abord  dans  une  maison  de 
gros,  y  faisait  son  apprentissage,  et  entrait  ensuite  aux  Magasins 
du  Louvre,  comme  vendeur  au  rayon  de  la  jupe.  Quatre  ans 
après,  il  allait  faire  son  seivice  militaire  à  Lunéville,  au 
8^  Dragons,  d'oîi  il  revenait  maréchal  des  logis.  Employé 
modèle,  il  avait  été  aussi  un  parfait  dragon.  Si  excellent  soldai 
qu'il  se  fût  montré,  il  n'en  avait  pas  moins  cependant  tou- 
jours regretté  son  état,  et  le  brillant  sous-officier  de  cavalerie, 
aussitôt  son  temps  fini,  s'était  hâté  de  redevenir  l'actif  vendeur 
d'auparavant,  lorsque,  le  2  août  1914,  la  mobilisation  le  repre- 
nait encore  à  son  métier,  et  l'envoyait  à  la  frontière  lorraine, 
dès  la  première  heure  de  la  guerre. 

Georges  Gondom  avait  toujours  eu  le  culte  de  la  famille, 
et  son  père  et  sa  mère  dont  il  avait  été  la  joie,  son  frère  le 
docteur  en  droit  qu'il  appelait  son  «  grand  savant,  »  sa  jeune 
sœur  qu'il  appelait  toujours  sa  «  petite  sœur,  »  lui  étaient  pro- 
fondément chers.  Aussi  ne  leur  faisait-il  pas  ses  adieux  sans 
déchirement,  mais  n'en  laissait  rien  paraître. 

—  Allons,  ne  pleurez  pas,  disait-il  gaiement  à  sa  mère  et  à 
sa  sœur  au  moment  de  la  séparation,  il  ne  m'arrivera  rien  de 
fâcheux...  Cette  guerre,  voyez- vous,  il  fallait  absolument  la 
faire,  et  il  vaut  mieux  en  finir  une  fois  pour  toutes...  Après, 
nous  serons  tranquilles  et  heureux  I... 

A  peine  à  son  régiment,  il  était  nommé  adjudant,  et  faisait 
avec  ce  grade  toute  la  campagne  de  Lorraine.  Renvoyé  ensuite' 
à  son  dépôt,  et  affecté  à  la  remonte,  il  supportait  mal  son  éloi- 
gnement  de  la  bataille,  réclamait  instamment  son  retour  au 
feu,  et  finissait  par  recevoir  la  mission  de  former  un  groupe 
léger  appelé  à  s'y  rendre  aussitôt  instruit.  Un  accident,  la  veille  du 
départ,  avait  bien  failli  le  retenir.  Un  pan  de  mur  s'était  écroulé 
sur  lui  dans  un  incendie  et  l'avait  blessé  assez  sérieusement, 
mais  il  voulait  quand  même  suivre  ses  hommes,  et  peu  s'en 


474 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fallait  encore,  à  quelques  jours  de  là,  qu'il  ne  trouvât  la  mort 
à  son  arrivée  au  front.  Chargé  d'une  reconnaissance  de  nuit,  et 
parti  seul  avec  son  ordonnance,  il  tombait  dans  une  embuscade. 
Heureusement,  il  s'en  tirait  avec  un  coup  de  baïonnette  dans  la 
manche  de  sa  tunique,  et  l'ordonnance  en  était  quitte  pour  un 
coup  de  crosse  à  la  tête.  Plus  tard,  il  était  de  la  grande  attaque 
de  septembre,  et  réchappait  encore,  comme  miraculeusement, 
à  l'explosion  d'une  marmite.  Puis,  il  passait  en  Haute-Alsace, 
dans  les  parages  fameux  de  l'Hartmansweillerkopf,  et  là, 
aussitôt  rendu  dans  ces  terribles  et  célèbres  défilés,  il  était 
nommé  sous-lieutenant. 

Avec  sa  nature  toute  en  élans,  il  avait  très  vite  conquis  l'af- 
fection et  l'admiration  de  ses  chefs  comme  de  ses  soldats,  et 
l'un  de  ses  camarades,  le  lieutenant  de  Tauriac,  avec  qui  il 
s'était  lié  d'une  de  ces  héroïques  et  tendres  amitiés  de  guerre 
comme  il  s'en  noue  entre  frères  d'armes  dans  l'habitude  de  la 
vaillance  et  du  dévouement  en  commun,  devait  un  jour  dire  de 
lui,  dans  une  lettre  toute  pleine  elle-même  de  noble  générosité  : 
«  Quand  je  suis  arrivé  au  groupe  léger,  j'ai  tout  de  suite  été 
frappé  par  ce  visage  sympathique,  ce  cœur  d'enfant  vaillant  et 
généreux  qui  se  donnait  tout  entier  dans  une  poignée  de  main.  » 
Tout  de  suite,  et  tout  entier,  c'était  bien  ainsi  en  effet  que  se 
donnait  Georges  Gondom,  non  seulement  à  l'amitié,  mais  au 
devoir,  et  if  allait  bientôt  encore  le  faire  une  fois  de  plus.  11 
venait  d'être  détaché  aux  chasseurs  à  cheval,  pour  y  former  un 
autre  groupe  léger,  sur  le  modèle  de  celui  des  dragons,  quand, 
aux  premiers  jours  de  mars  1916,  son  capitaine  recevait  l'ordre 
d'enlever  un  ouvrage  allemand..  Comme  l'affaire  devait  être 
particulièrement  difficile,  le  capitaine  redemandait  son  sous- 
lieutenant  aux  chasseurs,  et  Condom  répondait  à  l'appel  avec 
d'autant  plus  d'enthousiasme  qu'il  s'agissait  d'un  coup  plus 
hardi  et  plus  périlleux.  H  allait  falloir  attaquer,  se  battre, 
exposer  sa  vie,  enlever  une  position,  et  il  accourait  avec  joie, 
mais  songeait  aussi  à  ses  vieux  parens,  à  son  frère  le  «  grand 
savant,  »  à  sa  sœur,  sa  «  petite  Alice,  »  à  tous  les  siens,  et  leur 
écrivait  alors,  avant  la  bataille  : 

((  Mes  très  chers  parens,  vous  m'excuserez  d'être  pour  vous 
la  cause  d'un  gros  chagrin,  car  si  vous  recevez  jamais  cette  lettre, 
c'est  que  j'aurai  eu  la  gloire  de  mourir  au  champ  d'honneur. 

«  A  l'heure  où  j'écris  celte  lettre,  nous  sommes  tout  près  de 


LA  BELLE  FRANCE.  115 

tenter  un  coup  audacieux  sur  un  ouvrage  boche.  Cette  action, 
très  bien  comprise  et  habilement  menée  par  M.  le  capitaine 
Lacroix,  mon  chef  d'unité,  doit  réussir,  mais  bien  entendu  il 
doit  y  avoir  de  la  casse. 

«  Eh  bien!  soyez  absolument  persuadés,  mes  chers  parens, 
que  c'est  avec  joie  que  je  fais  le  sacrifice  de  ma  vie,  car  je  sais 
que  c'est  beaucoup  pour  la  France  et  un  petit  peu  pour  vous 
que  je  tomberai  :  pour  cette  France  que  j'aime  tant,  pour  vous 
qui  partagez  cet  amour  et  à  qui  je  dois  tant  ! 

«  Je  tiens,  mes  très  chers  parens,  à  vous  remercier  de  tout 
mon  cœur  de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi.  Vous  avez  été 
des  parens  modèles,  et  je  meurs  en  vous  vénérant. 

«  Je  n'ai  rien  de  bien  spécial  à  vous  demander  à  cette  der- 
nière heure.  Le  peu  de  bricoles  que  j'ai  sera  pour  vous  des  petits 
souvenirs,  bien  modestes  du  reste. 

((  Je  dis  adieu  à  ma  gentille  et  très  aimée  petite  Alice,  qui  a 
toujours  été  si  bonne  et  mignonne  avec  son  grand  Georges.  Je 
regrette  de  ne  l'avoir  pas  fait  danser  plus  souvent,  mais  j'espère 
que  le  Bon  Dieu  lui  réserve  de  longs  jours  de  bonheur! 

«  Je  fais  mes  adieux  à  mon  grand  savant  Paul,  un  homme 
qui  comprendra  mieux  peut-être  le  calme  absolu  avec  lequel  je 
vous  écris.  Adieu,  mes  chers  "parens,  adieu  à  toute  la  famille, 
adieu  à  tous  mes  amis  I 

<'.  Je  désire  que  rien  de  spécial  ne  soit  fait  pour  mon  corps, 
égal  dans  la  mort  comme  tous  mes  compagnons  tombés  avec 
moi.  Je  vous  défends  de  porter  le  deuil  plus  longtemps  que  la 
stricte  nécessité  pour  les  convenances. 

u  Je  meurs  pour  Dieu,  pour  la  France,  pour  tous  les  vivans  ! 

«  Votre  fils  très  affectionné  et  reconnaissant, 

((  Georges  Gondom, 
«  sous-lieutenant  au  8^  dragons.  » 

Puis,  il  écrivait  au  lieutenant  de  Tauriac  pour  le  charger 
de  prévenir  sa  famille,  le  priait  de  remettre  cette  dernière  lettre 
aux  siens,  lui  demandait  pardon  de  la  peine  qu'il  lui  donnait, 
et  ajoutait  :  «  Je  vous  aimais  beaucoup,  cher  monsieur  de 
Tauriac.  Je  sais  que  vous  êtes  un  homme  ayant  un  mora[ 
élevé,  et  c'est  pourquoi  je  vous  demande  ce  dernier  service... 
Que  personne  ne  me  legrette,  moi  qui  ne  me  regrette  pas  moi- 
même  1  » 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES." 

C'était  le  6  mars  et,  le  8,  la  position  allemande  était  enlevée. 
Le  coup  de  main,  bien  conduit,  avait  eu  un  plein  succès,  et  le 
sous-lieutenant  Gondom,  selon  l'expression  même  du  capitaine 
Lacroix,  avait  déployé,  d'un  bout  de  l'attaque  à  l'autre,  «  la 
plus  magnifique  désinvolture.  »  Allant  continuellement  de 
peloton  en  peloton,  et  revenant  tranquillement  renseigner  son 
chef  entre  ses  allées  et  venues,  il  restait  le  dernier  sous  le  feu, 
à  la  tête  de  son  groupe,  pour  protéger  le  repli  des  autres.  L'opé- 
ration terminée,  il  voulait  même  retourner  faire  une  dernière 
patrouille  dans  les  tranchées  prises,  pour  bien  s'assurer  que  rien 
n'y  était  resté,  mais  y  renonçait  sur  un  ordre  formel,  et  revenait 
seulement  encore  une  fois  en  arrière,  sous  la  fusillade  qui  ne 
discontinuait  pas,  pour  diriger  les  groupes  qui  rapportaient  les 
morts  et  les  blessés,  quand  une  balle  l'avait  frappé... 

Il  était  tombé...  C'était  fini... 

LE    CAPITAINE    DE    VISME 

Le  25  février  1916,  par  une  mauvaise  journée  de  neige  et 
de  boue,  le  146°  d'infanterie  s'arrêtait,  dans  l'après-midi,  à 
Chaumont-sur-Aire,  petite  localité  delà  Meuse,  à  moitié  chemin 
de  Bar-le-Duc  et  de  Verdun.  En  route,  depuis  deux  jours,  les 
hommes,  malgré  leur  entrain,  n'étaient  pas  fâchés  de  se  reposer 
un  peu,  mais  leur  repos  devait  être  court,  et  à  cinq  heures,  ou 
dix-sept  heures  selon  le  nouveau  style,  le  commandant  de  la 
3®  compagnie  du  bataillon  de  mitrailleurs,  le  capitaine  Jacques 
de  Visme,  venait  inscrire  lui-même  sur  le  cahier  d'ordres  :  Appel 
à  19  heures.  Réveil  à  23  heures  15.  Départ  à  0  heure  30.  Les 
sous-officiers  coucheront  avec  leurs  hommes.  Un  contre-ordre, 
dans  la  soirée,  retardait,  il  est  vrai,  le  départ  du  régiment,  dont 
le  transport  devait  avoir  lieu  en  camions-autos,  mais  rien  n'était 
changé  pour  les  compagnies  de  mitrailleuses.  Elles  devaient 
toujours  faire  l'étape  à  pied,  et  à  vingt-trois  heures  quinze, 
comme  l'avait  indiqué  l'ordre,  le  réveil  sonnait  pour  elles.  Une 
heure  plus  tard,  par  une  nuit  noire,  «  une  nuit  d'encre,  »  a  dit 
un  témoin,  sous  une  pluie  glacée  qui  pénétrait  les  os,  le  bataillon 
quittait  Chaumont-sur-Aire. 

Entré  d'abord  dans  les  dragons  en  quittant  Saint-Cyr  et 
Saumur,  d'où  i)  était  sorti  brillamment,  le  septième  de  la  pre- 
mière école  et  le  premier  de  la  seconde,  le  capitaine  de  Visme 


LA  BELLE  FRANCE. 


m 


avait  renoncé  à  la  cavalerie  pour  s'engager  dans  l'infanterie, 
et  ne  commandait  sa  compagnie  que  depuis  un  mois.  Age  de 
vingt-cinq  ans,  appartenant  par  sa  famille  à  la  haute  société 
protestante  de  Paris,  de  mâle  et  beau  visage,  de  nature  déli- 
cate et  d'àme  religieuse,  il  donnait  à  tout  le  monde  une  impres- 
sion de  charme,  de  sensibilité  et  de  finesse.  Un  de  ses  cama- 
rades écrivait  de  lui  dans  une  lettre  :  «  Il  m'a  témoigné  tout 
de  suite,  presque  sans  me  connaître,  une  si  bonne  confiance 
que  l'on  s'aimait  déjà.  Je  n'étais  alors  que  sous-officier,  et 
il  me  traitait  déjà  en  égal...  Jacques  devint  vite  pour  moi  le 
cœur  où  l'on  aime  à  s'épancher.  Quoique  de  religion  différente, 
seul  sujet  dont  nous  n'ayons  jamais  parlé  ensemble,  nous 
sympathisions  en  tout...  J'allais  souvent  le  voir  dans  sa 
chambre,  et  j'ai  trouvé  sur  sa  table  certains  livres  de  piété  dont 
l'usure  prouvait  un  usage  fréquent...  »  Un  autre  aimait  9,  rap- 
peler la  fougue  avec  laquelle,  au  sortir  de  l'Ecole,  ils  entraî- 
naient ensemble  leurs  chevaux,  et  comment  ensuite,  dès  la 
guerre,  ils  faisaient  des  reconnaissances  d'où  ils  avaient  failli 
souvent  ne  pas  revenir.  Il  ajoute  :  «  C'était  un  brave,  et  nous 
aimions  à  causer  de  guerre  ensemble.  Nous  nous  comprenions 
et  nous  nous  aimions.  »  Aimer  la  guerre  et  ses  compagnons  de 
guerre,  tout  le  capitaine  de  Visme  était  là!  Son  changement 
d'arme  avait  été  pour  lui  un  véritable  drame  intérieur.  Pas- 
sionné pour  la  cavalerie,  mais  n'y  trouvant  pas  l'activité  désirée, 
désolé  d'y  laisser  des  camarades  auxquels  il  s'était  attaché  de 
cœur,  mais  décidé  à  tout  pour  servir  comme  l'y  poussait  son 
impatience  du  combat,  il  avait  vivement  souffert  de  quitter 
son  corps  et  ses  hommes,  mais  n'en  annonçait  pas  moins  avec 
triomphe  à  ses  parens  son  passage  au  146^,  et  sa  nomination 
de  capitaine  de  mitrailleurs.  Un  mois  plus  tard,  son  régiment 
recevait  l'ordre  de  se  rendre  à  une  destination  gardée  secrète,  cl 
gagnait  alors  Chaumont-sur-Aire,  pour  être  transporté  de  là 
sur  un  autre  point  en  camions-autos,  pendant  que  le  bataillon 
de  mitrailleurs  devait  continuer  sa  marche  à  pied. 

Personne,  parmi  les  soldats,  ne  savait  où  l'on  allait,  mais  le 
colonel,  au  moment  du  départ,  avait  confié  à  son  entourage  : 

—  A  vous,  je  ne  vous  le  cacherai  pas,  nous  sommes  appelés 
à  une  mission  de  sacrifice  complet...  Les  Allemands  avancent 
avec  une  artillerie  formidable,  et  nous  n'avons  rien! 

A  cette  heure  sombre,  et  dans  cette  nuit  glacinle,  les  mitrail- 

TOME    XLII.     1917,  i2 


178  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs  du  146®  partaient  donc  pour  une  marche  au  martyre,  et 
l'une  des'  plus  écrasantes  qu'ait  eu  à  fournir  une  troupe.  Les 
officiers,  heureusement,  avaient  la  pleine  confiance  des  soldats, 
mais  pas  un  d'eux  ne  la  possédait  comme  le  capitaine  de  Visme. 
L'espèce  de  tendresse  guerrière  qu'il  éprouvait  pour  ses  hommes 
l'avait  vite  rendu  leur  idole  et,  par  un  de  ces  gestes  dont  il 
avait  le  don,  sachant  combien  l'étape  allait  être  dure,  il  avait 
résolu  de  la  faire  à  pied  comme  eux,  et  donné  son  cheval  à  son 
ordonnance,  qui  devait  le  monter  à  sa  place. 

On  s'était  donc  mis  en  route  aussitôt  après  minuit.  Le  vent 
souftlait,  il  pleuvait,  les  pieds  glissaient  dans  la  boue,  il  faisait 
tellement  sombre  qu'on  ne  reconnaissait  même  pas  ses  voisins, 
et  la  colonne,  dans  cette  obscurité,  avançait  d'abord  en  silence. 
Puis,  un  vieux  sergent  entonnait  la  rengaine  : 

Un  éléphant  se  balançait 
Sur  une  assiette  de  faïence... 

Alors,  la  troupe  reprenait  les  couplets,  et  marchait  au  rythme^ 
de  la  chanson... 

On  marchait  déjà  ainsi  depuis  plus  de  six  heures  lorsque  le 
jour  commençait  à  poindre.  On  distinguait  alors  peu  à  peu  les 
formes,  le  pays  se  dessinait,  les  silhouettes  se  précisaient. 

Vers  neuf  heures,  la  colonne  atteignait  Souilly.  On  man- 
geait, on  se  reposait,  puis  l'ordre  était  donné  de  repartir. 
Plongeant  dans  les  vallons,  ou  regagnant  les  plateaux,  la 
route  traversait  un  panorama  magnifique,  et  le  bataillon,  à 
deux  heures  de  Souilly,  croisait  des  groupes  de  gens  en  fuite. 
Ils  disaient  s'être  sauvés  de  Verdun,  et  la  colonne  devinait 
alors  où  elle  allait,  quand  toute  une  suite  d'ordres  et  de  contre- 
ordres  venaient  encore  compliquer  sa  marche.  Ou  bien,  à  une 
croisée  de  chemins,  on  prenait  à  droite,  mais  pour  faire  bientôt 
demi-tour,  retourner  sur  ses  pas,  et  prendre  une  autre  direction. 
Ou  bien,  on  coupait  tout  h  coup  à  travers  champs,  à  destination 
de  crêtes  et  de  petits  bois  où  l'on  espérait  camper,  mais  on 
n'avait  pas  fait  cinq  cents  mètres  qu'un  contre-ordre  arrivait 
encore,  et  qu'il  fallait  de  nouveau  revenir  en  arrière,  pour  se 
remettre  à  suivre  la  route,  dont  le  ruban  se  déroulait  à  l'infini. 

—  C'est  long  !  finissait  par  grogner  quelqu'un. 

—  Bah!  répondait  le  sergent  à  la  chanson  de  l'éléphant,  ça 
ne  sera  jamais  si  long  que  les  impôts  1 


LA    BELLE    FRANCE. 


179 


Le  jour,  vers  cinq  heures,  commençait  cependant  à  baisser, 
et  on  s'arrêtait,  à  la  nuit,  dans  une  localité  du  nom  de  Regret. 
Les  compagnies  faisaient  la  soupe,  et  le  capitaine  de  Visme 
félicitait  la  sienne.  Il  payait  à  chacun  un  quart  de  vin,  encou- 
rageait ses  hommes,  et  leur  annonçait  qu'ils  allaient  coucher 
à  Verdun,  à  la  caserne  Marceau...  Puis,  le  bataillon  repartait 
encore,  entendait  bientôt  tonner  le  canon,  et  ne  tardait  pas  à 
croiser  des  régimens  qui  semblaient  revenir  du  combat. 

On  leur  criait  alors  au  passage  : 

—  Eh!  là-bas...  Vous  venez  de  Verdun? 

—  Oui. 

—  C^est  loin,  Marceau? 

—  Quatre  kilomètres... 

Une  heure  ensuite,  seulement,  on  n'apercevait  pas  encore 
Marceau,  et  d'autres  troupes,  passant  toujours,  répondaient  de 
même  aux  mêmes  interpellations.  Néanmoins,  on  marchait  de 
bon  cœur,  le  canon  tonnait  de  plus  en  plus,  et,  au  pied  d'une 
côte,  où  l'on  continuait  à  rencontrer  des  troupes,  les  hommes 
leur  criaient  encore  : 

—  Et  Marceau? 

On  leur  répondait  enfin  : 

—  C'est  là-haut... 

Il  y  avait  plus  de  vingt  heures  qu'ils  étaient  en  marche,  et 
la  route,  à  leur  arrivée,  se  retrouvait  aussi  boueuse,  la  boue 
aussi  glissante,  la  pluie  aussi  glacée,  l'obscurité  aussi  noire 
qu'au  départ.  Quelques  hommes,  malgré  leur  courage,  avaient 
dû  rester  en  chemin,  d'autres  pleuraient  de  souffrance,  tous 
tombaient  de  lassitude,  et  la  caserne  était  si  encombrée  qu'on 
ne  voulait  pas  d'abord  les  recevoir.  Devant  l'insistance,  et 
presque  la  violence,  du  capitaine  de  Visme,  on  consentait 
cependant  à  les  loger,  et  ils  pouvaient  enfin,  un  peu  avant  mi- 
nuit, écrasés  de  fatigue  et  de  sommeil,  s'étendre  sous  un  abri. 
Mais  ils  n'y  reposaient  pas  depuis  trois  heures  que  le  colonel 
faisait  appeler  les  capitaines,  et  leur  disait,  vers  deux  heures  du 
matin  : 

—  Messieurs,  vos  hommes  ont  déjà  fait  une  marche  ter- 
rible... Considérez-vous  pourtant  comme  possible  de  les 
remettre  encore  en  route,  pour  engager  le  combat  à  cinq  kilo- 
mètres d'ici? 

—  Mon  colonel,   lui  répondait  le  plus  ancien  du  grade,  le 


180  REVUE    DES    DEUX    iMONDES.) 

capitaine  Barryat,  ce  n'est  pas  possible  humainement,  mais  au 
20''  corps,  ça  peut  se  faire  ! 

Alors,  les  compagnies,  qu'on  allait  réveiller,  repartaient 
encore,  se  trouvaient  en  ligne  avant  l'aube,  et  là,  sous  une 
tempête  d'artillerie,  criblaient  elles-mêmes  l'ennemi  de  leur 
mitraille,  repoussant  le  flot  allemand  qui  ne  cessait  de  s'élan- 
cer, pour  se  briser  contre  leur  feu.  La  bataille  durait  six  jours, 
et  le  capitaine  de  Visme  y  était  blessé  dès  le  début,  mais  ne 
voulait  même  pas  paraître  le  sentir.  Allant  et  venant  dans  la 
tourmente,  mettant  la  main  à  l'installation  des  pièces,  assurant 
le  tir,  entraînant  ses  hommes,  prudent  pour  eux  sans  l'être 
pour  lui-même,  il  était  partout,  se  dépensait  partout,  et  tom- 
bait, le  sixième  jour,  foudroyé  par  une  balle,  sans  une  plainte 
et  sans  un  cri...  Le  soir  même,  le  fort  était  repris,  et  le  colonel 
et  le  commandant  attestaient,  par  leurs  lettres  à  sa  famille, 
pour  quelle  large  part  il  avait  été,  depuis  Ghaumont,  dans  le 
miracle  de  la  marche  et  dans  celui  du  combat. 

Un  jour,  à  quelques  semaines  de  là,  le  capitaine  Augustin 
Gochin,  qui  devait  aussi  laisser  un  si  grand  souvenir,  et  qu'une 
amitié  héroïque  liait  à  de  Visme,  se  trouvait  en  permission  à 
Paris,  et  racontait  les  péripéties  de  la  bataille. 

—  Et  Jacques?  lui  demandait-on...  Gomment  avait-il 
accueilli  la  nouvelle  de  cette  mission  de  sacrifice  annoncée 
par  le  colonel? 

—  Mais  il  en  avait  paru  content,  répondait  Gochin. 

—  Et,  en  arrivant  à  Verdun,  après  cette  marche  de  vingt 
heures? 

—  Ohl...  Il  était  frais  comme  la  rose,  et  seulement  un  peu 
peiné  à  cause  de  ses  hommes...  (1). 

UN  PRÊTRE-SOLDAT 

Jean-Maurice  Portas  était  né  à  Périgueux  le  11  no- 
vembre 1885.  Son  père,  originaire  des  environs,  avait  d'abord 
été  cultivateur  à  Saint-Orse,  et  s'y  était  marié.  Obligé  ensuite 
de  renoncer  à  la  terre,  il  était  venu  s'établir  au  chef-lieu  où, 
tout  en  n'étant  pas  sans  bien,  il  entrait  comme  manœuvre  à  la 
Compagnie  d'Orléans.    Plus   tard,   avec   sa  dot  et  celle   de  sa 

11)  Le  frère  du  capitaine  de  Visme,  l'adjudant  Pierre  de  Visme,  du  127e  d'in- 
fanterie, était  également  tué,  le  3  septembre  191G,  à  Mauropas. 


LA    BELLE    FRANCE. 


181 


femme,  il  avait  acheté  un  petit  terrain  derrière  le  Garmel, 
entre  Saint-Martin  et  le  faubourg  du  Toulon,  s'y  était  fait  bâtir 
une  maison,  et  devait  l'habiter  jusqu'à  sa  mort. 

Le  jeune  Maurice  était  un  enfant  particulièrement  docile  et 
doux,  mais  d'une  sensibilité  extrême,  et  qui  se  troublait  et  pleu- 
rait au  moindre  mot.  Aucun  élève,  au  pensionnat  Saint-Jean, 
n'était  cependant  aussi  aimé  des  autres,  car  aucun  ne  s'oubliait 
pour  eux  d'aussi  bon  cœur.  Unanimement  désigné  un  jour  par 
ses  petits  camarades  pour  la  mention  d'honneur  à  décerner  au 
plus  méritant,  lors  d'une  tournéç  du  Frère  visiteur,  il  en  avait 
rougi  jusqu'au  blanc  des  yeux,  et  fondu  tout  à  coup  en  larmes. 
Puis,  la  visite  ayant  prolongé  la  classe,  et  sa  mère  lui  ayant 
demandé  un  peu  sévèrement  pourquoi  il  rentrait  si  tard,  il  lui  en 
avait  donné  la  raison,  mais  avec  un  si  grand  trouble,  et  telle- 
ment bouleversé,  qu'elle  en  était  restée  elle-même  tout  émue. 

]y[me  Portas  avait  un  cousin  germain  curé  à  Beaussac,  joli 
village  du  canton  de  Mareuil-sur-Belle,  et  le  petit  Maurice 
n'avait  pas  encore  dix  ans  qu'il  déclarait  déjà  vouloir  se  faire 
prêtre  comme  son  oncle  l'abbé  Geneste.  Toute  sa  joie  était 
d'aller  le  voir  avec  sa  mère,  et  tout  son  rêve  de  venir  vivre 
un  jour  au  presbytère.  Aussi,  après  sa  première  communion, 
les  Portas  avaient-ils  consenti  à  l'envoyer  chez  leur  parent, 
qui  se  trouvait  désormais  chargé  de  son  éducation,  et  pouvait 
juger  à  loisir  de  l'enfant  confié  à  sa  direction.  De  cœur  tendre 
et  d'àme  délicate,  mais  timide,  et  toujours  prêt,  selon  l'expres- 
sion même  de  son  oncle,  à  se  «  recoquiller  »  au  moindre  repro- 
che, comme  ces  fleurs  qui  se  referment  au  moindre  nuage,  il 
préférait  la  retraite  à  toutes  les  camaraderies,  ne  demandait 
qu'à  être  seul,  et  ne  restait  en  même  temps  jamais  inoccupé, 
faisant  de  la  menuiserie  et  de  la  peinture,  s'amusant  à  dresser 
des  bêtes,  et  remplissant  ainsi  tous  ses  instans.  Avec  cela, 
détestant  le  travail  des  champs,  et  extraordinairement  peu- 
reux! Il  avait  même  fallu  pratiquer  entre  sa  chambre  et  celle 
du  curé  un  guichet  qui  restait  ouvert  toute  la  nuit.  Autrement, 
il  n'aurait  jamais  pu  dormir.  Son  oncle  lui  donnait  des  congés 
pour  aller  voir  ses  parens,  et  son  père  et  sa  mère  l'engageaient 
alors  à  les  prolonger  un  peu,  mais  il  s'y  refusait  toujours, 
et  leur  répondait  gravement  que,  devant  un  jour  être  prêtre, 
il  ne  pouvait  pas  rester  chez  eux  passé  le  temps  permis. 
L'abbé  Geneste  l'avait  déjà   ainsi  comme  pensionnaire  depuis 


182  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

plus  d'un  an,  quand  il  avait  été  nommé  curé  de  Lanquais, 
dans  le  Bergeracquois,  oh  le  suivait  le  petit  Maurice,  de  plus 
en  plus  dominé  par  sa  vocation. 

Le  11  novembre  1901,  le  jour  même  de  ses  seize  ans,  Mau- 
rice Portas  perdait  son  père.  Il  était  alors,  depuis  un  an,  à 
l'école  cléricale  de  Périgueux,  et  sa  mère,  devenue  veuve, 
se  retirait  à  Lanquais  chez  son  cousin,  où  le  jeune  homme  conti- 
nuait lui-même  à  venir  passer  ses  vacances  et  ses  congés.  Tous 
les  deux  ans,  l'oncle,  la  mère  et  le  fils  allaient  en  famille  à 
Notre-Dame  de  Lourdes,  et  Maurice  se  trouvait  toujours  comme 
transformé  par  ces  journées  de  pèlerinage,  où  il  montrait  un 
entrain  et  une  expansion  extraordinaires.  Enfin,  il  était  entré 
au  séminaire  et,  en  1910,  était  nommé  vicaire  à  Nontron.  Il 
avait  alors  vingt-cinq  ans.  Grand,  élancé,  toujours  un  peu 
timide,  mais  plein  de  bonne  grâce,  d'apparence  frêle,  mais  vail- 
lant, d'une  bonté  simple  et  d'une  modestie  vraie  sous  lesquelles 
se  cachait  une  énergie  douce,  il  avait  plu  tout  de  suite  à  la 
population.  L'archiprêtre  l'avait  chargé  du  patronage  des  jeunes 
gens  et,  chaque  année,  certains  d'entre  eux  partant  pour  le  régi- 
ment, où  ils  allaient  faire  leur  service  militaire,  comme  il  avait 
lui-même  fait  le  sien,  il  ne  cessait  pas  pour  cela  de  les  conseiller 
et  de  les  suivre,  leur  écrivait  fréquemment,  et  les  lettres  par 
lesquelles  il  leur  continuait  ainsi  ses  directions  mettent  parti- 
culièrement bien  en  relief  sa  physionomie  ecclésiastique. 

Le  caractère  le  plus  marquant  de  cet  apostolat  par  corres- 
pondance est  d'abord  ce  qu'il  a  de  pressé  et  de  bref.  Les 
plus  étendues  de  ses  recommandations  n'ont  pas  vingt  lignes*) 
D'autres  n'en  ont  que  cinq  ou  six.  On  dirait  déjà  des  instruc- 
tions envoyées  d'un  champ  de  bataille.  Ce  qu'on  y  remarque 
ensuite,  c'est  la  sensibilité,  la  délicatesse  des  conseils,  et  ce 
qu'ils  ont  de  doucement,  mais  de  tenacement  impérieux.  Il  y 
est  répété,  à  chaque  instant  :  «  Il  faut...  On  doit...  C'est  le 
devoir...  »  Sous  l'afTection  et  la  tendresse,  on  sent  bien  vrai- 
ment le  directeur.  Enfin,  on  y  est  à  la  fois  frappé  par  leur  piété 
et  leur  familiarité.  C'est  le  ton  d'une  camaraderie  mystique, 
mais  celui  d'une  camaraderie. 

Il  écrit  ainsi  à  l'un  de  ceux  que  suivait  plus  spécialement 
sa  sollicitude  :  «  C'est  pénible,  mon  cher  ami,  de  quitter  les 
siens.  Mais  ne  sommes-nous  pas  faits  pour  cela  les  uns  et  les 
autres?  N'est-ce  pas  aussi  en  prévision  de  ces  éloignemens  que 


LA    BELLE    FRANGE. 


183 


le  bon  Dieu  a  mis  dans  l'amitié  une  telle  source  de  courage  et 
d'e'nergie  qu'à  elle  seule  elle  est  capable  d'empêcher  le  décou- 
ragement, même  aux  heures  les  plus  noires?  Il  te  faut  donc 
envisager  crânement  la  vie  en  face...  »  Dans  une  autre  lettre  : 
«  II  me  semble  que  tu  prends  un  peu  de  courage,  malgré  tes 
heures  noires.  Tu  as  encore  besoin  de  réagir  pour  cela.  Je 
compte  sur  toi...  Te  voilà  donc  dans  un  patronage.  Tant  mieux! 
Et  membre  du...  Deux  fois  tant  mieux!  Et  conférencier.  Vingt 
fois  tant  mieux!  Aie  beaucoup  confiance  en  ton  directeur.  Il 
nous  faut  à  tous,  mon  cher  ami,  une  personne  à  qui  nous  puis- 
sions tout  dire.  Il  faut  qu'elle  soit  près  de  nous,  car  parfois  on  n'a 
pas  le  courage  d'écrire  et  on  a  la  force  de  parier.  Avec  cela,  et  les 
-  prières  de  tous  tes  amis,  en  route!...  »  Et,  quelque  temps  après  : 
«  A  peine  le  temps  de  griffonner  au  crayon  sur  un  papier  quel- 
conque. Ta  mère  vient  de  me  dire  que  tu  ne  viendras  pas  à 
Noël.  11  faut  que  tu  viennes...  Fais  l'impossible  pour  cela,  ne 
serait-ce  qu'un  jour.  Tesparens  seraient  trop  tristes...  »  Dans 
l'un  des  billets  suivans  :  «  Ta  mère  et  ton  père  te  font  dire  de 
leur  écrire.  Ne  te  fais  pas  prier,  ils  sont  si  contens  quand  ils 
reçoivent  un  mot  de  toi!  Dis-leur  ce  que  tu  fais  et,  si  tu  es  fatigué 
ou  si  tu  t'ennuies,  tu  n'es  pas  obligé  de  le  mettre...  »  Une  autre 
fois,  il  insiste  pour  lui  faire  encore  demander  une  permission  : 
((  Je  rentre,  et  j'ai  juste  le  temps  de  te  demander  de  venir  le  15.  Il 
le  faut  pour  tes  vieux  qui  veulent  te  voir.  Voici  cinq  francs  pour 
le  voyage.  Inutile  d'en  parler.  Cela  rentre  dans  tes  économies. 
Tu  manifesteras  ta  reconnaissance  par  une  bonne  prière...  Bon 
courage,  mon  petit  Fernand.  Le  bon  Dieu  n'abandonne  jamais. 
Il  éprouve,  mais  c'est  pour  fortifier  le  caractère...  »  Et  ailleurs  : 
«  Eh  bien!  que  fais-tu?  Veux-tu  te  dégourdir?  Tu  t'es  laissé 
pincer  par  tes  idées  noires.  Allons!  Expédie-moi  tout  cela  loin 
de  ton  esprit  et  de  ton  cœur.  J'attends  une  lettre  de  toi.  Il  me 
la  faut  sans  tarder.  Et  puis,  pas  de  fausse  honte  !  Tu  sais  com- 
bien je  t'aime,  et  une  hésitation  me  ferait  de  la  peine...  »  Et  il 
lui  recommande  encore  instamment,  quelques  jours  après:  «  Il 
faut  que  tu  viennes  à  Pâques.  Tes  parens  ont  besoin  de  te  voir. 
Il  faut  les  contenter,  un  désir  des  parens  est  un  désir  que  j'appel- 
lerais volontiers  sacré.  Tâche  d'obtenir  la  permission...  Ta  mère 
voulait  te  répondre,  mais  c'est  un  bien  gros  travail  pour  elle. 
Alors,  je  me  suis  chargé  de  la  commission,  et  j'en  profite  pour 
l'embrasser...  » 


18i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dès  la  déclaration  de  guerre,  l'abbe'  Portas  était  lui-même 
rappelé  sous  les  drapeaux,  et  trouvait  alors,  malgré  toute  sa 
tendresse  filiale,  la  force  de  partir  pour  le  front  sans  aller 
embrasser  sa  mère,  afin  de  lui  éviter  le  déchirement  des  adieux. 
Il  avait  fait  son  service  au  2o0*  d'infanterie,  d'où  il  était  revenu 
avec  les  galons  de  sergent-fourrier,  et  les  raisons  qui  lui  avaient 
toujours  valu  partout  tant  de  sympathies  lui  avaient  égale- 
ment gagné  celles  des  soldats.  Aimé  des  jeunes  gens  de  son 
patronage  au  point  qu'on  pouvait  l'en  dire  adoré,  il  avait 
aussi  conquis  très  vite  l'affection  et  le  respect  des  hommes  de 
sa  compagnie,  et  vivait  d'ailleurs  avec  eux  sur  le  pied  d'une 
assez  libre  camaraderie.  Beaucoup,  en  le  retrouvant  dans  la 
vie  civile,  continuaient  même  k  l'y  tutoyer  comme  au  régiment, 
et  son  lieutenant,  aux  manœuvres,  ne  l'appelait  jamais  fami- 
lièrement que  «  le  curé,  »  tout  en  le  respectant  beaucoup,  et 
en  lui  servant  même  quelquefois  la  messe. 

—  Où  est  le  curé?  demandait-il  en  plaisantant. 
Et  il  s'amusait  à  ajouter  : 

—  Nous  n'avons  rien  à  craindre...  Nous  avons  un  curé  avec 
nous  en  cas  d'accident... 

La  popularité  du  fourrier  Portas  remontait  donc  assez  loin, 
et  datait  de  ses  premiers  galons,  mais  devait  encore  grandir  avec 
la  guerre.  Sa  vaillance  au  combat  n'avait  d'égal  que  le  dévoue- 
ment avec  lequel  il  se  jetait  à  genoux  auprès  des  blessés  et  des 
mourans  pour  les  secourir  ou  les  absoudre,  et  tant  de  bravoure 
et  de  charité  touchaient  les  âmes  les  plus  dures.  On  le  trouvait 
toujours  aussi  prêt  à  exercer  son  ministère  qu'à  faire  le  coup  de 
feu  et,  dès  les  premiers  jours  de  la  guerre,  il  était  nommé 
sous-lieutenant,  à  la  bataille  de  Bapaume.  Sur  le  point  de 
commencer  sa  messe  lorsque  était  arrivé  l'ordre  de  partir,  il 
avait  aussitôt  quitté  ses  ornemens,  rejoint  son  poste,  et  son 
commandant  de  compagnie  écrivait  quelques  jours  après,  à 
l'archiprêtre  de  Nontron  :  <(  C'est  sur  ma  proposition,  et  pour 
sa  belle  conduite  sur  le  champ  de  bataille  de  Bapaume  que 
votre  vicaire,  M.  l'abbé  Portas,  a  été  nommé  sous-lieutenant. 
Il  a  fait  bravement  son  devoir  sur  la  ligne  de  feu  comme  sous- 
officier,  mais  il  l'a  fait  aussi  comme  prêtre.  Il  avait  promis  les 
secours  de  la  religion  à  ceux  qui  les  lui  demanderaient  ou 
l'avaient  prié  de  les  leur  porter.  Sous  une  pluie  de  balles,  il  allait 
d'un    blessé  à   l'autre,    encourageant   celui-ci,    recueillant   de 


LA    BELLE    FRANGÉ.  185 

Celui-là  le  dernier  soupir,  le  suprême  adieu  aux  êtres  chéris. 
11  n'a  pas  été  blessé,  mais  il  a  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
l'être.  » 

Le  régiment, le  lendemain  delà  bataille,  s'arrêtait k  Frévent, 
où  l'école  libre  était  réquisitionnée  pour  loger  la  troupe.  Le 
fourrier  Portas  venait  prendre  possession  de  l'établissement,  et 
la  directrice  et  ses  sous-maîtresses  ne  pouvaient  s'empêcher  de 
s'intéresser  à  l'air  fragile  et  doux  de  ce  grand  et  mince  sous- 
officier,  dont  la  sollicitude  pour  le  soldat  avait  comme  quelque 
chose  de  maternel.  Elles  voyaient  ensuite  arriver  les  hommes, 
et  sa  patience,  au  milieu  de  leurs  réclamations,  ne  leur  causait 
pas  moins  d'admiration.  Plusieurs  d'entre  eux  semblaient  assez 
grossiers,  et  d'autres  avaient  même  d'assez  mauvaises  figures, 
mais  tous,  lorsqu'ils  lui  parlaient,  le  regardaient  avec  déférence. 
En  apprenant  qu'il  était  prêtre,  elles  insistaient  pour  l'inviter  le 
soir  à  leur  table,  et  remarquaient  d'abord  la  profonde  tristesse 
que  lui  avaient  laissée  les  terribles  visions  de  la  veille.  Puis,  il 
devenait  moins  taciturne,  leur  parlait  de  sa  paroisse  et  de  son 
pays,  de  Lanquais,  de  sa  mère,  de  son  oncle  le  curé,  et  la 
directrice,  le  jour  suivant,  écrivait  à  M™^  Portas  :  «  Madame, 
j'ai  eu  l'honneur  et  le  bonheur  hier  de  recevoir  M.  Portas, 
sergent-fourrier  du  230^...  De  suite,  je  remarquais  l'intérêt  qu'il 
portait  à  ses  hommes  et  le  bien-être  qu'il  désirait  pour  eux,  et 
je  ne  fus  pas  très  étonnée  quand  l'adjudant  me  dit  tout  bas  qui 
il  était.  Vous  pouvez  être  fière,  madame,  d'avoir  un  tel  fils,  et 
toutes,  ici,  nous  avons  été  profondément  touchées  de  son  égalité 
d'humeur,  de  la  bonté  qu'il  témoigne  à  tous  et  de  son  oubli 
complet  de  lui-même.  Son  souvenir  ne  s'effacera  pas  de  notre 
mémoire...  Arrivé  dimanche  à  trois  heures  de  l'après-midi,  il 
nous  a  quittées  le  lundi  à  cinq  heures  du  matin.  Nous  avons 
voulu  le  soigner  comme  vous  l'auriez  fait  vous-même,  mais 
nous  avons  dû  insister  longtemps  avant  de  réussir  à  lui  faire 
accepter  un  lit  et  un  repas.  » 

Un  mois  plus  tard,  le  250®  se  battait  dans  la  Somme,  et  l'un 
des  jeunes  gens  du  patronage  de  Nontron  recevait  cette  carte 
du  front  :  «  Dans  une  tranchée,  face  à  l'ennemi.  Merci,  mon 
petit  Antonin,  de  toutes  tes  lettres.  Elles  sont  vraiment  bien 
bonnes,  et  j'y  puise  beaucoup  de  courage  pour  accomplir  chaque 
jour  mon  devoir.  Ce  sera  une  grande  consolation  et  joie  pour 
tous  de  penser  que,  par  tes  lettres,  tu  aides  ton  petit  sous-liéu- 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tenant  à  servir  la  Patrie.  Prie  toujours  bien,  fais  des  sacrifices, 
rien  de  tout  cela  n'est  perdu,  et  songe  que,  bien  souvent,  pen- 
dant le  jour,  ou  la  nuit  en  sentinelle,  ma  pense'e  et  mon  cœur 
vont  vers  vous  tous  que  je  désire  tant  revoir.  Embrasse  tous 
les  camarades  pour  moi,  et  remercie  tous  ceux  qui  m'ont  écrit... 
Bonjour  à  ta  famille.  Je  t'embrasse.    » 

Le  régiment,  à  ce  moment-là,  occupait,  au  bord  de  l'Avre, 
au  pied  de  Villers-les-Roye,  des  tranchées  établies  dans  les 
champs,  à  proximité  d'un  petit  bois.  Les  sorties  contre  les 
Allemands  étaient  fréquentes,  et  le  sous-lieutenant  Portas  y  . 
faisait  toujours,  comme  à  Bapaume,  «  tout  ce  qu'il  fallait  » 
pour  être  tué,  mais  sans  être  jamais  atteint,  semblait  même 
comme  invulnérable,  et  commençait  à  s'en  divertir,  en  criant 
quelquefois  dans  la  fusillade  : 

—  Ah!  les  maladroits!...  Ils  ne  savent  pas  tirer...  Si  ça 
continue,  je  serai  obligé,  après  la  guerre,  de  cribler  moi- 
même  mon  habit  de  balles,  pour  qu'on  ne  m'accuse  pas  d'avoir 
fait  l'embusqué  !... 

Les  balles  et  les  obus  ne  devaient  pas  cependant  toujours 
l'épargner  et,  le  6  octobre,  il  disparaissait  dans  une  alerte  de 
nuit,  sans  que  les  récits  de  sa  mort  aient  jamais  bien  concordé, 
ni  que  son  corps  ait  même  jamais  été  retrouvé. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit,  d'après  certains  témoins,  un  sol- 
dat cycliste  rencontrait,  après  l'attaque,  les  restes  de  la  com- 
pagnie dans  une  tranchée  de  seconde  ligne,  et  demandait  aux 
hommes  s'ils  avaient  beaucoup  souffert. 

—  Oh!  oui,  lui  répondaient-ils. 
Ils  ajoutaient  : 

—  Tenez,  le  sous-lieutenant  Portas  a  été  tué,  le  voilà  !... 

Et  ils  lui  montraient  un  mort  étendu  au  fond  de  la  tran- 
chée... On  venait  alors,  au  jour,  pour  reconnaître  le  corps, 
mais  ni  le  mort,  ni  les  hommes  n'étaient  plus  là. 

D'après  d'autres  témoins,  le  lendemain  même  du  6,  un 
homme  avait  annoncé  à  sa  mère  qu'il  venait  d'assister  aux  der- 
niers momens  de  l'abbé  Portas,  mais  l'homme  était  mort  lui- 
même  lorsqu'on  lui  avait  écrit  pour  lui  demander  des  détails. 
D'autres  racontaient  aussi  avoir  vu  le  vicaire  tué  à  bout  portant 
en  refusant  de  se  rendre,  d'autres  qu'ils  l'avaient  vu  se  repliant 
blessé  vers  le  bois,  et  d'autres  qu'il  était  tombé  dans  le  bois 
même,  blessé,  mais  faisant  encore  face  à  l'ennemi.  Il  leur  semr 


LA    BELLE    FRANCE. 


187 


blait  toujours,  disaient-ils,  l'apercevoir,  dans  la  demi-lueur  de 
la  nuit,  agitant  ses  grands  bras  pour  essayer  de  les  rallier,  puis 
se  retournant  pour  tirer,  quand  ils  avaient  tout  à  coup  cessé  de 
l'entendre,  et  ne  l'avaient  plus  aperçu... 

Un  jour,  peu  après  cette  disparition,  des  permissionnaires 
débarquaient  à  la  gare  de  Périgueux,  en  rencontraient  un  autre 
qui  repartait  pour  le  front,  et  les  premiers  demandaient  au 
second  : 

—  Dis  donc,  tu  te  rappelles  bien  Portas,  le  curé? 

—  Oui,  le  sous-lieutenant...  Eh  bien? 

—  Il  est  mort... 

A  cette  nouvelle,  le  permissionnaire  pâlissait,  regardait  un 
instant  ses  camarades  sans  pouvoir  leur  dire  un  mot,  et  fondait 
tout  à  coup  en  larmes. 

FAMILLES   DE  FRANCE. 

J'ai  entendu  raconter  à  un  religieux: 

—  Il  arrive  fréquemment  que,  dans  mon  ministère,,  une 
pauvre  enfant  me  dise  à  la  fin  de  l'entretien  :  «  Mon  père,  priez 
pour  mes  frères...  J'en  ai  quatre,  j'en  ai  cinq,  j'en  ai  six  à  la 
guerre.  »  Un  jour,  l'une  m'a  même  dit  :  «  J'en  ai  sept!  » 

De  ces  frères,  pour  qui  tremblaient  ainsi  leurs  sœurs,  com- 
bien ne  seront  pas  revenus!  Combien  seront  morts  loin  de  tout 
secours,  martyrs  innombrables  et  ignorés,  eil  murmurant  seu- 
lement, à  leur  dernier  soupir,  le  nom  de  leur  mère  et  celui  de 
leur  pays!  Combien  de  maisons,  pleines  de  joie  et  de  jeunesse 
avant  le  cataclysme,  et  dans  le  vide  et  le  silence  desquelles  ne 
sont  plus  que  des  femmes  en  noir,  des  vieillards  et  desenfans! 

Vers  le  milieu  de  mai  1916,  le  député  de  Gholet,  M.  Jules 
Delahaye,  visitait  sa  circonscription.  On  était  aux  journées  les 
plus  terribles  de  Verdun,  et  parmi  les  femmes  et  les  veuves, 
venues  pour  lui  exposer  leurs  besoins  ou  lui  raconter  leurs 
deuils,  il  voyait  se  présenter  une  vieille  paysanne  en  coiffe,  une 
femme  Brémond,  veuve  d'un  petit  propriétaire  de  Saint-Chris- 
tophe-du-Bois,  qui  lui  disait  avec  une  douleur  profonde  : 

—  Monsieur,  nous  avons  eu,  mon  mari  et  moi,  six  enfans, 
quatre  garçons  et  deux  filles,  et  tous  nos  fils  sont  partis  pour 
la  guerre...  Brémond  et  moi,  monsieur,  nous  avons  été  élevés 
dans  l'amour  de  la  France,  et  nos  fils  ont  été  élevés  comme 


188  REVUE    DES    DEUX    xMONDES.i 

nous.  Ils  ont  été  fiers  de  partir,  comme  nous  en  avons  été  fiers 
pour  eux.  Dès  le  début,  malheureusement,  l'un  d'eux,  notre 
cadet,  est  tombé  à  la  bataille  de  la  Marne,  et  j'en  ai  éprouvé 
tant  de  chagrin  que  mon  mari  me  l'a  reproché.  Il  me  disait  : 
«  Ne  sois  pas  aussi  triste...  C'est  un  honneur  pour  notre  enfant 
d'être  mort  comme  il  est  mort...  »  Et  puis,  peu  de  temps  après, 
nous  en  avons  eu  un  second  tué,  et  mon  mari  m'a  dit  encore  : 
«  Ne  pleure  pas  tant,  il  faut  montrer  du  courage  !  »  Ensuite, 
seulement,  nous  en  avons  eu  un  troisième  si  gravement  blessé 
qu'il  a  été  comme  perdu...  C'était  trop,  et  mon  mari,  alors,  en 
est  tombé  tout  d'un  coup.  Il  restait  des  journées  devant  la 
cheminée,  sans  rien  dire,  à  regarder  les  cendres.  Un  jour,  il 
s'est  couché,  et  il  est  mort  sans  maladie...  Ainsi,  monsieur,  j'ai 
déjà  perdu  deux  enfans,  même  trois,  j'ai  perdu  aussi  mon  mari, 
et  il  ne  me  reste  plus  qu'un  fils,  mon  aîné,  qui  est  sergent  et 
se  bat  à  Verdun.  Eh  bien!  monsieur,  j'ai  lu  dans  un  journal 
que  lorsque  des  parens  avaient  eu  deux  fils  tués  à  l'ennemi  et 
qu'ils  en  avaient  encore  un  au  feu,  ils  pouvaient  demander  que 
celui-là  soit  mis  un  peu  à  l'arrière,  et  je  suis  venue  pour  vous 
prier  de  me  dire  comment  il  faut  faire  ma  demande...  De  ces 
hommes-là,  voyez-vous,  il  faut  tâcher  d'en  conserver  la  race!...; 

M.  Delahaye  rédigeait  la  demande  de  la  mère,  et  les  larmes, 
lorsqu'il  la  lui  lisait,  coulaient  sur  la  figure  immobile  et  ridée 
de  la  veuve...  Puis,  elle  gardait  le  silence,  comme  si  quelque 
chose  l'avait  tout  à  coup  gênée,  et  disait,  en  effet,  après  avoir 
hésité  : 

—  Mon  Dieu,  monsieur,  je  réfléchis  que  mon  fils  ne  connaît 
pas  ma  démarche...  Il  serait  peut-être  mécontent,  s'il  lisait  la 
lettre  comme  elle  est  là...  Et,  cependant,  je  voudrais  qu'il 
vive...  Alors,  monsieur,  pourriez-vous  mettre  que  je  demande 
bien  toujours  de  le  retirer  de  Verdun,  mais  seulement  lorsque 
la  bataille  sera  finie  !... 

Dans  nos  villes  et  nos  villages,  combien  d'humbles  familles 
auront  ainsi  donné  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  leur  sang! 
Elles  sont  légion,  elles  ont  sauvé  la  France,  et  l'historien  ne 
saura  jamais  leurs  noms...  Mais  il  en  est  aussi  d'illustres  ou 
de  connues,  et  qui  peuvent  dire  comme  les  obscures  :  «  J'ai 
donné  cinq,  six,  huit,  dix  de  mes  enfans  à  la  Patrie  !  »  Celles- 
là  non  plus  ne  sont  pas  rares,  et  la  première  à  citer  sera  celle 
des  Castelnau,  du  vainqueur  de  Lorraine  et  de  ses  cinq  fils. 


LA    BELLE    FRANCE. 


189 


Trois  sont  tombés  au  champ  d'honneur,  et  les  autres  servent 
toujours...  Ce  seront  aussi  les  frèi'es  Gochin,  Jacques,  Augustin 
et  Jean.  Marié,  père  de,  deux  enfans,  et  mobilisé  comme  officier 
d'état-major,  Jacques  n'a  de  repos  qu'après  avoir  obtenu  le 
commandement  d'une  compagnie  d'infanterie,  et  tombe  a  l'as- 
saut du  Xon,  frappé  d'une  balle  dans  la  tempe.  On  le  retrouve 
au  sommet  de  la  colline,  le  bras  encore  tendu  dans  le  geste 
de  la  charge,  avec  sa  canne  et  ses  gants  dans  la  main  ! 
Homme  d'étude  et  d'érudition,  auteur  d'importans  travaux 
historiques,  Augustin  est  tué  à  Verdun.  Sous-lieutenant,  lieu- 
tenant, puis  capitaine,  six  fois  blessé,  mais  se  refusant  tou- 
jours au  repos  ordonné  par  les  médecins,  il  tombe  en  menant 
ses  hommes  à  l'attaque,  avec  son  bras  cassé  dans  un  appareil 
en  plâtre  I  Jean  commande  le  Papin  et  fait  sauter  les  torpil- 
leurs autrichiens,  coule  leurs  mines  flottantes,  et  se  jette  lui- 
même  à  la  nage  pour  aller  couper  leurs  crins  !  Ce  seront 
encore  les  cinq  du  Paty  de  Clam,  et  leurs  cousins,  les  sept 
Daras.  Retraité,  et  voyant  sa  demande  de  réintégration  traîner 
en  d'interminables  longueurs,  le  lieutenant-colonel  du  Paty 
de  Clam  s'engage,  a  soixante  ans,  comme  simple  chasseur  à 
pied,  et  rejoint  son  bataillon  à  la  frontière  lorraine,  où  il 
accepte  toutes  les  fatigues  des  hommes  de  troupe,  quand  le 
général  le  retire  enfin  du  rang  pour  lui  confier  des  mis- 
sions. Trois  mille  fuyards  refluent,  épouvantés,  sur  Etain,  et 
il  faudrait  arrêter  leur  fuite,  leur  rendre  le  moral,  tâcher  de 
refaire  un  corps  de  tous  ces  élémens  débandés.  Du  Paty  de 
Clam  s'en  charge,  part  avec  cent  gendarmes,  et  c'est  fait  en 
quelques  heures,  par  la  seule  magie  de  l'ascendant,  du  sourire 
et  de  l'autorité  I  Les  hommes  l'écoutent,  se  reforment,  et  l'accla- 
ment. Puis,  il  faudrait  aussi  conduire  des  renforts  à  une  desti- 
nation difficile,  leur  faire  franchir  l'Argonne  à  travers  des 
combats  et  des  embuscades,  et  du  Paty  de  Clam  s'acquitte 
encore  de  la  tâche.  Alors,  on  lui  rend  un  régiment  et,  le 
30  octobre,  le  117®  enlève  sous  sa  conduite  le  Quesnoy-en- 
Santerre  à  la  baïonnette.  Il  n'a  ni  clairon,  ni  tambour,  mais 
ne  s'embarrasse  pas  pour  si  peu  et,  ne  pouvant  faire  battre  ou 
sonner  la  charge,  il  la  chante.  Une  mauvaise  couverture  sur  les 
épaules  pour  mieux  cacher  son  grade  à  l'ennemi,  il  entonne, 
de  tous  ses  poumons  :  Y  a  dla  goutte  à  boire  là-haut,  y  ad' la 
goutte  à  boire!  Les  soldats  reconnaissent  sa  voix,  il  les  entraîne 


190 


BEVUE    DES    DEUX    MtNDES. 


et,  leur  montrant  le  village  avec  un  fusil  allemand  ramassé  par 
terre,  il  chante  toujours,  à  gorge  ddployée  :  Y  a  d'/a  goutte  à 
boire  là-haut,  y  a  cl' la  goutte  à  boire!  On  le  suit  de  plus  en  plus, 
l'élan  gagne,  la  troupe  reprend  le  refrain,  on  marche,  on  court, 
on  charge,  et  la  place,  le  soir,  est  à  nous.  Objet  de  l'une  les  plus 
belles  citations  parues  à  l'Ordre  de  l'Armée,  nommé  officier 
de  la  Légion  d'honneur,  blessé,  âgé,  mal  guéri,  il  succombera 
aux  suites  de  ses  blessures,  et  mourra  de  son  héroïsme,  mais 
l'héritage  en  sera  recueilli  par  ses  fils,  qui  semblent,  tous 
les  quatre,  le  recevoir  chacun  tout  entier  I  Trois  fois  cité  à 
l'ordre  de  l'armée,  trois  fois  blessé,  chevalier  de  la  Légion 
d'honneur,  Jacques  du  Paty  de  Clam,  capitaine  de  chasseurs 
à  pied,  est  amputé  d'une  jambe.  François  du  Paty  de  Clam, 
capitaine  de  hussards,  est  cité  à  l'ordre  de  son  régiment  pour 
vingt  mois  de  bravoure  et  de  «  merveilleux  allant.  »  Blessé,  et 
cité  à  l'ordre  de  la  brigade,  Charles  du  Paty  de  Clam  sauve 
son  bataillon  en  se  couchant  sur  une  caisse  de  grenades,  pour 
y  faire  matelas  de  son  corps  et  l'empêcher  de  prendre  feu. 
Commandant  de  V Archimède ,  Michel  du  Paty  de  Clam  est  enlevé 
par  une  lame  en  torpillant  un  transport  autrichien,  et  sombre 
dans  sa  victoire...  Et  voici  l'admirable  liste  des  Daras...  Georges 
est  prisonnier,  et  Maurice  trois  fois  blessé.  Un  troisième,  l'ainé, 
Henri,  est  amputé  d'une  jambe  et  chevalier  de  la  Légion  d'hon- 
neur. Un  quatrième,  Charles  Daras  :  la  mâchoire  fracassée  et 
chevalier  de  la  Légion  d'honneur.  Un  cinquième,  Louis  Daras  : 
tué  à  l'ennemi.  Un  sixième,  Pierre  Darçis  :  dix-huit  ans  et  tué  à 
l'ennemi.  Et  le  septième,  Michel  Daras  :  englouti  dans  un  tor- 
pillage en  veillant  au  salut  de  sa  troupe.  Il  meurt,  mais  il  a 
sauvé  ses  hommes! 

Nobles  familles,  et  qui  devaient  Texemple,  mais  qui  le 
donnent  magnifiquement,  et  que  va  cependant  dépasser  encore 
celle  des  de  Maistre  ! 

Au  général  baron  de  Maistre,  arrière-petit-fils  d'un  maréchal 
de  camp  d'Henri  IV  et  chef  des  barons  de  Maistre,  ou  des  de 
Maistre  de  France,  il  est  resté  trois  fils  de  ses  nombreux  enfans, 
Armand,  capitaine  de  cavalerie,  Emmanuel,  capitaine  d'artil- 
lerie, André,  sous-lieutenant  de  réserve,  et  la  mort  du  troisième 
a  la  beauté  de  l'épopée.  En  avant  de  sa  section,  il  l'exhorte 
au  combat,  quand  une  balle  le  frappe  à  la  hanche.  Sans  fléchir, 
il  poursuit  son  exhortation,  tombe  foudroyé  par  une   seconde 


LA     BELLE    FRWCE. 


101 


balle,  et  ses  camarades,  la  bataille  terminée,  annoncent  sa  lin 
en  ces  termes  : 

—  Ses  dernières  paroles  ont  été  :  «  Je  vais  me  porter  en 
avant  »...  Son  dernier  geste  a  montré  le  ciel,  où  il  est,  et 
l'ennemi! 

Le  baron  Yvan  de  Maistre,  frère  du  général,  a  eu  quatorze 
enfans,  parmi  lesquels  quatre  fils,  Bernard,  Jacques,  Joseph  et 
Pierre,  et  trois  d'entre  eux  accomplissent  exploits  sur  exploits. 
Parti  pour  prendre  Javrecourt,  le  lieutenant  Bernard  de  Maistre 
reçoit  une  première  balle  en  traversant  une  zone  battue  par  un 
feu  terrible,  n'en  tient  pas  compte,  porte  le  sac  d'un  de  ses 
hommes  plus  grièvement  blessé  que  lui,  continue  à  entraîner 
sa  troupe,  entre  dans  le  village  à  la  baïonnette,  y  reçoit  une 
seconde  balle,  refuse  toujours  de  la  prendre  au  sérieux,  est 
nommé  capitaine,  et  tombe,  un  an  plus  tard,  en  Lorraine, 
en  ralliant  sa  compagnie,  à  la  tête  de  laquelle  il  se  bat  jus- 
qu'à sa  dernière  cartouche.  «  Il  est  mort  face  à  l'ennemi,  écrit 
un  des  officiers  de  son  régiment,  en  héros,  en  Français,  et  le 
fusil  à  la  main!  »  Le  capitaine  Joseph  de  Maistre,  quatre  fois 
cité  pour  son  ((  cran  superbe,  »  et  resté  légendaire  à  la  fois 
comme  dragon  et  comme  fantassin,  accumule,  à  Verdun, 
témérités  sur  témérités.  N'ayant  plus  avec  lui,  au  Bois-Camard, 
qu'une  poignée  d'hommes  contre  tout  un  gros  d'Allemands,  il 
se  rue  sur  eux  malgré  leur  nombre  et,  le  revolver  au  poing, 
un  gourdin  dans  l'autre  main,  les  tue,  les  assomme,  et  les  met 
en  déroute.  Puis,  après  Verdun,  c'est  Sailly-Saillisel,  oii  il  crie 
à  ses  soldats  :  «  En  avant,  c'est  pour  la  France  !  »  et  tombe  criblé 
de  mitraille,  à  quelques  pas  de  la  tranchée  ennemie.  Servant 
dans  les  dragons  au  début  de  la  guerre,  et  déjà  de  toutes  les 
audaces,  il  avait,  à  ce  moment,  un  émule  dans  un  de  ses  cou- 
sins, dragon  et  lieutenant  comme  lui,  de  Maistre  comme  lui,  et 
s'appelant  comme  lui  Joseph.  Egalement  célèbres  pour  la  fougue 
de  leurs  raids,  et  l'un  et  l'autre  de  la  même  brigade,  tous  les 
deux  du  même  grade,  de  même  nom,  de  même  prénom,  et  de 
même  héroïsme,  ils  étaient  alors  les  deux  Joseph  de  Maistre! 
Héroïque  aussi,  le  lieutenant  Pierre  de  Maistre,  chevalier  de  la 
Légion  d'honneur,  cité  comme  ses  aînés  à  l'ordre  de  l'armée» 
et  gravement  blessé  dans  une  attaque!  Héroïque,  le  jeune  bri- 
gadier Baubiet,  de  Maistre  par  sa  mère,  neveu  des  trois  précé- 
dens,  et  tué  à  dix-huit  ans  sur  ses  pièces!  Héroïque  enfin,  le 


192  REVUE    DES    DEUX   M0NDE3.1 

vieux  colonel  Henry  de  Maistre,  blessé  à  Gravelelte  quarante- 
quatre  ans  auparavant,  retraité  comme  son  frère  le  général, 
mais  ayant  réussi  à  reprendre  du  service,  et  y  succombant 
d'épuisement,  pendant  que  son  fils,  le  lieutenant  Louis  de 
Maistre,  se  distingue  brillamment  dans  les  batt^illes  de  Cham- 
pagne I 

Et,  cet  élan  à  servir,  les  hommes  ne  sont  pas  seuls  à  le 
suivre  dans  la  famille.  Gomme  leur  frère  le  baron  Jacques, 
qu'une  infirmité  empêche  de  porter  les  armes,  mesdemoiselles 
Geneviève  et  Jeanne  de  Maistre  se  dévouent  avec  lui  au  soin  des 
blessés  sous  les  bombes,  dans  leur  ambulance  de  Vauxbuin,  et 
ne  cessent  d'y  affronter  tous  les  dangers  du  front,  ainsi  qu'en 
témoigne,  avec  la  citation  à  l'ordre  de  l'armée,  la  croix  de 
guerre  avec  palme  attachée  à  leur  corsage  d'infirmières  I 

Maintenant,  voici  les  comtes  de  Maistre,  ou  les  de  Maistre  de 
Savoie.  Descendans  ou  neveux  du  grand  Joseph  de  Maistre,  ils 
vont  être  plus  prodigues  encore  des  leurs  que  les  premiers,  et 
les  soldats  de  carrière,  les  martyrs  du  devoir,  les  blessés,  les 
morts,  vont  même  sembler,  chez  eux,  ne  plus  pouvoir  se 
compter  I 

Au  plus  fort  de  la  persécution  antimilitariste,  le  comte 
Rodolphe  de  Maistre  a  donné  sa  démission  de  capitaine  de 
cavalerie,  et  vit,  depuis  dix  ans,  retiré  en  Normandie,  dans  son 
château  de  Beaumesnil,  lorsque  la  guerre  éclate.  Il  demande 
aussitôt  sa  réintégration,  l'obtient,  est  nommé  commandant, 
chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  cité  à  l'ordre  du  régiment, 
et  ses  deux  fils  aînés,  Joseph  et  Henri  de  Maistre,  se  distinguent 
en  même  temps  chacun  dans  son  arme.  Sous-officier  de  dra- 
gons, Joseph  fait  toute  la  campagne  de  Belgique,  perd  son 
cheval  dans  une  fondrière  à  l'affaire  de  Saint-Vincent-Rossignol, 
n'échappe  aux  Allemands  qu'en  traversant  la  rivière  à  la  nage, 
se  cache  dans  les  bois,  rallie  en  route  des  hommes  partis  pour 
se  rendre,  et  les  ramène  avec  lui  dans  nos  lignes.  Henri,  mobi- 
lisé comme  sergent,  est  gravement  blessé  dès  le  début  de  la 
campagne,  guérit,  repart,  est  nommé  sous-lieutenant,  et  blessé 
de  nouveau  à  l'Hartmansweillerkopf,  où  il  reste  aux  mains  de 
l'ennemi  avec  les  débris  de  son  régiment.  H  avait  reçu  sa  pre- 
mière blessure  dans  une  reconnaissance  de  nuit  et,  rampont 
alors  au  fond  d'une  tranchée,  d'où  il  cherchait  à  \oit  dans  la 
tranchée  voisine,  il  y  apercevait  les  Allemands,  faisait  un  signe 


LA    BELLE    FRANCE.  103 

r 

à  ses  hommes,  leur  recommandait  le  silence,  et  recevait  une 
balle,  mais  ne  bronchait  pas,  quand  un  de  ses  soldats  en 
recevait  une  à  son   tour,  et  ne  pouvait  s'empêcher  de  gémir. 

—  Chut!  lui  murmurait  de  Maistre,  tu  vas  nous  faire 
découvrir...  Tais-toi,  ça  ne  fait  pas  de  mal...  Je  viens  d'en  rece- 
voir une,  je  le  sais  bien  !... 

Oncle  et  grand-oncle  du  comte  Rodolphe  et  de  ses  enfans,  le 
comte  Eugène  de  Maistre  a  eu,  parmi  les  siens,  Pierre,  Xavier, 
Maurice  et  Béatrix  ;  et,  à  cinquante-deux  ans,  le  Père  Pierre  de 
Maistre,  professeur  à  l'Université  de  Beyrouth,  part  comme 
aumônier  militaire,  pendant  que  ses  deux  frères,  les  comman- 
dans  Xavier  et  Maurice  de  Maistre  rentrent  en  activité.  Affreu- 
sement brûlé  par  les  jets  de  liquides  enflammés,  le  commandant 
Maurice  de  Maistre  est  fait  prisonnier,  jeté  dans  un  camp  de 
représailles,  en  subit  toutes  les  horreurs,  et  son  fils,  pendant 
ce  temps-là,  s'engage  à  dix-huit  ans,  comme  le  font  également 
ses  trois  cousins  germains,  les  fils  de  Béatrix, sœur  de  son  père 
et  de  ses  oncles,  les  jeunes  de  la  Ghevasnerie,  dont  l'un  sera 
tué,  un  autre  gravement  blessé,  et  le  troisième  deux  fois  tré- 
pané. Puis,  ce  sont  les  fils  du  comte  François  de  Maislre, 
André,  Joseph,  Jean  et  François-Benoit.  Déclaré  inapte,  André, 
malgré  tous  les  obstacles,  parvient  à  entrer  dans  les  transports, 
et  fait  les  campagnes  les  plus  dures,  la  Belgique,  Verdun,  la 
Somme.  Frappé  du  plus  cruel  des  deuils  par  la  mort  de  sa  jeune 
femme,  et  père  de  cinq  enfans,  Joseph,  lieutenant  de  dragons, 
et  l'émule  en  hardiesse  de  l'autre  Joseph  de  Maistre,  ne  passe 
pas,  en  trois  mois,  une  seule  journée  sans  livrer  un  combat  ou 
faire  une  reconnaissance.  Terrassé  à  la  fin  par  un  éclatement 
de  marmite,  laissé  pour  mort,  sauvé  par  son  ordonnance, 
nommé  capitaine,  trois  fois  proposé  pour  la  Légion  d'honneur, 
trop  abîmé  pour  remonter  en  selle,  il  entre  dans  l'aviation, 
et  se  fait  des  ailes  de  ses  infirmités.  Blessé  et  prisonnier,  le 
quatrième,  François-Benoît,  est  emmené  dans  un  camp  d'Alle- 
magne, et  Jean,  le  troisième,  réformé  d'abord  comme  André, 
admis  ensuite  dans  un  bataillon  de  marche,  puis  blessé  comme 
Joseph  et  François-Benoît,  ne  veut  quand  même  pas  rester 
inutile,  et  passe,  lui  aussi,  dans  les  services  aériens.  Des  ailes  1 
Des  ailes!  Il  voudrait  pouvoir  voler  lui-même  à  l'ennemi,  mais 
ne  le  pourra  pas,  aidera  du  moins  à  la  lutte  autant  que  le  lui 
permettront  ses  forces,  et  deviendra  dépanneur.  Il  ira,  sous  les 

TOME    XLII.    —    1917.  13 


194  REVUE    DES    DEt  X    MONDES. 

balles  et  sous  les  bombes,  délivrer  les  avions  en  panne,  leut 
rendre  la  volée  et  leur  rouvrir  l'espace  ! 

Aucune  lecture  ne  va  au  cœur  comme  ces  lettres  de  héros 
pieusement  recueillies  par  les  leurs,  ou  ces  récits  de  leur  vie  et 
de  leur  mort  par  un  père,  un  frère  ou  un  ami,  où  l'âme  des 
disparus  semble  s'être  enfermée  pour  y  parler  encore  à  ceux 
qui  restent.  Saintes  et  précieuses  plaquettes  de  famille  comme 
La  Mort  du  Chef  ou  les  Lettres  de  Jacques  et  d'Augustin  Cochin, 
et  l'une  des  plus  émouvantes  est  celle  qui  porte  à  la  fois  pour 
titre  et  pour  dédicace  :  A  mon  cher  petit-fils  Henri  de  Maistre, 
tombé  glorieusement  pour  la  France  à  l'assaut  de  Souchez,  le 
35  septembre  1915.  Père  A.  du  Bourg.  Le  vieillard,  dont  la  main 
bénissante  a  tracé  ces  lignes  si  tendrement  paternelles,  est  le 
vénérable  Dom  du  Bourg,  supérieur  des  Bénédictins  de  Paris, 
ancien  officier  retiré  dans  les  Ordres,  et  grand-père  des  trois 
fils  du  comte  Ignace  de  Maistre.  Le  premier,  Joseph,  est  blessé, 
et  le  second,  Henri,  celui  qui  doit  mourir,  envie  gaîment  à  son 
«  grand,  »  dans  une  vaillante  et  charmante  lettre  à  leur  mère, 
la  gloire  d'avoir  reçu  «  le  baiser  de  l'obus,  »  mais  l'aura  bientôt 
reçu  lui-même,  et  c'est  alors  que  l'aïeul  lui  dédiera  les  quelques 
pages  de  larmes  et  de  fierté,  qu'il  signe  comme  en  tremblant  : 
Ton  bon  papa.  Le  noble  petit  héros  n'avait  pas  vingt  ans,  mais 
un  vengeur  se  lève  déjà  pour  lui  dans  son  jeune  frère 
François,  qui  n'en  a  pas  dix-huit,  et  s'engage  dans  le  régiment 
où  vient  de  tomber  son  aine  1 

Du  Bourg,  de  Laubier,  Dartige  du  Fournet,  Plan  de  Sieyès 
de  Veynes,  tous  ces  noms,  dans  ce  glorieux  tableau  familial, 
doivent  encore  se  ranger  autour  de  celui  de  Maistre.  Deux  fois 
blessé,  à  Bagatelle  et  à  Verdun,  Michel  du  Bourg,  neveu  de 
Dom  du  Bourg,  et  de  Maistre  par  sa  mère,  quitte  la  cavalerie 
pour  les  chasseurs  à  pied,  pendant  que  son  frère  Charles  fait 
d'abord  campagne  au  Maroc,  où  il  est  de  tous  les  raids,  pour 
s'engager  ensuite  dans  l'aviation  où  il  va  se  broyer  une  jambe 
dans  une  chute  de  deux  mille  mètres.  Leur  mère,  pendant  ce 
temps-là,  M"'^  du  Bourg,  gagne  elle-même  la  médaille  d'infir- 
mière sous  les  bombes  à  Bar-le-Duc,  et  leur  cousin  Gabriel 
entraîne  ses  dragons  partout  !  Neveux  du  Père  Dominique  de 
Maistre,  les  deux  frères  de  Laubier  et  leur  cousin  Dartige  du 
Fournet  ont  l'enthousiasme  du  péril.  Six  officiers  se  présentent 
à  leur  colonel  comme  volontaires  pour  l'aviation,  et  Léon   de 


LA  BELLE  FRANCE. 


195 


Laubier  est  des  six.  Ensuite,  deux  seulement  d'entre  eux,  en 
voyant  s'abattre  un  avion,  et  le  pilote  et  l'observateur  broyés 
sous  leur  appareil,  maintiennent  leur  candidature,  mais  Léon 
de  Laubier  est  des  deux.  Dieudonné,  son  cadet,  s'engage  à  dix- 
sept  ans,  est  nommé  brigadier,  maréchal  des  logis,  cité  à  l'ordre 
du  régiment,  puis  de  la  division,  et  va  chercher,  sous  la 
mitraille,  les  blessés  qu'il  ramène  sur  ses  épaules.  Quant  au 
jeune  Dartige,  il  est  si  pressé  de  courir  au  feu  qu'il  invente  un 
nouveau  genre  de  désertion,  la  désertion  héroïque.  Il  trompe 
t^es  chefs,  trompe  son  oncle  le  jésuite  à  l'autorité  de  qui  il 
est  confié,  saute  en  fraude  dans  un  train  à  destination  du  front, 
se  jette  enfin  dans  la  bataille,  est  blessé  au  visage,  à  la  main, 
à  la  poitrine,  perd  un  doigt,  a  le  corps  et  la  figure  zébrés 
de  cicatrices,  mais  ne  s'en  porte  pas  plus  mal,  et  ne  tient  tou- 
jours pas  en  place,  dès  qu'il  n'est  plus  en  danger! 

Cinq  fils  au  front,  et  qui  semblent,  tous  les  cinq,  moins 
relever  quelquefois  de  l'histoire  que  de  la  légende,  c'est  le 
bilan  de  famille  du  marquis  de  Sieyès  de  Veynes,  cousin 
germain  du  comte  François  de  Maistre.  Capitaine  de  réserve, 
grièvement  blessé  aux  Eparges,  et  réduit  par  sa  blessure  à 
quitter  l'infanterie,  l'aîné,  Jean  de  Sieyès,  passe  dans  l'avia- 
tion, y  multiplie  lés  exploits,  et  disparaît  dans  un  combat,  en 
incendiant  un  Drachen.  Il  survit,  mais  tombe  en  Hanovre,  où 
il  est  retenu  prisonnier.  Egalement  capitaine,  le  second,  Joseph 
de  Sieyès,  accourt  de  Chine  où  l'a  surpris  la  guerre,  passe  de 
la  réserve  dans  les  coloniaux,  est  blessé  en  Champagne,  et 
rejoint  sa  compagnie  sans  avoir  pris  le  temps  de  guérir.  On  lui 
propose  de  la  quitter  pour  passer  dans  l'Etat-major,  mais  il 
refuse.  Il  s'est  attaché  à  ses  soldats  comme  ils  se  sont  attachés 
à  lui,  ils  l'aiment  comme  il  les  aime,  et  il  tombera  à  Belloy- 
en-Santerre,  victime  de  sa  fidélité  à  ses  hommes.  Ayant  reçu 
l'ordre  d'occuper  avec  eux  un  emplacement  trop  terriblement 
périlleux,  il  a  voulu  l'occuper  seul,  afin  d'exécuter  l'ordre, 
mais  les  a  mis,  en  même  temps,  à  l'abri  de  l'extermination  1 
Le  troisième  est  Jacques  de  Sieyès.  Vingt-trois  ans,  capitaine  et 
chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  il  a  livré  combats  sur  com- 
bats, obtenu  citations  sur  citations,  reçu  blessures  sur  bles- 
sures. Un  bras  cassé  par  un  éclat  d'obus,  l'autre  par  une  balle, 
une  jambe  broyée  par  une  bombe,  il  lui  reste  cependant  encore 
assez  de  lui-même  pour  pouvoir  se  faire  aviateur,  et  il  y  laisse 


196 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


encore  deux  de  ses  doigts,  mais  ne  voie  qu'avec  plu.s  d'entrain, 
avec  ses  bras  brisés,  sa  jambe  coupée  et  sa  main  mutilée,  aux 
Drachens  et  aux  Fokkers.  Une  nouvelle  citation  à  l'ordre  de 
l'armée  témoigne  alors,  une  fois  de  plus,  de  l'admiration  qu'il 
excite,  et  de  la  main,  ou  de  la  demi-main  qui  lui  reste,  il  écrit 
à  sa  mère,  entre  ses  envolées,  des  lettres  pleines  de  foi  reli- 
gieuse et  de  gaîté.  Xavier  est  le  quatrième.  Médaillé  militaire, 
blessé,  deux  fois  cité  pour  ses  coups  de  main,  il  a  vingt  ans,  et 
le  cinquième,  Bernard,  qui  en  a  dix-sept,  veut  s'engager  dans  les 
hussards,  mais  est  réformé  au  corps,  parvient  à  passer  dans 
l'artillerie,  doit  aussi  la  quitter  à  la  suite  de  ses  blessures, 
se  réfugie  alors  comme  ses  trois  frères  encore  vivans  dans  la 
guerre  aérienne,  et  sera  mitrailleur  là-haut.  Ne  pouvant  plus, 
ni  les  uns,  ni  les  autres,  servir  et  se  battre  sur  terre,  ils  s'en 
vont  se  battre  et  servir  dans  l'espace.  Des  ailes,  des  ailes,  des 
ailes!  est  comme  le  cri  de  la  famille,  et  l'héroïque  défilé  n'est 
pas  encore  clos  !  Arrière-petits-fils  de  Marie,  d'Anne  et  de 
Jeanne  de  Maistre,  les  de  Toytot,  les  de  Buttet,  les  de  Surigny, 
les  de  Foras,  se  trouvent  aussi  au  rendez-vous  du  devoir  et  de 
l'immolation.  Le  capitaine  Pierre  de  Toytot  :  mort  au  champ 
d'honneur!  Le  capitaine  Xavier  de  Buttet  :  blessé  et  prisonnier 
de  guerre!  Le  lieutenant  Humbert  de  Buttet  :  blessé  et  prison- 
nier de  guerre!  Le  capitaine  Louis  de  Buttet  :  mort  au  champ 
d'honneur!  Le  capitaine  Pierre  de  Surigny  :  mort  au  champ 
d'honneur!  Le  capitaine  Rodolphe  de  Foras  :  mort  au  champ 
d'honneur! 

Si  remplie  de  ces  glorieux  exemples  que  soit  déjà  ainsi, 
dans  ces  années  de  cataclysme,  l'histoire  d'une  famille  illustre, 
il  en  est  cependant  encore  un  sans  l'évocation  duquel  elle  res- 
terait incomplète. 

Vers  1904  ou  1905,  le  comte  Barle  de  Foras  émigrait  de 
Savoie  iavec  ses  enfans  pour  le  Canada.  Quelques  années  aupa- 
ravant, son  père,  le  comte  Amédée,  avait  occupé  la  charge  de 
grand  maréchal  à  la  Cour  de  Bulgarie,  et  sa  petite  fille,  la 
petite  Ferdinande,  la  première  née  du  comte  Barle,  avait  eu  le 
roi  pour  parrain.  Le  prince,  malheureusement,  faisait  ensuite 
abjurer  le  Catholicisme  à  son  fils  Boris  pour  le  culte  schisma- 
tique,  et  le  vieux  comte  Amédée  ne  se  regardait  plus  comme 
autorisé  par  l'honneur  à  rester  à  son  service.  Sans  vouloir 
même  s'arrêter  à  ce  qu'une  rupture  avec  son   souverain  allait 


LA    BELLE    FRANCE.  197 

lui  faire  perdre,  il  n'hésitait  pas  à  rompre,  se  re'signait  d'avance" 
aux  e'preuves  qui  ne  pouvaient  manquer  de  lui  advenir,  et 
l'exode  de  ses  enfans,  pour  les  régions  perdues  où  ils  s'étaient 
expatriés,  n'en  avait  été  que  la  conséquence. 

Puis,  le  temps  avait  passé,  et  les  de  Foras  se  faisaient  à  la 
vie  d'Amérique,  lorsque  le  coup  de  tonnerre  de  la  guerre  leur 
arrivait  dans  leur  exil.  Le  comte  Barle  avait  dix  enfans,  et  Fer- 
dinande,  leur  aînée,  la  filleule  de  l'apostat,  sentait  alors  se 
réveiller  en  elle  toutes  ses  générosités  héréditaires.  Ses  frères 
étaient  partis  défendre  leur  pays,  ses  oncles  étaient  comme  eux 
sur  les  champs  de  bataille,  des  Anglaises  et  des  Canadiennes 
s'engageaient  elles-mêmes  pour  le  service  des  blessés,  et  sa 
résolution  était  vite  prise.  Elle  s'engagerait  comme,elles,et  rien 
ne  l'arrêterait,  ni  les  difficultés,  ni  la  longueur  du  voyage,  ni 
les  prières  ni  la  tendresse  même  de  ses  parens  !  Et  elle  s'em- 
barquait pour  la  France,  se  rendait  à  l'ambulance  de  Dinard  où 
l'envoyait  la  Croix-Rouge,  et  où  sa  foi,  sa  jeunesse  et  sa  race 
accomplissaient  des  prodiges.  Mais  elle  allait  y  perdre  sa  santé, 
y  contractait  un  mal  qui  ne  lui  pardonnait  pas,  et  mourait  à 
Genève,  le  19  décembre  1913,  décorée  dans  ses  derniers  jours 
de  la  Médaille  d'Or  des  épidémies,  entourée  de  l'affection  de 
parentes  accourues  à  son  appel,  et  martyre  de  sa  charité  I 

Fors  l'Honneur  nul  souci...  C'est  la  vieille  devise  des  de 
Maistre,  et  ils  ne  devaient  pas  y  forfaire.  Du  vieux  blason  de 
famille,  et  des  pages  immortelles  de  l'écrivain-prophète,  toute 
une  tribu  héroïque  devait  se  lever  ainsi  dans  les  descendans,  les 
neveux  et  les  porteurs  mêmes  du  nom!  Après  le  génie  du  pre- 
mier, les  vertus  et  la  foi  des  autres  !  Après  le  plus  riche 
héritage  de  vérité,  la  plus  riche  abondance  de  sang  joyeusement 
donné  ! 

Maurice  Talmeyr. 


LES   ANZACS 
L'Héroïque  odyssée  des  néo-zélandais 


Ils  habitaient  les  solitudes  herbeuses  des  antipodes.  La 
longue  distance,  la  nature  même  des  choses  devaient  les  tenir 
en  dehors  de  nos  conflits.  Et,  cependant,  ils  sont  montés,  un 
jour,  par  milliers  dans  des  navires  qui  les  emmenèrent  loin 
de  leur  sol  natal.  Ils  ont  traversé  un  océan  et  deux  mers, 
défendu  le  canal  de  Suez,  lutté  contre  la  Turquie  dans  les  sables 
du  Sinai  et  au  détroit  de  Dardanus,  non  loin  de  l'antique. 
Troade  ;  ils  sont  allés  briser  les  assauts  des  Arabes  fanatiques 
qui  voulaient  faire  du  Grand  Senoussi  le  nouveau  maître  de 
l'Egypte;  ils  ont,  au  galop  de  leurs  chevaux  rapides,  enlevé  cette 
citadelle  d'El  Arish  oîi,  en  1800,  Kléber  négociait  avec  les 
Anglais.  Hier,  ils  versaient  leur  sang  en  Picardie;  ils  sont, 
aujourd'hui,  parmi  les  plus  héroïques  soldats  de  la  bataille  des 
Flandres. 


* 

*  * 


Isolées  dans  un  océan  où  les  compétitions  des  puissances 
pour  s'assurer  des  bases  navales  étaient  incessantes,  visées  par 
l'expansion  japonaise,  témoins  des  intrigues  allemandes  aux 
îles  Samoa,  ne  pouvant  guère  compter  sur  la  mère  patrie  (on 
sait  que  la  Nouvelle-Zélande  est,  depuis  1907,  rattachée  à 
l'Angleterre  en  qualité  de  Dominion,)  les  deux  iles  du  Pacifique 
avaient  compris  de  bonne  heure  la  nécessité  de  se  donner  une 


LES    ANZACS, 


499 


solide  organisation  militaire.  Elles  y  avaient  re'ussi,  et  c'est 
lord  Kitchener  qui,  bien  avant  la  guerre  actuelle,  reconnais- 
sait la  valeur  de  l'armée  néo-zélandaise,  et  proclamait  la  haute 
qualité  de  ses  élémens.  Le  mois  d'août  1914  trouva  donc  le 
pays  dans  un  état  de  préparation  à  la  guerre  qu'eussent  pu  lui 
envier  tous  les  autres  dominions,  y  compris  le  Canada  lui- 
même. 

Dès  qu'elle  apprit  que  le  gouvernement  de  Londres  s'enga- 
geait avec  la  Russie,  la  France  et  la  Belgique  contre  les  pays 
germaniques,  la  Nouvelle-Zélande  donna  un  splendide  exemple 
d'union  sacrée.  Avant  l'heure  fatale,  le  31  juillet  1914,  lorsque 
M.  Massey,  premier  ministre,  annonçait  à  la  tribune  de  la 
Chambre  des  représentans  qu'il  venait  d'offrir  à  la  métropole 
de  lui  envoyer  un  corps  expéditionnaire,  d'un  même  mouvement 
tous  les  députés  se  levèrent  et  entonnèrent  l'hymne  national. 
L'opposition,  par  la  bouche  de  son  leader,  sir  Joseph  Ward, 
affirma  son  loyalisme  :  elle  soutiendrait  de  tout  son  pouvoir 
le  gouvernement  dans  sa  difficile  tâche.  Lorsque,  le  5  août, 
la  guerre  fut  déclarée,  une  manifestation  spontanée  de  la 
foule  rassembla  dix  mille  personnes  pour  acclamer  la  mère 
patrie. 

Sans  qu'aucun  appel  eût  encore  été  adressé  à  la  population, 
d'eux-mêmes  les  hommes  s'offraient  en  masse.  Dans  la  seule 
ville  d'Auckland,  —  la  vieille  cité  entourée  du  prestigieux  décor 
de  ses  soixante-dix  pics  rangés  comme  une  garde  d'honneur,  — 
il  y  avait  mille  engagés  quelques  heures  après  l'annonce  offi- 
cielle de  l'intervention  britannique.  Dès  le  20  août,  les  six  mille 
hommes  promis  à  la  métropole  étaient  rangés  l'arme  au  pied 
avec  un  équipement  parfait.  Cependant,  d'autres  effectifs,  déjà, 
attaquaient  les  îles  allemandes  du  Pacifique  (1).  L'enthou- 
siasme gagna  la  population  tout  entière  et  les  Maoris  eux- 
mêmes,  antiques  maîtres  des  îles  et  anciens  adversaires  des 
Anglais,  réclamèrent  leur  place  dans  l'armée.  La  tribu  des 
Ngaputis,  notamment,  à  l'instigation  de  son  chef  Kawiti,  se 
montra  d'une  particulière  ardeur,  tirant  argument  auprès  des 
autorités  de  ce  qu'on  permettait  bien  aux  Hindous  de  s'en- 
gager. Aussi  dut-on  former  un  premier  groupe  de  cinq  cents 
Maoris. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  décembre  1915. 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


*    * 


Justement  préoccupés  de  l'hygiène  de  leurs  troupes,  les 
Néo-Zélandais  établirent  leur  camp  dans  un  endroit  des  plus 
salubres.  Ce  fut  la  petite  ville  de  Featherston,  à  faible  distance 
de  Wellington,  la  capitale  du  pays.  Sous  les  ombrages  des  monts 
Rimutaka,  on  vit  pousser,  comme  autant  de  champignons  venus 
en  l'espace  d'une  nuit,  des  centaines  de  petites  maisons  basses 
en  planches  auxquelles  travaillèrent  aussitôt  mille  charpen- 
tiers. Trois  cents  habitations,  plusieurs  kilomètres  de  rues  bor- 
déeie  de  théâtres,  de  clubs,  de  cantines  et  de  cafés  formaient  le 
cœur  de  la  nouvelle  cité.  Les  Anzacs  se  plurent  à  noter  que  leur 
camp  couvrait  cinquante  acres  et  qu'il  ne  fallut  pas  moins  de 
trente  mille  kilos  de  clous  pour  assembler  leurs  nouvelles 
demeures.  Fervens  du  billard,  ils  s'assurèrent  vingt-huit  jeux 
où  les  carambolages  se  succédèrent  sans  fin.  Chaque  cuisine 
nourrissait  seize  cents  hommes  qui  se  répandaient  dans  seize 
réfectoires  immenses.  Les  dortoirs  furent  l'objet  de  soins  tout 
particuliers  :  les  abords  et  l'intérieur  en  étaient,  la  nuit, éclairés 
par  trois  mille  lampes  électriques.  Bientôt,  le  service  postal 
fonctionnait  avec  une  remarquable  régularité. 

L'instruction  des  troupes  se  poursuivit  active  et  méthodique. 
Autour  du  camp,  tranchées,  ouvrages  de  campagne,  étaient 
établis  d'après  les  méthodes  les  plus  récentes  par  des  instruc- 
teurs venus  du  front  occidental.  Dans  le  camp  de  Papawai, 
artilleurs  et  mitrailleurs,  signaleurs  et  tirailleurs,  s'exerçaient 
au  milieu  de  champs  remplis  de  lance-bombes  et  de  blockhaus  ; 
puis,  leur  entraînement  terminé,  par  groupes  de  deux  mille 
hommes,  ils  gagnaient  la  ville  de  Trentham. 

Bientôt  devait  se  poser  le  problème  de  la  conscription.  Pen- 
dant les  premiers  mois,  le  comité  de  guerre  britannique  n'avait 
demandé  que  neuf  cents  soldats  de  renfort  mensuel.  A  la  fin 
de  1915,  devant  la  résistance  croissante  de  l'Allemagne,  il 
réclama  une  contribution  de  deux  mille  cinq  cents  hommes 
par  mois.  Malgré  quelques  opposans  travaillistes,  la  loi  mili- 
taire que  proposa  le  colonel  Allen,  ministre  de  la  Guerre,  fut 
votée,  le  10  juin  1916,  par  trente-quatre  voix  contre  quatre,  aux 
acclamations  de  la  Chambre  entière. 

L'arme  est  forgée  maintenant,  nous  pouvons  suivre  lès  Néo- 
Zélandais  sur  les  champs  de  bataille. 


LES    ANZAC8. 


EN  ROUTE   POUR   L'EGYPTE 


201 


La  Nouvelle-Zélande  commença  par  se  débarrasser  de  son 
plus  proche  adversaire  en  conquérant  les  îles  Samoa,  petite 
colonie  allemande  qui,  à  vrai  dire,  ne  pouvait  offrir  aucune 
résistance.  Mais  la  maîtrise  du  Pacifique  appartenait,  alors,  à 
l'escadre  de  l'amiral  von  Spee  que  l'on  savait  dans  la  région. 
Or,  le  convoi  qui  transportait  le  corps  expéditionnaire  néo- 
zélandais  vers  l'Egypte  devait  faire  la  première  partie  du  voyage 
sous  la  seule  protection  de  trois  petits  croiseurs.  Aussi,  la  tra- 
versée jusqu'à  la  Nouvelle-Calédonie  fut-elle  périlleuse.  A 
Nouméa,  le  convoi  reçut  de  toute  la  colonie  française  un  accueil 
triomphal,  tandis  qu'il  y  rejoignait  le  croiseur  de  bataille  i4?ri- 
tralia  et  le  croiseur  cuirassé  français  Montcalm. 

Après  une  escale  au  Fiji,  nos  nouveaux  alliés  s'emparèrent, 
sans  coup  férir,  du  port  d'Apia  dans  l'île  Upolu  (l),dont  la  popu- 
lation allemande  fut  déportée.  Le  colonel  Logan  fut  nommé 
gouverneur.  Puis  il  fallut  remplacer  les  autorités  germaniques 
déchues;  c'est  ainsi,  rapporte  le  Tt?nes,  que  l'on  vit  de  simples 
soldats  devenir  juges  de  paix  ©u  collecteurs  d'impôts  :  ils  de- 
vaient, plus  tard,  abandonner  volontairement  ces  places  de  tout 
repos  pour  rejoindre  au  combat  leurs  camarades  de  Gallipoli. 

Embarquer  pour  l'Europe  le  corps  expéditionnaire  néo- 
zélandais,  tatidis  que  les  corsaires  ennemis  tenaient  «ncore  le 
Pacifique,  ne  fut  pas  une  petite  affaire.  On  dut  organiser  une 
garde  sérieuse  autour  des  douze  vapeurs  de  commerce  affectés 
au  transport  des  premiers  huit  mille  hommes. 

Le  départ  eut  lieu  de  Wellington,  en  grand  mystère,  à  la 
fin  du  mois  d'octobre.  C'était  dans  le  silence  de  la  nuit.  Seul,  le 
bruit  d'une  houle  légère  troublait  la  paix  de  ce  coin  du  détroit 
de  Cook.  Le  long  des  jetées  qui  font  face  à  Blenheim,  des 
masses  sombres  se  détachaient.  Au  large,  immobiles  mais 
empanachés  d'étincelles,  plusieurs  croiseurs  anglais  avec,  au 
milieu  d'eux,  un  colosse  d'acier.  L'alliance  anglo-japonaise 
commençait  à  jouer  sur  ce  point  extrême  du  globe.  Le  grand 
croiseur   de   bataille    Ibuki,  jaugeant    14  600    tonneaux,  filant 

(1)  Là  résida  longtemps  le  célèbre  romancier  Robert-Louis  Stevenson,  auquel 
le  regretté  Teodor  de  Wyzewa  a  consacré  des  pages  que  n'ont  pas  oubliées  nos 
lecteurs. 


20. 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


21  nœuds  et  portant  quatre  305,  s'apprêtait  à  protéger  le  convoi 
contre  le  Gneisenan  allemand  et  ses  deux  110.  Soudain,  des  coups 
de  sifflet  percèrent  la  nuit.  Les  grands  corps  silencieux  et  immo- 
biles se  mirent  à  creuser  l'eau  de  leurs  doubles  hélices.  L'un 
après  l'autre,  ils  lâchèrent  leurs  amarres...  Quand,  le  lende- 
main, la  population  s'éveilla,  le  port  de  Wellington  était 
vide  :  elle  ne  vit  plus  les  larges  vaisseaux  gris  qui  avaient 
emporté  son  premier  tribut  à  cette  interminable  guerre. 

Après  cinq  jours  de  navigation,  le  convoi  vint  loucher  le 
port  d'Hobart  et  ce  fut  un  spectacle  grandiose  que  celui  de  ces 
vaisseaux  battant  pavillon  de  guerre  qui  se  détachaient  sur  le 
lointain  mont  Wellington  coiffé  de  neige  resplendissante. 
Quittant  la  capitale  tasmanienne,  les  Néo-Zélandais  laissèrent 
le  golfe  des  Tempêtes  qui  se  confond,  au  loin,  avec  la  mer 
australe  et  vinrent,  au  large  d'Albany  (i),  faire  leur  jonction 
avec  les  autres  escadres  qui,  désormais,  devaient  accompagner, 
à  la  fois,  les  troupes  australiennes  et  néo-zélandaises. 

Dès  lors,  formé  de  trente-deux  navires,  le  convoi  déroula  sa 
théorie  mouvante  empanachée  de  noir  sous  la  garde  d'une 
escadre  où  se  mêlaient  les  pavillons  d'Angleterre  et  du  Japon. 
Les  jours  et  les  nuits  passèrent,  réservant  au  commandant  des 
heures  d'angoisse.  C'est  qu'il  savait  que  des  croiseurs  ennemis 
rôdaient  sur  ces  mers;  il  savait  surtout  que  se  trouvait  quelque 
part,  embusqué,  VEmden,  le  fameux  corsaire  qui  rendait  ces 
parages  terriblement  dangereux. 

Les  craintes  de  l'amiral  parurent  bientôt  justifiées.  Les 
navires  marchaient  vers  Colombo,  lorsque,  en  plein  océan 
Indien,  au  large  de  Sumatra,  soudain,  les  hommes  qui  flâ- 
naient sur  les  ponts  virent  le  croiseur  australien  Sidney  quitter 
l'allure  pacifique  pour  le  branle-bas  de  combat.  Aussitôt,  il 
s'éloigna  à  toute  vapeur  vers  un  petit  archipel  connu  sous  le 
nom  d'iles  Coco  ou  Keeling.  C'était  à  3  800  kilomètres  de  toute 
terre  importante.  Quelques  rares  habitans  vivent  sur  cette 
terre  perdue  aux  plages  frangées  d'argent  que  surplombe  la 
verdure  d'une  ceinture  de  cocotiers.  Un  radiotélégramme 
venait  de  signaler  aux  gardiens  du  convoi  la  présence  de 
VEmden,  et  c'était  à  la  poursuite  du  corsaire  que  partait  le 
croiseur  australien. 

Ij  Albany  est  le  port  principal  de  l'Australie  sud  occidentale.  C'est  une  escale 
entre  Melbourne  et  la  West-Australia. 


LES    ANZACS. 


203 


Sous  le  commandement  du  capitaine  von  Muller,  VEmden 
s'était  approché  des  îles  Keeling,  luttant  contre  les  vents  et  la 
houle,  pour  détruire  le  poste  de  T.  S.  F.  qui  s'y  trouvait  :  ce 
qu'il  fit,  mais  trop  tard  heureusement!  Un  piquet  de  marins 
envoyés  à  terre  vint  bi-en  s'emparer  des  fonctionnaires  anglais, 
mais  pas  avant  que  ceux-ci  eussent  lancé  un  dernier  radio  qui 
devait  causer  la  perte  de  l'agresseur.  Tandis  que  le  mât  de 
T.  S.  F.  s'abat  et  que  les  Allemands,  à  coups  de  hache,  en  déchi- 
quettent les  débris,  un  groupe  de  pionniers  cherche  à  couper 
les  trois  câbles  sous-marins  qui  réunissent  l'ile  à  Perth,  Batavia 
et  Rodriguez.  Un  seul  est  découvert  et  mis  hors  de  service. 
A  9  heures  20,  l'ennemi  regagnait  son  bord  et  VEmden  s'éloi- 
gnait. 

Cependant,  le  Sidney  approche.  A  9  heures  40,  il  ouvre  le 
feu,  recevant  lui-même  une  vigoureuse  réponse  de  l'ennemi. 
A  11  heures  20,  mâts  et  cheminées  de  VEmden  sont  rasés, 
et  le  corsaire  s'en  vient  échouer  sur  le  sable  qui  ourle  l'ile  qu'il 
avait  quittée  peu  de  temps  auparavant.  Tandis  que  le  Sidney 
s'écarte  pour  sauver  les  passagers  du  vapeur  anglais  Baresk, 
la  dernière  victime  de  VEmden,  celui-ci  se  raidit  dans  un 
suprême  sursaut  d'énergie.  A  16  heures  30,  le  capitaine  Glossop 
somme  les  Allemands  de  se  rendre.  Von  Muller  refuse.  Le 
croiseur  australien  couvre,  alors,  l'ennemi  d'un  rideau  d'acier  : 
cinq  minutes  à  peine  s'écoulent  et  VE?nden  hisse  le  drapeau 
blanc.  Il  avait  eu  8  officiers  et  111  hommes  tués,  plus  56  blessés. 
Le  Sidney  ne  comptait  que  16  marins  hors  de  combat. 

La  destruction  de  VEmden  était  le  premier  fait  d'armes  de  la 
marine  australienne  :  ce  fut  un  magnifique  succès. 

Le  convoi  continue  son  voyage,  atteint  Aden,  remonte  la 
Mer-Rouge  et  rencontre  au  canal  de  Suez  les  premiers  signes 
de  la  guerre  :  sur  ses  deux  berges  sablonneuses,  des  troupes 
en  grand  nombre  creusaient  des  tranchées.  Hindous  et  Anglais 
acclamèrent  le  corps  australasien  à  son  passage,  tandis  que 
l'équipage  d'un  vaisseau  de  guerre  français  l'accueillait  au 
chant  de  la  Marseillaise;  à  bord  des  trente-deux  vapeurs,  trente 
mille  voix  répondirent  par  le  God  save  the  King. 

C'est  à  Port-Saïd  que  les  Anzacs  devaient  être  informés  de 
la  destination  qui  leur  était  assignée  :  le  4  décembre,  ils 
débarquaient  à  Alexandrie,  après  sept  semaines  de  navigation 
ininterrompue. 


204  REVIE    DES    DEUX    MONDES. 

Durant  plusieurs  jours,  une  vie  intense  se  déversa  sur  les 
vastes  quais  du  grand  port  égyptien.  Le  ciel  était  coupé  par 
l'incessant  va-et-vient  de  soixante  grues,  qui  débarquèrent  che- 
vaux, canons,  voitures,  matériel  de  campement.  Puis,  tous  ces 
hommes,  tous  ces  chevaux,  tout  ce  matériel  s'ébranlent.  C'est 
un  nuage  de  poussière,  d'où  émerge  une  longue  coulée  de 
têtes,  d'encolures,  de  bâches,  où  le  soleil  allume  des  clartés 
dans  le  reflet  de  l'acier.  C'est  un  sourd  murmure  qui  se  perd 
dans  le  lointain,  devant  la  merveille  de  cette  nouvelle  course 
aux  Pyramides.  Le  5  décembre,  au  soir,  les  Néo-Zélandais 
commençaient  d'atteindre  le  camp  de  Zeitoun,  à  1500  mètres 
d'Héliopolis,  qui  allait  aussi  attirer  à  elle  les  Australiens,  un 
moment  campés  devant  Mena.  Sur  l'aérodrome,  les  tentes 
s'élèvent,  les  rues  se  forment,  les  magasins  s'organisent.  Et  les 
chevaux  mesurent  leur  cadence,  heureux  de  se  détendre  après 
une  longue  immobilité. 

A  partir  de  ce  jour,  le  Pacifique  se  trouva  représenté  dans 
le  camp  des  Alliés  par  une  force  considérable.  Le  général  Godley 
en  prit  le  commandement,  et  l'on  désigna  ce  corps  sous  la  déno- 
mination encombrante  de  Australian  and  New-Zealand  Army 
Corps,  qui  devait  être  remplacée,  bientôt,  par  le  commode 
diminutif  Anzac,  d'auteur  inconnu,  et  réservé  à  une  prompte 
illustration. 

Héliopolis  connut,  alors,  une  vie  pour  laquelle  ceux  qui 
avaient  présidé  à  sa  somptueuse  installation  ne  l'avaient  cer- 
tainement pas  faite.  En  la  ressuscitant  des  sables  qui,  jadis, 
ensevelirent  les  restes  de  la  cité  lumineuse,  ne  l'avaient-ils 
pas  destinée  à  devenir  le  plus  agréable  des  séjours  pour  les 
hivernans  d'Egypte?  Et  voici  que  la  guerre  s'en  emparait.  Il 
fallait  soumettre  à  un  entraînement  intensif  et  sévère  les 
Néo-Zélandais,  peu  accoutumés  aux  manœuvres  longues  et 
pénibles.  Tout  de  suite,  en  dépit  de  la  température  excessive 
qui  règne  en  Egypte,  on  débuta  en  plaçant  sur  le  dos  de  chaque 
homme  un  équipement  de  quarante  livres.  Puis,  sous  un  soleil 
torride,  on  les  fit  marcher, marcher  encore  et  sans  cesse  sur  ce 
sable  mou  qui  fuit  à  la  moindre  pression  et  triple  la  longueur 
des  étapes. 

Aux  premières  lueurs  de  l'aube,  dans  l'or  pâle  du  ciel,  les 
clairons  sonnent  et  le  camp  s'éveille.  Les  préparatifs  de  départ 
sont  vite  terminés;  les  colonnes  s'ébranlent  dans  la  fraîcheur 


LES  ANZACS, 


205 


matinale;  une  allégresse  se  peint  sur  tous  les  visages.  Mais 
bientôt,  à  mesure  que  le  soleil  darde  plus  droit  ses  rayons,  la 
chaleur  augmente  et  les  hommes  commencent  à  souffrir.  Après 
une  ou  deux  heures,  les  souliers,  les  armes  sont  surchauffés,  au 
point  que  leur  seul  contact  donne  une  impression  de  brûlure. 
Un  nuage  de  sable  monte  toujours  plus  haut,  toujours  plus 
épais  autour  de  la  colonne  en  marche.  La  soif  grandit  et, 
cependant,  on  refuse  au  soldat  altéré  la  boisson  dont  un  mirage 
lui  fait  imaginer  le  délice,  car  ce  serait  diminuer,  sur-le-champ, 
ses  moyens  de  résistance.  Silencieux,  obstinés,  les  Anzacs, 
—  tous  volontaires  de  guerre,  —  continuent  de  marcher,  les 
yeux  brûlés  et  la  bouche  sèche  avec,  entre  les  dents,  des  grains 
de  ce  sable  fin  qui  les  exaspère.  Enfin,  quand  le  clairon  sonne  : 
fin  d'étape,  les  hommes  se  groupent  dix  par  dix,  déposent  le  sac, 
se  restaurent  d'une  ration  de  pain  et  de  fromage.  Et  la  marche 
reprend,  interminable,  sur  la  route  sablonneuse  et  brûlante 
qui  de  Suez  s'allonge,  éclatante  de  lumière,  vers  la  lointaine  et 
pourtant'proche  Héliopolis. 

Nulle  fatigue,  nulle  contrainte  ne  rebuta  les  Anzacs,  pour- 
tant si  peu  habitués  à  la  discipline,  si  jaloux  de  leur  indépen- 
dance. Ainsi,  cette  armée  sans  passé,  sans  tradition,  née  d'un 
jour,  si  on  la  considère  au  regard  de  ses  nouvelles  obligations, 
devint  un  corps  puissant,  entraîné,  d'une  souplesse  exemplaire. 
Les  Anzacs  allaient  constituer  une  élite. 

Des  trente  mille  Australiens  et  Néo-Zélandais  réunis  à  Hélio- 
polis, le  lieutenant-général  Birdwood  qui  les  commandait  fit 
une  division  mixte  qu'il  confia  au  général  Godiey,  auteur  de 
l'organisation  militaire  de  la  Nouvelle-Zélande.  Et  aux  premiers 
jours  de  février  1915,  sur  un  ordre  soudain,  nos  alliés  du  Paci- 
fique montaient  en  chemin  de  fer,  dirigés  vers  le  canal  de  Suez. 

A  ce  moment,  la  menace  de  Djemal  pacha  contre  cette  ligne 
de  communication  essentielle,  sinon  vitale  pour  l'Entente,  se 
révéla  d'une  gravité  insoupçonnée.  Le  haut  commandement 
égyptien  fit  appel  à  toutes  ses  forces.  L'attaque  s'annonçait 
imminente.  De  leurs  courses  lointaines  par-dessus  la  péninsule 
du  Sinaï,  les  aviateurs  rapportaient  l'annonce  de  fortes  concen- 
trations d'armées.  Les  points  d'eau  leur  avaient  paru  grouiller 
de  monde;  et  ils  ne  se  trompaient  pas. Les  informations  aériennes 
se  trouvèrent  confirmées,  lorsque,  sur  les  côtes  dorées  du 
désert,  les    patrouilles  britanniques  virent  se  profiler  les  pre- 


206 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


miers  chevaux  kurdes.  Et  cette  vision  étonnante  ne  fut  pas 
inutile  pour  convaincre  certains  esprits  sceptiques  qui  persis- 
taient à  juger  infranchissable  par  une  armée  l'immensité  déser- 
tique tendue  à  l'Est  du  fameux  canal. 

Un  matin,  comme  l'aube  venait  à  peine  de  poindre,  les 
yeux  encore  lourds  d'un  sommeil  trop  tôt  interrompu,  les  Néo- 
Zélandais  durent  s'ébranler.  D'un  vigoureux  coup  de  reins  ils 
hissèrent  sur  leurs  épaules  le  pesant  sac  de  marche  et,  de  leur 
pas  cadencé,  gagnèrent  par  la  berge  blanche  El  Ferdan,  à  six 
milles  au  Nord  d'Ismaïlia.  Là,  sur  la  rive  d'Asie  du  canal,  deux 
compagnies  de  Gourkas  tenaient  une  tête  de  pont  solidement 
occupée.  Le  matin  même,  armés  de  leur  redoutable  kukris,  ils 
venaient  de  surprendre  une  patrouille  ennemie.  Aussi,  sentant 
l'attaque  proche,  Fétat-major  leur  dépêcha-t-il  du  renfort,  et  ce 
furent  deux  compagnies  du  régiment  néo-zélandais  de  Ganter- 
bury  qui  rallièrent  l'avant-poste,  dans  la  nuit  du  l^""  février  1915. 

Le  soir  tombe  et  l'immense  lagune  d'Ismaïlia  s'illumine 
subitement  de  feux  inconnus.  En  temps  de  paix,  ses  eaux  sans 
profondeur  ne  s'éclairaient  que  des  pâles  clartés  lunaires,  tandis 
qu'à  l'Orient  scintillaient  les  lumières  d'Ismaïlia.  Mais,  ce  soir- 
là,  tous  les  projecteurs  du  croiseur  Clio  flamboyèrent  soudain 
et  par-dessus  la  lagune  se  tendit  une  voûte  d'acier  faite  des 
obus  qu'échangeaient  le  vaisseau  et  les  canbns  ottomans.  Et 
ce  fut  au  son  des  grosses  pièces  de  marine,  à  la  lumière  des 
flammes  géantes  qui  sortaient  de  la  gueule  des  canons,  que  les 
Néo-Zélandais  reçurent  le  baptême  du  feu,  tandis  que,  en  dépit 
des  éclaircies  subites  qui  les  indiquaient  aux  coups  de  l'en- 
nemi, un  bac  mené  par  les  Gourkas  les  conduisait  sur  la  rive 
orientale.  1 

Le  lendemain,  ils  occupaient  la  gare  d'El  Ferdan. 

Dans  la  nuit  suivante,  les  Anglais  avaient  atteint  le 
passage  entre  Ismaïlia  et  Tussum,  lorsque  la  XXV^  division 
turque  déclencha  son  attaque.  A  la  lueur  de$  obus,  sous  la 
clarté  fulgurante  des  projecteurs,  illuminés  par  le  parasol 
multicolore  des  fusées,  les  Anzacs  voyaient  distinctement  des 
formes  noires  se  profiler  sur  la  rive  opposée.  Dins  le  lointain, 
des  feux  de  bengale  de  leurs  flammes  rouges,  vertes  et  bleues, 
lançaient  autant  d'ordres  d'attaque  aux  soldats  de  Djemal,  tapis 
dans  les  rides  du  sable.  Et  les  Anzacs,  saisissant  alors  leurs 
larges  pelles  au  manche  court,  se  creusèrent,  en  liâte,  des  tran- 


LES    ANZACS. 


207 


chées  sur  la  berge.  Mais  à  peine  avaient-ils  commencé  qu'en 
face  d'eux  l'ennemi  annonçait  sa  manœuvre.  Et  l'on  vit,  spec- 
tacle stupéfiant,  de  larges  bacs  de  tôle  noire  qui,  poussés  par 
d'invisibles  bras,  s'avançaient  vers  la  raie  à  peine  ridée  des 
eaux.  Ainsi  donc,  les  Turcs  avaient  pu  traverser  le  Sinaï  entraî- 
nant à  leur  suite  tout  cet  encombrant  et  lourd  train  d'équipage! 
Les  mitrailleuses  néo-zélandaises  commencèrent,  aussitôt, 
d'entrer  en  action  et  les  balles,  frappant  sans  trajectoire  les 
pontons  métalliques,  y  battirent  un  infernal  branle-bas  jusqu'à 
ce  que  ceux-ci,  troués  de  part  en  part,  demeurèrent  incapables 
d'aucun  service.  Décontenancés,  les  Turcs  se  rejettent  en  arrière 
et  s'abritent,  en  hâte,  dans  des  trous  d'obus.  Mais  ils  n'y  peuvent 
demeurer  longtemps,  car  les  305  des  cuirassés  anglais  ancrés 
dans  le  lac  Timsah  et  les  274  du  garde-côte  français  Requin 
bouleversent  le  sol,  soulevant,  dans  un  indescriptible  mélange, 
de  blondes  gerbes  de  sable  et  des  débris  humains. 

La  nuit  suivante  fut  marquée  par  de  nouvelles  angoisses  : 
la  canonnade  fit  rage.  Or,  au  matin,  on  s'aperçut  que  les  Turcs 
battaient  en  retraite.  Des  centaines  de  cadavres,  à  demi  enfouis 
déjà  sous  le  sable,  disaient  assez  ce  que  coûtait  à  Djemal  pacha 
sa  tentative  avortée.  Un  officier  allemand  gisait  à  moins  de  cent 
mètres  du  canal  A  ses  papiers  on  le  reconnut  pour  le  major 
von  dem  Hagen;  et,  tandis  que  des  Indiens  creusaient  de 
larges  fosses  pour  y  ensevelir  les  morts,  on  fit  à  Tofficier  alle- 
mand les  honneurs  d'une  tombe  à  part.  Sur  un  large  espace  le 
sol  était  jonché  de  débris  de  toute  sorte,  fusils,  cartouches, 
boites  à  munitions  déjà  remplies  de  sable.  Au  loin,  dans  un 
nuage  mouvant  que  rosissait  le  soleil,  un  parti  d'infanterie 
néo-zélandaise  tiraillait  contre  Tarrière-garde  ottomane.  Puis, 
de  nouveau,  un  calme  relatif  renaissait  autour  du  canal.  Le 
danger  semblait  éloigné  ;  les  Anzacs  rentrèrent  à  Héliopolis 
et  reprirent  le  même  et  monotone  entraînement,  creusant,  le 
matin,  des  tranchées  d'exercice  qu'au  soir  le  sable  du  désert 
poussé  par  le  vent  remplissait  à  demi. 

VERS  GALLIPOLI 

Si  le  rôle  des  Anzacs  dans  la  campagne  du  Sinaï  était  demeuré, 
jusqu'ici,  à  peu  près  inconnu,  il  n'en  va  pas  de  même  pour  leur 
superbe  corduite  aux  Dardanelles.  Les  combats  soutenus  par 


208  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  ^^^^B 

les  troupes  du  Pacifique  aux  portes  de  Constantinople,  leur 
résistance  indomptable  contre  de  furieuses  contre-attaques,  leur 
ardeur  offensive  ont  crée'  dans  ces  troupes  d'élite  un  esprit  de 
corps  désormais  célèbre  dans  l'Empire  britannique  tout  entier; 
on  dit  couramment  :  <(  The  spirit  of  Anzac.  » 

Aux  premiers  jours  d'avril  1915,  les  Néo-Zélandais  quittaient 
le  sol  des  Pharaons  par  le  port  d'Alexandrie,  à  bord  de  vapeurs 
allemands  capturés,  comme  le  Lïitzow  et  le  Derfflinger,  qui  appa- 
rurent, bientôt,  devant  la  rocheuse  île  de  Lemnos.  Et  voici  que 
dans  la  rade  de  Moudros,  voisinent  tous  les  pavillons  alliés. 
A  côté  des  quatre  cheminées  si  caractéristiques  du  croiseur 
russe  Askold,  se  profilant  sur  le  ciel,  les  tourelles  du  Gaulois  et 
du  Bouvet,  aujourd'hui  glorieux  disparus,  dominent  les  mons- 
trueux canons  de  la  Queen  Elisabeth.  Autour,  c'est  l'incessante 
allée  et  venue  de  petits  navires  :  une  vedette  automobile  coupe 
le  sillage  d'un  sous-marin  anglais  qui  revient  de  la  Marmara, 
un  destroyer  appareille  pour  une  exploration  des  côtes  turques. 
Un  navire-hôpital  oscille  lentement  sous  l'effet  du  roulis, 
tandis  qu'au  mât  du  sémaphore  montent  et  descendent  dans  leur 
langage  figuré  des  drapelets  multicolores.  L'ile  elle-même  n'est 
qu'un  vaste  camp  où  les  Néo-Zélandais,  venus  des  antipodes, 
voient,  comme  dans  un  kaléidoscope,  défiler  tous  les  types  de 
l'humanité.  Ces  hommes  agiles  et  vigoureux  en  kaki,  là-bas,  sur 
la  route,  ce  sont  les  Anglais  du  Lancashire  :  ils  croisent,  en 
échangeant  de  joyeux  bonjours,  une  colonne  de  Sénégalais  au 
sourire  .  d'une  blancheur  éclatante.  Ces  courtes  tentes  qui 
s'étagent  au  flanc  de  la  colline  abritent  des  coloniaux  français, 
ces  marsouins,  la  vieille  garde  de  la  troisième  République. 
Ceux-là,  ils  sont  allés  partout  .  :  en  Indo-Chine,  au  Sahara,  à 
Madagascar,  au  Congo,  avant  que  l'année  1914  les  rappelât  en 
Europe  pour  de  nouveaux  combats. «Plus  loin,  de  grands  cols 
bleus  et  des  bérets  étroits  :  ce  sont  les  marins  de  la  division 
navale  anglaise.  Ici,  des  artilleurs  caressent  la  gueule  grise  des 
légers  75,  tandis  que  passent  des  Martiniquais  portant  la  soupe 
à  l'escouade.  Ailleurs, c'est  la  Légion  étrangère,  qui  va,  bientôt, 
mériter  une  des  premières  parmi  ces  citations  qui  lui  ont  valu, 
depuis,  la  fourragère  jaune  et  verte. 

Vint  le  jour  où  ces  multitudes  bariolées  s'engouffrèrent  dans 
les  flancs  profonds  des  navires  :  le  24  avril,  tous  ces  vapeurs 
appareillaient,  tandis  qu'à  bord  des  cuirassés  les  musiques  mili- 


LES  ANZACS. 


209 


tâires  entonnaient  les  hymnes  nationaux.  Le  lendemain,  déjà, 
beaucoup  des  Néo-Zélandais  partis  joyeux,  la  veille,  dor- 
maient leur  dernier  sommeil  entre  les  buissons  épineux  de 
Gaba  Tepe. 


Ce  fut  une  lamentable  aventure  que  nous  ne  redirons  pas 
ici.  On  sait  que  deux  débarquemens  avaient  été  prévus  dans  la 
péninsule  de  Gallipoli  :  l'un,  à  son  extrême  pointe,  au  cap 
Hellès  ;  l'autre,  plus  au  Nord,  à  Gaba  Tepe,  et  c'est  là  que,  le 
25  avril,  les  Anzacs  commencèrent  d'écrire  leur  prestigieuse 
histoire. 

Sur  plusieurs  points  de  la  presqu'île  fatale,  les  collines 
abruptes  de  l'intérieur  descendent  à  la  mer  en  pente  douce. 
Ailleurs,  des  plages  spacieuses  pouvaient  faciliter  un  débar- 
quement. Ailleurs  encore,  l'absence  de  forces  turques  eût  permis 
de  rapides  succès.  Enfin,  il  se  trouvait  des  endroits  inabordables, 
faits  d'à-pics  plongeant  dans  les  eaux.  Expliquera-t-on  jamais 
pourquoi  sir  Jan  Hamilton  fit  descendre  les  troupes  du  Pacifique 
au  point  géographiquement  et  militairement  le  plus  difficile  de 
toute  la  péninsule?  Un  mystère  pèse  sur  cette  détermination  qui 
allait  coûter  tant  de  vies  humaines  ! 

Imaginez,  surgissant  de  la  mer,  face  au  spectateur,  et  mon- 
tant vers  la  droite,  une  côte  étroite  et  abrupte,  couronnée  d'une 
crête  qui  serpente,  ensuite,  vers  la  gauche  entre  des  brous- 
sailles noires  et  basses.  Puis,  montant  toujours,  cette  crête  finit 
par  rejoindre  le  sommet  dont  le  profil  se  continue  parallèle  à  la 
mer.  Là-haut,  dans  les  tranchées,  canons  et  mitrailleuses  guet- 
tent la  folle  équipée  où  l'on  mène  les  Anzacs.  Les  cuirassés 
de  l'amiral  Thursby  vomissent  flammes  et  mitraille.  A  l'entour, 
jaillissent  des  gerbes  d'eau  que  soulèvent  les  obus  turcs  tirés 
de  la  hauteur.  Cependant,  les  Anzacs  se  jettent  à  l'eau,  aban- 
donnant au  rivage  chaloupes,  pontons,  barques,  chalands  et 
remorqueurs  dont  le  grouillement  couvre  la  mer  au  pied  de 
la  falaise.  A  terre,  quelques  mètres  de  sable  séparent  à  peine 
l'eau  des  talus  épineux.  Et  c'est  là  que  se  pressent  hommes, 
canons,  chevaux  affolés  et  qui  se  cabrent,  approvisionnemens, 
postes  de  secours,  —  toute  une  armée  ! 

D'en  haut,  les  Turcs  ajustent  leur  tir.,  En  bas,  à  mi-côte, 
grimpant  toujours  et  quand  même,  les  splendides  Anzacs.  Sur 

TOMB    XLII.    —    1917.  14 


210 


REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 


un  sentier,  où  peuvent  à  peine  tenir  trois  hommes  de  front, 
ils  montent,  en  file  indienne,  courbés  sous  le  sac,  d'un  geste 
rythmé  balançant  leur  fusil.  Puis,  un  moment  vient  où,  exas- 
pérés par  la  mousqueterie  turque,  les  Néo-Zélandais  jettent 
leur  équipement,  s'agrippent  aux  flancs  de  la  sanglante  falaise 
et  par  bonds  escaladent  la  pente.  Ainsi,  une  première,  puis 
une  seconde  tranchée  sont  conquises.  Mais,  sur  le  sommet,  c'est 
une  autre  mêlée.  Des  chevaux  attçlés  par  huit  se  tendent  dou- 
loureusement sous  le  claquement  des  fouets  et  le  cruel  appel  des 
éperons.  A  travers  le  sable  où  s'enfoncent  les  roues,  ils  amènent 
des  canons  de  renfort  et  les  obus  plus  nombreux  partent, 
arrivent,  tombent,  éclatent.  Et  la  lutte  se  poursuit  toujours  plus 
confuse  et  s'augmente  l'enchevêtrement  des  effectifs  :  groupes 
épars  et  privés  de  liaison,  débris  de  sections  anéanties.  Le  pire 
dommage  venait  de  pièces  Krupp,  amenées  à  Gaba  Tepe,  qui 
démolissaient  des  lignes  entières  d'assaillans.  C'est  alors  que 
les  9^  et  lO*'  bataillons  néo-zélandais  s'enlèvent  dans  un  nouvel 
et  frénétique  assaut  et  viennent  clouer  sur  leurs  pièces  artilleurs 
turcs  et  allemands.  L'entreprise  avait  été  commencée  à  quatre 
heures.  A  quatorze  heures,  12  000  hommes  qui  avaient  réussi  à 
débarquer  hissaient  sur  la  pente  dix  légers  canons  indiens. 
L'ordre  commençait  de  se  rétablir;  mais  il  fallut  en  rester  là  : 
le  sommet  était  tenu,  maintenant,  par  20  000  Ottomans,  au 
moins.  Le  seul  résultat  acquis,  c'était  une  bande  de  terrain  entre 
Gaba  Tepe  et  Ari-Burnu.  Au  terme  de  cette  journée,  funeste 
entre  toutes,  les  Anzacs  combattaient  coude  à  coude,  tandis 
que,  tous  leurs  officiers  morts,  de  simples  soldats  commandaient 
des  compagnies. 

Nous  n'avons  pas  à  entrer  dans  le  détail  des  opérations 
militaires  aux  Dardanelles  :  nous  nous  proposons  seulement  de 
dépeindre  ce  que  fut  la  vie  des  soldats  venus  du  Pacifique  à  Gaba 
Tepe.  La  résistance  ennemie  s'est  organisée.  Il  faut  renoncer  à 
l'-^îspoir  de  succès  rapides  et  se  contenter  du  terrain  conquis. 
Ainsi,  jusqu'au  mois  d'août  1915,  les  trente  mille  soldats  d'Aus- 
tralasie  devront  vivre  et  combattre  sur  quelques  centaines  de 
tnètres  carrés  de  sol  turc.  Accrochés  aux  flancs  du  massif  de 
Sari  Bahir,  dominés  de  toutes  parts,  ils  vont  se  retrancher  en 
gradins  échelonnés  de  la  côte  au  sommet,  A  travers  les  buissons 
défrichés,  ils  taillent  des  routes  au  bord  desquelles  les  quar- 
tiers généraux  s'installent  dans  des  bàtimons  faits  en  sacs  de 


LES    ANZACS. 


211 


sable.  Trous,  tranchées,  abris  profonds  couverts  de  toile  tendue. 
Dessus,  un  soleil  cuisant  ;  dessous,  des  hommes  ruisselans  de 
sueur.  Les  Wellington  Mounted  Rifles  s'établissent  sur  une 
côte  particulièrement  abrupte  que  protègent  des  ensablemens 
rocheux  qui  la  dominent.  Sur  le  sol,  taches  grises  des  roches  et 
taches  sombres  des  broussailles  alternent.  Des  escaliers  per- 
mettent de  monter  d'abri  en  abri,  de  gradin  en  gradin.  Là, 
tlotte  une  toile  de  tente  moins  fripée;  c'est  l'abri  du  colonel. 
Tout  en  bas,  au  pied  même  de  la  falaise,  entre  mur  et  vagues 
ourlées  d'écume,  une  sape  longue  contient  des  chevaux,  qui  pai- 
siblement broient  leur  avoine.  Ainsi,  ce  peu  de  terrain  conquis 
dut  être  organisé  pied  à  pied,  transformé  en  une  redoute  mul- 
tiple, car  les  Turcs  eussent-ils  réussi  dans  un  nouvel  assaut  que 
ces  trente  mille  hommes,  ces  milliers  de  chevaux,  ces  centaines 
de  canons  et  de  mitrailleuses,  ces  ambulances,  ces  caissons 
roulaient  pêle-mêle  dans  la  Marmara!  Sous  le  coup  de  pareilles 
nécessités,  se  révélèrent  des  talens  militaires  aussi  remarquables 
qu'imprévus  :  tel  cet  avoué  d'Auckland,  transformé  par  la 
guerre  en  officier,  le  colonel  Malone,  qui  déploya  d'étonnantes 
facultés  d'ingénieur,  parvenant  à  muer  le  plus  périlleux  endroit 
des  lignes,  le  Quinn's  Posten,  en  un  salon  de  toute  sécurité. 

Les  Néo-Zélandais  prirent  une  part  glorieuse  aux  tristes 
journées  d'août  1915.  Lors  de  l'évacuation  des  Dardanelles,  en 
décembre  1915  et  janvier  1916,  ils  firent  preuve  d'une  ingénio- 
sité particulière.  Il  s'agissait  de  partir  sans  être  aperçus  des 
Turcs.  Progressivement,  les  hommes  s'en  allèrent,  et  il  vint 
un  moment  où  ils  ne  furent  plus  qu'une  centaine  à  défendre 
un  front  que,  la  veille  encore,  tenaient  des  milliers  de  baïon- 
nettes. Il  va  sans  dire  que  ces  cent  hommes  se  donnaient  du 
mouvement  comme  s'ils  eussent  été  des  milliers,  tirant  des 
coups  de  fusils,  jetant  des  grenades,  faisant  partir  des  lance- 
bombes.  Même  après  leur  départ  ces  bruits  variés  continuèrent, 
des  cordons  à    longue   combustion  faisant    partir  des    mines. 

Ainsi  put-on  dire,  non  sans  mélancolie,  que  ce  qu'il  y  eut  de 
plus  réussi  dans  l'expédition  des  Dardanelles...  ce  fut  l'évacua- 
tion. Les  Turcs  gardèrent  le  gant  d'où  nous  retirions  notre 
main. 


21â  HEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


RETOUR  EN  EGYPTE.  EN  LIBYE 

La  presqu'ile  de  Gallipoli  évacuée,  la  division  néo-zélandaise 
regagne  l'Egypte  où  elle  se  renforce  d'effectifs  nouveaux,  venus 
directement  du  Pacifique.  Parmi  ceux-ci,  il  y  eut,  notamment, 
une  Rifle  Brigade  qui,  à  peine  débarquée  près  du  Caire,  fut 
engagée  sous  les  ordres  du  général  Wallace  contre  lesSenoussis. 
Et  le  plateau  libyque  devint  le  champ  d'étonnantes  batailles, 
tandis  qu'un  autre  groupe  néo-zélandais  assurait  et  maintenait 
libres  les  communications  de  cette  audacieuse  entreprise.  Ce 
fut  cette  Rifle  Brigade  qui,  le  23  décembre  dernier,  attaqua,  aux 
côtés  du  15^  Sikhs,  les  Senoussis  retranchés  dans  le  Djebel 
Medua,  emportant  une  crête  jugée  inexpugnable  aux  mains  des 
Arabes  révoltés.  Si  les  nôtres  y  laissèrent  64  des  leurs,  l'ennemi 
perdit  370  tués  et  82  prisonniers.  Des  Maoris,  dont  on  n'a  pas 
oublié  les  manifestations  loyalistes  en  1914,  s'y  distinguèrent  et 
on  les  vit  revenir  dans  une  triomphale  chevauchée,  montant  des 
chameaux  captifs. 

Les  Néo-Zéiandais  abandonnèrent,  alors,  ce  domaine  des 
sables  et  des  rochers  désertiques  du  plateau  libyque  pour  se 
reformer  devant  les  bords  connus  du  canal  de  Suez.  Mais  ils 
n'y  vinrent  plus  pour  défendre  cette  ligne  de  communication 
capitale.  Le  temps  avait  marché  depuis  et,  maintenant,  on 
passait  à  l'offensive.  Sir  Archibald  Murray  commençait  ces 
marches  conquérantes  qui  l'amènent,  aujourd'hui,  aux  portes 
de  Gaza,  à  la  tête  d'effectifs  dont  l'importance  étonnerait  si, 
sans  indiscrétion,  on  pouvait  les  chiffrer.  'Maintenant,  son  suc- 
cesseur, le  général  sir  Edmund  Allenby,  s'y  prépare  de  nou- 
veaux lauriers.  Et  voici  encore,  sur  ces  pistes  solitaires,  les  Néo- 
Zélandais  membres  de  cette  glorieuse  Anzac  Mounted  Division 
qui,  par  ses  épiques  chevauchées  avec  le  Bikamir  Gamel  Corps, 
vinrent  cueillir  des  milliers  de  prisonniers  dans  El  Arish. 

Les  Néo-Zélandais  encore,  le  3  août  1916,  défendirent  le 
mont  Royston  contre  de  furieux  assauts  turcs,  enlevant  à 
l'adversaire  4000  hommes  d'un  seul  coup,  plus  1251  tués 
qu'abattit,  pour  sa  part,  la  Canterbury  Mounted  Riffles. 

Ces  derniers  incidens  ne  retenaient,  à  vrai  dire,  qu'une 
faible  partie  des  troupes  néo-zélandaises.  Considérablement  ren- 
forcés par  de  constans  apports,  les  Anzacs  formaient  autour  du 


LES    ANZACS. 


213 


Caire  deux  corps  d'armée  à  trois  divisions  qui,  à  leur  grande 
joie,  partirent  pour  la  France.  Et  Marseille  vit,  durant  plu- 
sieurs semaines,  se  déverser  sur  ses  quais  un  torrent  d'hommes 
vêtus  de  kaki  verdâtre  et  coiffés  d'un  feutre  cavalièrement 
retroussé.  Le  1"  corps  était  commandé  par  le  général  Birdwood  ; 
le  2"  par  le  général  Godley.  Les  Néo-Zélandais  s'entraînèrent 
encore  quelque  peu  à  l'arrière  ;  puis,  ils  furent  affectés  au  secteur 
d'Armentières,  où  la  hardiesse  de  leurs  raids  devait  bientôt  leur 
faire,  auprès  des  Allemands,  une  redoutable  célébrité. 

SUR  LE  FRONT  FRANÇAIS 

C'est  le  15  septembre  1916,  entre  la  Somme  et  l'Ancre,  que 
nos  alliés  du  Pacifique  livrèrent  leur  premier  combat  impor- 
tant sur  le  front  occidental.  Depuis  quelque  temps  déjà,  la  divi- 
sion néo-zélandaise  était  arrivée  en  France;  la  bataille  de 
Picardie,  commencée  le  l^""  juillet  1916,  avait  amené,  vers  le 
14  septembre,  les  Anglais  à  portée  d'assaut  des  principales 
lignes  ennemies.  Le  moment  était  venu  de  frapper  un  grand 
coup,  en  liaison  avec  les  armées  françaises  des  généraux 
Fayolle  et  Micheler. 

Les  IV^  et  V^  armées  britanniques,  commandées  par  sir 
Hubert  Gough  et  sir  Henry  Rawlinson,  avaient  pour  objectifs 
les  positions  adverses,  établies  sur  la  crête  de  Thiepval  à 
Combles,  et  jalonnées  par  des  lieux  désormais  illustres  :  la 
ferme  du  Mouquet,  Martinpuich,  les  bois  des  Foureaux  et  des 
Bouleaux.  La  tâche  spéciale  des  Anzacs  était  de  déborder  par 
l'Ouest  le  village  de  Fiers.  L'attaque,  préparée  avec  un  soin 
minutieux,  fut  fixée  au  15  septembre. 

On  comptait  beaucoup,  pour  le  succès  de  la  journée,  sur  un 
engin  nouveau  dont  la  préparation  avait  été  tenue  secrète  et 
qui  est  aujourd'hui  fameux  :  le  tank,  portant  officiellement  le 
nom  de  «  cuirassé  de  terre  de  Sa  Majesté  »  (H.-M.  Land-ShipsJ. 
Deux  d'entre  eux,  surnommés  «  Crème  de  Menthe  »  et  «Cordon 
Rouge,  »  devaient  appuyer  les  Anzacs. 

* 

*  * 

A  l'aube  du  15  septembre,  plus  de  1  200  canons  britanniques 
ouvrirent,  soudain,  un  terrible  feu  en  rafale,  qui  se  prolongea 
jusqu'à  6  heures  20.  A  cette  minute  précise,  l'armée  anglaise 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

sauta  sur  le  parapet  de  ses  tranchées.  Les  Néo-Zélandais,  com- 
poses surtout  d'élémens  originaires  d'Auckland,  Canterbury, 
Otago  et  Wellington,  avaient  cinq  cents  mètres  à  franchir  avant 
d'en  venir  au  corps  à  corps.  Ils  partent  en  plusieurs  vagues, 
franchissent  un  double  barrage  de  shrapnells  et  de  mitrailleuses, 
semant  derrière  eux  une  sanglante  traînée  de  cadavres  et  tom- 
bent sur  leurs  adversaires.  Ce  fut  un  terrible  combat  à  l'arme 
blanche  où  succombèrent  les   derniers  défenseurs  allemands. 

Après  un  instant  d'arrêt  qui  permit  aux  artilleurs  d'allonger 
leur  tir,  les  nôtres  s'étaient  reformés  et  repartaient  sur  la 
deuxième  ligne  allemande,  distante  de  huit  cents  mètres,  cons- 
tituée par  une  double  tranchée  garnie  de  fils  barbelés.  Ils  mar- 
chèrent comme  à  la  parade,  alignés  et  sans  s'arrêter,  malgré  de 
lourdes  pertes.  La  situation  était  délicate  :  les  positions  adverses, 
quoiques  «  pilonnées  »  avec  soin,  contenaient  encore  des  défen- 
seurs. Elles  demeuraient  même  intactes  sur  certains  points. 
Les  tanks  vinrent  sauver  les  Anzacs.  Leur  avance  lente  les 
avait  laissés  en  arrière,  tandis  que  les  soldats  bondissaient  en 
avant.  Mais,  voici  leur  heure  venue.  Dépassant  l'infanterie,  ils 
malaxent  les  fils  barbelés  et  s'établissent  à  cheval  sur  une 
tranchée  qu'ils  balayent  de  leurs  mitrailleuses.  En  vain,  mal 
remis  de  sa  stupeur,  l'ennemi  riposte-t-il  par  une  pluie  de 
bombes  ;  en  vain,  une  batterie  de  77  les  prend-elle  dans  son  tir, 
de  plein  fouet,  à  quatorze  cents  mètres  :  ils  demeurent  invulné- 
rables, entraînant  à  leur  suite,  dans  un  sillage  victorieux, 
les  fantassins  qui  submergent  la  garnison  et  criblent  de  balles 
le  ravin  situé  à  1  500  mètres  au  Nord-Ouest  de  Fiers.  Le  terrain 
qu'ils  avaient  ainsi  gagné  dans  cette  glorieuse  journée,  les 
Anzacs  surent  aussi  le  conserver.  Le  lendemain,  il  en  fut  de 
même  avec  un  accroissement  de  pertes  pour  l'adversaire  et,  peu 
après,  les  Néo-Zélandais  étaient  relevés,  ayant  pris  la  part  la 
plus  brillante  à  ce  succès  et  capturé  un  grand  nombre  des 
5  000  prisonniers  faits  en  cette  occasion  (1). 

Depuis,  les  Anzacs,  le  7  juin  1917,  dans  la  prise  de  Mes- 
sines-Wytschaele  à  la  bataille  des  Flandres,  rendirent  à  notre 
cause  un  inoubliable  service.  Ils  eurent  la  gloire  de  prendre 
d'assaut  le  premier  de  ces  deux  villages.  Le  4  octobre,  par  un 
nouveau  bond  vers  Passchendaele,  ils  enlevaient  Gravenstafel. 

(1)  Ajoutons  que  le  corps  canadien,  sous  les  ordres  de  sir  Julian  Byng,  se 
couvrit  aussi  de  gloire  en  celle  journée. 


LES    ANZAGS. 


215 


C'est  la  voie  par  où  s'annonce  un  résultat  d'immense   impor- 
tance. 

Aussi  JDien,  et  on  ne  le  devine  que  trop,  ce  n'est  pas  sans  de 
cruelles  pertes  que  ces  succès  furent  obtenus.  Deux  généraux, 
notamment,  tombèrent  au  champ  d'honneur.  Le  premier,  le 
général  Brown,  fut  tué  à  Messines  par  un  éclat  d'obus.  Il  était 
adoré  de  ses  hommes,  qui  lui  firent  d'émouvantes  obsèques.  Ses 
deux  fils,  engagés  volontaires,  menaient  le  deuil.  Le  second,  le 
général  Johnston,  avait  commandé  une  brigade  néo-zélandaise, 
depuis  le  début  de  la  guerre.  Aux  Dardanelles,  il  menait  à  l'as- 
saut, le  6  août,  une  des  colonnes  qui  s'emparèrent  de  Shunuk 
Baïr.  Le  8  août  1917,  un  tirailleur  allemand  le  tua  d'une  balle. 


* 
*  * 


En  1917,  les  forces  néo-zélandaises  furent  réorganisées.  Un 
certain  nombre  d'entre  elles  s'entraînent  encore  aux  antipodes; 
d'autres,  sous  les  ordres  du  général  Ghaytor,  se  trouvent 
devant  Gaza,  en  Palestine,  mais  le  gros  est  en  France  avec  le 
général  Russell.  L'ensemble  de  toutes  ces  troupes  est  com- 
mandé par  le  lieutenant-général  Godley.  Quant  au  service  des 
hôpitaux,  organisé  en  Angleterre,  il  dépend  du  général 
Richardson. 


* 
*  * 


Il  faudrait  encore  mentionner  le  rôle  de  la  Nouvelle-Zélande 
dans  la  guerre  maritime.  Avant  1914,  sa  contribution  en  argent 
aux  besoins  de  la  métropole  avait  permis  à  celle-ci  de  cons- 
truire un  beau  croiseur  de  bataille,  jaugeant  18  7o0  tonnes,  armé 
de  huit  305,  seize  101  et  filant  27  nœuds.  Ge  navire, —  nommé 
justement  New-Zeland,  et  placé  sous  les  ordres  de  l'amiral  Beatty. 
—  prit,  le  24  janvier  1915,  une  part  glorieuse  à  la  bataille  du 
Dogger  Bank.  Il  accabla  de  ses  gros  obus  le  croiseur  cuirassé 
allemand  BlLïcher,  qui,  comme  on  sait,  finit  par  être  coulé.  Son 
chef,  le  capitaine  Halsey,  avait  reçu,  en  1913,  des  chefs  Maoris, 
un  certain  nombre  de  fétiches  qu'il  conserva  précieusement 
dans  la  tourelle  de  commandement  pendant  toute  l'action.  Le 
navire  n'ayant  eu  aucune  perte,  on  leur  accorda,  désormais, 
une  confiance  illimitée  et  le  capitaine  Halsey  les  transmit  à 
son  successeur  qui,  à  la  bataille  du  Jutland,  le  31  mai  1916, 
gagna  son   poste  do    combat  en  portant  les    mêmes    insignes 


2J6  REVLE    DES    DEUX    MONDES. 

maori;  et,  de  nouveau,  le  New-Zelaiid  mit  l'adversaire  k  mal 
sans  souffrir  lui-même  beaucoup.  C'est  pourquoi,  sur  les  bords 
du  lac  Taupo  et  dans  les  montagnes  abruptes  de  la  Nouvelle- 
Zélande, les  femmes  maori  racontent  à  leurs  enfans  la  légende 
de  ces  fétiches  qui  sauvèrent  la  vie  de  tant  de  blancs  intrépides  I 

* 

»  * 

La  venue  des  Néo-Zelandais  sur  les  champs  de  bataille  euro- 
péens, —  comme  celle  des  Canadiens,  Australiens  et  Sud- Afri- 
cains, —  est  une  des  meilleures  preuves  de  la  justice  de  notre 
cause.  Les  services  rendus  par  la  Nouvelle-Zélande,  depuis  la 
guerre,  expliquent  la  place  éminente  que  M.  Massey,  président 
du  conseil  néo-zélandais,  a  tenue  dans  la  conférence  impériale 
de  Londres.  Liées  à  la  métropole  par  des  engagemens  formels, 
les  deux  îles  du  Pacifique  eussent  pu  limiter  leur  effort  à 
l'envoi  du  corps  expéditionnaire  promis.  Mais,  au  lieu  de 
8  000  hommes  qu'il  comportait,  elles  nous  en  ont  envoyé  déjà 
80  000.  C'est  que  la  Nouvelle-Zélande  a  compris  le  véritable 
sens  de  la  guerre  actuelle.  Encore  faut-il  dire  qu'il  s'agit  du 
pays  peut-être  le  plus  avancé  dans  les  idées  politiques,  car  le 
parti  socialiste  en  est  l'arbitre  et,  depuis  1893,  le  suffrage  uni- 
versel y  a  été  accordé  aux  femmes. 

Mais  parce  que  de  l'écrasement  de  l'Allemagne  dépend 
l'avenir  du  monde,  les  Néo-Zélandais  ont  versé  sans  compter 
leur  or  et  leur  sang. 

Charles  Stiénon. 


m."-       _-i.jii,_i.ijj„jajtJ.Li-|i-    -    I     J  IL. l■llJ-„^■^.w.„■J.^|JJ, 


REVUE  LITTÉRAIRE 


UNE  NOUVELLE  VIE  DE  SAINTE  GLAIRE  (1), 


Thomas  de  Celano,  qui  a  écrit  la  vie  Je  saint  François,  a  écrit 
également  la  vie  de  sainte  Claire.  Celle-ci,  du  moins,  il  ne  l'a  peut- 
être  que  rédigée,  utilisant  les  mémoires  de  l'évêque  de  Spolète 
Barthélémy,  de  frère  Ange  et  de  frère  Léon.  Avec  le  testament  de 
sainte  Claire,  avec  ses  lettres  et  la  bulle  de  sa  canonisation,  c'est  le 
document  principal  sur  l'abbesse  et  qui  se  disait  la  servante  des 
Pauvres  dames.  L'on  trouvera  aussi  beaucoup  d'anecdotes  précieuses 
dans  les  Fioretti;  et  on  les  trouvera  particulièrement  jolies  dans  la 
traduction  qu'a  donnée  M.  André  Pératéenun  langage  imité  de  saint 
François  de  Sales.  Mais,  il  y  a  quelque  vingt  ans,  M.  l'abbé  CozzaLuzzi 
a  découvert  à  la  BibUothèque  florentine  un  manuscrit  des  premières 
années  du  xvi*  siècle  et  qui  contient  la  vie  de  sainte  Claire  par  Thomas 
de  Celano,  mise  en  italien  et,  comme  l'explique  le  traducteur, 
augmentée  assez  largement.  Ce  traducteur,  on  n'en  sait  pas  le  nom. 
Ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'il  a  de  bonnes  intentions.  Il  a  choisi, 
pour  son  ouvrage,  la  «  langue  vulgaire,  »  afin  que  «  les  dévotes  et 
bien-aimées  filles  de  Madame  Sainte  Claire  »  le  pussent  lire  :  Thomas 
de  Celano  écrivait  en  latin.  L'avantage  de  Celano,  c'est  qu'il  était  le 
contemporain  de  sainte  Claire,  plus  jeune  qu'elle  de  six  années 
environ.  11  l'a  connue.  Il  a  recueilli  le  témoignage  vivant.   Ce  qu'il 

(1)  Sainte  Claire  d'Assise,  sa  vie  et  ses  miracles,  racontés  par  Thomas  de 
Celano  et  complétés  par  des  récils  tirés  des  Chroniques  de  l'ordre  des  Mineu?'S  et 
du  Procès  de  canonisation  ;  traduit  d'après  un  manuscrit  italien  du  XVI'  siècle, 
avec  une  introduction  et  des  noies,  par  Madeleine  Havard  de  la  Montagne  (Per- 
rin,  éditeur).  • 


218 


REVUE    DES    DEUX    MONDES* 


n'a  pas  dit  et  qu'on  lit  dans  le  récit  du  xvi^  siècle  ne  mérite  probable- 
ment pas  la  même  confiance.  Pourtant  l'anonyme  du  xvi*  siècle  n'a 
pas  l'air  d'inventer  ce  qu'il  raconte.  Il  a  sans  doute  une  certaine 
coquetterie  de  style;  mais,  pour  les  faits,  il  a  consulté  les  chroniques 
de  l'ordre  des  Mineurs  et  les  pièces  fournies  au  procès  de  canonisa- 
tion. M"'=  Madeleine  Havard  de  la  Montagne  vient  de  traduire,  avec 
une  simplicité  gracieuse,  la  vie  italienne  de  sainte  Claire. 

Vaut-il  mieux  dire  la  légende  de  sainte  Claire?  Comme  on  vou- 
dra .  Le  volume  de  M""^  Havard  de  la  Montagne  est  précédé  de  trois 
lettres,  du  ministre  général  de  l'ordre  des  Franciscains,  du  ministre 
général  de  l'ordre  des  Capucins  et  du  maître  général  de  l'ordre  des 
Frères-Prêcheurs.  Aucun  de  ces  trois  religieux  n'atteste  la  rigoureuse 
vérité  de  tout  le  récit.  Voire,  le  R.  P.  Venance  de  Lisle-en-RigauU, 
ministre  général  de  l'ordre  des  Capucins,  écrit  :  «  Peut-être  quelque 
savant,  en  les  examinant  à  la  loupe,  —ces  petites  fleurs  de  sainle 
Claire,  —  protestera-t-il  bien  haut  que,  dans  le  nombre,  il  s'en 
trouve  d'artificielles,  que  certains  récits  manquent  de  base  histo- 
rique... »  Le  R.  P.  Venance  ne  souhaite  pas  de  réfuter  le  savant  mé- 
ticuleux. 11  est  possible  que  les  miracles  de  sainte  Claire  semblent 
fabuleux  à  diverses  personnes  qui  réservent  à  la  Science  une  crédu- 
lité souvent  mise  à  de  rades  épreuves.  Ces  miracles  sont  déjà  dans 
la  vie  rédigée  par  Thomas  de  Celano,  pour  la  plupart.  Ils  ont  été 
recueillis  avec  autant  de  précaution  qu'il  se  pouvait  et,  en  tout  cas, 
notés  avec  bonne  foi.  Messire  Barthélémy,  évêque  de  Spolète,  avait 
reçu  du  Pape  Innocent  IV  la  mission  d'aller,  dès  après  la  mort  de 
Madame  Claire,  au  monastère  de  Sain  t-Damien,  prendre  toutes  informa- 
tions et  faire,  comme  on  dit  maintenant,  une  enquête.  Il  était  accom- 
pagné de  messire  Léonard,  archidiacre  de  Spolète,  de  messire 
Jacques,  archiprêtre  de  Treyi,  des  saints  frères  Léon  et  Ange  de 
Rieti,  compagnons  de  saint  François,  —  frère  Ange  qui  ne  quittait 
jamais  le  petit  pauvre  d'Assise,  et  frère  Léon  qui,  dans  la  confrérie, 
avait  le  surnom  de  la  Brebis  de  Dieu  ;  —  il  emmenait  encore  un 
notaire,  sire  Martin,  qui  devait  consigner  les  témoignages.  Ces  dignes 
hommes  interrogèrent  les  Pauvres  dames  et  attribuèrent  plus  d'im- 
portance aux  réponses  que  firent  «  quelques  sœurs  âgées  et  de  vertu 
constante.  »  Thomas  de  Celano  et  l'arrangeur  du  xvi"  siècle  ont  très 
bonnement  laissé  dans  la  narration  les  traces  de  l'enquête  menée  par 
l'évêque  de  Spolète  et  ses  collaborateurs.  Un  jour  que  Madame  Claire 
était  malade,  un  prêtre  lui  apporta  la  sainte  conimunion.  Et  alors, 
l'une  des  sœurs,  nommée  Françoise,  vit  sur  la  tête  de  l'abbesse  une 


REVUE    LITTliRMRE. 


219 


grande  lumière  ;  et  l'hostie  avait  l'apparence  d'un  petit  enfant  très 
beau...  L'évèque  de  Spolète  écouta  ce  que  sœur  Françoise  relatait  : 
mais  il  lui  demanda  si  une  autre  sœur  avait  pareillement  vu  ce  pro- 
dige. Elle  répondit  qu'elle  n'en  savait  rien.  Le  notaire  Martin  consi- 
gna cette  vision  de  sœur  Françoise  et  que  sœur  Françoise  était 
unique  témoin.  Une  autre  fois,  —  ce  fut  le  jour  des  calendes  de  mai, 
de  quelle  année?  —  sœur  Françoise  vit  de  nouveauté  petit  enfant  très 
beau,  sur  la  poitrine  de  Madame  Claire  et  sut  que  c'était  l'enfant  Jésus; 
et,  sur  la  tête  de  la  sainte,  elle  vit  deux  ailes,  plus  brillantes  que  le 
soleil,  qui  se  levaient  et  s'abaissaient,  couvrant,  lorsqu'elles  s'abc^s- 
saient,  la  sainte  tout  entière.  L'évèque  de  Spolète  pria  sœur  Fran- 
çoise de  lui  vouloir  dire  si  d'autres  sœurs  avaient  contemplé  cette 
grande  merveille  :  «  Elle  répondit  que  non  et  qu'elle-même  n'en 
avait  jamais  parlé  à  personne...  »  Elle  en  parlait  tardivement  «  pour 
la  gloire  de  Dieu  et  de  sa  sainte  mère  Claire  qu'elle  aimait  tant...  >v 
L'évèque  de  Spolète  n'eut  pas  à  douter  de  l'amour  que  gardait  sœur 
Françoise  à  la  mémoire  de  Madame  Claire.  Au  monastère  de  Saint- 
Damien,  Madame  Claire  faisait  venir  de  pieux  et  touchans  prédicateurs. 
Un  jour,  ce  fut  frère  Philippe  d'Antria  et  Thomas  de  Gelano  dit  qu'il 
était  doué  d'une  céleste  éloquence.  Tandis  qu'il  parlait,  sœur  Agnès 
d'Assise,  —  mais  il  y  a  deux  Pauvres  dames  de  ce  nom;  l'une  était  la 
sœur  de  Madame  Claire,  un  peu  plus  jeune,  entra  au  monastère  peu 
de  jours  après  elle,  mourut  peu  de  semaines  après  elle  :  et  c'est  de 
l'autre  qu'il  s'agit,  —  sœur  Agnès  vit  auprès  de  Madame  Claire  un 
jeune  enfant  d'une  extraordinaire  beauté.  Vite,  elle  se  mit  en  oraison, 
suppliant  Dieu  de  ne  permettre  pas  qu'elle  fût  induite  en  illusion  par 
le  Mahn  :  car  elle  avait  cru  reconnaître  en  ce  jeune  enfant  le  divin 
enfant  Jésus.  Alors,  elle  entendit  ces  paroles  :  «  Je  suis  au  milieu  de 
vous.  »  Elle  comprit  que  Dieu  était  au  milieu  des  Pauvres  dames, 
lorsque  celles-ci  étaient  parfaitement  ferventes  et  attentives  à  la  pré- 
dication. L'évèque  de  Spolète  pria  sœur  Agnès  de  se  rappeler  toutes 
les  circonstances  du  miracle,  et  les  dates  précisément.  Elle  répondit 
que  c'était  dans  la  semaine  du  temps  pascal,  et  quand  on  chante 
Ego  sum  pastor  bonus.  Si  l'on  s'étonne  que  sœur  Agnès  n'eût  point 
écrit,  dès  le  jour  même,  un  tel  souvenir,  eh  !  bien,  non.  Très  probable- 
ment sœur  Agnès  ne  savait  pas  écrire.  Madame  Claire,  abbesse  des 
Pauvres  dames,  et  qui  était  de  grande  famille,  ne  le  savait  pas  da- 
vantage. Quand  elle  fut  à  l'heure  de  rédiger  son  testament,  elle  dut 
le  dicter  ài'une  de  ses  filles  en  rehgionqui,  par  hasard,  était  »  instruite 
des  lettres.  »  Sœur  Agnès  ne  put  dire  l'année:  elle  se  souvint  seule- 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  que  le  chant  à.' Ego  sumpastor  bonus  embellit  encore  la  journée 
du  miracle.  Puis  l'évêque  de  Spolète  lui  demanda  si  aucune  autre 
sœur  n'avait  vu  le  jeune  enfant;  elle  répondit:  «  Une  sœur  m"a  dit: 
Je  sais  que  tu  as  vu  quelque  chose...  Je  me  suis  tue,  et  elle  ne  ma 
plus  rien  dit;  peut-être  elle  aussi  l'avait-elle  vu...  » 

J'aime  beaucoup  ces  passages,  qui  montrent,  comme  je  disais,  la 
bonne  foi  du  narrateur  et  la  bonne  foi  des  enquêteurs.  Ils  n'affirment 
pas  ce  dont  ils  n'ont  pas  la  certitude  ;  ils  ne  repoussent  pas  non  plus 
ce  qu'ils  ne  savent  pas  qui  n'est  pas  vrai.  Et,  si  l'on  dit  que  les  sœurs 
Agnès  ou  Françoise  n'étaient  que  \dsionnaires  et  rêveuses,  c'est  bien- 
tôt dit.  Au  cas  où  l'on  tiendrait  à  leur  refuser  créance,  le  fait  de  leur 
illusion,  si  c'en  est  une,  ajoute  au  personnage  de  sainte  Claire  un 
caractère  qui  mérite  qu'on  l'étudié.  Elle  avait  un  prestige  singulier, 
ne  semblait  pas  une  créature  pareille  à  toutes  les  créatures  ;  et  elle 
était  de  telle  sorte  qu'il  fallait  la  croire  en  commerce  avec  Dieu.  Mais, 
en  tout  cela,  il  n'y  a  très  évidemment  nulle  imposture,  et  de  per- 
sonne. Les  ennemis  de  ces  légendes  saintes  supposent  l'imposture 
avec  trop  de  facilité.  Ces  prétendus  positivistes,  et  munis  (à  les  en- 
tendre) des  méthodes  scientifiques,  se  débarrassent  promptement  de 
ce  qui  les  pourrait  gêner.  S'ils  prenaient  la  peine  de  regarder  avec 
loyauté  ou  ne  fût-ce  qu'avec  bonhomie,  qui  est  une  vertu  de  l'esprit  et 
du  cœur,  ces  miracles  du  cœur,  ils  verraient  que  personne  assuré- 
ment n'y  a  menti  et  que  même  beaucoup  de  vérité  s'y  révèle,  envi- 
ronnée d'incertitude,  comme  toute  vérité. 

Au  surplus,  dans  la  légende  de  sainte  Claire,  —  et  aussi  dans  la 
plupart  de  ces  légendes,  —  les  miracles  ne  sont  pas  l'essentiel  ai  ne 
sont  pas  indispensables.  Les  enquêteurs  pontificaux,  chargésde  relever 
les  preuves  merveilleuses  de  la  sainteté  de  Madame  Claire,  le  disent 
très  nettement.  Les  miracles,  remarquent-ils,  prouvent  «  que  les 
œuvres  de  la  vie  ont  été  bonnes  et  parfaites.  »Mais,  quoi!  Saint  Jean- 
Baptiste  n'a  fait  aucun  miracle  qui  soit  connu  ;  et  cependant  on  ne  va 
pas  lui  disputer  la  sainteté  ni  le  considérer,  parmi  les  saints,  commele 
dernier  :«  La  vie  de  Madame  sainte  Claire  suffirait  à  établir  sa  sainteté.» 
Si  néanmoins  l'évêque  de  Spolète  confie  au  notaire  Martin  le  soin  de 
coucher  par  écrit  les  visions  des  sœurs  Françoise  et  Agnès  et  les 
autres  témoignages  de  l'efficacité  surnaturelle  delà  sainte,  c'est  que 
«  le  peuple  a  plus  grande  foi  et  dévotion  aux  saints  du  ciel  quand  il 
voit  les  miracles  que  Dieu  accomplit  par  eux.  »  C'est  le  contraire  au- 
jourd'hui, paraît-il  ?  La  vie  de  Madame  Sainte  Claire  suffit  à  enchan- 
ter les  imaginations  et  à  les  mener  vers  de  bonnes  rêveries. 


REVUE    LITTERAIRE. 


221 


Elle  était  née  à  la  fin  du  xii*  siècle,  une  douzaine  d'années  après 
saint  François,  dans  une  très  noble  famille.  Son  père  s'appelait  Favo- 
rino  de  Scifi  et  comptait  huit  chevaliers  parmi  ses  ancêtres.  Sa  mère, 
M"""  Ortulana,  n'était  pas  de  souche  moins  illustre.  Et  les  Scifi 
avaient  de  grandes  richesses.  La  petite  Claire  eut,  dans  la  maison  de 
ses  parens,  la  vie  heureuse  et  une  abondante  oisiveté  :  car  on  lui 
enseigna  peut-être  à  lire,  non  pas  à  écrire.  Mais  elle  apprit  l'art  de 
filer,  de  tisser,  de  broder.  Plus  tard,  au  monastère  de  Saint-Damien, 
pendant  une  longue  maladie,  elle  tissa,  au  nombre  de  cinquante 
paires,  les  Jinges  très  fins  sur  lesquels  doit  reposer  l'hostie  consa- 
crée ;  elle  les  fit  envelopper  de  soie  couleur  de  pourpre  et  d'ama- 
rante et,  par  l'es  frères,  distribuer  aux  églises  pauvres  des  alentours. 
Elle  broda  aussi,  pour  saint  François,  une  aube  qui  est  précieusement 
conservée  aujourd'hui  par  les  Clarisses  d'Assise  et  qui  est  un  ouvrage 
très  beau.  M'"^  Ortulana,  sa  mère,  était  une  pieuse  dame.  Et  ce  nom 
d'Ortulana,  qui  revient  quasiment  à  Jardinière,  le  chroniqueur  fran- 
ciscain joue  avec  :  il  vante  la  Jardinière,  pour  la  belle  plante  qu'elle  a 
donnée  au  jardin  du  Seigneur.  M"*  Ortulana  eut  le  désir  de  visiter  les 
lieux  saints  ;  elle  en  obtint  licence  de  messire  Favorino  et,  «  bien 
accompagnée,  elle  se  mit  en  route.  »  EUe  vit  le  Saint-Sépulcre  ;  el,  à 
son  retour,  elle  accomplit  un  pèlerinage  à  l'oratoire  de  saint  Michel 
archange,  à  l'église  des  Saints-Apôtres  et  aux  divers  sanctuaires  de 
Rome.  La  petite  enfant  qui  serait  sainte  Claire  grandit  dans  une 
maison  qui  réunissait  l'opulence  et  la  piété.  EUe  n'en  aima  que  la 
piété.  Elle  était  encore  toute  petite  et  elle  n'avait  pas  encore  de  cha- 
pelet, qu'elle  inventa  de  compter  ses  patenôtres  en  déplaçant  des 
séries  de  menus  cailloux.  Et  elle  était  un  peu  plus  grande,  mais  elle 
n'avait  que  douze  ans,  lorsque  ses  parens  la  voulurent  marier.  Elle 
refusa,  non  seulement  le  parti  qu'on  lui  offrait,  mais  eUe  refusa  tout 
mariage  et  pour  jamais.  Ses  parens  la  questionnaient  :  «  elle  leur 
exposa  la  caducité  et  la  vanité  de  ce  misérable  monde...  »  Hélas!  et 
elle  n'a  que  douze  ans  :  déjà  le  monde  n'a  plus  rien  pour  la  séduire  !... 
On  dira  que  cette  époque  du  xin*  siècle  commençant  n'était  pas  douce 
en  ItaUe.  Thomas  de  Celano,  dans  le  prologue  de  sa  Vie  de  sainte 
Claire,  écrit  :  «  En  la  décrépitude  qui  accablait  ce  monde  si  vieux...  » 
Il  y  a  longtemps  que  l'humanité  se  lamente  sur  la  vieillesse  du 
monde  :  la  même  plainte  se  trouve  dans  le  Timée  :  c'est  un  prêtre 
d'Egypte  qui  la  formule  et  qui  souhaite  qu'un  déluge  efTace  le  vieux 
monde  afin  que  cesse  un  tel  ennui  et  que  sous  le  soleil  fleurisse  une 
vie  impré\Tie.  Le  désespoir  est  une  maladie  ancienne  et  perpétuelle 


222 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ici-bas.  Il  ne  faut  point  accuser  du  dépit  de  la  jeune  Claire  le  malheur 
de  son  époque.  Son  époque  était  analogue  à  d'autres,  et  analogue  à 
presque  toutes  les  autres,  mêlée  de  calamités  et  de  plaisirs,  boule- 
versée par  des  guerres  féroces,  animée  de  vitalité  magnifique  :  et  la 
barbarie  apparaissait  fréquemment  sous  les  dehors  de  la  civihsation 
brillante.  La  poésie,  venue  de  Provence,  chantait  dans  la  vallée 
d'Ombrie  ;  et  quelquefois  les  «  Sàrrazins  »  de  l'empereur  schisma- 
tique  Frédéric  II  arrivaient,  «  brûlaient  et  démolissaient  villes,  forte- 
resses et  châteaux,  coupaient  les  arbres,  rasaient  les  vignes  et  les 
jardins,  prenaient  hommes,  femmes  et  enfans  pour  les  tuer  et  les 
mener  en  prison.  »  C'est  une  époque  analogue  à  toutes  les  autres.  En 
d'autres  temps,  plus  anciens  ou  plus  récens,  la  petite  Claire  Scifi 
aurait  eu  même  occasion  de  dénoncer  «  la  caducité  et  la  vanité  de  ce 
misérable  monde.  »  Elle  n'a,  du  reste,  aucun  chagrin  particulier  :  car 
elle  est  une  enfant  jolie,  aimée...  Nous  avons  une  telle  passion  de  ne 
pas  croire  aux  terribles  conclusions  des  pessimistes  que  nous  cher- 
chons dans  leur  aventure  les  motifs  de  leur  mélancolie.  Nous 
plaignons  Leopardi  avec  un  zèle  empressé  :  pauvre  garçon  !  toujours 
malade  !  et  les  femmes  ne  l'aimaient  pas  !  comment  alors  n'eût-il  pas 
inventé  la  doctrine  de  Vinfeliciià  ?  Il  se  défend  :  «  C'est  par  un  effet 
de  la  lâcheté  des  hommes,  si  attachés  à  ne  se  pas  laisser  démentir  les 
mérites  de  l'existence,  qu'on  a  prétendu  traiter  mes  opinions  philo- 
sophiques comme  le  résultat  de  mes  souffrances...  »  Mais,  dans  la 
jeune  destinée  de  Claire  Scifi,  l'on  chercherait  en  vain  les  causes  de  la 
tristesse  et  l'argument  de  [ce  dédain  qu'elle  a  pour  les  mérites  de 
l'existence. 

Elle  entendit  saint  François.  Mais  ce  n'est  pas  de  saint  François 
qu'elle  apprit  à  mépriser  le  monde.  Elle  le  méprisait  déjà.  Elle  enten- 
dit saint  François  un  matin  de  carême,  en  l'année  1210  et  quand  elle 
n'était  pas  loin  d'avoir  seize  ans.  M""*  Ortulana  l'avait,  ainsi  que  sa 
sœur  Agnès,  emmenée  à  l'éghse.  Et  elle  eut  le  cœur  ému  déhcieuse- 
ment  de  la  suavité  avec  laquelle  saint  François  prononçait  le  nom  de 
Jésus.  Après  cela,  elle  ne  rêva  que  de  revoir  le  Père  séraphique,  de 
l'entretenir  et  de  prendre  ses  leçons.  Elle  ne  s'en  ouvrit  pas  à 
M"^*  Ortulana,  qui  était  dévote,  mais  dans  le  monde.  Elle  trouva,  pour 
préparer  sa  rencontre  avec  le  Père  séraphique,  une  «  bonne  et  dis- 
crète personne  »  qui  s'appelait  Madonna  Buona  di  Gualfuccio.  Et  elle 
raconta  vivement  à  saint  François  qu'elle  avait  résolu  «  d'abandonner 
Iç  monde  et  de  servir  Dieu  dans  la  chasteté,  en  accomplissant  toutes 
choses  selon  le  bon  plaisir  divin.   »  Aussitôt,  saint  François  s'égaye. 


REVUE    LITTERAIRE. 


223 


Il  était  occupé  de  récolter  à  Dieu  beaucoup  d'âmes  :  et  voici  qu'une 
âme  se  présentait,  docile,  pour  être  conduite  à  Dieu;  et  il  devina  pro- 
bablement que  cette  âme-ci  était  d'un  prix  singulier.  Donc,  il  s'égaye  ; 
et  il  plaisante  ;  et  il  s'écrie  :  «  Non  !  Je  ne  te  crois  pas  !  »  Et  pourquoi? 
C'est  qu'il  se  méfie  de  ces  caprices  qu'ont  les  jeunes  filles...  «  Je  ne 
te  crois  pas  !...  »  Et  nous  imaginons  le  sourire  qui  dut  être  à  ses 
lèvres, le  même  qui  est  dans  tous  ses  propos,  dans  toute  son  histoire... 
«  Je  ne  te  crois  pas  !...  Et  pourtant,  si  tu  veux  que  j'aie  foi  en  tes 
paroles,  tu  feras  ce  que  je  vais  te  dire...  »  C'est  une  épreuve.  Juste 
précaution  !  Mais  l'épreuve  est  bien  marquée  de  son  génie  très  volon- 
tiers un  peu  extravagant  qui  réunit  à  de  grandes  sévérités  une  sorte 
de  badinage  :  «  Tu  te  revêtiras  d'un  sac  et  tu  iras  par  toute  la  ville  en 
mendiant  ton  pain  !...  »  Claire  Scifi  rentra  chez  elle.  Et  elle  s'habilla 
d'un  sac  ;  elle  mit  sur  son  visage  un  voile  blanc,  sortit  à  la  dérobée  et 
s'en  alla  par  la  cité,  comme  l'avait  commandé  saint  François,  men- 
diant son  pain.  Les  gens  d'Assise  étaient  accoutumés  à  la  voir  très 
noblement  parée.  Ils  ne  la  reconnurent  pas.  Saint  François  la 
reconnut;  et  il  sut  que  cette  jeune  fille  avait  de  l'audace  et  de  l'obéis 
sance. 

Pendant  quelques  mois,  saint  François  et  Claire  se  virent  assez 
souvent.  Les  parens  de  Claire  ne  le  savaient  pas.  Madonna  Buona  di 
Gualfuccio  lui  servait  de  chaperon.  D'ailleurs,  les  rencontres  étaient 
courtes  et  n'étaient  pas  si  secrètes  qu'on  pût  en  murmurer  ou  en 
concevoir  de  malins  soupçons.  Claire  sortait  de  ces  entretiens  pleine 
d'allégresse,  plus  décidée  à  «  répudier  la  beauté  du  monde.  »  Les 
vanités  et  les  plaisirs  du  monde,  elle  les  juge  «  immondices  et  boue.  » 
Elle  maadit  et  maudira  «  la  contagieuse  infection  »  du  siècle.  Et  ces 
mots,  qu'elle  choisit  les  plus  répugnans  et  insultans,  elle  les  dit  et  les 
répète  avec  obstination.  Jamais  la  pauvre  vie  humaine  n'a  été  plus 
ardemment  vilipendée  ;  et  jamais  l'arrangement  que  l'infortunée 
humanité  a  composé  pour  son  séjour  involontaire  sur  la  terre,  plus 
violemment  jeté  aux  ordures,  que  par  cette  heureuse  jeune  fille.  Voilà 
le  pessimisme  de  sainte  Claire.  Et  c'est  le  pessimisme  de  saint 
François. 

Mais  ce  n'est  point  un  pessimisme.  On  chercherait  en  vain,  disais- 
je,dans  la  destinée  de  Claire  Scifi,  les  causes  de  la  tristesse  :  on  cher- 
cherait en  vain-  la  tristesse  de  sainte  Claire.  Quand  nous  allons  lui 
demander  pitié  pour  la  vie  humaine,  songeant  que  nous  n'avons  pas 
autre  chose  :  «  Et  la  vie  éternelle?  »  réplique-t-elle.  Sainte  Claire,  et 
dès  son  enfance  et  jusqu'à  sa  mort,  n'est  aucunement  triste  :  elle  vit 


22i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'espérance  et  la  certitude  absolue  de  la  vie  éternelle.  Et  voua 
l'appelez  une  mystique?  Elle  a  aussi  fait  un  calcul  et  vous  répond  de 
son  intelligente  économie.  Elle  écrit  à  Ermentrude,  sa  très  chère 
sœur  :  «  Très  chère,  il  est  court,  notre  travail  ici-bas;  mais  la  récom- 
pense est  éternelle!  »  En  somme,  elle  est  chrétienne.  Mais,  pour 
entendre  la  manière  si  ardente  et  si  gaie  de  son  christianisme,  il  faut 
apercevoir  qu'elle  a  été  l'une  de  ces  âmes  qui  subissent  terriblement 
les  alarmes  de  la  durée.  Je  ne  crois  pas  que  rien  caractérise  mieux 
les  âmes  que  leur  sentiment  de  la  durée  :  les  unes  qui,  là-dessus, 
n'ont  pas  d'exigence  et  qui  se  contentent  de  la  brièveté  ;  les  autres 
qui  tolèrent  très  bien  l'ennui  ;  et  quelques-unes  qui  s'amusent  de  la 
brièveté,  baguenaudent  parmi  les  instans  et  goûtent  la  décevante 
poésie  du  plaisir  éphémère  ;  et  quelques  autres,  plus  avides,  qui 
réclament  l'éternité,  plus  vivantes  peut-être  et  qui  pensent  mourir 
avec  tout  ce  qui  meurt.  Toute  petite,  et  à  douze  ans,  ce  n'est  pas  tant 
la  vilenie  du  monde  que  Claire  Scifi  déplore,  mais  f dit-elle)  sa 
caducité. 

Le  dimanche  des  Palmes  de  l'année  1212,  elle  avait  dix-huit  ans 
bientôt.  Avec  M"'*"  Ortulana  et  ses  sœurs,  elle  assista  aux  offices.  Le 
Pape  Innocent  III,  dit  la  légende,  —  et  ce  fut  peut-être,  seulement 
l'évéque  d'Assise — donnait  les  rameaux.  Claire,  au  lieu  de  s'appro- 
cher, demeurait  à  sa  place  :  et  il  fallut  que  l'évéque  ou  le  Pape  descen- 
dît les  marches  de  l'autel  et  vînt  à  elle,  lui  donnât  le  rameau;  en 
outre,  il  la  bénit.  Pourquoi  ne  bouge-t-elle  pas  ?  Timidité,  dit  la 
légende;  et  humilité.  Principalement,  elle  est  troublée  ;elle  est  comrne 
interdite.  Saint  François  lui  a  promis  de  l'enlever  au  monde,  le  lende- 
main dès  l'aube,  et  de  la  consacrer.  Le  jour  passe,  et  les  premières 
heures  de  la  nuit.  Et  elle  va  quitter  la  maison  paternelle.  Une  de  ses 
suivantes  l'accompagne,  à  la  fidéhté  de  qui  elle  se  fie.  Elle  ne  sortira 
point  par  la  grande  porte  :  elle  se  sauve  en  cachette.  Mais^  la  petite 
porte  est  fermée  par  de  grosses  pierres,  que  ses  forces  ne  suffiraient 
pas  à  remuer.  Elle  s'agenouille  et  fait  oraison.  Dieu  lui  augmente  ses  i 
forces  ou  bien  rend  les  pierres  moins  lourdes  :  elle  les  écarte  sans  diffi- 
culté. Elle  se  dépêche,  à  travers  les  rues  d'Assise  endormie.  Elle  arrive 
à  la  Portiuncule,  où  l'attendent  avec  beaucoup  d'émoi  saint  François 
et  les  pauvres  frères  mineurs  ses  compagnons,  tous  priant  pour  qu'elle 
pût  accomplir  son  dessein.  Quand  elle  entra  dans  l'humble  chapelle, 
ce  fut  «  très  grande  liesse  » .  Les  frères  chantèrent  les  hymnes  de  re- 
merciement ;  et  cette  égUse,  «  tant  à  cause  des  nombreuses  lumières 
que  du  chaiit  très  pieux,  semblait  vraiment  un  paradis  où  ne  subsis- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  225 

tait  plus  rien  delà  terre.  »  Saint  François  mena  la  jeune  fille  à  l'autel. 
Et  elle  était  parée  de  ses  plus  riches  atours  :   saint  François  l'avait 
ordonné  ainsi.  Et  elle  était  extrêmement  belle.  Or,  sans  doute,  la 
beauté  n'est  rien  ;  la  beauté  est,  parmi  les  faux  biens  de  ce  monde,  le 
plus  tôt  périssable. Et  cependant, Thomas  de  Gelano  n'omet  pas  de  dire 
que  Claire  était  ravissante  ;  il  le  dit  plusieurs  fois.  Il  y  a,  dans  l'égUse 
inférieure  d'Assise,  une  fresque  de  Simone  Martini,  où  l'on  suppose 
qu'est  le  portrait  de  sainte  Claire,  où  l'on  n'est  pas  sûr  qu'elle  y  soit 
ressemblante.   Un  long  Adsage,  et  d'un  charrhe  étrange.  Des  yeux 
longs  et  minces  ;  une  bouche  petite  et  qui  ne  sourit  pas  ;  un  air  de 
souveraineté  nonchalante  ;  une  beauté  qui  n'est  pas  attentive  à  elle- 
même  et,    séduisante,    se  dédaigne.  Thomas  de  Gelano  veut  qu'on 
sache  que  sainte  Claire  était  jolie  ;  et  saint  François  voulut  qu'elle  vînt 
renoncer  au  monde  parée  de  ses  plus  riches  atours.  Ce  n'est  pas  qu'à 
leur  gré  le  sacrifice  consenti  à  Dieu  soit  ainsi  beaucoup  plus  consi- 
dérable et  digne  de  la  récompense  éternelle  :  entre  les  vanités  de  ce 
monde,  ils  ne  font  pas  de  telles  différences  ;  et  pourtant  nulle  austé- 
rité ne  les  convainc  de  ne  compter  pour  rien  du  tout,  absolument  pour 
rien,  la  beauté dun  \dsage  et  même  d'une  robe.  Cette  condescendance 
à  nos  vanités  est  charitable  et  courtoise.  Claire  Scifî,  amenée  à  l'autel, 
«   se  dépouilla  de   ses  parures;  »  et  elle  «  rejeta  les  ornemens  du 
monde.  »  Elle  reçut  l'habit  rehgieux  «  et,  autant  dire,  les  insignes  de 
la  pénitence.  »  Elle  quittait  «  l'obscurité  de  Babylone,  pom^  entrer 
dans  la  sainte  cité  de  Jérusalem.  »  Et  elle  avait  une  physionomie 
«  joyeuse  et  angéhque.  »  Saint  François  coupa  les  lourdes  tresses  de 
ses  cheveux;  il  la  ceignit  d'une  grosse  corde;  et  11  lui  posa  sur  la 
tête  un  voile  blanc,  puis  un  voile  noir  :  et  il  reçut  ses  vœux  d'obéis- 
sance, de  pauvreté,  de  chasteté,  de  perpétuelle  clôture;  et  il  lui  dit  : 
((  Si  tu  observes  ces  engagemens,  je  te  promets  Jésus-Christ  pour 
époux  et  la  gloire  dans  la  vie  éternelle.  »  Madame  Claire  fut  conduite 
au  monastère    des  rehgieuses  noires  de   Saint-Benoit.   Bientôt,  en 
l'égUse  Sainte-Mari e-des-Anges  de  la  Portiuncule,  où  avait  commencé 
l'ordre  des  Frères  Mineurs,  elle  fonda  l'ordre  des  Pauvres  dames. 

Les  deux  ordres,  celui  de  saint  François  et  celui  de  sainte  Claire, 
sont  liés  étroitement.  La  même  pensée  les  anime  tous  deux  :  la  pensée 
de  saint  François  ;  comme  aussi  la  pensée  de  saint  François  anime 
sainte  Claire,  qui  est  un  peu  l'âme  féminine  de  saint  François,  Sainte 
Claire,  toute  sa  vie,  a  senti  sa  vie  très  simple  par  la  seule  pratique 
d'une  vertu  qu'elle  appelait  «  l'imitation  de  notre  père  saint  F^rançois.  » 
Elle  le  consultait,  aux  jours  de  quelque  difficulté.  Mais  lui  aussi  la 

TOME  XLII,    —  1917.  15 


226  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

consultait.  Une  fois,  si  fort  que  fût  son  entrain,  — les  plus  vaillans  ont 
de  ces  langueurs,  — il  crut  qu'il  n'était  pas  sûr  de  ce  que  réclamait  de 
lui  le  service  divin  :  Dieu  attendait-il  que  son  ser\4teur  François  par 
courût  le  monde  en  prêchant  son  amour  et  sa  loi  ;  ou  bien  se  conten- 
terait-il que  son  serviteur  François,  en  un  lieu  solitaire,  lui  offrît  ses 
prières  épanouies?  La  question,  posée  ainsi,  trahit  quelque  lassitude 
et  le  désir  de  ne  plus  bouger.  Saint  François  douta  un  instant  de  son 
œuvre  et  de  lui.  Il  envoya  frère Masseo  demander  à  Madame  Claire  son 
avis  et,  d'un  mot,  «  le  bon  plaisir  de  Dieu.  »  Le  bon  plaisir  de  Dieu 
était  que  saint  François  recommençât  de  prêcher  par  le  monde,  afin 
de  sauver  des  âmes  :  sainte  Claire  le  dit  à  frère  Masseo,  qui  le  dit  à 
saint  François,  qui  partit  sauver  des  âmes.  Mais  enfin,  le  plus  généra- 
lement, c'est  de  saint  François  que  Aient  toute  l'initiative.  L'histoire 
de  sainte  Claire  est  à  l'histoire  de  saint  François  comme  la  lune  est 
ausoled.La  lumière  est  donnée  par  saint  François  à  sainte  Claire; 
néanmoins,  il  y  a  ainsi  une  seconde  lumière,  plus  petite,  plus  douce 
encore,  pénétrante  et  qui  éclaire  d'autres  parties  de  la  réaUté  mysté- 
rieuse. 

Les  deux  légendes  voisinent.  Certains  miracles  de  sainte  Claire  ont 
de  la  ressemblance  avec  certains  miracles  de  saint  François.  L'un  et 
l'autre  ont  de  singulières  intelligences  avec  le  ciel  et  avec  toute  la 
création.  L'un  et  l'autre  parlent  aux  animaux;  et  les  animaux  les 
comprennent,  leur  sont  dévoués  et  attentifs.  Une  petite  chatte  écoute 
sainte  Claire  et  lui  obéit  comme  à  saint  François  ses  frères  les  oiseaux. 
Comme  saint  François  mit  à  la  raison  le  loup  d'Agobbio,  sainte  Claire 
très  souvent  fit  honte  à  des  loups  qui  avaient  d'abominables  projets 
et  les  rendit  plus  innocens  que  des  agneaux.  Et,  quand  Madame  sainte 
Claire  envoyait  d'aventure  une  tourière  hors  du  couvent,  elle  lui 
commandait  de  louer  le  Seigneur  à  chaque  fois  qu'il  y  aurait  au  bord 
de  la  route  des  arbres  fleuris.  C'est  un  ^commandement  digne  de  saint 
François.  Elle  avait  pour  saint  François  une  amitié  sainte  et 
permise;  une  amitié  naturelle  aussi  et  fervente  avec  grâce.  Pen- 
dant longtemps,  elle  fut  tourmentée  de  ce  désir  :  elle  voulait  prendre 
l'un  de  ses  repas  en  compagnie  du  saint,  qui  refusait,  et  sans 
doute  afin  de  se  priver  d'un  égal  plaisir,  et  qui  ne  céda  que  sur 
le  reproche  qu'on  lui  adressa  d'être  excessivement  sévère.  Quand 
saint  François  reçut  les  stigmates,  il  ne  le  dit  à  personne;  mais  il  en 
fit  la  confidence  très  secrète  à  sainte  Claire  :  elle  s'occupa  de  lui 
coudre  des  chaussures  commodes  à  ses  pieds  blessés.  Et,  quand  il  fut 
à  la  venie  de  mourir,  sainte  Glaire  et  ses  filles  se  désolèrent  à  l'idée 


REVUE    LTTTÉR\IRE.  227 

de  ne  plus  le  voir.  Il  leur  manda  qu'elles  le  reverraient  avant  qu'elles 
ne  fussent  mortes.  Et,  quand  il  fut  mort,  les  frères  qui  portaient  son 
corps  de  Sainte-Marie-des-Anges  vers  Assise  n'avaient  point  à  passer 
par  le  couvent  des  Pauvres  dames.  Ils  firent  ce  détour  malgré  eux  et 
comme  à  l'instigation  d'une  volonté  supérieure  à  eux,  «  pour  que  la 
parole  de  saint  François  s'accomplit,  »  et  pour  qu'ici-bas  sainte  Claire 
eût  dit  adieu,  eût  dit  à  saint  François  au  revoir.  Toutes  les  Pauvres 
dames  pleuraient,  orphelines  et  d'un  tel  père.  Sainte  Claire  «  ne  pou- 
vait se  détacher  du  corps  et  des  stigmates.  »  Elle  pleura  comme  une 
autre  femme.  Et  les  stigmates  autrefois,  tout  miraculeux  qu'ils  fussent, 
elle  avait  tâché  de  les  guérir  à  saint  François.  Au  monastère  de  sainte 
Claire,  on  garde  une  compresse  qu'elle  appliqua  sur  les  douloureuses 
plaies. 

Elle  vécut  vingt-sept  années  encore  après  que  saint  François  fût 
mort  et  conserva  son  enseignement  qui  d'abord  était  de  pauvreté. 
La  règle  de  pauvreté  est  le  principe  de  sa  morale  et,  comme  le  strata- 
gème du  salut,  son  grand  amour.  Elle  écrit  à  la  fille  du  roi  de 
Bohême  :  «  Le  royaume  des  cieux  n'est  promis  qu'aux  seuls  pauvres. 
Impossible  de  servir  Dieu  et  l'argent  :  ou  bien  nous  aimons  l'un  et 
nous  haïssons  l'autre  ;  ou  bien  nous  servons  l'un  et  nous  méprisons 
l'autre...  »  Elle  qui  est  si  douce  et  docile,  et  si  humble  et  si  naturelle- 
ment portée  à  croire  qu'elle  se  trompe  si  l'on  n'approuve  pas  son  idée, 
elle  a  lutté  avec  ardeur  contre  le  pape  Grégoire  IX  au  sujet  de  la  pau- 
vreté. Le  Pape,  n'ayant  pas  vu  sans  inquiétude  la  sévérité  des  Clarisses, 
en  avertit  bénignement  l'abbesse  et  la  pria  de  relâcher  tant  de  rigueur. 
L'évéque  d'Ostie,  protecteur  de  l'ordre  des  Pauvres  dames,  joignit 
aux  remontrances  du  Pape  les  siennes.  Tous  [deux  conjurèrent 
l'abbesse  d'accepter  quelques  propriétés  qu'ils  donneraient  à  l'ordre, 
vu  la  difficulté  de  vivre  en  ces  temps-là  sans  rien  posséder.  L'abbesse 
refusa.  El  le  Pape  lui  dit  alors  :  «  Si  c'est  à  cause  de  ton  vœu  de  pau- 
vreté parfaite  que  tu  refuses,  nous  te  relèverons  de  ton  vœu...  » 
L'abbesse  répondit,  avec  autant  de  résolution  que  d'humilité  :  «  Saint 
Père,  je  ne  crains  pas  pour  mon  vœu;  et  je  sais  bien  que  vous  pouvez 
m'en  relever.  De  mes  péchés,  je  vous  prie,  absolvez-moi,  père  très 
saint.  Mais  je  ne  désire  en  aucune  façon  de  ne  pas  suivre  les  traces  de 
mon  Seigneur!  »  Elle  eut,  comme  saint  François,  l'amour  insigne  de 
la  pauvreté.  Tard  dans  sa  vie,  elle  se  souvenait  du  jour  qu'ayant 
renoncé  à  toute  richesse  et  à  toute  possession  des  choses  de  la  terre, 
elle  avait  commencé  de  «  courir  plus  légère  sur  les  pas  de  Jésus- 
Christ.  »  Elle  a  recherché,  durant  sa  vie  entière,  toutes  les  mortifica- 


228  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lions,  jeûné,  porté  le  cilice  et,  de  mille  manières,  tourmenté  son 
corps  innocent.  Elle  a  supporté  la  souffrance  et  l'a  convoitée.  Or, 
habituellement,  «  les  maladies  mettent  la  tristesse  et  l'amertume 
dans  l'àme  ;  Claire,  il  semblait  que  la  souffrance  du  corps  augmentât 
ses  féKcités  spirituelles.  »  Et,  au  fort  de  l'affliction  charnelle,  son 
visage  était  joyeux.  Par  la  pauvreté,  par  les  mortifications,  elle  tend 
à  l'allégresse.  Conséquemment,  si  elle  s'aperçoit  que  ses  filles  ne 
sont  pas  gaies,  elle  a  soin  de  les  consoler.  La  nuit,  fût-ce  l'hiver 
et  par  les  grands  froids,  elle  se  levait,  parcourait  la  chambre  des 
sœurs  endormies;  elle  recouvrait  doucement  celles  qui  n'étaient 
point  assez  couvertes.  Si  l'une  était  languissante  ou  débile,  elle  atté- 
nuait pour  celle-là  les  austérités  de  la  règle,  de  façon  que  toutes 
pussent  «  demeurer  contentes.  »  Un  pareil  souci  du  contentement,  de 
la  gaieté  même,  dans  le  dénuement,  la  misère  du  corps,  c'est  la 
marque  franciscaine.  Sainte  Claire  après  saint  François,  auprès  de 
saint  François,  a  inventé,  pratiqué  ce  détachement  de  l'âme  heureuse 
de  son  détachement.  Un  jour,  quand  elle  fut  au  point  de  mourir,  on 
l'entendit  murmurer  :  «  Va  en  toute  paix;  tu  as  un  bon  guide  pour 
te  montrer  le  chemin;  pars  sans  crainte...  >>  On  lui  demanda  à  qui 
elle  parlait;  et  elle  répondit  :  «  J"ai  parlé  à  mon  âme.  »  Et  elle  a 
dit  à  ses  filles  les  Pauvres  dames,  dans  son  testament:  «  Aimez 
vos  âmes.  » 

Le  R.  P.  Binet,  jésuite,  que  Pascal  a  si  fort  maltraité,  jô  crois, 
injustement,  fit  un  panégyrique  de  sainte  Claire  ;  et,  comme  il  avait, 
avec  une  piété  accomplie,  un  grand  bon  sens  et  une  excellente 
drôlerie  oratoire,  il  ajouta  :  «  Je  vous  défends  très  expressément 
d'imiter  cette  vierge  sainte  ;  c'est  assez  pour  vous  de  l'admirer  !  » 
Mais  il  n'est  pas. à  craindre  que  le  monde  finisse  par  l'universelle 
imitation  de  sainte  Claire.  Et  les  saints  ne  risquent  pas  de  perdre  le 
monde  par  l'excès  de  la  perfection  qu'ils  proposent.  Ils  le  sauveraient 
plutôt,  par  leur  exemple  un  peu  suivi.  Et  sainte  Claire,  en  aucun 
temps,  n'est  dangereuse  et  n"est  inopportune,  qui  rappelle  aux 
vivans  qu'ils  ont  une  âme  ;  qui  les  invite  à  supporter  l'inévitable 
souffrance,  à  la  tourner  peut-être  en  bienfait  ;  et  qui  oppose  un  idéal 
de  pauvreté  à  l'énorme  «  Enrichissez-vous  »  qui  est  la  honte  et  la 
calamité  de  nos  époques. 

André  Beaunier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Depuis  longtemps,  on  annonçait  de  grands  préparatifs  allemands 
dans  la  Baltique;  depuis  quelque  temps,  il  n'y  avait  plus  de  doute 
que  sur  le  point  où  porterait  l'attaque;  attaque  navale,  ou  double 
attaque  combinée  par  terre  et  par  mer.  L'imminence  de  ce 
péril  était  la  première  des  raisons  invoquées  dans  l'appel,  plus 
patriotique  que  séditieux,  du  général  Korniloff.  L'occupation  de 
Riga,  la  possession  du  bassin  inférieur  de  la  Dvina,  rendaient 
l'expédition  plus  facile  ou  possible;  aussibien  l'Empire  «  inAincible,  » 
dont  c  l'avenir  est  sur  l'eau,  »  mais  le  présent  dessous,  avait -il  là, 
avec  un  échec  à  réparer,  sa  façade  d'orgueil  à  recrépir.  Et  puis,  ce 
que  nous  ne  sa^dons  pas,  ce  que  le  monde  étonné  a  appris  par 
l'étrange  confession  publique  de  l'amiral  von  Cappelle,  il  y  avait 
les  équipages  mutinés  d'une  flotte  qui  se  rouillait  dans  l'inaction  à 
reprendre  en  main  et  à  guérir  d'une  indiscipline  à  laquelle  aucune 
force,  même  allemande,  ne  surfit  ni  ne  résiste.  Une  opération  de 
grand  slyle  était  donc  certaine,  mais  où?  Serait-ce  en  Courlande,  sur 
les  bords  du  golfe  de  Riga,  sur  les  côtes  de  Livonie?  Ne  serait-ce  pas 
en  Finlande,  où  l'Allemagne  ne  voudrait  pas  perdre  les  fruits  de  la 
plus  savante  des  préparations,  telles  qu'elle  met  tous  ses  moyens  à  les 
faire,  et  telles  que  par  avance  elles  lui  livrent,  pense-t-elle,  le  pays  miné 
et  le  peuple  corrompu?  En  Finlande,  elle  travaillait  sur  un  vieux  fonds 
de  séparatisme  et  d'antipathie  qui  lui  assurait  le  plein  de  ses 
chances,  et,  pour  la  dernière  secousse  à  donner,  elle  savait,  les  ayant 
elle-même  formés,  qu'elle  trouverait  des  «  cadres  »  dressés  à  la  prus- 
sienne. Enfin,  de  Helsingfors,  avec  de  bons  yeux  et  de  longs  bras, peut- 
être  se  flattait-elle  de  découvrir  et  d'atteindre  Pétrograd. 

Nous  sommes  maintenant  fixés,  au  moins  sur  le  point  de  départ.  Une 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

escadre  impériale,  que  des  informations  autorisées  se  plaisent  à  peindre 
«  colossale,  «  —  dix  dreadnoughts,  dix  croiseurs,  un  essaim  de  tor- 
pilleurs, plus  de  cinquante,  —  a  jeté  des  troupes  dans  les  îles  d'Osel 
et  de  Dagô,  qui  ferment  du  côté  du  Nord  le  golfe  de  Riga,  en 
achevant  d'un  coup  précipité  la  conquête,  ainsi  que  celle  de  l'île 
jumelle  de  Moon,  l'élargissant  ensuite  et  en  quelque  sorte  l'éclairant 
par  la  prise  de  deux  autres  petites  îles,,  deux  îlots,  deux  écueils  à 
bâtir  des  phares,  Abro,  toute  proche,  Rounô,  au  milieu  du  golfe. 

Voilà,  pour  le  moment,  ce  que  les  Allemands  ont  fait  ;  mais  ce 
n'est  pas  le  plus  important  ;  le  plus  important  est  ce  qu'ils  vont  faire. 
Pour  le  moment,  ils  viennent  d'acquérir  une  base  dans  le  golfe  de 
Riga;  à  quelle  fm,  et  vers  quel  objectif?  Un  coup  d'œil  promené  sur 
la  carte  fait  immédiatement  apparaître,  sur  les  rivages  de  l'Esthonie, 
par  delà  l'île  Worms,  qui  flanque  Dago  à  l'Est,  Hapsal,  et,  en 
remontant.  Port- Baltique,  puis  Revel,  trois  têtes  deb'gnes,  et  puis,  au 
fond,  mais  tout  là-bas,  à  trois  cents  kilomètres,  Pétrograd.  Entre  les 
deux,  entre  la  base  et  l'objectif,  si  décidément  Hindenburg,  obstiné 
dans  son  unique  idée,  n'a  jamais  détaché  son  regard  de  Pétrograd,  de 
multiples  et  sérieux  obstacles,  la  nature,  le  sol,  le  chmat,  la  saison. 
Difficultés  connues,  auxquelles  s'adjoignent  deux  inconnues  :  la  capa- 
cité actuelle  d'efifort  des  Allemands,  à  court,  sinon  à  bout  d'effectifs, 
mais  c'est  la  moindre  ;  et,  —  c'est  la  principale,  —  la  capacité  de 
défense  de  la  Russie  dissoute  par  l'anarcMe,  hquéfîée  par  la  trahison. 

Divers  indices  permettent  de  supposer  que  l'armée  et  la  marine 
russes  commencent,  — U  en  est  temps,  — à  sentir  l'effroyable,  et,  sans 
elles,  l'irrémédiable  danger  ;  qu'elles  n'abandonneront  pas  la  patrie  à 
l'heure  suprême,  à  la  dernière  minute  où,  par  elles,  elle  puisse  être 
sauvée  ou  perdue.  Les  garnisons  de  l'île  d'Ôsel  paraissent  s'être 
battues  courageusement,  et,  dans  le  Soëla-Sund,  entre  Ôsel  et  Dagô, 
les  navires  russes,  quoique  inférieurs  en  nombre  et  en  puissance  à 
l'escadre  allemande,  lui  auraient  barré  la  route,  infligé  des  pertes  sen- 
sibles, l'auraient  obligée  à  se  retirer.  Kerensky,  — que  pouvait-il  faire? 
—  a  adressé  un  appel  à  la  flotte.  Cri  émouvant,  que  renforce  l'adjura- 
tion du  Bureau  des  Soviets  lui-même.  Et  sans  doute  on  a  tort  de  de- 
mander ce  que  le  gouvernement  pourrait  faire  :  il  devrait  commander, 
mais  qu'est-ce  que  le  commandement  sans  l'obéissance  ?  Les  mœurs 
révolutionnaires,  en  général,  ne  s'y  prêtent  pas,  et  le  tempérament 
russe,  ployé  séculairement  par  le  despotisme  à  la  servitude,  se  dérobe 
à  l'un  et  à  l'autre,  aussi  incapable  de  commander  que  d'obéir  dans  la 
liberté.  Tout  le  monde  en  Russie  voit  l'anarchie,  et  tout  le  monde, 


aEVUE.    —     CHRONIQUE..  23-1 

à  peu  près,  la  déplore,  mais  absolument  tout  le  monde  l'augmente. 
L'autre  jour,  le  ministre  de  l'Intérieur,  M.  Nikitine,  voulut  s'opposer  à 
ses  ravages;  que  fit-il  ?  11  décida  de  créer  des  «  comités  contre 
l'anarchie.  »  Ce  qui  est  proprement  verser  des  gouttes  d'eau  dans  le 
fleuve.  Comme  si  tous  ces  comités  ne  devaient  pas  être  de  nouveaux 
facteurs  d'anarchie,  et  comme  si,  contre  l'anarchie,  il  pouvait  y 
avoir  un  autre  «  comité  »  que  le  gouvernement  !  Mais  il  faut  un  gou- 
vernement. S'il  y  avait  à  Pétrograd  un  gouvernement,  s'il  y  avait 
même  quelque  part  en  Russie  un  pouvoir  local  intact  et  sain,  les  géné- 
raux Denikine,  Elsner  et  Markoff,  qu'on  envoie  rejoiildre  Korniloff 
sous  le  ciel  inclément  de  la  péninsule  de  Kola,  n'auraient  pas  été 
livrés  sans  protection  aux  exigences  injurieuses  des  soldats,  dont 
beaucoup,  probablement,  ne  leur  reprochent,  dans  le  «  secret  »  de  leur 
cœur,  que  d'avoir  voulu  les  contraindre  à  marcher. 

Néanmoins,  une  partie  de  la  flotte  de  la  Baltique  a  entendu  l'appel 
de  Kerensky.  Les  quatre  gros  dreadnoughts,  qui  s'étaient  enfermés, 
pour  des  fins  ultra-révolutionnaires,  dans  la  rade  de  Cronstadt,  n'en 
sont  pas  sortis.  Mais  des  vaisseaux,  malheureusement  plus  anciens  et 
plus  faibles,  les  mêmes  peut-être  qui  avaient  essayé  d'interdire  à  l'en- 
nemi le  détroit  de  Soëla,  ont  engagé,  à  l'entrée  du  golfe  de  Riga,  une 
vraie  bataille  navale  qui  ne  s'est  terminée  que  dans  le  Moon-Sund,  et 
où  les  Allemands  ont  payé  cher  leur  avantage.  Devant  des  masto- 
dontes du  type  Kaiser  et  Kœnig,  ils  ne  pouvaient  guère  que  se  faire 
écraser  ;  mais  ils  l'ont  risqué,  et  c'est  l'essentiel.  L'essentiel  est  de 
restaurer,  dans  l'armée  et  la  marine  russes,  l'esprit  de  devoir  et  de 
sacrifice.  La  Russie  commencera  à  être  moins  battue,  dès  qu'elle  aura 
recommencé  à  se  battre.  Et,  quelque  menace  qui  soit  dirigée,  de  Riga, 
d'Ôsel  ou  d'ailleurs,  contre  Revel  ou  même  contre  Pétrograd,  dès 
qu'elle  se  battra  comme  elle  sait,  peut  et  doit  se  battre,  rien  ne  sera 
irréparable. 

D'autant  plus  que  tout  ne  se  passe  pas  sur  le  front  oriental.  Les 
communiqués  de  Ludendorff  emploient  quelqpiefois,  comme  formule 
de  magnificence,  cette  expression  :  «  De  la  Baltique  à  la  Mer  Noire.  » 
Mais  ils  sont  encore  bien  modestes.  Il  faudrait  dire  :  '<  De  la  mer  du 
Nord  au  golfe  Persique.  »  A  l'un  des  bouts  de  cette  immense  ligne,  il 
y  a  les  Flandres,  Ypres,  Langemarck,  Poelcappelle  ;  et  il  y  a  la  Méso- 
potamie, Bagdad,  Ramadié,  à  l'autre  bout.  A  l'un  des  bouts,  les 
Anglais  tiennent  la  route  par  où  Falkenhayn  devait  venir  avec  les 
Turcs  d'Enver-pacha  ;  à  l'autre  bout,  les  armées  britanniques  des 
généraux  Gough  et  Plumer,  l'armée  française  du  général  Anthoine, 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quand  elles  auront  gravi  les  dernières  crêtes  de  Passchendaele  et 
détruit  les  nids  de  mitrailleuses  dont  se  hérisse  la  forêt  d'Houthulst, 
commanderont  les  trois  routes  de  Staden,  de  Roulers  et  de  Menin,  par 
où  les  Allemands  s'en  iront.  Il  se  pourrait  alors  que,  sans  que  la  côte 
eût  été  bombardée,  ils  fussent  décrochés  de  la  côte.  Et  qui  sait  si 
cette  perspective  ne  contribue  pas  à  les  rendre  plus  raisonnables  sur 
le  chapitre  de  la  Belgique?  Plus  raisonnables,  exception  faite  natu- 
rellement pour  les  fous  du  pangermanisme  :  encore  ces  fous-là  ne 
sont- ils  pas  peut-être  aussi  incurables  qu'ils  affectent  de  l'être,  et 
peut-être  y  a-t-il  dans  leur  cas  une  part  de  simulation.  Vont-ils 
entendre  la  fanfare,  de  joyeux  augure  pour  nous,  qui  s'élève  des 
bords  de  l'Aisne,  au  Sud-Ouest  de  Soissons,  par-dessus  les  70  canons 
enlevés  et  les  8  000  prisonniers  faits  aux  «  meilleures  troupes  de 
l'Allemagne,  »  derrière  leurs  zeppelins  abattus  ? 

La  précédente  quinzaine  avait  été  pour  la  diplomatie  allemande 
la  quinzaine  belge  ;  celle-ci  appartient  à  l'Alsace-'Lorraine.  La  AVil- 
helmstrasse,  comme  les  Muses,  aime  les  jeux  alternés.  Mais  sa 
manière  n'est  pas  de  glisser,  elle  appuie,  et  sa  manoeuvre,  peu  à  peu, 
se  dessine  et  se  précise,  jusqu'à  en  découper  les  gestes  en  ombres 
chinoises  sur  la  toile  tissée  du  fil  blanc  de  ses  malices.  Le  prologue 
de  la  comédie,  ou  du  moins  de  cette  comédie,  de  celle  qu"on  nous 
donne  en  ce  moment,  et  qui  n'est  pas  la  première,  a  été  récité,  non 
pas  à  Berhn  par  le  Chancelier,  son  secrétaire  ou  ses  sous-secrétaires 
d'État,  mais  à  Vienne  par  le  ministre  austro-hongrois  des  Affaires 
étrangères,  le  comte  Czernin,  au  lendemain  de  l'envoi  des  réponses  à 
la  Note  pontificale.  «  La  paix  tout  de  suite,  ou  la  guerre  à  outrance  !  » 
disait,  en  somme,  le  comte  Czernin.  «  La  paix,  »  feignait  de  dire, 
depuis  sa  résolution  du  9  juillet,  le  majorité  du  Reiehstag  allemand. 
Et  ce  n'étaient  que  murmures  endormeurs,  paroles  douces,  comme 
chantées,  bouche  close,  à  un  enfant  qu'on  berce.  La  voix  allait 
décroissant,  à  mesure  que  la  fatigue  gagnait.  D'abord  l'Allemagne,  en 
décembre  191(),  promettait  seulement  de  n'être  point  intraitable;  puis 
l'Autriche,  sous  les  auspices  du  nouveau  règne,  cherchait  des  accom- 
modemens  ;  puis  l'Allemagne,  à  son  tour,  descendant  des  généralités 
à  la  géographie,  se  montrait  avec  ostentation  arrangeante,  ou  prête 
à  l'être,  ou  inclinée  à  le  devenir,  tantôt  sur  un  point,  tantôt  sur  un 
autre,  qui  changeaient,  n'étaient  jamais  les  mêmes,  et  s'effaçaient,  si 
l'on  essayait  de  les  marquer.  Elles  espéraient  que  la  monotonie  du 
refrain  produirait  à  la  longue  des  effets  d'assoupissement.  Mais,  de 
temps  en   temps,  quelqu'un  faisait  du  bruit,  remuait  les  meubles, 


REVUE      —    CHRONIQUE.  233 

claquait  les  portes  dans  la  chambre  à  côté  ;  et  l'jilntente  était  sur  ses 
gardes.  Aux  avances  du  comte  Czernin,  M.  Winston  Churchill  répli- 
quait :  «  Ce  n'est  pas  l'heure  de  parler  de  paix.  »  Il  avertissait  les 
Alliés  :  «  On  ne  se  doute  pas  combien  on  a  été  près  de  la  victoire, 
avant  qu'elle  soit  un  fait  acquis.  »  Pourtant  voilà  des  heures,  des 
jours,  des  semaines  et  des  mois  que  l'Allemagne  et  l'Autriche  nous 
parlent  de  la  paix  ;  et,  à  force  de  nous  en  parler,  il  s'en  est  fallu  de 
peu  qu'elles  nous  en  fissent  parler. 

Le  procédé  a  été  le  même  pour  l'Alsace-Lorraine  que  pour  la  Bel- 
gique. L'Allemagne,  on  l'a  dit  vingt  fois,  mais  l'on  est  et  l'on  sera 
obligé  de  le  redire  sans  cesse,  porte  en  soi  une  puissance  de  répéti- 
tion, d'auto-imitation  indéfinie.  Rien  ne  l'éclairé,  ou  rien  ne  la  lasse. 
Elle  monte  laborieusement  un  coup,  l'exécute,  le  manque,  et  le 
recommence.  Quand  elle  croit  avoir  forgé  et  tenir  un  levier  à  ébran- 
ler le  monde,  à  peine,  si  elle  voit  que  le  monde  ne  bouge  pas, 
daigne-t-elle  changer  le  point  d'application.  Alors  elle  le  tàte,  pour 
ainsi  dire,  elle  promène  ses  prises  à  la  surface,  cherchant  l'endroit  où 
l'écorce  est  le  plus  faible  et  pourrait  craquer.  C'est  de  la  sorte  qu'elle 
a  mené  son  coup  de  la  paix  séparée  ou  de  la  paix  tout  court.  Paix 
séparée,  dans  la  pensée  allemande,  avait  un  premier  sens,  qui  était  : 
paix  de  séparation  et  de  brouille  entre  les  nations  de  l'Entente, 
suivant  la  tactique  frédéricienne.  L'Allemagne,  après  les  événemens 
de  mars,  et  devant  les  ravages  de  son  infiltration,  s'est  imaginé 
qu'elle  allait  détacher  du  bloc  occidental  la  Russie  révolutionnaire; 
n'y  ayant  pas  réussi,  elle  s'est  retournée  et  s'est  efforcée  de  détacher 
de  la  Russie  révolutionnaire  le  bloc  occidental.  Elle  a  peint  successi- 
vement les  AlHés  comme  enclins  à  faire  leur  paix  avec  les  Empires 
du  Centre  au  détriment  et  sur  le  dos  de  la  Russie,  ensuite  la  Russie 
résolue  à  faire  sa  paix  par  l'abandon  des  Alliés.  Le  bloc  a  résisté, 
malgré  toutes  les  fissures  et  tout  le  travail  moléculaire  qui,  au  dedans, 
le  secouait.  Les  deux  moitiés,  l'Est  et  l'Ouest,  en  sont  restées 
jointes.  Faute  de  mieux,  l'Allemagne  s'est  attachée  à  effriter,  à  ronger 
chacune  d'elles.  A  l'Ouest,  lorsqu'elle  nous  a  eu  ressassé  pendant 
plus  de  deux  ans  que  nous  nous  battions  pour  l'Angleterre  qui,  elle, 
ne  se  battait  que  pour  la  Belgique,  qui  peut-être  même  ne  rêvait  que 
de  s'installer  souverainement  à  Calais  ou  à  Boulogne,  elle  a  fait  dire 
à  l'Angleterre  que,  sur  la  Belgique,  il  y  aurait  moyen  de  s'entendre. 
Toute  la  presse  d'outre-Rhin  s'est  remplie  comme  par  enchantement 
de  dissertations,  de  discussions,  de  projets  concernant  la  Belgique; 
on  les  a  un  instant  rehaussés  et    dorés   d'une   couleur  diploma- 


234  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tique  ;  et  puis,  soudain,  le  château  de  cartes  s'est  écroulé,  on  a 
démenti. 

L'Alsace-Lorraine  a  pris,  dans  la  machination  renversée,  la 
place  de  la  Belgique.  L'Allemagne  s'est  mise  en  tête  d'insinuer  à 
l'Angleterre  et,  par  delà  l'Océan,  aux  États-Unis  qu'ils  se  battaient  uni- 
quement pour  la  querelle  française  qui  se  réduisait  toute  à  la  reven- 
dication de  l'Alsace-Lorraine,  tandis  que  la  presse  allemande  se  rem- 
plissait de  projets,  de  discussions,  de  dissertations,  cette  fois  sur  le 
sort  de  la  «  terre  d'Empire .  »  Des  conciliabules  avaient  lieu  à  Berlin 
entre  confédérés.  La  Bavière  voulait  qu'on  la  coupât  en  deux,  que  la 
Prusse  prît  la  Lon^aine,  et  qu'à  elle-même  on  donnât  l'Alsace. 
D'autres  voulaient  qu'on  en  fit  un  seul  État,  un  royaume  à  qui,  chez 
des  princes  aussi  prolifiques,  il  serait  facile  de  trouver  un  roi.  A  nous, 
cependant,  de  loin,  avec  des  détours,  on  versait  dans  l'oreille  que,  s'il 
nous  plaisait  de  «  causer  de  la  paix,  »  on  consentirait  sans  doute  à 
«  causer  »  aussi  de  l'Alsace-Lorraine.  Indirectement,  très  indirecte- 
ment, par  toute  espèce  d'intermédiaires,  de  pays  amis,  en  pays 
neutre,  l'avertissement  gracieux  se  multipliait.  La  docUe  Autriche, 
comme  toujours,  doublait  le  rôle,  faisait  l'écho. 

M.  Ribot  l'a  révélé  publiquement,  à  la  Chambre,  dans  sa  réponse 
à  l'interpellation  de  M.  Georges  Leygues  sur  «  le  personnel  et  l'action 
diplomatiques.  »  «  Hier,  a  dit  M.  Ribot,  c'était  l'Autriche  quise  déclarait 
disposée  à  faire  la  paix  et  à  satisfaire  nos  désirs,  mais  qui  laissait  volon- 
tairement de  côté  l'Italie,  sachant  que  si  nous  écoutions  ses  paroles 
fallacieuses,  l'ItaUe,  demain,  reprenait  sa  liberté  et  devenait  l'adver- 
saire de  la  France  qui  l'aurait  oubliée  et  trahie...  Hier  encore,  c'était 
l'Allemagne  qui  faisait  murmurer  que,  si  le  gouvernement  français 
voulait  engager  une  conversation  directe  ou  indirecte,  nous  pourrions 
espérer  qu'on  nous  restituerait  l'Alsace-Lorraine.  Le  piège  était  trop 
grossier  pour  qu'on  s'y  laissât  prendre.  L'Allemagne,  restée  seule,  a 
alors  jeté  le  masque  et  fait  cette  déclaration-  retentissante  de  M.  de 
Kiihlmann  :  Des  concessions  sur  l'Alsace-Lorraine?  Jamais  !  » 

A  ce  passage  :  «  Si  le  gouvernement  français  voulait  engager  une 
négociation,  nous  pourrions  espérer  qu'on  nous  restituerait  l'Alsace- 
Lorraine,  »  le  Journal  officiel  note  :  [Exclamations).  La  Chambre  des 
députés  s'est  récriée  de  stupéfaction.  L'intrigue  n'est  pourtant  pas 
nouvelle  ;  depuis  que  cette  trame  s'étire,  elle  devrait  être  usée  jusqu'à 
la  corde.  En  février  1915,  avant  que  l'Italie  fût  entrée  en  guerre,  et 
tandis  qu'U  lui  promettait,  aux  dépens  de  l'Autriche,  un  parecchio  de 
l'odeur  duquel  il  se  piquait  de  l'amener  à  se  satisfaire,  le  prince  de 


HEVUE.    CUHONIQUB.,  235 

Biilow  tenait  des  propos  analogues  ;  il  n'en  demandait  pas  le  secret  ; 
au  contraire,  et  ils  furent  rapportés  devant  témoins.  Après  un  grand 
éloge  des  vertus  déployées  par  nos  soldats  dans  cette  tragique 
épreuve,  et  l'assurance  qu'il  regarderait  comme  le  couronnement  de 
sa  carrière  de  pouvoir  dissiper  toute  haine,  toute  rancune  entre 
son  pays  et  le  nôtre,  il  ajoutaitque  l'Allemagne,  au  besoin,  payerait  ce 
bienfait  de  la  restitution  de  l' Alsace-Lorraine.  Et  comme  son  interlo- 
cuteur, syncopé,  —  on  l'eût  été  à  moins!  —  n'avait  pu  s'empêcher 
de  faire  observer  :  «  Altesse,  vous  n'auriez  pas  dit  cela  au  mois  de 
septembre  !  —  Mais  si,  aurait  vivement  riposté  M.  de  Bûlow,  mais  si, 
dès  le  mois  de  septembre  !  »  M.  von  dem  Bussche,  qui  n'en  est  pas  à 
une  dénégation  près,  pourra,  encore  ici,  démentir  autant  qu'il  lui 
conviendra  :  ce  sont  des  choses  qu'il  n'a  pas  sues,  trop  occupé  qu'il 
était,  en  ce  moment- là,  à  enterrer  des  caisses  de  bacilles  dans  le 
jardin  de  sa  légation  de  Bucarest. 

Entre  ces  premières  ouvertures,  ou  plutôt,  pour  employer  l'ex- 
pression  même  de  M.  Ribot,  ces  premiers  murmures  et  les  plus 
récens,  se  sont  sûrement  intercalées  cinquante  tentatives  du  même 
genre.  Personne  n'a  songé  à  les  prendre  au  sérieux.  «  Nous  aurons 
la  victoire,  et  nous  aurons  l'Alsace-Lorraine,  »  a  affirmé  avec  force 
M.  Ribot.  Spontanément,  immédiatement,  M.  Asquith,  M.  Lloyd 
George,  le  lord  Chancelier  en  Angleterre,  le  ministre  italien  Coman- 
dini,  le  président  WOson  et  le  gouvernement  des  Etals-Unis,  ont 
répété  et  renouvelé  le  serment.  Tous  s'accordent  à  mettre  en  lumière 
la  valeur  de  symbole  qu'a  prise  la  restitution  à  la  France  de  l'Alsace- 
Lorraine,  dans  cette  guerre  qui  a  été  entreprise  pour  la  défense  et  se 
poursuit  pour  la  réparation  du  droit.  Oui,  pour  tous  les  Alliés, 
l'Alsace-Lorraine  française  est  devenue  le  symbole  de  la  victoire  de 
l'Entente,  à  ce  point  que  ce  sont  comme  les  deux  termes  d'une 
équation  fondamentale,  dont  le  second  est  la  traduction,  la  transcrip- 
tion, la  consécration  visible  pt  tangible  du  premier.  Mais,  parallèle- 
ment, et  par  là  même,  par  le  contre-coup  nécessaire  de  ces  affirma- 
tions solennelles,  pour  l'Allemagne  aussi,  l'Alsace-Lorraine  a  pris  la 
valeur  d'un  symbole.  Lâcher  la  terre  d'Empire,  ce  sera  pour  l'Em- 
pire avouer  sa  défaite.  Il  ne  la  lâchera  donc  que  la  main,  le  poignet, 
le  bras  et  les  reins  brisés.  Dire,  par  conséquent  :  «  Nous  aurons  la 
victoire,  et  nous  aurons  l'Alsace-Lorraine,  »  c'est  dire  bien,  mais  ce 
n'est  pas  assez  dire.  Nous  n'aurons  l'Alsace-Lorraine  que  par  la 
victoire.  Victoire,  au  demeurant,  qui  peut  n'être  pas  exclusivement 
militaire,  pas  exclusivement  la  victoire  des  armes,  qui,  au  dernier 


236  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quart  d'heure  de  la  lutte  gigantesque,  de  la  bataille  universelle  où 
les  peuples  sont  engagés  contre  les  peuples,  sera  la  victoire  des 
races,  des  nations,  des  institutions,  des  gouvernemens,  et,  pour  tout 
résumer  d'un  mot  :  la  victoire  des  âmes.  Nous  l'aurons,  mais  plus 
sûrement,  et  plus  tôt,  et  plus  facilement,  si  nous  y  pensons  toujours 
et  si  d'autre  chose  nous  ne  parlons  jamais.  Changeons  le  refrain  âe  la 
chanson,  réveillons  ceux  qui  nous  endorment,  sortons  de  l'ombre  du 
mancenillier. 

Chez  nous,  la  race  est  bonne,  la  nation  est  saine,  les  institutions 
tiennent  et  se  tiennent  tant  bien  que  mal,  nous  sommes  couverts  par 
toute  notre  histoire  comme  par  un  bouclier  ;  le  point  névralgique,  il 
y  a  longtemps  qu'on  le  signale  ici,  c'est  le  gouvernement.  Mais  le  mal 
n'est  pas  seulement  un  mal  français,  et  même  n'est  pas  seulement 
un  mal  commun  aux  pays  de  l'Entente,  qui  seraient  en  état  d'infério- 
rité par  rapport  à  la  fameuse  organisation  allemande.  La  coalition 
de  l'Europe  centrale  en  souffre  tout  autant  que  nous.  L'énormité  de 
la  tâche  que  les  gouvernemens  ont  eu  à  remphr,  dans  l'un  et  l'autre 
camp  des  Puissances  belligérantes,  a  partout  mis  à  l'épreuve  le  maté- 
riel et  partout  usé  le  personnel  de  gouvernement.  En  rien,  peut-être, 
l'usure  produite  par  une  longue  guerre  n'est  plus  marquée.  L'Au- 
triche-Hongrie, où  ces  sortes  de  crises  sont  chroniques,  paraît  pour 
l'instant  apaisée  ou  assoupie  dans  la  somnolence  troublée  de  cau- 
chemars du  second  ministère  Seidler  et  du  ministère  Wekerlé.  La 
Bulgarie  et  la  Turquie  ne  vivent  pas  politiquement;  c'est  l'Allemagne 
qui  vit  pour  elles.  L'Empire  allemand,  chef  du  chœur,  suprême 
seigneur  de  la  guerre,  est  lui-même  en  proie  aux  discordes,  et 
languit  de  la  défaillance  de  l'autorité,  delà  carence  du  gouvernement. 
Guillaume  II,  à  son  retour  de  Sofia,  où  le  tsar  Ferdinand  (puisqu'à 
présent  il  n'y  a  plus  de  tsar  que  le  bulgare),  quoiqu'il  lui  ait  épargné 
les  barbarismes  de  son  latin,  lui  en  a  dit  quand  même  de  fortes,  qui 
montrent  à  nu  les  convoitises  de  ce  que  le  Cobourg  appelle  son 
peuple,  Guillaume  II  va  avoir  à  résoudre  une  difficulté  qui  n'est  pas 
mince,  et  qui  pourra  être  double.  On  a  annoncé  que  le  ministre  de  la 
Marine,  l'amiral  von  Cappelle,  emporté  par  les  révélations  singulières 
sur  les  mutineries  de  la  flotte  allemande,  dans  lesquelles  on  lui 
avait  fait  envelopper  plus  ou  moins  artificieusement  une  attaque 
contre  les  tendances  de  certains  partis  du  Reichstag,  a  dû  donner 
sa  démission.  On  a  ajouté  que  cette  démission  ne  serait  pas  la  seule, 
qu'elle  en  entraînerait  une  autre,  par  quoi,  une  troisième  fois  depuis 
191-4,  s'ouvrirait  en  Allemagne  une  vacance  de  la  Chancellerie.   Ce 


REVUE.    —    CURONIQUE.  237 

sont  des  signes  certains  qui  dénoncent  hautement  le  malaise.  Encore 
ne  veut-on  relever  par  prudence  que  ce  qui  se  voit;  mais  il  y  a  bien 
pis,  on  le  sent.  Tout  n'est  pas  fureur  de  théâtre  dans  les  querelles 
du  partide  la  «  Patrie  allemande  «  et  de  la  majorité  du  Reichstag;  les 
lignes  du  vieil  Hindenburg  ne  sont  pas  toutes  en  territoire  étranger; 
tous  les  communiqués  de  Ludendorff  ne  sont  pas  pour  le  dehors,  ni 
toutes  les  torpilles  de  M.  de  Tirpitz  pour  les  bâtimens  de  commerce 
ennemis  et  neutres.  L'Allemagne  politique  vacille,  plus  encore  que 
l'Allemagne  militaire. 

Mais,  il  faut  franchement  le  recoimaître  :  poUtiquemenl,  c'est-à- 
dire  dans  les  conditions  de  la  vie  politique  intérieure  de  chacun 
des  États  qui  la  composent,  l'Entente  n'est  guère  mieux  partagée. 
L'Angleterre  a  eu  ses  secousses.  L'Italie  est  au  bord  de  la  crise.  Les 
symptômes,  depuis- cet  été,  en  étaient  de  plus  en  plus  abondans  et  de 
plus  en  plus  aigus.  On  avait  eu,  le  l"2  août,  la  circulaire  adressée  aux 
maires  socialistes,  par  M.  Costantino  Lazzari,  secrétaire  du  parti,  ce 
Lazzari  que  quelqu'un  a  plaisamment  baptisé,  à  cette  occasion  :  // 
Segretario  non  fioreniino,  et  qui,  pour  le  rappeler  en  passant,  aurait 
assisté  à  l'une  des  réunions  de  notre  parti  sociahste,  à  nous,  lors  des 
palabres  tenues  quand  fut  défait  le  cabinet  Ribot.  Ladite  circulaire 
contenait,  entre  autres  beautés,  cette  phrase  monumentale  :  «  Tu 
connais,  écrivait  à  chacun  des  «  chers  camarades  maires,  »  avec  le 
tutoiement  civique,  le  citoyen  Costantino  Lazzari,  tu  connais  la  réso- 
lution exprimée  à  la  Chambre  par  les  camarades  députés  contre  un 
troisième  hiver  de  guei-re.  Un  parti  comme  le  nôtre  doit,  avec  hon- 
neur et  fermeté,  maintenir  foi  à  la  parole  donnée.  Les  communes 
sont,  sans  conteste,  un  moyen  politique  très  puissant  par  l'influence 
directe  qu'elles  ont  sur  les  populations  ;  eh  !  bien,  celles  qui  ont  été 
conquises  par  nous  doivent  toutes  servir,  dans  un  acte  concordant  et 
solidaire  de  protestation  et  de  résistance,  à  faire  triompher  notre 
thèse;  avant  Vhiver,  la  paix.  »  Le  25  septembre,  M.  Lazzari  réitérait 
sa  démarche,  qui  n'avait  pas  donné  tout  l'effet  attendu,  et,  le  26,  la 
direction  du  parti  socialiste,  que  harcelaient,  de  Rome,  de  Milan  et 
de  Parme,  les  manifestations,  hostiles  de  l'opinion,  déchaînée  par  la 
publication  du  document,  en  prenait  avec  lui  la  responsabilité. 
A  Turin  se  produisait,  à  propos  ou  sous  prétexte  d'un  manque  de 
vivres,  une  échauffourée  qui  touchait  à  l'émeute. 

Ces  agitations  se  répercutaient  vivement  sur  le  miheu  parle- 
mentaire. Et,  tandis  que,  d'un  côté,  du  côté  des  «  interventistes,  » 
on   blâmait  la    mollesse    du  ministre   de   l'Intérieur,   M.    Orlando, 


238  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'autre,  les  a  neulralisles  impénitens,  »  les  «  faiseurs  de  combinai- 
sons, »  les  «  fatigués,  »  marchaient  à  leur  pas,  qui  est  plus  discret  et 
plus  lent,  derrière  les  socialistes.  Ils  formaient  le  groupe  dit  des 
45,  bien  qu'il  n'eût  d'abord,  par  le  retrait  de  la  signature  de 
M.  Sandrini,  que  4^4  membres,  puis  47  par  trois  nouvelles  recrues, 
et  qu'enfin  il  se  vantât  de  dépasser  la  soixantaine.  Groupe  mixte, 
ondoyant  et  divers,  surnommé,  du  nom  d'un  de  ses  fondateurs,  par 
un  jeu  de  mots  trop  tentant  :  groupe  Speranza;  mais  à  base  giolit- 
tienne,  avec  le  propre  gendre  deM.  Giolitti,  M.  Chiaraviglio.  La  ren- 
trée se  faisant  dans  ces  dispositions,  le  ministère  Boselli  ne  pouvait 
esquiver  l'attaque.  Une  apostrophe  de  M.  Bissolati  au  député 
Grosso-Campana,  à  tort  ou  à  raison  soupçonné  d'avoir  mis  la 
main  dans  les  troubles,  la  déclaration  simple  et  nette  que,  le  cas 
échéant,  il  l'aurait  fait  fusiller,  déclaration  reprise  à  son  compte 
par  M.  Orlando,  contre  toutes  les  données  de  sa  psychologie, 
mais  aux  applaudissemens  des  trois  quarts  de  la  Chambre,  a 
condensé  et  précipité  le  débat.  Deux  grands  discours,  sur  des  sujets 
et  des  tons  différens,  mais  d'une  même  inspiration  et  dans  une  même 
direction,  ont  été  prononcés,  avec  un  succès  inégal,  par  M.  Canepa 
etM.  Nitti.Qaelle  que  soit  la  solution,  il  est  clair  que  l'Italie  ne  veut 
avoir,  ne  peut  avoir  et  ne  supportera  qu'un  gouvernement  pour  la 
guerre  et  non  un  gouvernement  pour  la  paix,  un  gouvernement 
renforcé  et  guéri  de  sa  facchezza,  seul  reproche  qu'on  ait  pu  faire  à 
celui  de  l'excellent  et  éminentM.  Boselli. 

Étant  entrée  dans  la  guerre  comme  elle  y  est  entrée,  ayant  rompu 
ses  anciennes  alliances  pour  se  rejeter  où  l'appelaient  impérieuse- 
ment son  passé,  son  avenir,  ses  traditions,  son  idéal,  son  génie, 
il  est  impossible  à  l'Italie,  plus  qu'à  n'importe  quelle  Puissance,  de 
sortir  de  la  guerre  autrement  que  par  la  victoire,  car,  autrement,  c'est 
elle  qui  ferait  la  pire  chute  et  connaîtrait  le  pire  destin.  Qui  sera-ce  ? 
M.  Boselli  survivant,  M.  Nitti,  triomphateur  d'hier,  M.  Orlando  ré- 
habilité ?Tant  que  M.  Sonnino  restera,  ce  sera  M.  Sonnino.  On  peut 
juger  maintenant  de  la  faute  commise  en  ne  soutenant  pas  suffisam.- 
ment  le  ministère  Salandra.  La  perpétuité  de  M.  Sonnino  à  la  Con- 
sulta en  a  atténué  les  conséquences.  Pourvu  qu'il  y  demeure,  il  est 
secondaire  qu'il  soit  ou  ne  soit  pas  président  du  Conseil,  et  s'il  ne 
l'est  pas,  peu  importe  qui  le  sera.  Parmi  les  hommes  poUtiques  de 
son  pays,  M.  Sonnino  a  toujours  fait,  et  il  ferait,  parmi  les  hommes 
politiques  de  tout  pays, une  figure  originale.  Il  n'a  jamais  désiré  d'être 
à  une  place,   n'a  Jamais  accepté  que  d'être  à   sa  place.    Lui   aux 


REVUE.    CHRONIQUE.  239 

Affaires  étrangères,  pour  l'Entente,  le  gouvernement  italien,  c'est  lui. 

En  Russie,  le  cabinet  de  coalition,  formé  par  M.  Kerensky,  — six 
socialistes,  neuf  bourgeois  libéraux  ou  radicaux,  deux  militaires,  — 
vient  de  se  présenter  devant  le  u  Pré-Parlement,  »  ou  «  Conseil  provi- 
soire de  la  République  russe.  »  Sur  le  titre  légal  de  ce  Pré-Parlement, 
ses  droits,  ses  pouvoirs,  sa  composition  même,  il  y  aurait  beaucoup  à 
dire.  Mais  M.  Kerensky  tout  le  premier,  et  le  Pré-Parlement  avec  lui,  ne 
nourrissent  là-dessus  aucune  illusion.  Il  s'agit  simplement  de  gagner, 
comme  on  le  pourra,  les  élections  à  la  Constituante.  Ce  qu'il  faut  du 
moins  indiquer,  c'est  que  le  gouvernement  s'est  trouvé  sans  délai  en 
butte  à  l'obstruction  aveugle  et  sourde,  mais  hurlante,  des  «  maxima- 
listes.  »  M.  Trotsky  est  sorti,  suivi  de  sa  bande,  avec  des  invectives  et 
des  défis.  Notons,  à  ce  propos,  que  M.  Trotsky  s'appelle,  à  l'état-civil, 
Bronstein,  et  qu'il  est  l'un  des  séides  de  Lénine,  qui  s'appelle  Zeder- 
blum.  A  ce  propos  encore,  exprimons  le  vœu,  si  les  délégués  régu- 
lièrement investis  du  gouvernement  pro^dsoire  doivent  être  accom- 
pagnés, à  la  prochaine  conférence  interalhée,  d'un  «  représentant 
des  élémens  démocratiques,  »  ce  représentant  vienne  à  visage  décou- 
vert, sous  le  nom  de  son  père,  et  non  sous  un  pseudonyme;  que 
Feldmann ne  se  travestisse  pas  en  Tchernoff, Nahimkes  en  Stekloff, 
Apfelbaum  en  Zinovieff,  Rosenfeld  en  Kameneff,  Furstenberg  en 
Ganetzky,  etc.  La  moindre  des  précautions  que  les  Alliés  puissent 
prendre,  avant  d'étaler  leurs  secrets,  est  de  savoir  exactement  à  qui 
ils  ont  affaire. 

En  France,  nous  avons  côtoyé  la  crise;  mais  nous  l'avons  évitée, 
ou  elle  paraît  différée,  • —  pour  combien  de  jours?  Tout  s'est  borné 
au  départ  de  M.  Ribot^  remplacé  par  M.  Barthou,  à  qui  son  intelli- 
gence prompte  et  souple  permettra  d'abréger  son  apprentissage.  La 
démission  collective  du  ministère  entre  les  mains  du  président  du 
Conseil,  dont  la  démission  personnelle  était  refusée,  n'a  été,  au 
résultat,  qu'un  simulacre.  Pour  faire  tomber  un  seul  portefeuille,  on 
a  fait  semblant  d'en  rendre  vingt-neuf.  L'origine  même  de  cet 
imbrogho  médiocre  doit  demeurer  mystérieuse.  L'intérêt  national 
ordonne  de  la  taire.  M.  Ribot  s'en  va,  salué  par  tous  ceux  qui  ont 
pu  mesurer  ou  peser  ce  qu'il  avait  apporté,  dans  le  Conseil,  de  savoir 
et  d'expérience  et  ce  qu'il  en  emporte.  Il  se  peut  que,  du  fait  de  tel 
ou  tel,  une  erreur  ait  été  commise,  mais  on  ne  corrige  pas  une 
erreur  en  y  ajoutant  une  faute.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  avons  encore 
un  ministère  :  nous  voudrions  être  aussi  sûrs  d'avoir  enfin  un  gou- 
vernement. 


2i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  neutres  ne  sont  pas  plus  tranquilles.  Une  crise  se  prépare  en 
Espagne,  il  y  en  a  un  symptôme  dans  la  retraite  du  maréchal  Primo 
de  Rivera.  Peut-être,  si  elle  n'avorte  pas,  son  développement  et  sa 
conclusion  nous  réserveront-ils  des  surprises.  La  Suède,  en  atten- 
dant, a  résolu  la  sienne  d'une  façon  qui  n'est  point  banale.  Le  profes- 
seur Eden,  chargé  de  constituer  un  Cabinet,  l'a  composé  de  libéraux 
et  de  socialistes,  mais  là  n'est  pas  la  nouveauté.  Ce  qui  est  neuf,  et 
ce  qui  est  beau,  c'est  qu'il  n'ait  pas  craint  de  mettre  à  la  Marine  un 
lieutenant  de  vaisseau,  à  l'Instruction  publique  un  maître  d'école,  à 
l'Agriculture  un  agriculteur,  à  la  Justice  un  avocat,  à  l'Intérieur  un 
préfet,  aux  Affaires  étrangères  un  membre  de  la  Cour  de  La  Haye. 
Le  ministre  de  la  Guerre,  il  est  vrai,  est  un  négociant  ;  mais,  pour 
la  Suède,  au  centre  des  hostilités,  le  commerce  n'est-il  pas  une 
forme  de  la  guerre  ? 

Le  trait  distinctif  de  tous  ces  embarras  politiques  ou  parlemen- 
taires des  Empires  du  Centre,  des  États  de  l'Entente  et  des  pays 
neutres,  c'est  le  rôle  qu'y  jouent,  sur  la  scène  ou  dans  la  coulisse,  les 
diverses  fractions  du  parti  socialiste.  Il  est  sous  notre  crise  à  nous, 
dans  la  crise  russe,  dans  la  crise  allemande,  dans  la  crise  espagnole, 
dans  la  crise  suédoise.  Il  se  manifeste,  s'entretient,  se  grossit,  par 
son  action,  sa  propagande,  ses  congrès  nationaux,  Bordeaux,  Wiirz- 
bourg,  ses  conférences  ou  ses  projets  de  conférences  internationales, 
Berne,  Stockholm;  par  son  ubiquité,  son  indiscrétion,  sa  ténacité, son 
audace.  Il  pose  pour  aujourd'hui,  et  plus  encore  pour  demain,  le  plus 
redoutable  des  problèmes.  En  vain  cherche-t-on,  en  face  de  lui,  des 
transitions,  des  transactions.  On  ne  fait  pas  au  socialisme  sa  part  : 
dès  qu'il  pénètre  dans  le  gouvernement,  il  l'a  bientôt  envahi  tout 
entier. 

Charles  Benoist. 


Le  Directeur-Gérant, 
René  Doumig. 


LA  FLAMME 

QUI  NE  DOIT  PAS  S'ÉTEINDRE 


I 

LA   RACE    DE    FRANCE 


La  société  a  des  intérêts  communs,  et  chaque  homme  ses 
intérêts  particuliers.  Faire  aux  uns  et  aux  autres  leur  juste 
place  est  difficile,  parce  qu'ils  n'inspirent  pas  une  sollicitude 
égale  à  l'homme,  leur  arbitre.  Pour  s'attacher  à  son  propre 
avantage,  même  minuscule  et  éphémère,  il  suffit  d'être  égoïste, 
et  qui  ne  l'est  pas?  Pour  embrasser  l'avantage  public  et  per- 
manent de  la  société,  il  faut  sortir  de  soi,  et  combien  en  sont 
capables?  L'intérêt  général  ne  touche  que  les  plus  désinté- 
ressés et  les  plus  perspicaces,  c'est-à-dire  les  plus  rares  des 
hommes;  l'intérêt  individuel  passionne  la  foule  à  qui  manquent 
l'impartialité  et  la  prévoyance. 

Comme  l'utilité  générale  ne  peut  être  servie  que  par  la 
collaboration  des  particuliers,  et  qu'ils  ne  la  peuvent  servir 
sinon  par  certains  renoncemens  à  leur  autonomie,  l'homme, 
prévenu  contre  ces  sacrifices,  est  tenté  de  croire  ennemis  l'in- 
térêt public  et  l'intérêt  individuel,  et,  se  préférant,  de  refuser 
tout  sacrifice  à  la  cause  sociale.  Or,  plus  celle-ci  est  méconnue, 
plus  s'appauvrissent  les  forces  protectrices  de  l'ordre  nécessaire 
à  tous,  et,  quand  la  société  reste  sans  défense,  les  intérêts 
généraux  entraînent  dans  leur  ruine  les  intérêts   particuliers. 

TOME    XLII,    —    1917.  16 


242  BEVXJE    DES    DEUX   MONDES.) 

Alors  apparaît,  trop  tard,  qu'au  lieu  d'être  adverses  ils  étaient 
solidaires  et  qu'il  eût  fallu,  pour  protéger  ceux-ci,  protéger 
ceux-là. 

Telles  sont  les  évidences  que  mettent  en  lumière  les  destins 
successifs  de  la  famille  française.  Elle  a  été  l'orgueil,  elle  est 
aujourd'hui  l'anxiété  de  la  France.  Constituée  d'abord  pour 
défendre  la  puissance  de  la  race,  puis  transformée  pour  accroître 
la  liberté  de  l'homme,  elle  est  devenue  la  victime  du  conflit 
entre  l'intérêt  général  et  l'intérêt  individuel. 

I 

L'histoire  de  notre  race  fut  longtemps  Thistoire  d'une 
ascension.  Depuis  la  ruine  de  l'ancienne  Rome  et  durant  tout 
le  moyen  âge,  parmi  les  multitudes  aux  groupes  divisés  et  à  la 
grandeur  en  gestation,  la  France  s'élève  de  siècle  en  siècle, 
sans  rencontrer  d'égaux.  Déjà  formée  en  un  tout  et  massive, 
elle  domine  l'Europe  qui  seule  alors  compte  dans  le  monde  : 
l'Europe  où  l'Espagne,  tournée  vers  les  Maures,  n'agit  pas 
encore,  où  l'Italie  et  les  Flandres  entretiennent  avec  les  profits 
de  leur  commerce  les  discordes  de  leurs  cités,  où  l'anarchie 
allemande  n'obéit  pas  à  l'Autriche  et  ne  prévoit  pas  même  la 
Prusse,  où  la  Russie  contenue  par  la  Pologne  n'a  pas  pénétré. 
Les  rivaux  ne  commencent  pour  nous  qu'après  la  Renaissance  : 
peu  à  peu  les  régions  éparses  et  qui  cherchaient  leur  centre  se 
forment  en  Etats  et  gagnent  leur  taille  par  les  poussées  habi- 
tuelles à  l'âge  de  croissance,  tandis  que  la  France  continue  de 
grandir  avec  le  progrès  ralenti  de  sa  maturité  toujours  jeune. 
Entre  eux  et  elle,  grâce  à  l'avance  qu'elle  avait  prise,  l'écart 
subsiste,  qui  insensiblement  diminuera  (1).  Au  xvi®  siècle,  la 
race  française  est,  par  le  nombre,  presque  la  moitié  de  l'Eu- 
rope. La  France  de  Louis  XIV  est  le  tiers,  celle  de  1789  le 
quart;  mais  aucun  des  autres  peuples  n'a  autant  de  nationaux 
qu'elle.  Après  les  guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  non 
seulement  elle  est  réduite  au  cinquième  du  monde  européen, 
mais  les  Russes  et  les  Allemands  ont  conquis  la  primauté  du 

Jl)  Siméoa  Luce,  dans  VHisloire  de  Beriravd  du  Guesclln  et  de  soti  époque,  a 
écrit  :  »-  11  est  maintenant  liors  de  doute  que  la  population  de  la  France,  avant 
la  guerre  de  Cent  Ans,  égalait  au  moins,  si  elle  ne  dépassait  un  peu  sur  certains 
points,  celle  de  la  Fiance  actuelle.  » 


LÀ    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  243 

nombre.  Durant  le  xix*  siècle,  le  renversement  de  la  hiérarchie 
se  continue  au  profit  d'autres  races  qui,  non  seulement  en  Europe, 
mais  dans  l'univers,  continuent  à  grandir  plus  que  nous,  et, 
au  XX'  siècle,  la  Russie  avec  130  millions  d'habitans,  les  Etats- 
Unis  avec  100,  l'Allemagne  avec  70,  le  Japon  avec  52,  l'Autriche 
avec  48,  l'Angleterre  avec  44  devancent  la  France  qui,  avec  39, 
est  passée  du  premier  rang  au  septième.  Encore  n'est-ce  que  le 
début  d'un  déclin  que  les  années  précipitent.  Déjà  onze  fois, 
à  intervalles  de  plus  en  plus  proches,  les  décès  en  France  ont 
été  plus  nombreux  que  les  naissances.  Rien  ne  croît  plus  que 
la  stérilité  des  familles. 

Sous  François  P'',au  moment  où  l'on  commença  de  constater 
un  affaiblissement  de  la  vigueur  anccstrale,  on  comptait  en 
moyenne  sept  enfans  par  famille.  Sous  Louis  XIV,  il  n'y  en  a 
plus  que  cinq;  en  1789,  quatre  ;  en  1870,  trois;  en  1914,  deux. 
Deux  enfans  par  famille,  voilà  pour  une  race  le  nombre  de 
décadence.  Il  suffirait  tout  juste  à  maintenir  stationnaire  la 
population,  et  chaque  couple  serait  remplacé  par  deux  êtres 
qui  prendraient  sa  place,  pourvu  que  tous  survécussent  et  se 
mariassent  à  leur  tour.  Mais  chaque  génération  a  ses  jeunes 
rebelles  à  la  vie  et  ses  réfraclaires  au  mariage.  Le  célibat,  voca- 
tion faite  surtout  par  la  fantaisie  du  caractère  et  du  cœur,  état 
le  plus  rebelle  au  mesurage  et  aux  moyennes,  a  pourtant  été 
saisi  par  la  statistique  comme  un  phénomène  constant  :  il 
recrute  du  neuvième  au  sixième  de  chaque  génération.  Si  le 
neuvième  ou  le  sixième  des  adultes  s'abstient  de  perpétuer  la 
race,  tout  le  vide  ouvert  par  la  mort  ne  sera  pas  comblé  par 
les  deux  enfans  qui,  à  chaque  foyer,  prennent  la  place  de  leur 
père  et  de  leur  mère.  L'amoindrissement  de  la  race  est  donc 
inévitable  et  progressif. 

Certains,  qui  mettent  leur  courage  à  ne  s'inquiéter  jamais 
de  rien,  s'accommodent  de  cet  amoindrissement  comme  s'il 
marquait  non  une  maladie,  mais  simplement  une  date  dans 
notre  existence.  Un  âge  viendrait  pour  les  races  où  elles  n'ont 
plus  besoin  de  grandir  pour  se  conserver,  et  elles  auraient  la 
preuve  qu'elles  sont  parvenues  à  la  plénitude  de  la  force 
quand  l'accroissement  du  nombre  se  ralentit.  C'est,  il  est  vrai, 
une  règle  de  nature  que  les  populations  sorties  de  l'adolescence 
progressent  d'une  marche  plus  lente.  Mais  tant  qu'elles  sont 
dans  leur  maturité    vigoureuse,    elles  ne  restent   jamais  sur 


244  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

place,  et  la  marque  de  leur  santé  est  précisément  que  le  croit 
total  de  la  race  compense  encore,  et  au  delà,  le  déclin  de  la 
fécondité  dans  chaque  foyer.  Dans  toutes,  si  paresseusement 
qu'elles  retardent  sur  leur  ancienne  ardeur  d'enfanter,  la  popu- 
lation augmente.  Leur  force  vive  est  le  nombre  annuel  des 
naissances,  déduction  faite  des  décès,  et  voici  les  chiffres.  La 
Russie  s'accroît  par  an  d'à  peu  près  4S00  000  et-»perd  2700  009; 
l'Allemagne  gagne  2000  000  et  perd  1  100000;  l'Autriche  gagne 
nOOOOO  et  perd  1100000;  l'Angleterre  gagne  900000  et  perd 
450  000;  l'Italie  gagne  1000  000,  et  perd  650  000;  la  France 
gagne  750000  mais  perd  presque  autant,  parfois  un  peu  plus. 
L'excès  des  naissances  sur  les  décès  ajoute  chaque  année  plus 
d'un  million  d'hommes  à  la  Russie,  plus  de  900000  à  l'Alle- 
magne, plus  de  500  000  à  l'Autriche,  plus  de  400  000  à  l'Angle- 
terre, 350  000  à  l'Italie.  Nos  excédens  étaient  de  30  000,  de 
20  000  avant  qu'ils  disparussent.  Si  nous  ne  sommes  pas  tombés 
plus  bas,  c'est  que  chez  nous  l'on  meurt  peu.  Longtemps  les 
médecins,  comme  s'ils  désespéraient  des  naissances,  ont  con- 
centré leurs  efforts  sur  la  durée  de  la  vie,  et  dans  la  masse 
des  Français  la  proportion  des  vieillards  augmente.  Pour  les 
autres  peuples,  se  conserver,  c'est  poursuivre  d'une  allure  plus 
lente  la  route  par  laquelle  on  s'élève.  Nous  seuls,  après  une 
halte  devenue  pour  nous  le  sommet,  avons  rebroussé  chemin 
pour  redescendre.  Chaque  mouvement  d'eux  et  de  nous  aug- 
mente la  différence  de  nos  altitudes  et  de  nos  destinées  :  ils 
continuent  à  monter  vers  la  vie,  nous  enfonçons  dans  les  ave- 
nues de  la  mort. 

La  mort  elle-même  a  ses  résignés.  Ils  ne  s'étonnent  pas 
qu'après  un  si  long  et  si  grand  passé  la  France  soit  au  bout  de 
son  avenir;  ils  ne  se  sentent  pas  coupables  que  sa  vieillesse 
n'enfante  plus.  Ils  se  soumettent  à  leur  sort  comme  à  la  néces- 
sité invincible.  Mais  prétendre  que,  pour  les  peuples  comme 
pour  les  hommes,  la  vieillesse  soit  le  commencement  fatal  de  la 
fin  est  un  sophisme  encore.  Oui,  les  jours  de  chaque  homme 
sont  comptés,  de  quelque  manière  qu'il  les  emploie,  et,  s'il  les 
abrège  quelquefois  par  sa  faute,  ses  vertus  ne  prolongent  pas 
les  délais  de  son  passage  sur  la  terre.  Mais  autres  sont  les  lois 
qui  mesurent  le  temps  aux  nations.  La  mort  n'est  pas  naturelle 
aux  sociétés  comme  elle  l'est  aux  hommes  qui  les  composent. 
Aucun  terme  n'est  lixé  d'avance  à  la  vie  des  races,  et  rien  n'est 


LA    FLAMiME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  245 

plus  inégal  que  leur  dure'e.  Los  unes  achèvent  en  peu  de  temps 
leur  destin,  les  autres  se  perpétuent  sans  vieillir.  J^es  malveil- 
lances de  la  nature  ne  sont  mortelles  qu'aux  individus  :  nulle 
convulsion  du  sol,  nulle  peste,  nul  fléau  ne  s'étendent  assez 
pour  anéantir  les  peuples.  Ceux  qui  périssent  reçoivent  le 
coup  mortel  d'une  main  humaine,  soit  qu'ils  disparaissent 
dans  des  guerres  d'extermination  comme  la  barbarie  les  connut 
et  comme  la  civilisation  les  a  parfois  renouvelées,  soit  qu'eux- 
mêmes  détruisent  en  eux,  par  des  vices  devenus  à  la  longue  des 
poisons,  l'aptitude  à  vivre.  Les  sociétés  ne  sont  pas  faites  pour 
mourir  :  on  les  assassine  ou  elles  se  tuent,  et  dans  leur  fin  il  y 
a  toujours  un  crime.  Cette  loi  de  responsabilité  apparait  dans 
le  sort  des  races  qui,  avant  le  contact  de  la  civilisation,  vécurent 
paisibles  en  Amérique  et  heureuses  dans  la  Polynésie.  Les 
unes  ont  été  anéanties  par  une  férocité  plus  forte  que  leur  cou- 
rage, les  autres  ont  reçu  d'une  inimitié  moins  hâtive,  mais  non 
moins  atroce,  jes  vices  que  leur  sauvagerie  n'apas  su  repousser  : 
c'est  d'eux  qu'elles  meurent. 

Rien  ne  ressemble  moins  à  ces  lamentables  restes  que  la 
France.  Mais  les  décadences  aussi  ont  leur  jeunesse  qui  se 
duperait  à  faire  la  dédaigneuse  en  face  des  dégradations  plus 
avancées.  Les  mêmes  vices  qui  ont  épuisé  les  races  agonisantes 
menacent  et  déjà  contaminent  les  races  les  plus  fières  d'elles- 
mêmes.  Médecins,  moralistes,  hommes  de  science  et  hommes 
d'Etat  dénoncent  par  un  témoignage  unanime  comme  les  fléaux 
les  plus  redoutables  pour  l'avenir  du  genre  humain,  une  trinité 
empoisonneuse.  La  pratique  des  voluptés  sexuelles  multiplie  les 
contagions  que  la  vieille  morale  appelait  très  justement  les 
maladies  honteuses  :  rien  de  plus  commun  que  les  contracter, 
rien  de  plus  lent  que  les  guérir,  rien  de  plus  incertain  que  leur 
cure.  Elles  sont  des  causes  durables  de  stérilité,  et  quand  elles 
transmettent  la  vie,  elles  la  corrompent;  c'est  d'elles  que 
meurent  tant  d'enfans  en  bas  âge,  par  elles  qu'il  y  a  tant 
d'aveugles,  de  paralysés,  d'incomplets,  et  que  se  propagent  les 
plus  incurables,  les  plus  répugnantes  et  les  pires  dégradations 
de  l'espèce.  L'ivrognerie,  très  ancienne  compagne  de  l'homme, 
et  jusqu'à  nos  jours  compagne  plus  humiliante  que  funeste, 
s'est  changée  en  un  vice  tout  nouveau  depuis  que  l'alcool, 
extrait  de  tout  plus  que  du  vin,  est  devenu  le  liquide  préféré 
des  buveurs.  Or  si  le  vin,  même  à  dose  forte,  est  tonique,  l'alcool, 


246  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

même  à  faible  dose,  est  vénéneux,  il  entraîne  la  diminution  de 
la  volonté  et  de  l'intelligence,  et  parmi  les  tares  transmissibles, 
la  démence,  la  fureur  épileptique  et  la  paralysie  générale.  Enfin 
la  débauche  et  l'ivresse  fraternisent,  s'excitent  l'une  l'autre, 
accumulent  leurs  dommages  sur  l'être  perverti  par  elles  et 
livrent  son  corps  déchu  au  mal  qu'on  pourrait  appeler  le  mal 
des  démocraties:  car  dans  les  sociétés  où  presque  tous  doivent 
gagner  leur  vie,  et  l'user  pour  la  gagner,  l'anémie  livre  les 
organes  du  pauvre  à  la  pire  envahisseuse,  à  la  destructrice  uni- 
verselle :  la  tuberculose.  Quand  aux  excès  du  labeur  s'ajoutent 
ceux  du  boire  et  de  la  volupté,  il  faut  désespérer  de  la  santé 
générale.  Les  chefs  de  la  science  médicale  proclament  que 
«  l'implacable  continuité  du  mal  fait  la  tuberculose  autrement 
meurtrière  que  les  fléaux  historiques  :  la  peste,  le  choléra,  les 
inondations,  les  tremblemens  de  terre  (1).  » 

Si  cette  contamination  n'épargne  aucun  des  peuples  modernes, 
sa  triple  malignité  a  atteint  particulièrement  la  France.  Les 
excès  alcooliques  étaient  comme  préparés  à  notre  pays  par 
l'abondance  et  la  qualité  de  ses  vignobles  et  la  coutume  de 
s'abreuver  à  grands  coups  aux  vins  nationaux,  et,  hier  encore, 
il  se  buvait  plus  d'absinthe  dans  la  France  seule  que  dans  le 
monde  entier.  L'avarie  menaçait  une  race  au  tempérament  sen- 
suel, et  aujourd'hui  les  professeurs  de  médecine  ne  dissimulent 
pas  les  ravages  du  mal  (2).  Enfin  la  France  a  été  le  pays  où  la 
tuberculose  allait  multipliant  le  plus  les  victimes. 

Mais  si  ces  trois  fléaux  préparent  une  génération  qui,  afi'ai- 
blie  par  leurs  malfaisances  héréditaires,  n'aura  plus  la  force 
d'enfanter,  ils  sont  lents  à  produire  cette  déchéance  suprême. 
Aucun  d'eux  n'entraîne  comme  suite  immédiate  la  stérilité. 
Leur  plus  redoutable  mal  est  au  contraire  de  transmettre  leurs 
tares.  Les  nations  les  plus  contaminées  par  l'avarie  comptent 
parmi  les  plus  prolifiques;  l'ivresse,  la  tuberculose,  au  lieu 
d'amortir  les  instincts  sexuels,  les  rendent  plus  vifs.  La  compa- 
raison entre  les  autres  races  et  la  nôtre  prouve  que  la  France 
n'est  pas  le  pays  où  l'avarie  sévit  le  plus;  la  comparaison  avec 


(1)  «  Nefauche-t-elle  pas  sur  le  globe  annuellement,  plus  de  2  000  000  de  vies 
humaines  ?»  —  (Le  professeur  Landouzy,  en  avril  1912,  au  Congrès  internationa' 
de  Rome  contre  la  tuberculose.) 

(2)  Quinze  pour  cent,  suivant  les  uns,  vingt  pour  cent,  suivant  les  autres, 
soit  un  individu  sur  cinq  à  si.^.  —  Voir  Emile  Duclaux,  U Hygiène  sociale,  p.  233. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  247 

nous-mêmes  établit  que,  si  nous  e'tions  au  début  du  xx*"  siècle 
la  nation  la  plus  malade  des  deux  autres  poisons,  les  mesures 
d'hygiène  très  timidement  entreprises  depuis  une  vingtaine 
d'années  ont  enrayé  les  progrès  de  la  tuberculose  (i);  la  prohi- 
bition de  l'absinthe  a,  depuis  la  guerre,  coupé  court  à  l'ivresse 
la  plus  dangereuse.  En  résumé,  si  les  trois  fléaux  que  l'on 
s'accorde  à  considérer  comme  les  plus  menaçans  pour  le  genre 
humain  étaient  des  destructeurs  immédiats  de  population,  notre 
race  serait  plus  forte  qu'eux,  puisqu'elle  maintient  encore  à  peu 
près  le  chiffre  de  sa  natalité?  et  s'ils  conduisent  à  la  stérilité 
quand  une  longue  transmission  les  a  rendus  incurables,  notre 
race  encore  n'est  pas  leur  victime  définitive,  car  il  a  suffi  qu'elle 
commençât,  et  combien  peu,  la  lutte  contre  eux  pour  ralentir 
leur  progrès;  elle  est  donc  capable  de  les  vaincre.  Chez  nous 
leur  contagion  menace  plus  la  qualité  que  la  quantité  des 
naissances. 

Or,  c'est  la  quantité  qui  diminue. 

Diminue-t-elle  par  épuisement  de  la  force, génératrice  dans 
notre  race?  La  race  française  n'existe  pas  seulement  en  France. 
Au  Canada  vivent  les  descendans  des  62  000  Français  qui  y 
restèrent  quand  en  1763  notre  domaine  nous  fut  enlevé.  Or  au 
Canada  les  familles  d'origine  française  continuent  à  avoir  en 
moyenne  de  dix  à  douze  enfans;  et  dans  les  familles  d'origine 
anglaise  sept  à  huit.  En  Afrique,  des  colons  français,  en  Alsace- 
Lorraine  les  habitans  d'origine  française  ont  des  foyers  féconds. 
En  France  même,  les  ménages  sont  fort  inégalement  proli- 
fiques :  il  y  a  des  régions  où  la  rareté  des  enfans  est  devenue 
contagieuse;  il  y  a  des  régions  dans  lesquelles  les  anciennes 
mœurs  maintiennent  la  vieille  abondance.  Et  si  l'on  met  en 
parallèle  les  diverses  races,  on  constate  que  les  foyers  excep- 
tionnels de  vingt  à  vingt-cinq  enfans  sont  surtout  des  foyers 
français. 

La  majorité  de  la  race  éprouve-t-elle  en  France  pour  le 
mariage  cette  satiété  jadis  mortelle  à  la  Grèce  et  à  Rome?  Là, 
quand  la  licence  des  mœurs  eut  détruit  la  société  conjugale, 
celle-ci,  réduite  à  une  rencontre  éphémère  où  chacun  des  époux 
se  réservait  la  séparation  des  patrimoines,  des  intérêts,  des  com- 

(1)  «  Sous  l'influence  de  la  chasse  qui  lui  est  faite,  la  tuberculose  domine  en 
Angleterre  et  en  Allemagne,  tandis  qu'elle  reste  stationnaire  chez  nous.  »  Id., 
p.  16o. 


â48  tîEVUE    DES    DEUX    MO.NDGS., 

pagnies,  des  amours,  et  se  reprenait  par  le  divorce,  inspira 
autant  de  dégoût  qu'autrefois  de  ferveur,  et,  dans  l'État  où  tout 
déclinait,  l'institution  la  plus  impopulaire  devint  le  mariage.  II 
parut  plus  simple  d'éviter  une  condition  où  l'on  n'entrait  que 
pour  en  sortir,  et  le  célibat  l'emporta.  Les  célibataires,  s'ils  ne 
représentent  plus  seulement  ce  qu'il  faut  d'indépendance  aux. 
aptitudes  et  aux  inaptitudes  d'exception,  sont  les  plus  dange- 
reux adversaires  de  la  vie,  même  si  leur  renoncement  n'est 
pas  une  abstinence.  Le  mariage  seul  crée  l'honneur,  le  rang, 
la  stabilité  de  la  famille  :  à  son  foyer  seul  les  enfans  trouvent 
les  soins  dont  leur  corps  et  leur  àme  ont  besoin.  Partout  le 
concubinat  est  plus  avare  d'enfans  et  ses  enfans  meurent  davan- 
tage (1).  Les  célibataires  de  la  décadence  grecque  et  romaine 
étaient  assez  dissolus  pour  repeupler  leur  patrie,  si  la  volupté 
suffisait  :  ils  ont  laissé  la  terre  vide.  Mais  ils  n'ont  pas  cette 
malfaisance  dans  le  monde  moderne,  et,  réduits  tout  au  plus 
au  sixième  de  la  population,  ils  sont  assez  nombreux  pour  dimi- 
nuer sa  moralité,  pas  assez  pour  compromettre  son  existence.; 
Le  nombre  des  mariages  dépasse  dans  notre  pays  300000  par 
an.  Si  l'on  tient  compte  de  la  population  dans  les  divers  pays, 
nous  tenons  un  rang  moyen  parmi  les  peuples,  et  le  nombre 
des  mariages,  loin  de  baisser,  aurait  plutôt  tendance  à  monter.: 
Les  mariages  sont-ils  trop  tardifs  en  France?  Trop  précoces, 
lés  unions  épuisent  dans  les  époux  trop  jeunes  la  sève  féconde; 
trop  ajournées,  elles  ne  donnent  à  la  formation  de  la  famille 
que  des  ardeurs  refroidies.  La  femme  de  dix-huit  à  vingt  ans, 
l'homme  de  vingt  et  un  à  vingt-quatre  parviennent  à  la  pléni- 
tude de  l'aptitude  conjugale, qui  va  diminuant  ensuite.  Il  semble 
qu'en  France  le  mariage  soit  tardif,  surtout  pour  les  hommes.i 
Mais  cette  apparence  tient  à  ce  que  les  gens  les  plus  observés 
sont  les  gens  en  vue  :  ceux  qui  reculent  le  moment  du  mariage 
sont  ceux  des  carrières  les  plus  publiques,  les  libérales.  Pour 
eux,  l'ignorance  de  l'avenir  se  prolonge  et  rend  difficile  leur  éta- 
blissement. Mais  plus  nombreux  sont  les  obscurs  à  qui  les 
chances  restreintes  de  leur  métier  laissent  moins  d'incertitudes. 
Grâce   à  eux,    l'âge    moyen   des   mariages    ne  dépasse  pas  en 

(1)  Durant  la  période  lie  1900  à  1904,  la  Franco  a  perdu,  sur  1 000  enfans, 
71,7  illégitimes  et  44,7  légitimes,  morts  au  moment  de  la  naissance,  et,  dans 
l'année  de  la  naissance,  24U  enfans  naturels  et  129  légitimes  (Statistique  interna- 
tionale 1907). 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.;  249 

France  un  peu  plus  de  vingt-sept  ans  pour  les  hommes  et  de 
vingt-trois  ans  pour  les  femmes.  Ce  n'est  pas  assez  pour  que  le 
couple  français  apporte  à  son  œuvre  familiale  les  prémices  de 
la  plus  productive  saison,  mais  c'est  assez  pour  qu'il  ait  encore 
le  temps  de  fructifier. 

Si  notre  race  n'est  inférieure  à  aucune  pour  les  dons  de 
nature,  si  sa  vigueur  n'a  pas  disparu  dans  un  épuisement  héré- 
ditaire, si  ses  mariages  sont  demeurés  fréquens,  leur  stérilité 
ne  tient  pas  à  ce  que  les  époux  ne  peuvent  pas  avoir  des  enfans. 
Elle  tient  donc  à  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  en  avoir.  Il  y  a  long- 
temps qu'Auguste  Comte  a  dit  :  «  La  maladie  de  la  société  est 
regardée  comme  physique,  tandis  qu'elle  est  morale.  »  C'est  le 
refus  des  époux  qui  fait  obstacle  au  vœu  de  la  nature.  C'est 
l'avarice  de  l'homme  qui  rend  vaine  la  libéralité  de  la  race. 

II 

Quand  cette  avarice  a-t-elle  commencé?  Pourquoi  s'est- 
ellc  accrue? 

Dès  l'origine,  la  famille  française  atteignit  l'apogée  de  sa 
vigueur.  Jusqu'à  la  lin  du  moyen  âge,  sans  intermittence  ni 
effort,  notre  vie  coula  comme  de  source;  et  c'est  la  plus  haute 
des  sources,  en  effet,  qui  entretenait  cette  abondance.  Notre 
ancienne  société  ne  se  fiait  guère  aux  incertitudes  et  aux 
inconstances  de  la  raison  humaine,  elle  avait  besoin  de  ratta- 
cher tout  ce  qui  est  essentiel  à  la  volonté  d'un  pouvoir  surhu- 
main. Une  foi  alors  universelle  considère  comme  de  prescrip- 
tion et  de  sagesse  divines  que  le  mariage  soit  une"  communauté 
indissoluble  entre  un  aeul  homme  et  une  seule  femme,  qu'il 
ait  pour  but  principal  la  perpétuité  de  l'espèce,  et  que  les  époux 
doivent  à  l'abondance  de  leur  famille  toute  leur  énergie 
créatrice,  sans  s'inquiéter  des  charges  :  car  l'enfantement 
s'impose  à  eux  comme  le  devoir  immédiat,  les  suites  de  ce 
devoir  appartiennent  à  l'avenir,  qui  appartient  à  la  Providence, 
et  elle  a  promis  son  aide  à  ceux  qui  lui  obéissent. 

Pour  justifier  ses  commandemens,  la  Providence  révélait  à 

ses  créatures   leur  destinée.  L'homme  n'est    pas  un  solitaire 

fait  i)0ur  se  suffire,  mais  un  compagnon  fait  pour  vivre  parmi 

des  êtres  ses  semblables,  et  avec  lesquels  il  forme  une  société. 

'Celte  sociéi-é  est  aussi  un,  être  vivant  et  qui  dure  par  la  succès- 


25^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sion  de  ses  hôtes  passagers.  La  société  et  l'homme  ont  besoin 
l'un  de  l'autre,  ont  l'un  et  l'autre  des  droits,  ces  droits  se  me- 
surent h  l'importance  de  l'un  et  de  l'autre,  et  cette  proportion 
fait  de  l'homme  le  serviteur  de  la  société. 

Ce  qu'il  lui  doit  d'abord,  c'est  de  la  perpétuer.  Il  a  été  associé 
à  l'œuvre  de  la  création  par  le  don  qu'il  possède  d'enfanter, 
à  l'homme  et  à  la  femme,  qui  ont  reçu  en  commun  cette 
puissance,  de  s'unir  pour  l'exercer.  Durer  n'est  pas  le  seul 
besoin  de  la  société  :  les  souffrances  qui,  sous  toutes  les  formes, 
en  frappant  les  vivans,  la  blessent  elle-même,  doivent  être  gué- 
ries par  la  bonté  et  par  la  science;  à  la  vie  sociale  il  faut  aussi 
la  consolation  de  la  beauté,  certains  sont  aptes  k  répandre  ce 
soulagement  par  les  générosités  de  l'art  et  du  génie  ;  la  société 
surtout  a  besoin  de  connaître  les  lois  de  sa  vie  et  de  son  avenir, 
certains  sont  dignes  de  lui  apporter  le  présent  souverain,  la 
vérité.  L'obligation  d'être  utile  est  commune  à  tous,  les  moyens 
d'être  utile  sont  divers,  particu'Iiers  à  chacun.  Ceux  qui  donnent 
leurs  soins  aux  épreuves  des  autres,  leur  zèle  à  l'accroissement 
des  nobles  joies  et  leur  existence  à  la  révélation  des  principes 
sauveurs  exercent  une  générosité  plus  grande  que  celle  où  les 
époux  enferment  leur  sollicitude  domestique.  Si  donc,  pour 
mieux  accomplir  leur  œuvre  plus  universelle,  les  serviteurs  de 
tous  ont  besoin  de  ne  pas  se  clore  en  un  seul  foyer,  l'un  de  leurs 
devoirs  les  dispense  de  l'autre.  Ainsi  le  célibat  a  son  rôle  comme 
le  genre  d'existence  qui  rend  complète  l'offrande  à  de  grandes 
causes.  Mais  pour  la  masse  des  êtres  qui  n'ont  pas  ces  dispenses 
d'exception,  le  précepte  divin  est  de  se  consacrer  à  l'œuvre  sociale 
qui  exige  le  plus  d'ouvriers,  c'est-à-dire  de  continuer  l'espèce 
humaine.  Et  tous  les  actes  par  lesquels  l'homme  se  sacrifie  en 
ce  monde,  multiplient  les  mérites  dont  la  récompense  est  une 
vie  future,  heureuse  et  sans  fin. 

La  crainte  filiale  du  Père  commun  fut  la  plus  ancienne, 
la  plus  impérieuse,  la  plus  constante  des  forces  qui  rendirent 
infatigablement  pères  nos  ancêtres.  La  race  de  France  fut  le 
chef-d'œuvre  de  la  morale  chrétienne.  Toute  cette  morale  éta- 
blissait comme  la  loi  de  la  vie  présente  la  subordination  des 
intérêts  particuliers  aux  intérêts  généraux.  Complice  de  cette 
doctrine,  l'histoire  a  montré  notre  race  d'autant  plus  surabon- 
dante et  irrésistible  qu'elle  ne  travaillait  pas  pom*  elle  seule,  et 
d'autant  plus  amoindrie  et  inefficace  qu'en  elle  chacun  s'est 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTÉINDRÉ.  251 

plus  restreint  au  culte  du  moi.  Si  bien  que  dans  les  changemens 
de  notre  destin  séculaire  se  poursuit  l'unité  d'une  leçon. 

Quand  la  France  naissante  domine  les  autres  peuples  par  le 
nombre  et  la  volonté,  elle  cherche  dans  les  ruines  du  monde 
antique  les  fondeinens  d'un  monde  nouveau.  Quand  elle 
assemble  par  la  conquête  les  diverses  nations  qui  divisaient  la 
Gaule,  ce  n'est  pas  seulement  pour  prendre  du  territoire, 
des  esclaves  et  l'hégémonie,  elle  travaille  à  l'ordre,  l'ordre 
des  âmes  par  l'union  de  la  foi.  Faute  de  cette  sollicitude  édu- 
catrice,  qui  eût  fait  les  vaincus  semblables  les  uns  aux  autres 
et  tous  au  vainqueur,  la  civilisation  romaine  avait  perpétué  la 
barbarie;  par  cette  sollicitude  édu^atrice,  la  barbarie  franque 
était  déjà  la  civilisation.  Cette  civilisation  a  seulement  com- 
mencé son  œuvre  lorsque  les  Gaules  forment  un  seul  Etat.  Par 
cet  effort  les  Mérovingiens  ont  forgé  la  force  que  les  Carolin- 
giens emploient  à  étendre  en  Europe,  sur  les  peuples  divers 
d'origine,  la  communauté  d'une  vie  publique  et  privée.  Cette 
communauté  est  le  Saint-Empire,  union  de  la  puissance  spiri- 
tuelle qui  appartient  au  Pape  et  de  la  puissance  temporelle  qui 
appartient  à  Charlemagne.  C'est  cette  communauté  politique  et 
morale  que  l'empereur  franc  protège  contre  la  ténacité  des 
Saxons,  contre  les  audaces  des  Normands  qui  gardent  au  paga- 
nisme l'asile  de  leurs  forêts  ou  de  leurs  îles,  et  contre  l'invasion 
des  Musulmans  qui,  de  l'Arabie  à  l'Afrique,  à  l'Italie,  à  l'Espa- 
gne, s'avancent  pour  imposer  à  la  société  chrétienne  la 
déchéance  de  leurs  doctrines  et  de  leurs  mœurs.  La  lutte  contre 
l'ennemi  public,  l'Islam,  est  la  vaste  pensée  des  Capétiens.  Ce 
sont  eux  qui  ont  le  moins  à  craindre  de  lui  dans  leur  royaume, 
mais  il  leur  est  insupportable  que  le  Tombeau  du  Christ  appar- 
tienne aux  sectateurs  de  Mahomet;  que  le  sol,  les  foyers,  la 
liberté,  la  croyance  des  races  chrétiennes  soient  perdus  et 
détruits;  ils  se  sentent  les  défenseurs  obligés  de  la  vie  morale 
que  la  force  menace.  C'est  par  eux  que  sont  commencées,  sou- 
tenues, poursuivies  les  Croisades,  œuvre  oij  l'on  retrouve 
comme  partout  oîi  agissent  les  hommes,  les  traces  des  passions 
humaines,  mais  œuvre  unique  par  la  générosité  et  par  la 
tendresse  fraternelle  qui  voua  deux  cents  ans  l'Europe  chré- 
tienne, comme  à  son  intérêt  suprême,  au  maintien  de  la  civili- 
sation commune. 

Contre  cet  ordre  chrétien  la  première  révolte  fut  celle  de 


2S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ambition  germanique,  dès  que  le  Saint-Empire  appartint 
aux  princes  allemands.  Leur  longue  querelle  contre  les  Souve- 
rains Pontifes  fut  pour  émanciper  la  force  de  toute  dépendance 
enveus  le  droit,  et  ils  restaurèrent  ainsi  l'ordre  païen  où  chaque 
peuple  n'avait  pour  juge  de  ses  cupidités  que  lui  seul.  Dès  que 
la  féodalité,  bâtie  sur  le  morcellement  de  la  terre,  ne  s'élevait 
plus  au-dessus  d'elle-même,  pour  trouver  dans  une  tâche  mo- 
rale la  paix  et  l'unité,  elle  devait  choir  et  se  dissoudre  dans 
les  disputes  du  sol,  et  déchaîner  la  bête  pillarde,  lubrique 
et  homicide,  que  la  guerre  réveille  si  vite  dans  le  combattant. 
La  discorde  ne  ravage  pas  seulement  les  territoires,  elle  com- 
mence à  envahir  et  chariger  les  intelligences,  quand  l'anti- 
quité, ressuscitant  de  son  tombeau  avec  des  monumens  d'une 
sagesse  et  d'une  beauté  antérieures  au  christianisme,  révéla 
aux  philosophes,  aux  légistes,  aux  politiques,  aux  poètes,  aux 
artistes,  aux  historiens,  comme  une  puissance  indépendante  de 
l'autorité  divine,  la  raison  humaine.  Dès  lors,  cette  raison 
devenait  la  rivale  immanente  du  pouvoir  religieux,  dût-elle, 
en  fait,  se  dissimuler  quelque  temps,  par  un  respect  d'habi- 
tude, la  logique  du  conflit.  Les  doctrines  de  l'Eglise  blessaient, 
outre  les  princes,  beaucoup  d'hommes,  les  hommes  de  la 
pensée  et  les  hommes  de  la  chair.  Aux  uns  elle  imposait  l'hu- 
miliation du  mystère,  c'est-à-dire  d'un  pouvoir  qui  subordon- 
nait la  raison  sans  se  justifier  devant  elle;  aux  autres  elle  impo- 
sait la  contrainte  de  la  pénitence,  c'est-à-dire  d'une  discipline 
qui  contredisait  le  constant  attrait  de  notre  nature  vers  le 
plaisir.  La  Renaissance  fut  dans  toute  l'Europe  un  affaiblisse- 
ment du  catholicisme. 

Il  gardait  pour  patrons  les  chefs  mêmes  de  la  France,  tant 
que  durèrent  les  Capétiens,  héréditairement  respectueux  des 
ordres  donnés  par  l'Eglise  à  la  conscience,  tout  occupés  d'étendre 
cet  ordre  à  l'État  et,  par  leur  Etat,  à  la  «  république  chré- 
tienne, »  propagateurs  infatigables  d'une  vie  commune,  habiles 
à  accomplir  de  grandes  besognes  avec  de  petites  gens,  amis 
de  la  simplicité  dans  les  habitudes,  préservés  des  corruptions 
par  les  vertus  du  travail,  passionnés  à  faire  motte  à  motte 
leur  royaume  comme  un  paysan  son  domaine,  attentifs  à  la 
fécondité  de  leur  peuple  comme  le  laboureur  à  la  moisson  de 
sa  terre,  et  constamment  prodigues  de  cette  force  française  à 
des  causes  plus  vastes  que  la  France.  Mais  ils  s'éteignirent  et 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOTT    PAS    s'ÉTEINDRÉ^  2.^3 

laissèrent  le  trône  à  la  race  hautaine,  sceptique,  voluptueuse, 
brillante  et  corruptrice  des  Valois.  Eux  jettent  la  France  à 
d'autres  destine'es.  Leur  culte  d'eux-mêmes  rétrécit  leur  vision 
du  monde  :  ils  n'ont  plus  l'àme  universelle  de  leurs  prédéces- 
seurs, mais  seulement  nationale.  Leur  sollicitude  ne  s'étend 
pas  au  delà  du  territoire  qu'ils  possèdent  ou  ambitionnent,  et 
leur  France  ne  sert  plus  qu'elle-même.  Avec  eux,  notre  histoire 
commence  à  préférer  l'intérêt  particulier  à  l'intérêt  général, 
car  ils  tiennent  pour  adversaires  nés  les  Etats,  croient  que 
le  mal  de  l'un  est  le  bien  de  l'autre  et  veulent  se  dresser  sur 
l'abaissement  de  tous.  L'idée  d'entretenir  entre  les  race«  la 
communion  de  l'esprit  est  devenue  étrangère  à  ces  princes  qui 
s'allient  contre  les  catholiques  aux  protestans  et  au  Turc,  cela 
sans  autre  dessein  que  de  grandir  leur  royaume,  et  eux  par 
leur  royaume.  Si  brillante  qu'ait  élé  à  certaines  he'ures  cette 
•politique,  elle  était  par  la  portée,  la  conscience  et  les  profits, 
inférieure  à  la  vocation  première  de  la  France,  au  dessein  de 
rendre  sacrées  les  unes  aux  autres  les  races  formées  par  une 
même  civilisation  et  de  défendre  par  leurs  forces  uiiies  contre 
l'anarchie  des  races  et  des  croyances  inférieures  cette  «  société 
des  nations  »  que  l'on  ose  à  peine  espérer  au  lointain  avenir, 
comme  le  dernier  progrès  de  la  raison  humaine,  et  qui  fut, 
pendant  des  siècles,  la  fille  de  la  conscience  française. 

Or  c'est  au  moment  où  la  mission  de  la  France  se  rétrécit 
et  s'abaisse  que   l'abondance  de  la  race  commence   à  faiblir., 

Le  travail  cesse  d'être  à  l'ancienne  taille  de  l'ouvrier. 
L'unité  partout  se  morcelle.  C'est  encore  l'Allemagne  qui  donna 
l'exemple  des  ruptures.  Ailleurs  il  y  avait  eu  la  discordance 
des  particuliers,  là  il  y  eut  la  défection  d'une  race  :  ce  pays  des 
princes  avides  se  trouva  celui  des  théologiens  contentieux  et 
des  prêtres  sensuels,  et  par  leur  coalition  la  Renaissance  engen- 
dra la  Réforme.  L'unité  de  foi  disparue,  l'ancienne  religion  se 
trouvait  réduite,  mutilée,  même  dans  les  pays  où  persistait  le 
catholicisme.  La  France,  malgré  l'audace  des  huguenots  et  les 
oscillations  du  gouvernement,  demeura  catholique  par  la  sta- 
bilité de  son  génie  traditionnel  ;  mais  la  Réforme  s'était  trouvée 
assez  répandue  pour  rendre,  par  la  contagion  de  l'exemple, 
les  catholiques  moins  soumis  à  la  doctrine  qu'ils  prétendaient 
maintenir.  Un  goût  nouveau  de  contention  et  de  marchandage, 
se  substituant  à  l'ancienne  docilité,  réduisait  la  part  de  Dieu 


254  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  la  vie  de  l'homme  ;  chacun,  s'enhardissanl  à  l'inobservance 
des  pre'ceptes  qui  lui  étaient  plus  incommodes,  se  faisait  le 
maître  de  sa  loi  par  une  Réforme  moins  collective,  moins 
publique,  moins  violente,  mais  destructrice  de  l'ancien  ordre 
dans  le  secret  de  chaque  cœur.  Le  chancelier  de  l'Hôpital  mar- 
quait ce  changement  lorsqu'il  disait  à  ses  contemporains  :  «  Je 
me  figure  qu'il  vous  faudra  un  autre  Décalogue,  parce  que  celui 
du  Dieu  vivant  est  trop  rude  pour  vous,  et  contraire  à  vos 
mœurs,  à  vos  appétits,  à  vos  sens  naturels  (1).  » 

Cependant  cette  lumière  où  s'évanouissait  le  devoir,  si 
déformatrice  fùt-elle  de  la  société,  n'en  caressa  d'abord  que  les 
sommets.  La  culture  de  la  pensée  et  celle  du  plaisir  n'étaient 
familières  qu'à  deux  élites,  celle  des  lettrés  et  celle  des  sei- 
gneurs et,  même  quand  elles  se  mêlèrent  en  une  seule,  atti- 
rées à  la  cour  par  l'aimant  du  pouvoir  royal,  les  deux  indé- 
pendances ne  réunissaient  qu'un  petit  groupe  de  «  libertins.  » 
Mais  ni  cette  oligarchie  quand  elle  cherche  un  bonheur  nouveau, 
ni  les  princes,  quand  ils  favorisent  cette  émancipation  de 
l'esprit  et  de  la  chair,  ne  songent  à  changer  la  croyance  qui  tient 
en  paix  les  multitudes  et  le  monde  en  stabilité. 

Conformes  à  la  doctrine  religieuse,  les  lois  humaines  ont 
fait  de  la  famille  la  plus  forte  institution  de  l'Etat.  Elle  est 
l'asile  indestructible  qui  attend  les  siens,  les  assemble  et  leur 
survit.  Tantôt  par  le  droit  d'aînesse,  tantôt  par  la  liberté  testa- 
mentaire qui  permet  au  père  de  choisir  par  une  institution 
d'héritiers  «  le  soutien  de  la  maison,  »  cette  maison  a,  dans 
l'intérêt  des  possesseurs  passagers  qui  se  succèdent  sur  le  bien 
permanent,  un  gardien  unique.  Il  ne  détient  pas  l'hoirie  pour 
en  jouir  seul,  mais  pour  empêcher  que,  chacun  emportant  sa 
motte  et  sa  pierre,  disparaissent  et  le  logis  où  nul  de  ceux  qui  y 
naquirent  ne  sera  jamais  un  étranger,  et  le  domaine  dont  ils 
vivent  tous  s'ils  s'emploient  aie  tenir  en  état.  La  famille  groupe, 
en  petites  sociétés  et  pour  là  vie,  les  cultivateurs  qu'on  appelle 
d'un  nom  aujourd'hui  devenu  un  terme  de  mépris  et  alors 
donné  comme  une  louange  :  «  manans,  »  ceux  qui  restent.  La 
famille  ressaisit,  même  hors  du  foyer  paternel,  les  ouvriers 
qui,  arti^es  de  l'outil  et  non  manœuvres  de  la  machine,  satis- 
font, à  l'aide    des    petits  métiers  et    par  petits  ateliers,   aux 

^)  Traité  de  la  réformaMon  de  la  justice,  t.  II,  p.  39. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.:  255 

besoins  de  clientèles  voisines.  Elle  se  reconstitue  pour  ceux 
qui  habitent  en  u  compagnons  »  sous  le  toit  et  partagent  la 
table  du  «  maitre.  »  Elle  a  sa  part  dans  le  salaire  calculé  non 
seulement  sur  la  valeur  mercantile  de  la  tâche"  fournie  par 
l'ouvrier,  mais  sur  sa  condition  sociale,  sur  ses  charges  de 
mari  et  de  père.  Elle  est  respectée  par  l'organisation  du  travail 
qui  tient  la  femme  hors  des  métiers  et,  la  laissant  au  foyer,  lui 
permet  d'être  épouse  et  mère.  A  tous  ceux  qui,  par  nécessité 
ou  choix,  cherchent,  hors  de  leur  groupe  originaire,  leur 
avenir,  le  chef  de  la  famille  doit  aide  :  faible  ou  puissante, 
l'influence  de  la  parenté  leur  appartient  et  leur  épargne,  dans 
leurs  épreuves,  au  moins  la  détresse  de  la  solitude  et  de 
l'abandon.  Les  cadets  de  bonne  lignée  vont  haut  et  loin  sans 
grand'peine;  à  son  tour,  leur  importance  accroît  le  tronc  qui  les 
porte  et  duquel,  branches  parfois  gourmandes,  ils  ne  se  déta- 
chent pas.  Chacun  de  ces  arbres  innombrables  garde  et  étend 
ainsi  sa  ramure  sur  le  sol  séculaire,  et  jamais  il  n'y  eut  sous  le 
ciel  de  plus  magnilique  forêt.  Voilà  ce  que  la  France  avait  fait 
de  la  famille  et  ce  que  la  famille  avait  fait  de  la  France. 

Mais  on  se  lasse  de  tout  ce  qui  dure,  et  ce  sont  les  plus 
beaux  arbres  qui  attirent  le  bûcheron.  Le  tranchant  de  la 
controverse,  après  être  venu  à  bout  de  l'unité  religieuse,  avait 
continué  à  s'aiguiser  sur  les  formules  confessionnelles,  les 
contradictions  des  croyans  avaient  servi  de  preuves  à  l'incrédu- 
lité, et  le  doute,  après  avoir  atfronté  Dieu,  ne  fut  plus  timide  à 
défier  les  gouvernemens.  Au  xvii°  siècle,  une  cure  de  vertu  dans 
l'Eglise  et  le  couronnement  du  pouvoir  absolu  dans  l'Etat  restau- 
rèrent l'autorité.  Maisi'elTort  du  clergé  fut  insuffisant,  excessif 
celui  du  prince,  et  le  xviii^  siècle  connut  le  dégoût  d'obéir. 
Contre  toutes  les  institutions  si  longtemps  intangibles,  les  griefs 
s'accumulent,  et  tous  se  résument  en  un  reproche  universel,  que 
la  société  tienne  pour  ses  intérêts  généraux  les  intérêts  collec- 
tifs de  corps  particuliers,  royauté,  clergé, noblesse,  bourgeoisie, 
métiers,  et  qu'à  ces  collectivités  soit  partout  sacrifié  l'individu. 

Tout  n'était  pas  faux  dans  cette  critique.  Le  roi,  jadis  le 
premier  serviteur  de  la  France,  s'en  était  fait  le  maitre  impé- 
rieux, la  vigilance  jalouse  de  l'orthodoxie  tenait  en  laisse 
courte  la  pensée,  la  hiérarchie  des  castes  poussait  à  l'extrême 
la  diversité  des  conditions,  le  régime  des  métiers  réduisait 
l'indépendance   du  travail,   les  liens  de  la  famille  emprison- 


2S6  REVUE    DES    DEUX    M0NDE8.) 

naient  ses  membres.  Contre  ces  abus  s'éleva  une  colère  plus 
grande  qu'eux.  La  raison  fît  comparaître  en  suspectes  les  auto- 
rités sociales  qui  régnaient  sur  l'obéissance  de  l'homme.  Elle 
mit  sa  revanche  à  le  dégager  des  agrégats  avec  lesquels  il  faisait 
corps,  des  blocs  où  il  était  pris.  Il  leur  avait  été  subordonné 
comme  la  partie  au  tout.  Fausse  appréciation,  rétorquent  les 
réformateurs,  elles  ne  sont  pas  de  même  nature.  L'individu  a 
une  vie  antérieure  à  toutes  les  institutions  sociales,  elles  ne 
sont  que  les  servantes  révocables  de  l'individu.  Chacun  ne  doit 
tenir  pour  légitime  que  ce  qui  lui  est  bienfaisant,  chacun  est 
donc  le  juge  de  l'ordre  social.  Dès  lors,  la  vocation  de  l'homme 
change.  Pour  l'homme  perpétuellement  subordonné,  elle  a  été 
le  sacrifice;  pour  l'homme,  enfin  maître  de  son  sort,  elle  va 
devenir  le  bonheur. 

Pour  qu'il  connût  le  bonheur  dans  la  famille,  la  famille 
devait  changer  d'institutions.  Tenir,  quel  que  fût  leur  âge,  les 
enfans  sous  le  pouvoir  du  père,  prendre  à  tous  leur  part  d'hoirie 
pour  perpétuer  le  bien  commun,  réserver  à  l'artisan  marié  et 
père  un  surcroît  de  gain,  étaient  autant  de  torts  faits  à  l'indi- 
vidu. La  liberté  veut,  s'il  est  en  âge  de  se  conduire,  qu'il  ne 
soit  exproprié  de  son  moi  par  personne,  fût-ce  un  père;  l'éga- 
lité, que  tous  les  enfans  se  partagent  les  biens  héréditaires;  la 
justice,  que  l'artisan  soit  payé  d'après  son  travail.  Enfin  l'esprit 
nouveau  transforme  l'institution  créatrice  de  la  famille  même, 
le  mariage.  Que  son  but  essentiel  soit  la  perpétuité  de  l'espèce 
et  cela  par  un  décret  de  Diea  même,  fait  les  époux  esclaves  à 
la  fois  de  leur  Créateur  et  de  leurs  enfans.  C'est  l'espoir  d'être 
heureux  l'un  par  l'autre  qui  attire  l'un  vers  l'autre  les  époux. 
Certes,  ils  le  peuvent  être  par  la  famille,  mais  aussi  par  le  tra- 
vail, l'ambition,  la  richesse,  le  plaisir.  Ils  sont  les  juges  de 
leur  bonheur,  et  seuls  ils  savent  si  le  transmettre  le  diminue. 

Ces  clartés  ne  sont  plus  les  rayons  d'aurore  qui  avaient 
caressé  l'intellect  de  l'humanisme  et  la  volupté  de  la  Renais- 
sance. L'heure  est  venue  où  le  jour  descend  le  long  des  pentes 
vers  les  plaines  et  prend  possession  de  l'espace.  Les  deux  oli- 
garchies de  la  pensée  et  du  plaisir  se  sont  étendues  jusqu'à  se 
joindre  et  à  former,  des  lettrés,  des  nobles  et  des  financiers,  une 
nouvelle  classe,  la  plus  cultivée,  la  plus  raffinée,  la  plus  défiante 
de  toute  foi,  et  la  plus  crédule  au  bonheur.  Les  philosophes 
mettent  en  pratique  l'aveu  de  Montaigne  et  préfèrent  aux  enfans 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  257 

les  livres  «  qui  font  plus  d'honneur.  »  Les  gens  de  cour  et 
de  luxe  suppriment  du  mariage  la  vie  commune,  le  foyer,  les 
occasions  et  le  goût  de  survivre  en  une  abondante  descendance, 
et,  témoignage  de  l'inconséquence  où  se  plaît  alors  l'esprit, 
c'est  quand  avoir  des  enfans  n'est  plus  à  la  mode,  que  Jean- 
Jacques  enseigne  aux  mères  la  mode  de  nourrir  leurs  enfans. 
'Néanmoins  si,  en  France,  la  société  la  plus  brillante  ne  fournit 
plus  sa  part  d'autrefois  au  renouvellement  de  la  race,  c'est  un 
déficit  encore  insensible  dans  la  fécondité  de  la  nation.  Ceux 
qui  parlent  ou  écrivent,  les  seuls  qui  comptent,  sont  dans  la 
nation  une  minorité  infime.  La  bourgeoisie  presque  entière,  et 
toute  la  masse  des  ouvriers  et  des  paysans,  c'est-à-dire  la 
France  presque  entière,  reste  ce  qu'elle  était,  et  dans  la  préser- 
vation de  ses  croyances  et  de  ses  mœurs  perpétue  la  vie. 

La  Révolution  française  apporta  à  la  minorité  le  pouvoir  de 
changer  ses  préférences  en  commandemens.  Au  nom  de  l'indi- 
vidu, le  droit  de  propriété  fut  aussitôt  modifié,  la  liberté  testa- 
mentaire cessa  d'^appartenir  aux  chefs  de  famille,  à  leur  mort 
un  droit  supérieur  à  leur  volonté  produisit  la  division  égale  et 
automatique  de  chaque  patrimoine  entre  tous  les  enfans,  à 
chaque  génération  chaque  patrimoine  fut  désagrégé  en  débris 
d'autant  plus  minimes  et  avec  des  frais  d'autant  plus  lourds 
qu'il  y  avait  plus  de  copartageans  :  c'était  décourager  à  la  fois 
les  domaines  durables  et  les  familles  nombreuses.  Devant 
l'individu  tombèrent  les  barrières  des  métiers,  chacun  eut 
licence  d'employer  ses  bras  avec  le  profit  qu'il  pourrait,  sans 
aide  ni  contrôle  de  personne  :  c'était  favoriser  le  célibat  au  lieu 
du  mariage.  Que  l'individu,  pourtant,  gardât  sa  foi  chrétienne, 
elle  demeurerait  sa  meilleure  défense  contre  les  institutions, 
nouvelles  conseillères  de  stérilité.  Mais  Dieu  était  l'ennemi  de 
la  Révolution,  le  pire  des  rois  :  tandis  que  les  autres  oppri- 
maient chacun  une  race,  lui  opprimait  la  raison  universelle, 
et  il  devait  être  détrôné  comme  les  autres,  plus  que  les  autres, 
et  contre  lui  surtout  la  violence  fut  continue,  multiforme  et 
atroce. 

m 

Dans  la  Révolution  le  bien  et  le  mal  étaient  si  inextrica- 
blement mêlés,  les  expériences  les  plus  redoutables  s'autori- 

TOME   XLII,    —    1917,  17 


2o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saient  d'apparences  si  généreuses,  les  crimes  même  s'évanouis- 
saient dans  un  tel  éblouissement  d'épopée,  une  telle  flatterie  de 
gloire  attentait  au  bon  sens  des  contemporains,  que  l'incer- 
titude des  résultats  fut  comme  abolie  par  le  miracle  des 
promesses,  que  le  bloc  des  nouveautés  demeura  debout,  même 
à  la  chute  de  l'empereur.  Même  la  vieille  famille  des  rois  qui 
revenait  comme  la  revanche  du  passé  se  contenta  de  porter 
sur  le  trône  le  respect  de  ces  changemens.  Pourtant  la  clair- 
voyance ne  manquait  pas  plus  que  l'inimitié  à  quelques  obser- 
vateurs. Au  Congrès  de  Vienne,  lord  Gastlereagh  se  consolait 
ainsi  de  n'avoir  pas  infligé  une  plus  complète  mutilation  à 
nos  frontières  :  «  Après  tout,  les  Français  sont  suffisamment 
affaiblis  par  leurs  lois  de  succession.  » 

Nous  restions  affaiblis  surtout  par  une  inaptitude  nouvelle 
à  nous  voir  tels  que  nous  étions.  L'intellect  du  xviii^  siècle 
avait  faussé  la  probité  rigoureuse  de  notre  raison.  Ceux  qui 
s'étaient  eux-mêmes  appelés  philosophes,  comme  s'ils  eussent 
été  les  premiers  à  réfléchir  dans  un  pays  si  fécond  en  grands 
penseurs,  étaient  les  plus  démunis  d'esprit  philosophique,  de 
celui  qui  discerne  les  réalités  profondes.  Ils  possédaient  seule- 
ment l'esprit  rhétoricien,  sensible  aux  superficies  des  appa- 
rences. Et  ils  nous  avaient  appris  à  ne  plus  nous  rendre  compte 
des  choses  et  à  accepter  l'empire  absolu  des  mots.  Le  déclin  de 
la  morale  religieuse  semble  une  émancipation  de  l'intelligence 
humaine  et  Charles  X  lui-même  lutte  contre  le  cléricalisme. 
Le  goût  croissant  du  luxe  et  des  jouissances  parait  le  moteur  de 
l'activité  universelle,  et  le  ministre  le  plus  austère  de  Louis- 
Philippe  donne  à  la  bourgeoisie  pour  programme  :  «  Enri- 
chissez-vous. »  Les  risques  de  confier  le  gouvernement  à  la 
multitude  si  peu  maîtresse  d'elle-même  ne  pèsent  rien  devant 
le  dogme  de  l'égalité,  et  la  seconde  République,  par  un  acte  de 
foi  qu'elle  ne  discute  pas,  établit  sous  sa  forme  la  plus  grossière 
le  suffrage  universel.  Sous  le  second  Empire,  on  ne  se  demande 
pas  combien  d'hommes  perpétuent  ce  peuple  qui  n'a  pas  seu- 
lement à  gouverner,  mais  à  défendre  la  nation  :  ce  n'est  pas  par 
le  nombre,  c'est  par  un  privilège  de  nature  qu'il  est  le  premier, 
l'incomparable,  l'invincible  et,  pour  effacer  de  l'histoire  l'humi- 
liation de  1815,  la  France  se  jette,  les  yeux  fermés,  sur  l'épée 
tendue  par  l'Allemagne  de  1870.  La  Prusse  de  1815  comptait  à 
peine  dix  millions  d'habitans  lorsque  la  France  en  comptait  près 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRÉ.  259 

de  trente,  l'Allemagne  de  4870  avait  quadruplé  presque  la  masse, 
où  elle  puisait  ses  soldats,  nous  n'avions  pas  même  accru  d'un 
quart  la  nôtre,  et  les  deux  peuples  commençaient  la  lutte  égaux 
en  nombre.  A  l'énorme  gain  de  population  l'Allemagne  joignait 
la  supériorité  de  la  méthode,  de  la  volonté,  de  la  haine  par 
lesquelles  elle  nous  avait  surpris,  dominés  et  vaincus. 

Si  la  France  n'acceptait  pas  comme  définitive  sa  défaite, 
elle  n'avait  qu'une  chance  de  revanche  :  revenir  aux  disci- 
plines dont  elle  s'était  déshabituée  et  dont  s'était  fortifiée 
l'Allemagne.  La  France  le  comprit  soudain  lorsque,  faisant 
sortir  de  la  défaite  l'Assemblée  nationale,  elle  appela  au  secours 
le  passé.  Les  hommes  du  4  Septembre  qui  représentaient 
Paris,  l'infaillibilité  révolutionnaire  de  la  capitale,  l'idolâtrie 
de  l'humanité,  l'affaiblissement  du  pouvoir  familial,  la  restric- 
tion volontaire  des  naissances  dans  le  mariage  et  le  sans-gêne 
du  célibat,  disparurent  devant  les  mandataires  de  la  tradition, 
du  catholicisme,  des  mœurs  conservées  par  la  province,  des 
foyers  encore  féconds.  Et,  au  lendemain  de  la  paix  si  sombre 
pour  nous  et  si  éclatante  pour  nos  ennemis,  on  se  plaisait  à 
saluer  un  symbole  des  changemens  qui  peut-être  se  préparent 
à  la  fortune  présente.  Quand,  à  Berlin,  Guillaume,  Bismarck  et 
Moltke,  trinité  triomphale,  font  par  leur  accueil  peser  sur 
l'ambassadeur  de  France  le  poids  de  la  victoire  allemande,  cette 
victoire  en  leur  personne  même  subit  une  première  déchéance  : 
l'avenir  lui  manque.  Guillaume  a  deux  enfans,  Bismarck  deux, 
Moltke  pas  un,  et  notre  ambassadeur,  le  vicomte  de  Gonlaut- 
Biron,  est  père  de  dix-neuf  enfans.  Mais  l'Assemblée  nationale 
ne  sut  pas  fixer  la  sagesse  vers  laquelle  s'étaient  retournés  nos 
malheurs.  Ses  dissensions  politiques  discréditèrent  ses  doctrines 
sociales.  Son  impopularité  réhabilita  peu  à  peu  le  parti  qu'elle 
avait  remplacé  et,  après  un  interrègne  de  cinq  ans,  la  politique 
révolutionnaire,  qui  déjà  était  depuis  plus  d'un  siècle  devenue 
notre  tradition,  revenait  au  pouvoir,  irritée  de  sa  courte 
disgrâce,  impatiente  de  prendre  sa  revanche  et  plus  soucieuse 
de  transformer  la  société  que  de  défendre  la  patrie. 

Au  lendemain  de  cette  guerre,  perdue  surtout  par  la  déca- 
dence de  la  famille,  la  première  campagne  du  parti,  et  menée 
avec  le  plus  d'ardeur,  fut  contre  l'indissolubilité  du  mariage., 
La  loi  qui,  dès  1881,  autorisait  le  divorce  entre  les  époux,  pro- 
clamait le  divorce  entre  les  mœurs  nouvelles  et  la  vieille  foi.; 


2G0  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

Le  calholicisme  n'avait  jamais  transigé  sur  le  caractère  perpé- 
tuel de  l'union  conjugale.  A  sa  rigueur,  on  oppose  la  tole'rance 
professée  par  tous  les  autres  cultes,  et  surtout  on  substitue  au 
concept  d'une  institution  sociale  établie  pour  la  perpétuité  de  la 
race  le  concept  d'une  société  particulière  conclue  pour  la  conve- 
nance des  contractans.  Le  mariage  a  pour  but  le  bonheur  des 
époux  :  leur  bonheur  commence  quand  ils  se  sentent  attirés 
l'un  vers  l'autre,  continue  tant  qu'ils  vivent  l'un  pour  l'autre, 
cesse  dès  qu'ils  ont  assez  l'un  de  l'autre.  Leur  amour  peut  durer 
autant  qu'eux,  mais  leur  audace  serait  trop  présomptueuse  de 
se  promettre  à  l'avance  une  union  perpétuelle.  Si  l'homme 
et  la.femme  après  l'avoir  commencée  ne  la  renouvellent  pas 
chaque  jour  par  un  acte  volontaire  et  fervent,  elle  devient  la 
plus  lourde  des  servitudes.  On  sait  les  inconstances  du  cœur  : 
comment  engager  à  vie  l'amour  que  nulle  volonté  ne  saurait 
maintenir  par  delà  la  seconde  où  il  s'est  éteint,  ni  éteindre 
s'il  s'allume  ailleurs?  Dès  que  le  mariage  pèse,  s'en  décharger 
devient  le  droit.  Logique  tentatrice,  et  pas  seulement  pour 
ceux  auxquels  le  mariage  semble  assez  long,  s'il  a  la  durée  de 
leurs  fantaisies.  Elle  devait  troubler  ces  hommes  et  ces  femmes 
naturellement  honnêtes,  capables  de  constance,  mais  atteints 
dans  leur  vie  conjugale  par  des  griefs,  des  mépris,  des  hontes 
inguérissables  et  renouvelés  chaque  jour.  Ces  malheureux  à 
perpétuité  recevaient  de  la  loi  la  petite  clef,  la  commode  clef, 
qu'il  leur  suffisait  de  tourner  pour  être  hors  de  la  géhenne  et 
libres  de-  refaire  aussitôt  leur  vie.  Le  nombre  des  divorces 
augmente  chaque  année  (1). 

Or,'  ce  fait  en  entraîne  un  autre,  dont  les  réformateurs  ne 
s'étaient  pas  avisés.  Leur  logique  eût  volontiers  prévu  que  le 
divorce,  rompant  des  unions  odieuses,  donc  infécondes,  et  leur 
substituant  des  unions  mieux  assorties,  donc  moins  stériles,  mul- 
kiplierait  les  naissances.  La  vérité  est,  au  contraire,  qu'admettre 
la  dissolution  du  mariage  est  encourager  la  stérilité.  Dans  les 
mariages  indissolubles,  les  enfans  deviennent  la  meilleure  conso- 
lation des  mécomptes  qui  attristent  la  vie  conjugale  :  par  eux,  la 
prison  dont  on  nepeut  sortir  a  ses  Heurs,  en  eux  s'aiment  encore 
le  père  et  la  mère  qui  ont  cessé  de  s'aimer.  Mais  dès  que  les 
époux,  ne  désirassent-ils  pas  dissoudre  leur  société,  la  savent 

(1)  Le  nombre  des  divorces  a  passé  de  1 100  à  12  000  par  an. 


La    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEîNDRE.  261 

temporaire,  cette  fragilité  les  incite  à  vivre  leur  présent  de 
manière  à  ménager  leur  avenir.  Or,  pour  eux,  si  jamais  ils 
deviennent  des  étrangers,  la  plus  maladroite  des  mésaventures 
sera  l'embarras  d'enfans  communs.  Les  bouts  de  la  chaîne  en 
vain  brisée  traîneront  à  jamais  derrière  les  anciens  conjoints 
au  détriment  des  intérêts,  de  l'indépendance,  de  la  nouveauté 
qu'ils  voudraient  mettre  dans  leur  vie.  Ce  passé  est  redoutable 
surtout  à  la  femme.  Elle  devient  plus  désirable  à  l'homme 
quand  il  croit  être  le  seul  à  qui  elle  donne  ce  qu'il  veut  obte- 
nir, et  s'il  a  eu  des  prédécesseurs,  il  faut  qu'elle  l'aide  à  les 
oublier.  Comment  oublierait-il,  si  des  enfans  étrangers  à  lui 
ramènent  son  amour  à  la  raison  en  lui  rappelant  sans  cesse  les 
anciens  liens,  l'ancien  nom,  l'âge  de  la  femme  et  tout  ce  qu'elle 
lui  apporte  d'un  autre?  Ces  réflexions  agissent  si  bien  que  les 
époux  favorables  au  divorce  n'ont  pas  d'enfans  ou  en  ont 
peu. 

La  raison  nouvelle,  qui  s'était  éprise  de  la  réforme,  ne  se 
laissa  pas  désenchanter  par  le  résultat.  Elle  aima  mieux  le 
sanctionner,  devenant  sceptique  sur  les  avantages  des  nombreu- 
ses naissances.  Dès  la  fin  du  xviii^  siècle,  hors  de  France,  la  peur 
de  l'enfant  avait  fait  la  renommée  de  l'homme  qui  révéla  «  le 
principe  de  population.  »  Selon  Thomas-Robert  Malthus,  la  po- 
pulation, qui  tend  à  doubler  en  vingtou  vingt-cinq  ans,  croît 
suivant  une  progression  géométrique,  tandis  que  les  subsistances 
s'accroissent  seulement  selon  une  proportion  arithmétique.  De 
là  la  nécessité  de  restreindre  le  nombre  des  naissances,  pour 
que  les  êtres  créés  trouvent  à  se  nourrir,  Malthus,  chrétien  et 
pasteur,  continuait  à  croire  que  l'homme  a  reçu  la  fonction 
divine  de  transmettre  l'existence  :  il  ne  tenait  pour  légitime  la 
restriction  des  naissances  que  dans  la  mesure  où  elles  cause- 
raient la  famine.  Et  cette  restriction  était  pour  lui  une  forme 
religieuse  encore  du  devoir.  La  Providence,  enseignait-il,  a 
attaché  une  jouissance  à  la  génération,  mais  comme  choses 
indivisibles,  et  l'homme  n'a  pas  le  droit  de  corrompre  la 
nature  en  les  séparant.  Donc,  il  ne  doit  pas  s'abstenir  de  l'acte 
créateur  sans  s'abstenir  du  plaisir  sexuel.  Et  Malthus  interdit 
nommément  aux  époux  «  le  libertinage,  les  fraudes  contraires 
au  vœu  de  la  nature,  la  violation  du  lit  conjugal  et  le  secours 
des  artifices.  »  Il  demande  la  continence  qu'il  appelle  une 
«  contrainte  morale.   »  Et  en  même  temps  qu'il  déclare  homi- 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

cide  la  surpopulation,  il  offre  à  l'homme,  pour  unique  moyen 
de  sauver  le  genre  humain,  une  vertu. 

La  raison  nouvelle  se  déclara  malthusienne,  en  faussant 
la  doctrine  qu'elle  prétendait  rajeunir.  Elle  n'avait  plus 
en  faveur  des  naissances  restreiivtes  les  arguraens  qui  déci- 
dèrent Malthus.  Les  études  contemporaines  prouvent  qu'il  avait 
commis  une  double  inexactitude  i  les  subsistances  augmentent 
plus  vite  et  la  population  moins  vite  qu'il  ne  supposait  (1). 
La  mise  en  valeur  du  globe  exigerait  deux  ou  trois  fois  plus 
d'êtres  que  le  globe  n'en  porte,  l'univers  trouverait  plus  d'avan- 
tages à  la  multiplication  qu'à  l'amoindrissement  des  naissances. 
Si  rapidement  qu'elles  peuplent  l'univers,  elles  seront  sans 
doute  plus  lentes  que  les  découvertes  de  la  science,  et  la  chimie 
tient  en  réserve  pour  la  subsistance  des  vivans  des  énergies  non 
captées  et  inépuisables  (2). 

A  la  restriction  des  naissances  manquait  donc  le  prétexte 
d'une  nécessité.  Mais  il  n'était  plus  besoin  de  prétexte.  Le 
devoir  de  la  paternité  s'imposait  aux  époux  certains  que  nul 
acte  et  nulle  omission  n'échappent  au  regard  justicier  de  Dieu. 
Mais  ce  postulat  de  superstition  avait  été  détruit  par  la  science 
du  doute,  croyante  seulement  aux  réalités.  Une  réalité  restait 
au  fond  du  creuset  où  s'étaient  évanouies  en  vapeurs  les 
hypothèses  de  Dieu,  d'une  loi  surhumaine  et  d'une  vie  future  : 
c'était  l'homme  avec  son  instinct  d'être  heureux  par  la  vie 
présente.  Sa  seule  loi  de  nature  est  son  bonheur,  et  de  ce 
bonheur  chaque  homme  est  le  seul  juge.  Désire-t-il  se  per- 
pétuer en  des  êtres  semblables  à  lui,  il  a  le  droit  de  créer. 
Estime-t-il  que  son  existence  deviendrait  trop  pesante  à  s'alour- 
dir d'autres  destinées,  ou  que  l'existence  même  ne  vaut  ^ 
la  peine  d'être  continuée,  il  a  droit  de  ne  pas  transmettre  la 
vie.  Lui  fût-il  évident  que  cette  abstention  multipliée  affaiblirait 
une  race  et  enlèverait  à  la  longue,  avec  le  nombre,  les  autres 
primautés  à  un  peuple,  cela  ne  suffit  pas  à  créer  à  l'être 
ignorant  de  son  origine  et  de  sa  destinée  un  devoir  envers  un 
avenir  où  il  ne  sera  plus,  et  il  n'y  a  pas  à  s'étonner  s'il  songe 


(1)  Voir  les  réfutations  du  postulat  malthusien  par  Paul  Leroy-Beaulieu,  La 
question  de  la  population.  Alcan,  1913,  p.  91  à  lll. 

(2)  Les  formules  les  plus  hardies  de  celte  foi  à  la  science  ont  été  accumulées 
par  Berthelot  dans  le  discours  du  b  avril  1894  au  banquet  de  la  Chambre 
syndicale  des  produits  chimiques. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTElNDRE.  263 

à  lui,  plus  qu'à  des  inconnus,  même,  et  ne  compromet  pas 
le  bonheur  de  sa  vie  présente,  la  seule  certaine,  pour  l'hypo- 
thétique avantage  d'êtres  qui  ne  sont  pas  encore.  Et  parce 
que  le  plaisir  et  les  convenances  de  chacun  étaient  l'unique 
loi  de  tous,  il  n'y  avait  pas  à  subordonner,  comme  Malthus, 
la  restriction  des  naissances  à  la  chasteté  du  lit  nuptial. 
La  continence  avait  perdu  sa  dignité  de  vertu  publique  pour 
déchoir  à  l'abaissement  obscur  d'une  habitude  oiseuse.  Si 
l'homme  est  son  unique  maître  pour  se  prescrire  le  bonheur, 
la  continence,  par  cela  seul  qu'elle  retranche  à  ce  bonheur,  est 
une  révolte  contre  la  loi  de  la  vie,  une  entreprise  de  l'homme 
contre  lui-même,  un  effet  sans  cause.  Les  guides  de  la  société 
moderne  connaissaient  trop  leurs  disciples  pour  leur  recom- 
mander ce  moyen  de  restreindre  les  naissances  :  à  ce  prix, 
beaucoup  aimeraient  mieux  être  pères  que  n'être  plus  époux. 
Au  lien  de  réduire  les  gens  à  cette  contradiction  de  servir  et  de 
combattre  à  la  fois  le  bonheur,  une  philosophie  plus  complète 
le  laissait  se  faire  partout  sa  place  et  ne  se  refuser  rien. 

La  philosophie  nouvelle  ne  confessait  pas  avec  cette  bruta- 
lité sa  doctrine  d'égoïsme.  Beaucoup  de  ces  adeptes  ne  voyaient 
pas  jusqu'au  fond  d'eux-mêmes;  les  vieilles  générosités  de  la 
race,  qui  désertaient  les  consciences,  habitaient  encore  les 
imaginations  et  demeuraient  sur  les  lèvres.  Ils  accréditèrent 
leurs  réformes  en  les  prétendant  les  meilleurs  jnoyens  de  servir 
l'intérêt  général.  On  donna  comme  la  voix  même  de  la  science 
l'opinion  de  certains  savans  que  la  poussée  hâtive  marque  l'âge 
ingrat  des  peuples.  L'étouiîement,  l'écrasement,  enseignait-on, 
n'est  pas  l'ordre;  à  une  race  la  qualité  des  siens  est  plus 
nécessaire  que  le  nombre,  et  il  faut  réduire  le  nombre  pour 
accroître  la  qualité.  C'est  par  la  culture  de  l'intelligence,  la  pri- 
mauté du  génie,  raffinement  du  goût,  le  poli  des  mœurs  que 
la  hiérarchie  se  fait  entre  les  hommes.  La  maîtrise  de  l'univers 
appartiendra  à  la  société  la  plus  créatrice  de  progrès  par  ses 
découvertes,  la  plus  créatrice  de  richesse  par  une  concentration 
de  la  puissance  industrielle  dans  des  mains  expertes,  la  plus 
créatrice  de  joie  par  son  art  de  vivre.  S'excluent  elles-mêmes 
celles  qui  s'exposent  à  la  plus  redoutable  des  invasions,  la  per- 
pétuelle invasion  des  nouveau-nés.  Pour  chaque  homme,  ne 
pas  étouffer  dans  une  place  trop  étroite;  pour  les  enfans, 
échapper  aux  héritages  morcelés  qui  ne  laissaient  rien  d'intact 


2G4  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

dans  les  habitudes,  le  rang,  presque  la  dignité  ;  pour  les  tra- 
vailleurs, ne  pas  louer  à  vil  prix  la  surabondance  de  leurs  bras  : 
tels  sont  les  avantages  d'une  sage  économie  dans  la  multiplica- 
tion des  enfans. 

Que  ces  argumens  aient  paru  bons  prouve  une  fois  de  plus 
combien  nous  étions  devenus  dupes  des  mots.  Il  fallait  l'être 
immodérément  pour  oublier  que  les  peuples,  même  pour 
élever  leur  grandeur  la  plus  immatérielle,  ont  besoin  du 
nombre.  Il  nous  manqua  dès  lors  pour  le  soutien  des  anciennes 
ambitions  qui  démentaient  encore  par  caprices  notre  indiffé- 
rence envahissante.  Nous  fûmes  fiers  à  cette  époque  de  colonies 
plus  vastes  qu'elles  n'avaient  jamais  été.  Mais  rien,  sinon  l'ha- 
bileté de  la  prise,  ne  répondait  à  ce  goût  d'étendre  notre  place 
dans  le  monde.  La  race,  qui  doit  se  sentir  à  l'étroit  au  dedans 
pour  refluer  au  dehors,  vivait  trop  au  large  chez  elle,  et,  comme 
si  son  amoindrissement  eût  appauvri  jusque  dans  les  intelli- 
gences l'émulation  des  activités,  elles  sommeillaient,  notre 
richesse  n'augmentait  plus,  notre  langue  reculait  (1).  Ce  n'est 
pas  à  un  moindre  prix  que  la  France  a  acheté  son  infécondité.; 

Après  avoir  fait  de  la  stérilité  un  droit,  il  ne  restait  plus 
qu'à  faire  d'elle  un  devoir.  La  logique  déformatrice  ne  recula 
pas  devant  cette  conséquence  où  disparaissait  tout  prétexte 
d'intérêt  général,  où  triomphait  seul  l'égoïsme  de  l'intérêt  indi- 
viduel. La  loi  du  bonheur  immédiat  devient  une  ironie  contre 
les  malheureux,  les  dépourvus,  les  misérables,  ceux  qui  errent 
des  pires  angoisses  aux  pires  privations,  ceux  qui  frappent  aux 
portes  toujours  closes,  ceux  qui  demanderaient  seulement  un 
toit,  du  travail,  du  pain,  les  miettes  de  la  table  abondante  pour 
d'autres.  N'ont-ils  pas  le  droit  de  juger  la  vie  mauvaise,  et, 
quand  ils  l'ont  maudite,  le  devoir  de  ne  pas  la  répandre?  On 
ne  se  fia  pas  à  eux  de  se  le  dire  les  premiers  dans  le  secret  de 
leur  misère.  On  les  aida  à  désespérer.  La  résignation  que  la 
foi  étend  sur  la  douleur  et  qui  rend  la  vie  sacrée  comme  un 
prêt  de  Dieu  offensait  la  philosophie,  et  la  politique  trouvait 
son  compte  à  exaspérer  leurs  griefs.  Les  foules  les  plus  révol- 
tées contre  leur  sort  sont  les  plus  dociles  à  leurs  meneurs,  et 
plus  excitable  est  celle  des  pauvres,  de  ceux  qui  le  sont  et  de 
ceux  qui  croient  l'être   :  car,  pauvres,  nous  le  sommes    plus 

(1)  V.  le  tableau  de  cette  régression  dans  La  France  sans  enfans,  par  Gharlç^ 
Çide,  professeur  à  l'Uuiversité  de  J'aris, 


LA    FLAMMÉ    QUI    \Ë    DOIT    PAS    s'ÉtEINDRE.  ^Co 

encore    de  ce    qui  manque  à  nos  désirs  que  de  ce  qui  manque 
à  nos  besoins. 

Le  service  leur  fut  rendu  de  montrer  leur  condition 
pire  qu'ils  ne  la  voyaient,  et  la  palernilé  criminelle  envers 
eux-mêmes  et  envers  leurs  enfans.  De  pareilles  doctrines  tom- 
bèrent comme  une  semence  dans  les  âmes  labourées  profondé- 
ment par  les  épreuves  et  soulevées  par  la  rancune.  Cet  aver- 
tissement de  ne  pas  collaborer  à  l'œuvre  cruelle,  ce  mot 
d'ordre  :  «  Devenez  stériles,  »  furent  recueillis  comme  un 
présent  du  désespoir.  C'était  pour  ces  sacrifiés  une  piété  envers 
l'avenir,  de  mettre  fin  à  une  duperie  atroce,  c'était  Ja  véritable 
marque  d'amour  envers  les  enfans  qu'ils  auraient  eus  de  ne 
pas  ouvrir  aux  plus  chers  des  êtres  la  demeure  des  larmes. 
Sous  le  couvert  de  ce  mysticisme  s'organisa  la  plus  brutale 
propagande  au  service  des  plus  pratiques  réalités.  Le  savoir  en 
était  ancien  déjà,  mais  secret  encore.  Cette  connaissance  pu- 
blique, générale,  familière  à  tous  fut  le  don  du  xx°  siècle  à  la 
famille  française.  Un  plan  concerté,  une  surabondance  conti- 
nue de  brochures,  annonces,  discours,  conférences,  portèrent  le 
funeste  enseignement  jusqu'au  fond  des  campagnes.  11  prémunit 
les  époux  contre  toutes  les  faiblesses  de  volonté  et  les  inexpé- 
riences d'habitude  qui  les  exposaient  à  accroître  la  multitude 
déjà  excessive  des  vivans.  C'était  la  femme  surtout  dont  il 
fallait  vaincre  le  cœur  naturellement  maternel.  On  la  révolta 
contre  les  épreuves  de  la  grossesse  et  les  douleurs  de  l'enfante- 
ment. On  l'humilia  par  le  mépris  sur  la  maladresse  des  ma- 
ternités. On  lui  enseigna  qu'elle  est  la  maîtresse  de  son  corps, 
on  lui  apprit  à  n'être  ni  chaste  ni  féconde.  Jamais  un  plus 
ignominieux  effort  ne  s'accomplit  avec  plus  d'impudeur  et 
plus  d'impunité.  Il  n'émut  ni  la  magistrature,  ni  l'Etat 
qu'absorbait  alors  la  tâche  db  défendre  l'école  contre  les  conta- 
gions des  croyances  religieuses.  Ce  n'était  pas  assez  que  la 
femme  devînt  experte  à  n'être  plus  mère.  On  lui  persuada 
que,  si  par  malheur  elle  avait  conçu,  l'être  indésiré  appar- 
tenait à  elle  seule  pour  disposer  de  lui  comme  elle  voulait, 
et  qu'elle  pouvait  s'en  débarrasser.  Des  sages-femmes  et  des 
médecins  facilitèrent  cette  besogne,  à  laquelle  l'opinion  mon- 
trait une  indulgence  croissante  ;  car,  même  au  cas  de  scan- 
dales publics,  les  poursuites  étaient  rares  et  les  acquittemens 
habituels.  Cette  complicité  générale   favorisa  les   mœurs   nou- 


266 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


velles  où  l'horreur  de  la  maternité  allait  jusqu'au  crime. 
D'après  des  constatations  trop  concordantes,  le  nombre  des 
avortemens  égale  dans  les  grandes  villes,  et  parfois  dépasse  le 
nombre  des  naissances,  et  s'élève  en  France  à  300  000  par  an. 
Rien  ne  parvint  à  troubler  l'obstination  de  notre  sécu- 
rité. «  Oui,  disait-on,  notre  race  devient  inapte  aux  œuvres 
brutales  qui  se  réalisent  à  coups  d'hommes;  elle  n'a  plus  à 
compter  sur  les  violences  heureuses  dont  fut  faite  jusqu'ici 
la  gloire  des  nations.  Qu'importe,  si  l'affaire  essentielle  du 
monde  est  le  bonheur  des  individus!  Si  les  races  prolifiques  se 
contentent  d'occuper  dans  le  reste  de  l'univers  la  place  laissée 
vide  par  nous,  l'influence  et  les  gains  volontairement  aban- 
donnés par  les  Français,  cela  ne  nous  prend  rien.  Si  elles  nous 
serrent  un  peu  dans  nos  colonies  trop  larges,  même  réclament 
une  part  dans  nos  empires  des  moustiques,  et  restreignent  sur 
les  caries  les  espaces  où  s'étend  le  nom  de  la  France,  quel 
Français  sera  atteint  dans  sa  vie  personnelle  ?Si  elles  viennent, 
dans  notre  propre  pays,  louer  la  vigueur  de  leurs  corps  pour 
les  emplois  subalternes  que  les  Français  d'aujourd'hui  trou- 
vent trop  durs  ou  trop  mal  payés,  elles  servent  nos  propres 
intérêts.  Si  ces  envahisseurs  substituent  sur  notre  propre  sol 
leurs  initiatives  rivales  à  la  puissance  ralentie  de  notre  acti- 
vité, pour  nous  commence  un  dommage,  mais  ces  déposses- 
sions prennent  du  temps.  Le  sort  de  chaque  Français,  entre 
le  matin  et  le  soir  de  sa  vie,  ne  lui  semblera  guère  changé, 
et,  dès  qu'il  n'a  pas  le  souci  de  cet  insensible  préjudice,  pourquoi 
s'imposerait-il  la  fatigue  de  conserver  ce  à  quoi  il  ne  tient 
pas,  prendrait-il  de  la  peine  pour  modifier  les  événemens  dont 
il  s'accommode,  et  s'obstinerait-il  à  défendre  avarement  ce 
qui  lui  est  étranger,  quand,  pour  le  défendre,  il  lui  faudra 
compromettre  la  seule  chose  essentielle,  le  bienfait  des  habi- 
tudes douces  et  de  la  vie  sans  efforts?  Pour  cette  vie,  le  danger 
ne  commencerait  que  le  jour  où  la  guerre  mettrait  le  peuple  le 
plus  faible  à  la  merci  des  cupidités  insatiables.  Mais  elle  n'est 
plus  à  craindre  depuis  que  la  grande  force  d'opinion  a  passé 
aux  ouvriers.  Leur  socialisme  abolit  les  divisions  nationales 
dans  l'unité  fraternelle  du  genre  humain.  La  grève  générale  a 
désormais  raison  de  la  guerre.  Nous  sommes  donc  certains  de 
conserver  dans  notre  patrie  d'aujourd'hui  les  biens,  les  avan- 
tages,  les    joies  auxquels  tient  chacun  de   nous.  Et  nous  les 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  261 

garderons  d'autant  plus  que  nous  ne  provoquerons  point  par 
des  défiances  injustifiées  et  des  arméniens  militaires  les  sociétés 
au  cœur  pacifique.  » 

Ces  pacifistes  parlaient  encore,  que  la  guerre  de  1914 
éclata.  On  sait  ce  qu'elle  a  fait  de  ce  bonheur  individuel  et  de 
ces  intérêts  particuliers  auxquels  tout  avait  été  sacrifié.  Dans 
toutes  les  régions  de  la  France  où  l'envahisseur  s'est  établi,  ce 
n'est  pas  seulement  la  puissance  de  la  nation  qui  a  souffert, 
c'est  chacun,  dans  chacun  de  ses  biens,  dans  ses  proches,  dans 
sa  personne.  Même  où  l'ennemi  n'a  pas  pénétré,  tout  Français  a 
eu  chaque  jour,  depuis  plus  de  trois  ans,  à  faire  le  sacrifice  de 
ses  aises,  de  ses  goûts,  de  son  argent,  de  son  indépendance, 
lorsque  ce  ne  fut  pas  de  sa  vie.  Pourquoi  le  supplice  de  la 
France  a-t-il  été  si  long  et  dure-t-ili^  Parce  qu'il  n'y  a  pas  assez 
de  Français.  Si  nous  avions  gardé  à  la  France  les  familles 
fécondes,  la  guerre  n'aurait  jamais  commencé  ou  elle  serait 
déjà  finie,  et  la  France  ne  connaîtrait  pas  les  innombrables 
dommages  qui  ont  frappe  les  destinées  de  chacun.  Et  à  sup- 
poser que  la  victoire  de  demain  égale  nos  désirs,  quelle 
garantie  d'avenir  nous  apportera-t-elle,  si  nous  ne  remportons 
pas  une  autre  victoire  sur  notre  stcrililé?  Si  notre  idolâtrie 
de  nos  commodités  personnelles  continue  à  restreindre  les 
naissances,  elle  ne  nous  laissera  pas  même  notre  nombre 
d'avant  la  guerre,  nos  trente-neuf  millions  d'habitans.  Il  faudra 
les  réduire  d'au  moins  trois  millions  que  cette  terrible  lutte 
aura  tués  ou  irrémédiablement  épuisés.  Que  nos  ennemis 
continuent  à  progresser,  comme  nous  à  ne  pas  croître, 
en  moins  d'un  quart  de  siècle,  il  y  aura  trois  Allemands 
contre  un  Français.  Ces  évidences  trouvent  encore  quelques 
aveugles,  certains  Français  se  refusent  à  l'effort.  «  Trop 
tard,  murmurent-ils.  Consacrerions-nous  durant  un  quart 
de  siècle  toute  notre  énergie  à  accroître  la  race,  notre  fécon- 
dité n'engendrerait  que  notre  ruine.  Le  chef  de  chaque  foyer  en 
deviendrait  l'esclave,  et  son  activité  absorbée  par  son  devoir  de 
père  suffirait  à  peine  à  nourrir  les  siens.  Dépouillés  de  notre 
richesse  par  l'ennemi,  dépouillés  par  nous-mêmes  de  nos  apti- 
tudes à  nous  refaire  une  existence  nouvelle,  nous  deviendrions 
lin  peuple  d'autant  plus  misérable  qu'il  serait  plus  prolifique, 
et  c'est  la  joie  de  vivre  qui  aurait  vécu.  Notre  avenir  est  un 
lendemain  de  tempête,  et  nous  des  naufragés;  le  plus  urgent 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  de  sauver  ce  qui  flotte  encore.  Instrumens  de  travail,  débris 
de  fortune,  d'influence,  de  prestige,  voilà  ce  qu'il  faut  recueillir. 
La  besogne  exige  des  hommes  libres  de  leur  volonté  et  de 
leurs  mouvemens.  Lorsque  cette  génération  d'adultes  vigou- 
reux aura  pourvu  au  plus  pressé,  en  reconstituant  notre  patri- 
moine matériel,  il  sera  temps  de  lui  assurer  des  héritiers.  Jus- 
qu'alors, pourquoi  multiplier,  en  élevant  beaucoup  de  flls,  les 
victimes  des  futures  guerres?  »  De  tels  argumens  établissent 
que  l'égoïsme  peut  s'élever  jusqu'à  la  stupidité.  A  la  plupart 
les  faits  ont  trop  prouvé  que  la  population  la  moins  menacée 
est  la  plus  nombreuse  et  que  les  races  les  plus  avares  de  nais- 
sances sont  les  meurtrières  des  enfans  engendrés  par  elles,  car 
elles  leur  refusent  des^  défenseurs.  Les  faits  mettent  hors  de 
doute  que,  dans  la  paix  comme  dans  la  guerre,  les  forts  gouver- 
nent à  peu  près  comme  il  leur  plaît  le  monde,  et  que  le  bonheur 
personnel  des  nains  pacifiques  reste  à  la  merci  perpétuelle  des 
géans  armés.  Si  nous  restons  trop  peu  nombreux  pour  compter 
sur  nous-mêmes,  nous  n'aurons  pour  sécurité  au  dehors  que 
l'inattention  des  ambitieux,  la  douceur  des  violens,  les  scrupules 
des  forts.  S'ils  nous  laissent  cultiver  en  paix  notre  sol,  nos  goûts, 
nos  facultés,  ce  sera  durant  le  temps  qu'il  faut  à  la  moisson 
pour  mûrir;  ils  se  réserveront  la  récolte,  et,  pour  que  nous- 
mêmes  soyons  contraints  de  la  conduire  dans  leurs  greniers, 
il  suffira  d'un  signe.  C'est  à  la  merci  de  ce  signe  qu'il  nous 
faudra  vivre. 

Cette  évidence  a  vaincu  l'aveuglement.  Une  lumière  enfin 
s'est  faite  dans  l'intelligence  française.  Il  y  a  quatre  années  la 
France,  à  tous  ceux  qui  dénonçaient  les  mariages  stériles, 
répondait  comme  dans  un  procès  fameux  :  «  La  question  ne 
sera  pas  posée.  »  Aujourd'hui,  la  question  est  posée;  aucune 
n'excite  une  sollicitude  si  profonde,  si  anxieuse,  si  universelle. 
Nous  savons  que  tel  sera  l'avenir  de  la  famille,  tel  sera  l'avenir 
de  la  patrie. 

Quelles  chances  nous  restent  de  redevenir  ce  que  nous 
avons  été? 

Etienne  Lamy. 


DU  CONSULAT  A  L'EMPIRE 

LETTRES  D'UNE   MÈBE  A    SA    FILLE^'^ 


II 

PRÈS  DE  LA  PRINCESSE  CAROLINE 


Comment  la  transformation  du  Consulat  à  vie  en  empire 
héréditaire  fut  envisage'e  par  le  général  et  par  M'"®  Carra  Saint- 
Cyr,  on  est  assez  embarrassé  pour  le  dire,  car,  durant  six  mois, 
la  correspondance  est  interrompue,  puisque  la  mère  est  près  de 
la  fille  et  qu'on  n'a  point  les  lettres  de  Saint-Cyr  à  sa  femme. 
Toutefois,  l'on'peut  s'en  faire  quelque  idée  par  une  lettré  qu'il 
écrit  à  Constance,  le  16  prairial  an  XII  (5  juin).  Saint-Cyr  a 
invité  sa  femme  à  quitter  Milan,  à  rentrer  à  Paris,  toute  affaire 
cessante.  Il  lui  a  envoyé  des  passeports  du  grand  juge,  qui  ont 
dû  lever  tous  les  obstacles,  pour  elle,  pour  Devaux  et  pour  leur 
suite.  «  Tu  as  sûrement  apprécié,  ma  chère  Constance,  écrit- 
il,  les  raisons  qui  m'ont  fait  insister  auprès  d'Armande.  La 
situation  de  notre  fortune  et  ton  intérêt  même  étaient  de  puis- 
sans  motifs.  D'ailleurs,  la  manière  dont  la  chose  s'est  passée 
est  extrêmement  flatteuse  pour  ta  maman  (2).  Elle  t'aura  sûre- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  novembre. 

(2)  Point  de  détails  à  ce  sujet.  Murât  a  quitté  l'Italie  pour  venir  présider  le 
Collège  électoral  du  département  du  Lot,  qui  l'a  élu  au  Corps  législatif;  mais  il 
n'est  pas  resté  longtemps  député.  Bonaparte  en  fait  le  gouverneur  de  Paris,  un 
maréchal  d'Empire,  un  grand-amiral,  un  prince,  une  Altesse,  puis  une  Altesse 
impériale.  11  a  vu  sans  doute  Saint-Cyr  et  lui  a  fait  des  propositions  pour  l'entrée 
Ô'Armande  dans  la  maison  qu'on  formera  à  la  princesse  Caroline. 


270  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  communiqué  les  articles  de  mes  lettres  que  cela  concerne. 
C'est  dans  quatre  ou  cinq  jours,  aimable  Constance,  qu'il  faudra 
l'une  et  l'autre  vous  armer  de  courage... 

«  Tu  as  dû  recevoir  le  petit  e'crin  que  M'"^  Murât  me  chargea 
de  te  faire  parvenir.  Tu  ne  manqueras  pas  sûrement  de  lui 
écrire  lorsque  tu  l'auras  reçu.  L'Impératrice  me  fit  l'honneur  de 
me  dire,  dahs  le  temps,  que  la  procuration  était  partie  (1). 

«  J'ai  diné  hier  chez  le  connétable  (2).  La  princesse  Louis 
est  toujours  bonne,  à  son  ordinaire.  Elle  me  demanda  avec 
beaucoup  d'intérêt  de  tes  nouvelles  et  de  celles  de  ma 
femme...  » 

Les  titres  ne  gênent  point;  l'habitude  en  semble  acquisetout 
aussitôt,  et  le  cas  de  Saint-Cyr  n'est  point  isolé.  Voici  qu'Ar- 
mande,  harassée  de  son  voyage  de  cinq  jours,  arrive  d'un  pre- 
mier bond,  le  17  messidor  (6  juillet),  à  Lyon,  où  elle  s'arrête 
pour  voir  des  parens  de  son  mari;  de  là,  à  Chalon-sur-Saône, 
encore  chez  des  parens;  enfin,  chez  elle,  à  Maisons,  le  22 
(H  juillet).  «  Je  ne  puis  te  donner  de  uouvelles  que  par  ouï- 
dire,  écrit-elle  à  sa  fille  quatre  jours  après,  n'ayant  encore 
voulu  faire  aucune  visite.  Celte  semaine,  je  me  lancerai  dans  le 
monde,  et  c'est  alors  sûrement  que  j'aurai  à  te  raconter. 
Cependant,  d'ici  au  dix-huit  brumaire,  je  me  reposerai,  car  je 
crois  que  je  ne  serai  en  activité  de  service  qu'à  cette  époque,  le 
Couronnement  ne  devant  avoir  lieu  qu'alors. 

«  Depuis  hier  soir,  à  huit  heures,  je  suis  toute  seule,  Saint- 
Cyr  étant  allé  à  la  cérémonie  qui  se  fait  aux  Invalides,  prêter 
son  serment  comme  l'un  des  commandans  de  la  Légion  d'hon- 
neur et  recevoir,  dit-on,  la  décoration  de  cet  ordre... 

«  Je  n'oublierai  pas  tes  commissions  et  je  les  remplirai  avec 
le  zèh  que  tu  sais  que  je  mets  à  ce  qui  te  concerne.  Les  robes 
de  cour  consisteront  principalement  en  une  queue  de  deux 
aunes  (ni  plus  ni  moins)  qui  s'adaptera  à  une  robe  faite  à  la 
mode;  deux  boucles  de  cheveux  tombant  sur  la  poitrine  et 
deux  barbes  d'Angleterre  sans  doute,  ou  de  blonde,  tombant  par 

(1)  Pour  le  baptême  de  l'enfant.  11  n'en  est  question  que  dans  cette  lettre  de 
Saint-Cyr:  «  J'envoie  douze  caresses  bien  gentilles  à  mon  petit-fils.  »  Plus  tard, 
de  M""  de  Saint-Cyr,  qui  l'a  tant  désiré,  silence  complet.  11  faut  penser  que  l'en- 
fant était  mort  au  bout  de  quelques  semaines.  L'Impératrice  dit  de  Constance  •' 
oElIe  me  doit  un  filleul.  »  Et,  en  eiîet, elle  est  bientôt  enceinte  pour  la  seconde  lois 
d'un  enfant  que  tiennent  encore  l'Impératrice  et  Murât. 

(2)  Louis  Bonaparte. 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


271 


derrière  (1).  On  n'a  pas  cru  devoir  adopter  les  grands  paniers. 

<(  M"'®Garion  sort  d'ici  :  on  porte  du  crêpe,  des  gazes  brochées 
et  unies,  des  taffetas  moirés.  On  met  à  ces  dernières  robes  des 
garnitures  de  blonde  de  soie.  Elle  te  fera  les  modèles  des  robes 
dont  nous  sommes  convenues.  Elle  avait  grand'peur  que  je  la 
quittasse  pour  prendre  M"''  Germond  qui  a  la  vogue  plus  que 
jamais...  » 

Le  2  thermidor  (21  juillet)  elle  écrit  :  u  Je  te  dois  les  détails 
de  l'emploi  de  mon  temps  depuis  mon  arrivée.  J'ai  été  à  Paris 
mercredi  de  bonne  heure.  Je  fis  vite  une  toilette  du  malin 
pour  faire  les  visites  dues.  Je  commençai  par  M""  Soult  qui  me 
reçut,  comme  de  coutume,  très  bien,  qui  ne  cessa  de  me 
demander  de  tes  nouvelles  et  qui  me  pria  de  la  rappeler  à  ton 
souvenir.  De  là  nous  fûmes  à  Villiers  (2),  nous  ne  trouvâmes 
personne.  Nous  revînmes  à  l'hôtel  rue  Cerutti  (3);  personne: 
nous  fûmes  chez  la  princesse  Louis  (4),  personne.  Je  rentrai 
chez  M"*^  Caillât  qui  nous  avait  prêté  son  appartement  (5).  Le 
soir,  je  fis  une  grande  toilette  pour  Saint-Cloud.  Je  ne  fus  pas 
plus  heureuse.  L'Empereur  était  parti  à  deux  heures  après  midi 
et  l'Impératrice  était  incommodée.  Nous  revînmes  donc  Saint- 
Cyr  et  moi  nous  coucher...  Jeudi  je  me  remis  en  route,  par  un 
temps  affreux,  pour  Yilliers.  A  moitié  chemin,  je  rencontrai 
M.  Fajac  qui  venait  d'avoir  une  audience  du  général  Murât 
dont  il  ne  paraissait  pas  bien  satisfait.  Je  ne  lui  dis  qu'un  mot, 
nous  avions  chacun  nos  affaires  en  tête.  J'arrivai  donc  et  fus 
de  suite  introduit  chez  la  princesse.  Elle  était  dans  son  lit, 
malade  d'un  commencement  de  grossesse,  à  ce  qu'elle  croit  (6). 
Elle  m'a  parfaitement  reçue,  m'a  proposé,  lorsque  je  serais 
bien  reposée,  d'aller  passer  un  mois  avec  elle.  Ensuite  nous 
avons  entamé  la  conversation  sur  toi.  J'ai  parlé  du  désir  que 
tu  aurais  de  venir  à  Paris,  non  pas  en  retirant  ton  mari  de  la 

(1)  On  renonça  aux  boucles  et  aux  barbes,  lesquelles  furent  reprises  à  la  cour 
de  Louis  XVI II,  mais  on  adapta  au  décolleté  de  la  robe  la  chérusque  qui  semble 
un  ressouvenir  de  la  cour  des  Valois. 

(2)  La  maison  de  campagne  du  maréchal  Murât,  Neuillj'-Villiers. 

(3)  L'hôtel  Thélusson,  au  bout  de  la  rue  Cerutti,  actuellement  Laffitte. 

(4)  Rue  Cerutti.  L'hôtel  actuellement  occupé  par  la  banque  Rothschild.  Je  crois 
qu'elle  est  y  est  déjà  installée  bien  qu'il  n'ait  été  acheté  que  le  13  prairial  (juin 
1804). 

(o)  Rue  Neuve-des-Petits-Champs,  99. 

(6)  Elle  accouche  le  22  mars  1805  de  Louise-Julie-Caroline,  mariée  en  1825  au 
comte  Rasponi,  morte  à  Uavenne  en  1889. 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDÉâ.i 

place  qu'il  occupe,  mais  lui  obtenant  un  congé'.  Il  m'a  paru 
«lue  cela  pourrait  avoir  lieu...  Je  restai  une  bonne  heure  chez 
]\jme  Murât;  je  ne  parlai  de  rien  d'essentiel  parce  que  M"'^  de 
Rocquemont  (1)  ne  nous  quitta  pas  d'une  minute.  La  princesse 
me  dit  que  nous  t'enverrions  la  gravure  des  robes  de  cour, 
que  cela  t'amuserait.  Le  costume  est  décide,  on  y  travaille  beau- 
coup àSaint-Gloud,  M'"^  Germond  et  beaucoup  d'autres  femmes.; 

«  ...Je  ne  suis  pas  encore  bien  au  courant  des  modes.  Il  m'a 
paru  que  les  tailles  se  portent  longues.  Pour  le  matin,  en  grand 
négligé,  ce  sont  de  grandes  capotes  de  percale;  autour  du  col 
des  fraises  d'organdi  empesé,  plissé  à  coquilles  si  la  robe 
monte  haut.  Si  non,  ce  sont  des  fichus  de  même.  Je  t'enverrai 
un  des  bonnets  de  chez  M""^  Despaux  qui  me  plaisent  beaucoup. 
Ils  sont  de  soie  torse.  C'est  une  espèce  do  filet  élastique.  C'est 
très  joli.  Le  mien  est  jaune.  Je  crois  que  je  le  prendrai  de 
même  couleur  pour  toi.  En  parure,  on  porte  beaucoup  de  Heurs, 
non  avec  des  guirlandes,  mais  des  tiges  qui  s'arrangent  sur  la 
tète,  feuille  par  feuille.  » 

Le  4  thermidor  (23  juillet)  elle  écrit,  toujours  de  Maisons  ; 
«  Pour  moi,  je  suis  souvent  seule  parce  que  Saint-Cyr  est  dans 
l'obligation  d'aller  souvent  à  Paris  et  que,  n'ayant  pas  encore 
d'appartement,  je  préfère  rester  ici  plutôt  que  de  me  nicher  dans 
un  hôtel  garni.  Cela  est  cause  que  je  n'ai  fait  que  les  visites 
d'absolue  nécessité  et  que  je  n'ai  vu  personne  que  M"'^  Murât. 
L'Impératrice  est  partie  hier  pour  Aix-la-Chapelle  où  elle  va 
prendre  les  eaux,  ce  qui  me  dispense  de  Saiut-Cloud  pour 
quelque  temps.  Ce  voyage  ferait  croire  que  celui  de  l'Empereur 
se  prolongera.  On  parle  beaucoup  de  la  descente  et  on  prétend 
que  tous  ceux  qui  doivent  en  être  ont  reçu  ordre  de  partir  et 
n'ont  eu  que  six  heures  pour  leurs  préparatifs.  Le  ministre  de 
la  Guerre  est  parti  avant-hier  au  soir.  La  formation  des  mai- 
sons princières  est  donc  remise  à  plus  tard  :  mais  M™^  Murât 
ne  la  perd  pas  de  vue.  »  ((  Tu  sauras,  écrit  M""^  Saint-Cyr  le 
1  thermidor  (26  juillet),  que  Saint-Cyr  a  vu  il  y  a  trois  jours 
M"'°  Murât  qui  lui  dit  que  je  devais  aller  passer  quelque  temps 
chez  elle  (à  ma  première  visite  elle  m'y  engagea  fortement), 
qw'un  de  ces  jours  elle  m'écrirait  à  ce  sujet.  Ainsi  je  m'attends 

(1)  M"'  de  Rocquemont  est  gouvernante  des  enfans  de  M""  Murât.  Elle  les  suit  à 
Naples  et  paraît  y  être  restée  jusqu'en  1815.  Elle  appartenait  selon  toute  vraisem- 
blance à  la  famille  Hecquet  de  Rocquemont,  honorablement  connue  à  Abbeville, 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


273 


la  semaine  prochaine  à  aller  m'établir  îi  Villiers.  Gela  me  fait 
croire  que  si  ma  nomination  n'est  pas  faite,  c'est  tout  comme.  » 

En  attendant  (1),  elle  reçoit,  elle  donne  h  diner.  «  Le  général 
Broussier  (2)  ne  put  pas  venir  parce  que  des  a-ffaires  de  service 
l'obligèrent  de  rester  à  Paris.  Mais  j'eus  Macdonald  que  j'avais 
invité  et  sur  qui  je  ne  comptais  pas,  devant  aller  chercher  sa 
femme  qui  est  aux  eaux  d'Aix-la-Ghapelle.  Il  se  mit  effective- 
ment en  route  en  sortant  de  chez  moi.  Tu  sauras  donc  que 
M"'°  Macdonald,  pour  avoir  passé  des  neuf  nuits  de  suite,  au  bal 
l'hiver  dernier,  est  tombée  dans  une  fièvre  lente,  grosse  de 
quatre  mois,  attaquée  de  la  poitrine  et  condamnée  de  tous  les 
médecins  (3).  Aussi  son  mari  est-il  dans  une  grande  affliction. 
Il  a  toujours  ses  deux  petites  h  Saint-Germain  (4).  C'est 
aujourd'hui  l'exercice  chez  M""'  Campan. 

«  Je  suis  allée  hier  à  Paris  pour  tes  commissions...  Tu  ne 
recevras  celte  fois  qu'un  bonnet  d'un  genre  tout  nouveau.  Il 
n'y  a  que  les  deux  princesses  Louis  et  Murât,  M"*^  Berna- 
dotte  (5)  et  moi  qui  en  ayons  jusqu'à  présent.  Il  faut  que  les 
cheveux  soient  plats  derrière,  car  on  ne  fait  plus  les  choux 
saillans,  et  que  le  bonnet  soit  placé  de  côté.  Il  est  tout  prêt  à 
mettre  et  le  ruban  retourne  nouer  sur  la  tête.  J'espère  que  tu 
le  trouveras  joli.  Du  reste,  je  suis  encore  très  peu  au  courant 
de  la  mode,  mais  on  porte  généralement  des  tailles  beaucoup 
plus  longues.  Les  femmes  comme  il  faut  ne  peuvent  sortir  le 
malin  la  tête  nue.  Les  cheveux  étant  coupés  à  la  Titus,  il  faut 
absolument  ou  un  chapeau  de  percale  pour  le  très  grand 
négligé  ou  bien  un  chapeau  de  crêpe  lilas  très  grand,  avec  une 
tige  de  cloches  de  même  couleur.  La  tige  de  fleurs  sur  le  bonnet 
ou  le  chapeau  est  de  première  nécessité.  » 

On  n'est  pas  sans  s'impatienter  à  Maisons.  «  Je  n'ai  encore 
rien  de  nouveau  à  t'apprendre  nous  concernant,  écrit  M"*^  Saint- 
Gyr  le  IG  thermidor  (4  août)...   »  Mais  ce  qui  l'agace,  ce  sont 


(1)  9  thermidor  (28  juillet). 

(2)  Jean-Baptiste  Broussier,  qui  s'était  illustré  dans  la  gu:rrede  N'aples,  com- 
mandait la  ville  de  Paris. 

(3)  Morte  le  21  septembre  1804. 

(4)  Anne-Charlotte,  qui  épousa  en  1810,  M.  Régnier,  fils  du  duc  de  Massa,  et 
Anne-Élisabelh,  qui  épousa  en  1813  le  comte  Perregaux,  nées  d'un  premier 
mariage  de  Macdonald  avec  M"*  Jacob. 

(o)  Bernardine-Eugénie-Désirée  Clary,  mariée  le  17  août  179â  à  Jean-Baptist»- 
Jules  Bernadette,  plus  tard  prince  de  Ponte-Corvo,  roi  de  Suède. 

TOME  XLII.   —    1917.  18 


214  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

les  quatre  lieues  à  franchir  à  toute  occasion  ;  c'est  d'être  à 
Maisons,  «  l'éternel  Maisons.  »  Ses  amis  s'entremettent  pour 
îe  lui  faire  vendre,  surtout  M™'  Soult,  qui  est  de  tout  et  qui 
prend  constamment  parti  pour  les  Saint-Cyr  :  il  faut  les 
défendre,  car  ils  ont  le  vent  en  poupe  et  ils  ont  bien  marié  leur 
fille.  M"**  Soult,  qui  vient  déjeuner  le  16,  amène  une  «  M'"®  Gau- 
tier, épouse  d'un  adjudant-commandant  qui  est  employé  à 
FArmée  de  Boulogne,  lequel  est  pressé  par  le  maréchal  Murât 
de  faire  une  acquisition  près  Paris  (1).  »  Il  se  présente  aussi 
M.  Haller,  ancien  banquier.  Est-ce  le  Haller  de  l'armée  d'Italie? 
«  Cela  parait  lui  convenir,  mais  plus  ils  ont  d'argent,  plus  ils 
marchandent.  »  Deux  ou  trois  autres  personnes  doivent  venir 
voir.  Toujours  pas  de  nomination.  «  La  Cour  est  absente  de 
Paris,  aussi  dit-on  qu'il  est  désert,  ce  qui  fait  que  je  me  repose 
ici  tout  tranquillement.  » 

Enfin,  sans  que  le  décret  ait  paru,  la  princesse  forme  sa 
maison,  — au  moins  à  l'essai,  —  et  c'est  de  Neuilly  oii  elle  est  ins- 
tatlée  que,  le  25  thermidor  (dimanche  12  août),  M'*^®  Saint-Cyr 
écrit  :  «  Tu  ne  seras  pas  étonnée,  ma  bien  chère  petite  fille,  de 
voir  ma  lettre  datée  de  ce  pays,  puisque  tu  savais  qlie  je  devais 
recevoir  une  lettre  qui  devait  m'y  appeler.  C'est  ce  qui  m^arriva 
jeudi  au  soir,  au  moment  où  je  montais  en  voiture  pour  me 
rendre  à  Paris.  C'est  ce  que  j'effectuai  le  vendredi.  Je  vins  ici 
faire  une  visite,  on  m'engagea  à  rester  ce  même  jour.  Je  refusai, 
parce  que  l'invitation  ne  portait  que  pour  le  dimanche.  Je  fus 
aussi ^  ce  même  vendredi,  faire  ma  visite  à  M"'^  Louis,  de  qui  je 
n'avais  pas  encore  été  reçue.  Je  la  trouvai  cette  fois,  toujours  la 
même,  aussi  affable,  bonne.  Elle  ne  cessa  pendant  très  longtemps 
de  parler  de  toi,  combien  tu  avais  dû  avoir  de  chagrin  (2),  etc. 
Elle  se  rappela  avec  plaisir  qu'elle  avait  dansé  à  ta  noce.  Sur- 
vint là  M™^  Campan  qui  me  demanda  de  tes  nouvelles  et  si  tu 
n'avais  pas  reçu  des  Dialogues  qu'elle  t'avait  envoyés  (3).  Je 
l'assurai  bien  que  rien  de  semblable  ne  t'avait  été  remis.  Elle  a 
engraissé  beaucoup  et  est  toujours  la  même  (4).  Je  sais  d'aujour- 

(1)  Il  s'agit  vraisemblablement  de  Gautier  (Nicolas-Hyacinthe)  né  ù  Loudéac 
le  5  mai  1774,  mort  à  Vienne  en  1809,  qui  avait  épousi  Maria-Magdalena  de 
Rotoerti-Vittori. 

(2)  De  la  mort  de  son  premier  enfant. 

(3)  Conversations  d'une  mère  avec  sa  fille,  en  anglais  et  en  français,  dédiées  à 
M""  Louis  Bonaparte,  Paris,  an  XII,  in-8. 

(4)  11  s'est  trouvé,   mêlées  aux  lettres  que  Constance  avait  conservées  de  sa 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  2*16 

d'hui  que  je  suis  de'cidément  nommée  dame  d'honneur  de  la 
princesse  Caroline  et  cela  accordé  par  l'Empereur.  Les  autres 
nominations  ne  se  feront  qu'au  retour  de  Sa  Majesté.  Saint-Cyr 
m^a  accompagnée  ici  hier  et  repartit  le  soir. 

«  Je  suis  embailée  (sic)  aujourd'hui,  je  ne  sais  trop  pour- 
quoi. Le  temps  est  affreux,  le  vent  souffle  de  tous  les  côtés, 
quoique  mon  ^petit  appartement  soit  gentil.  Je  suis  logiée  toiit 
près  de  M"'«  de  Rocquemont.  Je  sais,  sous  le  sceau  du  secret, 
qu'elle  est  nommée  gouvernante  des  enfans.  Je  vais  finir  ma 
lettre  parce  que  je  n'ai  pas  une  idée  dans  la  tête,  et  puis  je  n'ai 
pas  encore  pris  l'habitude  d'être  chez  d'autres  que  chez  moi  ou 
chez  toi  et,  à  mon  âge,  on  prend  difficilement  un  autre  genre  de 
vie.  Cependant,  je  n'ai  qu'à  me  louer  des  égards  et  de  l'honnê- 
teté de  tous.  » 

Deux  jours   après   :   «   Maintenant  je    vais  te   donner    des 


mère  e.t  de  son  beau-père,  quelques  lettres  de  M"*  Canipan,  à  laquelle  on  a  voulu 
faire  une  réputation  d'écrivain  et  dont  il  se  peut  fort  bien  querles  ouvrages  publiés 
aient  été  pour  le  moins  fortement  retoucbés,  si  l'on  juge  par  une  de  ees  lettres. 
Je  conserve  l'orthographe  de  la  prétentieuse  institutrice.  Elle  écrit,  après  l'accou- 
chement de  M""  Charpentier,  le  14  prairial  (3  juin)  : 

«  J'ai  su  par  votre  cher  beau-père,  ma  bien  aimable  Constance,  que  vous  étiez 
mère  et  nourisse  ;  en  vérité,  ces  deux. qualités  sont  bien  raprochées  du  titre  de 
pensionnaire  bleue  et  du  danger  de  la  table  de  bois  que  votre  prudence  et  votre 
sagesse  vous  lesaient'Cependant  éviter  malgré  vos  jeunes  années.  Recevez  mon 
smcère  compliment  ssur  votre  nouveau  titre,  sur  votre  nouveau  bonheur.  Vous 
éprouvez  le  sentiment  le  plus  doux  qui  existe,  il  est  souvent  accompagné  de  tour- 
mens  Bt  toujours  d'une  inquiétude  qui  tient  à  la  tendresse.  Vos  parens  'l'ont  res- 
sentie pour  vous. -Chacun  a  son  tour,  mais  bonne  nmman  va  l'avoir  pour  doux^et 
voilà  sa  sensibilité  doublement  employée. 

«  M""»  Ney  a  deux  gros  garçons,  l'un  blond,  l'autre  brun  ;  l'un,  c'est  l'aîné,  est'le 
général  lui-même;  l'autre,  c'est  Églé.  Chacun  est  satisfait,  -vous  arriverez  au 
même  lot.  Tl  fait  chaud  ici  comme  en  Italie,  et  cela  depuis  deux  jours.  Jamais 
récolte  n'a  tant  promis  en  France,  bled,  vins,  pommes,  tout  sera  abbondant.  Non 
les  abbricots  ni  lies  pêches,  mais  ce  sont  jouissances 'passagères  dont  je  ne  fais 
aucun  cas.  Ce  qui  m'enchante,. c'est  cette  multiplicité  de  tonneaux  de  vins  de 
Bordeaux,  de  Bourgogne,  ces  milliers  de  bouteilles  de  Champagne  dont  les  bou- 
chons partant  avec  éclat  se  mêlent  à  la  gaieté  des  repas  Trançois  et  s'emblent 
narguer  notre  implacable  ennemie,  qui,  dans  toute  l'étendue  de  son  isle  couverte 
d'atteliers,  de  métiers,  ne  peut  trouver  à  cueillir  une  seule  grappe  de  raisin  et 
dont  les  babitans  n'en  aiment  pas  moins  à  terminer  leurs  repas  en  vidant  les 
flacons  remplis  par  les 'productions  de  notre  heureuse  terre. 

«  Voilà  prcscpie  de-la;politique,  mais  j'espère  ne  d'avoir  pas  rendue  imposante  ; 
je  ne  veux  jamais  l'être  en  rien  pour  une  élève  que  j'aime  tendrement.  Mille 
complimens  au  général  et  sincère  amitié  à  votre  bien  aimable  maman.  Adieu, 
ma  chère  Constan^ie,  .je  vous  embrasse  bien  tendrement  et -suis  pour  la  ^vie, 

«  Votre  sincère  et  affectionnée  amie  et  institutrice, 

«  Genêt  Campan.  » 
i4  prairial  de  l'an  XII. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

détails  de  nos  occupations  journalières.  Nous  vivons  très  retirés. 
Le  soir,  quelques  aides  de  camp  restent  et  on  joue  à  des 
jeux  innocens.  On  se  couche  entre  onze  heures  et  minait.  Ce 
soir,  à  huit  heures,  j'accompagne  M""^  la  Maréchale  aux  Inva- 
lides où  il  se  chante  un  Te  Deum  pour  la  fête  de  l'Empereur  et 
nous  revenons  coucher  ici.  Demain,  M""^  Germond  doit  venir 
essayer  l'habillement  de  cour  de  la  princesse.  Il  est  convenu 
que,  quand  il  sera  confectionné,  M™*  Dupont  en  fera  un  sem- 
blable sur  une  poupée  qui  te  sera  envoyée.  M""^  Murât  est  per- 
suadée que  cela  t'amusera  beaucoup.  Au  reste,  pour  ces  dames, 
il  sera  plus  riche  que  joli. 

«  ...Le  temps  continue  à  être  détestable.  Il  me  rend  malade, 
il  m'agace  les  nerfs.  J'attends  Saint-Cyr  qui  vient  dîner  avec 
nous.  Nous  avons  des  toilettes  à  faire.  C'est  pourquoi  ma  lettre 
ne  sera  pas  longue.  » 

Qu'elle  trouve  pesant  l'assujettissement  auquel  elle  est 
contrainte,  on  s'en  aperçoit  au  premier  jour.  «  Nous  ne  cessons 
d'être  arrosés,  écrit-elle  le  30  thermidor  (18  août).  On  ne  trouve 
pas  dans  la  journée  une  demi-heure  pour  sortir  et  tu  dois 
juger  de  la  contrariété  que  j'en  éprouve.  Gela  m'apprend  qu'il 
faut  se  faire  à  tout  et  je  suis  vraiment  étonnée  de  ma  souplesse, 
jyjme  Murât,  comme  tu  le  sais  sans  doute,  est  très  sédentaire,  et 
n'aime  pas  a  voir  du  monde,  de  sorte  qu'excepté  quelques  per- 
sonnes dans  l'intimité,  elle  ne  reçoit  pas.  Cependant,  elle  s'est 
décidée  à  prendre  un  jour,  etc'est  les  lundis.  Ainsi,  après-demain 
au  soir,  ce  sera  la  grande  représentation.  Je  ne  sais  pas  encore 
si  je  m'y  trouverai,  car  mon  service  ne  commencera  que  le 
dix-huit  brumaire. 

<(  Nous  sommes  allées,  jeudi  soir,  au  Te  Dewn.  C'était  fort 
beau,  la  musique  très  bonne,  mais  la  cérémonie  véritablement 
ennuyeuse  par  sa  longueur.  Nous  étions  dans  la  tribune  des 
princesses,  de  sorte  qu'étant  derrière  elles  nous  perdions  le  coup 
d'œil.  Nos  soirées  se  passent  en  lecture  et  en  conversation. 
Dans  la  journée,  c'est-à-dire  après  le  déjeuner,  je  reste  avec 
j^jrae  ]viurat  une  couple  d'heures  suivant  les  affaires  qu'elle  a  h 
régler.  Alors  je  me  retire  dans  mon  appartement  où  je  lis  et 
écris  et  où  souvent  je  m'ennuie,  parce  que  je  suis  bien  circons- 
crite dans  mon  cercle  et  que  je  n'ai  pas  les  mêmes  ressources 
que  chez  moi.  A  quatre  heures,  je  fais  un  bout  de  toilette  et  à 
cinq  je  me  rends  à  mon  poste.  Je  suis  on  ne  peut  plus  satisfaite 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  277 

de  M™*  Murât.  Elle  est  toute  bonne  pour  moi  et  d'une  honnêteté 
parfaite.  Le  maréchal  aussi  et  jusqu'à  M""'  de  Rocquemont  qui, 
entre  nous  soit  dit,  n'était  pas  d'abord  très  prévenue  en  ma 
faveur,  je  l'ai  forcée  à  en  venir  là,  et  nous  sommes  très  bien 
ensemble  maintenant. 

«  J'ai  vu  avant-hier  M"«  Lambert  qui  vint  voir  M™*  Murât., 
Elle  me  sauta  au  col  et  me  demanda  de  tes  nouvelles  avec  beau- 
coup d'empressement.  Elle  est  charmante,  elle  a  un  très  bon 
maintien,  parle  avec  facilité  et  se  conduit  à  merveille.  Elle  a 
grandi  et  pâli  ;  ses  traits  ont  bien  grossi,  mais  au  total,  c'est 
une  femme  très  agréable.  J'ai  déjà  vu  aussi  assez  souvent 
M™«  dcsSouza,  autrefois  M™^  de  Flahaut  (1).  Tu  sais  qu'elle  est 
auteur  à' Adèle  de  Sénanges,  Charles  et  Marie,  etc.  C'est  une 
femme  aimable  dans  toute  l'étendue  du  terme.  Il  est  rare  qu'une 
femme  auteur  soit  goûtée  en  société,  eh  bien  !  elle  se  met  à  la 
portée  de  son  auditoire  et,  avec  des  petits  riens,  vous  fait  passer 
des  heures  comme  des  minutes.  » 

Et  le  lendemain  elle  écrit  :  «  Hier  au  soir  sont  arrivées 
M"^  et  M"^  de  Lagrange  (2).  Je  présume  qu'elles  vont  passer 
quelques  jours.  Cela  fait  que  je  pourrai  sans  inconvénient  revoir 
mon  chez  moi  de  Maisons  que  j'ai  quitté  depuis  onze  jours.  » 

Un  temps  se  passe  sans  que  Constance  donne  de  ses  nou- 
velles. M™^  Saint-Cyr  est  bien  inquiète.  Le  27  (14  septembre), 
rassurée  enfin,  elle  écrit  de  Maisons  :  «  Tu  as  dû  t'apercevoir 
par  les  différens  lieux  d'où  j'ai  daté  mes  lettres  que  depuis  plus 
d'un  mois  je  ne  suis  fixée  nulle  part.  Je  n'ai  cessé  tout  ce  tempo 
d'aller  de  Maisons  à  Paris,  de  Paris  à  Neuilly,  et  toujours 
comme  cela.  J'étais  ambulante.  Depuis  deux  jours  je  suis  ici 
et,  ayant  pris  congé  pour  quelque  temps,  je  vais  me  remettre, 
soit  dit  entre  nous,  de  la  contrainte  que  j'ai  éprouvée.  D'ailleurs, 
je  vais  avoir  la  famille  de  Saint-Cyr... 

(1)  Adélaïde-Marie-!Çmilie  Filleul,  mariée  d"abord  à  Charles-François  de  Flahaut, 
comte  de  la  Billarderie,  décapité  en  1793,  puis,  en  1802,  à  Jose-Maria,  comte  de 
Souza-Bothello. 

(2)  Il  s'agit  ici  d'Angélique-Adélaïde  Méliand,  femme  du  marquis  de  la  Grange, 
lieutenant-général  en  1784  et  de  la  dernière  de  ses  filles  :  Adélaïde-Françoise,  née 
à  Paris,  _le  21  mai  1774,  mariée  le  3  lévrier  1810  à  Jean-Louis  Mathevon,  baron  de 
Curnieu.  11  ne  saurait  en  effet  être  question  de  sa  sœur  ainée  mariée  en  1793  à 
M.  de  Cambis,ni  des  enfans  de  sa  belle-sœur,  née  Hall,  épouse  en  premières  noces 
de  Suleau  :  il  est  à  remarquer  qu'une  fille  de  celle-ci,  ayant  épousé  en  premières 
noces  Robert  de  Lignerac,  duc  de  Caylus,  se  remaria  à  L.-J.  Carra  de  Saint-Cyr, 
comte  de  Rochçmure,  fils  adoptif  du  général  de  Saint-Cyr. 

\ 


278  REVUE    DBS    DEUX    MONDES. 

«  Je  ne  pense  point  encore  à  l'envoyer  des  modes,  parce 
que,  d'abord,  M"»^  Murât  n'a  pas. été  de  cet  avis,  n'y  ayant  abso- 
lument rien  de  nouveau.  Dans  le  monde,  ce  sont  -toujours  des 
tailles  très  courtes.  En  négligé,  ;tout  robes  courtes  en  percale 
brodée  et  garnie  en  belle  dentelle.  Ensuite  on  met,  si  l'on  veut, 
une  juive  aussi  brodée  tout  le  tour  et  garnie  de  môme,  mais 
sans.taîlle.  G'estiune  ceinture  en  percale  qiii  attache  devant  et, 
pour  cacher  cette  ceinture,  on  a  une  bande  de  percale,  coupée 
en  dents  de  loup  et  brodée  à  jour  qui  retombe  dessus.  Les 
dents -soiïtrCGurtes.  Voilà  les  déshabillés  élégans  de  la  iprincesse. 
Le  soir,  elle  a  de  petites  rëbes,  rondes  toujours,  de  taffetas  de 
différentes  couleurs,  les  unes  garnies  en  crêpe,  les  autres  de 
même  étoffe  posée  à  cheval  et  froncée  comme  avec  des  rubans. 
Ce  que  tu  peux  te  donner  qui  est  très  joli  et  que  je  lui  ai  vu, 
c'est  une  robe  de  crêpe  rose  à  queue  brodée  en  coton  blanc. 
C'est  très  élégant.  Qu-and  la  Cour  sera  de  retour,  c'est  alors 
que  je  te  parlerai  modes  et  que  je  pourrai  faipe^tes  emplettes, 
mais,  €n  ce  moment,  Paris  est  tout  à  fait  désert,  ril  n'y  a  d'élé- 
gance dans  aucun  genre.  » 

Elle  est  encore  à  Maisons  le  30  fructidor  (17  septembre)  : 
«  Coppe  a  fait  partir  douze  paires  de  souliers  pour  toi  ;  j'espère 
qu'il  se  sera  bien  rappelé  ta  mesure.  Du  moins  il  me  l'a 
assuré,  il  'te  les  fait  au  même  prix  que  Menrer  et  il  t'en 
enverra  ihuit  -paires  tous  'les  mois  comme  nous  en  sommes 
convenues.  On  trouve  assez  généralement  que  M'*'  Murât  est 
mal  chaussée  et  il  n'y  a  qu'elle  qui  se  trouve  bien.  Ses  souliers 
ont  le  même  défaut  que  les  tiens.  Ils  sont  trop  couverts  et  trop 
poiritus.'Etpuis,  elle  n'a  pas 'la  jambe  et  le  pied  aussi  jolis  et 
aussi  parfaitemeritfaits'que  les  bras  et  la  main.  J'auraii  xle  ses 
nouvelles  aujourd'hui  par  .Sairit-Gyr  qui  est  allé  à  Paris  hier 
après  déjeuner  pour  se  rendre  le  soir  à  l'-assem'blée  de  Neuîlly. 
Tous  les  lundis,  les  assemblées  sont  la  répétition  des  cercles  de 
i^airnt^Gloud,  excepté  qu'ils. sont  moins  nomba-eux.  Le  pjpemiar 
a  été  mortellement  ennuyeux,  mais  ceux  auxquels  'je  me  suis 
trouvée  depuis  oat  été  iSiipportàbles  parce  qu'on  y  a  joue.  J'y 
ai  vu  M^*  Grua  qui  est  à  Paris  avec  Lechi.  (1)  Elle  a  >dù  être 
■belle,  mais  tout  le  monde  se  moque  de  sa  poitrine  qui  est 
tuaintenant   assez  basse  pour  reposer  sur  son  vantée.  11  y   a 

(1)  Il  y  a  toute  une  dynastie  .de  musiciens  vdu  nQoa  ,de   Grua  .à  tp.artir  ..dju 
xviii*  siècle,  à  Milan  et  en  Allemagne. 


DU    CONSULAT   A    L  EMPIRE. 

encot-e-  M""*  Saint-MartiW  qui  f^ait  bea\ie6u^  d'effet  (1).  héH 
autres  feiiiifies,  ce  sont  toujours"  les  mômes-.  Il  n'y  a  pa^"  dfe 
nouvelles  beautés  i^emarquablés,  si  ce  n'est  M*^  Môlliéri'  (J^)\ 
dame-de  Klmpératriôe.  On  ne  se  pVe'seiitë'pë,^  avéïc  pîù's  d^à^sii- 
riarîce  et  de' décence.  Elie  est  bien,  mais  je  n'é  l'a  t'^otivô  pas 
beMé'. 

((  Il  faut  apprendre  maintenant  à  faire  la  re'vérence,  éJai*'  Ifefe 
petites  salutations' d'autrefois,  6'ést  à-dîVô  de  Ik  R^V'ol'u'tiéii,  ne 
sont  plus  de  saison'.  Ainsi  eî^erce-toi  d'avancé'  pbii'i*  leà  saVôi'r 
bien  faire  quand  le'  téhi^^s  viiendra...  >> 

hé  5  vëndétniairé  (jeudi  2f  sépteïnbfe),  élfé'  éb'rit' :■  d' J#  ne 
suis  revenue- dé  Paris  qu'hier  pour  dM^r'.  Tu  sàisr'  qiie  j'y  ftik 
dimanche  dans  l'inteïitiOri  d'aller  à- NeUilly  liihdi  soir,  éé  que 
j'éXécûtai.  0h  riîé?  r'eÇul?  fôfl?  biënv  iLé^  lîi^ïéchai  et  liiadame'  itië 
dirent  pourquoi  je  rt^y  étais  pUs  allée  dîtfer.'Skirit-Gyr  y  étâilÇét 
ayant  été  iliVite.  H&  lil-ébsèrVërerit  que  j'é  n'avaife  ph.'s  besoîii 
d'invitation.  MaisUû'  né'  deVînéi'ais  pas  qui  m* obstruait  l'entrée 
du  salori-  loi%que  j'arrivai.  Dëiix  personnes  qbî,  depuis  sibt 
mois,  n'élaieiit' venues  à  Paris  :  M™''  Petïétet  fsidoi'e.  Elles  sont 
toujoùi^s  les  mêmes.  Elles  m'ont  beaucOUp  deiiiandé  de  tes- nou- 
velles, surtout  la  derinière'  qiii  se  plaint  toujotits'  dé  ton 
silence.  Il  y  avait  beaucoup  de  monde  et  c'est  un  des  plus 
jolis-  jours  d'assemblée'.  M^*  Talhbuet,  qui  y  était,  s'informa 
aussi"  de  ta'  santé.  Mardi,  je  me  suis' oécUpéé  dé  ties  Coîîi- 
missions:..  Je  nie  suis  aUssi occupée  dé  faire  niés etiipléttes pour 
le  costumé  de  cour.  Beaucoup  ont  pris  du  nacarat,  du  cerise,  du 
pOnceau.  Je  rii'étais  décidée  pour  cette  dérniètecoUléUî',  mais 
je  n'en  ai  plUs  trouve.  J'ai  voUlU  alofsV  lié  j^oUvànt  être 
remarquée  par  la  couleur  la  plus  éclatante,  Teitré  pat**  Une  cou- 
leur plus  modeste  et  dont  à  coup  sûr  il  y  aura  fort  peu.  Ma 
queue  sera  donc  d'un  velours  de  très  joli  gris;  il  en  faut  huit 
aunes  et  autant  dé  satin  blanc  pbUr  la  doUblUré.  C'est  M*"*  Ger- 
mond,  chez  qui  je  suis  allée,  qui  mé  l'acoUpëe;  ainsi  qUe  la  robe 
de  satin,  et  c'est  M"^  Lolive  qui  me  la  fait  broder.  Mon  dessin  est 
une  guirlande  de  pommes   de  pin.  La  pomme  sera  en  finition 

(1)  Victoire-Mariè-Ghristine  Ft-èsia'  d'Ogiiantco  "  epottisa^  Jean-François-Félix 
Saint-Martin  La  Motte,  d'une  des  premières  iamillesdd  Piémont;  il  fit  partie 
en  1800  et  1801  dii -gouvernement provisoire, fût  préfet  du  département  delà  Sesia 
et  sénateur  le  1®'  floréal  an  XII. 

(2)  Adèle-Rosalie  Gollart-Dutilleul  épouse,  en  août  1802,  Nicolas-Pràniçois 
MoUien,  depuis  ministre  du  Trésor  public. 


280  hÈVUE    ÙES    DÈUÎt    MÔNDÉà.1 

en  or  mat  et  la  tige  et  les  feuilles  en  laine.  La  broderie  nô 
peut  avoir  que  quatre  pouces  de  largeur.  Voilà,  ma  chère 
Constance,  en  quoi  consiste  le  costume  adopte'.  Tu  me  vois 
déjà  écrasée  sous  le  poids  de  vingt-deux  aunes  d'étoffe  sans 
compter  la  broderie.  Tu  dois  juger  de  la  figure  que  je  ferai 
avec  cela,  mais  au  reste  il  y  en  aura  d'aussi  embarrassées  que 
moi.  » 

Le  15  vendémiaire  (7  octobre),  M™«  Saint-Cyr,  qui  prend  la 
belle  résolution  de  numéroter  désormais  ses  lettres  et  qui  mal- 
heureusement ne  la  tient  pas,  écrit  à  sa  bien-aimée  Constance  : 
«  L'Impératrice  est  de  retour  depuis  hier  au  soir,  c'est  ce  qui 
me  fait  aller  à  Paris  ce  soir  pour  me  présenter  à  Saint-Cloud 
demain  au  matin,  et,  ne  l'ayant  pas  vue  à  mon  arrivée  d'Italie, 
je  suis  bien  aise  de  me  montrer  des  premières.  Le  soir,  nous 
irons  à  Neuilly  et  je  te  rendrai  compte  de  tout  ce  que  j'aurai 
vu  (1).  Quant  au  luxe  dont  tu  me  parles,  c'est  toujours  tel  que 
tu  l'avais  vu.  Nos  costumes  de  cour  par  exemple  nous  revien- 
dront fort  cher.  Je  t'en  ai  donné  des  détails  par  ma  dernière  et, 
tout  fait,  il  reviendra  au  moins  à  deux  mille  francs.  Je  ne  suis 
pas  étonnée  du  calcul  du  maréchal  Jourdan  et  je  trouve  qu'il  a 
tout  mis  au  plus  bas,  mais  on  n'est  pas  maréchal  d'Empire 
pour  rien.  » 

Evidemment,  M'"^  Saint-Cyr  prend  difficilement  son  parti 
de  la  sujétion  où  elle  est  réduite  ;  sa  fille  a  remarqué  dans  ses 
lettres  quelque  tristesse.  «  Cela  vient  souvent  de  la  situation  où 
je  me  trouve,  répond-elle  ;  par  exemple,  de  Neuilly  ou  peu  de 
temps  après  en  être  partie,  tu  me  trouveras  un  style  gêné  parce 
que  je  suis  si  contrainte  et  si  gênée  que  cela  prend  sur  mon 
humeur  et  sur  ma  santé.  » 

* 

Elle  n'est  d'ailleurs  pas  plus  avancée,  et  rien  n'est  fait  pour 
les  nominations.  Elle  écrit  le  20  (12  octobre)  :  «  Je  fus  au  cercle 

(1)  Voici  comme  étaient  libellées,  à  la  main,   les  invitations  à  dîner,   pour 

Neuilly  : 

S.  A.  I.  Madame  la  princesse  Caroline 
et  Monsieur  le  maréchal  de  l'Empire  Murât, 

prient  M de  venir  dîner  lundi, 

16  vendémiaire,  à  5  h.  1/2,  èi  leur  maison  d« 
campagne  de  Neuilly. 
R.  S.  V.  P. 

Paris,  le  13  vendémiaire. 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRB.  281 

de  M""®  Murât  lundi  au  soir.  Elle  me  demanda  de  tes  nouvelles. 
Cela  me  fait  rappeler  que  tu  devrais  lui  écrire,  surtout  après 
l'inte'rêt  qu'elle  m'a  témoigné  t'avoir  conservé  lorsqu'elle  t'a 
su  malade.  Du  reste,  elle  m'a  reçue  un  peu  froidement  parce 
que  je  ne  reste  pas  à  Neuilly  ;  je  n'y  ai  pas  un  appartement 
assez  commode  pour  'la  saison  qui  commence  à  être  froide  et 
pluvieuse,  et  puis  je  suis  bien  aise  de  savoir  quelle  sera  décidé- 
ment la  place  que  je  devrai  occuper.  Je  lui  ai  donné  pour 
excuse  le  séjour  chez  moi  des  frères  et  belles-sœurs' de  mon 
mari. 

«  J'ai  été  rendre  mes  devoirs  à  l'Impératrice,  mercredi 
matin.  Elle  m'a  reçue  comme  de  coutume  et  s'est  informée  de 
la  santé.  M"'^  Savary  me  parla  beaucoup  de  toi,  ainsi  que 
M""'  Talhouet.  M"^  de  Luçay  me  demanda  de  tes  nouvelles,  elle 
n'a  pas  embelli,  non  plus  que  sa  fille.  M"«  de  Colbert  (1)  y 
arriva,  elle  est  laide  et,  je  crois,  bête.  M°>«  de  Larochefou- 
cauld  (2),  dame  d'honneur,  beaucoup  plus  petite  que  moi, 
excessivement  contrefaite,  n'étant  plus  jeune,  mais  paraissant 
avoir  de  l'esprit  et  s'exprimant  très  bien.  Mesdames  Lauriston 
et  d'Arberg  (3),  voilà  quel  était  le  nombre  des  dames  de 
l'Impératrice.  D'étrangères  il  n'y  avait  que  Mesdames  Fleu- 
rieu  (4),  Chauvelin  (5)  et  moi.  J'y  arrivai  à  deux  heures  et  n'en 
repartis  qu'à  quatre. 

«  L'Empereur  est  arrivé  hier  matin  et  la  princesse  Louis  est 
accouchée  avant-hier  d'un  second  prince  (6).  Je  compte  aller 
après  déjeuner  chez  M""^  Murât. 

((  J'espère  que  bientôt  Saint-Gyr  et  moi  nous  connaîtrons 
notre  sort.   Et  à  moins  qu'il   n'ait  une  destination  dans  une 

(1)  Marie-Geneviève-Joséphine  Caudaux,  mariée,  le  30  décembre  1803  à 
Auguste-François-Marie  de  Colbert,  tué  le  3  janvier  1809;  remariée  en  1814,  au 
marquis  de  La  BrifTe. 

(2)  Adélaïde-Marie-Françoise  Pyvartde  Chastullé,qui  épousa  en  1788  Alexandre- 
François  de  la  Rochefoucault,  était  la  cousine  germaine  d'Alexandre  de  Beauhar- 
nais,  premier  mari  de  Joséphine. 

(3)  Francisque-Claudie  de  Stolberg-Gedern,  née  en  1756,  épouse  Nicolas, 
comte  d'Arberg  et  Valengin,  est  amenée  à  Paris  par  Joséphine  près  de  laquelle 
elle  vit  avec  ses  filles  jusqu'en  1814.  Elle  est  la  sœur  de  M"»  la  comtesse  d'Albany 
et  de  la  duchesse  de  Berwick. 

(4)  Agiaé  Deslacs  d'Arcambal,  mariée  en  1792  à  Charles-Pierre  Claret  de 
Fleurieu,  gouverneur  du  Palais  des  Tuileries. 

(5)  Herminie-Félicienne-Joseph  Le  Tavernier,  mariée  en  1792  à  Bernard- 
François  Chauvelin,  maître  de  la  garde  de  robe  de  Louis  XVI,  sorti  du  Tribunal 
en  1801,  membre  du  Corps  lég'slafif  et  préfet  de  la  Lys. 

(6)  Napoléon-Louis,  né  à  Paris,  le  11  octobre  1804,  mort  à  Forli,  le  17  mars  1831. 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

armée  active,  je  me  propose  de  le  suivre  partout.  Le  séjour  de 
Pc^ris  serait  ^un  ^supplice  ppui-  moi  sans  lui  et  ^sanjà  ,mja,ctlère 
CJo^stçir^ce... 

«  Je  te  permets,  mp,  bjen-aiméo,  de  couper  tes  cheveux,  mais 
j'exige  de  toi,  toujours  d'après  ta  déférence  à  mes  conseils,  de 
les  laisser  grandir  quand  ils  ne  tomberon^t  plus.  Tu  iie  les  auras 
plus  jamais  ^fi^ussi  beaux  qu'ils  étaient,  mais  cependant  ils 
pourront  bien  revenir  et  tu  pourras  en  avoir  encore  assoz  pour 
n'être  pas  obligée,  fu  •^o\it  d'un  certain  J,eç[ips,  de  ^mettre  un 
cache  folie,  ce  qui  n'est  pas  aimable,  je  le  sais  par  expérience 
et  tu  peux  m'en  croire.  Adieu,  ma  chère  Gon.^tance,  je  vais 
faire  un  petit  bout  de  toilette  pour  voir  M"'^  Murât,  elle  s'est 
fait  saigner  il  y  a  trois  jours.  » 

Pour  achever  de  lui  donner  le  dégoût  de  sa  situation,  voici 
qu'à  présent  ,on  lui  retire  la  place  qui  lui  avait  été  promise  : 
<(  Lundi  derjii^er,  écrit-^Ue  le  30  vendémiaire  an  XIII  (22  oc- 
tobre), çn  nçie  rend|Lnt  à  la  ^pirée  de  M?"*  la  maréchale  Murât, 
elle  m'annonça  qu'elle  avait  reçu  l'arrêté  de  l'Empereur  qui 
nçie  nommait  près  d'elle  une  des  dames  pour  accompagner. 
M™^  de  Beaujiarnais,  parente  de  l'Impératrice  (1)^  dont  le  mari 
est  sénateur,  ,çs,t  sa  dame  d'honneur.  Tu  penses,  ma  bien-aimée 
Gonstance,  qu'il  n'a  pas  pu  exister  de  concurrence  entre  elle  et 
moi,  et  j'ai  dû  être  sensible  à  la  manière  toujours  aimable  dont 
M™«  Murât  m'a  annoncé  qu'en  cas  de  maladie  pu  d'absence  de 
M™*  de  Beauharnais,  ce  sei'ait  moi,  comme  la  première  des  dames 
pour  accompagner,  qui  remplirais  ses  fonctions  et,  à  cet  effet, 
elle  n'a  voulu  d'abord  présenter  à  l'Empereur  que  moi  et  ^P^de 
Lagrange  (actuellement  M'"^  Adélaïde  Lagrapge)  ;  les  autres  ne 
seront  donc  nommées  que  par  un  arrêté  postérieur  au  mien.  Je 
ne  te  parlerai  point  des  autres  marques  de  bonté  et  d'intérêt 
que  rn^a  témoignées  M*"^  Murât  en  cette  circonstance.  Il  tesjuffira 
de  savoir  que  je  me  trouverai  satisfaite  de  mon  sort,  tant  que 
ma  santé  se  soutiendra  aussi  bonne  qu'en  ce  moment. 

«  Maintenant,  je  vais  t'entretenir  de  ce  qui  vous  regarde, 

(1)  Suzanne-Élisabeth-Sophie  Fortin-Duplessis  a  épousé,  en  1799,  Clt^u^e  de 
Beauharnais,  cousin  du  premier  mari  de  Joséphine,  veuf' de  GlaudeTprançoise 
Gàbrielle-'Àdriehne  de  Lezay  Marnésia  dont  i\  avait  eu  pour  fille  Stéphanie,  "glu3 
tard  grande-duchesse  de  Bade;  de  sa  seconde  feipme  il  avait  eu  une  iîîle,  née  le 
i\  décemlDre  1803.  Il  était  sénateur  ayeç  sénatprecie  et  fat  comte  dp  TEmpirp,  che- 
valier dl^i'onneur' de  ITrapératrice  M^rie-Louise  ;  il  adhéra  en  1§14  ^  ja  dçchéanco 
et  fut  pair  de  Fremce. 


DU    CONSULAT    À    L  EMPIRÉv 

parceqiie  tusaisqUe  je  n'ai  de  pensée  que  pou r toi  et  de  bonheur 
quh  paD  toi.  J'ai  été  w  même  de  remarquer  d'uîie  manière 
non^  équivoque  qu&  le  général  et  M*"*  Murât  n'ont  pas  vu  avec 
plaisir  que  Charpentier  se  fût  prononcé  (dans^  la* circonstance 
du  couronnement)  d'une-  manière  aussi  formelle  pour  rester 
en  Italie:  Ellft'  s-'en  elst  expliquée-  avec  moi  sans  détours  et  le 
maréchaien  a  fait  de  même  avec  Saint-Cyr:  Ils  ont  pensé  qu'il 
sacrifiait  trop  à-  ses  intérêts  personnels  et  pas  assez  à  son 
dévouement  pour  l'Empereur  et  son  gouvernement,  Til' crois 
bien  quenous  avons  répondu  et  faitvâloir^ses  raisons  comme 
Charpentier  l'aurait  fait  à  notre  place.  Cependant,  nou.s  eussions 
désiré  qu'il  eût  montré,  comme  presque  tous  les  autres  géné- 
raux, le  dësir  de-se  t^cfuver  à  la  cérémonie  du  Sacre.  Cet  acte 
d'empressement  aurait  produit  le  meilleur  effetvle  refus  n'aurait 
rien  changé  à  sa  position  et,  dans  le  cas  contraire;  sa  présence 
momentanée  à  Paris  n'aurait  pu  qu'être  avantageuse-  à  ses 
intérêts. 

(c  Saint-Cyr  n'a  tbujours  point  de  destination;  mais  ttïut 
prouve  qu'il  est  vu  de  l'Empereur  avec  bienveillance.  » 

Nut  nîest  dé%'X)ué  à  l'Empereur  comme  le  maréchal  Murât?» 
si  ce  n'est  la  princesse,  et  l'on  voit  comme  ils  comprennent 
dans-  leur  inspection  des  généraux  qui  ne  sont  même  pas  du 
gouvernement  de  Paris.  La  domination  ne's'étend  pas  seuleiiient 
sur?  la  dame  pour  accompagner;  mais-  suï^sâ  fîlle;^  le:-  rtïaW*  de 
sa  fille  et  l'on  en  verra  bien  d'autres  exemples.  «  Tu  vas  te 
plaindmtle  mon  silence,  ma  bien  chèreet  bien  aimée  Constance, 
écrit  M^'^Sâint-Cyr  le  7  brumaire  (29  octobre),  ma;i  s  tu  jugeras 
qu'ayant  été  dé  service  toute  la  semaine  dernière,  je  n'ati  pas  dfe 
moment  à  disposer  en  ta  faveur.  Enfin,  M™®  Adélaïde  La.grange 
a  pris  ma  plac^  hier  et  me  voilà  libre  pour'  huit  jours.  Le 
service  consiste  à  être  rendue  chez  la  princesse  entre  midi  et 
midi  et  demi:  Il  faut  recevoir  lès  visites  jusqu'à  quatre  heures 
et  demie.  Ensuite;  je  viens  faim  ma  toilette  du  soir-.  J'y  retourne 
le  soir  pour*  rester  ou  accompagner^  la-  prîncesse  si  elle- sort., 
Voilà  nos  occupations  de  tous  les  jours;  je  te  laisse'  à  en 
juger. 

«J'ai  vuf  chez  M"»®  Murât,  M'"^  Olivier  (1)  qui  y  a  été  présèn- 

(1)  Marie-Annè  Larftbert  épouse  eh- 1189'  Jèaïï-Jact'^ues' Olivier,  général  de 
division  du  22  mai  1799,  mort  ea  1813.  La  iille  aînée  du  générai  Olivier  épousa 
le  ûls  du  général  comté'  d«  Ilogendorp,  aide  de  camp  de  l'Empereur  et  Légataire. 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDESii 

tée  par  la  genorale  Pille  ainsi  que  sa  fille  aînée  (1).  J'y  ai  vu 
mesdames  Lambert  et  Pannelier  qui  m'ont  chargée  de  te  dire 
mille  belles  choses.  M"'^  Petiet  a  enfin  pris  sur  elle  de  me  faire 
une  visite.  Elle  me  la  fit  vendredi  au  soir  et,  samedi,  nous 
dinàmes  ensemble  chez  la  princesse.  Le  soir,  on  fit  de  la  musique 
et  on  valsa  un  peu.  On  saute  à  présent  beaucoup.  Depuis  que 
nous  avons  quitté  Paris,  la  danse  a  totalement  changé.  Ce  sera 
des  nouvelles  leçons  que  tu  auras  à  prendre,  mais  tu  seras 
bientôt  au  fait.  Isidore  m'a  bien  priée  de  te  dire  qu'elle  ne  t'a 
point  oubliée  et  qu'elle  t'aime  toujours  de  tout  son  cœur.  C'est 
aujourd'hui  jeudi  et  jour  de  cercle  et  tu  penses  qu'il  faut  que 
je  m'y  trouve. 

«  Le  Couronnement  est  renvoyé  au  15  frimaire  et  beaucoup 
croient  qu'il  n'aura  lieu  qu'à  Noël.  On  m'a  dit  que  M.  de 
Melzi  (2)  devait  venir  au  couronnement.  » 

On  pense  bien  qu'avec  l'existence  qu'elle  mène,  M™*  Saint- 
Cyr  a  dû  quitter  Maisons.  Elle  a  pris  un  appartement  au  Grand 
Hôtel  du  Nord,  rue  Richelieu.  Elle  écrit  le  44  brumaire  (5  no- 
vembre) :  «  C'est  aujourd'hui  [lundi]  que  je  reprends  mon 
service.  C'est  le  jour  de  grande  représentation.  Tu  devrais  ces 
jours-là  faire  toilette  et  t'imaginer  être  à  côté  de  moi  à  faire 
les  honneurs.  Tel  est  notre  emploi.  Je  suis  allée  à  Saint-Cloud 
jeudi  dernier  parce  que  je  reçus  un  billet  de  l'État-major  qui 
nous  avertissait  que  l'Impératrice  recevrait,  à  huit  heures  et 
demie,  les  dames  des  généraux  qui  avaient  déjà  eu  l'honneur 
de  lui  être  présentées.  Elle  fit  le  tour  des  deux  salons  qui  étaient 
pleins  de  monde,  dit  un  mot  à  chacune  ^et  se  retira  dans  ses 
appartemens  à  neuf  heures  un  quart.  Voilà  tout  l'emploi  de  ma 
semaine.  » 

Le  21  brumaire  (12  novembre),  on  est  enfin  fixé  sur  la 
date  de  la  cérémonie.  «  On  dit,  écrit  M™^  Saint-Gyr,  que  le 
Couronnement  doit  avoir  lieu  le  11  prochain.  L'ordre  pour  les 
généraux  est  parti  hier.  Ils  doivent  être  à  Paris  le  7.  Tu  vois 
qu'on  ne  leur  donne  pas  le  temps  de  délibérer.  Au  reste,  je  crois 
que  sur  qui  que  ce  soit  que  le  sort  tombe,  leur  empressement 
prouvera  combien  ils  désirent  se  trouver  à  une  cérémonie  qui 
ne  se  voit  pas  tous  les  jours.  Le  général  Murât  me  demande 

(1)  Louis-Antoine  Pille,  commissaire  des  guerres  en  1767,  volontaire  en  1790, 
général  de  division  en  1795,  mort  en  1828. 

(2)  Vice-président  de  la  République  italienne,  plus  tard  duc  de  Lodi. 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  2.85 

sans  cesse  si   Charpenlier  ne  vient  pas.  Il  doit  en  savoir  plus 
que  moi  et  ton  mari  aussi. 

«  C'est  encore  lundi  aujourd'hui  et  cercle,  par  conse'quent.; 
Nous  avons  eu,  samedi  dernier,  la  présentation  des  ambassadeurs 
chez  la  princesse  Caroline.  A  midi,  nous  étions  toutes  parées. 
J'ai  vu  aussi  dans  la  semaine  la  princesse  Louis  qui  me  demande 
toujours  très  obligeamment  de  tes  nouvelles.  M*"®  Mathieu  est 
auprès  de  M'"^  Joseph  (1)  ce  que  je  suis  près  de  M"'^  Murât. 
On  fait  en  ce  moment,  dit-on,  un  livre  d'étiquette,  il  est  attendu 
avec  impatience  par  chacun   pour  savoir  ce  qu'on   a  à  faire...; 

«  Il  n'y  a  point  de  nouvelles  ici  dignes  de  toi.  Il  existe  le 
luxe  le  plus  recherché  sur  les  étoffes  de  la  saison,  et  surtout  les 
garnitures  en  blonde  très  haute  sont  très  à  la  mode;  les  blondes 
ont  remplacé  les  tulles  pour  les  manches  et  le  tour  de  la  gorge. 
Du  reste,  les  tailles  sont  toujours  courtes  et  les  robes  lacées 
derrière.  » 

Du  23.  —  «  J'ai  été  avant-hier,  dans  un  cabriolet  mené  par 
Saint  Cyr,  à  Villiers,  voir  Achille  (2),  qui  a  repris  ses  attaques 
d'épilepsie,  qui  a  été  fort  mal,  et  qui  n'est  pas  encore  bien  !  Le 
soir,  je  me  rendis  au  cercle,  il  fut  très  brillant.  Demain,  nous 
avons  une  réception  d'ambassadeurs  chez  notre  princesse; 
ainsi  tu  vois  que,  sans  être  de  service,  souvent,  je  me  trouve 
obligée  d'être  là.  » 

En  effet,  —  et  l'on  ne  peut  dire  que  ce  soit  là  une  siné- 
cure. uTu  as  vu  par  mes  précédentes,  écrit-elle  le  28  brumaire 
(19  novembre),  l'emploi  de  mon  temps  dans  mes  nouvelles 
fonctions,  et,  comme  cela  se  répèle  de  huit  jours  en  huit  jours, 
j'ai  pou  de  momens  à  moi  ;  mais  je  crois  et  j'aime  à  croire  que 
bientôt  notre  service  ne  sera  pas  aussi  assujettissant.  Cela  dé- 
pend du  nombre.  Nous  devons  être  quatre  et  nous  ne  sommes 
encore  que  deux.  On  dit  que  M™^  Saint-Martin,  femme  de  l'an- 
cien préfet  de  Verceil,  va  être  des  nôtres. 

((  Tu  veux  des  On  dit.  Eh  bien  !  on  dit  qu3  l'Empereur  part 
mercredi  prochain  pour  Fontainebleau,  où  il  recevra  le  Pape, 
et  qu'il  sera  marié  devant  l'Eglise,  ne  l'étant  pas  (3).  On  ditque 

(1)  La  princesse  Joseph  Bonaparte. 

(2)  Achille  Murât,  né  en  1801,  mort  en  1847,  fils  atné  de  Joachim  Mural  et  do 
Caroline  Bonaparte. 

(3)  Ceci  montre  que  la  situation  était  connue  et  que  l'on  comptait  fort  Lien  que 
le  mariage  aurait  lieu. 


286  REVUE    DBS    DEUX    MONDES.i 

les  princesses^iront  aussi  à  Fontainebloau ;  j'ignore  si,  comme 
(lame  de  semaine,  je  serais  du  voyage  s'il  se  faisait.  On  dit 
qu'Isidore  doit  se  marier  avec  le  frère  du  colonel  Colbert  (1). 
Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'on  voit  partout  le  mari,  la  femme, 
la  fille  et  le  benêt  de  lîls.  Ils  sont  tous  montés  sur  leurjs  grands 
chevaux  (tu  sais  ce  que  cela  veut  dire  en  parlant  d'eux),  et  jelcs 
ai  plante's  là.  On  ne  parle  pas  de  mari  pour  M^'^  de  Luçay.  Je 
vois  assez  souvent,  aux  cercles  de  M°"  Murât,  M"^  Garda nne  (2), 
d'une  grande  élégance  et  accostée  tantôt  de  M"*  Saint-Martin  et 
tantôt  de  M"*  Regnault  de  Saint-Jean  d'Angely  (3).  Celle-ci  est 
toujours  aussi  minaudière  que  par  le  passé. 

K  Le  général  Murât  me  dit  hier  :  «  Ma  foi,  si  Charpentier  veut 
venir,  il  ne  tient  qu'à  lui  :  pour  peu  qu'il  eft  témoigne  le  désir 
au  maréchal  Jourdan  (4),  il  est  sûr  d'être  choisi.  » 

Voici  qu'à  présent  on  entre  dans  la  période  des  fêtes,  et 
M"®  Saint  Cyr  ne  paraît  point  très  empressée.  Elle  écrit  le 
7  frimaire  (28  novembre)  :  «  Nous  avons,  pour  les  trois  der- 
niers jours  de  cette  semaine,  des  présentations  sans  fin  : 
demain,  jeudi,  MM.  de  Cobentzel  (5)  et  de  Lima  (6).  Après- 
demain,  toutes  les  ambassadrices  et  étrangères  parmi  lesquelles 
se  trouvera  M"*  de  Knobelsdorf  (7),  que  nous  appelions,  à  Cons- 
lantinople,  M""*  de  Prusse,  et,  samedi,  deux  princes.  Le  Pape 
et  l'Empereur  arrivent  à  midi  aujourd'hui.  Tous  les  préparatifs 
pour  le  Couronnement  se  font.  Les  illuminations  des  Tuileries 
seront  superbes  si  le  temps  est  beau,  ce  dont  je  doute,  car  celle 
nuit,  il  est  tombé  beaucoup  de  neige.  J'ignore  encore  si  je scîai 
de  semaine  dimanche  prochain.  Si  Mesdames  Saint-Martin  et 
Lambert  sont  nommées,  j'éviterai  le  cortège  ce  jour-là,  car  nous 

(1)  Louis-Pierre  Alphonse  de  Colbert  Ghabanais  fut  baron  de  l'Empire,  géné- 
ral de  brigade  en  1814,  général  de  division  en  1837;  il  était  frère  d'Auguste-Marie- 
Prançois,  marié  à  M""  Ganclaux,  tué  à  Gaballos  (Espagne),  le  3  janvier  1809. 

(2)  Anne-Henriette  Groze  de  Lincel,  mariée  à  Glaude-Mathieu  Gardanne,  géné- 
ral de  brigade,  aide  de  camp  de  l'Empereur. 

(3)  Laure  Gliesnon  de  Bonneuil,  mariée  à  Michel-Louis-Étienne  Regnault  (de 
Sàiiit-Jean  d'Angely),  député,  ministre  d'Etat,  etc.,  proscrit  par  la  Restauration. 

(4)11  a  remplacé  Murât. dans  le  commandement  des  troupes  françaises  station- 
nées dans  la  République  italienne. 

(5)  Le  comte  Philippe  de  Cobentzel,  ambassadeur  de  S.  M.  l'empereur 
d'Allemagne  et  d'Autriche. 

(6)  M.  de  Lima,  ambassadeur  de  S.  A.  R.  le  prince  Régent  de  Portugal. 

(1)  M.  de  Knobelsdorf,  ministre  de  Prusse  près  la  Porte,  sous  le  règne  de 
Frédéric-Guillaume  H  fut  chargé  par  son  souverain,  en  septembre  1806,  d'une 
mission  près  de  l'Empereur. 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRB.  287 

irons  à  Notre-Dame;  sinon,  j'assisterai  à  l'aller  et  au  retour. 

«On  dit  que,  dans  le  Pie'mont,  on  a  volé  le  fourgon  du  Pape, 
qui  contenait  des  choses  très  précieuses  pour  l'Empereur, 
l'Impératrice  et  la  famille.  Je  te  donne  autant  de  nouvelles  qu'il 
est  possible.  J'ai  mon  habit  de  cour  tout  prêt  à  mettre,  fait  par 
M'^^Germond  et  qui  va  à  merveille,  mais  cette  queue  de  velours 
de  deux  aunes  trois  quarts  de  long  est  d'une  pesanteur  terrible. 
Cela  force  à  se  tenir  droit.  Ainsi,  le  jour  du  Couronnement,  tu 
me  vois  habillée  et  coiffée  avec  mes  coquilles  blanches,  d'après 
les  conseils  de  la  princesse  Caroline.  Je  fais  du  collier  le  ban- 
deau; dans  les  bandeaux  je  trouve  un  peigne  et  un  collier.  Tout 
cela  remis  à  neuf  sera  très  bien.  Je  fais  faire  une  seconde  queue 
de  salin  bleu,  brodé  en  paillettes,  fausses  bien  entendu.  Celle-ci 
sera  pour  les  petits  jours.  » 

Enfin,  voici  les  détails  de  la  cérémonie  :  «  Par  mes  lettres 
de  la  semaine  dernière,  écrit  M"'^  Saint-Cyr,  le  15  frimaire 
(6  décembre),  je  te  donnais  les  détails  de  tout  ce  que  nous 
avions  à  faire  jusqu'au  dimanche,  et  cela  s'effectua  comme  je 
te  l'avais  dit;  mais  le  dimanche  a  été  pour  moi  une  journée 
terrible,  quoique  j'aie  été  dispensée  d'être  du  cortège  parce  que 
M"''^  Murât  obtint,  la  veille  au  soir,  de  l'Empereur  la  nomina- 
tion de  M""^  Sainl-Martin,  et  elle  commença  tout  de  suite  son 
service,  qui  durera  jusqu'à  samedi  soir  prochain.  Enfin,  pour 
en  revenir  à  moi,  il  faut  te  dire  que  nous  devions  être  specta- 
trices. Il  fallut  être  rendue  à  la  tribune  qui  nous  était  destinée 
à  huit  heures  du  matin.  Il  faisait  un  froid  excessif.  Je  me 
levai  à  cinq  heures;  je  me  lis  coiffer  à  cinq  heures  et  demie.  Je 
ne  me  mis  point  en  costume,  parce  que  c'était  très  inutile. 
Nous  fûmes  donc  à  Notre-Dame  à  huit  heures,  M""^  de  Lagrange 
et  moi.  Nous  y  sommes  restées'  jusqu'à  la  fin  de  la  cérémonie, 
qui  a  duré  jusqu'à  trois  heures  et  demie.  Tout  a  été  superbe; 
mais  je  n'ai  pas  une  plume  assez  exercée  pour  te  donner  tous 
les  détails  du  Couronnement,  et  je  te  renvoie  à  la  lecture  des 
journaux,  qui  sont  très  exacts  pour  le  cérémonial.  Je  ne  fus 
rendue  chez  moi  qu'à  cinq  heures.  Je  n'avais  rien  pris  de  la 
journée,  et  j'étais  si  gelée  et  si  fatiguée  que  je  n'eus  pas  le  cou- 
rage de  sortir  le  soir  pour  voir  les  illuminations.  Le  lundi  a 
été  tout  entier  au  peuplé.  Le  mardi,  il  y  a  eu  repos.  Hier,  on  est 
allé  dans  le  même  ordre  au  Champ  de  Mars,  pour  distribuer  les 
aigles  et  recevoir  le  serment  des  troupes;  je  n'y  ai  pas  été.  On 


288  BEVUE  DES  DEUX  MONDES.1 

parle  d'une  fête  donnée  à  l'Empereur  pour  dimanche  prochain. 
C'est  moi  qui  serai  de  service.  En  voilà  bien  long  sur  ce 
chapitre. 

«  J'ai  attrapé  un  bon  rhume  de  cerveau.  S'il  me  tombe  sur 
la  poitrine,  j'en  aurai  pour  tout  l'hiver.  J'ai  oublié  de  te  dire 
que  nous  avons  accompagné  la  princesse,  vendredi  dernier, chez 
le  Pape.  Il  ne  nous  a  pas  donné  de  chapelet.  » 

Peut-être  a-t-il  manqué  là  une  occasion  de  convertir  ces 
dames,  car  pas  une  fois,  dans  les  lettres  de  M™®  Saint-Cyr  à  sa 
fille,  il  n'est  question  de  morale,  de  culte  ou  de  religion  et 
pour  la  nièce  d'un  évêque,  même  constitutionnel,  cela  est  peu. 

« 
*    m 

Il  faut  attendre  au  28  frimaire  (19  décembre)  pour  que  la 
conversation  reprenne,  u  J'étais  de  service  la  semaine  dernière, 
écrit  Armande,  et  toutes  mes  journées  ont  été  employées  de 
manière  à  n'avoir  pas  un  moment  à  moi.  Voici  comment  :  le 
lundi  nous  eûmes  une  réception  de  tous  les  princes  étrangers,  et 
pour  cela  il  fallut  être  prête,  c'est-à-dire  parée  à  midi.  Nous  fûmes 
sur  nos  jambes  jusqu'à  cinq  heures.  Nous  dînâmes  à  la  hâte  et, 
à  sept  heures,  j'accompagnai  la  princesse  Caroline  aux  Tuileries; 
je  rentrai  chez  moi  à  onze  heures.  Le  mardi,  il  n'y  eut  rien 
d'extraordinaire,  mais  je  restai  là  toute  la  journée.  Mercredi,  je 
m'y  rendis  le  matin  comme  de  coutume  ;  le  soir,  nous  fûmes  toutes 
ensemble  au  bal  du  ministre  de  la  Guerre.  Les  princes  et  prin- 
cesses Joseph,  Louis  et  Caroline  y  furent.  Ce  bal  a  été  superbe; 
il  n'y  manquait  que  ma  bien-aimée.  Il  dura  fort  tard  et  nous 
ne  nous  retirâmes  qu'à  trois  heures  du  matin.  Le  jeudi,  je  dînai 
avec  ma  princesse  et  toute  la  famille  chez  le  prince  Joseph,  au 
Luxembourg.  Le  vendredi,  il  a  fallu  être  prête  et  parée  à  midi, 
pour  être  présentée  à  S.  M.  l'Impératrice  comme  attachée  à  la 
princesse  Caroline.  Les  présentations  sont  courtes,  et,  dans  le 
peu  de  temps  que  j'ai  eu  à  lui  parler,  c'est  de  toi  qu'elle  m'a 
entretenue.  Elle  m'a  demandé  de  tes  nouvelles,  si  tu  te  plaisais 
en  Italie,  si  tu  ne  reviendrais  pas,  etc.  Le  soir,  il  y  avait,  chez 
jyjme  Murât,  soirée  et  bal  donné  à  l'Empereur.  Il  y  vint  effective- 
ment, il  dansa  une  contredanse  et  se  retira  à  dix  heures.  Après 
quoi  on  soupa,  on  dansa  jusqu'à  minuit  et  peu  à  peu  chacun 
défila,  et  je  me  retirai  chez  moi  à  une  heure.  Le  samedi,  je 
n'eus  qu'à  me  rendre  chez  la  princesse  où  je   restai   jusqu'à 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  289 

dix  heures  et  demie  du  soir.  Dimanche,  j'étais  malade,  et  je  dis 
heureusement  :  cela  m'a  dispensée  d'être  de  la  fête  de  l'Hôtel 
de  Ville;  la  voilà  passée.  Demain,  il  y  a  bal  chez  le  ministre  de 
la  Marine.  J'irai  ce  soir  prendre  les  ordres  de  M"'®  la  maréchale. 
Samedi,  tous  les  généraux  donnent  à  dîner  aux  princes  et  aux 
grands  dignitaires  de  l'Empire;  vaudeville  et  bal  à  la  suite. 

«  Je  te  conseille  d'économiser  sur  ta  pension  pendant  que  tu 
e?  en  Italie,  car  ici  tout  ce  qui  est  objet  de  luxe  est  d'une  cherté 
affreuse,  et  vingt-cinq  louis  par  mois  à  Paris,  pour  peu  qu'on 
veuille  être  un  peu  au  courant  de  la  mode,  vingt-cinq  louis, 
dis-je,  sont  bientôt  passés.  On  m'a  dit  qu'à  présent  M""^  la  maré- 
chale dépense  par  mois,  pour  sa  toilette,  trente  mille  francs  (1), 
et  cela  ne  m'étonne  pas.  C'est  une  recherche  incroyable,  des 
broderies  de  tous  les  genres,  de  toutes  les  sortes,  etc. 

M™^  Saint-Gyr  est  si  fort  occupée  que  sa  correspondance 
languit  et  qu'elle  reste  parfois  une  semaine  sans  écrire.  «  Tu 
sauras,  écrit-elle  le  5  nivôse  (26  décembre),  que  les  grands 
plaisirs  de  Paris  commencent  à  se  ralentir.  Il  y  eut  jeudi  der- 
nier le  bal  du  ministre  de  la  Marine,  qui  fut  très  beau,  très 
nombreux  et  très  brillant.  Les  princesses  Louis  et  Caroline 
ouvrirent  le  bal  par  une  seule  contredanse.  Ces  dames  ont 
défense  de  l'Empereur  de  valser  et,  à  leur  grand  regret,  elles  se 
sont  abstenues.  Ce  soir,  il  y  a  bal  chez  Eugène.  Je  l'ai  vu  un 
moment  hier  chez  M"*^  Murât,  il  m'a  demandé  de  tes  nouvelles. 

((  C'est  encore  M™*  Récamier  qui  a  emporté  la  pomme  au  bal 
du  ministre  de  la  Marine.  Je  ne  t'ai  pas  raconté  l'événement 
arrivé  àM""^  Saint-Martin,  notre  collègue,  au  bal  du  ministre  de 
la  Guerre.  En  valsant,  elle  est  tombée  tout  de  son  long  à'ia 
renverse  et  son  cavalier  avait  les  pieds  si  bien  engagés  dans  les 
jambes  de  sa  dame  qu'il  ne  pouvait  parvenir  à  la  relever.  Tu  te 
doutes  qu'une  grande  partie  du  monde  s'est  mise  à  rire,  je  n'ai 
pas  été  la  dernière,  mais  cela  a  valu  à  M'"^  Saint-Martin  une 
forte  réprimande  de  la  part  de  la  princesse  Caroline  ;  elle  lui  a 
dit  qu'elle  était  trop  coquette,  etc. 

«...  Nous  avons  déjà  un  froid  bien  rigoureux.  J'ai  fait  faire, 
pour  sortir  à  toutes  les  heures  du  jour,  une  robe  de  velours  noir 
sans  garniture,  faite  en  spencer,  à  manches  en  amadis,  et,  avec 

(i)  L'Empereur  accordait  à  la  princesse  Caroline,  comme  traitement  annuel, 
240  000  francs;  mais,  de  plus,  il  lui  faisait  des  gratiflcalions,  comme,  par  l'ordre 
du  10  nivôse  an  XIII,  une  de  200  000  francs. 

TOME    XLII.    —    1917.  19 


290  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cela,  je  brave  toutos  les  inlompe'ries  delà  saison.  C'est  d'autant 
plus  commode  que  je  peux  la  garder  le  soir  si  je  n'ai  point  à 
faire  de  visites  d'étiquette...  » 

Encore  quinze  jours  sans  lettre  et  l'on  ne  peut  penser  qu'il 
y  en  eût  d'égarées.  Pourtant,  le  premier  jour  de  l'an  1805  s'y 
trouve  compris.  Il  faut  croire  que  l'usage  de  le  souhaiter  en 
famille  n'était  pas  encore  revenu,  mais  il  était  en  route  :  «  J'ai 
été  de  service  toute  la  semaine  dernière,  écrit  M"'®  Saint-Cyr  le 
20  nivôse  (10  janvier),  et  elle  a  été  si  employée  que  je  n'ai  pas 
eu  un  moment  à  moi  pour  t'écrire.  Il  y  eut,  le  jour  de  l'an,  un 
cercle  aux  Tuileries  qui  a  été  très  beau.  Toutes  les  femmes  en 
robe  de  cour  et  tous  les  hommes  en  uniforme  de  leur  charge 
ou  grade.  Il  y  avait  neuf  cents  personnes  invitées  et  les  parties 
de  jeu,  rangées  dans  la  grande  galerie,  faisaient  un  très  beau 
coup  d'œil.  La  veille,  qui  était  le  lundi,  je  dinai  chezM^^Duroc, 
qui  est  toujours  gentille  et  qui  me  demanda  de  tes  nouvelles. 
Le  reste  de  la  semaine,  je  l'ai  passé  chez  ma  princesse.  Dimanche, 
nous  l'avons  toutes  accompagnée  au  bal  qu'ont  donné  MM.  les 
maréchaux  d'Empire  à  l'impératrice  Joséphine.  Tu  as  sans 
doute  lu  les  détails  de  cette  fête  dans  les  journaux  :  ils  n'ont 
rien  dit  de  trop,  car  tout  le  monde  s'est  accordé  à  dire  que  c'est 
une  des  plus  belles  qui  se  soient  données  depuis  longtemps. 
L'Empereur  et  l'Impératrice  se  retirèrent  a  minuit  et  les  prin- 
cesses Louis  et  Caroline  une  demi-heure  après,  mais  je  ne 
pus  me  retirer  qu'à  quatre  heures,  parce  qu'il  me  fut  impos- 
sible d'avoir  ma  voiture.  Nous  étions  toutes  en  robe  de  cour  et 
les  danseuses  quittèrent  leur  queue.  Lundi,  mardi  et  mercredi 
j'ai  dormi  jusqu'à  midi.  Ensuite,  je  me  brode  une  robe  de 
percale  en  coton  blanc,  ce  qui  m'amuse  beaucoup.  Mon  dessin 
est  une  guirlande  de  groseilles  :  le  fruit  est  en  nœud  et  les 
feuilles  au  passé.  Elle  sera  très  jolie,  mais  c'est  un  ouvrage  de 
patience.  Quand  tu  feras  broder  à  Milan  des  robes,  il  faut  que 
tu  expliques  à  la  brodeuse  que  la  broderie  doit  être  bombée  et, 
pour  cela,  sous  le  point  au  passé,  il  faut  faire  une  première 
broderie.  Il  faut  une  doublure  enfin,  qui  forme  une  broderie 
mate.  J'imagine  que  tu  me  comprends.  Tu  sauras  que  l'on 
porte  beaucoup  de  plumes  en  parure.  Il  n'y  a  qu'avec  les  fleurs 
qu'on  n'en  mette  pas. 

«  Il  paraît  qu'on  s'occupe  beaucoup  en  ce  moment  du  gou- 
vernement d'Italie.  On  dit  que  Joseph  va  être  roi  de  Lombardie, 


DU    CONSULAT    A    l'eM^PIRÉ.  291 

le  maréchal  Bernadotte  général  en  chef  de  l'armée  et  Mathieu, 
—  le  nôtre, — ministre  de  la  Guerre.  Ce  ne  sont  que  des  on-dit 
dont  une  partie  pourra  bien.se  réaliser.» 

Six  jour^  après,  le  26  nivôse  (16  janvier)  :  «  Dimanche,  nous 
avons  eu  grand  cepele  aux  Tuileries^  à  la  fin  duquel,  suivant 
l'usage,  rimpératrice  a  fait  sa  tournée.  Quand  mon  tour  est 
arrivé,  elle  m'a  demandé  de  tes  nouvelles,  si  tu  n'étais  pas 
enceinte  et,  m'a-t-elle  ajouté^  Constance  me  doit  un  filleul. 

«  Lundi,  nous  passâmes,  M"'^  Adélaïde  et  moi,  une  partie  de 
la  matinée  chez  notre  princesse.  Elle  eut  assez  de  visites  le 
matin  et  comme  elle  avait  donné  congé  à  la  dame  de  service, 
elle  nous  chargea  de  faire  les  honneurs.  Le  soir,  nous  nous  ren- 
dîmes toutes  chez  elle  en  habit  de  cour  pour  la  fête  du  Corps 
législatif.  Le  local  n'était  pas  disposé  pour  recevoir  une  si 
grande  affluence  <le  personnes,  de  sorte  qu'on  y  étouffait,  et 
l'Empereur,  l'Impératrice  et  toute  la  Cour  se  sont  retirés  de  très 
bonne_ heure,  c'estrà-dire  à  dix  heures.  Hier,  j'ai,  dîné  chez  Ma- 
rescalchi  (1)  pour  la  première  fois  depuis  mon  retour.  Il  nous  a 
très  bien  reçus.  Il  y  avait  en  femmes  M'"*  de  Gallo  (2)  et  deux 
autres  :  une  duchesse  allemande  et  une  princesse  espagnole. 
J'étais  à  table  entre  Gaprara  (3)  et  le  prince  Giustiniani  (4).  Ce 
dernier  m'a  dit  avoir  passé  une  soirée  très  agréable  chez  toi,  il 
y  a  environ  un  mois»  Caprara  qui  avait  fait  ma  conquête  à 
Milan  n'est  plus  dans  mes  faveurs,  il  souffle  comme  un  bœuf. 
Aujourd'hui,,  bal  à  l'Empereur  chez  notre  princesse  Caroline; 
nous  faisons  toutes  les  honneurs.  Je  serai  habillée  en  robe  de 
mousseline  lamée  qui  m'a  été  donnée  pour  mes  étrennes  et 
coiff'ée  avec  du  velours  cerise  et  de  la  même  mousseline  que  ma 
robe,  j'auraiiavec  cela  deux  plumes  blanches.  Te  voilà  bien  au 
courant,  j'espère,  de  toutes  mes  actions,  jamais  compte  rendu 
n'a  été  plus  fidèle.  » 

Constance,  elle  aussi,  tient  sa  mère  au  courant  de  tout  ce 
qu'elle  fait  et  de  ce  qui  lui  arrive  ;  la  voici  enceinte  pour  la 
seconde  fois,  et  M'"^  Saint-Cyr  en.:  est  Irés' occupée.  Cependant 
elle  continue  son  existence  agitée  et  quand  ses  journées  et  ses 

(1)  Ferdinand    Marescalchi,  minisire    des    Afl'aires  étrangères    du    royaume 
d'Italie,  en  résidence  à  Paris. 

(2)  La  signora  Maddalena  Mastrillo,  marquise  del  GallO,  femme  du  ministre 
de  Naples  à  Paris. 

(3)  Grand-écujer  de  la  couronne  d'Italie,  neveu  du  cardinal. 

(4)  Léonard  Giustiniani,  comte  de  l'Empire  en  1810  (1759-1823.) 


292  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

soirées  ne  sont  pas  aussi  remplies,  elle  est  tentée  de  s'en 
plaindre  :  «  J'ai  fait  tristement  toute  la  semaine  dernière,  écrit- 
elle  le  9  pluviôse  (29  janvier),  parce  que  M™®  Caroline  a  été 
malade  et  que,  par  cette  raison,  elle  n'est  pas  sortie.  J'ai  donc 
manqué  un  bal  chez  la  princesse  Louis  mercredi  et  le  petit 
concert  des  Tuileries  le  samedi;  le  même  jour,  j'étais  invitée 
à  dîner  chez  M'"^  Soult,  mais  j'étais  un  peu  incommodée,  de  sorte 
que  Saint-Cyr  m'a  excusée.  J'ai  aussi  manqué  le  grand  cercle 
des  Tuileries  dimanche.  Petit  père  m'a  dit  qu'il  avait  été  très 
beau  et  surtout  brillant  de  diamans.  Toutes  les  femmes  en 
avaient.  Je  suis  encore  restée  toute  la  journée  au  coin  de  mon 
feu  et  tu  dois  juger  combien  j'étais  heureuse,  sachant  le  prix 
que  j'attache  à  ma  liberté.  Mais  aujourd'hui  il  n'en  est  pas  de 
même  :  je  dîne  chez  une  puissance,  chez  Gambacérès.  J'y  ferai 
bonne  chère,  mais  je  m'y  ennuierai.  On  n'y  reste  pas  longtemps. 
De  là,  je  ferai  des  visites.  Pendant  ma  semaine  M""^  Murât  a 
fait  habiller  la  poupée  tant  promise.  Je  l'ai,  je  vais  la  faire 
emballer  et  à  la  première  occasion  je  te  l'enverrai  :  tout  cela 
te  servira  de  modèle  pour  les  robes  de  cour,  car,  d'après  les 
bru'its  publics,  il  y  aura  bientôt  un  roi  et  une  reine  en  Italie,  à 
Milan;  il  paraît  sûr  que  ce  ne  sera  pas  Joseph.  Le  Pape  part 
de  Paris  du  10  au  15  février  et  l'Empereur  quinze  jours  après. 
On  ne  parle  plus  de  guerre  et  j'espère  que  Charpentier  est  a  peu 
près  rassuré  à  ce  sujet.  Je  suis  bien  aise  de  voir  que,  dans  ce 
cas,  il  était  résolu  à  te  renvoyer  chez  nous.  Le  maréchal  Murât 
prétend  qu'il  l'a  tout  à  fait  oublié.  Il  dit  qu'il  y  a  un  siècle 
qu'il  ne  lui  a  écrit.  Notre  princesse  s'occupe  du  mariage 
d'Isidore;  c'est  un  secret  que  j'ai  deviné,  mais  j'ignore  encore 
quel  sera  l'heureux  mortel.  Je  ne  le  saurai  que  quand  ma 
semaine  sera  revenue.  » 


C'est  à  présent  M™*  Charpentier  qui,  par  ses  retardemens  à 
écrire,  cause  à  sa  mère  des  inquiétudes  qui  préparent  à  un  peu 
d'aigreur.  M™^  Saint-Cyr  écrit  le  20  pluviôse  (9  février)  :  «  Une 
chose  très  extraordinaire,  c'est  que  ce  n'est  pas  moi  qui  donne 
de  tes  nouvelles,  ce  sont  les  étrangers  qui  par  les  plus  grands 
hasards  du  monde  me  procurent  l'avantage  d'en  savoir.  Avant- 
hier,  ayant  rendez-vous  chez  l'Impératrice,  nous  y  trouvâmes 
le  maréchal  Jourdan,   il   nous  dit  qu'il   recevait  souvent  des 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRÉ.  293 

nouvelles  de  Charpentier  et  que  tu  étais  bien.  Hier,  étant  en 
visite  chez  là  princesse  Caroline,  j'y  ai  rencontré  M""®  Campan 
à  qui  M.  Toinon  (?)  avait  parlé  de  toi.  Voilà  comme  de  temps  en 
temps  j'attrape  quelques  mots  te  concernant... 

«  Je  t'ai  envoyé  par  la  messagerie  une  poupée  tout  habillée  en 
costume  de  cour.  Ce  sera  ton  modèle  si  l'Impératrice  va  à  Milan. 
C'est  M™^  Murât  qui  l'a  fait  faire  exprès.  Tu  devrais  prendre 
ton  courage  à  pleine  main  et  écrire  à  la  princesse  pour  la  féli- 
citer de  la  nouvelle  dignité  que  l'Empereur  vient  de  conférer 
à  son  mari.  Il  est  à  présent  Altesse  sérénissime  (1).  M"^  Lambert 
est  enfin  des  nôtres.  Elle  a  été  nommée  samedi  et  est  entrée  de 
service  dimanche.  Cela  me  donne  trois  semaines  de  repos. 
L'aumônier  est  aussi  nommé.  C'est  M.  l'ai-chevêque  de  Barrai  (2), 
frère  du  nôtre  (3j.  Toute  la  maisonnée  est  invitée  à  diner 
demain,  pour  faire  connaissance  apparemment. 

Les  plaintes  continuent  avec  un  peu  plus  de  vivacité,  et 
les  lettres  s'abrègent.^  Le  27  pluviôse  (16  février)  à  la  fin, 
M'"«  Saint-Cyr  écrit  :  «  Je  t'en  veux:  de  ton  excessive  paresse, 
j'espère  bien  qu'en  carême  tû  voudras  bien  faire  pénitence  et, 
par  cela  même,  m'écrire  très  souvent.  Pour  moi,  je  ne  m'aper- 
çois pas  trop  de  la  différence  de  ces  deux  différens  temps  de 
l'année.  Je  me  suis  reposée  trois  semaines  et  demain  je  com- 
mence mon  service  de  toute  là  semaine.  La  princesse  ne  se 
presse  pas  d'accoucher,  mais  elle  ne  peut  plus  aller  dans  le 
monde.  Elle  ne  sort  que  pour  aller  se  promener  au  ci-devant 
bois  de  Boulogne,  car  il  n'existe  plus  puisqu'il  est  tout  en  allées. 
Une  autre  nouvelle,  c'est  que  M""^  Tallien  se  marie  et,  avant  de 
recevoir  ce  nouveau  sacrement,  elle  s'est  jetée  aux  pieds  du 
Pape  pour  lui  demander  sa  bénédiction  (4).  Bien  des  personnes 
ont  paru  étonnées  de  cette  ferveur  religieuse,  mais  quelqu'un 
qui  la  connaissait  sans  doute  plus  particulièrement  assura  que 

(1)  s.  A.  S.  Mgr  le  maréchal  Nlurat,  grand-amiral.  12  pluviôse  an  XIII 
(1"  février  1805). 

(2)  Louis-Mathieu  de  Barrai,  sénateur,  archevêque  de  Tours,  né  à  Grenoble,  le 
20  août  1746,  fut  après  le  divorce  aumônier  de  l'impératrice  Joséphine. 

(3)  Le  frère  de  l'archevêque  est  Joseph-Marie,  député  au  Corps  législatif,  premier 
président  de  la  Cour  impériale  à  Grenoble.  11  avait  épousé  M"'  de  Tencin  et  était 
le  propre  beau-frère  de  M°"  de  Barral-Beauharnais. 

(4)  Marie-Jeanne-Ignace-Thérèse  Cabarrus,  mariée  le  3  août  1805,  à  François- 
Joseph-Philippe  de  Riquet  de  Caraman,  qui  fut  prince  de  Chimay,  par  diplôme 
du  roi  des  Pays-Bas,  du  21  septembre  1824.  Elle  avait  eu  avant  ce  troisième 
mariage  sept  à  huit  enfans,  dont  deu-x  étaient  légitimes. 


204  REVUE    DES    DEUX    MONDB3« 

cette  conduite  (le  M"**  Tallien  ne  devait  nullement  surprendre, 
car  il  l'avait  toujours  vua  vivre  enceinte.  Tu  donneras  ces  deux 
calembours  à  deviner^  Tels  q.u'ils  sont  ici,  ils  ne  sont  que  pour 
toi.  » 

Et  voici  l'orage.  Elle  écrit  le  9  ventôse  (28  février)  : 
«  Quoique  je  sois  fondée- à  croire  qui  il  suffit,  que  je  vous  donne 
des  conseils,  à  ton  mari  et  à  toi,,  pour  que  vous  ne  les  suiviez 
pas,  cependant  il  y  a  des  devoirs  à  remplir  dans  la  vie,  que  (dont,) 
dans  quelle  passe  où  l'on  se  puisse  trouver,  rien  ne  peut  dis- 
penser, et  ton  mari  est  dans  ce  cas-là  vis-à-vis  du  général 
Murât.  Charpentier  ne  cessait  de  me  dire  pendant  le  séjour  que 
j'ai  fait  à  Milan  qu'il  lui  avait  des  obligations  infinies  concer- 
nant son  avancement  militaire  et  son  accroissement  de  fortune. 
Gomment  se  fait-il  que,  dans  une  circonstance  aussi  flatteuse 
pour  le  maréchal  Murât,  au  moment  où  il  est  porté  où  se  bor- 
naient ses  vœux,  au  moment,  dis-je^  où  le  sénatus-consulte  le 
fait  prince,  Charpentier  soit  le  seul  qui  ne  lui  donne  pas  une 
marquede  souvenir?  Je  sais  à  n'en  pouvoir  douter  qu'il  en  afait 
la  remarque  et  qu'il  y  est  très  sensible.  On  peut  être  content 
de  son  sort,  n'avoir  plus  d^ambition,  mais  je  crois  que,  dans  la 
société,  il  ne  faut  jamais  oublier  les  procédés  et  ne  jamais 
manquer  aux  égards  et  à  la  reconnaissance  qu'on  est  en  droit 
d'exiger  de  vous.  Voilà  mon  mot,  faites-en  ce'  que.  voudrez.  » 

Il  faut  croire  que  celte  fois  M""*  Saint-Cyr  avait  été  prévenue 
par  son  gendre  et  que  Murât  ne  l'avait  point  mise  au  courant. 
Le  25  pluviôse  (14  février),  Charpentier  avait  écrit  à  Mùrat  qui 
répondit  à  sa  lettre  de  félicitations  lell  ventôse  (2  mars  )(1),  deux 
jours  après  que  M""*  Saint-Cyr  eut  envoyé  cette  leçon  à-sa  fille. 

Au  reste,  le  flot  passé,  elle  ne  s'arrête  pa.S;  et  elle  arrive  aux 
nouvelles  :  «  Nous  avons  eu  samedi  dernier,  écrit^elle,  un  bal  chez 
M'"®  Soult  où  ont  assisté  l'Empereur  et  l'Impératrice,  les  princes 
et  princesses  Louis  et  Murât  et  les  maisons  de  l'Impératrice  et 
des  deux  princÊfiïses.  Le  bal  a  été  très  joli.  Dimanche,  petit- bal 
chez  notre  princesse,  Il  n'y  avait  que  M""^  Louis  et  sa  maison, 
M'"''"  Savary,  Bernadotte,  Marel  (2),  Lavalette  (3),  Petiet,  Isidore 

(1)  Murât,  Lettres, m,  34ft,  n»  1817. 

(2)  Marie-Madeleine  Lejeas,  mariée  le  21  mai  1801  à  Hugues-Bernard  Maret, 
secrétaire  d'État,  ministre,  etc.,  alors  âgé  de  38  ans,  dame  do  palais  de  l'Impéra- 
trice. 

(3)  Emilie-Louise  de  Beauharnais,  nièce  de  Joséphine,  mariée  le  18  mai  1798 
à  Antoine-Marie  Chamans-Lavaletle,  dame  d'atours  de  l'Impératrice. 


DU    CONSULAT   A    l'eMPIRE.  295 

et  nous;  il  a  dure  jusqu'à  une  heure  du  matin;  lundi,  je  me 
suis  donné  pour  la  première  fois  la  connaissance  du  bal 
masqué  de  l'Opéra;  j'étais  en  domino  noir,  mais  le  peu  d'habi- 
tude que  j'en  ai  m'a  fait  n'oser  parler  à  personne.  Il  m'a 
beaucoup  amusée  ;  je  me  suis  retirée  à  quatre  heures  du  matin. 

«  Le  voyage  de  l'Impératrice  est  incertain  depuis  deux  jours; 
celui  de  l'Empereur  esf  très  prochain. 

«  La  même  incertitude  règne  toujours  dans  les  idées  pour 
savoir  qui  sera  roi  de  Lombardie.  Vous  seriez  bien  étonnés  si 
on  vous  donnait  le  prince  Eugène  (1)...  » 

M""^  Saint-Cyr  a  été  calmée  par  la  lettre  du  général  Ghar- 
p.entier,  elle  ne  parle  plus  de  ses  griefs  contre  sa  fille.  Elle  s'en  va, 
malgré  la  saison,  s'établir  pour  quelques  jours  à  Maisons  oîi  elle 
imagine  de  faire  des  travaux  pour  mieux  vendre  sa  campagne. 
De  là,  elle  écrit  le  22  ventôse  (13  mars)  :  «  J'ai  eu  hier  la  visite 
de  M'"^^  de  Lagrange  mère  et  fille.  Elles  arrivèrent  à  midi  et 
repartirent  à  cinq  heures.  Ma  collègue  m'annonça  que  M"'"  Murât 
avait  grande  envie  de  revenir  sur  le  congé  qu'elle  avait  promis 
de  me  donner,  lorsque  j'en  voudrais  faire  usage,  parce  que 
M'"^  Saint-Martin  venait  d'en  demander  un  aussi  pour  aller  voir 
sa  famille  et  chercher  ses  enfans  en  Piémont.  La  princesse 
trouve  que  deux  dames  absentes  en  même  temps,  c'est  trop  ; 
comme  je  suis  de  semaine  dimanche,  Saint-Cyr  traitera  cela 
pour  l'avantage  de  tous.  On  dit  toujours  que  le  voyage  de 
l'Empereur  est  retardé.  Ce  qui  le  prouverait,  c'est  que  l'on  parle 
de  deux  cercles,  un  dimanche  procha,in  et  l'autre  le  dimanche 
faisant  quinzaine.  A  ce  dernier,  les  robes  de  velours  ne  seront 
pas  admises, 

«  Les  darnes  qui  doivent  accompagner  l'Impératrice  sont 
désignées  :cesontd'abcrd]Vl"-°deLa  Rochefoucauld,  M'^'^^d'Arberg 
et  M'"^'  de  Serrant  (2),  M'"'^  Lannes  (3)  et  Savary  iront  avec 
leurs  maris,  mai§  non  pas  comme  étant  de  service.  Tu  verras 
au  moins  une  des  tes  anciennes  camarades.  J'imagine  que  tu 
auras  le  temps  de  me  dire  si  tu  veux  que  je  t'envoie  une  robe 

(1)  Vice-roi  d'Italie  le  1  juin  1805. 

(2)  Charlotte-ÉlisabeUi-Marie  de  Rigaud  de  Vaudreuii,  veuve  du  conventionnel 
dlzarn  de  Fraissinet,  mariée  en  1795  à  Anloine-Joseph-Philippe  de  Walsh  de 
Serrant,  maréchal  de  camp  en  n84,  danie  du  palais  de  l'impéralrice. 

(3)  Louise-Antoinette-gcolastique  Guéhéneuc,  mariée  le  15  septembre  1800  au 
général  Jean  Lannes.  divorcé  de  Jeanne-Jacqueline-Barbe  Méric,  dame  du  palais 
de  l'Impératrice. 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  cour  brodée  ou  non.  C'est  une  dépense  trop  considérable 
pour  que  je  prenne  sur  moi  de  la  faire  faire  h.  ma  fantaisie  : 
ma  queue  de  velours  et  la  robe  de  satin  blanc,  la  broderie  seule 
de  ces  deux  objets  a  coûté  1  400  francs.  M"''  Lolive  m'a  dit  que 
celle  de  printemps  se  faisait  en  taffetas  moiré. 

«  As-tu  coupé  tes  cheveux.»^  Tu  ne  m'en  as  plus  parlé  depuis 
que  je  t'avais  permis  de  l'en  défaire?  Comme  tu  serais  aimable 
si  tu  les  avais  conservés  !  La  dernière  coiffure  des  jeunes  femmes 
comme  toi,  ce  sont  les  cheveux  bien  séparés  sur  le  front,  un  seul 
crochet  sur  les  deux  sourcils,  un  rang  de  perles  beaucoup  plus 
bas  que  la  séparation  des  cheveux  de  devant  et  de  derrière, 
lequel  rang  de  perles  va  se  perdre  dans  le  chou  derrière.  Telle 
était  la  coiffure  des  dames  Duchàtel  (1),  Savary,  etc.,  dans  les 
derniers  bals.  Elle  leur  allait  très  bien.  Les  robes  étaient  en 
crêpe  blanc;  un  ruban  pouponné  en  bas,  ensuite  trois  rubans 
blancs  satinés  prenaient  du  côté  gauche  jusqu'au  bas  de  la  robe 
du  côté  droit,  à  trois  doigts  de  distance  les  uns  des  autres,  et  à 
chaque  ruban,  en  bas,  un  bouquet,  ou  des  roses,  œillets,  horten- 
sias, etc.  C'était  simple  et  joli.  D'autres  avaient  des  corsets 
brodés  sur  toutes  les  coutures  en  argent  et  les  basques  à  dents 
de  loup.  C'est  un  journal  de  modes  que  je  t'envoie;  j'espère  que 
tu  seras  contente  de  moi...   » 

A  présent,  c'est  M""^  Saint-Cyr  qui  n'écrit  paé,  mais  où  en 
trouverait-elle  le  temps?  «  J'ai  eu,  dit-elle,  le  5  germinal 
(26  mars),  ma  semaine  à  faire  et  dimanche  nous  avons  assisté 
a  la  cérémonie  du  baptême  du  dernier  fils  de  la  princesse  Louis, 
à  la  suite  duquel  il  y  a  eu  diner,  spectacle,  —  on  joua  Athalie, 
—  et  cercle.  Enfin  nou>  fûmes  invitées  pour  quatre  heures  à 
Saint-Cloud  et  nous  n'en  sommes  sorties  qu'à  minuit  et  demi. 
Ma  santé  se  soutient  passable.  J'ai  eu  dimanche  la  visite  de 
M.  de  Caprara  qui  venait  me  demander  mes  commissions  pour 
toi...  C'est  à  lui  que  je  compte  remettre  celle-ci.  » 

Aussi,  est-elle  brève  ;  mais  elle  se  dédommage  quatre  jours 
après,  le  9  germinal  (30  mars),  où,  de  Maisons,  elle  donne  <(  les 
détails  de  tout  ce  que  j'ai  fait,  écrit-elle,  depuis  le  dimanche  au 
matin  26  ventôse  (2),  où  je  recommençai  ma  semaine  auprès  de 

(1)  Marie-Anloine-Adèle  Papin,  mariée  en  1802  à  Charles-Jacques-Xicolas 
Dachatel,  directeur  général  des  Domaines,  âgé  de  40  ans,  dame  du  palais  de 
l'Impératrice. 

(2)  n  mars. 


DU    CONSULAT    A    l'eMpIrÊ.  291 

la  princesse.  Je  la  vis  peu  ce  jour-là  et  je  la  quittai  de  bonne 
heure  pour  faire  ma  toilette,  diner  et  me  rendre  à  Malmaison 
oii  j'étais  invite'e  au  spectacle.  C'étaient  deux  vaudevilles 
charmans,  à  la  suite  desquels  il  y  eut  un  petit  ballet  de  cir- 
constance, oîi  dansèrent  Vestris,  Duport,  M™^  Gardel,  etc.  (1). 
Après  le  spectacle,  on  nous  fit  passer  dans  la  galerie  où  l'Empe- 
reur fit  sa  tournée  et  bientôt  après  l'Impératrice.  Elle  me  dit  : 
«  Comment  se  porte  M™^  Charpentier,  je  vais  la  voir,  vous 
voudriez  bien  être  du  voyage,  »  etc.,  et  nous  revînmes  à 
Paris. 

«  Lundi,  je  me  rendis  comme  à  l'ordinaire  à  mon  poste.: 
jyjme  Murât  se  tint  quelque  temps  dans  notre  salon  et,  dans  un 
moment  où  nous  étions  tête  à  tête,  elle  me  dit  :  Le  général 
Charpentier  s'est  séparé  de  M.  Vautré  (2).  Je  lui  répondis  que 
toi  ni  lui  ne  nous  en  aviez  parlé  et  que  je  savais  qu'effective- 
ment il  était  à  Paris.  Alors,  elle  me  dit  :  Sûrement,  il  est  ici, 
et  le  général,  en  le  renvoyant,  lui  a  dit  qu'il  était  bien  fâché 
de  cette  séparation,  mais  que  sa  femme  ne  pouvait  pas  le  souf- 
frir chez  elle,  et  que  c'était  la  seule  raison  qui  les  faisait  se 
séparer.  Je  répondis  alors  à  M™^  Murât  que  cela  m'étonnait 
beaucoup,  parce  que  tu  ne  te  mêlais  en  rien  de  ce  qui  regardait 
le  service  et,  à  plus  forte  raison,  de  ce  qui  regardait  les  aides 
de  camp  de  ton  mari.  Elle  insista  alors  fortement  en  me  ré- 
pétant que  c'était  absolument  toi  qui  l'avais  voulu.  Je  finis 
par  lui  dire  que,  si  cela  était,  il  était  sûr  aussi  que  tu  avais 
eu  de  fortes  raisons  pour  l'exiger.  J'ai  su,  depuis  et  d'ail- 
leurs, que  M.  Vautré  a  dit  de  ton  mari  et  de  toi  toutes  sortes 
de  faussetés.  Il  parait  très  soutenu  par  le  prince  et  la  prin- 
cesse. Il  est  fortement  recommandé  par  eux  au  ministre  de  la 
Guerre. 

«  Le  mardi,  je  ne  la  vis  presque  pas;  elle  avait  déjà  quelques 
douleurs;  j'y  passai  la  soirée  ;'le  mercredi  je  m'y  rendis  à  onze 
heures,  elle  était  couchée;  j'y  retournai  le  soir  et  j'y  restai  jus- 
qu'à onze  heures,  je  ne  la  vis  pas.  Elle  accoucha  à  quatre  heures 

(1)  Ballet  de  Gardel  à  l'occasion  de  la  fête  de  l'Impératrice,  frais  de  représen- 
tation 1  283  fr.  40. 

(2)  Le  général  Charpentier  a  pour  aides  de  camp,  en  l'an  XIII,  Vautré,  chef  de 
bataillon,  Paitru,  capitaine,  Halry,  capitaine  (Ëtat  militaire).  Ce  Vautré  doit  être 
Victor  Vautré,  chevalier  de  l'Empire  en  1810,  marié  vers  1811,  à  Françoise- 
Antoinette-Benjamine  Giovio,  qui  fut  major  en  1808,  colonel  du  9'  de  ligne  en 
1810  et  retraité  maréchal  de  camp  honoraire  en  1817,  avec  un  titre  de  baron. 


298  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

du  malin,  du  jeudi  (1);  le  jeudi  dans  la  journée,  et  jusqu'au  sa- 
medi au  soir,  je  ne  quittai  pas  ses  appartemens  que  pour  dîner 
chez  moi.  Voilà  comment  j'ai  passe  ma  semaine. 

«  Dimanclle,  toutes  les  dames  des  princesses  ont'  été  irtvi- 
tées  de  se  rendre,  à  quatre  heures,  à  Saint-Cloud,  pour  assister 
au  baptême  de  Napoléon-Louis.  Nous  nous  y  sommes  toutes 
trouvées  en  habit  de  cour.  Tu  sais  peut-être  qu'on  vient  de 
former  la  maison  de  Madame,  mère  de  FËmpereur  :  M""^  de 
FoTitanges,  dame  d'honneur  (2)  ;  dames  pour  accompagner  : 
M'"''  de  Saint-Pern  (3),  Soult,  Davout  (4)  et  Junot  (5).  Cette 
dernière  ne  fera  pas  de  service  ;  elle  est  à  Lisbonne  avec  son 
mari.  Après  le  baptême,  nous  avons  dîné  a"  une  table  dortt 
M""^  de  La  Rochefoucauld  faisait  les  honneurs.  Nous  étions 
trente-six  femmes  :  pas  un  homme  à  fable.  Ensuite,  nous 
sommes  allées  dans  le  salon  ordinaire  de  l'Empereur  et  de 
l'Impératrice.  On  a  annoncé  le  spectacle.  Nous  nous  sortîmes 
rendues  dans  la  salle  et  nous  nous  sommes  placées  chacune 
dkns  les  loges  de  nos  princesses.  0n  nous  a"  doYiné  Athàlie. 
Après  le  spectacle,  il  y  a  eu  un  feu  d'artifice,  et  la  journée  a  fini 
à  minuit  et  demi.  Je  suis  revenue  à  Paris,  n'en  pouvant  plus 
du  poids  énorme  de  ma  queue  de  velours.  Lundi,  nous  avons 
été  souhaiter  la  fête  à  Mi^MMurat.  Je  l'ai  vue  mardi.  Mercredi, 
je  complais  venir  coucher  ici;  mai^  nous  reçûmes  des  billets 
de  spectacle  pour  Saint-Gloud,  et  nous  y  fûmes.  Ou'  y  joua 
Nicomède;  je  suis  venue  ici  jeudi  matin  pour  déjeuner,  et  me 
voila. 

«  M""*  Germond  travaille  à  force  à  tes  parures;  voici  ce  dont 
je  suis  convenue  avec  elle.  Tu  sais  qu'elle  fournit  tout.  Elle  te 
fera  une  robe  de  cour  de  taiîelas  moiré',  blanche,  avec  Une  bro- 

(1)  De  Louise-Julie-Garoline,  née  à  Paris  le  22  mars  18t)5,  mariée  le  25  oc- 
tobre 1825  à  Jules,  comte  Rasponi. 

(2)  Caroline  Lefebvre,  baronne  de  l'Empire  en  1809',  née  en'  1761,  avait  été 
mariée  en  1782  à  François  vicomte  de  Fontanges,  maréchal  de  camp  en  1789, 
lieutenant-général  en  1815;  il  avait  servi  en  Espagne  pendant  la  Révolution. 
M'"  Lefebvre  était  parente  des  Beauharnais. 

(3)  Elisabeth  Magon  de  la  Lande,  mariée  le  14  décembre  1790  à  Marie-Joseph- 
Thérèse,  vicomte  de  Saint-Pern,  nommée  dame  pour  accompagner  Madame  le 
24  ventôse  an  XUI,  morte  au  château  de  Pont  le  6  septembre  1806. 

(4)  Louise-Aimée-Jùlie  Leclerc,  sœur  des  généraux  Leclerc  et  belle-sceur  de 
Pauline  Bonaparte,  mariée  léf^  12  novembre  1801  à  Loiiis-Nicolàà  Dàvolit,  alors 
général  de  division. 

(5)  Laure-Adélaïde-Gonstance  Saint-Martin  de  Permon,  mariée  en  1801  à 
Jeau-Audoclie  Junot,  aide  de  camp  de  l'Empereur. 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRE. 


299 


derie  légère  en  or  :  ce  n'est  pas  même  un  dessin.  La  robe  de 
dessous  en  tulle,  brodée  en  or  en  plein,  laquelle  pourra  te  servir 
de  robe  de  bal  en  y  ajoutant  une  ceinture  brodée  de  même  que 
la  robe,  plus  un  lilet  en  or  pour  te  coiffer.  Tu  auras  deux  robes 
parées  de  moire,  une  robe  garnie  en  chenilles  blanches  et  en 
lames,  et  une  blantïhe,  garnie  en  Heurs;  ensuite,  une  robe  de  bal 
en  crêpe  rose  avec  des  bouffettes  en  taffetas  rose  parsemées  de 
paillettes  d'argent.  Aussitôt  que  ce  sera  prêt,  je  te  les  expé- 
dierai. M™<=  Savary  emporte  soixante  robes;  M"^  d'Arberg,  une 
quantité  prodigieuse  aussi  ;  mais  il  faut  laisser  faire  ces  dames. 
J'ai  aussi  donné  ta  robe 'lamée  à  M""^  Germond.  Elle  la  refera  et 
elle  a  dît  qii'on  ne  portait  plus  de  tunique,  mais  qu'elle 
tâcherait  d'arranger  la  tienne  à  la  russe.  Voilà  tout  pour  le 
moment. 

«  L'Empereur  partira  de  Fontainebleau  le  12,  passera  par 
Troyes,  Semur,  Ghàlons,  Màcon,  Bourg,  et  arrivera  à  Lyon 
le  22;  il  doit  ètre'à  Stupinii  le  30.  Parmi  les  personnes  qui 
l'acoompagnent,  celles  avec  qui  nous  avons  eu  le  plus  de  rap' 
ports  sont  Gaulaincourt,  Gaffareiti  et  Saint-Sulpice,  écuyer  de 
l'Empereur.  Ce  dernier  a  été  avec  nous  à  Rayonne,  et  nous 
avons  conservé  avec  lui  des  relations  d'amitié.  Il  doit  être 'por- 
teur d'une  lettre  de  Saint-Cyr  pour  Gharpentier.  » 


* 
*  * 


Comme  Constance  avance  dans  sa  grossesse,  M™^  Saint-Cyr 
se  décide  à  l'aller  trouver.  Faut-il  penser  qu'elle  ait  encore  le 
goût  des  fêtes  du  couronnement  de  Milan?  En  tout  cas,  elle 
écrit  le  19  germinal  (9  avril)  :  a  Saint-Cyr  a  écrit  hier  à  ton 
mari,  ma  très  chère  Constance,  pour  l'informer  que  je  comptais 
me  mettre  en  route  pour  aller  vous  embrasser  l'un  et  l'autre 
le  2  ou  le  3  du  mois  prochain.  Il  fait  part  aussi  à  Charpentier 
de  sa  nouvelle  destination.  Ainsi  nous  partirons  dans  le  même 
temps,  l'un  pour  le  Nord,  l'autre  «pour  le  Midi.  Je  suis  revenue 
de  Maisons  jeudi.  Depuis  ce  temps,  je  me  suis  rendue  tous  les 
jours  chez  la  princesse,  parce  qu'elle  reçoit  dej)uis  trois  heures 
jusqu'à  cinq  heures  et  demie.  Elle  est  aussi  bien  que  possible 
et  compte  se  faire  porter  bientôt  à  Neuilly.  Ma  semaine  com- 
mence dimanche  prochain,  jour  de  Pâques.  Si  elle  est  encore  à 
Paris,  je  la  ferai.  Si  elle  est  à  la  campagne,  elle  m'en  a  dis- 
pensée, parce  que,  devant  partir  tous  les  premiers  jours  de  la 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

semaine,  j'aurais  trop  à  faire  pour  pouvoir  passer  toute  la 
semaine  cliez  elle.  Il  est  dans  les  choses  possibles  qu'elle  fasse 
le  voyage  d'Italie,  lorsqu'elle  sera  remise.  Si  cela  est,  je  repren- 
drai mon  service  près  d'elle  tout  le  temps  qu'elle  resterait  à 
Milan,  ainsi  que  M"'^  Saint-Martin  qui  part  le  2  pour  Turin. 
Nous  nous  sommes  promis  de  nous  retrouver  à  Milan... 

«  Peut-être  sais-tu  ou  ne  sais-tu  pas  qu'il  faut  être  présentée 
à  l'Impératrice  et  à  l'Empereur  et,  pour  cela,  il  faut  en  faire 
la  demande  à  la  dame  d'honneur,  M™°  de  La  Rochefoucauld. 
Tu  pourras  t'adresser  à  M™^  Savary  pour  savoir  si  tu  devras  être 
en  robe  de  cour  ou  non,  car  il  est  très  fâcheux  ici,  et  il  en  sera 
de  même  à  Milan,  de  ne  pas  avoir  de  costume  quand  il  le  faut 
et  de  l'avoir  quand  il  ne  le  faut  pas*  J'ai  vu  hier  Savary  chez  la 
princesse.  Il  m'a  dit  devoir  partir  à  la  fin  de  cette  semaine  et  il 
m'a  promis  de  se  charger  de  ta  robe  de  cour.  Toutes  les  tiennes 
seront  prêtes  ce  soir.  Une  fois  arrivée,  que  de  choses  nous 
aurons  à  nous  dire!...  J'ai  vu  hier  M"^  Rapp.  Elle  ne  va  pas  en 
Italie.  Son  mari  part  dans  quinze  jours.  Tu  ne  verras  pas,copime 
je  te  l'avais  annoncé,  le  général  Saint-Sulpice,  il  retourne  à 
l'armée  de  Rrest  pendant  tout  le  temps  que  durera  le  voyage  de 
Leurs  Majestés.  Gomme  je  te  porterai  moi-même  de  mes  nou- 
velles, peu  t'importent  les  personnes  qui  pourront  t'en  donner.  » 

M'"®  Saint-Gyr  comptait  que,  sa  semaine  faite,  elle  pourrait 
partir  et  prendre  sa  route  par  Genève.  Le  27  germinal  (17  avril) 
elle  le  pensait  encore,  mais  elle  se  trouva  retardée.  Ge  n'est 
que  le  11  floréal  (1"  mai)  qu'elle  se  met  en  route  :  elle  est  à 
Lyon  le  6  mai  a  pour  acheter  des  gants  et  des  rubans,  »  et 
voir  quelques  personnes,  puis  Ghàmbéry,  Saint-Jean-de-Mau- 
rienne,  Lans-le-Bourg,  Turin,  Novare.  Elle  compte  être  le 
lundi  23  à  Milan  pour  dîner. 

Si,  à  son  retour  d'Italie,  au  début  de  l'an  XIV,  elle  ne 
ramène  pas  avec  elle  M™^  Charpentier,  celle-ci  la  suit  de  tout 
près,  car,  durant  la  guerre  que  viennent  de  déclarer  l'Autriche 
et  la  Russie  alliées  de  l'Angleterre,  le  général,  qui  est  chef 
d'état-major  de  l'Armée  d'Italie,  envoie  en  France  sa  femme. 
D'abord,  elle  ira  faire  connaissance  avec  sa  belle-famille 
qui  habite  dans  le  département  de  l'Aisne  les  terres  de  Vaillyet 
d'Oigny  ;  celle-ci  dans  la  forêt  même  de  Villers-Gotterets,  celle-là 
h  trois  lieues  de  Soissons,  près  d'un  bourg  où  l'on  trouve  des 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  30 Î 

ressources.  Elle  y  vient  passer  quelques  jours.  Elle  quille  sa 
mère  le  3  oclobre  (il  vende'miairG)  et  celle-ci  lui  écrit  de 
Maisons  le  5  et  lui  raconte  son  interminable  tete-à-tête  avec 
un  vieux  voisin  qui  n'est  supporté  qu'à  cause  de  ses  quatre- 
vingt-quatre  ans. 

«  A  cinq  heures  arriva  M""*  Devaux  (1)  qui  me  tira  fort 
heureusement  de  mon  tête-à-tête.  Nous  dînâmes  et,  à  six  heures 
et  demie,  j.e  reçus  deux  lettres  de  M'"'^  de  Beauharnais  qui  nous 
invitait  à  diner  à  Neuilly,  chez  la  princesse,  ce  même  jour  jeudi. 
Il  était  trop  tard  pour  m'y  rendre,  de  sorte  que  j'y  suis  allée 
hier.  J'ai  vu  la  princesse.  Elle  m'a  demandé  de  tes  nouvelles, 
m'a  dit  qu'elle  te  trouvait  très  bien,  combien  de  temps  tu  res- 
terais à  ta  campagne?  Enfin,  j'ai  su  qu'elle  n'a  point  le  projet 
d'aller  à  Strasbourg,  qu'elle  passera  l'hiver  à  Neuilly,  parce  que 
l'hôtel  qu'elle  fait  arranger  (2)  a  besoin  de  grandes  réparations 
qu'il  faut  dix-huit  mois  pour  qu'il  soit  en  état  de  la  recevoir* 
Ce  ne  sera  donc  qu'alorsqu'elle  quittera  sa  campagne.  Je  vis  un 
moment  Jérôme  qui  était  arrivé  la  veille  (3).  11  est  d'un  chan- 
gement incroyable.  C'est  tout  à  fait  la  princesse  Elisa,  excepté 
que  son  teint  est  tout  à  fait  bien  et  ses  cheveux  d'un  plus  grand 
noir.  Il  est  d'une  maigreur  extrême  et  a  un  fonds  de  tristesse 
dans  sa  physionomie  qui  n'est  pas  ordinaire  à  son  âge.  J'ai  vu 
M""^  de  Lagrange  qui  fait  son  service,  ainsi  me  voilà  renvoyée  à 
je  ne  sais  quand.  Elle  m'a  appris  que  M™®  de  Lapîace  éta^t  restée 
à  Lucques  (4).  Les  autres  ont  passé  à  la  princesse  Borghèse.  Je 
suis  revenue  coucher  ici.  Je  me  repose  aujourd'hui.  Demain  je 
retourne  à  Paris.  Je  verrai  le  matin  M™^^  Saint-Martin  et  Lam- 
bert, M""^  Mathieu,  et,  à  cinq  heures  et  demie,  je  serai  à  Neuilly 
pour  diner.  La  princesse  recevra.  Il  faut  faire  les  honneur.s. 
J'y  serai  vraisemblablement  jusqu'à  onze!  Lundi,  je  chercherai 
des  appartemens  et  je  reviendrai  me  caser  à  Maisons.  » 

Dix  jours  sans  lettre.  Constance  va  d'un  parent  chez  l'autre, 
de  Vailly  à  Oigny,  elle  n'a  pas  le  temps  de  donner  de  ses  nou- 


(1)  Sa  belle-sœur. 

(2)  L'ÉIysée.     •■ 

(3)  Jérôme  après  avoir  quitté  miss  Paterson  est  arrivé  à  Alexandrie  où  il  a  été 
contraiat  de  céder  à  la  volonté  de  son  frère,  et  il  a  abandonné  «  sa  femme  amé- 
ricaine. » 

(4)  Marie-Anne-Charlotte  Gourty  de  Romange,  mariée  le  15  mars  ITSS  à  Pierre- 
Simon  Laplace,  membre  de  l'Académie  française  et  de  l'Académie  des  Sciences» 
ministre,  sénateur,  etc.,  dame  pour  accoiupagner  la  princesse  Elisa. 


302 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


velles  et  sa  mère  la  punit  par  le  silence.  Enfin,  de  Neuilly,  le 
15  octobre  (23  vendémiaire),  elle  écrit  :  «  Par  la  date  de  ma 
lettre,  tu  vois  que  je  fais  le  service.  J'ai  remplacé  M"""^  Adélaïde 
dont  le  père  a  eu  une  attaque  d'apoplexie  (^).  Je  suis  venue 
samedi  faire  mes  visites  et  j'étais  de  retour  dimanche  avant 
midi  pour  la  messe.  Depuis  ce  jour,  la  princesse  a  gardé  le  lit 
pour  cause  de  petites  indispositions.  Il  fait  aujourd'hui  un 
temps  affreux,  grand  verit,  froid  et  pluie.  Tu  sauras  qu'on  a 
reçu  avant-hier  soir,  dans  la  -nuit,  la  nouvelle  d'une  grande 
victoire  emportée  par  le  prince  Murât  sur  les  Autrichiens  (2). 
Il  leur  a  fait  douze  mille  prisonniers.  C'est  un  beau  commen- 
cement. Tu  as  du  recevoir  des  nouvelles  de  ton  mari,  puisque 
je  t'ai  renvoyé  un  gros  paquet  venant  de  lui  et  adressé  au  mi- 
nistère de  la  Guerre.  On  dit  que  le  maréchal  Masséna  avait 
ordre  de  se  tenir  sur  la  défensive  (3).  Peut-être  que  cette  affaire 
de  l'Armée  du  Rhin  fera  changer  les  dispositions  de  l'Armée 
d'Italie.  » 

Trois  jours  plus  tard,  le  26  vendémiaire  (18  octobre),  elle 
annonce  des  victoires  dignes  du  «  commencement.  »  «  Les 
nouvelles  de  l'Armée  du  Rhin,  écrit-elle,  sont  on  ne  peut  plus 
satisfaisantes.  Nous  avons  remporté  trois  victoires  coup  sur 
coup  (4)  et  nous  sommes  à  Munich.  L'Armée  d'Italie  est  restée 
jusqu'à  présent  sur  la  défensive.  Peut-être  aura-t-elle  l'ordre, 
d'après  les  affaires  d'Allemagne,  d'attaquer.  Cependant  je 
t'assure  qu'il  n'y  a  encore  rien  eu.  Je  le  sais  positivement 
hier  du  prince  Louis,  chez  qui  nous  sommes  restés  depuis 
trois  heures  jusqu'à  minuit.  La  princesse  Louis  a  été  très 
étonnée  lorsque  je  lui  ai  dit  qu'avant  ton  départ,  tu  t'étais 
présentée  pour  la  voir.  Elh  ne  l'a  pas  su,  de  sorte  qu'elle  m'a 
dit  qu'elle  était  un  peu  fâchée,  mais  qu'elle  ne  t'en  voulait 
plus.  Elle  te  verra  avec  plaisir  à  ton  retouT.  Nous  étions  douze 
femmes  rassemblées  chez  elle  le  soir  et  il  n*y  avait  pas  un 
homme.  On  éprouve  une  disette  extrême  de  cette  espèce  d'êtres. 
Tu  ne  t'en  es  pas  encore  aperçue,  mais  cela  viendra.  » 

Le  séjour  à  Oigny  s'abrège.  Le  2  brumaire  (24  octobre) 
M°*  Saint-Cyr  écrit  à  sa  fille  :  «  Encore  neuf  jours  et  tu, seras 

(1)  Il  n'est  mort  que  le  28  avril  1808. 

(2)  Combat  de  Wertingen  (8  octobre). 

(3)  Envoyé  pour  commander  l'Armée  d'Italie  à  la  place  de  Jourdan. 

(4)  Combats  de  Gruzburg,  d'Elchingen  et  de  Memmingen. 


DU    CONSULAT    A    L  EMPIRET.. 


303 


dans  mes  bras...  Ne  manque  pas  de  venir  me  voir  le  onze.  Tu 
n'auras  qu'à  demander  ma  voiture  pour  l'heure  oii  tu  la  de'si- 
Fcras.  Denis  sera  à  tes  ordres  ainsi  que  Duquel,  c'est  une  affaire 
arrangée.  M"'  IMurat  ne  cesse  de  me  demander  de  tes  nou- 
velles, et  tu  ne  pourras  te  dispenser  do  la  voir  le  même  jour 
que  tu  viendras;  mais  tu  peux  te  mettre  en  robe  ronde.  On  ne 
porte  plus  autre  chos©,  si  ce  n'est  dans  ks  grands  cercles,  ou 
bien  dans  les  dîners  priés.  Que  cela  ne  te  gêne  donc  pas,  car,  de 
quelque  manière  que  ce  soit,  tu  seras  aussi  bien  reçue  par  elle 
que  par  moi.  Tu  vois  que  je  suis  bien  sûre  de  mon  fait. 

n  Les  nouvelles  ûe  {'Armée  du  Rhin  sont  toujours  des  plus 
satisfaisantes.  Nous  sommes  allées  hier  au  soir  à  Paris,  à  huit 
heures,  chez  la  princesse  Louis  pour  les  entendre.  Le  résultat 
est  que  nous  avons  pris  tous  les  canons,  munitions,  magasins 
des  Autrichiens  et  fait  cinquante  mille  prisonniers.  C'est  si 
beau  que  vraiment  on  le  croit  à  peine,  mais  tu  sais  que  rien 
n'est  impossible  à  l'Empereur.  Le  prince  Murât  a  été  de  toutes 
tes  affaires  et  on  lui  attribue  avec  raison  tous  les  succès. 
Exelmans  (1)  a  eu  dans  la  première  action  deux  chevaux  tués 
sous  lui.  Il  en  a  été  récompensé,  ayant  été  désigné  par  le  prince 
pour  présenter  les  drapeaux  pris  sur  Fennemi  à  l'Empereur 
qui  t'a  nommé  sur-le-champ  officier  de  l'a  Légion  d'honneur  et 
lui  a  promis  plus  encore. 

«  On  ne  sait  encore  rien  de  l'Armée  d'Italie.  Ge  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  l'armée  autrichienne  en?  Allemagne  est  tout  à 
fait  perdue.  Maintenant,  c'est  aux  Russes  que  nous  allons  faire 
voir  ce  que  nous  savons  faire. 

((  Je  suis  encore  à  Neuilly  et  vraisemblablement  pour  quelque 
temps  encore;  j'y  suis  on  ne  peut  mieux,  j'e  me  porte  à  mer- 
veille, que  faut-il  de  plus?...  Tu  étais  invitée  à  diner  dimanche 
dernier  chez  la  princesse  Louis.  J'y  fus  parce  que  la  princesse 
Caroline  l'exigea.  Lundi,  je  dinai  avec  la  princesse  Caroline 
chez  M.  Jérôme.  Elle  lui  a  cédé  ou  prêté  son  hôtel  rue  Gerutli. 
Saliceti  (2)  y  dina  ainsi  que  M"'^  de  Laplace  qui  arrive  de  son 
grand  voyage,  plus  minaudière  que  jamais.  Il  parait  qu'elle 
reste  attachée  à  la  princesse  Elisa,  car  elle  n'est  qu'en  congé  à 

(i)  Remy- Joseph-Isidore  Exelmans,  constamment  aide  de  camp  de  .Murât 
jusqu'en  1811. 

(2)  Christophe  Saliceti,  député  de  la  Corse  de  1789  à  1799,  a  joué  le  plus  grand 
rûle  dans  la  vie  et  la  fortune  des  Bonaparte  (1757-1809). 


304  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Paris  pour  six  mois,  les  autres  dames  qui  étaient  à  cette  prin- 
cesse ont  passé  à  la  princesse  Borghèse.  Voilà  bien  des  nou- 
velles, ma  chère  Constance,  cela  t'amusera  pendant  ton  séjour 
à  Oigny.   » 

•  • 
Et  puis?  —  Et  puis,  c'est  tout.  La  conversation  entre  la 
mère  et  la  fille  s'interrompt  sur  la  capitulation  d'Ulm.  Est-il 
une  plus  belle  chute?  Qu'arrivora-t-il  à  présent  de  la  baronne 
Carra  de  Saint-Cyr  et  de  la  comtesse  Charpentier?  Seront-elles 
de  nouveau  séparées  par  les  emplois  de  leurs  maris  ou  bien 
seront-elles  dès  lors  réunies  pour  vivre  dans  le  même  hôlel, 
comme  on  les  trouve  en  1812,  au  22  de  la  rue  d'Aguesseau  ? 
Saint-Cyr,  qui  avait  commandé  au  camp  de  Boulogne  jusqu'en 
1806,  fut  employé  durant  la  campagne  de  Pologne  et  obtint  la 
plaque  de  grand-officier  après  Friedland.  Il  coipmandaen  1809  la 
2°  division  du  4®  corps  et  se  distingua  à  Essling  et  à  Wagram. 
Il  avait,  en  1813,  le  commandement  de'la  32^  division  militaire 
à  Hambourg.  Les  forces  dont  il  disposait  étaient  insignifiantes 
en  présence  de  l'insurrection  menaçante  du  pays  entier  et  il 
évacua  Hambourg  sans  tirer  un  coup  de  fusil.  Commandant 
supérieur  en  1814  de  Valenciennes,  Condé  et  Bouchain,  il  n'eut 
qu'une  escarmouche  avec  une  division  qui  menaçait  Condé. 
liallié  aux  Bourbons,  il  fut  envoyé,  en  1817,  reprendre  posses- 
sion de  la  Guyane  ;  il  y  passa  quelque  temps  comme  gouver- 
neur et  ne  semble  point  y  avoir  réussi.  Il  vint  rejoindre  à 
Vailly  le  général  Charpentier  qui  s'y  était  installé  avec  sa 
femme  et  sa  belle-mère.  La  carrière  active  du  chef  d'état- 
major  de  l'Armée  d'Italie  s'était  achevée  noblement  à  Bautzen, 
à  Hanau,  à  Craonne  et  à  Laon  ;  pendant  la  première  Restaura- 
tion, il  fut  inspecteur  général  d'infanterie  dans  la  1™  division, 
et  membre  de  diverses  commissions  ;  il  reçut  la  pfaque  de  grand- 
officier  et  la  croix  de  Saint-Louis.  Rallié  des  premiers  à  l'Em- 
pereur, il  commanda  la  12®  division  militaire  à  Nantes,  pendant 
les  Cent  Jours.  Il  resta  ensuite  trois  années  sans  emploi,  entra 
dans  le  corps  d'état-major  en  1818  et  fut  retraité  en  1824  ;  il  se 
retira  alors  définitivement  à  Vailly  oii  son  beau-père,  sa  belle- 
mère  et  sa  femme  avaient  établi  leur  principale  résidence.  Ce 
fut  Charpentier  qui  mourut  le  premier  en  1831,  Saint-Cyr  trois 
ans  plus  tard  :  M"^  Saint-Cyr  lui  survécut  jusqu'en  1845;  enfin, 


DU    CONSULAT    A    l'eMPIRE.  303 

Constance,  comtesse  Charpentier,  fut  notre  contemporaine. 
Elle  avait  quatre-vingts  ans  lors  de  son  décès  en  1868.  Est-ce 
donc  si  vieux  ? 

Si  elle  était  pareille  à  sa  mère,  comme  elle  a  dû  être 
aimable!  Et  ne  fallait-il  pas  qu'elles  le  fussent,  si,  comme  il 
parait  avéré,  elles  passèrent  ainsi  l'une  et  l'autre  un  long  espace 
de  leur  vie  dans  une  bourgade  de  Picardie!  Quel  changement 
en  vérité,  car  quelles  existences  agitées,  non  par  l'aller  et 
retour  de  Paris  à  Gonstantinople,  ce  fut  là  un  voyage,  mais  par 
le  déplacement  journalier  de  Maisons  à  Neuilly  et  à  Paris,  et 
puis,  comme  si  ce  n'était  rien,  Ijayonne,  Grenoble,  par  deux  fois 
au  moins  l'Italie  :  qui  donc  disait  que  notre  temps  était  le  temps 
de  u  la  bougeotte?  »  M'"*"  Saint-Gyr  en  fournit  un  bel  exemple. 

Assurément,  c'est  une  mauvaise  époque  pour  les  contem- 
platifs :  M""'  Saint-Gyr  ne  philosophe  point  et  n'est  guère 
lisardo.  :  une  seule  fois,  au  cours  de  ses  cent  cinquante  lettres, 
elle  exprime  une  opinion  sur  un  livre  qu'elle  lit.  A  la  vérité, 
c'est  Saint-Simon.  «  Tu  sauras,  écrit-elle,  que,  depuis  que  je 
suis  ici  (à  Maisons),  je  me  suis  jetée  dans  la  lecture  du  siècle 
de  Louis  Quatorze.  Je  lis  les  Mémoires  de  M.  le  duc  de  Saint- 
Simon  qui  ne  sont  pas  très  clairs  parce  qu'on  a  bien  perfec- 
tionné le  style  depuis  ce  temps-là,  mais  bien  écrits  cependant 
et  mettant  bien  au  fait  des  intrigues  de  cette  cour  (en  poli- 
lique)  et  donnant  une  idée  de  ce  qui  arrivera  dans  ce  siècle.; 
Voilà  mes  amusemens  quand  je  suis  seule.  »  Il  faut  croire 
qu'elle  est  rarement  seule;  et  puis,  elle  aime  le  monde,  les 
visites,  les  dîners,  tout  ce  qui  est  de  la  vie  élégante  ;  elle  aime 
la  toilette,  et  il  n'est  que  de  l'en  entendre  parler;  si  futile  pour- 
tant qu'on  la  pourrait  croire,  elle  a  la  grande,  la  première 
vertu  :  elle  est  fidèle  en  amitié;  ceux  qui  ont  traversé  sa  vie 
lorsqu'elle  était  M"*''  Dubayet  demeurent  dans  son  intimité  après 
qu'elle  a  prouvé,  en  épousant  Saint-Gyr,  la  persistance  de  ses 
aiïections.  Elle  se  brouille  avec  les  Petiet,  mais  c'est  qu'elle  les 
soupçonne  d'avoir  attaqué  sa  chère  petite  fille.  Elle  replace  près 
de  son  second  mari  un  aide  de  camp  du  premier,  Gastéra,  et 
elle  continue  à  voir  intimement  le  général  Menant.  Elle  a 
gardé  avec  Grenoble  des  correspondances  assidues  et  elle  ne 
manque  guère  d'y  venir  au  moins  une  fois  par  année.  Elle 
porte  à  un  degré  impérieux  cette  fidélité,  qui  peut  bien  passer 
pour  la  qualité  essentielle  do  l'être  social.  Mais  on  estime  par- 

TOME    XLII.   —   i917.  20 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

fois  que  cette  vertu  privée  n'est  point  de  mise  dans  la  politique 
et  qu'on  peut  en  même  temps  demeurer  tendrement  attaché  à 
ceux  qu'on  élut  ou  qu'on  rencontra  comme  amis,  et  garder,  au 
plus  durant  le  temps  qu'ils  sont  heureux,  les  sermens  qu'on  a 
prêtés  à  des  princes.  On  serait  embarrassé  de  dire  si  Armande 
est  demeurée  attachée  à  «  sa  princesse.  »  Heureusement  est-on 
dispensé  de  résoudre  la  question.  Quand  M™^  Murât  coiffa  le 
bonnet  de  grande-duchesse  de  Berg,  elle  garda  sa  maison  fran- 
çaise, mais  elle  la  perdit  quand  elle  ceignit  la  couronne  des 
Deux-Siciles.  Armande  libérée  conserva  en  France,  de  son  ser- 
vice, les  honneurs  de  la  Cour  et  i'entrée  dans  la  salle  du  Trône. 
Et  si  elle  avait  le  cœur  français,  elle  dut  se  trouver  libérée. 

Et  puis,  elle  pouvait  dire  qu'elle  n'avait  point  sollicité  un 
emploi  dans  la  maison  d'honneur  de  Caroline.  On  était  venu 
au-devant  d'elle,  et  son  mari,  en  la  rappelant  de  Milan,  avait 
été  chargé  d'une  commission  expresse.  On  ne  pouvait  assuré- 
ment mieux  choisir  et  les  femmes  d'une  certaine  maturité,  qui 
tenaient  à  la  Révolution,  dont  les  maris  y  avaient  marqué  et  qui 
avaient  de  la  tenue,  de  la  politesse,  l'usage  du  monde,  n'étaient 
point  si  nombreuses  qu'on  dût  négliger  M™^  Aubert-Dubayet, 
ambassadrice  à  la  Porte.  11  semblait  donc  que  pour  le  moins, 
dans  la  maison  qu'on  formait  à  la  princesse  Caroline,  la  première 
place  lui  revint.  Il  n'en  fut  rien  et,  au  moins  par  lettres,  elle 
supporta  galamment  ce  déboire.  Mais  elle  avait  vu  les  agrémens 
mondains  et,  comme  écrit  Saint-Gyr  à  la  jeune  Constance,  «la 
situation  de  notre  fortune  et  ton  intérêt  même;  »  et  pouvait-elle 
imaginer  les  rigueurs  d'une  étiquette  qui  n'était  pas  même 
codifiée  et  dont  les  prescriptions  variaient  selon  les  caprices? 

Pouvait-elle  penser  que  la  nouvelle  princesse,  avec  ses  vingt- 
deux  ans  tout  juste,  raffinerait  sur  les  obligations  imposées  à 
sa  maison,  composée  pour  le  moment  d'une  dame  toute  seule? 
La  princesse,  qui  tenait  son  monde  si  serré  et  qui  exigeait  une 
continuelle  présence,  ne  se  contentait  pas  du  service  officiel  : 
elle  entrait  dans  le  détail  de  la  vie  de  celles  qui  étaient  attachées 
à  sa  personne  et  elle  s'ingérait  à  les  diriger  et  à  les  reprendre. 
On  peut  se  former  ici  quelque  idée  de  son  despotisme,  de  même 
qu'on  eût  ignoré,  sans  la  publication  récente  de  la  correspon- 
dance de  Murât,  l'étendue  de  son  action  et  la  quantité  de  ses 
protégés.  Malgré  qu'elle  trouve  à  certains  jours  le  joug  pesant, 
M™''    Saint-Cyr    l'accepte  pour  les  occasions  qu'il  lui   fournit 


DU    CONSULAT    À    l'eMPIRE.  307 

d'aller  dans  le  monde,  de  sortir,  et  de  se  montrer,  mais 
aux  bals  ou  aux  cercles,  bien  plus  qu'aux  cérémonies  qu'elle 
esquive  volontiers.  A  la  vérité,  ce  sont  là  des  grandeurs  qui 
tournent  vite  à  la  corvée,  même  si  l'on  est  directement  inté- 
ressé et  qu'est-ce  que  des  comparses  que  ne  soutient  pas  une 
vanité  exaspérée  au  point  qu'ils  croient  les  yeux  braqués  sur 
leurs  moindres  démarches?  Et  M'""  Saint-Cyr  n'est  pas  ainsi 
faite.  Il  est  difficile  de  discerner  si  elle  prend  ce  qu'elle  fait 
autrement  que  comme  un  devoir  et  un  agrément  mondains. 
Aussi  bien  comment  penser  que  l'on  ait  rebroussé  chemin 
jusqu'à  cette  forme  de  culte  dont  se  trouvaient  entourées  les 
princesses  d'ancien  régime,  en  sorte  que  leurs  dames  fussent 
comme  leurs  prêtresses?  M'"*'  Saint-Cyr  ne  pouvait  admettre 
vraiment  que  M™®  Murât  fût  de  droit  divin.  L'Empereur,  peut- 
être,  vu  les  miracles  qu'il  faisait,  mais  il  fallait  que  le  miracle 
fût  ininterrompu.  Une  seule  fois  elle  se  hasarde  à  parler  de 
lui  et  c'est  pour  marquer  sa  foi.  Mais  cette  foi  résisterait-elle 
aux  épreuves,  au  malheur,  au  temps? 

En  tout  cas,  ce  serait  bien  l'unique  religion  qu'elle  eût  pro- 
fessée. S'il  est  par  deux  fois,  deux  uniques  fois,  question  dans 
ces  lettres  de  cérémonies  catholiques,  officielles,  c'est  d'un  ton 
d'indifférence,  sinon  de  négation.  Les  femmes  de  ce  temps  sont 
la  plupart  ainsi,  et  ce  qui  reste  d'elles,  mémoires  ou  lettres, 
l'atteste.  L'assistance  faisant  partie  de  l'étiquette,  on  s'y  astreint, 
mais  cela  semble  si  loin  de  la  pensée,  tout  occupée  par  le  maté- 
riel de  la  vie,  l'ambition,  la  gourmandise,  le  plaisir,  les  affec- 
tions familiales!  —  H  y  a  bien  aussi  chez  certaines  l'amour,  et 
l'on  peut  admettre  que  ce  soit  la  forme  de  mysticisme  qu'elles 
ont  adoptée.  M™^  Saint-Cyr  la  pratique,  mais  pour  son  second 
mari,  et  elle  le  raconte  tout  franchement,  à  sa  fille.  Mais  ce 
matérialisme  bon  enfant  est  si  près  de  la  Nature  qu'il  ne  choque 
pas  comme  s'il  raffinait.  Il  y  avait  dans  la  France  d'il  y  a 
cent  ans  une  simplicité  dans  la  vie  qui  s'exprimait  dans  le 
langage  et  qui  ne  se  voilait  pas  de  phrases  mensongères.  La 
pudeur  n'y  perdait  rien,  ni  les  bonnes  mœurs;  mais  la  fran- 
chise, la  netteté,  la  propreté  de  l'esprit  et  du  cœur  y  gagnaient.! 
L'hypocrisie  du  langage  a  engendré  l'hypocrisie  des  caractères. 
Est-ce  là  un  progrès? 

Fkéuérig  Masson. 


LA  MARINE  FRANÇAISE  PENDANT  LA  GUERRE 


LA  DEUXIÈME  ESCADRE  LÉGÈRE 


A   LA 


RENCONTRE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE 

(2   AOUT    1914) 


On  ne  se  rend  généralement  pas  assez  compte,  surtout  en 
France,  du  rôle  capital  que  joue  la  marine  dans  le  formidable 
conflit  auquel  nous  assistons.  Il  est  cependant  hors  de  doute 
que  les  causes  profondes  de  la  guerre,  celles  qui  la  rendaient 
inévitable  tôt  ou  tard,  ont  été  les  convoitises  d'ordre  maritime 
et  colonial  que  nourrissait  l'Allemagne.  Quant  à  son  issue,  je 
ne  crois  point  exagéré  de  dire  qu'elle  dépend  de  ce  qui  se  pas- 
sera sur  la  mer,  et  en  particulier  des  résultats  de  l'abominable 
piraterie  sous-marine,  pour  le  moins  autant  que  des  opérations 
engagées  à  terre.  C'est  enfin  parce  que  l'empire  du  large  se 
trouve  remis  en  question,  que  nous  voyons  tous  les  peuples  des 
deux  mondes  successivement  amenés  à  prendre  parti  contre  la 
nation  de  proie  qui  se  proposait  de  l'escamoter  à  son  profit. 

La  mer!  Avec  le  gigantesque  mouvement  d'écbanges  qui 
s'est  développé  entre  contrées  les  plus  distantes,  on  ne  sau- 
rait mieux  comparer  son  importance  actuelle  dans  la  vie  du 
globe  qu'à   celle   du   système   de  veines  et  d'artères   assurant 


LA  DEUXIÈME  ESCADRE  LÉGÈRE.  300 

l'indispensable  circulation  du  sang  dans  notre  organisme.  Plus 
de  pays  aujourd'hui,  même  la  Suisse  au  milieu  de  ses  mon- 
tagnes, qui  puisse  se  passer  de  ce  que  l'on  va  chercher,  par 
delà  les  océans,  partout  où  il  y  a  quelque  chose  d'utile,  de  bon 
ou  de  simplement  agréable  à  prendre.  Or  «  quiconque  com- 
mande la  mer  commande  le  commerce;  quiconque  com- 
mande le  commerce  commande  la  richesse  du  monde,  et  par 
suite  le  monde  lui-même  (1)  »  —  comme  le  proclamait  sir  Walter 
Raleigh,  quand  il  exhortait  ses  compatriotes  à  se  lancer  dans  la 
voie  où  ils  ne  devaient  pas  tarder  à  dépasser  tous  leurs  concur- 
rens.  Et  si  des  millions  d'hommes  s'entr'égorgent  depuis  trois 
ans  passés,  la  principale  raison  en  est  que  cette  mer,  ce  com- 
merce et  cette  richesse,  dont  les  Anglais  sont  devenus  les  cour- 
tiers les  plus  actifs,  l'Allemagne  voudrait  se  les  approprier  de 
vive  force. 

Ce  fut  dans  un  conseil  extraordinaire,  tenu  à  Potsdam  le 
29  juillet  1944,  on  le  sait  maintenant,  que  Guillaume  II  et  ses 
complices  se  décidèrent  à  tenter  le  grand  coup  dont  ils  n'atten- 
daient rien  de  moins  que  l'asservissement  du  monde.  Le  différend 
austro-serbe  leur  semblait  une  occasion  de  déchaîner  la  guerre, 
telle  qu'ils  n'en  retrouveraient  jamais,  le  seul  aléa  restant  l'at- 
titude que  prendrait  l'Angleterre.  Ils  avaient  en  effet  partie 
gagnée  d'avance,  si  cette  dernière  gardait  la  neutralité,  ainsi 
qu'ils  se  croyaient  autorisés  à  l'espérer  par  son  désintéressement 
des  questions  balkaniques  et  ses  graves  difficultés  en  Irlande. 
Peut-être  complaient-ils  également  sur  le  prestige  que  le  Kaiser 
s'imaginait  avoir  acquis  vis-à-vis  des  Anglais,  par  le  genre  bon 
garçon  et  le  zèle  pour  le  yachting  qu'il  affectait  alin  de  mieux 
les  duper.  Quoi  qu'il  en  soit  des  illusions  qu'ils  se  faisaient, 
leur  plan  consistait  à  s'emparer  des  meilleurs  ports  de  la  mer 
du  Nord  et  de  la  Manche,  —  sans  laisser  à  la  Grande-Bretagne 
le  temps  de  se  ressaisir,  —  en  lançant  deux  millions  d'hommes 
à  travers  la  Belgique  et  le  Nord  de  la  France.  Manœuvre  dès 
longtemps  préparée  dans  ses  moindres  détails,  et  qui  présentait 
le  double  avantage  de  comporter  des  réalisations  immédiates 

(1)  Wkosoever  commands  tlie  sea,  commands  tke  trade  ;  whosoever  commands 
the  irade  of  l/ie  worlds,  commands  tke  riches  of  the  worlds,  and  consequenthj  Ihe 
v'orld  hunself.  Gilé  par  M.  J.  Tramond,  dans  son  récent  Manup-l  d'histoire  mari- 
time de  la  France,  ouvrage  dont  je  ne  saurais  assez  recommander  la  lecture  à  qui 
désire  juger  de  la  place  que  nous  avons  tenue  et  devrions  nous  efforcer  de 
reconquérir  sur  mer. 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  côté  de  la  mer,  en  même  temps  qu'elle  tournait  notre  seule 
ligne  de  défense.  Malgré  les  nombreux  avertissemens  reçus, 
nous  n'avions  jamais  voulu  croire  à  une  attaque  venant  de  ce 
côté,  de  sorte  que  les  Allemands  avaient  tout  lieu  de  tabler 
sur  sa  réussite  la  plus  complète. 

Il  est  de  la  dernière  évidence  que,  sans  l'appui  de  la  marine 
anglaise,  notre  situation  eût  été  des  plus  critiques,  pour  ne  pas 
dire  davantage.  Livrés  à  nos  seules  forces  navales,  les  Russes 
ne  pouvant  sortir  ni  de  la  Baltique  ni  de  la  Mer  Noire,  nous 
restions,  en  face  des  flottes  austro-allemandes,  dans  la  propor- 
tion de  2  contre  5  et,  infériorité  plus  sérieuse  encore,  n'ayant 
que  4  dreadnoughts  (10,  si  l'on  ajoutait  nos  6  euirassés  du  type 
Danton,  bien  que  pas  tout  à  fait  du  même  échantillon)  à  opposer 
aux  24  de  l'adversaire.  Quant  à  nos  sous-marins,  il  ne  fallait 
pas  songer  à  leur  demander  ce  que  l'Allemagne  obtiendra  des 
siens,  tous  pourvus  d'excellens  moteurs  qui  nous  manquaient, 
non  plus  qu'à  en  multiplier  le  nombre,  comme  le  lui  ont  permis 
ses  immenses  ressources  métallurgiques  et  industrielles.  D'où 
la  conclusion  que  nous  aurions  été  étroitement  bloqués  au 
bout  de  peu  de  jours.  Ce  qui,  dans  l'état  d'impréparation  où 
nous,  surprenait  la  guerre,  signifiait  le  manque  de  tout  à  brève 
échéance,  nos  villes  du  littoral  bombardées  et  rançonnées,  avec 
la  possibilité  désastreuse  qu'une  armée  fût  débarquée  quelque 
part  pour  nous  prendre  à  revers. 

Nous  étions  donc  comme  l'honnête  homme  dont  parle 
Voltaire,  auquel  ne  restait  plus  qu'à  prier  Dieu  que  ses 
ennemis  fissent  des  sottises.  Celles  des  Allemands  furent  heu- 
reusement telles  qu'il  devint  impossible  à  l'Angleterre  de  ne 
pas  s'apercevoir  du  danger  qu'elle  courrait  en  nous  aban- 
donnant. Malgré  l'opposition  d'abord  manifestée  par  les  partis 
avancés,  qui,  par  leurs  aberrations  pacifistes,  ont  fait  partout 
le  jeu  de  l'Allemagne,  elle  exécuta,  au  dernier  moment, 
le  geste  dont  la  menace  aurait  peut-être  suffi,  quelques  heures 
plus  tôt,  pour  éviter  la  guerre,  —  cette  fois-là  du  moins,  parce 
que,  depuis  Agadir,  il  n'était  au  pouvoir  de  personne  d'empê- 
cher que  finit  par  éclater  l'orage  qui  montait  de  Berlin.  Hàtons- 
nous  d'ailleurs  de  reconnaître  que  le  concours  in  extremis  de 
la  GrandcrBretagne  nous  a  aussi  incontestablement  sauvés  que, 
un  mois  plus  tard,  la  prodigieuse  victoire  de  la  Marne  sauvait 
le   monde  entier  de  la  barbarie   allemande. 


LA    DEUXIEME    ESCADRE    LEGERE. 


3H 


Chacun  sait,  ou  à  peu  près,  de  quelle  manière  les  événemens 
se  sont  déroulés  à  terre,  mais  bien  peu  savent  comment  la  lutte 
a  été  engagée  sur  mer,  et  dans  quelles  circonstances  angois- 
santes s'est  opérée  la  jonction  entre  la  Great  Fleel  de  l'amiral 
Jellicoe  et  nos  flottilles  delà  Manche.  C'est  cette  lacune  que  je 
voudrais  essayer  de  combler,  en  racontant  l'histoire  de  la 
Deuxième  escadre  légère  aux  premières  heures  de  la  guerre» 
quand  un  ordre  rappelant  les  beaux  jours  de  la  Convention 
l'envoya  barrer  le  chemin  à  toute  la  flotte  allemande. 


ENTRE   PARIS   ET   LONDRES 

Afin  de  saisir  l'enchaînement  des  faits,  il  est  nécessaire  de 
se  reporter  au  dimanche  2  août,  premier  jour  de  la  mobilisa- 
tion générale.  Si  l'on  veut  bien  me  suivre,  nous  monterons  au 
ministère  de  la  Marine,  d'où  va  être  expédié  l'ordre  télégra- 
phique à  l'exécution  duquel  nous  irons  assister  sur  place. 
Quoique  les  marins  n'y  régnent  plus  en  maîtres,  le  titulaire 
actuel  du  portefeuille  étant  alors  M.  le  sénateur  Gauthier,  leur 
esprit  de  devoiret  de  sacrifice  ne  continue  pas  moins  de  l'animer. 
Vieille  maison  qui,  depuis  Monge,  —  savant  fourvoyé  dans  la 
politique,  que  la  première  République  eut  le  tort  d'enlever  à 
ses  études  pour  le  mettre  à  la  têle  de  la  Marine,  —  fut  celle, 
entre  autres,  de  l'amiral  Decrès,  de  Ducos,  de  l'amiral  Hamelin, 
de  Chasseloup-Laubat  et  de  l'amiral  Aube.  Au  premier  étage 
de  l'élégant  pavillon,  chef-d'œuvre  de  Gabriel,  formant  le  coin 
de  la  place  de  la  Concorde  et  de  la  rue  Royale,  est  le  cabinet  du 
ministre.  Pour  mieux  l'inspirer  sans  doute,  on  y  avait  placé 
la  propre  table  de  Colbert,  meuble  splendide  du  plus  pur  style 
Louis  XIV.  Mais,  est-ce  que  sa  vertu  n'opérait  plus?  la  pré- 
cieuse relique  a  fini  par  être  remisée  au  musée  des  Arts  déco- 
ratifs. A  droite,  le  chef  de  cabinet  et  les  officiers  d'ordonnance. 
Vers  la  gauche  s'étend  une  suite  de  salons,  où  sont  installés 
de  nombreux  attachés  civils.  Les  appartemens  privés  du 
ministre  occupent,  à  leur  extrémité,  un  pavillon  faisant  pen- 
dant avec  le  premier.  C'était  là  que  Louis  XVI,  encore  dauphin, 
et  Marie-Antoinette  descendaient  quand  ils  couchaient  à  Paris. 
Il  y  reste  des  merveilles  de  cette  époque  infiniment  gracieuse. 
Un  peu  partout,  des  portraits  de  nos  gloires  navales,  et  d'an- 
ciens tableaux  représentant  les  hauts  faits  de  la  marine  à  voiles; 


312  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quelques-uns  plus  récens,  mais  deplorablement  médiocres, 
comme  les  deux  épisodes  de  la  guerre  de  Grimée  dont  on  a  orné 
le  salon  d'attente. 

Ici,  rien  de  la  fièvre  ni  de  la  bousculade  qui  sévissent  au 
ministère  de  la  Guerre,  de  l'autre  côté  de  l'eau.  Gontraste  dû  à 
la  dissemblance  jpadicale  entre  les  conditions  où  nos  armées 
de  terre  et  de  mer  fonctionnent  en  temps  de  paix,  bien  plus 
encore  qu'à  l'énorme  disproportion  de  leurs  effectifs.  Car,  à 
bord,  on  est  toujours  en  présence  de  l'irréconciliable  ennemi 
qu'est  l'Océan,  l'autre  ne  venant  que  par  surcroit,  et  tout 
voyage  peut  être  considéré  comme  une  «  campagne,  »  ainsi 
qu'on  les  appelait  naguère.  Que  le  navire  soit  chalutier,  croi- 
seur ou  dreadnought,  qu'il  «  arme,  »  —  autre  terme  non  moins 
significatif,  —  pour  la  pêche  à  la  morue  sur  le  banc  de  Terre- 
Neuve,  pour  un  tour  du  monde,  ou  doive  stationner  le  long  des 
côtes,  ses  préparatifs  ne  différeront  guère  de  ceux  que  suppose 
la  chasse  aux  sous-marins  ou  une  sortie  pour  livrer  bataille. 
Donc  les  bateaux  étaient  prêts,  et  je  puis  ajouter,  admirable- 
ment entraînés.  A  ce  point  de  vue,  ils  forceront  même  l'admi- 
ration des  Anglais,  les  meilleurs  juges  en  la  matière.  Après 
quelques  dispositions  rapidement  prises  au  fur  et  à  mesure  que 
l'horizon  se  chargeait,  telles  que  rappel  des  officiers  et  mate- 
lots permissionnaires,  complètement  des  approvisionnemens 
et  munitions,  fermeture  des  écoles,  concentration  des  diverses 
unités  autour  des  chefs  de  groupes,  nos  escadres  n'attendaient 
plus  que  le  signal  de  se  rendre  à  leurs  postes  de  combat. 

En  ce  qui  concernait  la  guerre  avec  l'Allemagne,  deux  alter- 
natives avaient  été  admises,  suivant  que  l'Angleterre  se  range- 
rait ou  non  de  notre  côté.  L'Entente  cordiale  rendant  la 
première  de  beaucoup  la  plus  probable,  nous  avions  concentré 
tous  nos  cuirassés  de  bataille  dans  la  Méditerranée,  que  nous 
nous  chargions  de  défendre,  ne  conservant  dans  la  Manche  que 
de  vieux  croiseurs  démodés  et  des  flottilles  destinées  à  agir  en 
liaison  avec  les  forces  britanniques.  Nous  verrons  tout  à 
l'heure  de  quelle  manière.  Mais  notre  dispositif  prévoyait  aussi 
le  cas  où  nous  resterions  seuls,  comme  on  put  le  craindre  un 
instant.  Les  positions  initiales  que  devaient  prendre  nos  divi- 
sions du  Nord  étaient  h  peu  près  les  mêmes  dans  l'une  ou 
l'autre  supposition,  pour  conduire, bien  entendu,  à  des  opérations 
totalement  différentes,  suivant  celle  des  deux  qui  se  réaliserait. 


LA  DEUXIEME  ESCADRE  LEGERE. 


313 


Gomme  il  n'a  pas  été  fait  usage  du  plan  sans  les  Anglais,  et 
qu'il  pourrait  resservir  à  l'occasion,  on  comprendra  que  je 
m'abstienne  de  toute  précision  à  son  endroit.  Il  suffira  d'indi- 
quer que  des  escadrilles  de  torpilleurs  et  de  sous-marins 
devaient  former  barrage  aux  étranglemens  de  la  Manche,  cou- 
verts par  nos  croiseurs  qui  se  tiendraient  prêts  à  attaquer  tout 
détachement  ennemi  avec  lequel  ils  pourraient  se  mesurer  sans 
trop  de  désavantage.  Tactique  du  reste  renouvelée  de  celle  que 
les  Anglais  employèrent  dans  les  mêmes  parages,  contre 
r  «  invincible  Armada  »  de  Philippe  IL 

Or,  le  2  août,  vingt-quatre  heures  après  que  l'Allemagne 
eut  déclaré  la  guerre  à  la  Russie,  et  vingt-quatre  heures  avant 
qu'elle  l'eût  déclarée  à  la  France,  nous  ne  savions  pas 
encore  k  quoi  se  déciderait  l'Angleterre.  Et  comme  ses  hésita- 
tions ont  déterminé  les  instructions  que  la  Deuxième  escadre 
légère  reçut  à  la  dernière  minute,  nous  profiterons  de  ce  qu'il 
est  aujourd'hui  possible  d'en  dire  un  peu  plus  long  qu'aupara- 
vant, pour  résumer  les  tractations  entre  Paris  et  Londres  jus- 
qu'au moment  où  la  Grande-Bretagne  vint,  loyalement  et 
résolument,  nous  apporter  le  renfort  de  toute  sa  puissance.  La 
chose  olfre  d'autant  moins  d'inconvéniens  qu'elle  démontrer^a 
une  fois  de  plus  que,  loin  de  songer  ù  devancer  qui  que  ce  soit 
sur  le  sentier  de  la  guerre,  la  France  et  l'Angleterre  ne  s'étaient 
malheureusement  pas  assez  entendues  contre  les  entreprises 
des  plus  enragés  ennemis  de  la  paix  du  monde. 


* 


Ce  qu'on  appelait  «  Entente  cordiale  »  ne  consistait,  à  tout 
prendre,  que  dans  un  échange  de  conversations  au  cours 
desquelles  les  deux  gouvernemens  s'étaient  préoccupés  de  ce 
qu'il  conviendrait  de  faire  dans  l'hypothèse,  de  plus  en  plus  à 
redouter,  où  l'Allemagne  nous  provoquerait.  A  cet  effet,  les 
états-majors  généraux  avaient  reçu  mission  de  jeter  les  grandes 
lignes  d'une  action  combinée,  ne  comportant  d'ailleurs  que  des 
mesures  exclusivement  défensives,  comme  nous  aurons  bientôt 
occasion  de  le  constater. 

En  passant,  il  ne  sera  que  justice  de  rappeler  que  c'est  à  Ja 
sage  prévoyance,  à  la  sollicitude  patriotique  de  M.  Poincaré,  alors 
président  du  Gonseil,  que  nous  devons  ces  prémisses  de  l'alliance 
qui,  par  la  suite,  a  si  utilement  contribué  au  salut   mutuel. 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'acharnement  que  mettent  les  Allemands,  avec  leur  mauvaise 
foi  coutumière,  à  essayer  de  rejeter  sur  lui  la  responsabilité 
de  leur  injustifiable  agression,  est  la  meilleure  preuve  de 
l'immense  service  qu'il  nous  a  rendu,  avec  la  collaboration  la 
plus  active  et  la  plus  dévouée  de  notre  ambassadeur  à 
Londres,  M.  Gambon. 

Mais  l'Angleterre  avait  toujours  refusé  d'aller  plus  loin.  Son 
isolement  ne  lui  faisait  pas  sentir,  aussi  impérieusement  qu'à 
nous,  le  besoin  de  se  concerter  en  vue  du  danger  qu'offraient 
les  ambitions  de  plus  en  plus  démesurées  d'une  Allemagne 
armée  jusqu'aux  dents.  Par  une  lettre  du  22  novembre  1912, 
adressée  à  M.  Cambon,  sir  Edward  Grey  s'était  même  attaché  à 
enlever  tout  soupçon  de  caractère  contractuel  aux  avant-projets 
ainsi  établis.  On  y  relève  notamment  que  :  «  Ces  consultations 
entre  experts  ne  sont  pas  et  ne  doivent  pas  être  considérées 
comme  obligeant  l'un  ou  l'autre  gouvernement  à  agir  dans 
une  éventualité  qui  ne  s'est  pas  encore  produite  et  qui  peut  ne 
jamais  se  présenter.  Par  exemple,  les  dispositions  actuellement 
envisagées  pour  les  flottes  française  et  anglaise  ne  sont  point 
basées  sur  un  engagement  de  coopérer  en  cas  de  guerre.  Vous 
m'avez  fait  néanmoins  observer  que,  si  l'un  des  deux  gouver- 
nemens  avait  de  graves  raisons  de  s'attendre  à  une  attaque  non 
provoquée  venant  d'une  troisième  Puissance,  il  pourrait  devenir 
essentiel  de  savoir  si,  dans  un  cas  semblable,  il  aurait  à 
compter  sur  le  concours  armé  de  l'autre.  Je  suis  d'accord 
que,  si  l'un  des  deux  gouvernemens  avait  de  graves  raisons 
de  s'attendre  à  une  attaque  non  provoquée,  ou  si  quelque 
chose  menaçait  la  paix  générale,  il  aurait  à  discuter  immédia- 
tement avec  l'autre  si  tous  deux  devaient  agir  ensemble  pour 
prévenir  l'agression  et  conserver  la  paix,  et,  dans  l'affirmative, 
quelles  mesures  ils  se  prépareraient  à  prendre  en  commun. 
Si  ces  mesures  allaient  jusqu'à  une  action,  les  plans  des  états- 
majors  seraient  pris  en  considération,  et  les  deux  gouver- 
nemens décideraient  alors  de  l'effet  qu'il  conviendrait  de  leur 
donner.  »  Tel  est,  dans  sa  prudence  diplomatique,  et  avec  toutes 
les  réticences  de  la  plus  circonspecte  des  chancelleries,  le 
document  à  propos  duquel  Guillaume  II  et  M.  de  Bethmann- 
liollweg  ont  eu  l'audace  de  nous  accuser,  les  Anglais  et  nous, 
d'avoir  prémédité  la  guerre  I  A  le  prendre  pour  ce  qu'il  est,  on 
ne  saurait  en  tirer  autre  chose  que  la  preuve  de  notre  déplo- 


LA    DEUXIEME    ESCADRE    LEGERE. 


31") 


rable  aveuglement  à  l'égard  d'une  Allemagne  ne  guettant  que 
l'occasion  de  se  jeter  sur  ses  voisins. 

S'il  eût  existe'  un  instrument  diplomatique  quelconque  liant 
nos  deux  pays,  comme  le  traité  franco-russe  ou  celui  qui  garan- 
tissait la  neutralité  de  la  Belgique,  le  roi  George  V  n'aurait 
pas  été  réduit  à  répondre  à  la  belle  et  pathétique  lettre  oîi, 
le  30  juillet,  M.  Poincaré  le  faisait  en  quelque  sorte  l'arbitre 
entre  nous  et  l'Allemagne,  par  la  très  peu  compromettante 
affirmation  que  «  son  gouvernement  continuerait  à  discuter 
franchement  et  librement  avec  M.  Gambon  tous  les  points  de 
nature  à  intéresser  les  deux  gouvernemens.  »  Réserve  due  au 
fait  qu'en  l'absence  d'un  acte  formel,  le  gouvernement  britan- 
nique ne  pouvait  aller  de  l'avant  qu'avec  l'approbation  du  Parle- 
ment, reflet  de  l'opinion  publique.  Or,  celle-ci  était  tellement  peu 
favorable  à  une  intervention  militaire  que,  le  l^*"  août,  on  lisait 
dans  le  Daily  News,  organe  des  radicaux,  que  «  l'entrée  de  l'An- 
gleterre dans  un  semblable  conflit  serait  un  véritable  crime.  » 

Il  fallut  le  refus  de  l'Allemagne  de  s'engager  à  respecter  la 
neutralité  belge  pour  provoquer  un  revirement,  —  mais  un 
revirement  complet,  — chez  la  noble  nation  anglaise,  gardienne 
de  la  foi  jurée.  A  l'issue  du  conseil  tenu  le  matin  du  2  août, 
sir  Edward  Grey  peut  déjà  donner  à  notre  ambassadeur  l'assu- 
rance que  :  «  Si  les  Allemands  pénètrent  dans  la  Manche  ou 
traversent  la  mer  du  Nord,  afin  d'entreprendre  des  opérations 
de  guerre  contre  la  marine  marchande  ou  le  littoral  français, 
la  fiotte  britannique  prêtera  toute  l'assistance  en  son  pouvoir. 
Cette  assurance,  —  ajoute-t-il  néanmoins,  —  est  fournie  sous 
réserve  que  la  politique  du  gouvernement  de  Sa  Majesté  sera 
approuvée  par  le  Parlement,  et  ne  doit  pas  être  considérée  comme 
o*bligeant  le  gouvernement  de  Sa  Majesté  à  agir  tant  que  l'éven- 
tualité d'une  action  de  guerre  de  la  flotte  allemande  ne  se  sera 
point  produite.  » 

Or,  la  Chambre  des  Communes  ne  se  prononcera  qife  dans  la 
soirée  du  3,  lorsque  sera  remis  à  Bruxelles  l'ultimatum  exigeant 
libre  passage  pour  les  troupes  allemandes  sur  le  territoire  belge. 
Sir  Edward  Grey  vint  alors  déclarer  que  l'Angleterre,  saisie 
d'une  protestation  du  roi  Albert,  affirmait  sa  volonté  de  main- 
tenir la  neutralité  de  la  Belgique,  et  que  la  marine  britannique 
garantirait  les  côtes  de  France  contre  toute  incursion  de  la 
flotte  allemande.  A  quoi  le  Parlement  répondit  en  votant  un 


ni6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

crédit  de  cent  millions  de  livres  sterling  pour  les  premières 
dépenses  de  guerre.  Mais,  jusque-là,  il  n'y  aura  toujours  rien 
de  fait. 


UN    TELEGRAMME   HISTORIQUE 

Entre  temps,  les  avant-gardes  allemandes  envahissaient 
le  grand-duché  de  Luxembourg  et  violaient  notre  frontière  sur 
plusieurs  points,  commettant  de  nombreux  actes  d'hostilité. 
Cela  dans  la  seule  journée  du  2  août.  Aussi,  le  soir,  du  minis- 
tère de  la  Marine,  où  nous  étions  il  n'y  a  qu'un  moment, 
partait  la  dépêche  suivante,  à  l'adresse  du  chef  de  nos  forces 
navales  dans  le  Nord  : 

Appareillez  demain  matin  ciîiq  heures  pour  prendre  positions 
initiales  du  plan  d'opérations,  ?Jiais  attendez  ordres  précis  pour 
commencer  hostilités. 

Mesure  de  précaution  dont  l'urgence  s'imposait.  Une  demi- 
heure  plus  tard,  on  apprenait  à  Paris  que  les  deuxième  et  troi- 
sième escadres  allemandes,  de  8  cuirassés  chacune,  avaient 
traversé  le  canal  de  Kiel,  et  se  tenaient  en  partance  à  l'embou- 
chure de  l'Elbe.  Il  y  avait  donc  lieu  de  prévoir  leur  brusque 
survenue,  et  à  tenir  compte  du  doute  qui  continuait  à  subsister 
sur  les  résolutions  définitives  de  l'Angleterre.  Le  conseil  des 
ministres  en  délibéra  séance  tenante  et,  contrairement  à  toutes 
les  combinaisons  antérieures,  arrêta  que  nos  croiseurs  et  flottilles 
de  la  Manche  se  porteraient  à  la  rencontre  de  l'ennemi,  et  lui 
livreraient  combat,  malgré  son  écrasante  supériorité,  s'il  fran- 
chissait le  Pas  de  Calais. 

Ainsi  advient-il  souvent  des  plans  où  l'on  a  voulu  parer  à 
tout,  mais  qui  n'ont  justement  pas  prévu  le  seul  cas  qui  se 
présente.  Nous  avions  préparé  une  double  défensive,  avec  ou 
sans  ies  Anglais,  et  on  ne  savait  pas  encore  s'ils  seraient  neutres 
ou  belligtirans  !  Et  comme,  sur  mer,  tout  dépendait  de  leur 
décision,  le  plus  important  pour  nous  devenait  de  la  provoquer 
telle  que  nous  la  souhaitions,  telle  que  l'exigeait  pareillement 
leur  propre  salut.  Car  c'était  question  de  vie  ou  de  mort  pour 
les  deux  pays.  Voilà,  j'imagine,  le  point  de  vue  que  M.  Poincaré 
dut  soumettre  à  l'examen  de  ses  ministres.  La  conclusion  fut 
que  notre  escadre  du  Nord  irait  au-devant  des  Allemands,  prête 
à   exécuter    un  geste   de  proteâlation    désespérée    qui    forçât 


LA    DEUXIÈME    ESCADRE    LÉgÈRE.  317 

l'Angleterre  à  se  déclarer.  C'était  l'envoyer  au  sacrifice.  Mais, 
du  même  coup,  nous  enlevions  aux  Allemands  la  chance 
d'ope'rer  d'importantes  destructions  sur  notre  littoral  préalable- 
ment à  la  déclaration  de  guerre,  puisque  nous  considérions 
leur  apparition  en  Manche  comme  son  équivalent.  En  consé- 
quence de  quoi,  à  minuit  30,  était  expédié  en  toute  hâte  le 
radiotélégramme  dont  voici  la  teneur  : 

Marine  Paris  «amz'ra/ (Marseillaise).  — Appareillez  immédia- 
tement  et.  défendez  par  les  armes  le  passage  de  la  flotte  de  guerre 
allemande  partout  à  r exception  des  eaux  territoriales  anglaises. 
Accusez  réception  par  télégramme. 

Quant  à  l'accomplissement  de  ce  nouveau  programme, 
l'amiral  commandant  en  chef  devenait  seul  juge  des  disposi- 
tions .à  prendre  pour  faire  au  moins  payer  le  plus  chèrement 
possible  un  passage  qu'il  ne  pouvait  en  aucun  cas  empêcher., 
Je  ne  suis  jamais  parvenu  à  découvrir  par  qui  a  été  rédigé  ce 
document  télégraphique,  destiné  à  rester  fameux  dans  les 
annales  de  la  marine  française.  Il  ne  semble  pas  de  la  main  d'un 
marin,  et  «  défendre  par  les  armes  le  passage  d'une  flotte  »  est 
une  tournure  de  phrase  totalement  inusitée.  Mais  quel  que  soit 
le  jugement  de  l'histoire  sur  l'ordre  à  la  Danton  ainsi  libellé,  on 
ne  manquera  point  de  lui  trouver  fière  allure.  De  plus,  il  établit 
surabondamment  le  défaut  de  toute  connivence  avec  les  Anglais, 
puisqu'il  y  est  spécifié  de  respecter  leurs  eaux  territoriales 
comme  neutres. 

» 
«    « 

Transportons-nous  maintenant  dans  la  Manche,  où  achèvent 
de  se  rassembler  les  divers  élémens  de  la  Deuxième  escadre 
légère.  Sous  ce  nom  qui  évoque  bien  une  simple  formation  de 
couverture,  était  groupée,  autour  d'un  noyau  de  croiseurs,  une 
quantité  considérable  de  petits  bâtimens,  mais  dont  le  nombre 
ne  compensait  nullement  la  faiblesse.  En  voici  la  composition  : 

Croiseurs  cuirassés.  Première  division  :  Marseillaise 
(pavillon  du  contre-amiral  Rouyer),  Condé,  Amiral  Aube,  trois 
vieux  croiseurs  de -10  000  tonnes,  filant  21  nœuds  et  portant 
XI  pièces  de  194,  VIII  de  4G4  et  IV  de  100.  Détaché  dans  le  golfe 
du  Mexique,  le  Condé  se  trouva  remplacé  par  la  Jeanne  d'Arc, 
école  d'application  des  aspirans  qui  rentrait  de  sa  croisière 
annuelle. 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Deuxième  division  :  Gloire  (pavillon  du  contre-amiral 
Le  Cannelier)  Dupetit-Thouars  et  Gueydon,  avec  les  mêmes 
caractéristiques  que  les  précédens.  Ecoles  des  gabiers,  timo- 
niers, charpentiers,  etc.,  ils  faisaient  partie  de  la  division 
d'instruction  de  l'Océan  et  ne  venaient  se  ranger  sous  les  ordres 
de  l'amiral  Rouyer  qu'en  cas  de  mobilisation  générale. 

Torpilleurs.  Première  escadrille  :  Obusier,  Branle  bas,  Ori- 
flamme, Trombloîi,  Étendard,  Carquois,  tous  de  350  tonneaux; 
Capitaine  Mehl  ei  Francis  Garnier,  de  800. 

Deuxième  escadrille  :  Glaive,  Gabion,  Fanion,  Stylet  et 
Claymore  (350  tonnes). 

Troisième  escadrille  :  Catapulte,  Rapière,  Épieu,  Bélier, 
Bombarde  et  Arquebuse  (350  tonnes). 

Sous-marins.  Première  escadrille  (à  Cherbourg)  :  Archi- 
mède,  Watt,  Floréal,  Pluviôse,  Berthelot,  Thermidor,  Giffard, 
Prairial^  Fructidor,  Germinal  et  Ventôse,  avec  les  torpilleurs 
Francisque,  Fauconneau  et  Sabre  comme  divisionnaires. 

Deuxième  escadrille  (à  Calais)  :  Frimaire,  Mariotte,  Brumaire, 
Newton,  Euler,  Volta,  Nivôse  et  Foucault,  avec  les  torpilleurs 
Escopette  et  Durandal  pour  chefs  de  groupes. 

Troisième  escadrille  (à  Cherbourg)  :  Amii^al  Bourgeois, 
Franklin,  Montgolfier. 

Mouilleurs  de  mines  :  Cerbère  et  Pluton. 

Le  commandant  supérieur  des  flottilles  de  torpilleurs  et  de 
sous-marins  était  le  capitaine  de  vaisseau  Lavenir,  ayant  son 
guidon  sur  le  torpilleur  d'escadre,  le  Dunois. 

En  tout,  une  soixantaine  de  navires  armés  dès  le  temps  de 
paix,  auxquels  se  joindront,  quelques  jours  plus  tard,  à  peu 
près  autant  de  petits  croiseurs,  paquebots  mobilisés,  vapeurs 
réquisitionnés,  dragueurs,  chalutiers  et  autre  poussière  navale. 
Nous  avions  en  outre  :  1°  12  torpilleurs  stationnés  à  Dunkerque, 
avec  le  capitaine  de  frégate  Saillard  comme  chef  de  groupe 
(guidon  sur  le  Simoun),  flottille  qui  passait  sous  les  ordres  de 
l'amiral  Rouyer  à  la  mobilisation  ;  2''  les  escadrilles  de  torpilleurs 
et  de  sous-marins  constituant  les  défenses  fixes  ou  mobiles  de 
Cherbourg,  de  Brest  et  de  Rochefort.  Voilà  toutes  les  forces 
dont  nous  disposions  dans  le  Nord.  Inutile  de  faire  ressortir 
leur  impuissance,  si  on  les  compare  aux  42  cuirassés,  56  croi- 
seurs, 180  desiroyers  et  environ  50  sous-marins  que  l'Alle- 
magne  était   en   mesure   d'acheminer  vers  la  Manche,    même 


LA  DEUXIÈME  ESCADRE  LÉGÈRE.  319 

après  déduction  de  ce  qu'elle  pouvait  être  obligée  de  conserver 
étiez  elle  pour  opposer  aux  12  cuirassés,  13  croiseurs,  60  des- 
troyers et  30  sous-marins  russes  de  la  Baltique.  Ajoutons  que 
nos  bâtimens  du  Nord  étaient  d'ancien  modèle,  inférieurs  sous 
tous  rapports,  y  compris  l'artillerie  et  la  vitesse,  à  ceux  de 
l'ennemi. 

Au  moment  de  la  mobilisation,  la  première  division  de  croi- 
seurs se  trouvait  à  Cherbourg,  la  deuxième  à  Brest  où  elle 
complétait  ses  effectifs  avec  les  ressources  des  navires-écoles. 
Borda  (école  navale),  Armorique  (apprentis  marins),  Magellan 
(mousses),  etc.,  lesquels  rentraient  dans  l'arsenal  afin  d'y  être 
désarmés.  Aussitôt  reçue  la  dépêche  de  mobilisation,  la  division 
Le  Gannelier  allumait  les  feux  et  allait  rejoindre  l'amiral 
Rouyer.  L'appareillage  s'effectua  au  milieu  d'un  enthousiasme 
indescriptible.  Parmi  les  bateaux  sur  rade  qui  saluaient  les 
partans  de  leurs  hourrahs  les  plus  frénétiques,  étaient  les 
deux  dreadnoughts  France  et  Jean  Bart,  retour  de  Russie  avec 
le  Président  de  la  République,  et  charbonnant  bien  vite  pour 
rallier  notre  armée  navale  de  la  Méditerranée.  Pendant  la  nuit 
du  26  au  27  juillet,  un  singulier  hasard  leur  avait  fait  croiser 
sans  le  voir,  dans  les  eaux  danoises,  l'empereur  Guillaume 
à  bord  de  son  Hohenzollern.  Il  rentrait  hâtivement  de  Norvège, 
laissant  derrière  lui  28  cuirassés  et  18  croiseurs,  lesquels  ne 
rallieront  Kiel  que  le  29  juillet.  Puis,  en  Manche,  ils  avaient 
reconnu  de  loin  36  cuirassés  et  9  éclaireurs  anglais  se  dirigeant 
vers  le  Pas  de  Calais.  C'était  partie  de  l'immense  flotte  que  le 
roi  G/eorge  V  venait  de  passer  en  revue  à  Spithead,  qui  gagnait 
le  grand  fjord  entre  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  où  elle  attendra 
les  événemens. 

De  ces  rencontres  nos  marins  avaient  conclu  a  une  prompte 
jonction  avec  les  Anglais,  pour  courir  tous  ensemble  à  la 
recherche  de  cette  orgueilleuse  flotte  allemande  dont  les  préten- 
tions ne  visaient  rien  de  moins  que  la  suprématie  des  mers.  Ils 
ne  se  doutaient  guère  de  la  surprise  qui  leur  était  réservée  à 
Cherbourg,  d'apprendre  que,  les  Anglais  n'entrant  pas  encore 
en  ligne,  il  s'agissait  pour  eux,  non  plus  d'une  bataille  à  livrer 
entre  adversaires  de  forces  à  peu  près  comparables,  mais  d'aller 
froidement  se  faire  couler,  en  tâchant  de  sauver  l'honneur  du 
pavillon.  Ils  ne  soupçonnent  pas  davantage  que,  bientôt  réunis 
à  nos  amis  devenus  nos   alliés  les  plus  fidèles,  trois  ans  de 


320 


HEVL'E    DES    DEUX    MONDES. 


guerre  s'ëcoulerout  sans  qu'ils  aient  pu  joindre  un  ennemi  qui 
se  dérobera  toujours;  qu'il  leur  faudra  laisser  toute  la  gloire  des 
combats  à  leurs  frères  d'armes,  les  incomparables  <(  poilus  »  et 
«  tommies  »,  pour  entreprendre  la  plus  pénible  et  la  plus 
décevante  des  luttes,  contre  l'atroce  piraterie  sous-marine 
par  quoi  les  Allemands  essayeront  de  remplacer  la  guerre  de 
surface;  qu'ils  seront  condamnés  à  ne  jamais  se  battre,  du 
moins  au  sens  propre  du  mot,  tout  en  risquant  sans  cesse  de 
finir  soit  évcntrés  par  une  mine,  soit  coupés  en  deux  par  une 
torpille,  à  la  suite  de  quelque  effroyable  drame  que  les  commu- 
niqués passeront  sous  silence;  mais  que  ce  sera  grâce  à  eux, 
grâce  aux  arrivages  que  permettra  leur  incessante  et  périlleuse 
veille  sur  les  grands  chemins  du  large,  que  deviendra  possible 
la  victoire  finale  de  nos  armées  de  terre;  enfin  que  l'empire  de 
la  mer  sera  gagné  ou  perdu,  sans  que  soit  peut  être  livrée  une 
seule  bataille  navale  définitive.  Certes  non,  rien  de  tout  cela 
n'apparaissait  à  ceux  qui  appareillaient  de  Brest,  conservant 
l'illusion  qu'une  guerre  avec  l'Allemagne  pouvait  être  loyale  et 
de  franc  jeu. 


*   * 


Ayant  doublé  Ouessant  dans  la  nuit  du  1"  août,  la  division 
Le  Gannelier  arrive  à  Cherbourg  le  lendemain  à  trois  heures 
du  soir,  et  complète  immédiatement  son  charbon.  La  pre- 
mière division  achève  ses  derniers  préparatifs.  Les  escadrilles 
de  torpilleurs  et  de  sous-marins  occupent  déjà  leurs  postes 
de  grand'garde.  La  communication  avec  la  terre  est  autorisée 
jusqu'à  six  heures,  où  tout  le  monde  devra  rallier  le  bord. 
On  imagine  les  scènes  qui  devaient  se  passer  dans  les  rues 
de  Cherbourg,  par  ce  brûlant  après-midi  d'été,  quand  des 
milliers  de  matelots  en  pantalon  et  chemise  de  toile  blanche 
faisaient  leurs  adieux  à  la  terre,  et  peut-être  à  la  vie!  En  voici 
un  aperçu,  emprunté  à  M.  l'enseigne  de  vaisseau  Guichard,  qui 
sortait  de  l'Ecole  navale  et  venait  d'embarquer  sur  la  Marseil- 
laise :  <(  Cinq  minutes  avant  que  pousse  le  canot-major,  je  songe 
qu'un  carnet  de  notes  s'impose  avant  de  partir  en  guerre.  J'ai 
acheté  celui-ci  dans  une  librairie  du  quai.  La  porte  de  la 
boutique  encadrait,  sous  un  pan  de  ciel  bleu,  les  embarcations 
de  l'escadre  attendant  leurs  permissionnaires  et  laissant  claquer 
en  pleine  lumière  les  pavillons  du  dimanche,  tout  fiers  de  leur 


LA  DEUXIEME  ESCADRE  LEGERE. 


321 


neuve  dignilc.  Les  Cherbourgcois  en  promenade  dominicale 
discutaient  devant  les  affiches  de  mobilisation  à  peine  sèches; 
des  matelots  embarquaient,  lourds,  se  demandant  pourquoi 
rentrer  si  tôt  un  jour  de  bordée,  et  des  femmes  en  cheveux, 
dans  les  groupes  de  cols  bleu  clair,  mêlaient  leurs  adieux  aigus 
aux  objurgations  des  patrons  de  canots  à  leurs,  brigadiers.  Ce 
départ  a  peu  différé  des  autres.  Des  marins  qui  s'en  vont  au 
large  partent  toujours  vers  l'inconnu,  et  vers  un  inconnu 
hostile,  qu'il  y  ait  ou  non  bataille  en  perspective...  Quelques 
derniers  pas  sur  la  terre  ferme,  en  songeant  aux  familles 
inquiètes  et  lointaines  auxquelles  nous  tenons  encore  par  le 
sol,  et  puis  nous  embarquons  joyeusement,  à  notre  tour.  La 
rade,  cependant  limitée  aux  lignes  rases  de  la  digue  intermi- 
nable, était  souriante  et  sans  ride,  et  dans  l'agitation  ensoleillée 
du  premier  dimanche  d'août,  une  Marseillaise  de  circonstance 
sanguinolait  dans  un  accordéon  plaintif.  » 

Le  soir,  toutes  les  chaudières  sont  poussées,  les  équipages 
mis  aux  postes  de  veille.  Le  Dupetit-Thouars  est  désigné  pour 
appareiller  et  ouvrir  le  feu  contre  tout  zeppelin  qui  se  montre- 
rait :  engins  encore  nouveaux  que  l'on  redoutait  beaucoup  plus 
qu'ils  ne  le  méritaient.  A  minuit  cinquante,  arrive  le  premier 
ordre  de  départ,  fixé  à  cinq  heures  du  matin.  Ensuite,  l'avis 
relatif  aux  mouvemens  des  escadres  allemandes,  ce  qui  porte 
la  fièvre  de  l'attente  au  paroxysme.  Les  anciens  songent  à  tout 
ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier  en  vue  du  combat,  tandis  que  les 
jeunes  s'endorment  en  faisant  des  rêves  de  gloire.  Enfin,  à 
deux  heures,  c'est  le  radiotélégramme  enjoignant  d'aller  sur-le- 
champ  barrer  la  route  à  l'ennemi.  J'avouais,  un  peu  plus  haut, 
ignorer  le  nomde  son  rédacteur.  Mais,  quel  que  soit  celui  qui 
l'a  rédigé,  la  responsabilité  en  appartient  au  ministre  d'alors, 
le  sénateur  Gauthier,  ainsi  qu'à  son  chef  d'état-major  général, 
le  vice-amiral  Pivet,  —  les  deux  mêmes  qui,  le  lendemain, 
prescriront  au  commandant  en  chef  de  notre  armée  navale  en 
Méditerranée  de  suspendre  tout  autre  mouvement  afin  de  courir 
sus  au  Goeben  et  au  Breslau.  Et  profitons  de  l'occasion  pour 
reconnaître  qu'ils  surent  prendre  les  graves  initiatives  com- 
mandées par  une  situation  des  plus  difficiles.  Nous  avons  dit 
ailleurs  (1)  comment  furent  conduites  les  premières  opérations 

(1)  Dans  "Sos  Marins  à  fa  guerre,  l  vol.  chez  Paj'ot. 

lOME    XLII.    —    11H7.  21 


322 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


dans  la  Méditerranée.  Il  nous  reste  à  relater  celles  de  la  Manche 
et  de  la  mer  du  Nord,  peut-être  encore  plus  ignorées  du  public. 
Officiers  et  matelots  de  la  Deuxième  escadre  légère  ont  pourtant 
donné,  et  largement,  tout  ce  qu'on  leur  a  demandé,  habilelp 
tactique,  froide  résolution,  abnégation  complète,  ainsi  que 
mépris  le  plus  complet  de  la  mort  :  ce  n'est  pas  de  leur  faute 
si,  envoyés  aux  Thermopyles,  ils  en  sont  revenus  sans  avoir 
trouvé  occasion  de  renouveler  le  plus  beau  geste  de  l'antiquité. 
Rien  n'a  manqué,  que  les  Allemands,  à  un  épisode  qui  montre 
à  quel  degré  la  France  pouvait  compter  sur. le  dévouement  le 
plus  absolu  de  ses  admirables  marins. 


LA    MARCHE   AU    SACRIFICE 


Au  reçu  du  télégramme  en  question,  le  signal  d'appareiller 
est  allumé  par  la  Marseillaise  et  bientôt  répété  par  toute  l'esca- 
dre, dont  l'illumination  fait  pâlir  les  étoiles  du  ciel.  Les  croi- 
seurs de  la  2^  division  mouillent  sur  place  leurs  chalands  de 
charbon,  et  lèvent  l'ancre.  Les  autres  suivent  aussitôt.  Torpil- 
leurs et  sous-marins  se  glissent  par  où  ils  peuvent.  Car,  des 
deux  passes  ouvertes  entre  la  digue  et  la  terre,  celle  de  l'E.st 
étant  fermée  depuis  la  mobilisation,  il  faut  que  tout  le  monde 
prenne  par  l'autre.  Malgré  qu'il  fit  encore  presque  nuit,  aucun 
accident,  aucune  erreur  ne  vint  ralentir  ce  tour  de  force  de 
manœuvre  que  n'oublieront  jamais  ceux  qui  en  furent  témoins. 
Les  hommes  du  métier  ne  trouveront  pas  le  terme  exagéré, 
quand  j'aurai  ajouté  que  le  défilé  de  cinquante  et  quelques 
navires  entre  les  deux  musoirs  de  sortie  s'effectua  en  moins 
d'une  heure,  ce  qui  ne  représente  guère  plus  d'une  minute 
pour  chacun.  Ouvrons  le  carnet  tout  neuf  du  même  jeune 
enseigne  que  nous  citions  précédemment  : 

«  L'ordre  d'appareiller  arrive  à  l'instant.  De  la  passerelle 
avant  de  la  Marseillaise,  je  contemple  les  signaux  de  nuit  qui 
vont  s'allumant  de  torpilleur  en  torpilleur.  La  rade  est  tout 
illuminée  de  feux  rouges  et  blancs  qui  s'allument,  s'éteignent 
et  clignotent  à  chaque  mât.  Vieux  signaux  endormis  dans  les 
livres  de  tactique,  après  avoir  si  longtemps  ordonné  des  ma- 
nœuvres pour  rire  et  des  départs  sans  danger,  pour  la  première 
fois,  en  cette  nuit  étoilée,  vous  n'êtes  plus  des  signaux  morts. 
Vous    ressuscitez   en    ce    momenl,    et   vous    voilà    désormais 


LA    DEUXIEME    ESCADRE    LEGERE, 


323 


chargés  de  vie  et  de  sens  parce  que  vos  reflets  dans  l'eau  pares- 
seuse signifient  des  ordres  de  guerre  et  le  commandement  de 
marcher  à  l'ennemi.  En  songeant  au  mouvement  dans  les 
casernes,  à  la  cohue  des  gares,  aux  anxiétés,  à  toute  l'agitation 
dont  nous  sommes  si  éloignes,  notre  isolement  me  paraît 
presque  enviable,  et  aussi  la  simplicité  de  notre  rôle.  La  guerre 
dérange  peu  nos  habitudes,  nous  accomplirons  notre  tâche 
naturellement,  ayant  tout  à  portée  de  main,  quel  que  soit 
l'endroit  où  nos  bateaux  nous  mèneront.  Le  départ  est  silen- 
cieux et  rapide.  La  ville  dort  encore,  et  sera  bien  étonnée 
demain,  de  voir  la  rade  vide.  L'escadre  défile  hors  de  la  passe. 
Le  jour  est  maintenant  levé  complètement,  et  l'on  peut  distin- 
guer la  ligne  entière  des  croiseurs  qui  défile  à  toute  vitesse 
vers  l'Est,  sur  la  mer  grise.  » 


* 

*  * 


Le  chef  de  cette  armée  navale  en  miniature,  celui  à  qui 
revient  l'honneur  de  la  conduire  au  sacrifice,  en  s'eff'orçant  de 
le  rendre  aussi  coûteux  que  possible  pour  l'ennemi,  est  le 
contre-amiral  Rouyer.  Premier  de  sa  promotion  à  la  sortie  de 
l'Ecole  navale,  il  passe  à  juste  titre  pour  un  des  plus  brilians 
officiers  généraux  de  la  marine.  Mathématicien  et  technicien 
hors  ligne,  c'est  de  plus  un  manœuvrier  remarquable.  On  lui 
confia  jadis  le  commandement  de  certain  croiseur  qui,  gouver- 
nant très  mal,  avait  causé  des  accidens  après  lesquels  personne 
n'en  voulait  plus,  et  dont  il  sut  venir  à  bout  ni  plus  ni  moins 
que  s'il  se  fût  agi  d'un  cheval  rétif  à  dresser.  Car  Rouyer  est 
par-dessus  le  marché  un  excellent  cavalier.  Souple  et  nerveux 
comme  une  lame  d'acier,  il  en  a  la  finesse  et  la  trempe,  natu- 
rellement aussi  le  tranchant,  avec  quelque  chose  de  son  éclair 
bleu  dans  le  regard.  Le  coup  d'œil  rapide  et  la  parole  brève 
sont  de  quelqu'un  qui  saisit  vite  et  se  décide  sur-le-champ, 
sans  redouter  aucune  responsabilité.  Le  connaissant  depuis  le 
collège  de  Cherbourg,  j'en  attendais  beaucoup,  si  jamais  il 
trouvait  son  heure.  Les  dispositions  qu'il  imaginera  pour  barrer 
le  Pas  de  Calais  sont  d'un  marin  consommé. 

A  côté  de  lui  se  place  la  calme  figure  de  l'amiral  Le  Can- 
nelier.  Un  Normand  que  l'on  serait  tenté  de  prendre  pour  un 
Breton,  tant  il  en  a  l'aspect  solide  et  ramassé.  De  bons  yeux 
pleins   de  décision,   où   se   lit   le  devoir  partout    et    toujours 


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LA    DEUXIÈME    ESCADRE    LÉOÈriE.  32S 

accompli  comme  la  chose  la  plus  simple  du  monde.  Ainsi  que* 
Collingwood,  l'illustre  second  de  Nelson,  mais  sans  que  le 
combat  soit  venu  couronner  ses  longs  efforts,  il  a  tenu  pendant 
près  d'une  année  le  blocus  au  large  d'Ouessant.  «  A  commandé 
durant  huit  mois  la  surveillance  en  Manche  occidentale,  dur  et 
pénible  service  dans  une  région  constamment  battue  par  les 
mauvais  temps  d'hiver  ou  menacée  par  les  sous-marins  alle- 
mands. Grâce  à  son  expérience  de  marin,  ainsi  qu'à  son  habi- 
leté, a  rempli  très  efficacement  sa  difficile  miss'ion,  sans  une 
perte  ni  un  accident  causé  par  la  mer  ou  par  l'ennemi  »  —  dit 
sa  citation  à  l'ordre  de  l'armée. 

L'un  commandant  en  chef  et  l'autre  en  sous-ordre,  ils 
avaient  donc  la  redoutable  charge  de  «  défendre  par  les  armes  le 
passage  de  la  flotte  allemande  ».  Or,  nos  forces  consistant  sur- 
tout en  flottilles  de  torpilleurs  et  de  sous-marins,  il  était  évident 
que  leur  meilleure  utilisation  consisterait  à  les  grouper  dans 
l'endroit  le  plus  resserré  de  la  Manche,  c'est-à-dire  dans  le  Pas 
de  Calais  lui-même  où,  collées  contre  terre,  elles  attendraient 
l'ennemi,  qui,  ailleurs,  passerait  plus  facilement  par  mailles. 
Quant  aux  croiseurs,  ils  feront  masse  comme  ils  pourront.  C'est 
pourquoi,  à  peine  hors  des  passes,  la  Deuxième  escadre  légère 
met  le  cap  sur  Griz-Nez,  à  toute  la  vitesse  que  permet  sa  suite 
de  sous-marins.  Le  point  à  atteindre  reste  à  360  milles  de 
l'embouchure  de  l'Elbe,  et  à  loO  de  Cherbourg.  Si  les  Alle- 
mands sont  partis  dans  la  nuit,  ils  ne  peuvent  guère  se  présenter 
que  tard  l'après-midi.  L'amiral  Rouyer  a  donc  le  temps  de  les 
devancer,  et  de  préparer  son  plan.  Mais  la  compréhension  de 
ce  dernier  supposant  une  connaissance  préalable  de  la  zone  des 
opérations,  il  ne  sera  pas  hors  de  propos  de  commencer  par  en 
donner  un  aperçu. 


Qui  consulte  une  carte  nautique  pour  la  première  fois,  est 
tenté  de  prendre  la  terre  pour  la  mer,  et  réciproquement.  Cela 
tient  à  ce  que,  contrairement  aux  cartes  géographiques,  les 
parties  terrestres  s'y  montrent  presque  vides  d'indications,  sauf 
sur  le  littoral  où  sont  marqués  les  points  de  reconnaissance,  ou 
u  amers,  »  qui  servent  à  la  navigation.  Ici,  c'est  sur  les  espaces 
réservés,  à  la  mer  que  se  pressent  les  signes  et  annotations, 
chiffres,  contours  pointillés  ou  caractères  minuscules  :  les  chif- 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fres  représentant  les  profondeurs,  les  courbes  circonscrivant  les 
hauts-fonds,  et  les  lettres  donnant  soit  la  nature  du  fond  (sable, 
vase,  gravier,  coquilles  brisées,  etc.),  soit  les  noms  des  bancs 
ou  écueils,  objet  de  la  constante  préoccupation  des  marins.  Des 
ronds  jaunes  pour  signaler  les  phares,  les  hiéroglyphes  du  bali- 
sage et  l'infinité  des  petits  rochers  teintés  de  gris,  comme  la 
terre  qu'ils  prolongent  dangereusement,  complètent  le  tableau. 

Sachant  maintenant  la  lire,  prenons  la  carte  de  la  Manche 
(n°5400),  dont  on  trouvera  ici  une  réduction.  C'est  entre  le  cap 
Gris-Nez  et  Douvres  que  le  Pas  de  Calais  oiîre  sa  plus  petite  lar- 
geur, 18  milles  (33  kilomètres).  Mais,  presque  au  milieu  du 
détroit,  s'allongent  deux  bancs,  le  Varne  et  le  Colbart  :  le  pre- 
mier un  peu  plus  rapproché  de  la  rive  britannique,  le  second 
plus  voisin  de  la  nôtre,  avec  sa  queue  par  le  travers  de  Boulogne. 
Les  instructions  du  service  hydrographique,  gros  livre  à  couver- 
ture rose  qui  est  le  «  guide  »  du  navigateur,  recommandent  de 
ne  jamais  s'y  aventurer  avec  un  navire  de  fort  tirant  d'eau,  même 
aux  environs  de  la  haute  mer.  Un  chenal  étroit  les  sépare,  dans 
lequel  il  est  certain  qu'une  escadre  ennemie  hésitera  toujours 
à  s'engager,  crainte  que  le  balisage  n'ait  été  faussé  ou  enlevé. 
Et  la  même  raison  qui  nous  interdisait  les  eaux  anglaises 
devait,  encore  bien  davantage,  pousser  les  Allemands  à  s'en 
écarter.  Il  y  avait  donc  toutes  les  raisons  de  prévoir  qu'ils  pas- 
seraient entre  Gris-Nez  et  le  Colbart,  où  le  couloir  n'a  que 
8  milles  de  large.  Premier  repère. 

Mais  comment  donne-t-on  dans  le-  Pas  de  Calais,  quand  on 
descend  de  la  mer  du  Nord?  Nulle  part  les  lignes  pointillées  qui 
dessinent  les  bancs  de  sable  sur  la  carte  ne  se  montrent  aussi 
multipliées  que  le  long  des  côtes  de  France  et  d'Angleterre,  à 
l'ouvert  du  détroit  et  parallèlement  à  ses  rivages.  Prolongeant 
au  loin  les  plages  du  Kent,  de  Douvres  à  l'embouchure  de  la 
Tamise,  ce  sont  les  larges  basses  Goodwin.:  en  face,  une  multi- 
tude de  petites  dunes  sous-marines,  alignées  et  serrées  comme  des 
rides,  et  dont  les  principales  s'appellent  le  Dyck,  les  Ruytingen 
et  le  Hinder,  s'étendent  à  une  quinzaine  de  milles  devant  Dun- 
kerque.  Entre  les  deux  s'ouvre  un  canal,  d'environ  11  milles 
de  largeur,  que  doit  suivre  toute  flotte  faisant  route  sur  le  Pas 
de  Calais.  Mais,  à  peu  près  dans  l'axe,  se  dresse  l'épi  du  San- 
dettie,  symétrique,  ici  en  dehors,  avec  le  Varne  et  le  Colbart 
en   dedans.  Second   repère.   Et  retenons  ces    appellations    de 


LA    DEUXIÈME    ESCADRE    LÉGÈRE.  327 

bancs,  ainsi  que  leurs  emplacemens,  parce  qu'ils  vont  dicter  la 
tactique  de  l'amiral  Rouyer. 

* 
*  * 

Forme'e  en  ligne  de  file,  la  Deuxième  escadre  légère  était 
éclairée  à  cinq  milles  devant  par  la  Jeanne  d'Arc,  que  précé- 
daient elle-même  la  1''^  et  la  2^  escadrilles  de  torpilleurs,  éga- 
lement en  lignes  de  file,  et  placées  à  10  milles  de  part  et  d'autre 
de  son  avant.  Telles  les  antennes  d'une  bête  marchant  à  la 
découverte,  sur  un  terrain  où  quelque  mauvaise  surprise  serait 
possible.  En  cas  d'alerte,  la  Jeanne  d'Arc  prendra  le  poste  n°  3 
dans  la  ligne  des  croiseurs,  tandis  que  les  torpilleurs  viendront 
se  ranger  en  queue,  prompts  à  s'élancer.  Aussitôt  chacun  à  sa 
place,  signal  d'approvisionner  les  parcs  des  différentes  pièces  et 
de  procéder  aux  dernières  dispositions  de  combat,  celles  que 
l'on  ne  prend  que  lorsqu'on  s'attend  vraiment  à  livrer  bataille. 
Alors  fut  jeté  à  la  mer  tout  le  matériel  qui  n'était  pas  stricte- 
ment indispensable  et  pouvait  alimenter  un  incendie,  comme 
embarcations  de  trop,  linoléum  dont  sont  recouverts  les  ponts 
en  tôle,  bancs  et  tables  de  bois  sur  lesquelles  mange  l'équipage, 
paperasses,  meubles  des  cabines,  fauteuils,  matelas  et  coussins 
des  «  carrés  »,  rambardes  inutiles,  ainsi  que  quantité  d'objets 
de  simple  commodité  dont  l'absence  va  rendre  les  navires  à  peu 
près  inhabitables.  En  revanche,  ils  redeviendront  ce  pourquoi 
ils  ont  été  uniquement  construits  :  des  monstres  machinés  en 
vue  de  la  lutte  suprême,  hérissés  à  tous  les  étages  de  longues 
gueules  de  canons,  de  projecteurs  électriques,  de  télémètres,  de 
iils  et  d'antennes,  de  herses  à  fanaux,  et  de  tous  les  appareils 
que  la  science  a  inventés  pour  envoyer  la  mort  plus  sûrement 
et  de  plus  loin.  Comme  il  faisait  très  chaud,  les  hommes  étaient 
à  demi-nus,  en  pantalon  de  toile  et  tricot,  les  servans  des  pièces 
avec  une  espèce  de  casque  à  oreillettes  pour  ne  pas  être  rendus 
sourds  par  l'etYroyable  vacarme  qui  peut  éclater  d'un  moment  à 
l'autre.  A  l'exaltation  du  départ  avait  succédé  un  calme  impre.s- 
sionnant.  Voyant  faire  des  préparatifs  qui  indiquaient  l'immi- 
nence du  combat,  sans  qu'il  fût  question  des  Anglais,  les 
matelots  eurent  conscience  de  ce  que  la  Patrie  exigeait  d'eux, 
et  n'en  devinrent  que  plus  farouchement  déterminés  à  remplir 
leur  devoir,  tout  leur  devoir. 

«  Nous  avons  tous  pensé  que  l'action  était  proche,   dit  une 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

lettre  du  capitaine  de  vaisseau  Grasset,  commandant  de  la 
Jeanne  d'Arc.  Nous  ne  savions  pas  si  l'Angleterre  marchait  avec 
nous,  et  nous  allions  nous  trouver  avec  nos  six  malheureux 
vieux  croiseurs  en  face  de  toute  la  flotte  allemande.  C'était  le 
sacrifice.  J'ai  harangué  mes  hommes,  qui  serraient  les  poings. 
Us  étaient  résolus.  J'ai  ensuite  fait  crier  trois  fois  :  «  Vive  la 
France  !  »  Evidemment,  tout  cela  n'émeut  plus  autant,  du 
moment  que  la  rencontre  n'a  pas  eu  lieu.  Mais  il  faut  se  mettre 
à  la  place  de  gens  chez  lesquels  ne  pouvait  subsister  aucune 
espèce  de  doute  sur  le  sort  qui  les  attendait,  et  l'acceptant  avec 
la  plus  héroïque  résignation,  non  sans  se  promettre  de  vendre 
à  bon  prix  la  vie  dont  ils  faisaient  oblation  par  avance.  Car 
si,  à  terre,  on  peut  encore  se  tirer  d'une  mauvaise  affaire,  ou 
devenir  prisonniers  comme  les  braves  de  Douaumont,  à  bord 
c'est  la  destruction  totale  et  sans  remède,  la  grande  descente 
en  tourbillon  du  navire  crevé  et  chaviré,  entraînant  tout  son 
monde  dans  les  profondeurs  oîi  l'eau  achèvera  ceux  qui  n'auront 
pas  été  tués  par  le  feu.  - 

* 
*    * 

En  attendant  que  la  Deuxième  escadre  légère  vint  le 
couvrir,  le  Pas  de  Calais  ne  demeurait  pas  complètement 
dégarni.  La  seconde  escadrille  de  sous-marins,  qui  comprenait 
2  divisions  de  4  submersibles  chacune,  avait  Calais  comme  base 
et  ne  le  quittait  que  très  exceptionnellement.  De  même  pour  la 
flottille  de  12  torpilleurs  stationnée  à  Dunkerque.  Les  deux 
groupes  constituaient  nos  avant-postes  dans  la  mer  du  Nord,  et 
se  tenaient  toujours  prêts  à  former  barrage,  les  torpilleurs  du 
soir  au  matin,  les  sous-marins  inversement  :  alternance  dont 
la  cause  est  que  ceux-ci  n'y  voient  pas  clair  la  nuit,  et  que  les 
autres  sont  trop  visibles  de  jour.  Leurs  commandans  avaient 
des  instructions  secrètes  pour  le  temps  de  guerre,  avec  ou  sans 
le  concours  des  Anglais.  Depuis  la  mobilisation,  tous  ces  petits 
bàtimens  étaient  en  appareillage,  les  feux  allumés  et  cjiacun 
à  son  poste  de  veille.  Pendant  la  nuit  du  2  au  3  août,  ils  avaient 
reçu  la  même  dépêche  que  la  Marseillaise  et,  comme  il  était  à 
ce  moment-là  trois  heures  du  matin,  ce  furent  les  torpilleurs 
de  Dunkerque  qui  sortirent  pour  occuper  leurs  positions  ini- 
tiales, quelque  part  dans  le  détroit.  Mais  ils  rentrèrent  à 
six  heures,  remplacés  par  VEscopcttc  (guidon  du  capitaine  de 


LA  DEUXIÈME  ESCADRE  LÉGÈRE.  329 

frégate  Mercier)  et  les  deux  divisions  de  submersibles  de  Calais, 
qui  s'établirent  en  surveillance  à  peu  près  dans  les  mêmes 
parages,  —  on  comprendra  que  je  m'abstienne  d'indications 
plus  exactes. 

C'est  à  ce  moment  que  parvient  la  première  communication 
de  l'amiral  Rouyer,  annonçant  sa  prochaine  arrivée.  <(  Ce  télé- 
gramme, dit  le  commandant  Saillard,  laissait  subsister  un 
doute  dans  mon  esprit  sur  l'altitude  de  l'Angleterre,  que  cer- 
tains renseignemens  dignes  de  foi  reçus  à  IJuiikerque  présen- 
taient comme  une  alliée  entrant  en  ligne  immédiatement.  »  Et 
si  j'insiste  sur  l'incertitude  alors  régnant  au  sujet  de  la  Grande- 
Bretagne,  c'est  pour  la  raison  qu'on  ne  s'en  est  nulle  part  autant 
préoccupé  que  dans  les  milieux  maritimes,  où  c'était  la  ques- 
tion essentielle  ;  et  aussi  parce  que,  seule, elle  justifie  l'envoi  de 
la  Deuxième  escadre  légère  au-devant  des  Allemands,  et  lui 
donne  son  véritable  caractère  de  marche  au  sacrifice. 

Sur  les  croiseurs,  la  matinée  avait  été  consacrée  à  des  exer- 
cices de  combat.  Il  faisait  le  plus  beau  temps  du  monde,  un 
soleil  torride,  et  la  vue  portait  loin.  On  ne  rencontrait  plus 
aucune  de  nos  barques  de  pêche,  si  nombreuses  d'ordinaire, 
toutes  étant  rentrées  au  port  par  suite  de  la  mobilisation.  Dos 
navires  de  commerce  à  peu  près  comme  d'habitude,  quoique 
l'absenae  des  Allemands  se  fit  déjà  remarquer.  UEscopette 
arrêtait  cependant  un  grand  quatre  mâts  des  leurs  et  recevait 
immédiatement  ordre  de  le  relâcher.  Nos  sous-marins  en  faction 
dans  le  détroit  signalaient  leur  position  par  T.  S.  F.  Mais  ce 
que  longues  vues  et  jumelles  scrutaient  le  plus  avidement, 
c'étaient  les  eaux  anglaises,  oii  ne  se  révélait  aucun  mouvement 
insolite. 

Enfin,  vers  les  quatre  heures  du  soir,  on  arrive  à  hauteur 
du  cap  Gris-Nez,  lequel  dessine  un  brusque  saillant  entre  la  mer 
du  Nord  et  le  Pas  de  Calais  :  falaise  à  pic  d'environ  cinquante 
mètres  de  hauteur,  dont  les  rochers,  d'un  gris  foncé,  s'em- 
pourprent aux  rayons  du  soleil  couchant.  C'est  au  Nord  de  la 
ligne  à  peu  près  Est-Ouest,  reliant  Gris-Nez  à  la  pointe  Dun- 
geness  sur  la  cote  opposée,  que  l'amiral  Rouyer  a  décidé  de 
s'établir  en  croisière.  Quatre  divisions  de  sous-marins  sont 
postées  en  arrière,  formant  double  chaîne  d'un  bord  à  l'autre 
du  détroit.  Si  l'ennemi  se  présente,  les  croiseurs  chercheront 
à  l'entraîner  vers  les  barrages  de  sous-marins  qui,  dirigés  eux- 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

mêmes  au  moyen  de  la  T.  S.  F.,  torpilleront  tout  ce  qui  pas- 
sera à  leur  portée.  Au  point  de  vue  militaire,  la  conception  de 
l'amiral  répondait,  autant  qu'il  était  humainement  possible,  aux 
ordres  qu'il  avait  reçus,  (c  Sans  doute,  a  écrit  le  capitaine  de  fré- 
gate Vindry,  son  très  distingué  chef  d'état-major,  notre  force 
navale  ne  pouvait  guère  s'opposer  victorieusement  au  passage 
de  la  flotte  allemande,  ni  même  d'un  détachement  de  croiseurs 
modernes.  Mais  il  apparaissait  clairement  qu'un  geste  de  sacri- 
fice était  demandé,  dont  les  conséquences  pouvaient  être 
grandes.  Au  surplus,  l'action  de  nos  sous-marins  permettait 
d'escompter  une  pénalité  sévère  pour  les  bâtimens  ennemis 
pénétrant  dans  une  mer  étroite.  » 

LE   DISPOSITIF   ANGLO-FRANÇAIS 

La  fin  de  l'après-midi  se  passa  à  faire  le  serpent  entre  Gris- 
Nez  et  Dungeness,  à  la  vitesse  de  10  nœuds,  toutes  les  vigies 
explorant  l'horizon  du  côté  d'où  pouvaient  surgir  les  Alle- 
mands. Vers  six  heures  du  soir,  la  Jeanne  d' Arc,  toujours  en 
éclairage,  signale  19  destroyers  britanniques  sortant  de  Douvres 
et  faisant  route  vers  le  Nord,  sans  que  rien  permette  de  deviner 
leurs  intentions.  «  A  la  auit  tombante,  relate  l'enseigne  de 
vaisseau  Meunier-Joannet,  nous  rencontrons  la  malle  (^  Bou- 
logne, qui  parait  plus  bondée  et  plus  pressée  que  de  coutume. 
Elle  est  pleine  de  Français  allant  rejoindre  leurs  régimens.  Ils 
nous  ont  acclamés  et  l'équipage  a  répondu  par  des  hourrahs. 
Puis  ceux  de  la  malle  ont  chanté  la  Marseillaise.  Toujours  pas 
d'ennemi  en  vue.  » 

Arrive  l'heure  de  prendre  les  dispositions  pour  la  nuit. 
Devenant  inutiles  pendant  l'obscurité,  les  sous-marins  rega- 
gnent leurs  bases,  relevés  par  les  l""^  et  2^  escadrilles  de  tor- 
pilleurs auxquels  se  joint  la  flottille  de  Dunkerque.  En  cas 
d'attaque,  leur  rôle  sera  de  se  replier  sur  les  croiseurs,  dont  la 
ligne  est  reportée  en  deçà  du  détroit,  et  de  profiter  du  moment 
où  l'ennemi  se  trouvera  engagé  avec  eux  pour  foncer  dessus. 
La  Jeanne  d'Arc  a  repris  sa  place  dans  le  rang,  et  la  fin  doit 
toujours  se  dérouler  comme  il  a  été  dit  ci-dessus.  «  D'une 
heure  à  l'autre  toute  l'escadre  allemande  débouchant  de  la  mer 
du  Nord  peut,  si  les  Anglais  n'interviennent  pas,  tomber  sur 
nos  croiseurs  antiques  et  nous  envoyer  par  le  fond  avec  le  sans- 


LA  DEUXIEME  ESCADRE  LEGERE. 


331 


gêne  d'un  train  passant  à  travers  une  tiaie.  Tout  notre  rôle  se 
bornera  à  faire  payer  le  passage  et  à  couler  au  bon  endroit.  A 
bord,  rien  n'est  changé.  On  se  croirait  aux  manœuvres.  Per- 
sonne ne  parle  du  danger  possible,  et,  s'il  est  souvent  question 
de  ce  qui  doit  se  passer  à  terre,  nul  ne  se  préoccupe  de  ce  qui 
peut  arriver  ici.  Je  voudrais  tout  de  même  bien  savoir  ce  que 
vont  faire  les  Anglais.  »  (Enseigne  de  vaisseau  Guichard.) 

A  dix  heures  du  soir,  les  antennes  de  la  télégraphie  sans  fil 
recueillaient  le  message  suivant  : 

Marine  Paris  à  amiral  Marseillaise.  —  Vous  pouvez  commu- 
niquer avec  commandant  forces  anglaises. 

Grande,  excellente  nouvelle,  qui  autorisait  tous  les  espoirs! 
L'Entente  ne  resterait  décidément  pas  un  vain  mot.  Mais,  à  trois 
heures  du  matin,  l'amiral  Rouyer  informait  Paris  qu'il  n'avait 
pas  encore  réussi  à  se  mettre  en  relation  par  T.  S.  F.  avec  nos 
alliés.  A  peu  près  à  la  même  heure,  il  apprenait  que  la  guerre 
était  officiellement  déclarée  par  l'Allemagne  à  la  France. 
Désormais,  la  marine  pouvait  répondre  :  Parée! 

Devant  les  premières  blancheurs  de  l'aube,  les  torpilleurs 
rentrèrent  au  port,  comme  une  nuée  d'oiseaux  nocturnes  rega- 
gnant leurs  aires.  La  grande  nuit  d'attente  et  d'angoisse  était 
passée.  Quand  reparut  le  resplendissant  soleil  d'août,  sur  la 
mer  semblable  à  une  nappe  d'huile  fumante,  nos  vieux  croiseurs 
cuirassés  étaient  toujours  là.  L'holocauste  n'avait  pas  été 
consommé.  Mais  le  rôle  est-il  moins  dramatique,  et  le  dévoue- 
ment moins  admirable,  de  ceux  qui  avaient  si  noblement 
accepté  le  sort  cruel  pour  lequel  ils  avaient  été  désignés?  «  On 
sourira  peut-être  dans  la  marine,  se  demande  l'enseigne 
Guichard.  Mais  songera-t-on,  après  avoir  souri,  à  l'abnégation 
de  ceux  qui,  recevant  l'ordre  de  se  sacrifier,  s'y  sont  rendus  de 
toute  la  vitesse  de  leurs  vieux  croiseurs  démodés?  Est-ce  de 
notre  faute  si  l'ennemi  n'est  pas  venu?  Tout  de  même,  me  dit 
le  commandant,  les  habitans  de  Douvres  ont  dû  avoir  une 
fameuse  émotion  en  apercevant  hier  nos  silhouettes  grises!  » 

Dans  la  matinée  arrive  à  toute  vitesse  un  grand  destroyer 
anglais,  en  tenue  de  combat.  Défilant  à  contre-bord  de  la 
Jeanne  d'Arc,  qui  a  repris  sa  place  en  flanc-garde,  il  la  salue 
le  premier  de  son  pavillon  national,  ce  que  ne  fait  jamais  un 
bâtiment  de  guerre,  et  les  équipages  échangent  des  hourrahs. 
Il  apporte  confirmation  de  l'entrée  en  guerre  de  son  pays.  Par- 


332  REVUE    DES    DEUX    i\10.NDES. 

venu  à  hauteur  de  la  Marseillaise,  il  stoppe  et  met  à  la  mer 
une  embarcation  qui  amène  un  officier  d'e'tat-major  avec  des 
timoniers-télëgraphistes.  On  imagine  avec  quel  enthousiasme  ils 
furent  accueillis  I  La  jonction  entre  les  deux  flottes  amies  s'opé- 
rait à  distance.  Mais  ce  fut  seulement  à  deux  heures  trente  que 
l'amiral  Rouyer  reçut  avis  de  so  conformer  aux  dispositions 
du  plan  élaboré  en  prévision  de  la  coopération  à  laquelle  la 
violation  de  la  Belgique  par  l'Allemagne  entraînait  l'Angleterre. 

* 

Ce  plan  comprenait  trois  parties.  L'une,  applicable  à  la 
Méditerranée,  dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici.  Les 
deux  autres  concernaient  la  défense  du  Pas  de  Calais  et  de  la 
Manche  occidentale.  Tombées  en  désuétude  par  suite  de  la 
marche  des  événemens,  il  n'y  a  plus  aucun  danger  à  les  publier. 
Voici  la  première,  dont  la  rédaction  remonte  au  23  janvier  1913  : 
«  Dans  le  cas  d'une  alliance  avec  le  gouvernement  français 
dans  une  guerre  avec  l'Allemagne,  —  et  nous  avons  vu  combien 
cette  alliance  était  loin  d'être  conclue,  aussi  malheureusement 
pour  les  Anglais  que  pour  nous,  —  la  marine  britannique  prendra 
la  responsabilité  de  défendre  le  Pas  de  Calais,  à,  la  fois  de  jour 
et  de  nuit,  contre  le  passage  des  navires  ennemis.  Les  bàtimens 
anglais  employés  à  cet  effet  seront  :  une  flottille  de  contre- 
torpilleurs  et  deux  flottilles  de  sous-marins  basées  sur  Douvres, 
avec  leurs  petits  croiseurs  annexes. 

<(  La  marine  française  soutiendra  cette  opération  au  moyen 
de  flottilles  de  sous-marins  basées  sur  Calais  et  Boulogne  ainsi 
que  des  bàtimens  de  la  défense  mobile.  Les  bàtimens  de  la 
défense  mobile  limiteront  leurs  opérations  au  voisinage  de  leurs 
propres  côtes,  en  dedans  des  bancs  du  Dyck,  à  l'Est  de  Calais. 
Les  sous-marins  français  opérant  depuis  Calais  ou  Boulogne 
surveilleront  la  ligne  Cap  Gris-Nez,  banc  du  Varne.    » 

La  seconde  partie  du  plan  est  datée  du  10  février  1913.  Avec 
le  même  protocole  que  la  précédente,  elle  prévoit  que  la  protec- 
tion de  la  Manche  occidentale  sera  placée  sous  le  commande- 
ment d'un  amiral  français  disposant  des  forces  suivantes  : 
(bàtimens  français)  6  croiseurs  cuirassés,  2  croiseurs  pro- 
tégés, des  paquebots  réquisitionnés,  3  escadrilles  de  6  contre- 
torpilleurs,  1  escadrille  de  torpilleurs  basée  sur  Cherbourg, 
2  escadrilles  de   6  grands  sous-marins,   1   escadrille  de  petits 


LA  DEUXIEME  ESCADRE  LEGERE. 


333 


sous-marins  basée  sur  Cherbourg;   (bàtimens  anglais)  4   croi- 
seurs protégés. 

Passant  à  l'exécution  de  ce  nouveau  schéma,  l'amiral 
Rouyer  renvoyait  à  Cherbourg  le  Dunois  ainsi  que  la  première 
escadrille  de  sous-marins  (la  seconde  restant  dans  le  Pas  de 
Calais),  et  les  première  et  troisième  escadrilles  de  torpilleurs 
(la  deuxième  devant  le  suivre).  Il  était  peu  après  averti  que 
l'amiral  anglais  Wemyss  le  rallierait  le  lendemain  mercredi 
5  août,  par  iO-'iO'  de  latitude  Nord  et  6''32'  de  longitude  Ouest 
de  Paris,  au  beau  milieu  de  la  Manche  occidentale,  avec  Cha- 
rybdis,  Diana,  Eclipse  et  Talbot,  vieux  croiseurs  dont  les  trois 
premiers  avaient  5  750  tonnes,  21  nœuds  de  vitesse  et  XI  pièces 
de  152,  le  Chart/bdis  un  peu  plus  faible.  Lui-même  quittait 
le  Pas  de  Calai»  à  cinq  heures  du  soir  le  4,  laissant  le  com- 
mandement supérieur  de  nos  escadrilles  au  capitaine  de  frégate 
Saillard  (sur  \q  Simoun).  11  se  trouvait  au  rendez-vous  convenu 
le  lendemain  matin,  et  pouvait  télégraphier  dès  quatre  heures 
de  l'après-midi  que  le  dispositif  anglo-français  était  réalisé. 


* 
*    * 


En  ce  qui  concernait  la  Manche  occidentale,  il  s'agissait  de 
parer  à  toute  attaque  de  croiseurs  ennemis,  ceux  tenant  encore 
la  mer  comme  ceux  qui  auraient  pu  venir  d'Allemagne  en 
faisant  le  tour  par  le  Nord  de  l'Ecosse,  de  visiter  et  de  capturer 
éventuellement  les  navires  de  commerce  arrivant  de  l'Atlan- 
tique, et  enfin  de  protéger  les  transports  de  troupes  qui  allaient 
commencer.  Pour  remplir  ce  triple  objectif,  une  croisière  fut 
organisée  dans  des  parages  que  les  coups  de  vent  de  suroît 
l'hiver,  les  brumes  l'été,  et  les  courans  en  toute  saison,  rangent 
parmi  les  plus  mauvais  qui  soient  au  monde,  et  dont  les 
innombrables  écueils,  aux  noms  sinistrement  ,  évocateurs, 
offrent  encore  plus  de  dangers  que  les  bancs  de  sable  semés  à 
profusion  le  long  des  rivages  du  Pas  de  Calais. 

Sous  le  commandement  supérieur  de  l'amiral  Le  Cannelier, 
nos  six  croiseurs  Gloire,  Gueydon,  Dupetit-Thouars,  Desaix, 
Kléber,  D'Esti'ées  [les  trois  derniers  armés  depuis  la  mobilisation) 
et  les  quatre  anglais,  prirent  une  garde  qui  devait  se  prolonger 
jusqu'au  mois  d'avril.  Jour  après  jour,  nuit  après  nuit,  sans 
trêve  ni  relâche  autre  que  pour  aller  charbonner  à  Brest,  ils 
sillonnèrent  les  flots  verts  ou  bleus,  calmes  ou  démontés,  de  ce 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  les  Bretons  appellent  la  mer  d'Occismor,  une  de  celles  qui 
ont  la  pire  réputation  parmi  les  marins.  Quelque  temps  qu'il 
fit,  du  lever  au  coucher  du  soleil,  ils  parcouraient,  chacun  sur 
une  parallèle  au  chenal,  l'espace  compris  entre  deux  traversalcs 
tracées  sur  la  carte,  et  revenaient  en  sens  inverse  du  coucher 
au  prochain  lever,  dessinant  avec  leurs  sillages  la  trame  vite 
effacée  d'un  autre  voile  de  Pénélope.  Pas  de  plus  dur  ni  de  plus 
ingrat  métier  ! 

Une  seconde  barrière,  de  précaution,  était  constituée  en 
arrière,  par  des  sous-marins  et  des  torpilleurs.  L'amiral  Rouyer 
se  tenait  à  Cherbourg  avec  Marseillaise ,  Jeanne  d'Arc,  Amiral 
Aube,  Cerbère  et  Francis  Garnier,  prêt  à  intervenir  comme 
soutien. 

Dans  l'Est,  c'étaient  les  Anglais  qui  barraient  le  détroit  avec 
notre  appui.  Quand  les  sous-marins  allemands  commencèrent 
à  se  montrer,  on  sait  comment  ils  le  fermèrent  au  moyen  de 
filets,  sans  que  les  requins  allemands  soient  jamais  parvenus  à 
arrêter  ni  même  à  troubler  le  formidable  mouvement  de  va-et- 
vient  que  représentaient  le  transport,  l'approvisionnement  et  la 
relève  des  centaines  de  milliers  d'hommes  auxquels  atteignait 
bientôt  la  «  misérable  petite  armée  anglaise.  » 

Peu  à  peu  ralliait  a  Cherbourg  ce  que  l'on  pouvait  mettre 
dehors  en  fait  de  vieux  croiseurs  au  rancart,  ainsi  que  quelques 
paquebots  transformés  en  croiseurs  auxiliaires.  Des  vapeurs 
étaient  réquisitionnés,  que  l'amiral  Rouyer  armait  avec  des 
canons  pris  sur  ses  propres  unités.  Ils  procédaient  à  leur 
entraînement  et  effectuaient  leurs  écoles  à  feu  sur  le  terrain  de 
croisière,  où  ils  étaient  aussitôt  expédiés.  C'est  ainsi  que  la 
Deuxième  escadre  légère  se  trouva  successivement  renforcée  par 
les  croiseurs  cuirassés  Kléber  et  Desaix,  les  croiseurs  protégés 
Châteaurenault  et  Guichen,  et  les  paquebots  mobilisés  Provence, 
Lorraine,  Savoie,  Flandre,  Champagne  (transatlantiques), /?02/^?i, 
New-Haven,  Pas  de  Calais  (malles  d'Angleterre),  Malte,  Au 
Revoir,  Timgad,  Europe  (services  divers).  Ces  derniers  furent 
employés,  soit  à  renforcer  la  ligne  de  surveillance,  soit  à  des 
transports  de  troupes  ou  de  réfugiés.  Quelques-uns  passèrent 
en  Méditerranée,  d'autres  furent  rendus  à  leurs  compagnies.  Le 
Rouen  remplaça  un  peu  plus  tard  le  Dunois  comme  bâtiment 
du  chef  de  division  de  flottilles;  V Au  Revoir  devint  dragueur  de 
mines. 


LA  DEUXIÈME  ESCADRE  LÉGÈRE.  335 


* 

* 


Jusqu'au  24  août,  le  dispositif  commun  ne  reçoit  guère  de 
modifications.  Mais  la  marche  de  la  guerre  amène  bientôt  de 
nouvelles  nécessités  à  satisfaire.  Le  Guichen  et  le  Surcoiif  ?,oni 
envoyés  dans  le  golfe  de  Gascogne,  où  il  y  a  lieu  de  redouter  un 
raid  du  croiseur  allemand  Stettin,  dont  on  a  perçu  des  appels 
de  T.  S.  F.  rapprochés,  et  de  veiller  sur  des  cargos  signalés 
comme  devant  quitter  Bilbao.  Le  Guichen  ira  ensuite  station- 
ner dans  les  eaux  marocaines.  Par  suite  de  l'avance  des  armées 
ennemies  en  Belgique,  on  remplace  provisoirement  le  Havre 
par  Saint-Nazaire  comme  base  de  l'armée  anglaise,  d'oii  une 
modification  et  un  allongement  dans  la  couverture  des  trans- 
ports. 11  faut  même  prévoir  l'évacuation  de  nos  ports  du  Nord, 
ce  qui  n'empêche  pas  d'avoir  à  défendre  nos  côtes  et  à  agir 
contre  celles  des  Flandres.  Deux  contre-torpilleurs  construits 
à  Nantes  pour  la  République  Argentine,  V Aventurier  et  Vlntré- 
pide,  sont  envoyés  à  Dunkerque  avec  le  Capitaine  Mehl  et  le 
Fraîicis  Garnier,  sous  la  direction  du  Dunois,  pour  soutenir 
l'aile  gauche  des  Alliés.  Ils  coopèrent  avec  des  canonnières  et 
des  torpilleurs  anglais  au  bombardement  de  la  côte  belge, 
le  long  de  laquelle  les  Allemands  ont  progressé.  L'établis- 
sement par  ces  derniers  de  batteries  de  gros  calibres  sur  les 
dunes  et  dans  l'Ouest  d'Ostende,  l'inondation  de  la  région  de 
Nieuport  et  le  mouillage  de  mines  ne  tarderont  pas  à  limiter 
leur  utilisation.  Ils  resteront  néanmoins  à  Dunkerque  et 
rempliront  les  missions  les  plus  variées.  Enfin,  il  y  avait  à 
évacuer  les  émigrés  belges  et  à  transporter  des  divisions 
françaises  de  renfort,  envoyées  dans  le  Nord  via  le  Havre  et 
Cherbourg. 

Les  contre-torpilleurs  fournissaient  un  service  des  plus 
pénibles,  à  commencer  par  les  escortes  nécessaires  à  la  protec- 
tion des  transports  de  toute  espèce.  Une  escadrille  se  rendait  au 
Havre  afin  d'assurer  la  sécurité  de  la  nombreuse  flotte  commer- 
ciale qui  en  fréquentait  le  port.  Lorsque  la  bataille  de  l'Yser  eut 
définitivement  écarté  la  menace  allemande  sur  Calais,  une  autre 
escadrille  fut  détachée  pour  patrouiller  dans  le  couloir  demeuré 
libre  entre  la  côte  française  et  la  zone  des  filets.  Les  atterrages 
de  Dieppe  et  de  Cherbourg  demandèrent  aussi  à  être  défendus 
par  des  détachemens  de  torpilleurs.  Et  tout  cela,  dont  la  stalis- 


336  REVUE    DES    DEUX   MONDES* 

tique  serait  saisissante,  sans   le  moindre  relâchement  dans  la 
croisière  en  Manche  occidentale. 

Quant  à  nos  sous-marins,  ils  furent  d'abord  employés 
comme  nous  l'avons  expliqué  d'autre  part.  A  la  fin  de  sep- 
tembre, la  raréfaction  des  croiseurs  allemands  ayant  permis 
d'alléger  la  surveillance  sur  les  lignes  du  Cotentin,  l'amirauté 
britannique  nous  demanda  de  participer  à  certaines  expéditions 
de  submersibles  dans  la  mer  du  Nord,  sur  lesquelles  je  m'abs- 
tiendrai de  fournir  le  moindre  détail,  parce  qu'elles  pourraient 
se  renouveler.  Un  des  nôtres  prit  part  entre  autres  à  un  raid 
contre  Héligoland,  et  rentra  avarié  à  Cherbourg  (décembre 
1914).  Nos  sous-marins  n'avaient  décidément  pas  d'assez  bons 
moteurs  pour  entreprendre  d'aussi  longs  parcours.  Comme  nos 
torpilleurs,  ils  eurent  vite  besoin  de  réparations  importantes, 
dues  aux  économies  réalisées  sur  leur  entretien  pendant  la  paix. 
Des  retubages  de  chaudières  et  des  réfections  de  tous  genres 
s'imposèrent  assez  vite,  et  on  eut  grand'peine  à  les  réaliser  en 
combinant  les  ressources  des  quatre  premiers  arrondissemens 
maritimes.  Oh!  les  misères  que  ces  petits  bàtimens  endu- 
rèrent pendant  l'hiver  1914-1915,  et  la  rage  de  leurs  officiers 
et  équipages  de  ne  pas  être  mieux  outillés  pour  combattre!... 

* 

Tel  est  le  rôle  de  la  Deuxième  escadre  légère,  depuis  le 
début  des  hostilités  jusqu'au  jour  où  la  destruction  des  der- 
nières unités  de  surface  que  l'ennemi  eût  encore  à  la  mer,  et 
l'apparition  de  ses  sous-marins,  vinrent  rendre  le  maintien  de 
grands  bàtimens  de  guerre  au  large  aussi  inutile  que  dange- 
reux. Les  croiseurs  de  l'amiral  Weymiss  étaient  déjà  rentres 
au  port  depuis  plusieurs  semaines,  lorsqu'on  se  décida  à  rappe- 
ler les  nôtres.  Durant  leur  morne  et  rude  faction  de  plus  de 
huit  mois,  ils  n'avaient  pas  parcouru  moins  de  40  000  milles 
marins,  presque  deux  fois  le  tour  du  monde.  Mais  la  garde  fut 
si  bien  montée  par  eux  et  par  nos  flottilles  que,  malgré  l'appât 
représenté  par  le  prodigieux  mouvement  de  transit  que  la 
guerre  a  développé  entre  la  France  et  l'Angleterre,  les  Alle- 
mands n'ont  jamais  osé  pénétrer  en  Manche,  exception  faite 
pour  quelques  courtes  et  très  rares  incursions  de  submersibles. 
Nos  officiers  et  équipages  ont  d'ailleurs  assez  amèrement 
regretté  de  ne  pas  avoir   été   aussi  favorisés   que  les  Anglais 


i.A    DEUXIÈME    ESCADRE    LÉGÈRE. 


337 


lesquels  eurent  plusieurs  heureuses  rencontres  avec  l'ennemi 
dans  la  mer  du  Nord,  dont  les  deux  belles  victoires  navales  du 
Dogger  Bank  et  du  Jutland.  <(  Si  au  moins  nous  tombions 
sur  quelque  croiseur  allemand  rentrant  de  campagne,  fùt-il 
beaucoup  plus  fort  que  nous!  » —  m'e'crivait  un  jeune  officier. 
Faute  (îe  quoi  le  public  a  pour  ainsi  dire  ignoré  la  part  consi- 
dérable qui  revient  à  nos  marins  du  Nord  dans  le  succès  de 
notre  résistance  contre  l'envahisseur.  A  leur  actif  il  n'a  retenu 
que  le  nom  de  Ûixmude,  que  lui  ont  fait  connaître  les  commu- 
niqués du  généralissime  et  que  M.  Gh,  Le  Goffic  a  célébré  ici 
même  en  des  pages  fameuses.  A  n'en  pas  douter,  ceux  qui  arrê- 
tèrent l'armée  allemande  en  marche  sur  Calais  sont  des  héros 
et  jamais  on  ne  leur  rendra  assez  hommage.  Mais  parce  que  le? 
autres  n'ont  pas  eu  l'occasion  de  se  faire  tuer  avec  éclat,  les 
horribles  disparitions  par  suite  de  mines  ou  de  torpilles  dues  à 
la  guerre  sôus-marine  ayant  fini  par  devenir  presque  banales, 
faut-il  oublier  que,  sans  eux,  les  victoires  de  la  Marne  et  de 
l'Yser  n'auraient  pas  eu  de  lendemain? 

Le  remplacement  de  l'amiral  Rouyer  (27  octobre  1914) 
marque  la  fin  d'une  phase  caractéristique  des  opérations  dans  la 
Manche  et  dans  le  golfe  de  Gascogne.  Partout  chassés  de  la 
surface  des  mers,  les  Allemands  vont  avoir  recours  aux 
submersibles,  et  en  faire  un  emploi  que  nous  n'avions  pas  su 
prévoir,  malgré  les  enseignemens  de  l'amiral  Aube,  dont  s'ins- 
pirèrent nos  ennemis.  Jugeant  des  leurs  d'après  les  nôtres, 
nous  nous  refusions  à  en  admettre  l'efficacité.  Il  fallut  les  san- 
glantes leçons  de  l'expérience  pour  qu'on  y  cherchât  remède.  Ce 
furent  d'ailleurs  les  Anglais,  beaucoup  plus  menacés  que  nous, 
qui  recoururent  les  premiers  à  l'armement  des  chalutiers,  les- 
quels vont  remplacer  les  navires  proprement  dits  de*  combat 
dans  la  chasse  aux  sous-marins.  Braves  petits  chalutiers!  C'est 
sur  leur  entrée  en  scène,  véritable  révolution  dans  les  méthodes 
de  la  guerre  navale,  que  je  terminerai  ce  récit,  me  réservant 
pour  une  autre  fois  de  conter  leurs  inlassables  et  trop  souvent 
mortelles  randonnées,  à  la  poursuite  d'un  invisible  et  insaisis- 
sable ennemiii 

Commandant  Emile  Vedel. 


TOME  XLII.  —  1917, 


CE  QUE  LE  MONDE  CATHOLIQUE 

DOIT  A  LA  FRANCE 


I 


LA.  FRANGE  AU  BERCEAU  DE    L'ÉGLISE 

CROISADES  ET  PROTECTORAT 

LES     ROIS    TRÈS    CHRÉTIENS 


On  a  dit  fréquemment  ce  que  la  France  doit  au  catholi- 
cisme :  ceux-là  seuls  l'ignorent  encore  qui  veulent  l'ignorer. 
L'heure  d'histoire  que  nous  vivons  nous  commande  d'indiquer, 
inversement,  ce  que  le  monde  catholique  doit  à  la  France. 
Dans  l'univers  en  armes,  quelques  nations  se  rencontrent, 
dont  les  chancelleries  s'affirment  toujours  neutres;  mais  par- 
tout les  cœurs  ont  commencé  d'opter.  L'option  de  certains 
catholiques  «  neutres  »  est  parfois  douloureuse  pour  nous  : 
leur  presse,  leurs  manifestations,  leurs  silences  semblent 
attester  qu'entre  la  France  qui  ne  suivit  pas  Calvin  et  la 
Prusse  qui  suivit  Luther,  c'est  vers  celle-ci  qu'ils  inclinei-aient. 
Nous  osons  croire  qu'un  regard  sur  quelques  pages  de  notre 
passé,  sur  quelques  traits  de  notre  génie,  leur  persuaderait  de 
reviser  leur  jugement  :  au  nom  de  l'équité,  au  nom  de  la  com- 
munauté de  foi,  nous  espérons  de  leur  impartialité  ce  début  de 
résipiscence. 

Ils  pourront  continuer  de  dénoncer  nos  fautes  et  d'accuser 
nos  péchés  :  tout  homme  est  pécheur  et  tout  peuple  est  pécheur.; 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.         339 

La  France,  non  moins  qu'eux-mêmes,  est  soumise  à  cette  loi. 
Mais  nous  avons  le  droit  de  dire  qu'ils  connaissent  mal  la 
France,  lorsqu'ils  ignorent  ou  lorsqu'ils  taisent  l'attrait  perma- 
nent d'un  certain  nombre  d'âmes  françaises  pour  les  besognes 
rédemptrices  et  pour  les  he'roïques  activités  du  repentir.  Les 
«  convertis  »  et  les  pénitentes  dont  l'humilité  fut  l'une  des 
gloires  de  notre  dix-septième  siècle,  et  les  troupes  mortifiées  de 
religieuses  dites  «  réparatrices,  »  que  notre  dix-neuvième  siècle 
multiplia,  représentent  à  leur  façon  l'un  des  aspects  de  la 
France.  Aux  justiciers  improvisés  qui  dressent  avec  âpreté  le 
bilan  de  nos  défaillances,  qu'il  nous  soit  permis  d'opposer  un 
autre  bilan,  celui  des  expiations  volontaires  qui  tenacement  en 
poursuivaient  le  rachat. 

Fatigués  à  la  longue  de  nous  interpeller  sur  nos  torts,  ils 
nous  reprocheront,  peut-être,  d'attacher  trop  de  prix  à  nos 
services.  Et  s'ils  veulent  dire,  simplement,  qu'il  n'y  a  pas  de 
commune  mesure  entre  les  bienfaits  que  l'Eglise  réserve  à  ses 
ouailles  et  les  bons  offices  qu'elles  peuvent  lui  rendre,  nous  en 
conviendrons  aisément,  joyeusement;  car  l'insolvabilité,  qui 
vis-à-vis  des  hommes  est  un  tourment,  devient,  vis-à-vis  de 
Dieu,  la  suprême  joie  de  l'amour.  Loin  de  nous  là  pensée  de 
poser  ici  notre  France  en  créancière  de  la  puissance  spirituelle  1 
Il  ne  serait  plus  un  fils  de  l'Eglise,  le  peuple  qui  cesserait  de  se 
sentir  son  débiteur.  Les  révélations  qu'elle  projette  sur  nos  vies, 
les  disciplines  dont  elle  les  encadre,  les  grâces  dont  elle  leur 
propose  l'acceptation,  apparaissent  à  ceux  qui  croient  en  elle 
comme  échappant  à  l'évaluation  des  comptabilités  humaines  : 
leur  foi  même  leur  remontre  qu'ils  ne  pourront  jamais  lui 
rendre  l'équivalent  de  ce  qu'ils  lui  doivent,  et  que  leur  dévoue- 
ment n'acquittera  jamais  leur  gratitude. 

Mais  s'il  est  exact  d'affirmer  que  dans  le  corps  de  l'Église 
chaque  peuple  a  son  rôle  à  jouer,  —  un  rôle  de  membre,  — 
et  que  tous  les  peuples,  «  membres  les  uns  des  autres,  »  sont 
appelés  à  collaborer,  et  que  de  l'enchevêtrement  de  leurs  rôles 
résulte  la  vie  collective  du  corps  commun,  le  membre  qu'est 
la  France  peut,  sans  fatuité,  réclamer  des  autres  membres 
reconnaissance  et  respect.  Se  tournant  vers  les  catholiques  du 
dehors,  la  France  a  le  droit  de  leur  dire  :  «  Que  vous  !e  vou- 
liez ou  non,  je  tiens  une  place  dans  l'histoire  de  vos  âmes; 
je  la  tiens  par  mes  soldats  et  par  mes  missionnaires,  par  mes 


340  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

penseurs  et  par  mes  artistes,  par  mes  saints  et  par  mes  sanc- 
tuaires; rentrez  en  vous-mêmes  et  connaissez-vous  vous-mêmes; 
vous  y  retrouverez  quelque  chose  de  mon  apport.  Bénéficiant 
-de  la  vie  de  l'Eglise,  vous  tirez  dès  lors  avantage  de  tout  ce  que 
j'ai  fait  et  de  tout  ce  que  je  fais  en  vue  d'enrichir  et  d'épanouir 
cette  vie.  Et  si,  remontant  dans  le  passé  de  votre  peuple,  il  vous 
advient  peut-être  de  discerner  mon  inlluence  à  certains  tournans 
de  sa  vie  spirituelle,  j'ai  confiance  qu'alors,  vous  qui  diffamiez 
une  partie  de  moi-même  et  négligiez  d'observer  l'autre,  vous 
commencerez  au  moins  de  m'accorder  votre  justice,  et  le  reste 
par  surcroît.  » 

I 

La  première  page  de  l'histoire  franque,  —  celle  dont  Clovis 
est  le  héros,  —  fut  décisive  pour  la  fortune  du  Christ.  Observons 
l'Occident  vers  le  milieu  du  cinquièn  '  siècle  :  au  nom  de 
l'Empire  et  contre  l'Empire,  des  barbares  régnent  partout,  sur 
les  populations  romaines.  Ils  s'appellent  Genséric  en  Afrique, 
Ricimer  en  Italie,  Théodoric  et  Euric  en  Aquitaine;  et  tous  se 
font  du  Christ  une  idée  qui  n'est  pas  celle  de  l'Eglise  de  Rome. 
Ils  adorent  un  Christ  diminué,  déchu  de  son  éternité,  un  Christ 
qui  n'ose  plus  être  pleinement  Dieu,  le  Christ  d'Arius.  Derrière 
leurs  armes  victorieuses,  c'est  ce  Christ-là  qui  chemine  :  Gépides 
et  Ostrogoths  propagent  en  Germanie  sa  gloire  pâlie;  et  les 
Wisigoths,  surtout,  sont  pour  lui  d'infatigables  fourriers.  Ils 
le  portent  chez  les  Suèves  d'Espagne,  chez  nos  Bourguignons; 
et  les  uns  et  les  autres  cessent  d'être  catholiques.  «  La  nation 
wisigothe,  écrit  Jornandès,  attire  de  toutes  parts  aux  pratiques 
de  la  secte  arienne  tous  les  peuples  qui  parlent  sa  langue.  »  Le 
Christ  de  Rome  et  de  Nicée,  le  Christ  d'Athanase  et  du  pape 
Jules,  garde  ses  évêques,  ses  prêtres,  ses  fidèles,  parmi  les  popu- 
lations romaines  sur  lesquelles  s'asseoient  les  souverainetés  bar- 
bares. Mais  Euric  se  fait  persécuteur;  il  emprisonne,  il  exile;  et 
l'cvèque  Sidoine  écrit  douloureusement  «  Le  nom  de  catholique 
est  tcllementodieuxàsaboucheetàson  cœur,  que  l'on  peut  douter 
s'il  n'est  pas  plutôt  le  chef  de  sa  secte  que  le  roi  de  sa  nation.  » 
Il  semblait  que  saint  Prosper  eût  trromphé  trop  tôt  lorsqu'il 
avait  chanté  Rome  «  s'assujeltissant  par  la  religion  ce  qu'elle 
n'avait  pu  subjuguer  par  les  armes.  »  Avec  les  barbares  et  par 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.  341 

les  barbares,  l'arianisme  régnait,  et  menaçait  l'Eglise  de  Rome 
de  n'être  plus  qu'une  vaincue. 

[Jn  nouveau  tlot  survint  :  Glovis  le  conduisait.  Ce  flot  des- 
cendait de  la  région  de  Tournai,  où  les  ariens  venaient  de 
déposer  un  évêque  catholique;  et  l'arianisme,  guettant  cette 
nouvelle  famille  de  barbares,  avait  déjà  séduit  la  sœur  même  de 
Clovis.  Mais  l'ascendant  de  sa  femme  Glotilde,  —  uneBurgonde 
demeurée  catholique,  —  fit  prévaloir  auprès  de  lui  les  démarches 
des  évêques  gallo-romains;  il  élut  un  de  leurs  baptistères,  celui 
de  Reims,  pour  être  fait  chrétien,  u  La  Providence  divine,  lui 
écrivait  aussitôt  des  lointains  bords  du  Rhône  l'archevêque 
saint  Avit,  a  découvert  l'arbitre  de  notre  temps.  Le  choix  que 
vous  avez  fait  pour  vous-même  est  une  sentence  que  vous  avez 
rendue  pour  tous.  Votre  profession  de  foi,  c'est  notre  victoire 
k  nous.  »Ily  avait  enfin,  pour  la  première  fois  depuis  cent  ans, 
un  chef  barbare  dont  l'âme  cherchait  à  Rome  son  Credo;  et  ce 
chef  était  un  conquérant. 

Entre  lui  et  les  Wisigoths  ariens,  la  lutte  .s'engagea  :  il  fut 
vainqueur.  «  Le  roi  Clovis,  commentera  plus  tard  Grégoire 
de  Tours,  confessa  l'indivisible  Trinité,  et  puis,  aidé  par  elle, 
il  accabla  les  princes  hérétiques.  »  Repliés  à  jamais  vers  les 
Pyrénées,  ils  durent  les  repasser,  en  531,  sous  une  dernièi"e 
poussée  du  Franc  Childebcrt.  La  puissance  politique  sur  laquelle 
s'appuyait  de  préférence  le  Christ  arien  était  déracinée  de  la 
Gaule  par  les  Francs.  Ce  fut  en  534  le  tour  de  l'autre  royaume 
011  Tarianisme  un  instant  s'était  complaisamment  étalé  :  la 
Burgondie.  Elle  succombait  devant  les  armes  franques.  Romains 
et  barbares,  en  Gaule,  avaient  désormais  la  même  foi,  qui 
scellait  la  fraternité  nouvelle  de  leurs  âmes  :  Clovis  et  sa  famille 
avaient,  en  faveur  de  Rome,  opéré  cette  révolution. 

Mais  saint  Avit  ouvrait  aux  Mérovingiens  de  plus  vastes 
horizons,  k  Puisque  Dieu  veut  bien  se  servir  de  vous  pour 
gagner  toute  votre  nation,  écrivait-il  à  Clovis,  oflVez  une  part 
da  trésor  de  foi  qui  remplit  votre  cœur  à  ces  peuples  assis  au 
delà  de  vous,  et  qui,  vivant  dans  leur  ignorance  naturelle,  n'ont 
pas  encore  été  corrompus  par  les  doctrines  perverses  ;  ne 
craignez  pas  de  leur  envoyer  des  ambassades,  et  de  plaider 
auprès  d'eux  la  cause  de  Dieu  qui  a  tant  fait  pour  les  Francs.  « 

Saint  Avit  dessinait  ainsi  la  vocation  missionnaire  de  la 
France  :  il  montrait  au  loin  les  païens.  Mais  fant  qu'il  resta 


342 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


des  ariens,  c'est  d'eux,  tout  d'abord,  que  la  famille  mérovin- 
gienne s'occupa  :  elle  leur  envoya  des  ambassadrices.  Une 
Clotilde,  une  Ingonde  s'en  furent  au  delà  des  Pyrénées  préluder 
à  la  conversion  de  l'Espagne  wisigothe  ;  une  Clodoswinde, 
mariée  chez  les  Lombards,  mettait  en  ligne,  contre  l'aria- 
nisme,  les  argumens  que  lui  expédiait,  de  Trêves,  son  corres- 
pondant saint  Nicet.  Le  nom  d'arien  allait  bientôt  devenir  une 
façon  d'outrage  dont  on  stigmatiserait,  jusqu'en  plein  Moyen 
âge,  quiconque  serait  suspect  d'hérésie;  et  le  Christ  de  Glovis, 
le  Christ  de  Reims  et  de  Rome,  successivement  adopté  par  les 
diverses  nations  barbares,  régnait  définitivement  sur  l'Europe 
occidentale,  en  Fils  éternel  du  Père,  tel  que  les  grands  conciles 
l'avaient  délini. 


Il 

Sa  royauté,  au  bout  de  deux  siècles,  fut  l'objet  d'une  formi- 
dable menace.  «  Les  royaumes  du  monde,  avait  dit  Mahomet, 
se  sont  présentés  devant  moi,  et  mes  yeux  ont  franchi  la  dis- 
tance de  l'Orient  à  l'Occident.  Tout  ce  que  j'ai  vu  fait  partie  de 
la  domination  de  mon  peuple.  »  Les  Arabes  voulurent  que 
l'Espagne  et  la  France,  peuple  du  Christ,  devinssent  le  peuple 
de  Mahomet.  Les  colonnes  d'Hercule  barraient  les  portes  de  la 
chrétienté  :  Tharik  fit  effraction,  leur  imposa  son  nom,  Djebol- 
Tarik,  Gibraltar;  et  il  passa.  Un  autre  flux  enval\isseur  succéda, 
s'épandant  sur  toute  l'Espagne  :  Moussa,  d'avance,  en  avait 
tracé  la  route;  au  delà  de  l'Espagne,  il  visait  la  «Grande 
.Terre,  »  la  France,  et  voulait  s'en  retourner  ensuite  vers 
Damas,  par  l'Allemagne,  par  les  Balkans,  par  l' Asie-Mineure. 
Parmi  les  compagnons  de  ce  visionnaire  octogénaire,  il  en  était 
un,  son  aîné  de  vingt  ans,  qui  avait  connu  Mahomet  :  dans  ces 
têtes  branlantes,  toutes  les  ambitions  de  l'Islam  avaient 
conservé  leur  jeunesse;  elles  voulaient  que  les  vagues  isla- 
miques, submergeant  l'Europe,  franchissent  la  distance  de 
l'Occident  à  l'Orient,  comme  s'étaient  promenés,  de  l'Orient  à 
l'Occident,  les  regards  du  Prophète.  Entre  le  rêve  et  l'exécution, 
un  obstacle  s'interposait  :  la  France. 

L'Islam,  en  721,  commença  de  la  violer.  Le  duc  Eudes 
d'Aquitaine,  sous  les  murs  de  Toulouse,  fit  payer  cher  aux 
Arabes  d'Elsamah  cette  première  tentative.  Narbonne  pourtant 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANGE.         343 

succomba,  et  l'on  put  croire  que  la  Méditerranée  serait  bientôt 
une  mer  musulmane.  D'autres  incursions  survinrent,  insultant 
Lyon,  Màcon,  Dijon,  pillant  les  couvens  et  les  églises,  et  traî- 
nant chez  nous  des  hommes  de  l'Atlas,  et  du  Sahara,  et  de 
l'Arabie,  qui  venaient  s'installer.  Un  jour  de  732,  toute  cette 
cohue  cessa  de  s'éparpiller  :  Abdérame  la  lança  vers  la  vallée 
de  la  Loire.  Au  passage  de  la  Dordogne,  il  y  eut  tant  de  chré- 
tiens tués,  que  «  Dieu  seul  put  se  faire  une  idée  de  leur 
nombre,  »  et  dans  cette  armée,  folle  de  vaincre,  le  butin  s'en- 
tassait. Elle  visait  Saint-Martin  de  Tours;  elle  rencontra  Charles 
Martel,  (c  Telle  marteau,  lit-on  dans  les  Chroniques  de  Saint- 
Denis,  qui  brise  et  froisse  le  fer  et  l'acier  et  tous  les  autres 
métaux,  ainsi  Charles  froissait-il  et  broyait-il  par  la  bataille 
tous  ses  ennemis.  »  La  plaine  de  Poitiers,  comme  la  plaine  de 
Toulouse,  devint  pour  la  foule  musulmane  le  pavé  des  martyrs. 
L'Islam,  après  sept  jours,  recula,  et  plus  jamais  il  ne  revint.  Il 
y  avait  cent  ans  exactement  que  Mahomet  était  mort  :  la 
semaine  de  Poitiers  termina  brutalement,  par  un  définitif 
reflux,  un  siècle  d'expansion  progressive,  incoercible.  L'épée  de 
Charles  Martel  signifiait  aux  deux  moitiés  du  monde,  la  moitié 
islamique  et  la  moitié  chrétienne,  que  Mahomet  n'irait  pas 
plus  loin.  A  l'abri  du  mur  qu'avaient  opposé  les  Francs,  et  dont 
Pépin  le  Bref  consolida  les  assises  en  reprenant  aux  Arabes 
notre  littoral  méditerranéen,  la  chrétienté  occidentale  pouvait 
désormais  se  constituer,  à  l'écart  de  l'Islam,  contre  l'Islam. 

III 

Mais  autour  du  Latran,  cime  de  cette  chrétienté,  les  nuages 
s'accumulaient.  Les  équipées  lombardes,  chaque  jour  plus 
indiscrètes,  apparaissaient  aux  Romains  comme  l'humiliant 
prodrome  d'une  domination  barbare.  «  Peuple  spécial  de  saint 
Pierre,  de  l'Eglise,  »  ils  tenaient  à  rester  Romains,  et  le  Pape 
voulait  ce  que  voulait  son  peuple.  La  pompeuse  faiblesse  de 
Byzance  ne  pouvait  plus  rien  pour  lui.  Et  les  Lombards,  rôdant 
aux  abords  de  la  Ville  Eternelle,  commençaient  de  saccager  ces 
colonies  agricoles  dont  les  revenus  aidaient  le  Pape  à  faire 
vivre,  dans  Rome,  le  menu  peuple  chrétien.  C'était  là  grand 
dommage  et  grand  deuil  pour  le  u  vénérable  clergé  de  la  sainte 
Eglise  de  Dieu,  »  car  il  avait  besoin  de  ces  petites  gens  pour 


ui 


ttEVtJE  «ES    DEUX    MONDE». 


tenir  en  respect  l'aristocratie  militaire,  toujours  menaçante 
pour  sa  liberté  spirituelle.  Ainsi  chancelait  l'équilibre  du  fragile 
et  précaire  édifice  où  la  Papauté  vivait  au  jour  le  jour,  disgra- 
cieusement  logée. 

Moralement  responsable  du  sort  de  Rome  vis-à-vis  des 
Romains,  effectivement  respoasable  des  libertés  de  l'Église  vis- 
à-vis  de  Dieu,  le  pape  Etienne  II  s'inquiétait.  Au  déclin  de 
l'année  753,  il  passa  les  Alpes,  pour  aller  voir  Pépin,  fils  du 
glorieux  Martel,  ce  Pépin  dont  sou  prédécesseur,  le  pape  Zacha- 
rie,  avait  ordonné  qu'il  fût  roi.  Etienne  l'implora  u  pour  la 
cause  de  saint  Pierre  et  pour  la  république  des  Romains.  » 
Pape  et  roi  conférèrent  :  Pépin  accepta  d'être  «  commis  par 
Etienne,  —  lui  et  ses  fils,  —  à  la  protection  de  l'Eglise  et  du 
peuple  de  Rome.  »  Le  litre  de  pal-Mce  des  Romains,  dont 
Etienne  décora  Pépin,  marquait  au  duc  de  Rome,  —  et  même 
à  l'exarque  de  Ravenne,  si  d'aventure  il  en  existait  encore  un, 
—  que  ces  autorités  byzantines  étaient  périmées,  et  que  la  seule 
puissance  séculière  dont  désormais/  les  Romains  voulaient 
entendre  parler  était  celle  des  Francs. 

Astolf,  roi  des  Lombards,  apprit  bientôt  à  ses  dépens  que 
cette  puissance  ne  chômait  point.  Deux  fois  vaincu,  il  dut  rendre 
au  roi  des  Francs  toutes  les  terres  qu'il  avait  conquises  sur 
l'empire  de  Byzance  :  et  le  roi  des  Francs  les  céda  «  pour  tou- 
jours »à  l'apôtre  Pierre.  Gharlemagne  les  défendit,  les  arrondit, 
et  l'acte  par  lequel  le  pnpe  Léon  III,  à  la  Noël  de  l'an  800,  fit 
de  lui,  dans  Saint-Pierre,  l'empereur  des  Romains,  ratifia  cet 
autre  geste  par  lequel  la  tutélaire  puissance  des  Francs  avait 
remplacé,  près  du  Pape,  l'impuissante  et  inconsistante  tutelle 
des  empereurs  de  Byzance. 

«  Pour  toujours,  »  avait  stipulé  Pépin  dans  sa  donation* 
Entre  la  générosité  du  roi  franc  et  les  éloquens  et  suprêmes 
plaidoyers  d'un  Dupanloup  réclamant  en  vain  pour  le  pape 
Pie  IX  l'intégrité  du  don  fait  au  pape  Etienne  II,  onze  siècles 
passèrent.  Pépin,  pour  onze  siècles,  avait  logé  la  papauté: 
problème  ardu  s'il  en  fut,  Jésus  la  laissa  sur  terre,  derrière 
lui.  Il  faut  qu'elle  s'y  enracine,  et  qu'elle  y  besogne,  et  qu'elle 
s'y  tienne  à  la  disposition  de  tous,  à  proximité  de  tous,  servante 
des  serviteurs  de  Dieu  ;  et  d'autre  part,  pour  être  respectée,  il 
faut  qu'elle  apparaisse  libre,  indépendante  de  toute  souveraineté 
terrestre,  étrangère  à  toute  inlluence  terrestre,  dégagée,  si  faire 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.         Sl^ 

<■ 

çè  pouvait,  de  tout  voisinage  terrestre.  Voilà,  son  vouloir,  et 
voilà  le  vouloir  des  consciences  chrétiennes.  C'est  apparemment 
un  paradoxe  qu'un  tel  vouloir;  car  on  ne  peut  être,  à  la  fois, 
sur  terre  et  au-dessus  de  la  terre.  Mais  dans  ce  paradoxe  même, 
il  y  a  une  ide'e-force,  avec  laquelle  les  réalite's  politiques 
devaient  entrer  en  compromis  :  l'établissement  territorial  que 
constitua  Pépin  fut  un  essai  de  compromis,  dont  la  longue 
durée  mérite  l'hommage  de  l'histoire. 

Le  don  de  Pépin  au  Saint-Siège  n'est  plus  qu'un  souvenir; 
le  don  du  Saint-Siège  à  Pépin  subsiste.  Le  pape  Paul,  en  757, 
avait,  à  la  demande  de  Pépin,  dédié  dans  Saint-Pierre  un  sanc- 
tuaire à  sainte  Pélronille,  réputée  fille  de  l'Apôtre  :  la  France, 
dans  cette  chapelle,  se  considérait  comme  chez  elle.  «  Rome 
mérite  qu'on  l'aime,  écrira  plus  tard  Montaigne,  confédérée  de 
si  longtemps  et  par  tant  de  titres  à  notre  couronne.  »  La  cha- 
pelle de  sainte  Pétronille  attestait  cette  «  confédération.  »  La 
France  avait  là  des  droits  que,  de  temps  à  autre,  nos  diplomates 
exhumaient  :  une  dépêche  du  cardinal  d'Ossat,  une  dépêche  de 
Chateaubriand,  faisaient  valoir  notre  patronat  sur  ce  petit  sanc- 
tuaire. Le  pouvoir  temporel  avait  depuis  dix-neuf  ans  disparu, 
lorsqu'en  1889  le  cardinal  Langénieux  et  les  pèlerins  de  la 
France  ouvrière,  l'ambassadeur  Lefebvre  de  Béhaine  et  le  pape 
Léon  XIII,  se  trouvèrent  d'accord  pour  restaurer  en  tout  son 
éclat  l'antique  fondation.  L'offrande  d'un  nouveau  reliquaire 
revivifia  les  souvenirs;  et  sur  le  reliquaire  celte  inscription 
s'alignait  :  «  Garde  sous  ton  patronage,  ô  Pétronille,  le  pacte 
d'alliance  aujourd'hui  ressuscité  que  conclurent  jadis,  sous  tes 
auspices,  la  mère  Eglise  et  la  France  sa  fille  ainée,  757-1889.  » 
Dételles  alliances  de  dates  n'étaient  pas  pour  effrayer  Léon  XIII  : 
il  remplissait  encore  les  fonctions  de  pontife,  en  jetant  à  travers 
l'histoire,  d'un  geste  imprévu,  certaines  arches  de  pont. 

IV 

De  Maistre  écrit  en  son  livre  Du  Pape.-  «  Les  Français 
eurent  l'honneur  unique,  et  dont  ils  n'ont  pas  été  à  beaucoup 
près  assez  orgueilleux,  celui  d'avoir  constitué  (humainement) 
l'Eglise  catholique  dans  le  monde,  en  élevant  son  auguste  chef 
au  rang  indispensablement  dû  à  ses  fonctions  divines.  «Quelque 
unique  que  fût  cet  honneur,  un  autre,  plus  insigne  encore,  atten- 


346  .  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

dait  la  France.  Pépin  venait  d'installer  l'armature  terrestre  dans 
laquelle  devaient  s'encadrer,  conformément  à  sa  constitution 
divine,  la  vie  et  l'action  de  la  papauté.  Des  siècles  succédèrent, 
le  dixième,  le  onzième,  oi^i,  malgré  les  commodités  territoriales 
dont  jouissait  désormais  le  Saint-Siège,  la  constitution  divine 
de  ce  pouvoir  parut  elle-même  se  voiler.  Il  devint  la  propriété 
des  hautes  familles  romaines,  puis  des  empereurs  saxons;  et  la 
chrétienté  s'aperçut  un  jour,  suivant  le  mot  de  Mgr  Duchesno, 
qu'  «  on  devenait  pape  à  l'avancement,  dans  la  hiérarchie  de 
l'Eglise  germanique.  »  Il  fallait  un  instrunlent  bien  fort,  pour 
extirper  ces  abus  :  l'instrument  se  forgea  en  France. 

En  l'année  910,  au  lendemain  même  de  certains  scandales 
qui  ternissaient  le  prestige  de  la  papauté,  Guillaume,  duc 
d'Aquitaine,  avait  offert  «  aux  apôtres  Pierre  et  Paul  »  un 
rendez-vous  de  chasse,  qu'il  possédait  dans  le  Maçonnais  :  il 
voulait  qu'à  la  turbulence  des  chenils  succédât,  dans  ce  coin 
de  terre  sauvage  encore,  la  pacifique  prière  des  Bénédictins,  et 
que  ces  moines  ne  relevassent  que  du  Saint-Siège.  De  cet  acte 
de  confiance  envers  une  papauté  qui  paraissait  décadente,  l'ordre 
de  Cluny  était  né.  Parmi  l'immense  morcellement  féodal,  le 
Siège  Apostolique  faisait  l'effet  de  n'être  plus  qu'un  pouvoir 
local.  Planant  par-dessus  i'éparpillement  des  fiefs  et  la  variété 
même  des  nations,  l'ordre  de  Cluny  rendit  à  l'Eglise  la  notion 
d'unité  et  aux  Papes  la  conscience  de  leur  souveraineté. 

Odon,  qui  mit  vraiment  l'Ordre  en  branle,  avait  quitté  sa 
.stalle  de  Saint-Martin  de  Tours  pour  s'en  aller  à  Rome  :  il 
s'en  était  revenu,  plein  de  tristes  visions.  Tout  autre  en  eût 
conclu  :  Rome  se  meurt.  Mais  les  Glunisiens,  comme  le  dira 
plus  tard  Grégoire  VII,  imitèrent  les  saintes  femmes  de  l'Evan- 
gile, venant  veiller  et  prier  devant  le  sépulcre  du  Maître.  Ils 
croyaient,  —  d'une  foi  qui  savait,  —  que  pour  le  vicariat  du 
Christ  l'heure  de  la  résurrection  était  proche.  Tels  les  Grecs 
du  vii^  siècle  avant  notre  ère,  qui  s'en  allaient  jalonner  de  leurs 
industrieuses  colonies  le  littoral  barbare,  tels  les  moines  clpni- 
siens,  s'éloignant  douze  par  douze  de  leur  patrie  la  France, 
édifièrent  à  travers  l'Europe  deux  mille  foyers  de  prière,  de 
travail  et  d'influence  spirituelle,  d'ardente  et  laborieuse 
confiance  dans  le  renouveau  de  l'Eglise  de  Dieu.  «  C'est  le  plus 
noble  membre  de  mon  royaume,  »  dira  Louis  VI  au  sujet  de 
Cluny;  et  un  abbé  de  l'Ordre  pourra  se  flatter,  au  xii®  siècle, 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOf.IOTIE    DOIT    A    LA    FRANCE.  347 

d'avoir  pour  amis   presque  tous  les  prêtres  de  l'Eglise  latine. 

Les  Glusiniens  connurent  cette  bonne  fortune,  à  l'heure  où 
la  Papauté'  avait  besoin  d'eux,  de  posséder  des  abbés  qui  avaient 
une  longévité  de  patriarches.  Saint  Mayeul,  saint  Odilon,  saint 
Hugues,  remplirent  à  eux  trois,  de  96.5  à  1109,  une  période  de 
cent  quarante-quatre  ans,  et,  xlurant  cette  période,  la  Papauté 
fut  sauvée.  Le  libre  monastère  qui  ne  dépendait  que  du  Pape 
voulait  que  le  Pape  ne  dépendît  plus  que  de  Dieu.  Cluny,  d'abord, 
se  servit  des  empereurs  pour  affranchir  le  Saint-Siège  du  joug 
des  barons  romains  :  Odilon  collaborait  avec  Otton  III  pour 
l'avènement  à  la  tiare  du  moine  Gerbert,un  Français  qui  venait 
de  Saint-Géraud  d'Aurillac,  abbaye  réformée  par  Cluny.  Après 
le  joug  féodal,  le  joug  impérial  devait  fléchir  à  son  tour  :  Hil- 
debrand,  formé  sur  l'Aventin  par  les  maximes  clunisiennes, 
concerta  sa  ruine.  Il  revendiqua  pour  l'Eglise  la  pleine  liberté 
des  élections  pontificales  ;  et  lorsque  sous  le  nom  de  Grégoire  VII 
il  coiffa  la  tiare,  Hildebrand,  pour  sa  grande  œuvre  de  réforme, 
lit  appel  à  Cluny. 

La  force  multipliée  de  ces  «  moines  noirs  »  militait  en  tous 
pays  pour  l'indépendance  du  Pape  :  force  souple  et  rigide,  ten- 
laculaire  et  tout  en  même  temps  unifiée,  qui  par  le  seul  fait  de 
son  existence  assurait  la  circulation  de  la  parole  pontificale  à 
travers  l'Europe.  Le  jour  où  Grégoire  VII  voulut  porter  à  la 
connaissance  du  monde  chrétien  l'encyclique  où  il  déclarait 
que  les  princes  n'avaient  conspiré  contre  lui  que  parce  qu'il 
n'avait  pas  voulu  se  taire  sur  les  périls  de  l'Eglise  et  céder  à 
ceux  qui  la  mettaient  en  captivité,  il  ordonna  que  cette  ency- 
clique fijt  tout  de  suite  portée  à  Cluny.  Il  savait  que  nulle  puis- 
sance humaine  ne  pouvait  étouffer  les  échos  de  Rome,  quand 
c'était  Cluny  qui  les  répercutait.  En  ce  coin  de  France  fonction- 
nait une  sorte  de  télégraphie  spirituelle,  qui  libérait  de  toute 
entrave  le  verbe  du  Pape  ;  elle  projetait  ses  antennes  jusqu'en 
Allemagne,  jusque  dans  la  terre  obstinée  qui,  suivant  le  mot 
de  Guibert  de  Nogent,  <(  ne  faisait  rien  que  ce  qui  pouvait  peiner 
et  ennuyer  le  Pape,  et  résistait  toujours  aux  commandemens 
de  Rome.  » 

Et  la  grande  œuvre  collective,  où  Rome  et  Cluny  s'associaient, 
fut  parachevée  par  trois  papes  issus  de  Cluny  :  Urbain  II, 
l'ancien  grand  prieur;  Pascal  II,  l'ancien  novice;  Galixte  II, 
l'ancien  élève  de  saint  Hugues.  La  solution  très  pondérée,  très 


348  uevc;e  des  deux  mo.ndes, 

libérale,  qui  mit  un  lerme  à  la  querelle  des  investitures,  fut 
l'œuvre  de  ces  deux  derniers  papes,  et  fit  accepter  par  la  chré- 
tienté laïque  les  prérogatives  légitimes  du  sacerdoce,  telles  que 
les  avait  précisées,  avec  le  concours  des  bons  canonistes  de 
Liège,  le  bon  sens  français. 

Six  siècles  d'histoire,  dont  l'Eglise  sortit  forte  et  fière,  nous 
ont  montré  la  France  de  Glovis  remettant  sous  les  yeux  du 
monde  barbare  le  Christ  en  toute  sa  gloire  ;  la  France  de  Charles 
Martel  consolidant  pour  toujours,  à  l'Occident,  la  frontière 
défensive  de  la  chrétienté;  la  France  de  Pépin  donnant  aux 
papes  pignon  en  Europe  ;  la  France  des  Clunisiens  préparant  la 
transformation  d'une  Papauté  k  demi  serve  en  une  Papauté 
pleinement  souveraine  :  voilà  l'œuvre  de  la  poigne  française 
et  de  la  vigilance  française  durant  la  période  de  fondation  de 
l'établissement  catholique. 


11  n'est  peut-être  pas  un  mot,  dans  la  langue  humaine,  qui 
soit  plus  riche  d'ambitions  que  le  mot  «  catholique.  »  Il  vise, 
sur  toute  la  terre,  toutes  les  âmes,  et,  dans  chacune,  le  tout  de 
l'âme.  C'est  un  mot  qui  devant  nous  fait  reculer  l'horizon;  et 
les  seules  limites  qu  il  permette  à  nos  regards  sont  celles  que 
s'assigna  lui-même,  au  jour  où  fut  créée  la  terre,  le  geste  de 
Dieu.  Le  catholicisme  est  une  expansion  toujours  en  acte  ;  et 
dans  cet  acte  incessant  il  eut  toujours  la  France  pour  outil. 

La  croisade  fut  par  excellence  une  besogne  française,  issue 
d'une  idée  française.  Il  popol  franco  :  c'est  ainsi  que  le  Tasse, 
au  XVI®  siècle,  qualifie  les  croisés.  «  Les  temps  étaient  venus, 
dit  un  chroniqueur,  que  le  Christ  avait  fixés  dans  son  Evan- 
gile, lorsqu'il  dit  :  Qui  est  avec  moi  prenne  ma  croix  et  me, 
suive;  et  ce  fut  en  Gaule  que  le  grand  mouvement  s'ébranla.  » 
Urbain  II,  qui  venait  d'excommunier  le  roi  de  France  pour 
adultère,  préside  au  concile  de  Clermont  :  il  entraine  l'Europe 
à  la  suite  des  chevaliers  et  des  manans  de  France,  et  la  pre- 
mière croisade  sp  met  en  branle,  à  la  voix  de  ce  Pape  français. 
La  voix  de  saint  Bernard,  un  autre  Français,  signifie  à  l'Alle- 
magne, pour  qu'elle  se  mobilise,  l'élan  que  le  roi  Louis  VII 
va  prendre  vers  Jérusalem,  et  la  seconde  croisade  vogue  à  son 
tour  vers  l'Orient. 


OE    QUE    LE    MOrsDE    CATIiOLîQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.         349 

Pierre  le  Vénérable,  dans  une  lettre  à  Louis  VII,  commente 
sa  vocation  de  croisé  : 

Les  princes  juifs,  de  i  ordre  de  Dieu  et  par  la  force  des  armes, 
détruisirent  les  nations  profanes  et  conquirent  leur  territoire  pour 
Dieu  et  pour  eux-mêmes.  Le  roi  des  chrétiens,  par  le  commandement 
du  même  Dieu,  vaincra  les  Sarrasins,  ennemis  de  la  vraie  foi,  et  il 
s'efforcera  de  s'emparer  de  leur  territoire  pour  Dieu,  et  non  pas 
pour  lui-même. 

u  Non  pas  pour  lui-même,  »  remarquez  le  mot  ;  et  de  fait, 
les  rois  de  Jérusalem  se  souvenaient  toujours,  et  les  patriarches 
leur  rappelaient  au  besoin,  que  Godefroi  de  Bouillon  avait 
reçu  l'investiture  de  cette  ville  avec  humilité,  comme  un 
ministère  d'Eglise,  et  que  l'Eglise  lui  avait  dit  :  «  Tu  es  l'homme 
du  Saint-Sépulcre,  tu  es  le  nôtre,  Jioino  sancti  Sepulcri  ac  nos- 
ter  effectus.  »  Et  ce  désintéressement,  dont  à  Jérusalem  ses 
successeurs  français  acceptèrent  l'héritage,  convenait  bien  à 
l'idéalisme  de  notre  race.  Les  épopées  germaniques  prédispo- 
saient mal  à  de  pareilles  vertus  de  détachement  les  combattans 
d'outre-Rhin  :  elles  faisaient  mouvoir  tout  un  monde  de  héros 
fiévreusement  acharnés  à  la  poursuite  d'un  trésor,  et  non  point 
à  la  victoire  d'une  idée.  La  Germanie  mettait  son  cœur  où  était 
le  trésor  des  Niebelungen,  et  près  du  sépulcre  du  Christ,  il  y 
avait  le  cœur  de  la  France. 

On  enrageait,  au  delà  du  Rhin,  de  cette  pieuse  gloire  que 
s'acquéraient  les  Français, —  les  «  Francons,  »  comme  las  appe- 
lait d'un  terme  de  mépris,  au  xii^  siècle,  certain  archidiacre  de 
Mayence.  Ce  prêtre  était  mécontent  parce  que  Pascal  H,  —  un 
Pape  qui  déplaisait  à  son  empereur,  —  avait  trouvé  asile  en 
France.  Et  Guibert  de  Nogent  de  lui  répliquer  :  «  Si  vous 
tenez  les  Français  pour  tellement  faibles  et  lâches  que  vous 
croyez  pouvoir  insulter  par  vos  plaisanteries  un  nom  dont  la 
célébrité  s'est  étendue  jusqu'à  la  mer  Indienne,  dites-moi  donc 
à  qui  le  pape  Urbain  s'adressa  pour  demander  des  secours 
contre  les  Turcs?  N'était-ce  pas  aux  Français?  »  Mais  oui,  c'était 
à  eux  ;  et  le  chanoine  Jean  de  Wurzbourg,  qui  dans  le  courant 
du  siècle  visitait  la  Palestine,  ne  pouvait  s'en  consoler.  Il  traitait 
de  «  partiales  »  les  histoires  qui  attribuaient  la  prise  de  Jérusa- 
lem aux  seuls  Français,  et  de  partiales  les  inscriptions  qui  près 
du  Saint-Sépuiere  parlaient  comme  les  historiens.  «  On  passe 


350  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

SOUS  silence  le  nom  des  Allemands,  »  grognait-il.  Il  allait  de 
forteresse  en  forteresse,  de  marché  en  marché;  et  sa  plume 
notait  avec  une  mélancolie  bien  amusante  :  «  Pas  une  place 
n'a  été  laissée  aux  Allemands  !  » 

N'en  déplût  à  ce  naïf  précurseur  de  V Alldeutschland  et  à  son 
hypocondre  confrère  de  Mayence,  l'ouvrage  de  Guibert  de 
Nogent  sur  la  croisade  l'avait,  en  son  titre  même,  expressément 
définie  :  Gesla  Dei  per  Francos,  les  gestes  de  Dieu  par  les 
Francs.  L'àme  de  ce  moine  sut  enfermer  en  quatre  mots  l'âme 
d'une  époque  et  d'une  race.  Le  monastère  de  Nogent-les- 
Vierges,  oii  il  vivait,  s'asseyait  entre  Soissons  et  Laon,  sur  une 
petite  rivière  à  laquelle  la  Grande  Guerre  a  fait  un  nom  : 
l'Ailette.  Un  peu  au  Sud-Est,  à  Reims,  la  France  avait  reçu  le 
baptême.  La  devise  de  gloire,  lapidairement  libellée  par  l'abbé 
de  Nogent-les- Vierges,  pouvait  apparaître  au  monde  chrétien 
comme  le  renouvellement  des  vœux  baptismaux  de  la  France. 
<(  C'est  par  une  grâce  particulière  de  l'éternelle  Providence, 
écrivait  à  l'abbé  du  Mont-ïhabor  Pierre  le  Vénérable,  que  notre 
et  votre  France  a  été  choisie,  parmi  toutes  les  parties  du  monde, 
avant  tous  les  peuples  de  l'univers,  pour  délivrer  du  joug  des 
impies  les  Lieux  Saints.  )> 

La  civilisation  franque  tout  entière  fut  transportée  sur  cette 
terre  auguste,  avec  sa  hiérarchie,  ses  coutumes  féodales,  son 
art.  Toutes  les  églises  historiques  de  Terre  Sainte,  à  trois 
exceptions  près,  sont  d'architecture  française;  toutes  sont  filles 
de  l'art  de  Gluny  ;  et  les  constructions  mêmes  du  Saint-Sépulcre 
portèrent  l'empreinte  de  la  France.  Deux  mille  lances  consa- 
crées à  Dieu,  —  lances  de  Templiers,  lances  d'Hospitaliers,  — 
veillaient  sur  cet  essai  de  royaume  de  Dieu,  où  malheureuse- 
ment la  lascivité  des  mœurs  orientales  euttôtfaitdes'implanter.i 
«  Les  guerriers  bien-aimés,  les  Machabées  nouveaux  choisis  par 
le  Seigneur  :  »  ainsi  le  pape  Adrien  IV  qualifiait-il  ces  moines 
soldats.  Les  Hospitaliers,  fondés  par  des  marchands  d'Amalfî 
pour  le  soin  des  pèlerins,  devaient  a  un  Français,  Raymond  du 
Puy,  le  caractère  militaire  qui  fut  l'origine  de  leur  gloire;  les 
statuts  des  Templiers,  dessinés  par  Hugues  de  Payens  et  dix 
autres  gentilshommes  de  France,  furent  approuvés  à  Troyes, 
par  un  concile  français. 

En  Europe,  dès  qu'à  l'encontre  de  l'infidèle  un  coup  d'épée 
s'imposait,  la  France   tenait  à  être  là.  Le  quart  de  siècle  qui 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.         351 

précéda  la  première  croisade  fut  marqué,  presque  annuellement, 
par  de  pieuses  chevauchées  que  les  moines  de  Gluny  lançaient 
au  delà  des  Pyrénées  :  ils  recrutaient  des  courages,  en  Bour- 
gogne, pour  marcher  h  la  rescousse  de  la  Navarre,  et  de  la 
Castille,  et  de  la  Catalogne;  sous  les  drapeaux  d'Alphonse  VI, 
aux  côtés  du  Cid,  des  Français  travaillaient  à  reprendre  Tolède 
sur  les  Maures.  Les  détresses  de  l'Espagne  chrétienne  et  ses 
exploits  superbes  obsédaient  les  consciences  croyantes;  et  nos 
aïeux  aimaient  que  la  merveilleuse  chanson  de  Roland  leur 
parlât  de  l'Espagne,  au  temps  m^me  où  Urbain  II  venait  leur 
parler  de  Jérusalem.  Le  siècle  qui  suivit  la  dernière  croisade 
vit  Boucicaut  faire  trois  expéditions  «  es  glaces  gelées  des  marais 
-<le  Prusse,  »  pour  aider  l'Ordre  teutonique  à  combattre  le. roi 
de  Letho,  ce  «  Sarrasin;  »  et  dans  un  grand  banquet  au  château 
de  Marienburg,  le  grand  maître  de  l'ordre,  entouré  de  cheva- 
liers français,  célébra  le  pacte  par  lequel  les  Sarrasins  de  Letho, 
c'est-à-dire  les  Lithuaniens,  venaient  de  s'engager  à  ne  piller 
et  à  ne  brûler  aucunes  églises  des  chrétiens.  Les  chevaliers 
teutoniques  auront,  hélas!  des  successeurs,  qui  les  spolieront 
au  nom  de  Luther,  et  puis  pilleront  et  brûleront  les  églises  :  ils 
s'appelleront  les  Hohenzollern. 

Tandis  que  nos  hommes  d'armes  promenaient  à  travers  l'Eu- 
rope l'esprit  de  croisade,  poètes  et  chroniqueurs,  remontant  les 
siècles,  cherchaient  un  passé,  des  devanciers,  une  sorte  de  gé- 
néalogie morale,  pour  les  croisés  de  France.  Les  Français  du 
temps  jadis,  un  Gharlemagne,  un  duc  Guillaume,  prenaient, 
dans  le  recul  de  l'histoire,  relief  de  croisés.  Gharleimagne 
combattant  les  Maures  en  Espagne  ne  suffisait  plus  aux  ima- 
ginations :  elles  l'expédiaient  k  Jérusalem  :  elles  avaient  besoin, 
—  je  reprends  le  langage  du  bon  moine  Jocundus,  —  qu'il  eût 
«  parcouru  la  terre  entière  en  combattant  ceux  qu'il  voyait 
rebelles  à  Dieu.  »  Toute  une  partie  de  l'histoire  poétique  du 
grand  Empereur  se  déroulait  ainsi  comme  un  poème  de  croi- 
sade; et  les  croisés  à  leur  tour  .se  donnaient  la  spiendide 
illusion,  lorsqu'ils  traversaient  la  Hongrie,  de  suivre  «  la  route 
que  Gharles,  empereur  merveilleux,  avait  fait  construire  long- 
temps auparavant  jusqu'à  Gonstantinople.  »  La  croisade,  pour 
se  donner  élan,  inventait  dans  le  passé  d'autres  croisades,  fran- 
çaises également. 

Le  prestige  du  roi  saint  Louis  acheva  d'habituer  l'Europe 


3J)2  REVUE    DE3    DEUX    MONDES. 

chrétienne  à  incarner  dans  notre  race  l'idée  de  croisade.  Il 
en  fut  le  confesseur  en  Egypte,  par  sa  captivité;  il  en  fut  le 
martyr  h  Tunis  par  sa  mort,  —  martyr  que  l'Islam  lui-même 
vénérait,  puisque,  au  dire  du  moine  Guillaume,  célerier 
de  Saint-Denis,  «  les  Sarrasins  montraient  grande  révérence 
au  tombeau  du  feu  roi,  et  baisaient  les  pieds  de  sa  statue.  » 
Avant  ses  croisades  africaines,  peu  s'en  était  fallu  qu'à  titrede 
<(  principal  défenseur  de  la  foi  orthodoxe  et  de  la  liberté  de 
l'Eglise,  »  comme  le  nommait  Innocent  ÏV,  il  ne  suscitât  une 
croisade  contre  son  voisin  de  Germanie,  le  méphislophélique 
Frédéric  II.  Malgré  ses  charitables  elforts  pour  l'union  du 
sacerdoce  et  de  l'Empire,  saint  Louis,  qui  <(  considérait  les 
alTaires  de  l'Eglise  plus  que  comme  siennes,  »  —  nous  dit  son 
panégyriste  Guillaume  de  Chartres,  —  fut  à  la  veille  de  faire 
«  proclamer  le  ban  de  Notre  Seigneur  Dieu  et  du  roi  Loys  son 
sergent,  »  en  vue  d'une  guerre  sainte  contre  l'Empereur.  Et  le 
pape  Innocent  IV,  tout  en  faisant  ajourner  ce  dessein,  lui  écri- 
vait :  «  Toi  seul,  pendant  que  d'autres  se  taisaient,  toi  qui 
émerges  avec  éclat  parmi  les  rois  de  la  terre,  toi  seul  as  eu  celte 
pensée...  Que  les  cieux  se  réjouissent  et  que  la  terre  exulte  1  » 

VI 

Un  jour  vint  où  l'élan  des  croisades  fléchit,  sous  l'impro- 
pice  poussée  d'une  politique  plus  réaliste.  Philippe  le  Bel 
demeura  sourd  aux  attirantes  propositions  que  lui  faisait 
apporter,  du  fond  de  l'Asie,  l'empereur  des  Tartares,  pour  une 
lutte  commune  contre  les  Turcs.  L'un  des  publicistes  du  règne, 
Pierre  Dubois,  encore  qu'il  intitulât  son  livre  :  Le  recouvrement 
de  la  Terre  Sainte,  se  préoccupait  moins,  semble-t-il,  de  ce  but 
auguste  et  lointain  que  des  remaniemens  européens  qu'il  préco- 
nisait. Mais  l'obsession  du  Saint-Sépulcre  continuait,  chez  nous, 
d'enfiévrer  certaines  âmes.  L'étranger  le  savait,  et  ceux  qui  chez 
lui  rêvaient  encore  de  croisade  regardaient  fidèlement  du  côté 
de  la  France.  Charles  de  Valois,  Humbert  dauphin  de  Vienne,  se 
croisaient  avec  éclat,  et  faisaient  peu  de  besogne  :  l'attente  des 
âmes,  pourtant,  ne  se  décourageait  point.  En  1332,  c'est  au  roi 
de  France  que  songeait,  pour  libérer  la  Terre-Sainte,  le  domini- 
cain allemand  Brocard,  dans  son  Directorium ;  c'est  vers  Louis, 
duc  d'Anjou,  que  se  tournaient  en  1316  les  vœux  de  sainte  Gathe- 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.         353 

rine  de  Sienne.  Le  Picard  Philippe  de  Mézières,  conseiller  do 
Charles  V,  dévouait  sa  plume,  son  rêve  et  sa  prière,  à  la  fon- 
dation d'une  milice  de  la  Passion  du  Christ  :  les  seigneurs,  trop 
souvent  fourvoyés  par  «  Vaine  Gloire,  »  n'y  devaient  point 
figurer;  il  aspirait  k  mobiliser,  contre  le  Croissant,  «  les  gens 
d'honneur  du  moyen  état  de  la  chrétienté.  »  L'ami  de  Philippe 
de  Mézières,  Pierre  Thomas,  un  carme  natif  du  Périgord,  s'éga- 
lait aux  plus  grands  prédicateurs  de  croisades,  en  convoquant 
l'Europe  sous  l'étendard  du  roi  français  de  Chypre,  Pierre  de 
Lusignan,  qui  crut  un  moment,  en  1365,  retrouver  par 
Alexandrie  la  route  de  Jérusalem. 

La  victoire  de  Lusignan  fut  sans  lendemain  ;  trente  ans  plus 
tard,  à  Nicopolis,  nos  chevaliers  trouvèrent  en  une  folle  bataille 
une  vaillante  mort.  Mais  l'idée  de  croisade  avait  la  vie  dure; 
et  comme  la  guerre  de  Cent  ans  sévissait,  comme  elle  permet- 
tait aux  Turcs  d'exploiter  les  discordes  de  l'Europe,  c'est  au  nom 
de  l'idée  de  croisade  que  Robert  le  Mennot,  l'éloquent  gentil- 
homme du  Cotentin,  et  que  le  poète  Eustache  Deschamps,  et 
que  Jean  de  Gand,  l'étrange  ermite  jurassien,  conviaient  à  la 
paix  les  rois  de  France  et  d'Angleterre.  Jeanne  d'Arc  surgit, 
préparant  pour  Charles  VII  la  seule  paix  durable,  celle  qui  lui 
rendrait  la  France  :  l'Occident  curieux  observait  la  jeune  fille. 
Des  rumeurs  s'accréditaient,  —  le  marchand  vénitien  Morosini 
s'en  faisait  le  messager,  —  d'après  lesquelles  Jeanne  mènerait 
un  jour  jusqu'en  Terre  Sainte,  vêtus  d'une  étoffe  grise  qu'une 
petite  croix  constellerait,  Anglais  et  Français  réconciliés.  El 
Jeanne,  toute  première,  écrivait  aux  Anglais  :  «  Vous  pourrez 
venir  en  la  compagnie  du  roi  de  France,  là  où  les  Français 
feront  le  plus  beau  fait  qui  jamais  fut  fait  pour  la  chrétienté.  » 
L'héroïne  par  excellence  de  l'idée  de  nationalité  française  appa- 
raissait aux  contemporains  et  se  regardait  elle-même  comme 
une  dépositaire  fidèle  de  la  vieille  idée  de  chrétienté  et  du  sécu- 
laire programme  de  croisade  (1). 

Soixante  ans  plus  tard,  la  guerre  de  magnificence  que 
conduisait  en  Italie  la  romanesque  juvénilité  de  Charles  VllI 
n'était  dans  sa  pensée,  —  il  l'écrivait  au  pape  Borgia,  —  que  le 
prélude  d'une  expédition  d'oulre-mer«  pour  le  service  de  Dieu, 
l'exaltation  de  la  foi  et  le  rachat  du  peuple  chrétien.  »  Aspira- 

(1)  Voir  notre  livre  :  Les:  nations  apôtres,  vieille  France,  jeune  Allemagne, 
Perrin,  1903. 

TOME  xui.  —  1917,  %'^ 


3o4 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


lions  vers  Jérusalem,  aspirations  vers  Gonstantinople,  hantaient 
sa  fumeuse  cervelle  :  il  leur  donnait,  tout  à  la  fois,  la  valeur 
litte'rale  d'un  héritage  légal, —  héritage  des  rois  de  Jérusalem, 
héritage  de  la  maison  d'Anjou,  —  et  la  grâce  enchanteresse 
d'un  rêve  un  peu  fuyant.  Louis  XII  prolongea  le  rêvé  :  en  1499, 
soixante-douze  ans  avant  don  Juan  d'Autriche,  la  flotte  du  roi 
de  France,  treize  jours  durant,  engagea  contre  l'Islam  une  pre- 
mière bataille  de  Lépante,  qui,  sans  l'inertie  des  Vénitiens 
nos  alliés,  aurait  eu  des  résultats  décisifs  (1). 

Soudainement,  dans  le  premier  quart  du  xvi'^  siècle,  la 
nation  germanique  fut  l'ouvrière  d'une  grande  dislocation  :  une 
affiche  théologique,  apposée  dans  Wittenberg,  prépara  le  déchi- 
rement de  la  chrétienté.  Villiers  de  l'Isle-Adam  et  quatre  mille 
Hospitaliers,  après  avoir  défendu  Rhodes  magnifiquement, 
mais  en  vain,  errèrent  comme  d'héroïques  épaves  à  travers  la 
Méditerranée,  jusqu'à  ce  que  Malte  les  abritât.  A  Lépante, 
en  1571,  la  France  fut  absente;  la  voix  de  l'évêque  François  de 
Noailles  suggérant  à  Charles  IX  d'établir  le  protectorat  de  la 
France  sur  l'Algérie  et  lui  affirmant  qu'  «  on  pourrait  faire 
avaler  aux  Turcs  celte  tiriaque,  »  resta  sans  écho.  Mayenne 
prenait  trois  cents  hommes  pour  s'en  aller  jouter  contre  les 
Turcs;  il  semblait  que  l'idée  de  croisade  n'inspirât  plus  que 
des  parties  d'escrime.  Elle  n'était  plus  qu'une  gêne  pour  les 
Puissances  de  l'Europe,  depuis  <jue  la  division  des  âmes  chré- 
tiennes avait  permis  aux  manœuvres  diplomatiques  de  l'Islam 
de  s'insérer  dans  la  politique  de  l'Occident. 

Elle  survivait,  pourtant,  dans  les  imaginations,  comme  sur- 
vivait au  fond  des  consciences  le  souvenir  de  la  vieille  chré- 
tienté; et  ces  deux  idées  jumelles,  celle  de  croisade,  celle  de 
chrétienté,  firent  encore  effort,  à  travers  le  xvii«  siècle,  pour  se 
relever  du  coup  formidable  que  le  xvi^  leur  avait  assené.  Le  Père 
Joseph,  —  l'e'tninence  grise  de  Richelieu,  — pensait  sans  relâche 
à  la  croisade,  et  quelquefois  .il  en  parlait.  Un  jour,  courant  à 
Rome,  il  mit  sur  pied,  d'accord  avec  Paul  V,  un  projet  de  cam- 
pagne dans  le  Levant,  que  devait  exécuter  Charles  de  Gonzague, 
duc  de  Nevers  ;  et  comme  les  routes  étaient  longues  dans 
l'Europe  d'alors,  il  composa,  tout  le  long  de  son  retour,  quatre 
mille  six  cents  vers  latins  qui  s'appellent  la  Turciade  :  le  Christ 

(1)  Le  fait  a  été  révélé  par  M.  Charles  de  la  Roncièrc  dans  son  Histoire  de  la 
Marine  française,  III,  p.  38-46.  (Paris,  Pion,  l'J06.) 


CE    QUE    LE    MONDE    GATUOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.  355 

lui-même  y  prenait  la  parole  pour  persuader  aux  rois  de  se 
croiser,  et  pour  réserver  aux  destinées  françaises  le  soin  d'ense- 
velir l'Islam,  servari  Francis  Mahometica  funera  fatis. 

Les  calendes  grecques,  une  fois  de  plus,  furent  proiitables 
aux  Turcs;  les  plans  de  Charles  de  Gonzague  tombèrent  dans 
l'oubli,  mais  la  foi  dans  ces  «  destinées  françaises  »  subsistait 
toujours.  Louis  XIV  domina  l'Europe;  et  comme  on  voulait  sur 
sa  tête  accumuler  toutes  les  gloires,  d'aucuns  pensèrent,  —  et 
des  plus  illustres,  —  que  celle  même  de  croisé  ne  devait  pas  lui 
manquer.  C'est  à  lui,  non  à  l'Empereur,  que  Leibnitz  adressait 
l'exposé  d'un  grand  dessein  sur  l'Egypte  :  «  La  France,  insistait 
le  philosophe,  semble  réservée  par  la  Providence  pour  guider 
les  armes  chrétiennes  dans  le  Levant,  pour  donner  à  la  chré- 
tienté des  Godefroi  de  Bouillon,  et  avant  tout  des  saint  Louis.  » 
Ce  fut  grande  liesse  dans  les  faubourgs  de  Paris,  lorsque  les 
armes  chrétiennes,  sous  les  couleurs  de  France,  allèrent  du 
moins  jusqu'à  Candie;  et  laborieusement  Boileau  s'exaltait, 
pour  assigner  au  monarque  un  plus  lointain  rendez-vous  : 

Je  t'attends  dans  deux  ans  aux  bords  de  l'Hellespont. 
Fénelon  voyait  encore  plus  grand  : 

La  Grèce  entière  s'ouvre  à  moi,  écrivait-il  en  1674;  le  Sultan 
effrayé  recule  ;  déjà  le  Péloponèse  respire  en  liberté,  et  l'église  de 
Corinthe  va  refleurir  ;  la  voix  de  l'apôtre  s'y  fera  encore  entendre. 
Quand  est-ce  que  le  sang  des  Turcs  se  mêlera  avec  celui  des  Perses 
sur  les  plaines  de  Marathon?...  Je  vois  déjà  le  schisme  qui  tombe, 
l'Orient  et  l'Occident  qui  se  réunissent,  et  l'Asie  qui  voit  renaître  le 
jour  après  une  si  longue  nuit. 

Nous  connaissions  surtout  l'auteur  du  Télémague  par  son 
imagination  païenne;  on  voit  qu'à  certaines  heures  elle  pouvait 
devenir  chrétienne.  Mais  il  y  a  dans  ces  lignes  juvéniles  autre 
chose  qu'une  rêveuse  emphase.  Car  à  ce  moment  même  (lu  grand 
règne,  un  capucin  tourangeau,  le  Père  Justinien,  qui  avait  étudié 
à  Alep,  dédiait  deux  livres  à  Louvois,  pour  lui  apprendre  «  les 
moyens  dont  on  pourrait  se  servir  pour  détruire  la  puissance 
ottomane  et  pour  rétablir  la  religion  chrétienne  dans  les  pays 
d'oîi  elle  s'est  communiquée  au  nôtre.  »  Louvois  demeurait 
attentif,  mais  Colbert  était  rebelle;  et  nombre  de  pamphlets, 
inspirés  toujours  par  l'idée  de  croisade,  furent  dirigés  contre 


356  BEVUE    DES    DEUX   MONDES^. 

Colbert  au  moment  où,  devant  Vienne,  Sobieski  fit  reculer  les 
Turcs  sans  que  la  France  fût  là. 

A  l'école  de  son  maître  Bossuet,  le  grand  Dauphin  s'ani- 
mait contre  le  Turc.  «  Je  me  souviens,  écrivait  Bossuet  an 
pape  Innocent  XI,  qu'ayant  un  jour  loué  Alexandre  d'avoir 
entrepris  avec  tant  de  courage  la  défense  de  toute  la  Grèce 
contre  les  Perses,  le  prince  ne  manqua  pas  de  remarquer  qu'il 
serait  bien  plus  glorieux  à  un  prince  chrétien  de  repousser  et 
d'abattre  l'ennemi  commun  de  la  chrétienté,  qui  la  menace  et 
la  presse  de  toutes  parts.  »  La  politique,  souvent,  commandait 
une  autre  ligne  de  conduite  à  l'endroit  des  Turcs;  mais,  à  l'écart 
des  conseillers  royaux  qui  concertaient  cette  politique,  le  pré- 
cepteur royal  et  son  élève  concevaient  encore  k  la  façon  d'un 
duel  les  rapports  entre  la  Croix  et  l'Islam.  Le  panégyrique 
annuel  de  saint  Louis,  qu'entendaient  la  Cour  et  l'Académie, 
perpétuait  l'évocation  des  croisades;  et  cela,  durant  le  xviii^siècle, 
résonnait  comme  un  archaïsme. 

Mais  certains  archaïsmes  apparens  demeurent  des  forces  : 
ils  peuvent,  s'adaptant  aux  circonstances,  faire  ressusciter, 
sous  une  forme  plus  neuve,  plus  opportune,  l'idée  dont  ils 
furent  l'expression  momentanée;  éprises  de  sa  grandeur,  mais 
lasses  de  ses  lenteurs,  certaines  âmes  deviennent  inventives  de 
méthodes  nouvelles,  où  elles  se  satisfont,  et  qui  libèrent  et 
mettent  en  branle  ce  que  l'archaïsme  recelait  d'activement 
vivant.  Parmi  les  missionnaires  français  dont  un  autre  article 
dira  les  périples,  combien,  venus  plus  tôt  dans  des  siècles  moins 
vieux,  eussent  été  des  croisés!  En  fait,  aux  xvii^  et  xviii®  siècles, 
l'idée  de  croisade  se  transformait,  se  transfigurait;  elle  prome- 
nait à  travers  le  monde,  par  le  bras  des  missionnaires,  une 
croix  désarmée;  mais  c'était  toujours  la  croix,  et  la  ressem- 
blance de  cette  croix  avec  la  croix  du  Calvaire  était  même 
devenue  plus  pure,  puisque  l'épée  qui  jadis  faisait  escorte,  — 
tout  comme  le  glaive  de  Pierre  rengainé  par  ordre  du  Christ, 
était  désormais  maintenue  dans  le  fourreau.  Nos  philo- 
sophes, aussi  indilîérens  à  nos  missions  chrétiennes  qu'à  nos 
colonies  nationales,  considéraient  l'idée  de  croisade  comme 
atteinte  de  cachexie  ;  ils  se  trompaient.  Les  âmes  d'apôtres  qui 
la  réalisaient  jugeaient  autrement  qu'eux. 

Politiquement,  d'ailleurs,  elle  avait  encore  quelques  soubre- 
sauts de  vitalité.  Lorsque,  en  1830,  la  branche  aînée  des  Bour- 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LÀ    FRANCt-. 


,^51 


bons,  renversée  du  trône,  laissait  à  la  France  comme  suprême 
cadeau  la  précieuse  terre  d'Algérie,  où  sous  nos  trois  couleurs 
trois  diocèses  allaient  fonctionner,  l'Eglise  put  constater  que^ 
depuis  la  prise  de  Gonstantinople  par  les  Turcs,  c'était  la  pre- 
mière grande  conquête  faite  sur  l'Islam,  et  que  cette  conquête 
était  l'œuvre  de  la  maison  de  France,  fille  de  saint  Louis,  et 
que  l'expédition  de  1270,  douloureusement  terminée  sur  la 
côte  de  Tunis,  n'avait  pas  été  la  dernière  croisade,  puisque,  six 
siècles  plus  tard,  une  autre  expédition,  celle  d'Alger,  paraissait 
en  quelque  mesure  en  avoir  vengé  l'échec. 

VII 

Il  y  avait  antagonisme,  nous  l'avons  laissé  voir,  entre  les 
survivances  de  l'idée  de  croisade  et  les  maximes  nouvelles  de 
tractations  avec  le  Turc  :  le  dessein  médiéval  de  reculer,  aux 
dépens  de  l'Islam,  les  frontières  de  la  chrétienté  n'avait  rien  de 
compatible  avec  les  modernes  pratiques  de  chancellerie  qui 
sollicitaient  et  marchandaient  l'alliance  du  Turc.  Le  geste  de 
François  I",  négociant  en  1521  avec  le  sultan  Soliman,  fut 
une  poignante  surprise,  voire  un  scandale,  pour  les  contem- 
porains :  le  roi  de  France  serrait  la  main  du  Turc  et  s'alliait  à 
lui  contre  l'Empereur!  Mais  de  la  main  du  Turc  un  cadeau 
tombait  bientôt,  qui  s'appela,  dans  l'histoire,  les  Capitulations 
de  1535.  En  vertu  de  ce  cadeau,  les  Français  voyageant  en 
Orient  étaient  libres  d'observer  leur  religion,  et  le  Pape,  les 
rois  d'Angleterre  et  d'Ecosse  pouvaient,  en  se  joignant  au 
traité,  obtenir  pour  leurs  sujets  les  mêmes  libertés.  Un  membre 
de  la  catholicité,  le  membre  français,  à  la  faveur  même  de  son 
pacte  avec  le  Grand  Turc,  visait  à  rendre  libres,  en  terre 
d'Islam,  le  Christ  et  les  chrétiens.  Henri  II  voulut  que  son 
ambassadeur  d'Aramon  s'en  allât  jusqu'en  Palestine  pour  exa- 
miner, sur  place,  la  situation  des  religieux  latins,  et  pour  la 
faire  améliorer,  au  nom  du  roi  de  France. 

Les  souvenirs  de  Charlemagne  recevant  de  Haroun  al  Ras- 
chid  les  clefs  de  Jérusalem  et  obtenant  là-bas,  dans  le  quartier 
de  «  Latinie,  »  certaines  prérogatives  protectrices,  les  souve- 
nirs de  saint  Louis  promettant  «  protection  à  la  nation  des 
Maronites,  comme  aux  Français  eux-mêmes,  »  planaient  sur  ces 
tractations  mêmes, qui  faisaient  l'effet  d'une,  désertion  du  passé. 


3.-)8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'était  encore  en  quelque  mesure  imiter  saint  Louis,  que  de 
multiplier  en  terre  islamique  certaines  variéte's  de  clientèles, 
dont  la  France,  en  vertu  des  traile's  ou  même  seulement  en 
vertu  d'une  pratique  coutumière,  ferait  protéger  les  consciences 
et  respecter  la  foi.  Les  Mirdites,  tout  comme  les  Maronites, 
allaient  peu  à  peu  devenir  nos  cliens,  en  vertu  de  l'usage;  et  la 
Porte  ne  s'opposera  jamais,  —  elle  en  assurera,  sous  la  Restau- 
ration, le  général  Guilleminot,  —  à  ce  que  nous  plaidions 
auprès  d'elle  pour  les  diverses  chrétientés  ses  sujettes. 

Mais  en  ce  qui  regarde  les  chrétiens  latins,  nous  demandons 
à  la  Porte  des  textes,  et  nous  les  obtenons  ;  de  règne  en  règne, 
ils  se  font  plus  souples,  plus  amples  et  plus  riches;  l'admirable 
édifice  des  Capitulations,  patiemment  construit,  couvre  peu  à 
peu  du  pavillon  de  France  tous  les  catholiques  des  nations  occi- 
dentales, prêtres,  fidèles  ou  pèlerins  du  christianisme  latin  sur 
les  terres  du  Sultan.  Ce  n'est  plus  la  méthode  des  Croisades,  et 
ce  n'en  est  plus  l'allégresse  fougueuse;  mais  dans  cet  effort 
diplomatique,  quelque  chose  de  leurs  intentions  survit,  et 
l'esprit  de  croisade  n'est  pas  encore  bien  loin.  Confrontons, 
pour  nous  en  assurer,  deux  petits  écrits  de  M.  de  Brèves,  qui 
fut  ambassadeur  d'Henri  IV  auprès  du  Turc,  et  qui  négocia  la 
précieuse  «  Capitulation  »  de  4604. 

L'un  de  ces  écrits  s'appelle  :  Discours  abrégé  des  assurés 
moyens  d'anéantir  et  ruiner  la  monarchie  des  princes  ottojnans. 
Le  titre  est  éloquent.  Vingt-deux  ans  durant,  de  Brèves  a  traité 
avec  le  Turc;  il  rentre  en  France,  et  reprend  le  langage  d'un 
croisé  :  «  Si  les  princes  chrétiens  se  voulaient  résoudre  à  une 
union  générale,  affirme-t-il,  dès  la  première  année,  ils  boule- 
verseraient le  Turc  par  mer  et  parterre.  »  Mais  Tautre  écrit 
s'appelle  :  Discours  sur  l'alliance  qua  le  Roy  avec  le  Grand 
Seigneur,  et  de  r utilité  quelle  apporte  à  la  chrétienté  ;  et  le 
même  homme,  qui  tout  à  l'heure  semblait  suggérer  à  Louis  XIII 
un  rêve  de  croisade,  énumère  maintenant,  en  diplomate  paci- 
fique, tous  les  beaux  cadeaux  obtenus  du  Turc  : 

Pour  donner  quelque  chose  à  notre  amitié,  écrit-il,  le  Grand 
Seigneur  permet  qu'il  y  ait  six  ou  sept  monastères  dans  la  ville  et 
faux-bourgs  de  Constantinople,  lesquels  sont  remplis  les  uns  de 
religieux  cordeliers  conventuels  et  observantins,  les  autres  de  jaco- 
bins et,  depuis  peu,  les  Pères  Jésuites  y  ont  établi  leur  collège,  telle- 
ment que  Dieu  y  est  servi  avec  le  même  culte  et  presque  pareille 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANGE.         359 

liberté  que  l'on  peut  faire  au  milieu  de  la  France;  sans  mettre  en 
considération  un  nombre  infini  de  chrétiens  grecs  et  arméniens, 
lesquels  en  leurs  plus  pressantes  nécessités,  et  lorsqu'ils  se  sentent 
oppressés,  n'ont  recours  plus  assuré,  et  ne  cherchent  autre  protec- 
tion que  le  nom  puissant  de  nos  rois,  qui  les  met  à  couvert  par  le 
ministère  de  nos  ambassadeurs...  Tous  les  évéques  des  îles  de 
l'Archipel  subsistent  par  le  seul  nom  français  et  se  maintiennent  avec 
cette  protection. 

Puis  de  Brèves  passe  aux  Maronites,  ces  autres  Français. 
Mais  brusquement  transparaît  de  nouveau,  sous  la  satisfaction 
du  diplomate  justement  fier  de  ses  œuvres,  l'aspiration  séculaire, 
mortifiée,  mais  frémissante  encore,  vers  la  Croisade  : 

Serait  aisé,  si  jamais  on  faisait  entj'eprise  pour  la  conquête  de  la 
Terre- Sainte,  de  tirer  quinze  ou  vingt  mille  arquebusiers  du  peuple 
maronite,  lequel  affectionne  grandement  la  religion  catholique,  mais 
particulièrement  le  nom  français,  auquel  ils  ont  tout  leur  recours; 
ce  qui  rend  d'autant  plus  considérable  l'intérêt  de  cette  amitié. 

Le  souffle  de  croisade  se  prolonge  :  et  les  lignes  suivantes 
donnent  presque  l'illusion  que  le  but  des  croisades  fut  atteint  : 

Quelle  gloire  au  roi  de  France  très  chrétien,  d'être  seul  protecteur 
du  saint  lieu  oii  le  Sauveur  du  monde  a  voulu  naître  et  mourir  !  Quel 
contentement  de  voir  que  le  Saint-Sépulcre  soit  servi  de  trente  ou 
quarante  Cordeliers  choisis  de  toutes  les  nations,  lesquels  prient 
Dieu  continuellement  pour  la  prospérité  des  princes  chrétiens,  et 
particulièrement  pour  notre  Roy  leur  seul  conservateur,  sous  l'aveu 
duquel  ils  ont  pouvoir  d'habiter  en  Hierusalem,  y  faire  librement  le 
service  divin,  et  recevoir  les  pèlerins  de  toutes  nations! 

Une  voix  se  rencontre,  à  l'instigation  des  ennemis  politiques 
de  la  France,  pour  protester,  néanmoins,  contre  ce  «  très  chré- 
tien »  Louis  XIII,  qui  a  l'audace  de  forniquer  avec  le  Turc  : 
c'est  la  voix  d'un  étranger,  qui  signe  Armacanus,  et  l'ouvrage, 
daté  de  1635,  s'appelle  le  Mars  Gallicus.  L'intransigeant  per- 
sonnage qui  crie  si  fort  à  la  mésalliance  n'est  autre  qu'un 
prélat  qui  occupe  le  siège  épiscopal  d'Ypres  ;  il  a  nom  Jansé- 
nius.  Sa  politique  est  plus  puriste  que  sa  doctrine  théologique 
n'est  pure. 

Mais  ce  même  Père  Joseph  que  nous  avons  vu  préparer  la 
croisade  et  même,  faute  de  mieux,  la  chanter,  a  répliqué 
d'avance  à  l'hérésiarque  dans  un  petit  opuscule  qu'il  intitulait  : 


3(>0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  Alliances  du  Roi  avec  le  Turc  et  autres,  justifiées  contre  les 
calomnies  : 

Peut-on  ignorer  que  de  cette  alliance  avec  le  Turc  ne  résulte  un 
très  grand  profit  non  seulement  aux  Français,  mais  à  tous  les  chré- 
tiens? Ceu\  qui,  par  une  malice  diabolique,  blâment  cette  alliance, 
pourraient-ils  nier  qu'ils  n'en  reçoivent  beaucoup  de  bien?  N'est-ce 
pas  en  considération  de  nos  seuls  rois  que  tant  de  chrétiens  vivent  et 
font  exercice  de  leur  religion  es  pays  du  Grand  Turc,  que  le  Sainl- 
Sépulcre  y  est  conservé  et  visité  par  tant  de  pèlerins? 

Ces  exposés  de  M.  de  Brèves,  du  Père  Joseph,  projet- 
tent une  belle  lumière  sur  le  mélange  d'idéalisme  religieux 
et  de  sens  des  réalités  politiques  qui  distingua  ces  âmes  de 
diplomates  catholiques  :  ils  nous  permettent  de  ressaisir,  sous 
les  ondoyantes  diversités  des  méthodes  et  sous  l'apparente 
contradiction  des  politiques  successivement  possibles,  une  réelle 
et  profonde  continuité  d'esprit,  et  véritablement  une  suite,  dans 
l'action  religieuse  de  l'ancienne  monarchie  française.  Un  jour 
de'  1673,  le  crieur  public  descend  dans  les  rues  de  Paris,  pour 
annoncer  le  succès  des  négociations  que  l'archéologue  Nointel 
vient  de  conduire  à  Gonstantinople,  de  la  part  de  Louis  XiV. 
Et  voici  ce  qu'il  proclame  :  «  Renouvellement  de  l'alliance  du 
Grand  Seigneur  avec  le  Roi  et  rétablissement  de  la  religion 
catholique  au  Levant.  »  Les  deux  faits  sont  criés  comme  étant 
connexes  :  l'amitié  de  la  France  avec  le  Croissant  se  flatte  d'être 
un  avantage  pour  la  Croix,  et  elle  le  prouve. 

Tout  le  long  du  grand  siècle,  le  roi  de  France,  —  «  le  plus 
parfait  ami,  »  comme  disait  le  Sultan,  —  manœuvre  auprès  de 
Sa  Hautesse  pour  avoir  un  consul  à  Jérusalem  :  en  1713,  ce 
("onsul  s'installe,  il  n'en  bougera  plus.  La  fin  du  xviii^  siècle 
est  tragique  :  il  n'y  a  plus  de  roi  de  France.  M.  de  Herbert 
Ratkul,  internonce  impérial,  s'agite  beaucoup,  au  nom  de 
l'Empire  d'Allemagne,  pour  faire  transférer  à  son  maître  les 
prérogatives  de  la  monarchie  défunte;  à  Rome,  le  préfet  de  la 
Propagande  demeure  froid,  il  a  encore  confiance  dans  la  France. 
L'Espagne,  aussi,  songe  aux  chrétiens  de  là-bas;  elle  est  toute 
prête  à  les  protéger  à  son  tour,  et  le  fait  savoir  au  Directoire; 
le  Directoire  refuse.  Il  n'y  a  plus  de  roi,  mais  la  France  reste. 

En  1796,  elle  a  pour  représentant  à  Constantinople  Aubert- 
Dubayet  :  à  la  demande  du  Père  Hubert,  préfet  apostolique  des 


CE    QUE    LE    MONDE    CATllOLiQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.         301 

Capucins  de  Grèce,  il  recommande  à  tous  nos  agens  du  Levant 
la  protection  des  églises  chrétiennes.  Quelques  années  se  passent, 
et  notre  ambassade,  ne  se  contentant  plus  d'être  protectrice, 
favorise  activement,  Ik-bas,  l'expansion  du  nom  chrétien.  Dès 
le  10  mars  1802,  notre  chargé  d'affaires  Ruffin,  dans  une  curieuse 
lettre  au  préfet  de  la  Propagande,  le  supplie  d'envoyer  en  Grèce 
un  renfort  de  Capucins,  et  comme  ils  se  font  attendre,  le  voilà 
qui  suggère  qu'on  pourrait  envoyer  des  Capucins  étrangers, 
même  des  Allemands  (1).  Des  agens  comme  Aubert-Dubayet, 
comme  Ruffin,  prévenaient  toute  solution  de  continuité  entre  la 
France  d'hier  et  celle  de  demain.  La  France  de  demain,  c'était 
Bonaparte;  et  comme  Premier  Consul,  en  octobre  1802,  Bona- 
parte écrivait  :  «  L'ambassadeur  à  Constantinople  doit  reprendre 
sous  sa  protection  tous  les  hospices  et  tous  les  chrétiens  de  Syrie, 
d'Arménie,  et  spécialement  toutes  les  caravanes  qui  visitent  les 
Lieux  Saints.  » 

Un  autre  Bonaparte,  un  demi-siècle  après,  réclamera  pour 
les  chrétiens  latins  la  possession  des  Lieux  Saints  :  d'anciens 
firmans  se  retrouveront  dans  les  archives  de  nos  rois,  pour  ap- 
puyer la  revendication.  Les  régimes  succèdent  aux  régimes,  les 
systèmes  aux  systèmes  ;  mais  le  protectorat  de  la  Franc§  subsiste  : 
on  dirait  qu'il  participe  de  l'immobilité  de  l'Orient.  Sous  une 
façade  d'immobilité,  il  y  a  un  dynamisme,    qui  toujours  agit. 

La  troisième  République  s'établit,  fait  l'inventaire  de  l'héri- 
tage qu'elle  recueille  :  elle  y  trouve  ce  dynamisme,  et  sa  maxime 
est  de  le  maintenir.  En  1878,  elle  s'entend  avec  l'Europe, 
en  1888,  elle  s'entend  avec  Léon  XIII  pour  que  le  protectorat 
religieux,  avec  tous  ses  droits,  avec  tous  ses  devoirs,  continue 
d'être  son  privilège,  à  elle.  Depuis  Jean  de  la  Forêt  qui, 
soixante-douze  ans  après  l'entrée  des  Turcs  à  Constantinople, 
demande  et  obtient  d'eux,  au  nom  de  François  I",  tolérance  et 
respect  pour  les  catholiques  d'Occident,  jusqu'au  comte  Lefebvre 
de  Béhaine,  qui  fait  en  1888  stipuler  par  la  Propagande  que  les 
missionnaires  de  tous  pays,  s'ils  ont  besoin  d'aide,  doivent 
recourir  aux  consuls  et  agens  de  la  République  française,  la 
France  apparaît  constamment  comme  la  protectrice  des  intérêts 
religieux  dans  le  Levant. 

(1)  Voir  l'ouvrage  du  P.  lîilaire  de  Barenton  :  La. France  catholique  en  Orient 
durant  tes  trois  derniers  siècles  d'après  des  documens  inédits.  (Paris,  Poussielf,nie, 
1902.J 


3G2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lorsque  le  sang  français,  de  1854  à  1856,  coula  pour  la 
question  des  Lieux  Saints,  lorsqu'en  1860  il  coula  pour  les 
Maronites,  Rome  et  l'Europe  apprirent  que,  même  au  xix®  siècle, 
notre  glorieuse  prérogative  nous  imposait  d'austères  devoirs 
et  parfois  d'onéreux  sacrifices,  et  qu'allègrement  nous  les 
acceptions.  Elle  s'est  maintenue  jusqu'au  matin  de  la  Grande 
Guerre  :  aujourd'hui  l'avenir  en  est  indécis  comme  toutes  les 
destinées  du  monde.  L'histoire  a  d'amusans  retours  :  on  verra 
peut-être  ce  protectorat,  dont  l'origine  fut  une  causerie  un  peu 
compromettante  entre  la  vieille  France  et  l'Islam,  devenir  un 
jour  le  point  de  départ  d'une  reprise  de  conversation  entre  une 
tout  autre  France  et  une  autre  souveraineté  religieuse. 

Les  méthodes  de  notre  protectorat  dans  le  Levant  furent  à 
certains  égards  calquées  en  Chine  par  le  second  Empire.  La 
monarchie  de  Juillet  avait  obtenu  que  la  liberté  d'être  chré- 
tiens fût  rendue  aux  Chinois;  le  baron  Gros,  ambassadeur  de 
Napoléon  III,  compléta  l'oeuvre.  Après  avoir  fait  déclarer  invio- 
lables les  propriétés  des  missionnaires,  il  s'entendit  avec  le 
Céleste  Empire  pour  élaborer  des  formules  de  passeports  spé- 
ciaux qui  seraient  délivrés  aux  missionnaires  de  toutes  natio- 
nalités sur  la  demande  exclusive  de  la  légation  de  France.  La 
France  aspirait,  dans  l'Extrême-Orient  comme  dans  le  Levant, 
à  devenir,  si  l'on  ose  dire,  l'universelle  chargée  d'affaires  de 
l'Eglise  catholique.  Rome,  il  y  a  trente  ans,  songea  sérieu- 
sement à  installer  un  nonce  à  Pékin  :  Lefebvre  de  Béhaine 
intervint.  L'activité  de  son  rôle,  à  défaut  même  de  souvenirs 
qui  nous  sont  chers,  suffirait  pour  ramener  souvent  son  nom 
sous  notre  plume.  Il  remontra  obstinément  qu'une  nonciature 
était  inutile,  puisque  là-bas  il  y  avait  la  France;  M.  de  Freycinet 
encourageait  sa  fermeté.  Et  la  France  garda,  là-bas,  ses  devoirs 
et  ses  privilèges. 

Onze  siècles  en  arrière,  saint  Boniface,  —  un  saint  très  dis- 
cuté par  certains  Allemands  d^aujourd'hui  parce  qu'il  tentait, 
au  nom  du  Pape,  de  civiliser  la  Germanie,  —  écrivait  à  Daniel, 
évêque  de  Winchester  :  «  Sans  le  patronage  du  prince  des 
Francs,  je  ne  puis  ni  gouverner  le  peuple  des  fidèles,  ni  corriger 
les  clercs,  les  moines  et  les  nonnes;  sans  ses  instructions,  je 
ne  puis  parvenir  à  empêcher  en  Germanie  les  rites  des  païens, 
les  sacrilèges  des  idoles.  »  Voilà  l'un  des  premiers  textes  de 
l'histoire,  concernant  la  protection  française  donnée  aux  mis- 


CE  QUE  LE  MONDE  CATHOLIQUE  DOIT  A  LA  FRANGE.    363 

siens.  Avant  de  réinstaller  le  Christ  en  terre  d'Islam  par  son 
protectorat  religieux,  avant  de  renverser  devant  le  Christ,  à 
coups  de  traités  que  précédèrent  souvent  des  coups  de  canon, 
les  barrières  qu'opposait  l'Extrême-Orient,  la  France  avait 
tout  d'abord,  avec  Charles  Martel,  Pépin,  Charlemagne,  besogné 
au  delà  du  Rhin,  pour  le  Christ,  contre  Odin.  Le  Christ  que  les 
princes  francs  présentaient  à  la  Germanie  du  viii*^  siècle  exer- 
çait, du  fait  de  leurs  mœurs,  une  certaine  dureté  de  joug;  et  le 
bras  de  Charlemagne  avait  d'autres  méthodes,  pour  édifier  les 
autels,  que  la  diplomatie  du  xix°  siècle. 

Le  bras  de  Charlemagne,  instrument  de  l'absolue  souve- 
raineté du  Christ,  voulait  qu'il  régnât  sans  partage;  la  diplo- 
matie du  xix"  siècle,  ambassadrice  de  l'idée  de  tolérance,  vou- 
lait qu'il  cessât  d'être  un  banni  et  que  des  religions  jusque-là 
jalouses  partageassent  avec  lui  la  liberté  d'action  sur  les  âmes. 
Mais  par  l'effet  d'une  paradoxale  harmonie,  le  vouloir  de  ces 
deux  Frances,  si  distantes  par  les  dates  et  si  diverses  par 
l'esprit,  servit  continûment  la  diffusion  de  l'Eglise.  Dans  la 
culture  orientale  du  xix*  siècle  comme  dans  la  barbarie  ger- 
manique du  VIII®,  c'était  toujours  le  Christ  qui  faisait  son  entrée, 
sous  la  protection  de  la  France. 

VIII 

Les  Papes  aimèrent,  à  travers  l'histoire,  cette  puissance  qui 
se  faisait  officiellement  la  fourrière  du  Christ;  et  pour  lui 
exprimer  leur  cœur,  ils  trouvaient  d'étincelantes  formules, 
dont  certaines  sont  comme  des  bréviaires  d'histoire.  Ecoutons 
Grégoire  le  Grand  s'adressant  à  Childebert  II  : 

La  couronne  de  France  est  autant. au-dessus  des  autres  couronnes 
du  monde,  que  la  dignité  royale  surpasse  les  fonctions  particulières. 
Régner  est  peu  de  chose,  puisque  d'autres  que  vous  sont  rois,  eux 
aussi  ;  mais  ce  qui  vous  constitue  un  titre  unique,  que  les  autres  rois 
ne  méritent  point,  c'est  d'être  catholique.  Et  de  même  que  c'est  dans 
les  ténèbres  d'une  nuit  profonde  qu'un  flambeau  brille  de  tout  son 
éclat,  la  clarté  de  votre  foi  brille  et  resplendit  au  milieu  des  ténèbres 
d'infidélité  qui  enveloppent  les  autres  peuples. 

La  chancellerie  romaine,  dès  cette  date  reculée,  commen- 
çait d'appliquer  aux  princes  francs  le  titre  de  très  chrétiens. 


364  BEVUE    DES    DEUX    ,MONDES. 

Rome,  peu  à  peu,  compta  de  nouveaux  rois  parmi  ses  fidèles  :  il 
lui  advint  de  les  décorer,  eux  aussi,  de  ce  superlatif..  Au 
XII®  siècle,  lorsque  les  papes,  traqués  par  les  Césars  allemands, 
trouvèrent  en  France  un  fidèle  asile,  leur  gratitude  accrocha 
l'épithète,  d'une  façon  plus  instante,  au  nom  de  nos  rois., 
t(  Entre  tous  les  princes  séculiers,  disait  à  Philippe-Auguste 
Innocent  III,  vous  avez  été  distingué  par  le  nom  de  chrétien.  » 
Mais  l'épithète,  même  alors,  continuait  d'honorer,  parfois,  cer- 
tains souverains  étrangers.  Peu  à  peu,  l'opinion  française  se 
montra  jalouse  pour  ses  rois.  «  Vous  êtes  et  devez  être,  écrivait 
à  Charles  V,  en  1375,  son  conseiller  Raoul  de  Presles,  le  seul 
principal  protecteur,  champion  et  défenseur  de  l'Eglise.  Et  ce 
tient  le  Saint-Siège  de  Rome,  qui  a  accoutumé  à  écrire  à  vos 
devanciers  et  à  vous  singulièrement,  en  l'intitulation  des  lettres  : 
Au  très  chrétien  des  princes.  »  Philippe  de  Mézières,  fièrement, 
indiquait  l'origine  du  titre  :  c'étaient  u  les  très  grandes  vail- 
lances touchant  à  la  foi.  »  La  monarchie  se  laissa  facilement 
convaincre  :  «Nous  avons  pris  la  résolution,  signifiait  Charles  VI, 
de  conserver  ce  très  saint  surnom  conquis  par  nos  prédéces- 
seurs. »  Il  le  conserva,  et  il  le  monopolisa  :  au  xv^  siècle,  ce  fut 
une  loi  de  la  chancellerie  papale  de  ne  décerner  qu'aux  rois  do 
France  le  nom  de  très  chrétiens  :  «  Vos  ancêtres,  disait  à 
Charles  VII  l'empereur  Frédéric  III,  ont  assuré  ce  nom  à  votre 
race  comme  un  patrimoine  qui  se  transmet  à  titre  héréditaire.  » 
L'Empereur,  le  Pape,  le  Roi,  étaient  désormais  d'accord  :  en 
formule  de  style,  il  n'y  avait  plus  de  «  très  chrétiens  »  que  nos 
rois,  et  depuis  1464  la  formule  figura,  non  plus  seulement 
dans  le  corps  des  lettres  que  Rome  leur  expédiait,  mais  même 
sur  les  adresses.  Une  assemblée  du  clergé  de  France,  en  1478, 
commentait,  dans  un  message  au  pape  Sixte  IV,  l'imposant 
superlatif  : 

Si  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  y  lisait-on,  a  investi  de  l'office 
pastoral  saint  Pierre,  prince  des  apôtres,  et  ses  successeurs,  c'est 
lui  aussi  qui  a  constitué  les  rois  de  France  conservateurs  et  protec- 
teurs, particuliers  et  spéciaux,  de  la  foi  catholique,  de  la  sainte 
l^glise  romaine  et  des  souverains  pontifes  ;  à  tel  point  que  chaque  fois 
qu'on  a  vu  le  Pape  attaqué  par  les  infidèles  ou  même  chassé  du  siège 
apostolique  de  Rome,  on  a  vu  aussi  le  roi  de  France  appeler  ses 
armées  et  sa  noblesse,  se  transporter  en  personne  près  du  Pape  ou 
ailleurs,  attaquer  l'adversaire,  et  avec  la  grâce  de  Dieu  vaincre,  et 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANGE.         365 

replacer  les  souverains  pontifes  sur  leur  siège,  c'est  pourquoi  ils  ont 
bien  mérité  et  obtenu  le  titre  de  rois  très  chrétiens  et  Tempire  dans 
leur  royaume. 

Et  le  clergé  de  France  redisait  les  succès  de  la  foi  chre'tîenne 
sur  Aquitains  et  Normands,  Saxons  et  Hongrois,  Bohémiens  et 
Polonais,  Lombards  et  Sarrasins;  et  tour  à  tour  il  demandait 
quel  avait  été  l'ouvrier  de  ces  succès;  et  invariablement  il  ré- 
pondait :  «  Gallus...  Cerle  Gallas...  Idem  Gallas;  le  Français, 
le  Français  évidemment;  le  Français,  toujours  lui.  » 

La  Vierge  elle-même,  vers  la  même  époque,  s'adressanl  à 
Dieu  dans  le  Mystère  du  siège  d'Orléans,  et  réclamant  sa  pitié 
pour  la  France,  lui  criait  : 

C'est  le  royaume  qui  tout  soutient 
Chrétienté  et  le  maintient. 

Et  dès  le  xii^  siècle,  le  trouvère  Jean  Bodel  avait  chanté  : 

Le  premier  roi  de  France  fist  Deus,  par  son  comment, 
Coroner  à  ses  anges,  dignement  en  chantant, 
Puis  le  coraanda  estre  en  terre  son  serjant, 
Tenir  droite  justice  et  la  loi  mettre  avant. 

Il  était  chrétien,  il  soutenait  le  poids  de  la  chrétienté,  il 
avait  été  couronné  jadis  par  les  anges  de  Dieu;  il  ajoutait  tous 
ces  prestiges  au  caractère  sacré  que  lui  conférait  son  sacre,  (c  II 
est  le  pugile  de  l'Eglise,  expliquait  le  juriconsulte  Nicolas  de 
Bologne;  et  s'il  s'entend  avec  le  Pape,  à  eux  deux  ils  peuvent 
tout  (4).  » 

Allaient-ils  toujours  s'entendre?...  Les  lignes  du  clergé  de 
France  que  tout  à  l'heure  nous  citions  ne  se  déroulaient  peut- 
être  en  si  long  méandres  que  pour  amener  les  quatre  mots  qui 
les  terminaient  :  «  Les  rois  ont  bien  mérité...  l'empire  dans  leur 
royaume  ;  »  et  ces  quatre  mots  survenaient,  sinon  même  toute  la 
lettre,  parce  que  Louis  Xï  et  Sixte  IV  avaient  un  différend. 
Derrière  cette  emphase  de  chancellerie,  derrière  ces  glorifica- 
tions presque  mythiques,  qui  sanctionnaient  l'ascendant  du 
roi  de  France,  des  tentations  d'orgueil  pouvaient  surgir. 

Mais  ces  tentations  portaient  en  elles-mêmes  leur  remède. 
L'exemple  même  de  Charlemagne  et  de  saint  Louis,   le   titre 

(l)  Hanotaux,  Jtanue  d'Arc,  p.  73-71. 


366  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

unique  de  noblesse  chrétienne,  — très  chrétienne,  —  par  lequel 
le  roi  se  sentait  distinct  des  souverains  ses  pairs,  lui  rappelaient 
sans  cesse  certains  devoirs,  et  tout  spécialement  le  devoir  d'être 
orthodoxe.  C'était  nécessaire,  puisqu'il  était  le  roi  très  chrétien. 
La  nécessité  fut  connprise,  et  ce  fut  grand  profit  pour  la  foi, 
grande  sécurité  pour  le  Pape.  Bossuet,  prononçant  l'oraison 
funèbre  d'Henriette  de  France,  glorifiait  notre  nation  comme 
«  la  seule  de  l'univers  qui  depuis  douze  siècles  presque  accom- 
plis que  ses  rois  ont  embrassé  le  christianisme,  n'eût  jamais  vu 
sur  le  trône  que  des  princes  enfans  de  l'Eglise.  » 

Gallicans  souvent,  c'est  vrai;  mais  toujours  soucieux  d'être 
orthodoxes  dans  leur  gallicanisme  même. 

Confrontez  deux  grands  outrages  faits  à  la  Papauté  :  l'attentat 
d'Anagni  en  1302  et  le  sac  de  Rome  en  1525  :  le  premier,  dont 
le  roi  de  France  est  responsable,  est  un  geste  de  colère,  prove- 
nant d'un  désaccord;  le  second,  par  lequel  le  luthéranisme 
germanique  inaugure  son  vandalisme,  est  une  rage  de  destruc- 
tion, provenant  d'une  négation.  Il  y  a  un  souci  de  l'unité, 
encore,  dans  la  misérable  prétention  qu'émet  Nogaret  de  tramer 
Boniface  VIII  devant  un  concile  général;  ce  souci,  la  France, 
même  gallicane,  ne  le  perdra  jamais.  Quarante  ans  après 
Anagni,  l'empereur  Louis  de  Bavière  entre  en  lutte  avec  le 
Pape  ;  et  dans  sa  stalle  du  dôme  de  Mayence,  le  dévoué  chanoine 
Conrad  de  Megenberg,  naturaliste  et  chroniqueur,  médite  un 
petit  écrit  qu'il  intitule  :  Lamentations  de  r Église  au  sujet  de  la 
Germanie.  La  Germanie,  en  un  endroit  de  l'opuscule,  menace 
Rome  de  se  détacher  d'elle,  comme  s'est  détachée  la  Grèce. 

La  scission;  Los  von  Rom!  Voilà  la  menace  germanique, 
qu'au  xvi^  siècle  Luther  réalisera,  et  qui  s'ébauche  encore  au 
XX®,  sur  des  lèvres  allemandes,  pour  essayer  d'intimider  le 
Vatican.  L'Allemagne  du  xiv®  siècle  parle  déjà  de  schisme; 
la  France,  au  contraire,  en  installant  la  Papauté  dans  Avignon, 
concerte  un  moyen,  fort  médiocre  d'ailleurs,  d'écarter  les  malen- 
tendus entre  le  Pape  et  le  Roi.  Le  séjour  d'Avignon  doit,  entre 
ces  deux  puissances,  créer  un  lien.  Le  lien  risquera,  parfois, 
d'être  une  chaîne  pour  le  Pape,  ou  tout  au  moins  de  le  paraître, 
—  ce  qui  sera  déjà  trop  ;  —  mais  le  Pape,  dans  Avignon,  demeu- 
rera du  moins  plus  libre  et  plus  respecté,  qu'il  ne  l'avait  été 
dans  Rome  même,  quelques  siècles  plus  tôt,  sous  la  botte  des 
empereurs  germains. 


CE    QUE    LE    MONDE    CATHOLIQUE    DOIT    A    LA    FRANCE.         301 

Le  Grand  Schisme  éclate  :  Charles  V  prend  parti  pour  le 
pape  d'Avignon;  c'est  un  acte  d'immense  portée,  par  lequel  il 
espère,  très  sincèrement,  hâter  le  rétablissement  de  la  paix.  «  Si 
je  me  suis  trompé,  dit-il  en  mourant,  mon  intention  était 
d'adopter  et  de  suivre  toujours  l'opinion  de  notre  Sainte  Mère 
l'Eglise  universelle.  »  Le  gallicanisme  prend  corps  durant  cette 
période  de  troubles;  et  cela  s'explique.  On  ne  voit  plus  bien  où 
est  Pierre,  on  tâtonne,  on  cherche,  en  dehors  de  Pierre  lui- 
même,  une  assise  pour  rétablir  l'unité  de  l'Eglise. 

En  vue  de  ce  rétablissement,  la  France  travaille,  de  1394  à 
1409,  à  provoquer  l'abdication  des  deux  pontifes  rivaux  ;  à  cette 
même  fin,  elle  multiplie  ensuite  les  démarches  pour  faire 
prévaloirM'élu  du  concile  de  Pise.  Elle  entremêle  à  ses  efforts 
pour  l'unité  tout  un  système  d'idées  gallicanes  ;  elle  exploite 
ce  système  contre  les  pontifes  qui  ne  veulent  pas  abréger  le 
schisme  en  démissionnant.  La  phraséologie  gallicane,  sur  cer- 
taines lèvres,  est  plutôt  un  expédient  dirigé  contre  ces  équi- 
voques porteurs  de  tiare,  qu'une  atteinte  systématique  à  la 
majesté  même  de  la  tiare.  Ces  gallicans  du  xv^  siècle  sont 
ardemment  soucieux  de  l'unité  de  l'Eglise,  unité  de  corps, 
unité  de  foi.  C'est  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  la  juxtaposition 
de  diverses  tiares  régnant  simultanément  sur  divers  groupes 
de  nations,  c'est  parce  qu'ils  ne  caressent  pas  un  seul  instant 
la  pensée  de  fonder  une  Eglise  nationale  par  rupture  de  l'unité, 
qu'ils  veulent  superposer  aux  Papes  le  Concile.  Et  leur  gallica- 
nisme n'est  en  somme  qu'une  méthode  incorrecte,  définitive- 
ment inacceptable  depuis  le  concile  du  Vatican,  en  vue  d'une 
fin  légitime,  catholique  en  son  essence,  en  vue  d'une  fin  qui 
était  urgente  :  l'unité.  Ecoutez  un  moment  les  gémissemens 
de  Gerson  : 

0  si  Charlemagne  le  Grand,  si  Rolland  et  Olivier,  si  Judas  Macha- 
baeus,  si  Eleazar,  si  saint  Louis  et  les  autres  princes  étaient  mainte- 
nant en  vie,  et  qu'ils  vissent  une  telle  division  en  leur  peuple  et  en 
sainte  Église  qu'ils  ont  si  chèrement  enrichie,  augmentée  et  honorée, 
ils  aimeraient  mieux  cent  fois  mourir  que  la  laisser  ainsi  durer. 

il  ne  faut  pas  que  la  division  dure,  voilà  le  but  :  le  gallica- 
nisme, voilà  l'argument. 

La  France  du  xv^  siècle  veut  qu'au  schisme  l'unité  succède. 
La  France  du  xvi''  siècle,  vis-à-vis  de  la  Réforme  calvinienne. 


à6S  ■  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tout  authentiquement  française  que  soit  cette  Réforme,  demeure 
attachée  à  l'unité,  et  elle  se  fait  Ligueuse  pour  que  le  trône, 
aussi,  y  soit  inviolablement  attaché.  La  France  du  xvii^  siècle, 
où  le  gallicanisme  participe  du  prestige  de  Louis  XIV,  formule 
cette  doctrine  en  un  sermon  que  Bossuet  intitule  Sermon  sur 
l'umtéde  l Eglise,  et  dont  une  moitié  au  moins  est  un  hymne  en 
l'honneur  de  Rome  :  les  Quatre  Articles  sont  aujourd'hui  péri- 
més, et  l'hymne  subsiste.  Et  par-dessus  tous  les  débats  théolo- 
giques ou  toutes  les  chicanes  parlementaires,  le  fait  capital, 
c'est  qu'on  ne  veut  pas  se  détacher  du  centre  romain  :  le  Roi 
ne  le  veut  pas,  le  peuple  non  plus  ;  la  France  est  dans  l'Église, 
elle  est  de  l'Eglise.  L'unité  est  un  besoin,  le  sens  de  l'unité  est 
un  instinct  :  Rome  le  sait,  et  c'est  pourquoi  ses  mélancolies  au 
sujet  de  la  France,  lorsqu'elle  en  éprouve,  sont  toujours  prêtes 
à  s'apaiser,  et  à  pardonner. 

Tout  d'un  coup,  à  la  fin  du  xviii^  siècle,  quelques  années 
s'entassent  l'une  sur  l'autre,  aussi  remplies  que  des  siècles  : 
Rome  apprend  que  le  trône  chancelle,  que  le  gallicanisme 
devient  carrément  schismatique,  que  les  prêtres  sont  mas- 
sacrés, exilés,  que  le  Fils  de  saint  Louis  monte  au  ciel  par 
l'échafaud.  Rome  à  travers  l'histoire  a  toujours  su,  —  elle  le 
sait  encore,  —  qu'il  y  a  dans  la  France,  même  révoltée,  des 
réserves  de  fidélité  et  d'irrésistibles  impulsions  à  l'obéissance 
finale.  Rome  attend  :  elle  n'a  même  point  à  attendre  dix  ans, 
pour  constater  qu'entre  elle  et  la  France,  les  liens  sont  re- 
noués et  que  le  gallicanisme,  cette  fois,  est  frappé  d'un  coup 
mortel. 

Un  fîls  de  la  Révolution,  Bonaparte,  a  signé  un  concordat  en 
vertu  duquel  le  Saint-Siège,  disposant  souverainement  des 
mitres,  rompant  souverainement  le  lion  des  évoques  avec  leurs 
Eglises,  va  demander  aux  anciens  évèques  de  France  leur  dé- 
mission ;  et  l'on  ne  peut  concevoir  une  négation  plus  décisive 
de  la  doctrine  gallicane,  un  exercice  plus  éclatant  de  la  pri- 
mauté suprême  du  Pape.  Beaucoup  de  ces  prélats  étaient 
teintés  de  gallicanisme;  ils  auraient  pu  faire  usage  des  maximes 
gallicanes  pour  garder  leur  mitre  sur  leur  tête;  on  les  voit 
pourtant  la  sacrifier,  toujours  pour  l'unité.  Et  Montalembert 
pourra  dire  plus  tard,  en  une  lumineuse  formule  :  «  Détruites 
en  théorie  par  les  écrits  de  deux  grands  écrivains,  le  comte  de 
Maistre  et  M.  de  Lamennais  avant  sa  chute,  les  doctrines  galli- 


CE    <^LE    LE    MONDE    CATIIOLIOITE    DOIT    A    LA    FRANCE. 


369 


canes  l'ont  élë,  en  fait,  par  un  théologien  de  toute  autre  nature, 
le  premier  consul  Napoléon  Bonaparte.  » 

La  période  concordataire,  ouverte  par  l'immense  sacrifice 
que  demandait  Pie  VII  aux  évêques  de  France,  et  qu'il  obtint, 
s'est  terminée,  il  y  a  onze  ans,  par  l'immense  sacrifice  que 
demanda  Pie  X  atout  le  clergé  de  France,  et  qu'il  obtint  :  par 
obéissance  au  centre  de  l'unité,  le  clergé  de  la  République,  en 
présence  du  veto  papal  qui  prohibait  les  cultuelles,  fut  aussi 
docile  à  s'appauvrir,  que  l'épiscopat  du  Consulat,  par  obéis- 
sance, avait  été  docile  à  démissionner.  Au  cours  des  longs 
siècles  d'histoire  où  nos  rois,  lors  même  qu'ils  chicanaient 
Rome,  voulaient  demeurer  et  demeuraient  ses  fils,  le  sens  catho- 
lique de  la  France  se  développa,  s'affina  :  les  rapports  entre 
Rome  et  le  catholicisme  français,  jusque  dans  la  période  con- 
temporaine, ont  bénéficié  de  cette  éducation  séculaire,  délibé- 
rément hostile  à  toute  idée  de  schisme.  La  préoccupation  de 
l'unité  de  l'Eglise,  l'effort  sincère  pour  la  maintenir  et  pour  s'y 
maintenir,  fut  l'un  des  traits  caractéristiques  de  la«  royauté  très 
chrétienne  :  »  l'active  signification  qu'attachait  la  lignée  de  nos 
rois  à  leur  titre  de  rois  très  chrétiens,  et  les  conséquences  qu'ils 
en  tiraient,  ne  furent  pas  moins  efficaces,  pour  l'intérêt  général 
de  l'Eglise  et  pour  la  formation  de  l'âme  française,  que  leur 
action  militaire  et  diplomatique  au  service  de  la  Croix. 

L'Etat  français  n'a  jamais  résumé  toute  la  France;  et  lors- 
qu'on a  marqué  ce  qu'il  fit  pour  l'Eglise,  on  n'a  pas  dit  encore, 
sur  la  France  elle-même,  tout  ce  qui  mérite  d'être  dit.  Tantôt 
sous  les  auspices  de  l'Etat,  et  tantôt  à  l'écart,  une  personnalité 
religieuse  qui  s'appelait  l'âme  française  épanouissait,  devant 
Dieu  et  devant  le  monde,  des  initiatives  de  pensée  qui  servaient 
la  doctrine,  des  initiatives  d'apostolat  qui  la  propageaient,  des 
initiatives  de  beauté  qui  projetaient  vers  le  ciel  l'élan  de  la 
prière,  des  initiatives  de  piété  qui  dans  FEglise  multipliaient  la 
vie  :  un  prochain  article  les  exposera. 

Georges  Goyau., 
(A  suivre.) 


TOMB  xLii.  —  1917.  24 


LES  VOIX  DU  FORUM 


III" 

LE    JET    DU    DISCOBOLE 


XIV 

Gino  avait  dit  à  celui  qu'il  appelait  son  maître  :  «  Je  vous  ai 
conduit  ici  pour  que  vous  y  retrouviez  la  paix.  »  Et  en  effet, 
depuis  que  Remigio  l'avait  suivi  à  Pise,  fuyant  le  tumulte  belli- 
queux de  Rome,  il  semblait  avoir  recouvré  le  calme  qu'il  avait 
perdu.  Dans  cette  ville  où  toutes  les  tours  sont  penchées,  où 
toutes  les  façades  sont  muettes,  où  toutes  les  âmes  sont  recueil- 
lies, il  s'était  senti  soudain  dans  l'état  d'un  convalescent  qui  a 
échappé  aux  tourmens  de  la  fièvre.  Le  silence  et  la  solitude, 
comme  deux  anges  aux  ailes  pareilles,  entouraient  la  maison 
aux  arcades  rondes  où  Gino  était  né  et  où  il  avait  vécu  jusqu'à 
sa  trentième  année.  Maintenant  cette  demeure,  fermée  depuis 
tant  de  jours,  s'était  rouverte  ;  les  deux  hommes  y  avaient 
installé  leur  nouvelle  existence  et  transporté  leurs  méditations 
habituelles,  que  rien  , ne  venait  interrompre  ni  troubler.  Non 
loin  d'eux,  la  plus  vieille  Université  de  l'Italie,  la  Sapienza,  dor- 
mait au  fond  de  sa  cour  déserte,  tandis  qu'entre  les  quais  de 
pierre  grise,  l'Arno,  moins  impétueux  que  le  Tibre,  coulait  en 
emportant  les  parfums  de  la  plaine  toscane. 

(1)  Copyright  by  Jean  Bertheroy,  1917. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre  et  du  1"  novembre. 


LES    VOTX    DU    FORUM.  371 

Souvent  Remigio  sortait  seul  pendant  que  Gino,  qui  avait 
retrouvé  des  relations  anciennes,  allait  au  café  de  Neptune  lire 
les  dépêches  et  s'informer  de  ce  qui  se  passait  là-haut,  sur  les 
crêtes  des  Alpes  Juliennes,  oii  les  soldats  italiens  luttaient 
contre  l'ennemi  séculaire.  Leur  bravoure,  leur  endurance  étaient 
portées  aux  nues  et  faisaient  l'admiration  de  ceux  qui  ne  pou- 
vaient comme  eux  prendre  part  à  la  terrible  bataille.  Cette  fois, 
c'était  la  patrie  elle-même  qui  était  engagée,  et  non  plus  seule- 
ment les  nations  voisines.  Gino  suivait  avec  une  émotion  indi- 
cible les  phases  de  cette  épopée  ;  il  aurait  voulu  tout  apprendre, 
tout  savoir  dans  les  moindres  détails;  mais  les  informations 
étaient  brèves,  presque  sibyllines.  Il  fallait  se  contenter  de  les 
interpréter  entre  soi,  ou  d'en  chercher  le  commentaire  dans 
les  journaux.  Tous  les  gens  qui  étaient  là  avaient  l'esprit  tendu 
vers  les  nouvelles  et  ne  pouvaient  penser  à  autre  chose.  Gino 
faisait  comme  eux.  Quand  il  revenait  à  la  maison,  il  rapportait 
cette  inquiétude  dominatrice  ;  et  si  Remigio  n'était  pas  rentré 
encore,  il  continuait  de  penser  à  cela,  d'évoquer  ces  tableaux 
fantastiques  que  les  gestes  des  jeunes  hommes  traversaient 
comme  des  éclairs.  Sa  classe  à  lui  n'était  pas  appelée  encore  ; 
elle  ne  le  serait  sans  doute  pas  de  longtemps;  et,  d'ailleurs, 
débile  comme  il  l'était,  pourrait-il  faire  un  soldat?  Il  n'envisa- 
geait pas  cette  éventualité,  mais  il  s'associait  à  tant  de  dou- 
leurs, à  tant  d'espérances  ;  et,  bien  qu'il  détestât  la  guerre,  il 
vivait  en  elle  passionnément.  C'était  seulement  quand  Remigio 
reparaissait  que  ses  idées  prenaient  un  autre  cours.  L'ardeur 
studieuse  le  ressaisissait,  avec  le  goût  des  spéculations  philoso- 
phiques. Assis  en  face  du  maître  qu'il  chérissait,  il  redevenait 
le  paisible  Gino,  celui  d'autrefois,  dont  l'idéal  planait  au-dessus 
des  contingences  terrestres;  et  la  soirée  s'écoulait,  tranquille, 
dans  ce  tête-à-tête  silencieux.  La  fenêtre  ouverte  sur  la  rue  ne 
laissait  passer  aucun  bruit.  Le  ciel  s'illuminait  d'étoiles;  par- 
fois, entre  ces  astres  clignotans  et  qui  paraissaient  cloués  à  la 
voûte  d'azur,  une  longue  flamme  errante  filait;  elle  éclairait 
d'une  lueur  plus  vive  la  constellation  tout  entière.  Ce  devait 
être  par  des  nuits  semblables  que  Galilée  le  Pisan  interrogeait 
le  mystère  de  l'infini  ;  de  sa  petite  maison,  située  sur  l'autre 
rive  de  l'Arno,  à  cette  même  heure,  dans  la  reculée  des  siècles, 
il  contemplait  ce  même  ciel,  ces  mêmes  étoiles,  et  consultait  la 
course  éperdue  de  ces  mondes,  suspendus  dans  l'espace  et  qui 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semblaient  immobiles.  «  E  pur  si  ynuove!  »  devait-il  proclamer 
plus  tard,  devant  les  juges  inclémens  qui  Taccusaient  d'hérésie. 
—  ((  Et  pourtant  elle  tourne  I  »  —  Pauvre  terre,  fragile  planète, 
emportée  elle  aussi  autour  du  soleil,  sans  que  rien  puisse 
arrêter  son  élan!...  Au  milieu  du  vide  éternel,  elle  continuait 
sa  vertigineuse  poursuite,  tandis  que  sur  sa  croûte  durcie  on  se 
tuait,  on  se  menaçait,  on  inventait  des  moyens  de  donner  au 
mal  plus  de  puissance,  à  la  mort  plus  de  traîtrise.  Alors  cette 
douceur,  cette  paix  qui  descendaient  des  plages  célestes  n'étaient 
qu'illusion  et  absurdité?  Partout  où  des  êtres  étaient  nés  par  le 
jeu  des  forces  créatrices,  les  mêmes  actes  de  cruauté,  les  mêmes 
épouvantables  tueries  se  perpétuaient  sans  doute?  Remigio 
n'osait  plus  lever  la  tête  vers  les  astres.  S'il  eût  été  seul,  il  eût 
tiré  un  rideau  noir,  un  rideau  épais  entre  la  cellule  où  il  travail- 
lait et  ce  leurre  décevant  de  l'infini.  Mais  Gino,  par  instans, 
attachait  ses  regards  sur  l'azur  sombre  fourmillant  de  clartés; 
un  vague  sourire  passait  sur  ses  lèvres  pâles.  Peut-être,  comme 
Galilée,  cherchait-il  là-haut  l'explication  de  son  âme  plus  encore 
que  celle  des  mondes?  Peut-être  sentait-il, dans  son  âme  autant 
de  secrets  irrévélés  qu'en  recelaient  les  étoiles?  Remigio  res- 
pectait sa  fervente  contemplation.  Lui  aussi,  il  avait  cru  long- 
temps que  la  sagesse,  l'ordre  et  la  bonté  habitaient  le  firma- 
ment radieux  et  la  conscience  des  hommes. 

Ce  soir-là,  il  faisait  si  beau  qu'en  sortant  de  table  Gino  avait 
décidé  son  ami  à  faire  avec  lui  la  promenade  qui  lui  était  la 
plus  chère,  celle  de  la  place  du  Dôme,  où  quatre  monumens 
incomparables,  voisinant  dans  un  décor  désertique,  surgissent 
de  l'herbe  à  peine  foulée  comme  une  prodigieuse  végétation  de 
pierre  et  de  marbre. 

Certes,  la  beauté  de  Rome  était  encore  dans  leurs  yeux, 
beauté  multiple  et  robuste  qui,  même  dans  les  ruines,  semble 
porter  un  défi  à  tout  ce  qui  se  meut  autour  d'elle;  le  contraste 
était  saisissant  entre  le  sentiment  qui  animait  les  unes  et  les 
autres  de  ces  œuvres,  aussi  saisissant  que  celui  qui  existait 
entre  l'agitation  incessante  de  la  capitale  et  le  calme  de  cette 
petite  cité  dont  la  vie  actuelle  était  en  disproportion  avec  son 
passé.  La  beauté  de  Rome,  la  beauté  de  Pise,  —  celle-ci  conso- 
lant de  celle-là,  comme  une  amitié  rafraîchissante  après  les 
vives  ardeurs  de  la  passion...  Quand  ils  arrivèrent  sur  la  vaste 
place  isolée  à  l'extrémité  de  la  ville,  Remigio  et  Gino  se  crurent 


LES    VOIX    DU    FORUM.  373 

transportés  dans  le  pays  des  songes  :  un  clair  de  lune  fe'erique 
recouvrait  l'herbe  comme  une  neige  récemment  tombée  et  enve- 
loppait d'une  molle  blancheur  les  architectures  géantes.  La 
puissante  coupole  de  la  cathédrale,  la  haute  tour  du  campanile, 
le  nid  de  colombe  du  baptistère,  reconstituaient  la  Trinité  sym- 
bolique, tandis  que  plus  loin  le  Gampo  Santo  s'alignait,  évo- 
quait la  vie  et  la  mort  auprès  de  l'Idée  éternelle.  Ce  fut  de  ce 
côté  qu'ils  portèrent  leurs  pas,  et  Remigio,  devant  la  porte  close 
de  l'édifice,  ne  put  s'empêcher  d'exprimer  le  regret  de  n'y  pou- 
voir  pénétrer.  L'artiste  qui  persistait  en  lui,  étouffé  sans  cesse 
par  les  exigences  d'une  carrière  différente,  se  réveillait  et 
s'émouvait  devant  cette  jouissance  refusée.  Mais  Gino  avait 
prévu  son  désir.  Il  s'empressa  d'aller  frapper  chez  le  gardien 
dont  il  connaissait  la  demeure  étroite,  cachée  dans  un  repli  de 
la  place;  le  seuil  en  était  de  marbre,  comme  celui  d'un  palais, 
et  à  l'intérieur,  de  petites  fenêtres  ogivales  éclairaient  d'un  jour 
de  chapelle  les  humbles  vies  qui  s'écoulaient  là.  Bientôt,  il 
revint  avec  les  clefs  du  vieux  cimetière,  et  Remigio  sourit  en  le 
voyant  approcher. 

—  Voilà  une  idée  romantique,  fit-il,  comme  pour  s'excuser 
de  l'avoir  eue  le  premier. 

—  Romantique  !  Les  vieux  maitres  pisans  ne  connaissaient 
point  cela,  répondit  Gino  avec  assurance;  ils  aimaient  avant 
tout  la  réalité,  et  s'inspiraient  de  rudes  modèles.  Mais,  dans 
cette  clarté  lunaire,  leurs  images  prennent  une  expression 
mystérieuse  qui  en  prolonge  le  charme.  On  se  croirait  dans 
quelque  hypogée.  Vous  allez  en  juger  par  vous-même. 

Ils  pénétrèrent  sous  le  portique  orné  de  figures  décolorées, 
mais  belles  encore;  et  tout  de  suite  ce  qui  se  présenta  à  leurs 
yeux,  ce  fut  la  figure  creuse  de  la  Mort,  son  triomphe!  Elle 
triomphait  sur  ce  mur  de  cimetière  comme  dans  les  champs  de 
bataille,  comme  dans  les  hôpitaux  où  les  blessés  et  les  agoni- 
sans  sentaient  sur  leurs  fronts  sop  haleine.  Elle  triomphait, 
sûre  de  son  œuvre,  maîtresse  des  lendemains.  Elle  régnait  dans 
cet  enclos  peuplé  de  sépulcres  ;  mais  le  peintre  qui  l'avait 
placée  là  pour  la  durée  des  siècles  savait  bien  que  son  règne 
était  partout  et  que  son  triomphe  serait  éternel;  —  avait-il 
prévu  cependant  le  sanglant  holocauste  que  lui  préparaient  les 
générations  futures?  Quel  visionnaire,  quel  halluciné  aurait  pu 
concevoir  le  carnage  qui  devait  donner  à  la  mort  ces  millions 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

d'adolescens  pleins  de  vie,  fauchés  à  l'aurore  de  leurs  jours? 
Elle-même,  si  avide,  si  insatiable,  ne  se  serait-elle  pas  détournée, 
lasse,  repue  et  dégoûtée  enfin?... 

Les  deux  hommes  contemplaient  la  fresque  funèbre  que  le 
clair  de  lune  animait  de  furtifs  reflets.  Un  peu  de  vent  s'était 
levé,  promenant  des  ombres  autour  de  ces  visages  anciens, 
attisant  le  feu  vague  de  leurs  prunelles.  Le  long  portique,  cou- 
vert de  ces  évocations  d'outre-tombe,  frémissait  d'un  bout  à 
l'autre  et  semblait  frappé  de  résurrection.  Mais  Remigio  ne 
voulut  pas  aller  plus  loin.  Encore  une  fois  son  esprit  avait  été 
projeté  dans  la  tourmente;  la  paix  le  fuyait;  il  pensait  que 
nulle  puissance  ne  pouvait  plus  arrêter  le  geste  de  mort  qu'une 
seule  voix  avait  suffi  à  déchaîner. 

Sur  la  vaste  place  où  le  campanile,  le  dôme  et  le  baptistère 
continuaient  leur  silencieux  colloque,  il  passa, les  yeux  baissés; 
et  tutoyant  Gino,  ainsi  que  le  maître  son  disciple,  il  lui  dit  : 

—  Je  marche  comme  un  aveugle  à  ton  bras. 

XV 

Aida  était  restée  à  Rome,  mais  on  l'attendait  chaque  j.our. 
Elle  arriva  un  après-midi,  alors  que  Gino  était  seul  dans  la 
vieille  maison  de  ses  pères.  Ce  fut  donc  lui  qui  la  reçut.  Et  il 
s'étonna  qu'elle  vînt  à  pied,  sans  bagages,  comme  une  simple 
visiteuse. 

La  fille  de  Remigio  lui  avait  toujours  témoigné  beaucoup 
de  confiance.  Cependant,  il  n'osait  l'interroger.  Il  la  sentait 
aujourd'hui  différente  de  ce  qu'elle  était  autrefois,  pJus  réservée 
et  plus  grave;  elle  s'assit  près  de  la  fenêtre  qui  s'ouvrait  sur  la 
rue  silencieuse. 

—  Mon  Dieu!  soupira-t-elle,  quelle  tranquillité  !  On  se  croi- 
rait a  cent  lieues  du  monde  vivant. 

—  Oui,  dit  Gino  ;  cela  ne  ressemble  guère  au  tumulte  de  la 
place  Navone. 

Elle  sourit;  puis  ses  grands  yeux  clairs  resplendirent  : 

—  Rome  est  admirable  en  ce  moment,  et  je  ne  compi\  ids 
pas  qu'on  la  quitte!  Le  moindre  passant  porte  avec  soi  toute 
l'àme  de  la  patrie.  Il  y  a  dans  l'air  un  souffle  d'héroïsme  et  de 
grandeur  qui  dépasse  les  gloires  antiques.  On  y  vit  dans  une 
perpétuelle  ivresse. 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


375 


—  Pourtant,  essaya-t-il,  vous  vous  êtes  décidée  à  vous  en 
éloigner? 

—  Pas  pour  longtemps  I  fit-elle  brièvement. 

Il  la  regarda,  pris  d'une  vague  inquiétude.  Il  lui  parut  évi- 
dent qu'elle  cachait  un  secret.  Autrefois,  elle  lui  parlait  en 
toute  simplicité,  et  même  souvent  elle  le  consultait  de  préfé- 
rence à  Remigio  pour  l'accomplissement  de  ses  projets;  mais 
alors  elle  avait  les  cheveux  flottans  sur  les  épaules  comme  les 
très  jeunes  vierges,  et  son  cœur  ne  s'était  pas  encore  fermé. 

Elle  poursuivit,  sans  tourner  ses  regards  vers  lui  : 

—  Depuis  votre  départ,  tout  s'est  transformé  encore.  On  est 
entré  dans  une  nouvelle  phase.  Plus  de  rixes,  plus  de  querelles. 
Les  voix  s'unissent  pour  chanter  les  hymnes  guerriers.  Oh! 
ces  voix  le  soir,  à  travers  les  vapeurs  errantes!...  Elles  se 
rapprochent  et  s'éloignent,  elles  vont  et  viennent  comme  le 
llux  et  le  reflux  de  la  mer...  Elles  sont  belles,  puissantes  et 
sonores.  Quand  je  les  entends,  j'ai  envie  de  me  jeter  à  genoux. 

—  C'est  pourtant  pour  les  fuir  que  votre  père  m'a  suivi 
jusqu'ici,  dit  Gino,  un  peu  troublé. 

—  Oui,  pour  cela  et  pour  autre  chose.  Il  a  bien  fait;  il 
souffrirait  trop  d'assister  à  ce  retournement  des  consciences. 
Moi-même,  j'en  ai  souffert  les  premiers  jours  à  cause  de  lui. 
Maintenant,  la  transition  est  faite  :  je  suis  de  cœur  avec  ceux 
des  nôtres  qui  combattent. 

—  Gela  se  comprend;  l'enthousiasme  est  naturel  à  votre 
âge;  si  j'avais  votre  âge,  je  penserais  sans  doute  comme  vous. 

Gette  fois  elle  le  regarda  en  face  : 

—  Avouez,  insinua-t-elle,  que  c'est  par  fidélité  à  mon  père 
que  vous  ne  pensez  pas  autrement? 

Il  allait  répondre,  mais  à  cet  instant  Remigio  rentra.  Elle 
courut  au-devant  de  lui.  Tandis  qu'ils  s'embrassaient  avec 
effusion,  Gino  partit  discrètement.  Il  ne  voulait  pas  gêner  leur 
entretien;  puis  il  éprouvait  le  besoin  de  secouer  la  vague 
déception  qui  venait  de  le  surprendre;  il  avait  compté  que  la 
présence  d'Alda  mettrait  un  peu  de  joie  dans  la  maison  austère, 
et  voici  qu'elle  se  dérobait,  sans  qu'il  pût  connaître  les  raisons 
de  cette  soudaine  volte-face.  Sans  doute  un  élément  nouveau 
était  entré  dans  la  vie  de  la  jeune  fille;  l'intimité  calme  et 
charmante  des  jours  révolus  ne  se  renouvellerait  pas  entre  les 
trois  âmes  qui  avaient  communié  longtemps  à  la  même  table 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

spirituelle;   et  décidément  il   resterait   seul,    tout  seul,    poui 
consoler  Remigio  du  complet  effondrement  de  ses  rêves. 

Aida  n'avait  pas  attendu  que  son  père  l'interrogeât;  tout 
de  suite  elle  lui  avait  jeté  au  visage  le  nom  de  Bernard.  La 
déclaration  de  guerre  de  l'Italie  à  l'Autriche  avait  sans  doute 
surpris  le  fils  de  Gristina  à  Vienne,  où  il  ne  devait  rester  que 
quelques  jours  et  d'où  il  n'était  pas  revenu.  Où  se  trouvait-il 
maintenant?  Quelle  dictée  de  sa  conscience  allait-il  suivre?  Il 
ne  donnait  plus  de  ses  nouvelles  et  l'on  avait  multiplié  les 
démarches  diplomatiques  sans  parvenir  à  rien  apprendre  sur 
son  sort.  Maintenant  on  redoutait  presque  de  recevoir  la  lettre 
depuis  si  longtemps  espérée;  on  la  désirait,  cette  lettre,  et,  si 
elle  arrivait,  à  peine  aurait-on  le  courage  de  l'ouvrir... 

—  Sa  mère  se  désole,  ajouta  Aida  en  retenant  un  sanglot. 
Elle  voulait  à  tout  prix  le  rejoindre,  essayer  de  le  ramener 
auprès  d'elle;  mais  le  voyage  est  devenu  impossible,  la  frontière 
est  étroitement  gardée;  il  faut  se  résigner  et  attendre.  Chaque 
jour  passe  en  augmentant  nos  tristesses,  nos  incertitudes.  Je 
ne  pense  pas  qu'il  y  ait  en  ce  moment  aucune  autre  femme 
qui  souffre  ce  que  nous  souffrons  toutes  deux. 

Gomme  Remigio  restait  silencieux,  Aida  reprit  : 

—  Pourrais-je  en  un  pareil  moment  m'éloigner  de  Rome 
et  de  la  comtesse  de  Lodatz?  Ma  fidélité  lui  est  nécessaire  et 
nous  nous  ingénions  l'une  l'autre  à  chercher  quelque  remède 
à  notre  affliction.  Je  lui  ai  même  promis  d'aller  m'installcr 
auprès  d'elle  à  la  villa  Forba  jusqu'au  retour  de  Bernard. 

Ses  yeux  sollicitaient  l'approbation  paternelle. 

—  C'est  bien!  dit  Remigio.  Je  comprends  que  tu  veuilles  te 
rapprocher  de  celle  auprès  de  qui  tu  seras  appelée  à  vivre 
un  jour.  Mais  si  Bernard  revenait,  quelle  inspiration  lui  suggé- 
rerais-tu? Seriez-vous  d'accord,  sa  mère  et  toi,  pour  lui  donner 
le  même  conseil? 

—  Absolument!  répondit  Aida  d'une  voix  ferme.  Nous 
n'hésiterions  pas  à  lui  démontrer  que  sa  véritable  patrie  est 
la  même  que  la  nôtre,  et  qu'il  doit  la  servir  sans  défail- 
lance. 

—  Et  s'il  prenait  la  décision  contraire?  S'il  se  croyait  obligé 
de  combattre  pour  sa  patrie  paternelle?  Aida,  parle-moi  eu 
toute  vérité,  Jui  enlèverais-tu,  pour  cela,  l'espoir  que  tu  lui 
as  donné? 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


377 


Aida  était  devenue,  blême;  elle  cacha  son  visage  dans  ses 
mains  : 

—  Ne  me  demandez  pas  cela!  c'est  trop  affreux!  Cette 
pensée-là  me  tuerait!  Je  ne  veux  pas  m'y  appesantir  davantage. 
Je  la  chasse  de  mon  esprit!  N'est-ce  pas  déjà  trop  de  se  repré- 
senter chaque  jour  à  toute  heure  quel  doit  être  le  supplice  que 
Bernard  endure?  Mon  pauvre  Bernard!  Mon  cher  compagnon 
d'enfance!  Mon  premier  et  mon  dernier  amour! 

Elle  avait  fondu  en  larmes;  Bemigio,  quelle  que  fût  l'émotion 
<ju'il  éprouvât,  se  sentait  impuissant  à  la  consoler.  Il  découvrait 
que  sa  mentalité  n'était  J3lus  en  accord  avec  celle  de  cette  enfant, 
devenue  tout  à  coup  une  femme,  et  qui  échappait  à  ses  sollici- 
tudes. Comme  le  tendre  bourgeon,  à  l'heure  propice  du  prin- 
temps, brise  l'enveloppe  qui  le  protège  et  s'élance  seul  vers  la 
lumière.  Aida  était  arrivée  à  ce  moment  de  sa  vie  où  elle  prenait 
possession  de  son  individualité,  Bemigio  était  trop  respectueux 
do  la  liberté  de  chaque  être  pour  ne  pas  s'incliner  devant  le 
l'ait  accompli.  Les  larmes  de  sa  fille  le  touchaient ,  profon- 
dément; mais  ces  larmes,  ce  n'était  plus  lui  qui  les  pouvait 
étancher;  lui-même  en  verserait  sans  doute  d'aussi  amères 
qu'Aida  ne  connaîtrait  point... 

Ils  restèrent  uu  moment  silencieux.  Cependant  Aida  s'était 
refait  un  visage  tranquille;  elle  jeta  un  coup  d'œil  à  la  petite 
montre  discrète  qu'elle  portait  en  bracelet. 

—  Il  faut  que  je  reparte!  Il  est  quatre  heures  et  demie, 
et  mon  train  est  à  cinq  heures. 

Elle  s'était  levée,  et  elle  allait  prendre  congé  de  son  père 
lorsque  Gino  reparut;  ce  leur  fut  une  diversion  heureuse. 

—  Nous  allons  te  reconduire,  dit  Bemigio. 

Elle  marchait  entre  eux  deux,  le  long  du  quai  de  l'Arno,  où 
se  portait  le  mouvement  de  la  ville.  Cette  fin  d'après-midi  avait 
la  couleur  rose  d'une  aurore;  les  vieilles  pierres  des  maisons 
hautes  et  celles  du  pont  qui  traversait  le  fieuve  se  revêtaient 
d'une  teinte  infiniment  douce,  comme  celle  des  pêchers  en  fleur. 
Les  choses  semblaient  rajeunies  et  nouvelles,  et  l'air  était  chargé 
de  langueurs  voluptueuses. 

—  Ah!  dit  Aida  tout  à  coup,  s'il  n'y  avait  pas  la  guerre, 
comme  il  ferait  bon  vivre  ici! 

Gino  la  remercia  du  regard  : 

— •  Oui,   on   ne   connaît   pas  assez  la  douceur  de   Pise,   sa 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

douceur  et  sa  force  aussi.  Il  y  a  des  soirées  divines,  et  des 
matins  ardens  et  clairs  où,  malgré  le  silence  qui  plane,  on  sent 
passer  à  travers  la  ville  des  appels  qui  vous  font  redresser  la 
tête.  Cette  sensation-là,  je  ne  l'ai  jamais  éprouvée  à  Rome;  je 
ne  l'ai  jamais  éprouvée  qu'ici. 

—  Peut-être  est-ce  parce  que  c'est  ici  que  vous  avez  perçu 
vos  premières  révélations  d'enfant?  N'y  a-t-il  pas  entre  les  êtres 
et  les  lieux  où  ils  sont  nés  des  harmonies  subtiles  qui  échappent 
aux  étrangers? 

—  Peut-être!...  Vous  n'avez  jamais  vu  notre  place  des 
Cavaliers,  l'ancien  Forum  de  la  République?  C'était  là  que  se 
réunissaient  les  jeunes  Pisans  qui  prenaient  les  armes  pour 
la  défense  du  sol.  Elle  est  pleine  encore  de  la  passion  secrète 
qu'y  ont  laissée  tant  d'héroïques  sentimens. 

Elle  l'examina,  étonnée  : 

—  Vous  aussi,  vous  exaltez  les  vertus  guerrières?  Vous 
admettez  que  l'on  sacrifie  tout  à  la  cause  de  la  patrie? 

—  En  doutez-vous?  dit-il  en  s'animant. 

Sans  y  prendre  garde,  ils  avaient  pressé  le  pas  ;  ils  marchaient 
maintenant  côte  à  côte,  laissant  Remigio  derrière  eux.  La  haute 
taille  de  Gino  dépassait  celle  d'Alda  et,  pour  lui  parler,  il  se 
courbait  un  peu  vers  elle.  Leur  couple  avançait  dans  cette 
clarté  rosissante  et  y  puisait  un  prestige  de  poésie  et  de  grâce. 
Mais  ils  ne  s'en  apercevaient  point;  ils  continuaient  à  échanger 
des  paroles  brèves  qui  retentissaient  au  fond  de  leur  conscience. 
Ce  fut  seulement  quand  ils  arrivèrent  à  la  hauteur  du  Pont 
du  Milieu  qu'ils  s'arrêtèrent,  confus  d'avoir  oublié  Remigio. 
Celui-ci  s'approchait  lentement,  le  front  baissé,  portant  dans  sa 
poitrine  une  âme  trop  lourde. 

—  Comme  il  a  l'air  accablé!  dit  Aida. 

—  Hélas!  dit  Gino.  Les  événemens  l'ont  subitement  vieilli; 
mais  qu'un  revirement  se  produise,  qu'un  peu  de  bonheur  lui 
revienne,  et  il  retrouvera  cette  alacrité  merveilleuse  que  nous 
admirions  tant  en  lui. 

Remigio  les  avait  rejoints.,  et  doucement  leur  souriait.  On 
eût  dit  qu'un  peu  de  joie  voltigeait  autour  de  ses  tempes.  Il 
rejirit  place  entre  eux  deux.  Ainsi  ils  passèrent  au-dessus  des 
petites  vagues  serrées  de  l'Arno  que  le  soleil  à  son  déclin 
jonchait  de  pétales  roses.  Sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  ils 
tombèrent  de  nouveau  dans  le  silence.  La  longue  avenue  plantée 


LES    VOTX    DU    FORUM. 


319 


d'arbres  qui  conduisait  à  la  gare  semblait  une  alle'e  de  parc 
paisible  et  discrète  aboutissant  à  quelque  palais  endormi.  Aida 
avait  pris  le  bras  de  son  père  et  s'y  appesantissait  un  peu.  Sur 
le  point  de  rentrer  dans  la  Rome  magnifique  et  ardente  dont  elle 
avait  parlé  à  Gino,  elle  se  laissait  aller  à  goûter  le  charme  de 
cette  soirée  unique. 

—  Tu  es  fatiguée?  lui  demanda  Remigio,  se  méprenant  sur 
ses  sentimens;  ne  pourrais-tu  rester  avec  nous  jusqu'à  demain? 

Elle  hésita  une  minute.  Puis  le  souvenir  de  Cristina  qui 
devait  l'attendre  fit  évanouir  sa  velléité  de  céder  à  la  tentation 
du  repos.  Près  de  Cristina,  elle  se  sentait  plus  près  de  Bernard; 
elle  pouvait  parler  de  lui  sans  nulle  contrainte.  Près  de  Cristina 
elle  respirait  un  air  chargé  d'amour  et  de  gloire,  qui  la 
soulevait  au  niveau  de  l'eflort  héroïc^ue  de  la  nation.  Si  elle 
passait  une  nuit  dans  cette  calme  atmosphère  de  Pise,  demain, 
la  séparation  lui  paraîtrait  plus  pénible  encore. 

—  .Je  reviendrai,  assura-t-elle.  Ce  soir  il  faut  que  je  parte. 
On   entendait  déjà  siffler  le  train  dans  la  gare.   Quelques 

passans  .se  pressaient  aussi  vers  ce  but.  Aida  prit  congé  de  ses 
deux  compagnons,  sans  leur  permettre  de  se  hâter  pour  la 
suivre.  En  serrant  la  main  de  Gino,  elle  lui  dit  tout  bas,  dési- 
gnant son  père  qu'elle  venait  d'embrasser  : 

—  C'est  à  vous  que  je  le  confie.  Il  vous  aime  si  tendrement! 
Gino    acquiesça  d'un   battement  de    paupières.    Lui-même 

sentait  un  pareil  besoin  de  réconfort  et  d'assistance.  Ce  timide 
au  cœur  chaud  n'avait  de  joie  que  dans  l'intimité  quotidienne. 
Il  comprenait  qu'Aida  élait  nécessaire  au  mince  bonheur  de 
Remigio  et  que  sans  elle  leur  vie  ne  tarderait  pas  à  se  décolorer 
et  à  décroître  comme  un  jardin  privé  de  soleil. 

XVI 

«  —  Jeune  soldat,  où  vas-tu? 

—  Je  vais  combattre  pour  la  j.ustice,  pour  la  sainte  cause 
des  peuples,  pour  les  droits  sacrés  du  genre  humain. 

—  Que  tes  armes  soient  bénies,  jeune  soldat!    » 
«  —  Jeune  soldat,  où  vas-tu? 

—  Je  vais  combattre  contre  les  hommes  iniques  pour 
ceux  qu'ils  renversent  et  foulent  aux  pieds,  contre  les  maîtres 
pour  les  esclaves,  contre  les  tyrans  pour  la  liberté. 


380 


RLVl  E    DES     DEUX    MONDES. 


—  Que  tes  armes  soient  bénies,  jeune  soldat!  » 
<(  —  Jeune  soldat,  où  vas-tu? 

—  Je  vais  combattre  pour  que  les  pères  ne  maudissent  plus 
le  jour  oîi  il  leur  fut  dit  :  un  fils  vous  est  né;  ni  les  mères 
celui  oij  elles  le  serrèrent  pour  la  première  fois  sur  leur  sein. 

—  Que  tes  armes  soient  bénies,  jeune  soldat!  » 
((  —  Jeune  soldat,  oii  vas-tu? 

—  Je  vais  combattre  pour  chasser  la  faim  des  chaumières, 
pour  ramener  dans  les  familles  l'abondance,  la  sécurité  et  la 
joie. 

—  Que  tes  armes  soient  bénies,  jeune  soldat!  » 
«  —  Jeune  soldat,  où  vas-tu? 

^ —  Je  vais  combattre  pour  renverser  les  barrières  qui  sé- 
parent les  peuples  et  les  empêchent  de  s'embrasser  comme  les 
lils  du  même  père,  destinés  à  vivre  unis  dans  un  même  amour. 

,  —  Que  tes  armes  soient  bénies,  jeune  soldat!  » 

-((  —  Jeune  soldat,  où  vas-lu? 

—  Je  vais  combattre  pour  les  lois  éternelles...  » 

Ces  citations  des  Paroles  crun  croi/ant,  Gino  les  avait  retrou- 
vées dans  un  dossier  poussiéreux  où  se  trouvaient  réunies  les 
leçons  qu'il  avait  données  à  la  Sapienza,  alors  qu'il  y  professait 
la  littérature  et  l'histoire... 

Quand  il  eut  refermé  le  dossier,  les  flamboyantes  Paroles 
continuèrent  à  occuper  son  esprit.  Elles  le  subjuguaient  et  le 
possédaient;  elles  étaient  logées  au  plus  vif  de  sa  sensibilité. 
Puissance  des  voix  qui  persistait  à  travers  les  tempêtes,  et,  du 
vent  qui  passe,  prenant  une  sonorité  grandissante!  Voix  qui 
persuadent  mieux  que  celles  des  vivans,  parce  qu'elles  portent 
en  elles  la  vérité  dégagée  de  ses  ombres...  Gino,  de  ses  débiles 
yeux,  n'osait  envisager  cette  vérité  en  face,  comme  un  oiseau 
craint  l'ardeur  resplendissante  du  soleil.  Cependant  il  en  était 
ébloui  et  réchauffé.  Il  sortit  pour  chercher  une  diversion  à 
son  trouble. 

Dehors,  régnait  une  agitation  insolite.  Le  long  des  quais  et 
sur  les  ponts  passaient  des  groupes  qui  semblaient  tous  se 
rendre  vers  un  même  but.  Des  gamins,  sortant  des  rues  voi- 
sines, couraient  pour  les  joindre;  des  vieillards,  des  femmes, 
les  mains  chargées  de  fleurs,  se  bousculaient  à  la  traversée  du 
fleuve.  Gino  fit  comme  eux.  Il  ne  savait  pas  où  cette  foule  en 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


381 


marche  allait  le  conduire,  mais  il  comprenait  qu'il  s'agissait 
d'une  manifestation  patriotique  à  laquelle  il  éprouvait  l'irrésis- 
tible désir  de  prendre  part.  La  fièvre  le  brûlait;  il  entendait 
son  cœur  frapper  à  coups  redoublés  contre  sa  poitrine.  Jamais, 
dans  les  grandes  journées  de  Rome,  il  ne  s'était  senti  envahi 
par  une  semblable  émotion,  par  la  contagion  de  l'exemple.  Il 
avançait  comme  un  homme  ivre  au  milieu  de  ces  gens  exaltés. 

«  Mon  Dieu,  se  disait-il,  serait-ce  donc  que  je  coure  à  mon 
destin?  » 

A  la  gare,  où  l'avait  porté  le  flot  populaire,  d'autres  groupes 
étaient  arrivés  déjà.  Gino  reconnut  parmi  eux  les  représentans 
du  parti  socialiste  avec  lesquels  il  avait  été  en  relations  lors- 
qu'il habitait  la  ville.  Mais  il  se  tint  à  l'écart;  il  ne  voulait  pas 
s'engager  aveuglément.  Dans  le  bouleversement  des  opinions 
et  des  idées,  les  programmes  politiques  avaient  changé  de  signi- 
fication; des  ennemis  étaient  devenus  amis,  et  d'autres,  qui 
s'aimaient,  s'étaient  reniés  violemment;  les  élémens  étaient 
mélangés,  une  force  souveraine  n'avait  pas  encore  séparé  les 
eaux  du  chaos,  ni  les  ténèbres  de  la  lumière.  Et  Gino  retrou- 
vait en  lui  ce  même  désordre  chaotique,  cette  confusion  et  ce 
trouble  qui  précèdent  l'avènement  de  la  clarté.  Il  se  tenait  donc 
à  l'écart,  ignorant  ce  qui  allait  se  produire;  au  loin,  le  siffle- 
ment d'une  locomotive  annonçait  l'approche  d'un  train.  La 
foule  s'était  précipitée  le  long  de  la  voie.  Des  cris  s'échap- 
paient, étouffés  dans  le  déchaînement  d'autres  bruits  :  «  Ce 
sont  eux!  Les  voici!  Ils  arrivent!...  »  Cependant  le  train  ne 
paraissait  pas  encore;  il  roulait  sur  la  longue  plaine  toscane  et 
de  temps  en  temps  semblait  se  dérober  au  tournant  des  tunnels 
profonds.  Enfin,  il  se  manifestait  d'abord  par  un  panache  de 
fumée;  il  ralentissait;  il  découvrait  peu  à  peu  sa  longue  car- 
casse métallique.  Des  drapeaux  flottaient  aux  portières,  entre 
lesquelles  des  visages  pâles  se  montraient.  Puis  brusquement 
cette  chose  mouvante  s'arrêta;  il  y  eut  une  minute  de 
silence... 

Les  portières  où  flottaient  les  drapeaux  s'étaient  ouvertes,  et 
toutes  les  voitures  se  vidèrent.  Ceux  qui  en  descendaient,  les 
jeunes  hommes  aux  pâles  visages,  se  ressemblaient  tous  étran- 
gement; ils  se  ressemblaient  non  point  par  les  traits,  mais 
par  l'âme,  par  l'expression  de  leurs  regards  calmes  et  purs,  par 
un  air  de  sérénité  et  de  recueillement  qui  contrastait  avec  tant 


382  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  fièvre  répandue  autour  d'eux.  Mais  déjà  une  acclamation 
immense  les  saluait.  Des  bras  se  tendaient  vers  eux;  des  lèvres 
inconnues  leur  donnaient  l'accolade  fraternelle.  Mêlés  à  tous 
ceux  qui  étaient  venus  les  attendre,  ils  répondaient  à  ces 
témoignages  d'affection.  C'était  comme  un  pacte  d'union  qui  se 
scellait  dans  ces  courts  instans.  Puis  de  nouveau  la  locomotive 
siffla  et,  presque  portés  en  triomphe,  les  pâles  jeunes  hommes 
regagnèrent  les  places  qu'ils  venaient  de  quitter.  Le  train 
s'ébranla;  alors  le  même  cri  sortit  à  la  fois  de  toutes  les 
bouches  :  «  Vivent  les  séminaristes  1  Vive  la  guerre!  »  Ce  cri  se 
prolongeait  sous  la  voûte,  poursuivait  le  convoi  en  partance, 
l'accompagnait  dans  son  élan  vers  la  gloire  avec  les  drapeaux 
et  les  palmes  :  «  Vivent  les  séminaristes!  Vive  la  guerre!...  » 

Gino  seul  n'avait  pas  crié. 

La  scène  à  laquelle  il  venait  d'assister  dépassait  toutes  ses 
prévisions.  Elle  lui  apportait  un  démenti  formel  à  des  idées 
qu'en  accord  avec  Remigio  il  avait  crues  irréductibles'.  Certes, 
il  avait  déjà  reçu  les  leçons  de  l'héroïsme  national;  il  avait  vu, 
dans  Rome,  aux  inoubliables  soirées  de  mai,  les  dirigeans  et 
le  peuple  fraterniser  devant  l'image  de  la  patrie.  Mais  ici,  c'était 
autre  chose.  Et  il  ne  s'y  trompait  pas.  C'étaient  les  deux  catégo- 
ries d'hommes,  qui  par  principe  devaient  être  les  plus  opposés 
à  l'effusion  du  sang,  qui  l'acceptaient  comme  une  nécessité 
sainte,  avec  le  même  enthousiasme  illuminé;  c'était  le  socia- 
lisme militant  qui  poussait  les  jeunes  séminaristes  aux  fronts 
pâles  jusque  dans  les  bras  de  la  mort.  Gino  ne  pouvait  com- 
prendre par  quel  miracle  cette  fusion  avait  pu  se  produire, 
—  la  seule  à  laquelle  il  ne  se  fût  pas  attendu,  —  ni  comment 
ses  anciens  amis  s'étaient  tout  à  coup  trouvés  rapprochés  de 
cette  Eglise  catholique  dont  les  membres  suivaient  une  disci- 
pline toute  différente;  les  uns  et  les  autres  avaient  évidemment 
obéi  à  leur  conscience,  mais  leur  conscience  s'était  éclairée 
d'une  révélation  pareille,  —  et  c'était  là  ce  qui  surprenait  et 
déconcertait  Gino.  11  admettait  qu'un  Lamennais  vieilli  et 
libéré  de  ses  attaches  eût  pu  jeter  au  monde  les  prophétiques 
paroles;  jamais  il  n'aurait  pu  croire  que  ces  paroles  se  réalise- 
raient dans  leur  portée  sociale  et  chrétienne  au  sein  du  plus 
grand  cataclysme  qui  ait  jamais  bouleversé  l'humanité.  Et  il  se 
rappelait  les  paroles  d'un  autre  maître  qu'il  avait  aimé  :  «S'il 
faut  une  philosophie  antérieure  à  l'action,  c'est  celle  qui  délivre 


LES    VOIX    DU    FORUM.  383 

des  caiciils,  des  hésitations,  des  prévisions.  La  règle  suprême 
est  qu'il  faut  sortir  de  la  règle.  U homme  doit  être  comrne  un 
Discohole,  qui,  après  avoir  lancé  son  disque,  regarde  où  il  ^«(1).  » 

Ce  jet  du  Discobole,  qui  agit  sans  se  préoccuper  des  lois 
étrangères  à  son  dessein,  voilà  ce  qui,  en  ce  moment,  attachait 
l'esprit  de  Gino.  Et  il  se  sentait  dans  une  sorte  d'infériorité 
morale,  lui  qui  n'agissait  point,  et  assistait  en  spectateur  phi- 
losophe au  merveilleux  trava,il  d'une  nation  se  dépouillant  des 
scories  impures,  afin  de  s'élever  plus  haut  dans  la  lumière. 
Ainsi  ces  jeunes  hommes  qui  venaient  de  quitter  la  soutane 
pour  prendre  l'habit  guerrier,  tous  ces  jeunes  Discoboles  au 
front  pâle  .emportaient  avec  eux  le  même  idéal;  ils  étaient 
capables  de  vivre  et  de  mourir  côte  à  côte,  les  yeux  fixés  sur  le 
drapeau  comme  sur  l'hostie.  Gino  enviait  presque  leur  sort,  la 
solidarité  puissante  qui  les  entraînait  tous  ensemble,  l'ardeur 
de  leur  foi  et  de  leur  amour. 

Les  cloches  maintenant  sonnaient  V Ave  Maria  du  soir; 
c'était  le  dernier  bruit  de  la  ville  avant  que  les  ombres  de  la 
nuit  l'enveloppent  :  tant  de  poésie,  tant  de  rêve  flottait  dans 
l'air!...  On  se  sentait  plus  tendre  et  meilleur. 

Cependant  Remigio  ne  paraissait  point.  Ces  minutes  étaient 
solennelles.  La  cour  silencieuse  de  la  Sapienza,  la  tour  de 
Saint-Nicolas  penchée  comme  celle  du  Campanile,  prenaient 
l'aspect  des  choses  endormies  pour  l'élernilé;  les  vivans  rentrés 
dans  leurs  demeures,  les  grands  morts  semblaient  accourir  à 
leur  place,  surgissant  au  coin  des  ruelles  désertes.  Gino  croyait 
voir  Dante  et  Galilée,  Lamennais  et  Vico;  et  aussi  la  silhouette 
romantique  de  Byron,  cherchant  sur  cette  rive  de  l'Arno  les 
dernières  strophes  de  son  Don  Juan,  avant  d'aller  tomber  dans 
la  tourmente  de  Missolonghi.  Ah!  que  la  mort  semblait  peu 
redoutable  quand  les  grands  morts  revenaient  ainsi  portés  sur 
leurs  œuvres  resplendissantes  comme  sur  des  ailes  d'ar- 
changes! Gino  se  sentait  devenir  amoureux  de  la  Mort;  il  en 
éprouvait  le  désir  et  le  vertige;  il  aurait  voulu  se  jeter,  lui 
aussi,  dans  la  tourmente...  Il  aurait  voulu  partir...  Mais  un  pas 
rapproché  frappa  la  dalle  :  Remigio,  sortant  de  l'obscurité  gran- 
dissante, se  trouva  tout  à  coup  devant  ses  yeux.  Et  tous  les 
songes  confus  disparurent. 

(1)  Benedetto  Groce,  Philosophie  de  la  pratique^ 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


XVII 


Gino  savait  maintenant  qu'il  partirait;  la  résolution  iné- 
branlable s'en  était  installée  en  lui,  contre  laquelle  il  n'essayait 
plus  de  lutter.  Quand  et  comment  partirait-il?  Gela,  il  ne  le 
savait  pas  encore;  il  attendait  une  occasion  propice  d'en  infor- 
mer Remigio;  puis  il  partirait  avec  l'agilité  d'une  conscience 
libérée  de  toute  contrainte. 

Gertes,  quitter  son  ami,  son  maître,  était  pour  lui  une 
extrémité  à  laquelle  il  ne  se  résignait  pas  sans  une  douleur 
profonde;  pourtant  il  le  fallait.  Les  fils  ne  quittaient-ils  pas 
leur  père,  les  époux  leur  femme,  les  amans  l'objet  de  leur 
amour?  Il  le  fallait!  G'était  la  rançon  morale  qui  rehaussait  la 
beauté  du  sacrifice.  G'était  le  devoir,  et,  bien  que  l'obligation 
militaire  l'eût  laissé  de  côté  jusqu'ici,  il  voulait  aller  au-devant 
et  agir  dans  la  plénitude  de  sa  liberté. 

Ges  journées  d'attente  étaient  pleines  pour  Gino  d'une  lassi- 
tude écrasante.  Attendre  quoi?  Il  ne  savait  pas  au  juste,  mais 
il  était  sûr  que  l'instant  viendrait,  comme  l'heure  sonne, 
comme  le  soleil  se  lève  ou  se  couche,  comme  le  raisin  mûrit; 
il  était  sûr  que  l'instant  viendrait  où  ce  qui  le  retenait  encore 
tomberait  et  le  laisserait  tout  entier  à  son  nouveau  devoir.  Ge 
n'était  pas  sur  un  hasard  imprévu  qu'il  comptait,  mais  sur  la 
force  même  des  choses.  Il  était  prêt,  il  avait  consenti  l'offrande 
que  les  circonstances  exigeaient  de  sa  docilité.  Maintenant  il 
s'isolait  le  plus  possible,  afin  de  ne  considérer  que  le  signe 
auquel  il  allait  obéir.  Peut-être  aussi  voulait-il  habituer  Remi- 
gio à  la  solitude  qui  allait  bientôt  l'envelopper.  Le  matin,  il 
quittait  la  maison,  tandis  que  son  ami  reposait;  il  se  rendait  à 
la  Sapienza  dont  presque  toutes  les  salles  restaient  désertes; 
professeurs  et  élèves  étaient  dispersés  ;  quelques  vieillards  et  de 
très  jeunes  hommes  continuaient  seuls  à  s'exercer  aux  spécula- 
tions de  l'esprit.  Gino  se  sentait  dépaysé  et  comme  de  trop  entre 
ces  murs  où  il  avait  tour  à  tour  écouté  et  enseigné  ;  il  gagnait 
la  salle  de  lecture,  pour  y  chercher  une  pensée  qui  répondît  à 
la  sienne.  Mais  rarement  il  parvenait  au  degré  de  recueille- 
lement  nécessaire  pour  s'identifier  aux  œuvres  sereines  du 
passé;  et  cette  consultation  le  laissait  agité  et  plus  pressé  tou- 
jours de   partir.  Il  eût  voulu  entendre  une   autre  parole    qui 


LES    VOIX    DU    FORUM.  385 

palpitât  de  la  même  émotion  dont  il  était  animé,  une  parole 
proche  et  fraternelle.  Certes,  il  savait  qu'en  Italie  comme  dans 
les  autres  nations  en  guerre,  les  écrivains,  les  penseurs,  les 
philosophes  avaient  largement  versé  leur  sang  pour  la  religion 
de  la  patrie.  Il  pleurait  encore  la  fin  d'un  de  ses  anciens  cama- 
rades, Renato  Serra,  tombé  pendant  un  assaut  contre  les  tran- 
chées autrichiennes.  Celui-là  aussi  était  un  lettré,  un  intellec- 
tuel ;  bibliothécaire  à  la  Malatestiana  de  Cesane,  il  avait  tout 
quitté  pour  marcher  au  feu.  Et  il  était  mort  simplement, 
héroïquement  ;  tous  les  journaux  lui  avaient  consacré  de  vibrans 
articles,  et  une  Revue  avait  fait,  en  exaltant  l'esprit  latin,  le 
récit  des  derniers  momens  du  lieutenant  Renato  Serra  :  «  Les 
soldats  se  cachaient  derrière  les  rochers  pour  combattre  ;  au 
delà,  il  y  avait  d'autres  soldats  et  une  position  à  conquérir. 
Derrière  lui  et  autour  de  lui,  le  vide;  le  vide  devant  lui,  sur  le 
sol  où  s'élevait  Gorizia,  et  qui  se  découpait  à  travers  les  rocs  et 
les  cavernes  jusqu'à  Trieste...  Ses  soldats  lui  recommandaient 
de  se  couvrir  :  il  resta  toujours  debout  et  tint  le  front  haut... 
Que  serait-il  devenu,  une  fois  fini  le  bruit  de  la  bataille,  une 
fois  passé  le  tourbillon  de  la  guerre,  laissant  au  milieu  du  sang 
et  des  lamentations  des  blessés,  des  débris  de  philosophies  et  de 
doctrines,  le  monde  changé  et  méconnaissable?...  » 

Gino  avait  appris  cette  mort  avec  une  surprise  douloureuse; 
maintenant  il  la  comprenait  ;  il  était  prêt  à  l'imiter.  Il  savait 
que  Renato  Serra,  avant  de  prendre  la  décision  suprême,  — 
et  pour  expliquer  cette  décision,  —  avait  écrit  une  sorte  de 
testament  moral,  un  examen  de  conscience  que  ses  amis  devaient 
publier.  Voilà  les  pages  dont  il  aurait  eu  besoin,  et  qu'il  sou- 
haitait passionnément  dé  lire  !  Voilà  le  miroir  où  il  retrouverait 
l'image  de  sa  penséel...  Sans  doute  une  évolution  pareille  les 
avait  conduits  l'un  et  l'autre  du  fond  de  la  rêverie  platonique 
aux  nécessités  de  l'action.  L'examen  de  conscience  tardait  à 
paraître.  Un  jour  Gino  trouva  les  volumes  à  la  salle  de  lecture 
de  la  Sapienza  ;  les  feuillets  n'en  étaient  pas  coupés  encore  ;  il 
les  prit  avec  une  tendresse  ardente  ;  c'était  bien  la  voix  proche 
et  fraternelle  qu'il  attendait  :  le  jugement  d'un  homme  de 
lettres  sur  la  psychologie  de  la  guerre. 

((  On  a  dit  que  l'Italie  pourrait  s'en  tirer,  même  si  elle 
manquait  l'occasion  offerte,  écrivait  Renato  Serra;  mais  nous, 
comment  en  sortirons-nous?   Nous  vieillirons,  pùliroiis,   nous 

TOME  \uî.  —   1917.     .  26 


3SG 


BEVUE    DES     DEUX    MONDES. 


serons  ceux  qui  auront  manqué  leur  destinée.  Entre  mille  mil- 
lions de  vies,  il  y  avait  une  minute  à  nous  destinée  ;  et  nous  ne 
l'aurons  pas  vécue.  Nous  aurons  été  sur  le  rebord,  à  la  limite 
extrême.  Le  vent  nous  frappait  au  visage,  soulevait  les  cheveux 
sur  notre  front  ;  nos  pieds  immobiles  tremblaient  du  vertige 
de  l'élan  qui  montait  en  nous...  » 

Et,  plus  loin  : 

«  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  quelque  chose  de  fatal  et  de 
mystérieux  dans  mon  désir.  La  fatalité  de  la  race,  l'instinct  de 
l'humanité  recouvré,  ce  sont  des  mots  qui  n'éveillent  en  moi 
ancun  écho  précis.  Qu'est-ce  que  j'ai  aujourd'hui  de  plus  sûr,  à 
quoi  je  puisse  me  fier  en  dehors  du  désir  qui  m'étreint  toujours 
plus  fortement?  Je  ne  sais  pas  et  n'en  ai  pas  souci!  Tout  mon 
être  n'est  qu'un  frémissement  auquel  je  m'abandonne  sans 
demander  rien  d'autre.  Je  sais  que  je  ne  suis  pas  seul.  C'est  là 
toute  la  certitude  dont  j'avais  besoin.  Je  n'ai  pas  besoin  d'autres 
assurances  sur  un  avenir  qui  ne  me  regarde  pas.  Le  présent 
me  suffit;  je  ne  veux  ni  voir  ni  vivre  au  delà  de  celte  heure  de 
passion.  » 

Et  l'heure  de  passion,  il  l'avait  vécue  tout  entière  ;  il  était 
tombé  dans  le  grand  frémissement  de  cet  amour  ;  il  appelait  à 
sa  suite  ceux  qui  n'avaient  pas  bougé  encore  :  <(  Je  sais  que 
je  ne  suis  pas  seul  ;  c'est  là  toute  la  certitude  dont  j'avais 
besoin.  » 

Gino  rentra,  ce  matin-là,  décidé  à  informer  Remigio  de  la 
séparation  nécessaire  ;  il  ne  pouvait  tarder  davantage.  Chaque 
jour  perdu  lui  semblerait  désormais  un  vol  fait  à  la  patrie,  et 
un  manquement  à  l'honneur.  En  traversant  la  vaste  cour  de  la 
Sapienza,  il  marchait  vite,  pressé  de  profiter  de  cette  disposition 
vigoureuse  qui  le  poussait  et  faisait  de  lui  un  homme  nouveau. 
Arrivé  en  face  de  la  maison,  il  leva  la  tête.  Il  aperçut,  à  travers 
les  vitres  du  cabinet  de  travail,  Remigio  assis,  penché  sur  la 
table.  Cela  lui  donna  un  petit  choc  au  cœur;  mais  courageuse- 
ment il  monta  l'escalier.  Son  ami  leva  ta  tète  et  lui  sourit; 
leurs  mains  se  serrèrent.  A  cet  instant,  comme  midi  sonnait, 
le  vieux  domestique  vint  annoncer  le  déjeuner.  Ils  passèrent 
ensemble  dans  la  salle. 

—  Quelles  nouvelles?  demanda  Remigio. 

Alors  Gino  se  lança  avec  fougue  dans  le  récit  des  événemens. 
Les  dernières  dépêches  des  journaux  apportaient  un  heureux 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


387 


bulletin  ;  elles  annonçaient  la  conquête  complète  du  Mont 
Sabotino,  ainsi  que  celle  du  Mont  Saint-Michel,  pivot  de  la 
défense  ennemie  vis-à-vis  de  Gorizia. 

—  La  route  sera  encore  longue  de  Gorizia  à  Trieste,  dit 
Remigio. 

—  Sans  doute  i  Mais  il  faut  avoir  confiance  dans  les  desti- 
nées de  l'Italie. 

Gino  parlait  sans  chercher  à  dissimuler  l'ardeur  de  ses  sen- 
timens.  Et  Remigio  l'observait  en  silence,  douloureusement. 
Mais  lui  ne  prenait  pas  garde  à  ce  trouble  que  ses  paroles  susci- 
taient; il  négligeait  les  précautions  timides;  il  s'abandonnait 
au  courant  de  sa  passion,  découvrait  la  nudité  de  son  âme 
dépouillée  des  alluvions  anciennes!  Le  repas  s'acheva  ainsi.  Ce 
fut  seulement  lorsqu'ils  se  retrouvèrent  dans  le  cabinet  de  tra- 
vail que  Gino  s'aperçut  qu'il  n'avait  pas  encore  fait  part  de  sa 
résolution  à  Remigio  :  en  même  temps,  il  comprenait  qu'il  avait 
manqué  à  leur  amitié  en  ne  commençant  pas  par  là. 

Il  allait  enfin  révéler  son  secret.  Il  se  tenait  debout,  prêt  à 
prononcer  les  phrases  décisives;  cependant  il  hésitait  encore. 
Remigio  le  prit  aux  épaules,  plongea  ses  yeux  dans  les  siens  et 
le  tutoyant  comme  aux  minutes  suprêmes  : 

—  Va,  pars  !  Je  sens  bien  que  nulle  puissance  au  monde  ne 
pourrait  plus  te  retenir... 

Gino  avait  réclamé  la  faveur  de  servir  dans  le  même  régi- 
ment où  Renato  avait  trouvé  une  fin  si  magnifique.  Malgré  sa 
complexion  délicate,  on  avait  fait  droit  à  sa  demande.  Il  s'en 
allait  vers  les  hauteurs  dangereuses  où  le  canon  faisait  rage,  où 
la  mort  se  cueillait  à  chaque  pas.  Il  n'avait  pour  l'entraîner  ni 
le  coude  à  coude  des  compagnons,  ni  la  folle  témérité  de  la 
prime  jeunesse.  C'était  gravement,  solitairement,  qu'il  partait, 
et  aussi  sans  espérance  de  retour.  Il  avait  fait  complet  son  sacri- 
fice :  aurait-il  pu  marchander  avec  le  devoir  qui  l'appelait 
d'une  telle  violence  ?  Il  se  serait  cru  amoindri,  s'il  eût  emporté 
un  autre  espoir  que  celui  de  donner  à  sa  mort  individuelle  le 
même  sens  sublime  qu'avaient  eu  tant  d'autres  morts  précé- 
dant la  sienne. 

La  veille  du  départ,  Remigio  lui  avait  annoncé  l'intention 
de  le  conduire  jusqu'au  train  qui  devait  l'emporter.  Il  ne  lui 
témoignait  ni  regret,  ni  sollicitude  importune.  —  Etait-ce  la 


Ïi88 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


fierté  d'un  cœur  offensé,  ou  simple  acquiescement  à  une  volonté 
dont  il  respectait  le  libre  exercice?...  Gino  retournait  ces  pen- 
sées, tout  en  se  dirigeant  vers  la  gare.  Il  avait  déjà  revêtu 
l'uniforme,  et  sa  démarche  en  était  changée.  Remigio  ne 
s'appuyait  plus  à  son  bras  ;  ils  avançaient  l'un  à  côté  de  l'autre, 
différens  de  ce  qu'ils  étaient  naguère,  lorsque,  silencieux  et 
remplis  de  la  même  idée  éternelle,  ils  se  dirigeaient  vers  la 
place  vaste  et  déserte  où  les  monumens  attentifs  semblaient 
attendre  leur  visite.  Ce  soir,  ils  marchaient  d'un  pas  brusque  et 
inégal;  parfois  leurs  épaules  se  heurtaient;  parfois  aussi  ils  se 
trouvaient  tout  à  coup  séparés,  sans  qu'un  obstacle  visible  eût 
surgi  entre  eux.  Ainsi  ils  arrivèrent  au  quai  du  départ.  11  y 
avait  juste  un  mois  qu'à  cette  même  place  Gino  s'était  trouvé 
mêlé  par  hasard  à  l'ovation  dont  les  députés  socialistes  avaient 
salué  le  passage  des  jeunes  prêtres  allant  rejoindre  les  drapeaux. 
C'était,  —  il  s'en  rendait  compte,  —  ce  spectacle  qui  avait 
déclenché  en  lui  le  ressort  de  son  patriotisme;  à  partir  de  cet 
instant,  il  avait  compris  qu'il  n'avait  plus  le  droit  de  vivre  en 
paix,  comme  il  avait  fait  jusqu'alors.  Son  amour  de  la  paix 
était  devenu  son  tourment;  il  avait  souhaité  la  vie  ardente, 
tumultueuse,  le  risque  des  batailles,  le  danger  qui  donne  à 
l'homme  la  conscience  de  sa  force.  Et  à  partir  de  ce  jour  aussi, 
il  ne  s'était  plus  senti  dans  la  même  étroite  communion  avec 
Remigio;  les  années  qui  les  séparaient  avaient  commencé  de 
marquer  la  différence  qui  ne  pouvait  manquer  d'exister  dans 
leurs  tempéramens,  mais  dont  il  s'était  à  peine  aperçu  jusque- 
là,  tant  il  s'était  appliqué  à  se  modeler  sur  lui.  Il  avait  fallu 
cette  violente  secousse,  cet  avertissement  magnifique  pour  que 
Gino  retrouvât  sa  jeunesse  et  toutes  les  ressources  qu'elle  rece- 
lait encore. 

Cependant  il  redoutait  la  minute  inexorable  des  adieux;  le 
train  était  signalé  en  retard,  et  l'attente  usait  son  courage. 
Quelques  rares  voyageurs  espacés  le  long  du  quai  se  tenaient 
prêts  à  partir.  Une  jeune  femme  avait  accompagné  son  mari  et 
l'embrassait  longuement,  frénétiquement,  sans  s'inquiéter  des 
regards;  tout  à  l'heure^  elle  rentrerait  seule  dans  sa  maison 
vide  :  oublierait-elle  l'absent,  ou  resterait-elle  attachée  tout 
entière  à  son  souvenir?  Gino  ne  put  s'empêcher  de  montrer  à 
Remigio  le  couple  enlacé  : 

—  Gomme  ils  ont  l'air  de  s'aimer  !  dit-il. 


LES    VOTX    DU    rORUM.  3S9 

Remigio  avait  détourné  les  yeux.  Il  comprenait  que  ce  qui 
manquait  à  Gino,  au  moment  de  rompre  avec  la  vie  naturelle 
pour  aller  affronter  la  mort,  que  ce  qui  lui  manquait,  c'était  cette 
étreinte  à  la  fois  déchirante  et  douce;  et  que  l'amour  était  un 
viatique  plus  puissant  que  l'amitié.  Il  ne  trouvait  aucune  parole, 
aucun  geste  pour  réconforter  celui  qui  si  longtemps  avait  par- 
ticipé à  toutes  ses  aspirations  et  qui  demain,  loin  de  lui,  ne 
serait  plus  qu'un  soldat  au  service  de  la  force.  Déjà  il  le  sentait 
transformé,  et  comme  gêné  par  le  passé  qui  le  possédait  quand 
même;  bientôt  entre  eux  tout  serait  consommé... 

Brutal,  le  coup  de  sifflet  de  la  locomotive  déchira  l'air.  Re- 
migio se  raidit,  comme  si  la  balle  d'un  shrapnell  allait  le 
frapper  au  cœur.  Il  se  raidit  de  toutes  ses  forces  pour  ne  pas 
laisser  voir  la  douleur  qui  le  meurtrissait.  Gino,  après  avoir  fait 
deux  pas  en  avant,  s'était  retourné  vers  lui.  Il  était  pâle,  mais 
sur  son  visage  brillait  l'étrange  ardeur  du  sacrifice.  Il  ne  souf- 
frait pas;  il  était  comme  entré  dans  son  immortalité;  —  à  peine 
eurent-ils  le  temps  de  se  serrer,  poitrine  à  poitrine. 

XVIII 

Chaque  jour,  le  courrier  apportait  à  Remigio  des  lettres  qui 
lui  étaient  envoyées  de  Rome.  Ses  plus  chers  amis  s'inquiétaient 
de  son  absence.  On  le  pressait  de  rentrer  au  milieu  des  siens,  de 
faire  entendre  de  nouveau  sa  parole  au  peuple.  Cependant  il 
restait  sourd  à  ces  invites;  il  ne  se  décidait  pas  à  prendre  parti. 
Résister  à  la  guerre,  il  ne  le  pouvait  plus;  le  départ  de  Gino  en 
avait  été  pour  lui  une  preuve  tangible  ;  contre  le  fait  accompli 
sa  volonté  restait  impuissante  :  à  quoi  bon,  dès  lors,  eût-il 
cherché  à  refréner  l'enthousiasme  de  cette  jeunesse  dont  il  avait 
jadis  dirigé  les  plus  beaux  élans? 

Ce  matin  là,  —  c'était  le  18  octobre,  —  un  seul  pli  fut  laissé 
par  le  facteur.  D'oi!i  vint  qu'en  le  recevant  Remigio  eut  l'intui- 
tion qu'il  contenait  quelque  grave  nouvelle?  Il  tardait  à  ouvrii 
l'enveloppe;  il  regrettait  que  Gino  ne  fût  pas  là  pour  lui  rendre 
ce  service  et  lui  donner  lecture  de  ces  lignes  dont  il  redoutait 
de  prendre  connaissance. 

C'était  une  lettre  de  Bernard,  portant  le  timbre  de  Vérone; 
l'écriture  calme  et  droite  dans  les  pages  régulièrement  remplies 
témoignait  que  cette  lettre  avait  été  composée  avec  soin,  copiés 


31)0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peut-être  sur  un  premier  brouillon;  une  impression  de  fermeté 
et  d'élégance  en  émanait. 

Or,  voici  ce  que  Bernard  avait  écrit  : 

«  Permettez-moi  de  vous  appeler  mon  père  ;  c'est  le  nom 
que  je  vous  ai  donné  dans  mon  cœur  depuis  l'instant  où  j'ai 
compris  que  je  pourrais  un  jour  devenir  vraiment  votre  fils  ;  et 
à  cause  de  cela  je  vous  dois  ma  confession  tout  entière  : 

«  J'étais  resté  longtemps  sans  me  douter  que  j'aimais  Aida 
autrement  que  comme  une  petite  compagne  de  jeux,  la 
compagne  de  mes  douze  ans,  dont  la  gaité  avait  charmé  ma 
mélancolie  précoce,  lorsque  j'étais  venu  vivre  à  Rome,  sous  les 
ombrages  de  la  villa  Forba.  Plus  tard,  adolescens,  nous  avions 
continué  à  nous  rejoindre  sans  aucune  arrière-pensée  et  dans 
une  simplicité  telle  que  jamais  le  moindre  trouble,  le  moindre 
émoi  n'avait  gêné  nos  relations  quotidiennes.  Peut-être,  si 
j'avais  pu  prévoir  l'évolution  de  nos  sentimens,  me  serais-je 
défendu  davantage  ;  j'aurais  craint  d'entraîner  ma  jeune  amie 
dans  le  courant  de  ma  destinée  que  je  pressentais  déjà  devoir 
être  tourmentée  et  brève.  Quand  mes  yeux  se  sont  ouverts,  il 
était  trop  tard;  l'amour  nous  avait  touchés  tous  deux  et  nous 
contraignait  à  nous  promettre  l'un  à  l'autre. 

«  Ce  fut  alors  que  j'allai  vous  demander  de  ratilier  nos 
promesses;  le  jeune  homme  inquiet  que  j'étais,  tremblait  de  se 
présenter  devant  vous  et  de  vous  découvrir  son  être  intime. 
Avec  quelle  bonté  vous  m'avez  indiqué  la  voie  que  je  devais 
,  suivre  pour  mériter  le  bonheur  dont  je  venais  d'apercevoir  le 
lumineux  sillage!  Ce  rêve,  qui  me  paraissait  si  beau,  j'allais  le 
toucher  de  la  main  I  Mais  la  réalité  déchire  le  rêve  de  ses  dents 
aiguës  et  cruelles;  elle  ne  m'a  pas  permis  d'être  heureux  plus 
d'une  journée.  Je  vous  avais  quitté  plein  d'une  vive  espérance  ; 
c'était  même  avec  joie  que  je  m'éloignais  de  Rome,  dans  la 
certitude  d'y  revenir  bientôt.  Mon  premier  devoir,  vous  en 
conveniez  aussi,  était  de  retourner  au  lieu  de  mon  berceau, 
dans  ce  château  de  Lodatz,  où  se  trouvait  la  sépulture  de  tous 
mes  ancêtres  paternels.  Je  devais  veiller  à  ce  patrimoine,  res- 
taurer les  tombes,  mettre  enfin  l'antique  demeure  en  état  de 
recevoir  plus  tard  la  visite  de  ma  jeune  épouse.  C'était  un  pèle- 
rinage que  j'accomplissais,  une  sorte  de  retraite  pieuse  que  je 
m'imposais,  avant  de  me  sentir  tout  à  fait  digne  de  recevoir  la 
main  d'Alda  dans  la  mienne.  Puis,  vous  l'avouerai-je?  les  sou- 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


391 


venirs  de  mon  enfance  n'avaient  jamais  cessé  de  commander 
ma  pensée  et  de  m'attirer.  Je  suis  l'homme  qui  a  deux  patries 
et  par  conséquent  deux  âmes. 

«  A  peine  étais-je  arrivé  en  Autriche  que  j'appris  la  déclara- 
tion de  guerre  de  l'Italie;  bien  que  prévue,  cette  nouvelle  me 
jeta  dans  une  angoisse  terrible  ;  j'allais  avoir  à  prendre  la  déci- 
sion la  plus  difficile  à  mon  libre  arbitre,  celle  d'opter  pour 
l'une  ou  l'autre  de  mes  deux  patries...  Mais,  quoi  que  je  fisse, 
il  me  faudrait  porter  les  armes  contre  un  sol  qui  m'était  sacré, 
et  par  conséquent  commettre  presque  un  sacrilège.  Autrichien, 
oserais-je  combattre  l'Italie,  cette  terre  de  ma  mère  et  de  ma 
fiancée,  cette  terre  enivrante  et  bénie  où  j'avais  connu  l'amour? 
Italien,  oserais-je  combattre  le  pays  de  mes  pères,  le  pays  où 
dormaient  mes  ancêtres  et  avec  lequel  j'avais  conservé  tant  de 
corrélations  intimes  et  puissantes?  Ma  race  me  le  défendait,  ma 
race  vivait  en  moi,  me  remplissait  la  poitrine,  m'ordonnait  de  ne 
pas  devenir  fratricide  :  car  c'étaient  bien  mes  frères,  ces  jeunes 
hommes  de  mon  âge  qui  couraient  sous  le  drapeau  marqué  de 
la  couronne  impériale,  et  bientôt  allaient  se  ruer  aux  frontières 
des  Alpes.  Je  ne  pouvais  ni  les  suivre,  ni  les  devancer  pour  me 
retourner  contre  eux...  Je  ne  pouvais  rien  contre  cette  malé- 
diction du  sort... 

((  Etre  lâche?  Me  dérober  au  devoir  qui  incombait  à  tous? 
Rester  inerte  au  milieu  du  double  péril?  Cela  non  plus  je  ne 
m'y  résignais  point.  D'ailleurs,  l'heure  approchait  de  la  décision 
fatale;  je  quittai  le  château  de  Lodat«,  après  avoir  une  dernière 
fois  porté  des  fleurs  au  tombeau  de  mes  ancêtres. 

(c  Je  revins  en  Italie.  J'étais  arrivé  à  cette  conclusion  que, 
puisqu'il  me  fallait  garder  ma  nationalité  paternelle,  je  pouvais 
du  moins  embrasser  ma  mère,  Aida,  vous  revoir!...  J'arrivai 
ainsi  jusqu'à  cette  ville  de  Vérone,  où  je  m'arrêtai  pour  des 
formalités  de  chancellerie;  obligé  d'y  séjourner  quelque  temps, 
je  me  sentais  occupé  et  repris  tout  entier  par  ma  seconde  patrie. 
Combien  je  l'aimais!  C'était  Aida  au  doux  visage,  son  charme, 
sa  grâce,  sa  douceur!  C'était  elle  que  je  respirais  dans  les  jar- 
dins et  sur  les  terrasses  bordées  de  jacinthes;  c'étaient  ses  traits 
qui  m'apparaissaient  dans  les  tableaux  de  Cavalozza  et  de  Véro- 
nèse.  L'Adige  au  cours  tumultueux  dans  la  ville  mystérieuse 
me  rappelait  les  violens  battemens  de  son  cœur  dans  sa  chaste 
poitrine  de  vierge,   un  jour  que,  me  penchant  sur  elle,  je  lui 


392  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avais  donne  mon  premier  baiser  d'amour.  Ce  baiser  serail-il  le 
dernier?  Serions-nous  condamnés,  comme  les  jeunes  amans 
immortels,  dont  le  souvenir  plane  au  milieu  de  ce  silence,  à  ne 
jamais  goûter  que  les  prémices  de  notre  joie?  Et  la  rivalité  des 
races  nous  scparerait-elle  comme  Roméo  et  Juliette  à  l'heure 
exquise  de  notre  printemps?  Plus  terrible  que  celle  des  Capulets 
et  des  Montaigus,  la  haine  qui  précipitait  l'une  contre  l'autre 
nos  deux  patries  ne  nous  permettrait  plus  de  nous  rejoindre. 
M'unir  aux  ennemis  de  l'Italie,  c'était  renoncer  à  Aida,  et  briser 
mes  espérances.  Et  cela  était  aussi  impossible  devant  ?non 
esprit  que  de  marcher  contre  le  pays  de  mes  pères. 

<c  Voilà  dans  quelles  alternatives  j'ai  vécu  au  lendemain  de 
ce  rêve  lumineux,  aujourd'hui  réduit  en  cendres.  Plus  je  descen- 
dais aux  profondeurs  de  ma  conscience  et  plus  j'entrevoyais  le 
sort  fatal  auquel  je  ne  pouvais  échapper.  Une  issue  était  ouverte 
devant  moi,  une  seule.  Je  vous  supplie  de  me  pardonner!  Avant 
lie  prendre  ce  parti  extrême,  j'ai  réfléchi  longuement.  Toute  ma 
jeunesse  se  révoltait  devant  une  fin  aussi  prompte...  Certes, 
j'eusse  préféré  mourir  avec  les  jeunes  hommes,  mes  frères, 
porté  par  le  souffle  héroïque  qui  fait  envisager  la  mort  comme 
une  volupté  plénière.  Je  mourrai  obscur,  solitaire,  inconsolé, 
n'ayant  pu  étreindre  ni  la  gloire,  ni  l'amour,  avant  que  de 
terminer  ma  course. 

<(  Ce  matin,  sous  les  cyprès  des  jardins  Giusli,  j'ai  recom- 
mencé pour  la  centième  fois  l'examen  de  ma  conscience.  Pou- 
vais-je  sans  remords  abandonner  Aida  et  causer  à  ma  mère  un 
deuil  cruel?  Oui,  je  le  pouvais;  la  responsabilité  de  ces  événe- 
mens  ne  pèse  pas  sur  ma  tète;  je  n'ai  voulu  ni  ma  naissance 
étrangère,  ni  cette  folie  des  pasteurs  des  peuples  qui  les  préci- 
pitent dans  la  sanglante  mêlée.  Je  suis  innocent  de  ce  sang  et  de 
ces  larmes.  Sous  les  hauts  cyprès  qui  ont  vu  passer  comme  une 
procession  douloureuse  tant  des  opprimes  de  ce  monde,  j'ai 
envisagé  ce  qu'eût  été  mon  bonheur  avec  Aida  et  ce  que  sera 
sans  moi  son  bonheur.  Les  fleurs  renaissantes  et  l'herbe  nou- 
velle poussant  sous  les  arbres  noirs  m'ont  enseigné  que  les 
chagrins  tombent  des  cœurs  comme  des  feuilles  flétries  que 
d'autres  feuilles  remplacent.  Aida  ne  m'oubliera  point;  son 
cœur  est  trop  noble  pour  cela;  mais  elle  laissera  la  force  de  la 
nature  agir  en  elle,  et  plus  tard,  bientôt  peut-être,  elle 
connaîtra  la  consolation... 


tES    VOIX    nu    FORUM.  3U3 

«  Adieu...  c'est  encore  en  vous  appelant  mon  père  que  je 
vais  franchir  l'abime  qui  a  été  placé  entre  la  connaissance  et 
l'infini...  Ce  sera  bref  et  définitif.  Que  trouverai-je  de  l'autre 
côté  de  l'abîme?  Je  ne  veux  point  penser;  je  veux  être  maître 
de  moi  jusqu'au  bout.  » 

Remigio  posa  la  lettre  dont  les  feuillets  tremblaient  dans  ses 
doigts.  Une  immense  pitié  montait  en  lui.  Il  revivait  les  luttes 
qui  avaient  dû  déchirer  le  cœur  du  fils  de  Cristina  jusqu  à  ce 
qu'il  se  fût  décidé  à  terminer  sa  courte  existence.  Une  question 
torturante  se  posait  devant  son  esprit  :  qu'aurait-il  fait  lui- 
même  si  le  Destin  l'eût  placé  dans  un  cas  semblable?...  Il  cher- 
chait à  se  souvenir  de  l'homme  qu'il  était  à  vingt  ans,  et  des 
ressources  dont  il  disposait  alors  pour  faire  face  aux  complexités 
de  la  vie;  il  ne  trouvait  rien,  aucune  solution,  sinon  celle  à 
laquelle  Bernard  s'était  stoïquement  résigné... 

Il  apparaissait  le  jumeau  de  ces  victimes  antiques,  offertes 
en  sacrifice  aux  divinités  implacables;  mais  son  geste  était  volon- 
taire et  son  sacrifice  consenti.  L'immolation  de  cet  enfant  renon- 
çant à  la  vie  plutôt  que  de  trahir  l'un  ou  l'autre  de  ses  devoirs 
apaiserait-elle  au  moins  les  divinités  maudites?  L'insatiable 
Moloch  qui  broyait  sous  ses  dents  de  fer  tant  de  fragiles  exis- 
tences cesserait-il  enfin  de  réclamer  de  nouvelles  proies!  Sans 
ses  puissances  du  mal,  Bernard  eût  sans  doute  joui  du  bonheur 
mélangé  qui  est  le  lot  de  chaque  créature.  Il  eût  accompli  ses 
jours  et  apporté  à  la  communauté  humaine  sa  part  d'activité  et 
de  rayonnement.  —  Mais  cette  mort,  cette  mort  stérile,  infé- 
conde, n'était-ce  pas  la  plus  triste  condamnation  des  luttes 
fratricides  entre  les  peuples? 

Il  avait  mis  la  main  sur  son  frqnt  et  pleurait;  ce  deuil 
dépassait  pour  lui  la  mesure  des  deuils  ordinaires;  il  entraînait 
dans  le  néant  de  l'irréparable  d'autres  tenaces  espérances.  Il 
songeait  à  la  douleur  de  Cristina  frappée  dans  sa  chair  et  dans 
son  sang,  par  une  volonté  fatale.  Il  songeait  surtout  au  déses- 
poir de  sa  fille,  privée  tout  à  coup  de  son  rêve  éblouissant. 
Elle  aussi  était  une  victime  innocente,  une  sacrifiée  du  destin. 
Il  la  revoyait  telle  qu'elle  était  venue  à  Pise  quelques  semaines 
auparavant,  mystérieuse,  concentrée,  toute  pleine  du  feu  secret 
(le  l'amour.  Aujourd'hui  elle  courbait  la  tête  sous  le  coup 
qui  l'accablait...  La  relèverait-elle  jamais,  cette  tête  charmante 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  douce,  faite  pour  être  couronne'e  de  fleurs?  Remigio 
aurait  voulu  avoir  la  puissance  de  consoler  tant  de  larmes. 
Il  éprouvait  jusqu'à  l'angoisse  le  sentiment  de  son  inutilité 
présente  et  comme  le  remords  de  ne  porter  le  poids  d'aucune 
douleur. 


XIX 

Remigio  cependant  ne  s'était  pas  laissé  dominer  par  le 
chagrin. 

Cette  sorte  d'ivresse  que  donne  la  complète  solitude  aux 
êtres  assez  forts  pour  la  porter  le  soutenait  et  l'élevait  au-dessus 
des  épreuves  de  sa  vie.  Volontairement  il  prolongeait  cet  état 
d'expectative,  cet  arrêt  au  milieu  de  l'agitation  universelle. 
Le  départ  de  Gino,  le  suicide  de  Bernard,  c'était  la  double  bles- 
sure dont  il  saignait;  mais  il  s'en  connaissait  une  autre,  plus 
profonde,  plus  secrète,  et  qui  n'avait  pas  cessé  de  le  faire 
souffrir.  Rien  de  tout  cela  ne  devait  influencer  son  jugement; 
l'idéalité  pure,  le  sentiment  du  devoir  à  remplir  devaient 
seuls  diriger  ses  actions  prochaines.  —  Or,  ne  s'était-il  pas 
trompé  jusque-là?  N'avait-il  pas  pris  pour  la  vérité  positive 
les  conceptions  de  son  esprit?  Lui  faudrait-il  renoncer,  devant 
la  leçon  brutale  des  faits,  à  cet  évangile  de  fraternité  humaine 
dans  lequel  sa  pensée  s'était  cristallisée,  qu'il  avait  prêchée  à 
ses  semblables  avec  une  foi  ardente  ?  Telles  étaient  les  questions 
qu'il  se  posait  au  cours  de  ses  méditations  silencieuses,  prêt  à 
se  renoncer  soi-même,  plutôt  que  de  s'obstiner  dans  l'erreur. 
Mais  il  n'apercevait  pas  encore  la  vraie  lumière,  celle  qui  éclaire 
tout  homme  venant  en  ce  monde  et  que  presque  toujours  les 
nuages  de  la  raison  obscurcissent  ou  voilent. 

Depuis  que  Gino  n'était  plus  là,  il  suivait  chaque  matin  le 
bras  du  fleuve  jusqu'au  coude  où  se  découvrait  la  maison  de 
Galilée.  Il  conversait  avec  ce  persécuté  triomphant  sorti  de 
l'obscurité  où  on  avait  voulu  le  plonger  ;  de  même  que  tant 
d'autres  précurseurs,  Galilée  avait  souffert  de  son  vivant  de  la 
médiocrité  de  ses  semblables;  mais  la  postérité  lui  donnait 
raison  et  se  chargeait  de  rompre  ses  chaînes.  C'était  donc 
l'avenir  seul  qui  décidait  de  la  valeur  des  points  de  vue  humains; 
dans  le  présent,  tout  était  mobile,  insaisissable;  le  terrain 
mouvant  ne  s'affermissait  que  lorsque  les  générations  succès- 


LES    VOIX    DU    FORUM.  305 

sives  y  avaient  passé  avec  leurs  fardeaux  de  douleurs  et  d'incer- 
titudes. Dans  cette  Pise  recueillie,  l'image  de  Galilée  resplen- 
dissait comme  le  soleil  qu'il  avait  interrogé  de  ses  yeux  ardens 
et  dont  il  avait  connu  l'immuable  splendeur.  Consolation... 
délivrance...  Ce  bond  en  avant  de  l'espoir  replaçait  Remigio 
dans  une  condition  meilleure.  Il  rentrait  chez  lui  plus  confiant 
dans  le  lendemain. 

Comme  il  traversait  ce  jour-là  le  pont  du  Milieu,  le  jeune 
Pisan  aux  boucles  brunes,  qui  avait  coutume  de  lui  vendre  les 
journaux,  lui  tendit  les  feuilles  dépliées  avec  un  geste  de 
colère: 

—  Ah!  signor,  lisez  vite  :  ils  ont  assassiné  Battisti  ! 

Et  l'adolescent,  déjà  gagné  à  la  cause  de  l'irrédentisme, 
çijouta  : 

—  Ils  ont  fait  de  lui  comme  d'Oberdan  :  ils  l'ont  pendu  1 
l'un  à  Trieste,  l'autre  à  Trente.  Est-ce  que  ces  méfaits  abomi- 
nables ne  seront  pas  bientôt  vengés? 

La  nouvelle  remplissait  toutes  les  colonnes  des  journaux. 
Le  célèbre  député  du  Trentin,  fait  prisonnier  sur  le  front  des 
Alpes,  avait  été  condamné  à  ce  supplice  ignominieux  et  exécuté 
comme  un  malfaiteur.  C'était  un  nouveau  défi  au  drpit  des 
gens  et  à  la  conscience  universelle;  mais  c'était  surtout  un 
outrage  direct  que  l'ennemi  séculaire  infligeait  à  l'Italie,  un 
crime  pareil  à  celui  qui,  trente-quatre  années  plus  tôt,  avait 
soulevé  d'indignation  l'Italie  entière.  Oserait-on,  malgré  cela, 
compter  encore  sur  l'étreinte  fraternelle  des  peuples?  Oserait-on 
demander  au  peuple  outragé  de  pratiquer  le  pardon  des 
offenses?  Il  avait  tendu  la  joue  gauche  après  que  la  droite  eut 
été  souffletée,  et  sa  face  convulsée,  meurtrie,  se  tournait  main- 
tenant vers  le  bourreau  avec  un  sursaut  de  rage.  Oui,  cet  ado- 
lescent avait  exprimé  toute  l'idée  de  la  nation  lorsqu'il  avait 
dit  :  ((  Est-ce  que  ces  méfaits  abominables  ne  seront  pas  bientôt 
vengés  ?»  —  Remigio  avait  envie  de  retourner  sur  ses  pas  pour 
lui  répondre  :  «  Tu  as  raison,  mon  petit;  il  faut  que  l'honneur 
soit  sauf.  » 

Il  respirait  mal  en  se  hâtant  vers  la  maison.  Ce  sentiment 
violent  l'étouffait  ;  des  lueurs  rouges  passaient  devant  ses  yeux  ; 
il  avait  connu  Battisti,  il  l'avait  aimé.  Il  se  souvenait  de  la 
dernière  visite  qu'il  avait  reçue  de  ce  martyr,  suspendu  au  gibet 


396  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  avoir  défendu  la  cause  du  droit  et  de  la  justice.  Celui-ci 
aussi  avait  cru  à  la  fraternité  des  peuples  et  à  la  puissance  de 
l'amour.  Il  était  mort  avant  que  fût  mijre  la  moisson.  Celles 
qui  se  levaient  maintenant  dans  les  champs  du  monde,  c'étaient 
les  moissons  de  la  haine  et  de  la  vengeance.  Il  en  était  ainsi  ; 
il  en  serait  ainsi  jusqu'à  ce  que  l'on  eût  étouffé  l'ivraie  qui 
empêchait  le  grain  de  mûrir...; 

Dans  le  cabinet  de  travail  où  il  entrait  la  tête  basse,  Cris- 
tina,  debout,  lui  apparut;  elle  était  vêtue  de  noir  et  sous  ses 
voiles  elle  semblait  plus  auguste  et  comme  chargée  d'une  mis- 
sion divine.  En  la  voyant,  Remigio  se  troubla  et  crut  défaillir. 
Tant  de  fois  il  s'était  défendu  de  rév,oquer  au  cours  de  ses 
heures  inquiètes  et  vides  I  Habitait-elle  encore  une  des  demeures 
de  son  àme?  Une  de  ces  demeures  mystérieuses  dont  on  redoute 
de  pousser  la  porte?  Elle  était  là,  devant  lui,  pareille  à  celle 
qu'il  avait  aimée;  l'éclat  de  ses  yeux  et  de  ses  lèvres  enlumi- 
nait la  pâleur  de  son  visage;  et,  comme  jadis,  toute  sa  beauté 
profonde  était  écrite  sur  son  front  resté  jeune  en  dépit  du  temps. 
Pourquoi  était-elle  revenue?  De  quels  reproches,  de  quelles 
plaintes  allait-elle  l'accabler?  Certes,  elle  avait  souffert  plus 
que  lui  sans  doute  et  d'une  façon  plus  réelle  et  plus  vive. 
Cependant  il  n'osait  parler  le  premier;  il  hésitait  à  porter  le 
poignard  des  mots  sur  ce  cœur  qui  saignait  encore.  Il  la  regai'- 
dait,  anxieux,  attendri,  prêt  à  tomber  à  ses  genoux. 

Elle  posa  la  main  sur  son  bras  qui  tremblait,  et  dit  sim- 
plement : 

—  Il  faut  rentrer  dans  Rome  ;  votre  place  n'est  plus  ici  ! 

Jean  Bertheroy. 
(La  dernière  partie  au  prockai?i  numéro.) 


DANS  LES  RUINES 

DE 

NOS  MONUMENS  HISTORIÛLES 


CONSERVATION   OU  RESTAURATION? 


Les  journaux  qui  annonçaient,  au  mois  d'août  dernier, 
l'incendie  de  la  Collégiale  de  Saint-Quentin  publiaient  un  extrait 
de  la  presse  artistique  d'outre-Rhin,  signifiant,  non  sans  osten- 
tation, au  monde  qu'avant  de  faire  sauter,  au  prix  de  milliers 
de  tonnes  des  explosifs  les  plus  perfectionnés,  les  ruines  légen- 
daires du  château  de  Goucy,  les  ingénieurs  allemands  en 
avaient  dressé  des  relevés  et  plans  si  remarquables  que  rien 
ne  serait  plus  facile,  la  paix  revenue,  que  de  les  restituer  dans 
leur  état  primitif... 

Est-il  rien  de  plus  caractéristique  de  la  barbarie  vraiment 
nouvelle  contre  laquelle  nous  nous  défendons,  que  le  simplb 
rapprochement  de  ces  deux  citations?  L'hypocrisie  et  le  pédan- 
tisme  s'y  mêlent  à  la  sauvagerie.  Ils  accumulent  en  même 
temps  les  ruines  et  les  fiches,  des  monceaux  de  décombres 
fumans  et  des  tas  de  papiers  imprimés.  La  Collégiale  de  Saint- 
Quentin,  l'immense  reliquaire  qui  surgissait  au  milieu  de  la 
ville,  est  en  flammes?  Mais  voici  une  monographie  doctement 
compilée  par  un  de  ses  incendiaires...  Reims  a  déjà  reçu  plus 
d'obus  qu'elle  ne  comptait  de  moellons  et  de  pierres?  Mais 
depuis  deux  ans  déjà,  en  place  d'honneur  dans  leurs  prospectus 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  librairie,  on  a  pu  lire  l'annonce  d'une  définitive  et  colossale 
histoire,  description  et  explication  de  la  cathédrale,  dès  mainte- 
nant sous  presse,  «  et  qui  paraîtra  bientôt...  »  Ils  ont  emporté  les 
pastels  de  Latour?  Mais  voici  des  reproductions  en  couleurs, 
avec  commentaires  inédits,  critiques  et  esthétiques  d'un  des 

déménageurs Le  sépulcre  de  Ligier  Richier  à  Saint-Mihiel? 

Mais  c'est  eux  qui  l'auront  sauvé!  On  pourra  dresser  après  la 
guerre  (et  ils  n'y  manqueront  pas) ...  une  longue  bibliographie  de 
toutes  les  dissertations  publiées  au  cours  de  l'invasion  et  des 
pillages  par  leurs  privat-docent  mobilisés,  dans  leurs  «  impri- 
meries d'étapes  !  » 

Gomment  les  accuser  après  cela  d'avoir  déchaîné  sur  la  Bel- 
gique et  sur  la  France  leur  frénésie  dévastatrice?  N'ont-ils  pas 
tout  prévu  au  contraire,  tout  fait  pour  préparer  et  faciliter 
l'œuvre  réparatrice  de  la  civilisation  dont  ils  prétendent,  demain 
comme  hier,  après  comme  avant  leurs  forfaits,  rester  les  pro- 
tagonistes brevetés?  A  mesure  que  leur  recul  «  stratégique  » 
les  oWigera  à  se  dessaisir  de  leurs  derniers  gages,  il  faut  donc 
nous  attendre  de  leur  part  a  un  redoublement  simultané  de 
malfaisance  et  de  «  contributions  »  sur  les  monumens  mutilés 
par  eux. 

Laissons-les,  pendant  qu'ils  détruisent  encore,  prodiguer  à 
leurs  victimes  les  marques  d'une  sympathie  désolée  et  les  meil- 
leurs avis  pour  les  restaurations  futures.  Mais  nous,  les  pro- 
priétaires et  héritiers  légitimes  des  chefs-d'œuvre  assassinés, 
quels  vont  être  demain  notre  devoir  et  notre  tache .î*  Quand  les 
dernières  hordes  auront  disparu,  quand  nous  reviendrons  dans 
nos  villages, —  ou  sur  l'emplacement  de  nos  villages, —  rasés, 
quand  nous  rentrerons  dans  nos  villes  violées  et  leurs  sanc- 
tuaires éventrés,  nous  ne  pourrons  nous  borner  à  nous  asseoir 
en  pleurant  sur  des  ruines.-  La  plus  belle  partie  de  notre  terre, 
la  plus  aimée  parce  qu'elle  a  été  le  plus  souvent  martyrisée  par 
le  même  ennemi,  —  celle  où,  dans  un  accord  providentiel  de 
la  nature,  de  la  race  et  de  l'histoire,  se  formèrent  la  douce 
France  et  son  art  national,  où  se  conservait,  dans  le  cadre  har- 
monieux et  fraternel  des  paysages  inspirateurs  de  nos  plus 
grands  peintres  modernes,  le  trésor  de  l'architecture  chré- 
tienne, attestent  nos  droits  d'aînesse  dans4e  grand  œuvre  de  la 
civilisation,  —  n'est  plus  qu'un  vaste  cimetière  où  nos  morts 
bien-aimés  reposent  à  coté  des  églises,  des  fermes,  des  mai- 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.  399 

sons,  de  tous  les  foyers  du  souvenir,  de  l'espérance,  de  la 
famille  et  du  travail,  qu'ils  couvrirent  de  leurs  corps  sacrifiés 
et  de  l'héroïsme  de  leurs  âmes  immortelles...  Que  ferons-nous 
pour  y  ramener  la  vie,  pour  préserver  de  la  mort  totale  tout  ce 
qui  pourra  être  encore  sauvé  du  patrimoine  des  ancêtres? 
Gomment  concevoir,  conduire  l'œuvre  redoutable  des  restaura- 
tions nécessaires  ou  prendre  parti  sur  les  abandons  inévitables? 
Pour  répondre  à  ces  angoissantes  questions,  il  est  indispen- 
sable de  mettre  à  profit  l'expérience  d'une  histoire,  trop  abon- 
dante, hélas!  en  destructions  et  en  crises  iconoclastes;  pour 
éclairer  l'opinion  publique  et  l'empêcher  de  céder  aux  entrai- 
nemens  d'un  sentiment  mal  informé  et  trop  prompt  à  déses- 
pérer, il  faut  lui  rappeler  un  passé  riche  en  «  précédens.  » 


La  France  a  été  la  première  parmi  les  nations  européennes 
à  constituer  chez  elle  une  catégorie  de  monumens  «  classés  »  et 
«  historiques  »  et  à  instituer  un  service  spécial  pour  veiller  à 
leur  surveillance,  entretien  et  restauration.  A  qui  voudrait  se 
rendre  compte  de  la  nature  et  de  l'importance  de  ce  service,  de 
son  organisation  actuelle,  de  sa  tâche  et  de  ses  responsabilités, 
on  ne  peut  que  signaler  un  livre  récemment  paru  :  Les  Monu- 
mens historiques  (1).  L'auteur,  M.  Paul  Léon,  chef  de  division 
des  services  d'architecture  au  sous-secrétariat  d'Etat  des  Beaux- 
Arts,  était  mieux  placé  qu'aucun  homme  de  France  pour  en 
révéler  au  public  l'histoire  très  mal  connue.  Il  y  a  apporté  les 
meilleures  qualités  de  l'historien  formé  à  bonne  école,  l'intel- 
ligence la  plus  lucide,  un  style  net  et  sobre,  dont  Mérimée 
qu'il  cite  souvent  eût  aimé  l'élégance  nerveuse. 

Son  rôle  ne  pouvait  être  d'écrire  un  réquisitoire;  du  moins 
s'est-il  soigneusement  gardé  de  l'apologie  et  du  plaidoyer.  Ce 
qu'il  nous  apporte,  en  somme,  c'est  un  grand  rapport,  impartial 
et  vivant,  documenté  de  première  main,  où  la  critique  est 
peut-être  çà  et  là  discrètement  atténuée,  mais  d'où  la  vérité  se 
dégage  toujours  reconnaissable  et  efficace...  Nous  n'apportons 
pas  ici  un  compte  rendu  critique  qui  nous  détournerait  de  notre 
sujet  principal;  mais  il  fallait  mettre  à  profit  les  renseignemens 
et  les  enseignemens  d'un  tel  ouvrage,  avant  d'aborder  l'examen 

(1)  Paris,  grand  in-4»,  1917  (Laurens,  éditeur). 


400.  TŒVIE    DES    DEUX    MONDES. 

des  problèmes  que  le  service  des  monumens  historiques  aura  à 
résoudre  au  lendemain  de  cette  guerre,  —  et  dans  quelles 
conditions  plus  pathétiques  et  émouvantes  qu'à  aucun  autre 
moment  de  notre  vie  nationale  I 

M.  Paul  Léon  l'avait  complètement  écrit  avant  la  guerre. 
Si  une  ou  deux  des  photographies  qui  l'illustrent  très  utilement 
portent  çà  et  là  la  trace  des  blessures  reçues  depuis,  —  par  la 
cathédrale  de  Soissons,  par  exemple,  —  le  texte  ne  fait  aucune 
allusion  aux  catastrophes  qui  viennent  de  mettre  à  mal  tant 
des  plus  illustres  cliens  du  «  service,  »  —  ou  de  la  clinique,  — 
ceux-là  même  auxquels  il  conviendra  d'appliquer  demain, 
dans  quelle  mesure  et  pour  quelles  fins?  les  méthodes  dont, 
après  un  siècle  de  controverses,  la  commission  des  monumens 
historiques,  les  inspecteurs  généraux  et  les  architectes  en  chef 
ont,  sous  la  direction  de  M.  Paul  Léon,  l'initiative,  le  contrôle 
et  la  responsabilité.  De  tout  temps,  l'opinion  publique,  plus 
ou  moins  bien  informée,  est  intervenue,  souvent  avec  passion 
et  violence,  dans  la  discussion  et  l'appréciation  des  travaux 
ainsi  exécutés.  Aujourd'hui  plus  que  jamais,  elle  est  avertie, 
attentive,  exigeante.  Elle  trouvera  dans  la  lecture  du  remar- 
quable exposé  de  M.  Léon  tous  les  élémens  d'information  et 
le  moyen  de  se  rendre  équitablement  compte  |de  la  complexité 
des  problèmes  que  pose  la  moindre  intervention)  —  médicale 
ou  chirurgicale,  —  dans  le  traitement  d'un  vieux  monument, 
malade  ou  blessé. 

«  « 
Sous  l'ancien  régime,  —  encore  que  les  exemples  y  soient 
plus  fréquens  qu'on  ne  croit  de  la  survivance  ou  de  l'imitation 
des  styles  du  moyen  âge,  aux  xvii'  et  xviii^  siècles,  par  les 
vieilles  corporations  provinciales  de  maçons  (M.  Brutails  pour 
la  Gascogne,  M.  G.  Durand  pour  la  Picardie  nous  en  ont  révélé 
un  grand  nombre),  —  la  règle  générale  était  que  les  généra- 
tions nouvelles,  quand  elles  intervenaient,  pour  le  réparer, 
l'agrandir,  le  remanier  ou  «  l'embellir,  »  dans  la  vie  d'un  vieux 
monument,  le  faisaient  sans  aucun  souci  de  respecter,  comme 
nous  disons,  le  «  style  »  des  époques  antérieures.  Chaque 
siècle,  créateur  à  son  tour,  le  marquait  de  son  empreinte,  le 
transformait  selon  le  goût  régnant.  Louis  XIV,  en  accomplis- 
sant à  Notre-Dame  de  Paris  le  vœu  de  Louis  XIII,  renouvelait 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.         401 

entièrement  le  décor  et  i'ame'nagement  du  chœur,  y  multipliait 
les  revêtemens  de  marbres  polychromes,  pour  dissimuler 
autant  que  possible  «  la  mauvaise  architecture  gothique,  »  et 
ces  marbres,  extraits  des  belles  carrières  pyrénéennes,  s'accor- 
daient avec  les  tons  vifs  des  étendards  pris  à  l'ennemi,  qu'un 
«  tapissier  »  victorieux  y  venait  accrocher.  Au  xviii'*  siècle, 
pour  faire  place  au  dais  des  processions  royales,  Soafiïot  ne  se 
faisait  aucun  scrupule  de  supprimer  le  tympan  et  le  trumeau 
de  la  porte  centrale  où  se  dressait  la  statue  du  Christ 
enseignant,  frère  sans  doute  du  «  beau  Dieu  »  d'Amiens;  à 
Reims,  Louis  XV  faisait  ajouter  sans  façon,  aux  portes  de  la 
façade  occidentale,  les  charmans  tambours  «  rococo  »  qui  ne 
sont  plus  qu'un  tas  de  cendres;  à  Bourges  comme  à  Paris  et  à 
Chartres,  les  chanoines  détruisaient  d'admirables  jubés... 

Ces  pratiques  consacrées  par  un  long  usage,  la  Révolution 
les  exaspéra  jusqu'à  la  frénésie  dans  sa  folie  furieuse  de  sup- 
primer tous  les  <(  vestiges  de  la  tyrannie,  de  la  superstition  et 
de  la  féodalité.  »  Mais  elle  n'avait  rien  à  mettre  à  la  place  de  ce 
qu'elle  brisait,  et  la  déesse  Raison,  installée  en  souveraine  dans 
les  sanctiiaires  devenus  ses  temples,  n'a  laissé  de  son  culte 
éphémère  et  stérile  aucun  témoin  digne  de  prendre  place  dans 
l'histoire  de  l'art  français. 

Aussi,  quand  ses  ravages  eurent  pris  fin,  par  lassitude  de 
détruire  plus  encore  que  par  un  retour  d'autorité  réparatrice, 
\\  .and  on  se  mit  à  constituer  des  «  Commissions  des  monumens 
et  des  arts,  »  à  dresser  des  inventaires,  on  ne  put  que  recueillir 
les  épaves  du  cyclone,  de  façon  bien  incomplète  et  sans  un 
discernement  suffisant.  Peu  à  peu,  l'opinion  émue  par  les 
élégies  des  précurseurs  du  romantisme,  enthousiasmée  par  les 
commentaires  magnifiques  autant  qu'erronés  d'un  Chateau- 
briand, s'alarmait  des  effets  d'un  vandalisme  trop  funeste, 
visitait  pieusement  le  musée  de  Lenoir,  faisait  aux  pouvoirs 
publics  un  devoir  de  relever  et  <(  restaurer  »  tant  de  témoins 
vénérables  d'un  passé  que  les  historiens  et  les  archéologues 
allaient  jour  à  jour  déchiffrer. 

C'est  sous  la  monarchie  de  Juillet,  où  les  historiens  eurent 
une  si  grande  place  dans  le  gouvernement,  que  s'organisa 
vraiment  le  service  des  «  monumens  historiques.  »  C'est  elle  qui 
inventa  le  mot,  créa,  si  l'on  peut  dire,  le  «  genre  ;  »  et  les  noms 
de  Victor  Hugo,   de  Montalembert,  de  Guizot,  de   Thiers,  de 

TOME  XLII.  —  1917.  26 


402  REVUE    DES    DEUX   MONDES^ 

Montalivet,  de  Vitet,  de  Prosper  Mérimée,  de  Lassus  et  de  Viollet- 
le-Duc  sont  restés  et  resteront  à  jamais  attachés  à  ce  chapitre 
de  notre  histoire  intellectuelle  et  morale.  C'est  d'ici,  dans  le 
numéro  du  1*^'  mars  1833  de  cette  Revue,  où  parut  la  lettre  du 
comte  de  Montalembert  au  vicomte  Victor  Hugo  Sur  le  Vanda- 
lisme en  France,  que  partirent  le  cri  de  ralliement  et  l'appel 
décisif.  Gomment  rendre  à  la  France  la  parure  de  tant  de 
témoins  mutilés  ou  branlans  de  son  histoire  et  de  son  génie, 
que  les  destructions  de  l'époque  révolutionnaire,  suivie  de  plus 
de  trente  ans  de  presque  complet  abandon  encore  aggravé  par 
les  menées  et  profanations  de  la  «  bande  noire,  »  livraient  aux 
générations  nouvelles  dans  un  état  de  délabrement  pitoyable? 

Il  ne  s'agissait  plus  dès  lors  de  préserver  simplement,  mais 
de  restituer,  —  et  c'était  un  danger  nouveau  qui  allait  menacer 
les  glorieux  blessés,  en  faveur  desquels  les  voix  les  plus  élo- 
quentes multipliaient  les  appels  à  la  pitié  et  à  la  vénération  du 
peuple  français...  Les  architectes  de  Louis- Philippe  n'avaient 
plus,  comme  ceux  de  Louis  XIV,  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI, 
un  style  héréditaire  à  la  fois  et  original,  toujours  en  renouvel- 
lement dans  la  tradition  maintenue,  sur  de  ses  principes,  fort 
de  ses  chefs-d'œuvre,  à  substituer  tour  à  tour  ou  k  ajouter  au 
gothique  «  primitif,  »  «  lancéolé  »  ou  «  flamboyant,  »  comme 
l'usage  s'établissait  d'en  étiqueter  les  différentes  époques.  Mais, 
encore  qu'on  fût  bien  loin  d'être  arrivé  au  degré  de  compré- 
hension où  les  «  dissections  »  d'un  VioUet-le-Duc  et  les  leço  ^^ 
d'un  Quicherat  et  de  ses  continuateurs  devaient  nous  élever, 
l'intelligence  des  principes  inspirateurs  de  nos  grands  cons- 
tructeurs du  moyen  âge  avait  assez  fait  de  progrès  déjà  pour 
susciter  une  «  doctrine.  »  Que  de  théories,  dès  lors,  de  polé- 
miques, d'inévitables  et  irréparables  erreurs! 

Quand  on  écrira  l'histoire  critique,  complète  et  documentée 
de  la  restauration  de  Notre-Dame  de  Paris,  — (un  de  nos  jeunes 
confrères  en  ce  moment  prisonnier  de  guerre  en  Allemagne 
l'avait  projetée  et  entreprise  et  reviendra,  s'il  plaît  à  Dieu,  la 
reprendre  bientôt)  (1), — on  verra  comment  évoluèrent,  à  mesure 
qu'on  avançait  dans  ce  grand  travail,  et  s'élargirent  les  projets 
primitifs  et  la  doctrine  de  ses  promoteurs  et  auteurs.  Plus  de 
vingt  ans  s'écoulèrent  de  travaux  presque  sans  interruption, 

(-1)  Voyez  :  La  cathédrale  Notre-Dame  de  Paris,  notice  historique  et  arcfiéolo- 
^/(/îte,  par  Marcel  Aubert,  archiviste  paléographe.  Paris,  Longuet  éditeur,  1909. 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.         403 

depuis  le  jour  où  la  proposition  de  restauration  présentée  à  la 
Chambre  des  pairs  par  Victor  Hugo,  appuyée  par  Montalembert 
et  souten'ue  par  Vitet,  promu  inspecteur  général  des  monumens 
historiques,  jusqu'au  31  mai  1864  où  Mgr  Darboy  célébra  la 
dédicace  de  la  cathédrale  restaurée.  Le  premier  crédit  de  deux 
millions  six  cent  cinquante  mille  francs  avait  été  abondamment 
dépassé.     . 

La  science  accrue  des  architectes  devenait  de  jour  en  jour 
plus  exigeante  et  plus  intransigeante.  Mérimée  avait  d'abord 
défini  le  but  de  toute  restauration  par  cette  formule  :  conser- 
vation de  ce  qui  existe,  reproduction  de  ce  qui  a  manifestement 
existé  (et  la  seconde  partie  de  la  proposition  contenait  en  germe 
les  pires  abus);  mais  jour  à  jour,  comme  nos  grands  chantiers 
de  restauration  devenaient  de  véritables  écoles  où  se  formaient, 
dans  le  commerce  familier  de  l'art  du  moyen  âge,  des  tailleurs 
de  pierre,  des  appareilleurs,  des  ornemanistes,  une  doctrine  se 
constituait  qui,  nourrie  de  l'enseignement  des  maîtres  de 
l'œuvre,  tendait  bientôt  non  plus  seulement  à  restaurer  nos 
monumens  tels  que  les  siècles  nous  les  avaient  transmis,  mais, 
condamnant  tout  ce  que  les  époques  classiques  avaient  pu  y 
transformer  ou  ajouter,  prétendait  les  refaire  tels  qu'ils  auraient 
dû  être,  selon  un  certain  type  idéal  de  l'architecture  du  xiii*'  siècle 
érigé  dans  l'esprit  des  théoriciens.  De  là  des  inventions  arbi- 
traires, et,  à  la  place  de  la  vérité  historique  telle  que  la  vie 
l'avait  faite,  des  hypothèses  contestables,  des  compositions 
artificielles  et  figées,  imposées  de  toutes  pièces  aux  générations 
futures  dont  elles  ne  peuvent  que  troubler  les  idées  et  égarer  la 
critique.  Certaines  chapelles  latérales  de  Notre  Dame  de  Paris 
offriraient  plus  d'un  exemple  de  cet  art  abstrait  et  froid,  de  cet 
«  académisme  gothique,  »  si  l'on  osait  s'exprimer  ainsi. 

On  remplirait  une  bibliothèque  des  polémiques  qui  s'ému- 
rent à  propos  de  chacune  des  «  grandes  restaurations  »  de  nos 
cathédrales.  Autour  de  celles  d'Angoulème,  Bordeaux,  Péri- 
gueux,  Sens,  Evreux  se  livrèrent  de  véritables  batailles  et  la  plus 
violente  se  déchaîna  quand  on  entreprit,  après  le  vote  d'une  loi 
de  l'Assemblée  nationale  (26  décembre  1875)  qui  l'avait  ordonnée 
et  largement  —  trop  largement!  —  dotée,  celle  de  la  cathé- 
drale de  Reims.  (Il  est  juste  de  rappeler  que  nous  étions  alors 
sous  le  régime  absurde,  aujourd'hui  aboli,  qui  classait  les 
cathédrales  parmi  les  «  édifices  diocésains  »  et  les  soustrayait 


404  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ainsi  au  contrôle  de  la  Commission  des  monumens  historiques. 
Si  l'on  avait  le  loisir  de  s'attarder  à  des  fouilles  dans  cette  litté- 
rature vite  oubliée,  on  pourrait  en  rapporter  la  matière  d'un 
livre,  égayé  de  citations  amusantes  et  qui  ne  serait  pas  sans  utilité 
pour  l'histoire  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  idées  et  le  goût 
archéologiques.  M.  Anatole  Leroy-Beaulieu,  revenant  ici  même 
(à  propos  des  travaux  de  la  cathédrale  d'Evreux)  sur  ces  contro- 
verses toujours  ouvertes,  consacrait  à  la  restauration  de  iios 
monumens  historiques  devant  Vart  et  devant  le  budget  (1),  un 
article  qui  est  un  modèle  pour  le  bon  sens  et  la  large  compré- 
hension des  élémens  très  complexes  que  comportent  les  pro- 
blèmes discutés  et  qui  sera  bon  à  relire  encore,  demain,  quand 
nous  allons  nous  trouver  en  présence  des  mêmes  questions  et 
sans  doute  des  mêmes  discussions. 

Nous  n'avons  aucune  envie  d'excuser  les  méfaits  des  archi- 
tectes restaurateurs.  Il  ne  faut  pas  toutefois  leur  refuser  le 
bénéfice  des  circonstances  atténuantes,  si  l'on  tient  compte  des 
conditions  et  des  temps  où  ils  durent  opérer;  il  ne  faut  surtout 
pas  nier  de  parti  pris  les  services  qu'ils  ont  pu  rendre.  Certes 
ils  ont  trop  «  déposé,  »  trop  refait,  quand  il  eût  suffi  de  conserver 
et  de  consolider;  ils  ont  trop  restitué  selon  desimpies  hypothèses 
ou  conformément  à  des  théories  trop  absolues;  mais  tout  de 
même,  ils  ont  beaucoup  sauvé  de  ce  que  M.  Maurice  Barrés 
appelait  d'un  mot  si  juste  «  la  physionomie  architecturale,  la 
figure  physique  et  morale  de  la  terre  française.  »  Rappelez-vous 
l'émotion  qui  nous  souleva,  le  cri  d'indignation  qui  monta  de 
tous  les  points  de  l'horizon  du  monde  civilisé  quand  les  avions 
allemands  allumèrent  dans  les  combles  de  Notre-Dame  de  Paris 
un  commencement  d'incendie  qu'on  sut,  par  bonheur,  aussitôt 
étouffer.  Encore  un  peu,  et  c'est  la  flèche  qui  flambait,  la  svelte 
flèche  qui,  jaillie  du  carré  du  transept,  couronne  et  exalte  si 
heureusement  la  silhouette  de  l'immense  vaisseau  1  Qui  donc 
s'avisa  de  se  souvenir  alors  que  cette  flèche  est  l'œuvre,  — l'œuvre 
en  son  temps  très  contestée, —  de  VioUet-le-Duc?  Notre  Notre- 
Dame,  en  dépit  de  tant  de  remaniemens  intérieurs  et  extérieurs, 
n'en  est  pas  moins  restée  dans  le  cœur  des  Parisiens  et  dans  la 
vénération  de  l'univers  entier,  la  très  noble  et  illustre  basilique 
de  Maurice  de  Sully,  de  Philippe-Auguste  et  de  saint  Louis!... 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  décembre  1874. 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.         405 

Et  l'émoi  n'eût  pas  été  moins  vif  et  moins  indignée  la  protes- 
tation, si  la  flèche  toute  voisine,  —  et  non  moins  moderne,  — 
de  la  Sainte-Chapelle  avait  été  atteinte  par  les  bombes  du  taube, 
qui  se  perdirent  dans  la  Seine  entre  le  Louvre  et  le  Palais. 


Donc,  restons  sévères  pour  les  fautes  anciennes,  mais  soyons 
équitables  et  ajoutons,  parce  que  c'est  la  simple  vérité  dont 
nous  pouvons  témoigner  après  de  longues  années  de  participa- 
tion aux  travaux  de  la  commission  des  monumens  historiques, 
que  dans  le  «  service  »  réorganisé,  où  les  cathédrales  sont  com- 
prises comme  les  palais  nationaux  et  dont  relève  Trianon  comme 
Reims,  un  u  esprit  nouveau  »  s'est  développé,  très  différent  de 
celui  qui  nous  valut  les  abusives  restaurations  d'un  passé  encore 
récent.  Le  temps  n'est  plus  où,  comme  Henry  Roujon  aimait  à 
le  raconter,  Mérimée  pouvait  commencer  un  rapport  confidentiel 
à  l'Empereur,  par  cette  simple  phrase  :  «  Sire,  tant  que  Votre 
Majesté  n'aura  pas  fait  pendre  un  architecte...,  »  —  où  d'Abadie 
lançait  contre  les  archéologues,  «  impuissans  »  gêneurs,  bons 
uniquement  à  critiquer  et  à  blâmer,  un  manifeste  qui  fit  à 
son  heure  grand  bruit,  —  où  enfin,  Viollet-le-Duc  dans  une  de 
ses  campagnes  au  XIX^  Siècle  d'About,  accusait  Anatole  Leroy- 
Beaulieu  qui  s'était  permis,  non  sans  de  valables  raisons,  de 
critiquer  les  travaux  de  la  cathédrale  d'Evreux,  de  servir  com- 
plaisamment  d'  (c  instrument  à  la  cabale  cléricale  1...  » 

L'amour  des  vieilles  pierres  qu'il  faut  considérer  comme  des 
documens,  des  témoins  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  supprimer 
mais  qu'il  faut  empêcher  de  tomber,  tant  que  le  sauvetage  est 
possible,  est  aussi  sincère  dans  le  cœur  de  la  majorité  des  archi- 
tectes que  dans  celui  des  archéologues  et  des  «  amateurs  :  » 
une  confiante  collaboration  a  fait  place  aux  anciennes  violences 
et,  plus  d'une  fois,  c'est  des  rangs  des  inspecteurs  généraux  et 
des  architectes  eux-mêmes  que  sont  parties  les  critiques  les 
plus  sévères  contre  telle  proposition  d'excessive  intervention 
chirurgicale.  En  pourrais-je  citer  de  meilleure  preuve  que  la 
série  des  études,  des  «  consultations,  »  si  pénétrantes  qu'un 
architecte,  restaurateur  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Douai,  l'une  des 
plus  nobles  victimes  de  cette  guerre,  notre  ami  Max  Doumic 
publiait  peu  de  temps  avant  sa  mort  héroïque  dans  le  Coîres- 
pondant,  sur  nos  vieilles  églises,  les  dangers  qui  les  menaçaient, 


406  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

notre  devoir  et  les  meilleurs  moyens  de  les  défendre  contre  la 
ruine  imminente? 

Si  l'on  veut  bien,  avant  de  se  donner  le  plaisir  toujours  facile 
de  critiquer,  examiner  les  derniers  travaux  exécutés  à  Chartres 
et  à  Reims,  —  à  Reims,  où  je  suis  convaincu  qu'ils  ont  contribué 
efficacement  pendant  les  rafales  et  les  secousses  des  bombar- 
demens  à  maintenir  et  à  sauver  la  rose  de  la  façade  occidentale 
—  on  devra  convenir  de  bonne  foi  que  la  manière  d'opérer 
aujourd'hui  n'est  plus  celle  des  restaurateurs  d'autrefois.  Qu'on 
me  permette,  pour  plus  de  clarté,  d'indiquer  très  sommairement 
en  quoi  ils  ont  consisté. 

Tous  ceux  qui  avaient  pu  visiter,  en  montant  sur  les 
échafaudages  et  en  les  examinant,  pierre  à  pierre,  les  voussures 
des  porches  latéraux  de  Notre-Dame  de  Chartres,  savent  à  quel 
alarmant  état  de  dislocation  elles  étaient  arrivées.  Il  fallait  de 
toute  évidence  consentir  à  l'écroulement  de  ces  chefs-d'œuvre 
entre  tous  insignes  et  sublimes  de  notre  statuaire  française 
ou  se  résoudre  à  une  restauration  radicale.  Un  vice  initial  de 
construction,  —  nos  «  maîtres  de  l'œuvre  »  eux-mêmes  ne  furent 
pas  exempts  d'erreurs,  — était  la  cause  lointaine  et  organique 
du  mal.  Au  moment  de  l'adjonction  des  porches  aux  transepts 
Sud  et  Nord  dont  ils  sont  l'émouvante  parure,  l'architecte 
eut  l'imprudence  de  couper  les  contreforts  et  provoqua  ainsi  un 
«  porte  à  faux  »  qui  fit  bientôt  sentir  ses  effets  et,  jour  à  jour, 
éclater  les  linteaux  sur  lesquels  reposaient  les  voûtes.  Plus 
d'une  fois  au  cours  des  siècles,  on  dut  employer  des  moyens 
de  fortune  pour  conjurer  le  danger  :  crampons  de  fer,  étais 
périodiquement  renouvelés  arrêtaient  pour  quelque  temps  le 
progrès  du  mal,  mais  n'en  pouvaient  supprimer  la  cause  tou- 
jours agissante.  En  1856,  on  plaça  de  nouveau  de  robustes 
étais  assez  forts  pour  soutenir  toute  la  poussée  des  voûtes  et 
soulager  les  linteaux  épuisés;  mais  ce  dernier  remède  était 
devenu  lui-même  impuissant.  En  1897,  il  fallut  prendre  parti. 

Un  architecte  de  science  et  de  prudence  éprouvée,  le  regretté 
Selmersheim,  fut  chargé  de  ce  travail  délicat  et  qui  entraînait 
de  redoutables  responsabilités.  H  jugea  qu'on  ne  pouvait  se 
dispenser  de  déposer,  pierre  après  pierre,  tous  les  élémens  des 
voûtes  et  les  sculptures  qui  les  décorent,  afin  de  refaire  sur  de 
nouvelles  dispositions  et  en  supprimant  la  cause  du  mal  d'autres 
linteaux  sur  lesquels  on  remettrait  en  place  les  anciennes  vous- 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.         407 

sures.  Le  travail  fut  conduit,  exécuté  et  surveillé  avec  d'infinies 
précautions  et  les  plus  méticuleux  scrupules...  et  pourtant, 
quand  il  fut  achevé,  il  devint  évident  que  la  double  opération 
de  la  dépose  et  de  la  remise  en  place  des  voûtes  avait  fatalement 
amené  la  suppression  de  certaines  irrégularités  d'appareil  dont 
les  jeux  de  lumière  animaient  et  coloraient  la  matière  et  que 
quelque  chose  était  changé,  compromis,  dans  l'aspect  général, 
désormais  plus  dépouillé,  plus  sec  et  plus  froid.  Les  années  se 
chargeront  d'ailleurs  d'atténuer,  de  patiner,  d'harmoniser,  et  déjà 
leur  action  bienfaisante  est  sensible. 

Tout  de  même,  quand  le  moment  vint,  en  1907,  d'opérer 
sur  le  porche  septentrional,  la  commission  des  monumens 
historiques,  qui  avait  dès  lors  les  cathédrales  dans  sajuridiction, 
demanda  qu'avant  d'entreprendre  les  travaux,  on  tint  d'abord 
séance  dans  le  chantier,  à  pied  d'œuvre.  Les  «  archéologues  » 
insistèrent  vivement  pour  que,  à  tout  prix,  l'architecte  renonçât 
à  toute  dépose  et  s'arrangeât  pour  maintenir  les  voussures  pen- 
dant qu'il  glisserait  sous  leur  masse  les  nouveaux  linteaux  qui 
devaient  en  recevoir  la  retombée.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'indiquer  par  quels  procédés  techniques  il  vint  à  bout  de  ces 
difficultés  périlleuses;  il  suffit  de  constater  aujourd'hui  l'excel- 
lence des  résultats  obtenus. 

A  Reims,  la  grande  rose  de  la  façade  occidentale  s'écrasait 
sous  le  poids  du  pignon  qui  pesait  sur  elle.  En  1906,  il  devint 
urgent  d'y  porter  remède  ;  mais  comment  le  faire  sans  altérer 
l'aspect  de  l'illustre  façade  ?  C'est  l'emploi  des  matériaux  nou- 
veaux mis  depuis  vingt-cinq  ans  à  la  disposition  des  architectes 
qui  permit  de  résoudre  la  difficulté,  sans  rien  changer  à  la  forme 
extérieure.  Une  épine  de  ciment  armé,  absolument  invisible, 
passée  dans  la  maçonnerie,  rendant  les  deux  tours  solidaires, 
fit  office  d'arc  de  décharge  et  mit  l'admirable  rose  à  l'abri 
d'une  ruine  certaine,  il  est  probable  que,  sous  les  formidables 
vibrations  des  bombardemens  qui  ont  submergé  Reims,  elle  se 
serait  disloquée,  écroulée  et  ne  serait  plus  aujourd'hui  qu'un 
tas  de  décombres,  si  ce  travail  n'avait  pas  été  terminé  avant 
1914...  De  pareils  exemples  ne  sont-ils  pas  pour  rassurer  ceux 
qui  protestent  déjà  contre  les  restaurations  futures  ? 

* 
*  * 

Voilà   où    nous   en    étions    quand    le    fléau    exterminateur 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'abattit  sur  nous.  Nous  ne  connaissons  pas  encore  toute 
l'étendue  du  mal  ;  nous  ignorons  surtout  où  s'arrêtera  l'œuvre  de 
destruction  et  de  mort.  Tant  que  nous  n'aurons  pas  pu,  après  la 
guerre,  visiter,  ausculter  les  glorieux  blessés  qu'elle  aura  faits 
parmi  nos  monumens,  il  sera  impossible  de  définir  avec  pré- 
cision notre  devoir  et  ce  que  nous  pourrons  entreprendre 
pour  maintenir  debout  et  vivans  ceux  qui  tiendront  encore.  Et 
c'est  pourquoi  nous  nous  sommes  permis  de  trouver  prématu- 
rées et  trop  absolues  beaucoup  de  déclarations  publiées  par  la 
presse  et  dangereux  les  mouvemens  d'opinion  provoqués  par 
des  artistes  et  des  littérateurs  illustres,  inspirés,  —  est-il  besoin 
de  le  dire?  —  des  plus  patriotiques  sentimens,  mais  que  je 
voudrais  rendre  attentifs  aux  conséquences  des  décisions  qu'ils 
voudraient  dès  à  présent  nous  faire  prendre.  Si  j'assume  le  rôle 
ingrat  de  résister  a  des  voix  si  éloquentes,  c'est  que  je  suis 
convaincu  qu'à  les  suivre,  nous  assumerions  vis-à-vis  de  la 
France  de  l'avenir  les  plus  lourdes  responsabilités. 

Constatons  d'abord,  avouons, —  et  que  ce  soit  la  juste,  mais 
bien  dure  expiation  des  fautes  anciennes,  —  que,  "dès  les  pre- 
mières nouvelles  de  l'incendie  et  du  bombardement  de  la  cathé- 
drale de  Reims,  au  concert  unanime  d'imprécations  et  de 
malédictions  qui  s'éleva  contre  les  incendiaires,  se  mêlèrent 
déjà  nombreuses  les  protestations  anticipées  contre  les  «  restau- 
rateurs »  éventuels  et  futurs  !  «  Elle  est  si  belle  avec  ses  pierres 
calcinées  et  comme  saignantes  !  N'y  touchez  pas,  sous  peine 
d'être  à  votre  tour  aussi  malfaisans  que  les  Boches,  »  disait-on 
à  peu  près  ;  je  suis  même  sûr  d'avoir  lu  «  plus  Boches  que  les 
Boches,  »  ce  qui  était  tout  de  même  excessif.  On  ajoutait  : 
j(  Vous  n'avez  qu'un  droit,  qu'un  devoir,  c'est  de  conserver  ces 
ruines  à  notre  admiration,  à  notre  douleur,  à  notre  haine 
qui  viendra  s'y  alimenter,  s'y  renouveler  de  génération  en 
génératioil...  »  Les  uns  admettaierit,  il  est  vrai,  comme  s'expri- 
mait l'auteur  d'une  lettre  qui  a  ému  profondément  l'opinion, 
que,  pour  les  conserver,  on  les  consolidât,  on  les  «  couvrît 
adroitement  »  (adverbe  en  vérité  trop  vague  et  trop  com- 
mode à  ceux  qui  n'ont  pas  à  assumer  la  responsabilité  de  la 
besogne).  Mais  d'autres,  et  des  plus  illustres,  s'opposaient  même 
à  la  réfection  de  cette  couverture  protectrice  et  ne  voulaient 
pas  admettre  d'autres  voûtes  aux  sanctuaires  branlans,  aux 
ruines  augustes  et  sacrées,  que  la  voûte  même  des  cieux  I 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.         409 

Je  pourrais  aligner  ici  beaucoup  de  citations  en  prose  et  en 
vers;  il  me  suffira  d'une  seule  que  j'emprunterai  au  témoin  le 
plus  inattendu,  Camille  Pelletan.  Peu  de  temps  avant  sa  mort, 
il  protestait  publiquement  et  véhémentement  contre  toute  idée 
de  restauration  future  ;  la  cathédrale  de  Reims  devait  rester  une 
ruine  sublime  1  —  mais,  pensant  tout  de  même  aux  fidèles 
qui,  selon  le  mot  si  simple  et  qui  dit  tant  de  choses  du  maire, 
M.  Langlet,  voudraient  bien  que  «  la  cathédrale  de  Reims  conti- 
nuât d'être  dans  l'avenir...  la  cathédrale  de  Reims...,  »  il  ajoutait 
dans  un  élan  de  générosité,  téméraire  d'ailleurs  :  «  Une  cathé- 
drale? nous  vous  en  construirons  une  autre  1  »  et  l'on  ne 
remarqua  pas  assez  cette  déclaration  d'un  des  chefs  du  radica- 
lisme le  plus  anticlérical,  ce  jour-là  inspiré  par  le  sentiment  de 
la  plus  noble  union  sacrée. 

Plus  encore  que  toutes  ces  proclamations  et  protestations, 
la  lettre  anonyme  publiée  par  M,  A.  Dayot  à  laquelle  je  viens 
de  faire  allusion,  trouva  le  chemin  des  imaginations  et  des 
cœurs.  Un  combattant,  un  officier,  écrivait,  en  présence  de  la 
cathédrale  incendiée,  au  nom, disait-il, de  tous  les  officiers  (j'en 
connais  pourtant  plusieurs  qui  ont  vu  Reims  bombardée  et  ne 
partagent  pas  son  sentiment)  pour  demander  :  l**  qu'on  ne  touche 
plus  jamais  aux  «  ruines,  »  sinon  pour  les  «  couvrir  adroite- 
ment; »  2"  que,  dans  ces  ruines  ainsi  couvertes,  on  transporte 
solennellement,  après  la  guerre,  «  tous  les  ossemens  »  de  nos 
soldats,  épars  sur  les  champs  de  bataille;  3°  qu'on  inscrive  les 
noms  de  tous  les  héros  morts  pour  la  patrie  en  lettres  d'or  sur 
des  plaques  de  marbre  qui  feront  à  l'immense  ossuaire  le  plus 
beau  revêtement  qu'aucune  imagination  puisse  rêver;  enfin 
qu'une  haie  de  canons  pris  à  l'ennemi,  plantés  debout  et  reliés 
par  des  chaînes  fondues  dans  du  bronze  allemand,  dessine  autour 
du  reliquaire  colossal  une  avenue  et  une  clôture  symboliques 
et  que,  chaque  année,  représentée  par  une  délégation  d'officiers 
et  de  soldats  précédés  de  tous  les  drapeaux,  la  France  entière 
vienne  s'y  agenouiller  au  jour  anniversaire  de  la  signature  de 
la  paix  victorieuse.  De  M.  Rodin  à  M.Albert  Besnard,  les  adhé- 
sions sont  arrivées,  enthousiastes,  et  qui  ne  serait  ému  à  ce 
vœu  magnanime,  d'une  si  noble  et  si  pathétique  inspiration? 
Et  pourtant,  il  suffit  de  réfléchir  un  moment  pour  comprendre 
que  nous  sommes  ici  en  plein  rêve,  hors  de  toute  réalisation 
concevable. 


410  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

Vous  ne  voulez  pas  qu'on  bouche  même  les  trous  faits  par 
les  obus  et  vous  voulez  sceller  aux  murs  et  dans  les  pierres  des 
faisceaux  de  piliers  toujours  robustes,  plus  d'un  million  de 
plaques  de  marbre,  —  dont  vous  pouvez  par  avance  vous  repré- 
senter l'effet,  en  regardant  autour  des  chapelles  adoptées  par  la 
dévotion  populaire  les  ex-voto  qui  alignent  leur  épigraphie 
monotone.  Un  architecte,  M.  Louis  Dernier,  vous  a  fait,  avec 
une  bonhomie  un  peu  narquoise,  le  devis  de  la  dépense,  cela 
n'est  rien...  Mais  jusqu'où  ferez-vous  monter  ces  accumulations 
d'inscriptions?  Hélas  !  qui  les  lira?  Avez-vous  jamais  essayé 
d'épeler  jusqu'au  bout  celles  qui  recouvrent,  en  caractères 
héroïques  pourtant,  les  parois  intérieures  de  l'arc  de  triomphe 
de  l'Étoile?  Vous  creuserez  la  terre,  plus  bas  que  les  fonda- 
tions, sous  les  dalles  descellées;  vous  y  construirez  d'immenses 
caveaux  pour  déposer  tous  les  ossemens  de  nos  morts,  car  tous 
ils  ont  droit  à  cette  sépulture  que  vous  estimez  plus  glorieuse. 
Avez-vous  pensé  aux  conditions  de  ces  exhumations  et  de  ces 
funèbres  transports  ?  Je  sais,  en  tout  cas,  des  pères  de  famille 
qui  vous  demanderont  de  ne  pas  toucher  aux  chères  dépouilles 
de  leurs  enfans,  de  les  laisser  dormir  dans  le  morceau  du  sol 
sacré  qu'ils  ont  défendu  jusqu'à  la  mort  et  qui  maintenant  les 
contient,  les  enveloppe  et  les  abrite.  Ils  ne  conçoivent  pas  pour 
eux  de  plus  enviable  tombeau. 

Ne  nous  pressons  pas  de  décréter  dès  à  présent  le  sort  et  la 
destination  définitive  de  la  cathédrale  de  Reims.  Si,  ce  qu'à  Dieu 
ne  plaise!  elle  devait  n'être  plus  qu'une  vraie  «  ruine,  »  ce  n'est 
pas  nous  qui  demanderons  jamais  qu'on  remplace  par  un  vain 
pastiche  et  une  impossible  copie  le  chef-d'œuvre  aboli...  Nous 
n'aurions  plus  alors  qu'à  mener  sur  ces  ruines  sacrées  un  deuil 
inconsolable...  Mais  si  la  cathédrale,  mutilée,  blessée,  peut 
cependant  et  veut  encore  vivre  ;  si  le  rythme  de  ses  puissans 
piliers  reste  intact,  si  son  âme  et  sa  beauté  restent  sensibles  et 
plus  émouvantes  sous  ses  blessures,  s'il  suffit  de  rebâtir  des 
pans  de  murs,  quelques  parties  de  contreforts  et  d'arcs-boutans 
et  des  travées  de  voûtes, —  de  ces  voûtes  prodigieuses,  vraiment 
royales,  à  côté  desquelles  celles  même  des  Notre-Dame  de  Paris, 
de  Chartres,  de  Bourges  et  d'Amiens  ne  sont  que  de  minces 
abris,  —  pour  rendre  le  sanctuaire  à  sa  véritable,  à  sa  seule 
destination,  au  culte  vivant  qui  importe  aussi,  je  pense,  à  sa 
beauté,  aux  prières  des  générations  qui  s'y  succéderont  encore  et 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.  411 

y  retrouveront  les  souvenirs  sublimes  qui  l'habitent  et  les 
ombres  héroïques  qui  la  hantent,  qui  osera  se  lever  pour  s'oppo- 
ser à  celte  résurrection,  pour  demander  cet  abandon,  ce  suprême 
arrêt  d'inévitable  mort?  C'est  lui  qui  porterait  le  dernier  coup, 
—  plus  funeste  que  ceux  des  Boches!  —  et  donnerait  un 
fatal  démenti  à  toute  notre  tradition,  à  tous  nos  instincts,  à 
tous  les  enseignemens  de  notre  histoire. 

En  réalité,  le  maire  de  Reims,  M.  Langlet,  en  demandant 
que  la  cathédrale  des  Rémois  reste  leur  cathédrale,  ne  fait  que 
continuer  les  échevins  ses  prédécesseurs  qui,  à  chaque  sinistre, 
n'eurent  qu'une  pensée  :  rendre  à  leur  Notre-Dame  sa  vie.  Rap- 
pelons leur  conduite  au  lendemain  de  l'effroyable  catastrophe  du 
24  juillet  1481.  Jehan  Foulquart,  procureur  syndic  de  la  ville 
de  Reims,  en  écrivit  la  relation,  et  les  historiens  de  la  cathé- 
drale l'ont  recueillie.  Personne  n'eut  la  pensée  de  laisser  «  la 
cathédrale  la  plus  belle  et  la  plus  riche  du  royaume  »  dans  l'état 
de  détresse  où  l'avait  mise  «  le  plus  piteux  feu  qui  se  fût  jamais 
vu  en  une  église.  »  Les  bourgeois  prirent  les  devans  et,  pendant 
que  le  chapitre  rédigeait  en  un  sonore  latin  d'école  une  délibé- 
ration où  s'exprimait  la  consternation  publique  (0  quaiii  plora- 
bilem  et  lamentabilem  casum,  quod  dolenter  recitandum  est, 
proh  dolor!  quod  tota  insignis  et  metropolis  Ecclesia  Remen- 
sis...  fuit  igné  succeasa...),  ils  envoyaient  au  très  redouté  roi 
Louis  XI  une  dépulation  pour  lui  annoncer  le  sinistre  et  dis- 
culper la  ville.  Le  roi  fut  désolé  et  furieux;  c'est  sur  les  pauvres 
chanoines  qu'il  déchargea  sa  colère,  menaçant,  «  s'il  faisait  son 
devoir,  »  de  les  chasser  «  pour  mettre  à  leur  place  les  bons 
moines.  »  Mais  sa  consternation  fut  plus  grande  encore  et  plus 
durable  que  son  courroux; — il  promit  son  aide, que  Charles  VIII 
et  Louis  Xll  continuèrent,  et  pendant  plus  de  trente  ans  on 
travailla  à  réparer  les  dégâts...  On  reprit  courage  à  Reims; 
trois  chanoines  furent  nommés  d'abord,  pour  constater  avec 
des  gens  experts  l'état  des  <c  ruines;  »  le  chapitre, après  quelques 
démêlés  avec  l'échevinage,  s'entendit  sur  la  nomination  des 
gens  de  l'art  «  qui  auront  la  charge  d'entendre  aux  ouvrages  et 
d'aider  à  les  conduire  et  conseiller.  »  On  fit  trêve  aux  dissen- 
sions et  l'on  ne  pensa  plus,  comme  écrit  M.  L.  Demaison, 
l'historien  le  plus  compétent  de  la  cathédrale,  qu'à  unir  tous 
les  efforts  dans  l'unique  dessein  de  relever  Notre-Dame  et  de 
faire  disparaître  toutes  les  traces  de  l'incendie.  Princes,  bour- 


412  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

geois,  prélats,  chanoines,  firent  assaut  de  générosité.  L'abbé  de 
Saint-Denis  en  France  offrit  les  biens  de  l'abbaye,  le  bois  de 
ses  forêts,  les  chevaux  de  ses  écuries  pour  le  charroi  des  maté- 
riaux ;  Charles  d'Orléans  envoya  spontanément  au  chapitre 
l'autorisation  d'exploiter  ses  futaies  d'Epernay  pour  la  réfection 
de  la  charpente  des  combles,  —  hélas  1  cet  incomparable  chef- 
d'œuvre  de  charpenterie  a  été  la  première  victime  des  artilleurs 
allemands  !  —  De  toutes  parts,  sous  Charles  VIII  comme  sous 
Louis  XI,  sous  Louis  XII  comme  sous  Charles  VIII,  «  pour  grant 
amour  et  affection  pour  Notre-Dame  et  pour  compassion  du 
piteux  feu  naguères  allumé  en  icelle  et  pour  et  enfin  de  la  aidier 
à  le  reparer,  »  les  donations  affluèrent,  car  elle  avait  souffert 
«  en  grant  diformité,  ruine  et  désolacion,  la  muraille  et  maçon- 
nerie en  grand  partie  par  en  hault  cuicte  et  moult  endom- 
magée. » 

Faisons  comme  les  Français  du  xv®  et  du  xvi«  siècle;  si 
Notre-Dame  après  la  tourmente  est  encore  viable,  nous  l'aide- 
rons à  revivre,  mais  nous  éviterons  les  erreurs  de  nos  pères. 
Ceux  du  xviii''  siècle  eurent  le  grand  tort  de  vouloir  refaire  plu- 
sieurs figurines  des  voussures  du  portail  occidental.  Nous  inter- 
dirons à  tout  sculpteur  de  restaurer  ou  même  copier  aucune 
statuette  ou  statue;  celles  qui  auront  eu  à  souffrir  de  l'incendie 
et  du  bombardement  resteront  mutilées.  Nous  laisserons  béantes 
ces  horribles  cicatrices  :  elles  n'importent  pas  à  la  solidité  du 
monument,  et  c'est  elles  qui  témoigneront  de  la  barbarie  alle- 
mande et  suffiront  certes  à  entretenir  et  à  renouveler  dans 
les  cœurs  cette  haine  qu'il  ne  faut  pas  en  effet  laisser  s'éteindre. 
Aucune  statue  ne  sera  refaite;  il  y  aura  des  places  vides  dans 
le  grave  et  charmant  cortège  de  Saint-Nicaise  ;  la  reine  de  Saba 
restera  décapitée;  l'ange,  si  l'on  arrive  à  rapprocher  quelques 
morceaux  de  sa  tête  charmante,  ne  sourira  plus  que  du  sourire 
blessé  et  désormais  douloureux  de  son  visage  affreusement 
ba4afré...  et  les  siècles  à  venir  sauront  à  qui  imputer  la  respon- 
sabilité de  ces  meurtres  sacrilèges  :  «  Ici  l'Allemand  a  passé!   » 

Voilà  ce  qu'il  faudra  faire,  et  voilà  ce  qu'il  faudra  empêcher. 
Les  voûtes,  les  murs,  les  contreforts,  les  arcs-boutans,  les  arcs 
ogifs,  doubleaux  et  formerets,  tout  ce  qui  importe  à  la  vie  orga- 
nique et  à  la  durée  de  la  cathédrale,  tout  ce  qui  constitue  son 
ossature  et  son  armature,  nous  le  réparerons  partout  où  besoin 
sera   et   dans    la    mesure    qu'il    faudra.   Nos    appareilleurs   et 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.)         413 

tailleurs  de  pierre  sont  dignes  d'accomplir  et  de  mener  à  bien 
cette  œuvre  préservatrice.  Et  quand  la  vieille  aïeule,  où  tant  de 
générations  s'abritèrent,  reprendra  sa  tâche  consolatrice  et 
inspiratrice,  quand,  sous  les  voûtes  restaurées  et  dans  la  nef 
dont  l'essor  et  le  rythme  n'auront  rien  perdu  de  leur  sublime 
majesté,  les  grandes  orgues  prolongeront  leurs  voix  profondes 
et  sonores,  les  Français  y  reconnaîtront  le  sanctuaire  toujours 
vivant,  l'écho  toujours  vibrant  de  leurs  plus  augustes  tradi- 
tions nationales,  —  bien  mieux  que  dans  des  ruines  vouées  à 
l'abandon  et  à  l'inévitable  décrépitude  et  qu'il  faudrait  entre- 
tenir et  restaurer,  elles  aussi,  pour  les  conserver  à  l'admi- 
ration et  à  la  curiosité  des  arrière-petits-enfans  de  ceux  qui 
demandent  aujourd'hui  que  nous  laissions  saignantes  toutes  les 
plaies  faites  par  les  barbares  et  que  nous  ne  cachions  pas  la 
splendeur  du  ciel  apparu  à  travers  la  dentelle  des  pierres. 

Je  l'ai  vu,  ce  ciel  d'azur  léger,  ciel  d'aquarelle  lavé  par  des 
pluies  récentes,  au  matin  du  23  juin  dernier,  à  travers  les  voûtes 
crevées  de  Notre-Pame  de  Soissons.  Une  cent  cinquantaine  de 
soldats,  quelques  rares  civils  assistaient  à  une  messe  militaire. 
Par  les  travées  écroulées,  des  vols  de  colombes  entraient  et 
sortaient,  passaient  au-dessus  de  nos  têtes,  se  posaient  sur  les 
chapiteaux,  reprenaient  leur  essor,  remplissant  de  leurs  batte- 
mens  d'ailes  et  de  leurs  appels  la  grande  nef  où  les  orgues 
éventrées  par  la  mitraille  restaient  silencieuses.  Au  moment 
où  l'abbé  V...  monta  dans  la  chaire  improvisée,  adossée  à  un 
pilier  du  transept  Nord,  pour  adresser  à  l'auditoire  une  allocu- 
tion d'une  belle  et  édifiante  simplicité,  les  avions  allemands  qui 
depuis  l'aube  essayaient  de  bombarder  la  ville,  pourchassés  par 
les  nôtres,  revinrent  à  là  charge  et  de  minute  en  minute  la 
voix  du  canon  qui  n'avait  cessé  de  tonner  à  l'horizon  dans  la 
région  de  Laiîaux,  scandait  en  sourdine  les  paroles  du  prêtre... 
Indicible  émotion,  souvenir  sacré  dont  on  voudrait  graver  à 
jamais  au  plus  profond  de  sa  mémoire  et  de  son  cœur  les 
plus  fugitives  impressions  1 

Une  heure  plus  tard,  dans  la  minuscule  chapelle  protes- 
tante, aux  murs  croulans  et  crevassés,  une  quarantaine  d'offi- 
ciers et  de  soldats  étaient  réunis  pour  un  culte  intime  domini- 
cal, autour  de  leur  aumônier  ;  si  insignifiante  que  fût  la  pauvre 
bâtisse,  dont  la  disparition  n'enlèvera  rien  à  la  beauté  de  la 
France,   elle  abritait  tout  de  même,  elle   aussi,  au   matin   de 


414  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

celte  journée  de  prières  et  sous  la  canonnarlp  une  source  de 
vie  morale  et  les  mêmes  encouragemens  à  la^  constance,  au 
sacrifice  pour  la  même  patrie  sous  le  regard  du  même  Dieu... 
Le  jour  même,  j'eus  l'occasion  de  m'entretenir  avec  M.  l'archi- 
prêtre  de  Notre-Dame  de  la  beauté  émouvante  du  service  auquel 
j'avais  eu  le  privilège  d'assister.  Hélas  !  la  contemplation  de 
cette  nef  démantelée,  ces  vols  de  colombes  au-dessus  de  l'autel, 
c'était  son  lot  de  tous  les  jours,  et  le  prêtre  en  lui  parlait  avant 
((  l'artiste.  »  Il  aime  de  tout  son  cœur  sa  chère  Notre-Dame  ;  il 
la  connaît  et  il  la  comprend  bien  ;  mais  un  culte  vivant  n'est 
pas  un  spectacle  à  l'usage  des  purs  dilettantes;  le  ciel  n'est 
pas  toujours  d'un  azur  transparent  et  suave...  Le  dimanche 
précédent,  l'évêque  était  justement  venu  présider  la  grand'- 
messe  ;  on  avait  disposé  au-dessus  de  son  siège  épiscopal  des 
faisceaux  de  drapeaux  tricolores...  Un  coup  de  vent  avait  soufilé 
en  rafale,  tout  renversé,  et  la  conclusion  de  l'archiprêtre  était 
qu'il  fallait  le  plus  tôt  possible  remettre  en  état  les  voûtes  qui 
couronnent  la  nef  et  abritent  les  fidèles.  Et,  de  son  côté,  l'au- 
mônier protestant  demandait  au  major  de  la  place  s'il  n'y  aurait 
pas  moyen  de  faire  boucher  les  crevasses  qui  rendraient  en 
hiver  toutes  réunions  impossibles.  Je  ne  sais  ce  qu'il  advien- 
dra de  la  petite  chapelle  à  qui  je  souhaite  de  tout  cœur  longue 
et  bienfaisante  vie;  mais  la  disparition  ou  la  désaffectation  de 
Notre-Dame  de  Soissons  serait  une  diminution  trop  sensible  de 
notre  patrimoine,  une  irréparable  blessure  à  cette  figure  archi- 
tecturale et  morale  de  la  France  que  Maurice  Barrés  défendait 
avant  la  guerre  contre  ceux  qui  la  méconnaissaient  ou  la 
menaçaient. 

Son  transept  méridional  est  un  des  chefs-d'œuvre  les  plus 
purs,  les  plus  lumineux  en  sa  simplicité  grave  et  virginale  de 
notre  architecture  nationale  dans  sa  fleur,  à  la  fin  du  xii^  siècle, 
au  moment  où,  après  une  période  féconde  de  préparation,  elle 
a  pris  pleine  conscience  de  sa  force  et  entreprend  l'a  construc- 
tion des  grandes  cathédrales.  Il  n'a  pas  souffert  du  bombarde- 
ment et  il  est  désormais  à  l'abri  des  obus,  sinon  des  avions; 
mais  il  est  solidaire  de  tout  ce  qui  l'entoure,  chœur  et  nef,  où 
la  mitraille  s'est  acharnée.  J'ai  vu  les  blessures  béantes  ;  j'ai 
profondément  senti  la  beauté  de  la  «  ruine  »  et  je  déclare 
pourtant  qu'il  serait  criminel  de  ne  pas  panser  ses  plaies, 
car,  en  les  pansant,  on  ne  court  aucun  risque  de  rien  enlever  à 


DANS    LES    RUINES    DE    NOS    MONUMENS    HISTORIQUES.         415 

la  cathédrale  de  ce  qui  fait  son  harmonie  et  sa  noblesse,  et  ne 
pas  les  panser,  reculer  devant  une  «  restauration,  »  c'est  la  vouer 
à  l'inévitable  décrépitude,  à  la  déchéance  et  à  la  mort. 


Toutes  les  «  espèces,  »  il  faut  bien  l'avouer,  ne  seront  pas 
aussi  simples.  Il  faut  répéter,  ressasser  qu'il  est  encore  trop  tôt 
non  seulement  pour  résoudre,  mais  encore  pour  prévoir  toutes 
les  questions  angoissantes  qui  s'imposeront  à  nous,  quand  nous 
ferons,  après  la  guerre,  le  pèlerinage  et  l'examen  de  nos 
«  ruines,  »  —  qu'elles  soient  ou  non  reliées  entre  elles,  comme 
le  demandait  hier  un  noble  Américain,  par  une  grande  voie 
triomphale  et  douloureuse  allant  de  Belgique  en  France.  Elles 
ne  seront  pas  moins  angoissantes  quand  il  s'agira,  non  plus  du 
sort  de  nos  grands  sanctuaires,  mais  de  ces  centaines  d'églises 
de  campagne,  témoins  et  ouvrières,  dans  ces  régions  consacrées, 
de  la  naissance,  de  l'élaboration  et  de  l'éclosion  charmante  de 
l'art  que  la  France  allait  donner  au  monde.  Nous  en  avons 
indiqué  ici  même  (l^""  août  1916)  l'importance  et  l'intérêt...  Que 
de  sacrifices  il  nous  faudra  consentir  sans  doute  !  Que  de  pertes 
irréparables!  Devra-t-on  relever  le  clocher  de  Tracy-le- Val,  par 
exemple,  dont  les  débris  jonchent  le  sol?  C'était,  au  cœur  de  la 
vallée  de  l'Oise,  au  berceau  de  l'architecture  française,  pour  la 
justesse  des  proportions,  le  sentiment  délicat  de  l'échelle,  la 
gradation  exquise  du  rythme  ascensionnel  encore  timide,  mais 
si  finement  conduit,  un  de  ses  premiers  chefs-d'œuvre.  Les 
anges,  de  sculpture  rude  encore,  qui  déployaient  leurs  ailes 
entre  les  deux  étages  au  point  où  s'opérait  si  ingénieusement 
la  transition  de  l'octogone  au  carré,  étaient  les  humbles  pré- 
curseurs de  la  divine  cohorte  qui,  en  dépit  de  ses  pertes,  de 
ses  morts  et  de  ses  blessés,  monte  toujours  la  garde  et  fait 
cortège  à  la  Vierge  autour  de  Notre-Dame  de  Reims...  Tracy- 
le- Val  n'existe  plus.  Aucun  pastiche  ne  nous  rendrait  le  charme, 
la  saveur,  la  présence  réelle  du  génie  créateur  qui  s'évapore 
dans  les  copies  les  plus  fidèles.  C'est  ici  que  la  génération  qui 
va  nous  remplacer,  —  et  qui ,  ayant  mis  à  profil  les  expériences  et 
les  épreuves  qui  auront  été  notre  effroyable  lot,  saura  peut- 
être  y  trouver  des  inspirations  nouvelles,  plus  hautes,  plus 
simples,  plus  purement  françaises  que  tous  les  essais  antérieurs 
d'art  mode/me,  —  aura  de  belles  occasions  d'écrire  à  son  tour  un 


416  REVUE    DES    DEUX   MONDES.: 

chapitre  inédit  dans  l'histoire  de  l'architecture  française.! 
Puisse  ce  qu'elle  laissera  après  elle  témoigner  devant  la  postérité, 
quand  le  temps  sera  venu  de  classer  ses  créations  dans  une 
nouvelle  liste  des  «  monumens  historiques,  »  que  les  Français 
du  xx^  siècle  n'avaient  rien  perdu  de  l'esprit  des  ancêtres  ! . . .  Mais 
quelle  que  doive  être  l'église  neuve,  qu'on  place  toujours  à 
l'entrée,  près  du  bénitier  où  tous  les  fidèles  s'arrêtent,  une 
inscription,  avec  un  dessin  gravé  sur  une  belle  pierre  de  chez 
nous  par  un  artiste  intelligent  des  vieilles  formes  et  sensible  à 
leur  beauté  propre,  qui  rappelle,  avec  la  date  de  son  assassinat 
et  le  nom  de  ses  assassins,  le  plan  et  la  silhouette  du  sanctuaire 
remplacé  ! 


Nous  avons  essayé  d'indiquer  dans  quel  esprit,  par  quels 
organes,  avertis  par  quelles  expériences  et  par  quelles  erreurs, 
mais  aussi  outillés  de  ressources  et  de  moyens  d'action  plus 
souples  et  plus  pratiques,  nous  devons,  pour  ce  qui  concerne 
nos  (c  monumens  historiques,  »  nous  préparer  aux  grandes 
tâches  de  l'après-guerre.  Les  pertes  seront  irréparables  et  les 
dpuils  trop  souvent  sans  consolation.  Gardons-nous  au  moins 
d'aggraver  par  des  abandons  trop  précipités  et  par  un  culte  sen- 
timental des  u  ruines,  »  belles  en  soi  et  monitrices  de  haine, 
l'œuvre  de  mort  de  nos  ennemis.  Défendons,  conservons 
tout  ce  que  nous  pourrons  sauver  de  ce  grand  passé  de  la 
France,  qui  reste,  en  dépit  de  tant  de  reniemens,  de  mutilations 
et  de  dévastations,  l'honneur  de  notre  race  et  la  parure  de  notre 
vieille  terre...  Et  que  l'on  ne  dédaigne  pas,  à  l'heure  où  les 
décisions  suprêmes  devront  être  prises,  de  convier  l'humble 
bon  sens  aux  conseils  de  la  nation  ;  il  est  de  bonne  race  française 
et  digne  d'être  écouté. 

André  Michel. 


LE  RAVITAILLEMENT 


DU 


NORD  DE  U  FRANCE  ET   DE  U  BELGIQUE 


I.    —   CONSIDÉRATIONS    GÉNÉRALES 

Parmi  les  conséquences  douloureuses  de  la  guerre  et  de 
l'invasion,  il  en  est  peu  d'aussi  cruelles  que  la  situation  des 
populations  de  la  Belgique  et  de  nos  départemens  envahis.: 
Nulle  part  le  caractère  nouveau  d'une  lutte  sans  merci,  dirigée, 
non  pas  seulement  contre  les  armées  ennemies,  mais  contre  les 
habitans  inoffensifs,  les  maisons,  les  monumens,  les  arbres 
eux-mêmes,  n'a  revêtu  un  degré  d'inhumanité  comparable  à  ce 
que  les  Allemands  ont  pratiqué  dans  les  régions  qu'ils  ont 
envahies  en  1914.  Dès  qu'il  apparut  que  les  flottes  alliées  ren- 
draient de  plus  en  plus  difficiles  les  importations  en  Allemagne, 
les  envahisseurs  donnèrent  clairement  à  entendre  qu'ils  laisse- 
raient, sans  remords,  souffrir  d'une  nourriture  insuffisante  les 
dix  millions  d'hommes  qui  demeuraient  sous  leur  joug  plutôt 
que  d'entamer  leurs  propres  réserves. 

Ce  fut  en  Belgique  que,  dès  le  mois  de  septembre  1914,  les 
premières  craintes  se  firent  jour  au  sujet  de  l'alimentation. 
Plusieurs  notables  se  réunirent,  se  mirent  en  communication 
avec  des  Américains  habitant  Bruxelles,  en  premier  lieu  avec 
leur  ministre,  M.  Brand  ^^'hitlock.  Celui-ci  écrivit  à  l'ambas- 
sadeur des  Etats-Unis  à  Londres,  M.  Page.  C'est  sous  les  auspices 
de  ces  diplomates,  assistés  de  collègues  espagnols  et  hollandais, 

TOME   XLII.   —   1917,  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

que  fut  constituée  une  Commission  de  ravitaillement,  qui  aclieta 
quelques  cargaisons  flottantes  et  les  dirigea  vers  les  ports  les  plus 
voisins  des  pays  envahis.  Ce  fut  le  point  de  départ  de  l'œuvre 
considérable  dont  nous  allons  essayer  de  retracer  l'histoire. 

Le  principe  du  ravitaillement,  admis  ou  toléré  par  les  puis- 
sances de  l'Entente,  dut  être  réglemente,  de  façon  à  éviter  le 
secours  indirect  qu'il  aurait  pu  fournir  à  nos  ennemis.  Diverses 
conditions  furent  imposées  :  le  ravitaillement  devait  être  res- 
treint, de  façon  que  les  populations  consommassent  d'abord  la 
production  locale.  On  demanderait  au  gouvernement  allemand 
l'engagement  de  ne  réquisitionner  ni  les  produits  indigènes  ni 
ceux  que  la  Commission  importerait.  Celle-ci  devait  s'assurer 
le  concours  d'un  personnel  neutre  suffisant  pour  établir  le 
contrôle  des  distributions  de  vivres,  et  de  comités  locaux  sur- 
veillant les  opérations  et  en  tenant  la  statistique.  L'organisa- 
tion financière  serait  telle  que  chaque  commune  fût  comptable, 
après  la  guerre,  des  denrées  qu'elle  aurait  reçues.  Un  cycle 
d'opérations  bien  établi  devait  permettre  les  achats  et  les  ventes 
aux  particuliers  sans  introduction  de  numéraire  dans  les  régions 
secourues. 

La  Commission  se  constitua  sous  la  présidence  d'honneur 
des  ambassadeurs  et  ministres  des  Etats-Unis,  d'Espagne  et 
des  Pays-Bas,  sous  la  présidence  effective  d'un  Américain, 
M.  Herbert  Clark  Hoover,  dont  le  nom  est  un  de  ceux  qui 
resteront  attachés  à  cette  grande  œuvre.  A  ses  côtés  fonctionne 
un  conseil  composé  d'Américains  spécialement  délégués  par  le 
président  Wilson,  d'Anglais,  de  Hollandais,  de  Belges,  d'Argen- 
tins. Une  centaine  de  membres  complètent  la  liste  des  hommes 
dévoués  qui  ont  apporté  gratuitement  leur  concours,  comme 
l'ont  fait  des  experts-comptables,  des  agens  maritimes,  des  agens 
d'assurance,  des  négocians  en  grains  et  farines,  qui  n'ont  pas 
non  plus  voulu  accepter  de  rémunération.  Le  siège  social  est  à 
Londres;  des  succursales  ont  été  établies  à  Paris,  Bruxelles, 
Libremont,  Gand,  Anvers,  Namur,  Liège,  Hasselt,  Mons,  Rot- 
terdam, Charleville,  Valenciennes,  Vervins,  Saint -Quentin, 
Longwy,  New-York,  Buenos-Ayres. 

En  février  1915,  le  maire  de  Lille,  d'accord  avec  ceux  de 
Tourcoing  et  de  Roubaix,  chargea  M.  Louis  Guérin  de  faire  à 
Bruxelles  une  enquête  sur  le  ravitaillement  américain.  Après 
s'être   mis  en  rapport  avec  MM.   Solvay  et   Francqui,  avec  le 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  419 

marquis  de  Vlllalobar,  ministre  d'Espagne,  et  celui  des  Etats- 
Unis,  M.  Guérin  conclut,  avec  la  commission  de  ravitaillement 
de  la  Belgique,  une  convention  en  vertu  de  laquelle  le  territoire 
français  occupé  fut  considéré  comme  une  onzième  province 
belge.  Nommé  président  du  comité  français,  M.  Guérin  se  rendit 
au  milieu  des  populations  secourues  et,  dans  une  série  de  confé- 
rences, les  mit  au  courant  des  méthodes  qui  seraient  employées. 
L'invasion,  commencée  le  6  août  1914,  avait  atteint  ses 
limites  actuelles  vers  le  15  octobre  suivant.  Les  chemins  de  fer 
furent  réservés  aux  transports  militaires,  Fusage  public  deS' 
téléphones,  du  télégraphe  et  de  la  poste  suspendu.  Le  travail 
industriel  fut  arrêté.  Le  numéraire  et  les  billets  de  banque 
disparurent  :  il  fallut  créer  des  monnaies  fiduciaires  locales. 
Les  villes  et  les  centres  qui  dépendaient  d'un  ravitaillement 
quotidien  furent  immédiatement  en  proie  à  des  privations 
sévères  :  elles  étaient  moindres  pour  les  populations  agricoles 
qui  disposaient  de  stocks  alimentaires  plus  considérables. 

II.    —   LA    COMMISSION   ET    LES    COMITÉS 

La  Commission  de  ravitaillement  engagea  avec  les  gouver- 
nemens  belligérans  des  négociations  qui  ont  abouti  à  des 
accords  sur  le  transport  des  denrées  expédiées  d'outre-mer, 
l'immunité  (promise  alors!)  des  bateaux  de  la  Commission 
contre  toute  attaque,  l'attribution  des  denrées  importées  à  la 
population  civile,  la  protection  des  denrées  indigènes,  le  droit 
pour  la  Commission  d'eifectuer  des  opérations  de  banque  et  de 
commerce,  en  dehors  des  règlemens  de  guerre,  les  subsides 
gouvernementaux,  la  liberté  de  communication  et  la  permis- 
sion donnée  au  personnel  neutre  de  circuler  dans  les  pays 
envahis,  en  un  mot  la  reconnaissance  par  les  belligérans  de 
l'intérêt  humanitaire  et  de  la  nécessité  de  l'œuvre  de  ravitail- 
lement. 

En  dehors  des  accords  diplomatiques,  l'organisation  à  éta- 
blir soulevait  deux  problèmes  essentiels  :  celui  du  ravitaille- 
ment de  l'ensemble  de  la  population  et  celui  des  secours  aux 
indigens.  Il  ne  suffisait  pas,  en  effet,  d'introduire  dans  les 
régions  envahies  les  vivres  nécessaires  ;  il  fallait,  en  présence 
d'un  chômage  sans  exemple,  organiser  une  aide,  faute  de 
laquelle  des  millions  d'hommes  auraient  péri.  Une  séparation 


420  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

a  donc  été  établie  entre  le  département  de  ravitaillement  et 
celui  d'assistance.  Une  autre  division  s'est  imposée  entre  le 
service  des  approvisionnemens  et  celui  de  la  distribution  :  le 
rassemblement  des  vivres  et  des  capitaux  a  été  opéré  par  les 
soins  d'environ  deux  mille  comités  organisés  à  l'étranger,  qui 
ont  recueilli  des  dons  en  espèces  et  en  nature  et  prêté  leur 
concours  à  la  Commission  pour  les  opérations  de  transport.  La 
contribution  financière  de  la  Belgique  et  des  autres  gouverne- 
mens  a  d'ailleurs  été  nécessaire  :  les  besoins  étaient  tels  que  la 
charité  privée,  si  grande  qu'elle  fût,  était  insuffisante. 

Dans  les  premiers  temps,  les  dons  affluèrent  :  c'est  ainsi  que 
les  meuniers  de  Saint-Louis  et  de  iMinneapolis  ont  envoyé  des 
cargaisons  de  farine.  Tous  les  mois,  le  Comité  national  anglais 
de  secours  à  la  Belgique  (National  Committee  of  relief  for  Bel- 
gium)  QYiXo'iQ  à  la  Commission  une  somme  de  100000  livres  ster- 
ling par  les  soins  de  M.  Good,  représentant  de  V Associated  Press. 

Afin  de  réaliser  un  programme  de  distribution  et  de  s'as- 
surer notamment  que  la  population  civile  serait  seule  à  en 
bénéficier,  la  Commission  a  organisé  un  contrôle  complet  sur 
les  denrées  importées,  depuis  leur  arrivée  à  Rotterdam  jusqu'à 
leur  remise  à  l'habitant.  Elle  a  également  cherché  à  contrôler 
les  récoltes  indigènes  en  céréales.  Un  système  d'entrepôts  et  de 
magasins  a  été  placé  sous  la  surveillance  d'agens  volontaires.  Il 
aboutit  au  magasin  communal,  qui  constitue  le  degré  inférieur 
d'une  série  de  comités  régionaux,  provinciaux,  de  district  et 
nationaux.  Il  existe,  dans  le  Nord  de  la  France,  1882  comités 
communaux,  groupés  sous  la  juridiction  de  6  comités  de  district, 
et  en  Belgique  2  775  comités,  groupés  sous  la  direction  de 
11  comités  provinciaux.  Le  chiffre  moyen  de  la  population 
alimentée  par  chaque  comité  communal  est  de  1040  en  France 
et  3  050  en  Belgique.  Cette  différence  s'explique  par  la  grande 
densité  de  la  population  chez  nos  voisins  et  alliés.  Les  membres 
des  organismes  locaux,  au  nombre  de  35  000  environ,  ont  déployé 
un  zèle  et  un  dévouement  inlassables. 

Au  cours  de  l'année  1915, 186  cargaisons  entières  et  308  car- 
gaisons partielles  ont  été  débarquées  à  Rotterdam.  De  là,  elles 
ont  été  réexpédiées  sur  chalands  et,  en  très  faibles  quantités, 
sur  wagons,  aux  4  657  magasins  communaux,  dont  le  plus 
éloigné  est  distant  de  376  kilomètres.  Ces  magasins  fournissent 
les  denrées  à  la  population  sur  la  présentation  de  bons  de  pain 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  421 

et  (le  bons  de  provisions,  donnant  dcoit  à  une  ration  quoti- 
dienne ou  hebdomadaire.  Le  bénéficiaire  s'engage  à  ne  pas 
vendre  ce  qui  lui  est  alloué.  La  consommation  de  blé,  qui 
était  en  Belgique  de  670  grammes  par  jour  avant  la  guerre,  a 
été  réduite  à  300  grammes.  Les  quantités  importées  d'autres 
céréales,  du  riz,  des  pois,  des  haricots,  n'ont  pas  atteint  les 
deux  cinquièmes  des  importations  moyennes  (exactement 
38  pour  100).  La  réduction  du  cheptel,  par  suite  de  l'invasion 
et  de  la  disette  de  fourrage  dont  il  n'a  été  importé  qu'un  dixième 
du  chiffre  normal,  a  causé  un  manque  de  matières  grasses 
alimentaires  et  de  laitage  :  on  a  essayé  de  le  combattre  par 
des  importations  croissantes  de  lard  et  de  saindoux. 

Les  règles  générales  adoptées  par  la  Commission  et  qui  ten- 
daient à  obtenir  le  résultat  maximum  avec  l'économie  la  plus 
grande  étaient  les  suivantes  :  administration  par  des  volon- 
taires ;  concours  de  firmes  commerciales,  de  compagnies  de 
transport  et  des  gouvernemens;  achats  en  gros  sur  les  marchés 
d'origine;  affrètement  et  administration  d'une  flotte  pour  les 
services  de  la  Commission,  dont  le  pavillon  devait  la  protéger 
contre  les  torpillages.  Il  n'a  été  introduit  que  des  denrées  de 
premier  ordre,  ce  qui  était  d'autant  plus  nécessaire  que  la 
quantité  d'alimens  revenant  h  chacun  était  plus  faible.  Le  blé  a 
été  acheté  et  livré  aux  moulins  à  un  prix  inférieur  d'environ 
8  pour  100  à  celui  des  cargaisons  entières  à  Londres;  la 
moyenne  du  prix  du  pain  blanc  à  Bruxelles  en  1915  a  été  de  44 
centimes,  contre  45  à  Londres  et  47  à  Rotterdam  ;  et,  malgré  cela, 
le  profit  résultant  des  opérations  s'élevait  au  31  décembre  1915 
à  1  138  411  livres.  Le  total  des  marchandises  introduites 
et  facturées  aux  comités  atteint  près  de  16  millions  de  livres 
sterling;  les  frais  généraux  ont  été  de  101000  livres  sterling, 
moins  de  3/4  pour  100  de  la  dépense  totale. 

La  vente  des  denrées  se  fait  contre  les  monnaies  fiduciaires 
locales,  qui  n'ont  cours  que  dans  un  rayon  restreint,  tandis 
que  les  achats  au  dehors  ont  dû  être  payés  en  or.  Les  fonds  ont 
été  fournis  par  des  contributions  charitables  et  des  subven- 
tions gouvernementales,  provenant  en  partie  de  crédits  budgé- 
taires, en  partie  d'obligations  assumées  par  des  institutions 
belges  ou  par  des  communes  françaises,  et  qui  seront  liquidées 
après  la  guerre. 

Les   dépenses    faites    pour  les  indigens   belges,   les  cartes 


422  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  rations  donnant  droit  aux  denrées  importées,  les  achats  de 
produits  locaux,  le  maintien  des  soupes  populaires  et  des 
ouvroirs,  se  sont  élevées  à  8  875  000  livres  sterling.  Les 
indigens  du  Nord  de  la  France  sont  soutenus  grâce  à  des 
avances  communales.  Les  dons  en  nature  ont  été  évalués  à 
1279000  livres,  les  souscriptions  en  argent  ont  été  de 
2  214  000  livres,  soit  au  total  3  493  000  livres,  provenant  de  toutes 
les  parties  du  monde. 

III.    —   ORGANISATION   DU    RAVITAILLEMENT 

Voyons  maintenant  comment  s'est  effectué  le  ravitaillement. 
Trois  organismesoni  été  créés, les  deuxpremiers  en  octobre  1914, 
le  troisième  en  mars  1915.  Le  premier  est  la  Commission 
de  ravitaillement  belge,  désignée  par  les  initiales  C.  R.  B, 
Commission  of  Relief  for  Belgium,  dirigée  par  des  neutres, 
principalenîent  des  Américains,  qui  sont  devenus  aujourd'hui 
des  belligérans  ;  le  second,  le  Comité  national  de  secours  et 
d'alimentation  C.  N.,  organisation  belge,  qui  compte  parmi  ses 
membres  des  représentans  delà  Commission  neutre;  enfin  le 
Comité  d'alimentation  du  Nord  de  la  France,  C.  F.,  organi- 
sation française,  qui  compte  également  parmi  ses  membres  des 
représentans  de  la  Commission  et  du  Comité  national.  En 
Belgique  comme  dans  le  Nord  de  la  France,  des  Comités 
locaux  se  chargent  de  la  distribution  de  détail  et  des  secours 
aux  indigens.  Afin  de  centraliser  l'administration  et  de  simpli- 
fier les  relations,  les  comités  communaux  sont  groupés  en 
comités  régionaux,  ceux-ci  à  leur  tour  en  comités  provinciaux 
en  Belgique  et  en  comités  de  district  dans  le  Nord  de  la  France. 

La  Commission  neutre  de  ravitaillement  a  son  siège  à 
Londres.  Par  son  agence  de  Bruxelles,  elle  entretient  deux 
organisations  séparées  pour  la  Belgique  et  pour  le  Nord  de  la 
France,  collaborant  avec  le  Comité  national  et  les  comités 
français  de  district  en  vue  de  la  répartition  des  vivres.  La 
Commission  a  un  caractère  semi-diplomatique;  elle  jouit  de 
privilèges  pour  le  transport  de  ses  denrées  et  ses  transactions 
financières.  Elle  surveille  l'application  des  garanties  inter- 
nationales, en  vertu  desquelles  les  vivres  ne  doivent  sortir  de 
ses  mains  qu'au  moment  de  la  distribution  aux  consomma- 
teurs.  La   création  de  cet  organisme  neutre,  avec  ses  ramifi- 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANGE.  423 

cations,  exigeait  au  préalable  la  solution  de  graves  difficultés. 
La  question  de  savoir  quel  est  celui  des  belligérans  qui,  légale- 
ment et  moralement,  doit  nourrir  des  populations  civiles,  dont 
la  situation  est  sans  précédent  dans  l'histoire  humaine;  les 
aspects  militaires  de  l'arme  économique  qu'est  le  blocus  ali- 
mentaire ;  les  problèmes  du  transport  des  denrées  à  travers  les 
zones  de  guerre  et  les  frontières  des  pays  ennemis,  et  de  leur 
distribution,  sont  de  la  plus  haute  importance  pour  les  peuples 
combattans.  Ceux-ci  surveillaient  donc  de  près  les  travaux  de 
la  Commission.  Cette  dernière  s'organisait  avec  l'aide  des 
habitans  eux-mêmes  qui,  en  Belgique  comme  en  France, 
témoignaient  d'une  énergie  admirable.  Elle  s'efforça  de  coor- 
donner son  action  avec  celle  des  associations  qui  se  consa- 
craient déjà  aux  œuvres  de  secours.  La  plupart  des  institutions 
charitables  de  Belgique  se  groupèrent  autour  du  Comité 
national. 

Les  opérations  comprennent  le  ravitaillement,  les  finances, 
les  secours  aux  indigens.  Trois  départemens  correspondant  à 
ces  trois  ordres  d'activité  ont  été  créés,  non  seulement  dans 
le  sein  de  la  Commission,  mais  dans  celui  des  sous-comités, 
toutes  les  fois  que  leur  compétence  s'étend  à  plus  d'une  de  ces 
trois  fonctions.  Le  département  du  ravitaillement  est  chargé 
d'importer,  pour  9S00  000  personnes,  les  denrées  qui  leur  sont 
revendues  par  les  agens  de  distribution.  Il  a  fallu,  pour  éviter 
les  fuites,  remplacer  le  commerce  de  détail  de  ces  denrées  par 
des  comités  volontaires,  qui  les  prennent  dans  4  657  magasin^ 
communaux  et  les  vendent  directement  aux  habitans.  Le  dépar^ 
lement  des  finances  et  du  change  emploie  la  majeure  partie 
des  fonds  à  l'achat  de  denrées  au  dehors  et  le  surplus  à  sou- 
tenir les  populations.  Le  département  d'assistance  reçoit  les 
souscriptions  charitables  recueillies  dans  diverses  parties  du 
monde  ;  il  y  joint  les  gains  réalisés  par  le  département  de  ravi- 
taillement :  le  tout  est  employé  à  nourrir  et  h  vêtir  les  indigensE 
Grâce  à  ces  opérations,  ceux  qui  n'auraient  pas  eu  d'argent 
pour  acheter  leur  nourriture  sont  mis  en  mesure  de  le  faire  et 
s'adressent  au  ravitaillement  dans  les  mêmes  conditions  que 
ceux  qui  ont  conservé  des  ressources  propres  disponibles  :  ayant 
reçu  des  secours,  ils  sont  à  même  de  payer  leur  ration. 


42i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV.    —   REPARTITION    GEOGRAPHIQUE 

Le  territoire  envahi  a  été  divisé  par  l'armée  d'occupation 
en  trois  zones.  Celle  des  opérations,  située  immédiatement 
en  arrière  de  la  ligne  de  feu,  n'est  pas  accessible  au  ravitaille- 
ment. La  zone  d'étapes  comprend  le  Nord  de  la  France  et  la 
plus  grande  partie  des  provinces  belges  de  la  Flandre  orientale 
et  de  la  Flandre  occidentale  :  elle  est  sous  les  ordres  directs  de 
l'État-major.  Enfin,  la  zone  d'occupation  comprend  le  reste  de 
la  Belgique  :  elle  est  soumise  à  un  gouverneur  général  installé 
à  Bruxelles  avec  des  pouvoirs  civils  et  militaires. 

Les  autorités  allemandes  garantirent  que  les  vivres  importés 
par  la  Commission  ne  seraient  pas  réquisitionnés.  Les  gouver- 
nemens  alliés  accordèrent  la  même  promesse.  Au  mois  de 
juin  1915,  des  négociations  furent  entamées  pour  que  la  récolte 
des  céréales  de  l'année  fût  mise  à  la  disposition  de  la  Com- 
mission et  réservée  à  la  population  civile.  Un  Comité  fut 
établi  dans  la  zone  d'occupation  ;  des  représentans  des  auto- 
rités allemandes  y  siégèrent  à  côté  des  membres  américains 
et  belges  :  il  prit  en  main  toute  la  récolte  des  grains  afin  d'en 
assurer  une  répartition  équitable.  Dans  la  zone  d'étapes,  une 
convention  signée  entre  la  Commission  et  l'Etat-major  allemand 
assura  à  la  population  civile  une  allocation  par  tête  et  par  jour 
de  180  grammes  de  farine,  prélevée  sur  la  récolte  qui  avait 
été  entièrement  réquisitionnée  par  l'armée. 

La  détermination  de  la  nature  et  de  la  quantité  des  impor- 
tations requises  était  délicate  :  elle  dépassait  le  cadre  d'un 
simple  problème  de  physiologie  alimentaire.  Il  fallait  tenir 
compte  du  caractère  et  des  habitudes  delà  population,  connaître 
le  stock  utilisable  de  produits  indigènes,  fixer  la  ration  minima, 
chercher,  vu  les  difficultés  de  transport,  a  fournir  aux  ravi- 
taillés les  matières  qui,  sous  le  moindre  volume,  continssent  le 
plus  de  substances  nutritives,  écarter  les  obstacles  financiers 
résultant  de  l'absence  de  monnaies  métalliques. 

La  Belgique  est  le  pays  le  plus  industrialisé  d'Europe  et  le 
Nord  de  la  France  la  partie  la  plus  industrialisée  de  son  territoire  : 
les  agriculteurs  comptent  pour  moins  de  30  pour  100  dans  la 
population  belge,  moins  de  40  pour  100  dans  celle  des  dépar- 
temens  français.  La  majeure  partie  des  habitans  est  donc  actuel- 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  425 

lement  privée  des  moyens  de  travailler  et,  partant,  de  gagner 
sa  vie.  Le  total  des  personnes  secourues,  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre,  est  de  3  à  4  millions.  Leur  nourriture  se  compose 
essentiellement  de  pain,  de  légumes  et  de  graisse.  Le  Belge,  en 
temps  normal,  consomme  près  de  trois  fois,  le  Français  près  de 
deux  fois  et  demie  autant  de  pain  que  l'Allemand,  670  et 
590  grammes  par  jour  contre  240.  La  production  de  légumes 
avant  la  guerre  atteignait  2  kilogrammes  par  tête  et  par  jour. 
Il  fallait  combiner  les  importations,  de  façon  à  procurer  aux 
habitans  les  albuminoïdes,  les  graisses  et  les  hydrates  de  carbone 
indispensables  à  leur  nutrition.  La  Commission  n'ayant  pu 
importer  de  blé,  du  31  octobre  1914  au  31  octobre  1915,  que 
jusqu'à  concurrence  du  tiers  du  chiffre  normal,  a  remplacé  par 
du  riz,  dés  pois  secs,  des  haricots,  des  lentilles,  le  froment 
qui  manquait.  Elle  a  fixé  pour  l'hiver  1915-16  un  programme 
d'importations  mensuelles  comportant  60  000  tonnes  de  blé, 
20  000  tonnes  de  maïs,  5000  tonnes  de  riz,  4  000  tonnes  de  pois 
et  haricots,  4  800  tonnes  de  saindoux  et  de  lard,  1  000  tonnes  de 
produits  divers  tels  que  café,  thé,  sel. 

La  situation  en  France  est  encore  plus  grave.  Dès  le  mois  de 
février  1915,  la  région  occupée  était  à  court  de  vivres.  Par  suite 
de  la  mobilisation  des  hommes  valides,  de  la  destruction  des 
animaux  de  trait  et  du  manque  d'engrais,  la  récolte  de  céréales 
de  1915  fut  peu  importante.  Il  ne  fut  prélevé  sur  cette  récolte, 
pour  être  distribué  à  la  population,  que  100  grammes  de 
farine  par  tête  et  par  jour.  Il  eût  fallu  y  ajouter  au  minimum 
200  grammes,  représentant  une  importation  mensuelle  de 
16000  tonnes  de  blé  :  il  a  été  loin  d'être  atteint.  D'autre  part, 
le  bétail  a  presque  entièrement  disparu  et  les  habitans  des  villes 
sont  pour  ainsi  dire  privés  de  viande,  de  beurre  et  d'autres 
matières  grasses  alimentaires.  La  récolte  de  pommes  de  terre 
a  été  très  faible  :  elle  n'a  pu  fournir  que  200  grammes,  par  tête 
et  par  jour.  Les  stocks  de  sel,  de  sucre,  de  café,  de  savon,  ont 
été  épuisés.  Dans  l'ensemble,  la  Commission  n'a  pu  importer 
que  450  grammes  par  tête  et  par  jour  :  joints  aux  500  grammes, 
indiqués  ci-dessus,  ils  n'ont  fourni  que  950  grammes,  alors  que 
la  consommation  normale  est  de  plus  du  double,  à  savoir  2  kilo- 
grammes. La  population  souffre  donc  cruellement.  Dans  le  Nord 
de  la  France,  elle  s'alimente  presque  exclusivement  par  les 
importations  de  la  Commission  :  celle-ci  croyait  qu'elle  arrive- 


426  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

rait,  au  cours  de  la  campagne  1915-16,  à  assurer  à  chaque 
habitant  une  ration  représentant  2  300  calories,  alors  que  la 
normale  pour  un  homme  qui  travaille  est  de  3  000.  Elle  est 
restée  bien  en  deçà  du  premier  chiffre. 

V.    —   ACHATS    ET   TRANSPORT;    DISTRIBUTION 

En  raison  des  prohibitions  édictées  chez  la  plupart  des  belli- 
gérans,  la  Commission  a  opéré  ses  achats  presque  exclusive- 
ment dans  les  pays  d'outre-mer.  Les  transports  s'organisent  à 
Londres,  tandis  que  les  acquisitions  se  font  au  dehors  par  la 
Commission.  La  plupart  des  intermédiaires  ont  refusé  tout 
honoraire.  Les  compagnies  de  chemins  de  fer  ont  fait  de  mul- 
tiples concessions  ;  elles  ont  souvent  accordé  le  transport  gra- 
tuit, des  privilèges  pour  la  manutention  et  la  livraison  des 
marchandises.  De  grandes  maisons  d'affrètement  ont  fourni 
leurs  services  h  titre  gracieux.  Les  banques  ont  effectué  gratui- 
tement les  opérations  de  change,  tout  en  payant  à  la  Com- 
mission l'intérêt  maximum  sur  ses  dépôts.  Les  assurances  ont 
été  facilitées  par  les  commissaires  d'assurances  du  gouverne- 
ment anglais;  les  arbitres  qui  fixent  le  taux  de  la  prime  ont 
consacré  leurs  honoraires  à  des  souscriptions  charitables.  Les 
droits  de  port  ont  été  supprimés  ;  les  compagnies  de  déchar- 
gement ont  baissé  leurs  tarifs.  La  Hollande  a  accordé  la  gra- 
tuité des  transmissions  télégraphiques.  Les  autorités  alle- 
mandes elles-mêmes  ont  aboli  en  Belgique  l'octroi  et  les 
droits  de  canal  sur  les  importations  de  la  Commission;  elles 
ont  réduit  de  moitié  les  tarifs  de  chemin  de  fer  et  accordé  la 
priorité  de  passage  aux  envois  destinés  à  la  Commission.  Un 
soin  scrupuleux  a  présidé  h  l'inspection  des  denrées. 

Les  navires  sont  déchargés  à  Rotterdam  en  soixante-douze 
heures  en  moyenne.  Les  cargaisons  sont  transbordées  sur  des 
chalands,  qui  sont  remorqués  sur  les  canaux  jusqu'aux  maga- 
sins et  centres  de  minoterie.  Les  chalands  sont  scellés  par  la 
Commission  et  la  douane  hollandaise  :  les  sceaux  ne  sont  brisés 
qu'à  l'arrivée  h  destination  finale  par  les  représentans  de  la 
Commission,  qui  vérifient  le  contenu  en  le  rapprochant  des 
bordereaux  reçus  de  Rotterdam  et  s'assurent  ainsi  qu'aucun 
détournement  n'a  eu  lieu. 

La  méthode  de  distribution  a  varié  selon  les  provinces.  Dans 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  427 

les  premiers  temps,  le  Comité  communal  remettait  aux  bou- 
langers la  ration  de  farine  d'après  la  liste  des  cliens  visés  par 
le  Comité.  La  ration  de  250  grammes  devait  fournir  330  grammes 
de  pain.  Plus  récemment,  un  contrat  intervint,  en  vertu  duquel 
le  boulanger  livre  4  350  grammes  de  pain  pour  chaque  kilo  de 
farine  et  reçoit  8  centimes  par  kilogramme  pour  frais  de  fabri- 
cation. Les  boulangers  remettent  le  pain  à  un  dépôt  où  les 
habitans  vont  le  chercher.  Chaque  chef  de  famille  signe  l'enga- 
gement de  ne  revendre  aucune  des  denrées  qui  lui  ont  été  déli- 
vrées ;  on  a  eu  grand'peine  h  faire  respecter  cette  interdiction 
en  ce  qui  concerne  le  riz  :  les  populations  du  Nord  manifestaient 
beaucoup  de  répugnance  pour  cet  excellent  aliment,  et  cher- 
chaient à  en  revendre  les  quantités  qui  leur  étaient  allouées. 
Des  inspecteurs  à  bicyclette  se  rendent  dans  chaque  village 
pour  y  contrôler  les  ventes  des  magasins  communaux. 

VI.    —    ORGANISATION    FINANCIÈRE 

L'organisation  financière  comportait  deux  problèmes  :  celui 
du  ravitaillement  de  la  population  encore  en  mesure  de  payer, 
et  celui  des  indigens.  Le  prix  du  pain  et  des  denrées  importées 
devant  être  acquitté  par  l'acheteur,  les  Comités  d'assistance  se 
sont  substitués  aux  indigens  pour  ces  paiemens.  Toutefois,  ils 
n'ont  eu  à  intervenir  ni  à  Lille  ni  à  Valenciennes  :  les  alloca- 
tions distribuées  y  ont  permis  à  tous  les  acheteurs  de  payer 
comptant.  Les  comités  d'assistance  tirent  leurs  ressources  des 
bénéfices  réalisés  par  le  département  du  ravitaillement  et  des 
souscriptions  charitables,  qui  ont  toutes  été  appliquées  à  la 
Belgique.  Au  moyen  de  ces  sommes,  ils  achètent  encore  les 
denrées  indigènes  qui  servent  à  entretenir  les  soupes  populaires. 
Les  ventes  du  département  de  ravitaillement  sont  faites  avec 
une  marge,  destinée  à  couvrir  les  pertes  de  change,  les  risques 
de  destruction,  et  à  fournir  des  subsides  au  département  d'as- 
sistance. Ce  bénéfice  équivaut  à  une  contribution  de  la  popula- 
tion aisée  en  faveur  des  pauvres. 

La  première  difficulté  du  financement  résultait  du  fait  que 
les  achats  à  l'étranger  se  règlent  en  or,  tandis  que  les  ventes 
sont  payées  en  papier,  et  en  papier  n'ayant  cours  que  dans  un 
rayon  très  restreint.  La  Commission  a  obtenu  que  les  restric- 
tions imposées  par  les  belligérans  fussent  relâchées.  Ainsi  les 


428  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

personnes  du  dehors  qui  désirent  faire  parvenir  de  l'argent  en 
Belgique  peuvent  le  remettre  à  la  Commission,  qui  paie  l'équi- 
valent au  bénéficiaire  en  monnaie  locale. 

Au  début,  de  grandes  quantités  de  vivres  en  nature  avaient 
été  remises  à  la  Commission  à  titre  gracieux  pour  les  indigens. 
Ces  dons  étaient  variables  dans  leur  composition  et  arrivaient 
irrégulièrement.  La  répartition  d'une  cargaison  entre  plusieurs 
milliers  de  communes  exigeait  un  système  spécial  de  transports. 
11  était  difficile  de  les  ajuster  aux  besoins  de  chaque  région.  Il 
fut  convenu,  pour  simplifier,  que  les  dons  en  nature  seraient 
rachetés  à  leur  pleine  valeur  par  le  département  de  ravitail- 
lement et  rentreraient  ainsi  dans  le  courant  général. 

Pour  le  Nord  de  la  France,  l'ensemble  des  denrées  impor- 
tées est  facturé  aux  comités  de  district  à  des  prix  fixés  par  la 
Commission.  Les  comités  de  district  revendent  les  denrées  aux 
comités  communaux  avec  une  légère  augmentation,  destinée  à 
couvrir  les  frais.  Les  communes  revendent  les  vivres,  sans 
aucun  bénéfice,  à  la  population.  Pour  suppléer  au  manque  de 
numéraire,  chaque  commune  a  émis  des  billets  allant  de 
20  centimes  à  50  francs;  elles  s'en  servent  pour  payer  les  ser- 
vices communaux,  pour  faire  aux  habitans  des  avances  garan- 
ties par  leurs  propriétés,  pour  secourir  les  indigens.  Le  comité 
communal  accepte  ce  papier  en  paiement  de  ses  ventes  quoti- 
diennes de  nourriture.  Il  remet  ensuite  les  billets  à  la  commune, 
qui  s'oblige  à  retirer  ce  papier  après  la  guerre.  Ces  engage- 
mens,  joints  h  la  garantie  donnée  par  les  membres  des  comités 
de  district,  constituent  la  contre-partie  des  avances  en  or 
qu'obtient  la  Commission,  Les  grandes  villes  sont  d'ailleurs 
créancières  de  l'Etat,  pour  le  compte  duquel  elles  ont  effectué 
de  nombreux  paiemens.  Afin  de  faciliter  les  règlemens,  les 
denrées  sont  débitées  par  la  Commission  au  Comité  national 
belge  qui  reçoit  les  obligations  communales.  La  liquidation  des 
engagemens  des  communes  et  des  particuliers  est  remise  à  la 
fin  de  la  guerre. 

Le  prix  moyen  du  blé  livré  par  la  Commission  en  Belgique 
et  en  France,  au  cours  de  l'année  écoulée  du  l®"^  novembre  1914 
au  31  octobre  1915,  a  été  de  12  livres,  17  shillings,  11  pence 
par  tonne,  alors  que  le  prix  moyen,  d'après  les  cotes  corres- 
pondantes de  Londres,  était  supérieur  d'environ  1  livre,  soit 
8    pour    100.   Sur   le  seul  chapitre   du  blé,    le    travail   de  la 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANGE.  429 

Commission  et  sa  méthode  d'achat  direct  ont  procuré  une  écono- 
mie d'un  demi-million  de  livres.  Le  taux  des  changes  obtenus 
par  la  Commission  a  été  supérieur  à  la  cole  moyenne  de  l'année  : 
elle  a  réalisé  de  ce  chef  une  économie  de  500  000  dollars,  qui 
représente  plus  que  le  total  des  frais  généraux. 


VII.    —    NORD    DE   LA    FRANCE 

Un  rapport  nous  renseigne  sur  ce  qui  s'est  passé  jusqu'au 
1"  janvier  1917  dans  le  Nord  de  la  France,  c'est-à-dire  dans 
une  région  de  21  000  kilomètres  carrés,  sur  laquelle  restaient, 
après  l'occupation,  environ  2150000  habitans.  Depuis  le  mois 
d'avril  1915  jusqu'au  mois  de  décembre  1916,  il  y  a  été  importé 
334  000  tonnes  de  blé  (la  plupart  sous  forme  de  farine)  et  205000 
tonnes  d'autres  denrées,  telles  que  pois,  haricots,  riz,  lard, 
saindoux,  lait  condensé,  café,  sucre,  sel,  savon,  charboua 
1  197  tonnes  de  tissus,  de  vêtemens  et  de  chaussures  ont  été 
distribuées.  Les  envois,  à  l'exception  d'une  partie  de  ces 
1 197  tonnes,  avaient  été  payés  par  la  France.  Le  travail  de 
répartition  et  de  distribution  a  été  fait  en  vertu  de  conven- 
tions intervenues  entre  la  Commission  et  l'état-major  allemand.: 

Plus  de  la  moitié  de  la  population  ravitaillée  se  trouve 
dans  les  arrondissemens  de  Lille,  Valenciennes  et  Douai,  dont 
l'alimentation,  en  tout  temps,  exige  des  importations  considé- 
rables. Dès  le  début  de  l'invasion,  les  autorités  locales,  aidées 
par  des  comités  de  volontaires,  réunirent  les  approvisionne- 
mens  disponibles  et  cherchèrent  à  en  régler  la  distribution  aussi 
équitablement  que  possible.  Mais  le  moment  arriva  où  ils 
étaient  épuisés.  Au  début  de  l'année  1915,  certaines  quantités 
prélevées  sur  les  stocks  belges  furent  envoyées  à  Givet,  Fumay, 
Sedan,  Gharleville,  Mézières  et  Longwy. 

C'est  le  13  avril  1915  qu'une  convention,  signée  à  Bruxelles, 
entre  le  commandant  en  chef  des  armées  allemandes  en  France 
et  la  Commission  de  ravitaillement  pour  la  Belgique,  chargea 
cette  dernière  d'entreprendre  l'approvisionnement  de  la  popu- 
lation des  territoires  français  envahis.  Le  commandant  alle- 
mand s'engageait  à  ne  pas  réquisitionner  ni  saisir  les  marchan- 
dises importées  à  cet  effet.  La  Commission  de  ravitaillement 
belge  était  autorisée  à  nommer  comme  délégués  des  citoyens 
américains.  Les  demandes  de  ravitaillement  seront  adressées  à 


430  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  Commission  belge  par  des  trustées  (fidéicommissaires)  fran- 
çais, repre'sentant  leurs  communautés.  D'autre  part,  deux 
Américains  seront  admis,  dans  chacun  des  districts  de  distribu- 
tion, à  surveiller  les  opérations.  Postérieurement  de  nombreux 
arrangemens  ont  été  pris  entre  les  autorités  allemandes  et  la 
Commission,  notamment  en  ce  qui  concerne  les  récoltes  locales. 
Des  quantités,  fixées  d'abord  à  100  grammes  de  farine  et 
200  grammes  de  pommes  de  terre  par  tête,  doublées  ensuite, 
furent  promises  aux  habitans  :  mais  les  livraisons  effectives 
restèrent  presque  toujours  très  en  deçà  de  ces  chiffres. 

VIII.    —  ORGANISATION  DE  l'aDMINISTRATION    ET    DU    PERSONNEL 

Une  collaboration  étroite  s'est  établie  entre  la  Commission 
de  ravitaillement  pour  la  Belgique,  le  Comité  français  d'ali- 
mentation du  Nord  de  la  France,  et  le  Comité  national  d'ali- 
mentation et  de  secours  de  la  Belgique.  La  Commission  est 
chargée  de  procurer  l'appui  financier  nécessaire,  d'acheter  et 
d'importer  les  denrées,  d'en  faire  une  première  répartition 
dans  les  centres  de  distribution,  de  passer  toutes  conventions 
avec  les  belligérans.  Le  Comité  d'alimentation  du  Nord  de  la 
France  effectue  le  transfert  des  denrées  des  centres  principaux 
vers  les  diverses  localités  ;  il  veille  à  l'organisation  des  distribu- 
tions gratuites  de  soupe  et  de  pain,  ainsi  que  des  autres  secours. 
Enfin  le  Comité  national  belge  s'occupe  de  la  comptabilité  et 
des  dispositions  financières. 

Des  milliers  de  Français  et  de  Françaises  collaborent  à  ce 
travail  de  ravitaillement,  dont  le  coût  est  de  35  millions  par 
mois,  soit  à  peu  près  17  francs  par  tète.  Aux  importations 
d'outre-mer,  effectuées  par  la  Commission,  se  sont  ajoutés  les 
rations  de  blé  et  de  pommes  de  terre  provenant  des  champs  du 
pays,  les  achats  effectués  en  Hollande  par  la  Commission,  cer- 
tains comestibles  fabriqués  pour  les  enfans  en  Belgique ,  les 
achats  effectués  en  Hollande  par  les  comités  locaux  représen- 
tant des  villes  du  Nord  de  la  France  et  les  produits  des  jar- 
dins,vergers  et  basses-cours.  Malgré  la  diversité  de  ces  sources, 
il  n'est  que  trop  certain  que  la  population  n'a  pas  été  nourrie 
d'une  façon  complète.  L'état  sanitaire  s'en  est  ressenti.  La  mor- 
talité a  cruellement  augmenté  :  le  nombre  des  décès  dus  à  la 
phtisie  a  doublé.: 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  431 


IX.    —    EXEMPLE    D  UN    DISTRICT 

Les  denrées  alimentaires  et  autres  produits  importés  des- 
tinés au  Nord  de  la  France  sont  au  préalable  entreposés  en 
Belgique.  Leur  répartition  donne  lieu  à  un  travail  consi- 
dérable. Prenons  comme  exemple  le  district  de  Gharleville, 
peuplé  d'environ  150  000  habitans,  ne  comptant  que  deux  villes 
de  plus  de  10  000  âmes,  Gharleville  etSedan.  Ses  335  communes 
sont  groupées  en  cinq  régions.  En  février  1915,  un  comité  de 
ravitaillement  formé  à  Gharleville  constitua  un  syndicat  de 
communes  conformément  à  la  loi  du  23  mars  1910.  Le  syndicat 
tint  sa  première  assemblée  à  l'hôtel  de  ville  de  Mézières,  le 
29  mars  1915  :  65  communes  étaient  représentées,  chacune  par 
deux  délégués.  Les  autres  centres  suivirent  l'exemple  :  quatre 
syndicats  furent  fondés  pour  les  régions  de  Sedan,  Poix-Perron, 
Rethel  et  Rimogne.  Les  cinq  syndicats  se  fédérèrent  à  Gharle- 
ville le  4  mai  et  formèrent  un  district,  dirigé  par  un  comité  de 
quinze  membres. 

Le  transport  des  marchandises,  des  entrepôts  de  district  qui 
ont  été  créés  à  Gharleville  jusqu'aux  magasins  régionaux  des 
comités,  est  effectué  par  chemin  de  fer  et  de  là  par  voiture  aux 
magasins  communaux.  Les  habitans  sont  divisés  en  trois  classes  : 
la  première  comprend  ceux  qui  peuvent  et  doivent  payer;  la 
deuxième,  ceux  qui  sont  actuellement  privés  de  disponibilités, 
mais  qui  pourront  rembourser  plus  tard  ;  la  troisième  est 
formée  des  indigens  qui  reçoivent  les  alimens  gratuitement.: 
La  plupart  des  communes  font  la  distribution  des  denrées  et 
comestibles  le  1^'  et  le  15  de  chaque  mois.  D'autres  ne  distri- 
buent qu'une  seule  catégorie  de  marchandises  par  jour.  Quel" 
ques-unes  font  vendre  les  produits  par  les  épiciers  et  les  char- 
cutiers, auxquels  elles  les  cèdent  à  un  prix  qui  tient  le  milieu 
entre  celui  qu'elles  paient  elles-mêmes  et  celui  auquel  elles  les 
revendraient  aux  particuliers. 

A  Gharleville,  la  municipalité  avait  installé,  avant  que  la 
Gommission  eût  commencé  à  fonctionner,  des  soupes  populaires, 
auxquelles  6  500  personnes  environ  étaient  admises.  Lorsque  le 
ravitaillement  eut  été  organisé,  de  nombreuses  familles  quit- 
tèrent les  soupes  et  demandèrent  à  être  ravitaillées  contre  paie- 
ment différé.  Elles  prenaient  l'engagement  de  solder,  après  la 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guerre,  ce  qui  leur  était  actuellement  livré  sans  contre-valeur.  Au 
l*"^  octobre  1916,  sur  10  500  rations,  3  934  étaient  délivrées 
contre  paiement  intégral;  o86  contre  paiement  de  la  totalité, 
sauf  le  pain  qui  était  remis  gratuitement  ;  265  étaient  fournies 
à  un  taux  réduit  (soupes  populaires);  230  étaient  payables  plus 
tard,  sauf  le  pain,  dont  le  prix  était  acquitté  comptant;  4  599 
étaient  à  payer  en  totalité  ultérieurement;  886  représentaient  la 
part  des  hôpitaux,  des  prisons,  des  enfans  en  bas  âge. 

C'est  le  Comité  de  district  sur  qui  repose  la  responsabilité 
financière.  Non  seulement  il  centralise  les  dettes  des  comités 
régionaux  comprises  dans  le  chiffre  de  la  dette  générale 
du  district  envers  le  Comité  d'alimentation  du  nord  de  la 
France,  mais  il  administre  le  capital  disponible,  s'élevant  à 
environ  deux  francs  par  habitant,  qui  sert  à  régler  le  transport 
et  les  frais  généraux  mensuels  des  comités  régionaux.  Il  admi- 
nistre également  les  sommes  provenant  du  ((  Crédit  allemand.  » 
Ce  fonds  a  été  créé  par  la  remise  au  Comité  de  district  d'un 
cinquième  du  produit  de  la  récolte  de  1915,  de  moitié  de  la 
récolte  de  1916  et  par  le  remboursement  qu'ont  effectué  les 
autorités  allemandes  d'une  partie  des  frais  de  la  récolte.  Enfin 
le  Comité  de  district  administre  un  compte  spécial  intitulé 
Achats  en  com/?;e,  constitué  par  le  dépôt  qu'effectuent  les  com- 
munes de  fonds  destinés  à  l'achat  de  certains  produits,  tels  que 
tabac,  allumettes,  mercerie,  quincaillerie,  payables  en  monnaie 
française  ou  allemande. 

La  comptabilité  des  régions  consiste  dans  le  débit  que  la 
région  inscrit  au  passif  des  communes  du  chef  des  denrées 
qu'elle  leur  livre.  Les  frais  généraux  de  chaque  dépôt  sont 
réglés  mensuellement  par  le  district.  Les  comités  régionaux 
sont  responsables  de  l'administration  des  communes.  Le  pro- 
duit des  ventes  est  tout  d'abord  appliqué  aux  frais  d'adminis- 
tration, de  transport  et  de  distribution;  le  solde  aux  emprunts 
communaux,  aux  travaux  de  voirie,  au  maintien  des  services 
municipaux  et  des  écoles,  aux  impôts  de  guerre.  Les  communes 
s'engagent,  vis-à-vis  des  comités  régionaux,  pour  une  somme 
représentant  l'estimation  des  frais  de  l'alimentation  pendant 
une  période  déterminée.  Une  garantie  conjointe  et  solidaire, 
fournie  par  un  certain  nombre  d'habitans,  cautionne  cet  enga- 
gement des  communes  :  celles-ci  approuvent  chaque  semaine 
les  comptes  présentés  par  le  comptable  régional  et  reconnaissent 


LE    RAVIT  \ILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  433 

leur  dette  envers  la  région,  le  district,  le  Comité  d'alimenta- 
tion du  nord  de  la  France,  le  Comité  national  belge  et  la  Com- 
mission de  ravitaillement  pour  la  Belgique. 

Des  élablissemens  de  crédit,  dont  l'activité  est  limitée  aux 
besoins  de  l'alimentation,  ont  été  créés  dans  certaines  villes. 
Ils  font  des  avances  aux  habitans  qui  sont  temporairement  dans 
l'embarras,  mais  paraissent  néanmoins  solvables.  Ces  avances 
sont  effectuées  sur  livrets  de  caisse  d'épargne,  sur  rentes  viagères 
de  la  Caisse  nationale,  sur  traitemens  de  l'Etat,  des  départc- 
mens  ou  des  communes,  sur  obligations,  coupons,  effets  échus. 
A  Lille,  grâce  à  l'initiative  de  M.  Louis  Guérin,  une  Banque 
de  prêts  temporaires  a  été  fondée  :  elle  fait  des  avances  sur 
tous  les  gages  d'une  valeur  certaine  qui  lui  sont  offerts. 

La  Commission  s'est  chargée  de  l'importation  de  vêtemens 
et  de  chaussures.  Au  début,  ses  envois  n'étaient  destinés  qu'aux 
indigens  :  mais  ensuite  les  communes  ont  été  autorisées  à 
vendre  moitié  de  ces  vêtemens  aux  personnes  en  état  de  les 
payer.  Les  son,imes  produites  par  ces  ventes  sont  versées  à  la 
caisse  de  secours  du  district  et  servent  à  acheter  d'autres  vête- 
mens destinés  aux  indigens.  Des  ouvroirs  ont  été  établis,  qui 
occupent  de  nombreuses  femmes. 

X.    —    RÉSUMÉ 

Malgré  tous  ces  efforts,  la  situation  est  de  plus  en  plus 
sombre.  Dans  le  nord  de  la  France,  la  viande  a  presque  disparu. 
Les  populations  les  plus  favorisées  reçoivent  une  ration  de 
125  grammes  par  tête  et  par  semaine.  Le  lait  de  vache  diminue 
de  jour  en  jour;  les  stocks  de  lait  condensé  s'épuisent  rapi- 
dement. Le  beurre  a  presque  disparu,  en  raison  des  réquisitions 
allemandes  et,  dans  certaines  régions,  de  la  prohibition  de  la 
fabrication  du  beurre.  Les  œufs  sont  extrêmement  rares.  Les 
poulets  et  lapins,  dernière  ressource  des  ménages  prévoyans, 
sont  également  menacés,  faute  du  son  nécessaire  à  leur  nourri 
ture.  La  culture  de  pommes  de  terre  et  de  légumes,  activement 
poussée  en  de  nombreux  endroits,  est  seule  de  nature  à  conserver 
quelques  ressources  aux  habitans,  qui  dépendent  plus  que  jamais 
de  la  Commission  de  ravitaillement.  La  Belgique  et  le  Nord  de 
la  France  sont  enfermés  dans  une  muraille  d'acier  qui  ne  laisse 
passer  aucune  des  matières  premières  dont    auraient   besoin 

TOME    XLII.     1017.  '  28 


434  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

leâ  manufactures  et  qui  ne  laisse  sortir  aucun  produit  d'èxpor' 
tation.  La  seule  brèche  faite  l'a  été  par  la  Commission  qui  a 
pu  importer  les  vivres  et  les  vêtemens  strictement  indispen- 
sables aux  malheureuses  populations.  Le  temps,  au  lieu  d'amé- 
liorer la  situation,  l'empire  :  car  les  stocks  des  négocians,  les 
ressources  et  les  crédits  des  gens  aisés  s'épuisent,  les  vêtemens 
et  les  souliers  de  chaque  ménage  s'usent.  Si  les  habitans  ne 
meurent  pas  de  faim,  c'est  parce  que  la  Commission  leur  fournit 
tout  juste  les  alimens  indispensables  à  la  conservation  de  la  vie., 

XI.    —  ENSEIGNEMENT   A   TIRER  DE   CETTE  EXPÉRIENCE 

On  a  cherché  à  dégager  de  cette  vaste  expérience  d'appro- 
visionnement en  commun,  imposée  par  la  plus  cruelle  des 
nécessités,  des  conclusions  au  point  de  vue  de  la  possibilité 
d'appliquer  à  l'avenir  quelques-unes  des  méthodes  employées.; 
M.  Robinson  Smith,  membre  de  la  Commission  d'assistance 
belge,  a  émis  à  ce  sujet  certaines  idées  qui  reposent  sur  une 
interprétation  inexacte  des  faits  observés.  Constatant  que  le 
pain  s'est  vendu  à  meilleur  marché  dans  les  pays  occupés 
qu'à  Londres,  il  se  demande  à  quoi  est  dû  ce  phénomène  : 
est-ce  à  la  façon  dont  la  Commission  a  opéré  ses  achats  de  blé 
dans  le  monde,  au  mode  de  transport,  à  la  mouture,  à  la  pani" 
fication,  au  mode  de  vente  au  détail  ? 

La  Commission  a  été,  en  vertu  d'une  autorisation  du  gou- 
vernement anglais  et  de  l'acquiescement  des  autorités  alle- 
mandes, le  seul  importateur  de  denrées  alimentaires  en 
Belgique  :  elle  était  ainsi  investie  d'un  monopole  d'Etat.  Elle 
importa  jusqu'à  100  000  tonnes  par  mois  et  devint,  avec  le 
Comité  belge  national,  le  seul  acheteur  des  récoltes  indigènes 
de  céréales.  Durant  la  première  année  de  son  existence,  elle  a 
payé  de  5  à  10  pour  100  de  moins  que  l'acquéreur  le  plus  favo- 
risé. Elle  y  réussit  de  diverses  manières,  par  exemple  en  opérant 
à  Chicago  le  jour  où  peu  de  demandes  existaient  sur  le  marché. 
Quant  au  riz,  elle  attendit,  nous  dit-on,  que  les  prix  eussent 
baissé  dans  l'automne  de  1915  pour  acheter  40  000  tonnes.  Au 
lendemain  de  cet  achat,  le  cours  rebondit  de  20  pour  100. 
D'autre  part,  la  Commission  s'est  assuré  des  tarifs  spéciaux  sur 
les  lignes  de  chemins  de  fer  américains.  Elle  a  une  flotte  por- 
tant à  la  fois  le  pavillon  belge  et  le  sien.   Elle   s'arrange  de 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRVXCE.  435 

façon  qu'aussitôt  que  l'un  de  ses  75  navires  arrive  dans  un 
port  de  l'Atlantique,  du  Pacitique  ou  de  l'Oce'an  Indien,  il  soit 
charge'  sans  délai.  N'ayant  qu'un  seul  objet  en  vue,  elle  a  pu 
régler  les  mouvemens  de  ses  vaisseaux  plusieurs  mois  à 
l'avance.  Ils  n'abordaient  à  Rotterdam  que  lorsque  les  appareils 
de  déchargement  étaient  rangés  le  long  du  quai  :  on  a  vu,  en 
quatorze  heures,  un  vapeur  de  7  000  tonnes  vidé  de  sa  car- 
gaison, que  vingt  péniches  emportaient  par  canaux  vers  vingt 
directions  différentes  en  Belgique  et  dans  le  Nord  de  la  France. 
M.  Robinson  Smith  attribue  ces  remarquables  résultats  h  la 
qualité  des  chefs  qui  ont  accepté  la  charge  de  diriger  l'affaire. 
La  tâche  de  sauver  dix  millions  d'êtres  humains  de  la  famine 
a  paru  assez  belle  a  des  hommes  de  premier  ordre  pour  les 
déterminer  à  s'y  consacrer  entièrement.  Dans  son  pittoresque 
langage  américain,  M.  Smith  nous  dit  qu'un  esprit  G.  R.  B. 
s'est  développé  parmi  eux.  Chacun  des  volontaires  attachés  à 
l'un  des  bureaux  de  l'entreprise  était  animé  du  même  zèle. 
Pourrait-on  obtenir,  en  temps  de  paix  et  pour  une  œuvre  dont 
le  but  serait  d'assurer  la  nourriture  du  peuple  au  meilleur  mar- 
ché possible,  des  concours  aussi  éclairés  et  aussi  désintéressés  ? 
M.  Smith  le  croit.  Il  ajoute  que  ce  n'est  pas  dans  le  domaine  des 
achats,  mais  dans  celui  de  la  vente,  que  la  Commission  a  rendu 
les  plus  grands  services.  Si,  dit-il,  elle  a  fait  une  économie  de 
10  pour  100  en  amenant  le  blé  des  lieux  de  production  aux 
points  de  distribution,  elle  en  a  réalisé  une  de  30  à  40  pour  100 
dans  la  seconde  étape,  celle  qui  fait  passer  le  froment  du  port 
au  moulin,  du  moulin  chez  le  boulanger  et  de  là  dans  l'esto- 
mac du  consommateur.  En  temps  normal,  le  paysan  belge  vend 
son  blé  16  centimes  le  kilogramme  au  meunier,  et  l'ouvrier 
paie  le  kilogramme  de  pain  30  centimes.  Pendant  la  guerre,  ce 
dernier  prix  ne  s'est  élevé  qu'à  38  centimes,  alors  que  la  hausse 
proportionnelle  de  la  matière  première  avait  été  bien  plus  forte., 
Le  paiement  au  comptant  a  toujours  été  exigé.  Le  Comité  de 
Londres  a  reçu  de  cette  manière  le  montant  des  ventes 
consenties  aux  comités  provinciaux;  ceux-ci  opèrent  de  même 
vis-à-vis  des  comités  régionaux,  lesquels  à  leur  tour  exigent  le 
paiement  immédiat  des  communes.  Les  comités  provinciaux, 
par  exemple  celui  du  Hainaut,  ont  été  organisés  ^n  sociétés 
coopératives,  conformément  à  la  loi  :  les  actions  ont  été  sous- 
crites par  les  communes  et  les   habitans,    en  proportion   des 


436  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

impôts  qu'ils  paient.  Un  bureau  d'inspection  générale,  installé 
à  Bruxelles,  rayonne  sur  le  pays  par  l'intermédiaire  d'inspec- 
teurs qui  se  transportent  incessamment  d'un  centre  à  l'autre. 

La  Commission  ne  s'est  pas  seulement  occupée  du  ravitail- 
lement ;  elle  avait  dans  ses  attributions  les  secours,  le  loge- 
ment, le  vêtement,  les  soins  à  donner  aux  nouveau-nés,  aux 
cnfans,  aux  mutilés,  le  contrôle  des  récoltes  indigènes,  l'impor- 
tation des  produits  pharmaceutiques,  du  fourrage,  les  écoles, 
les  établissemens  religieux,  les  sociétés  de  prêt,  les  ateliers, 
l'emploi  des  100  millions  de  francs  recueillis  en  deux  ans 
dans  le  monde  pour  l'œuvre  et  des  500000  francs  que  les 
Belges  expatriés  envoient  chaque  mois  à  leurs  compatriotes 
demeurés  sur  la  terre  natale.  La  valeur  du  million  de  tonnes 
importées  la  première  année,  en  y  ajoutant  les  frais  de  trans- 
port et  de  distribution,  représente  environ  400  millions  de 
francs.  Les  prix  de  vente  encaissés  ont  atteint  460  millions  : 
le  bénéfice  de  60  millions  a  été  remis  aux  comités  provinciaux, 
qui  en  ont  donné  la  moitié  aux  pauvres  et  mis  l'autre  moitié 
en  réserve. 

On  aurait  tort  de  tirer  de  l'expérience  qui  se  poursuit  la 
moindre  conclusion  favorable  au  socialisme.  En  premier  lieu, 
l'état  de  guerre  excuse  et  justifie  la  mise  en  œuvre  de  méthodes 
qui  seraient  difficilement  acceptables  en  temps  de  paix.  La 
force  des  choses  fait  que  les  gouvernemens  civils  et  surtout 
les  autorités  militaires  concentrent  dans  leurs  mains  une 
somme  de  pouvoirs  arbitraires  telle  qu'aucun  peuple  ne  la 
supporterait  aux  époques  normales.  Quand  il  s'agit  du  salut 
de  la  patrie,  chacun  fait  le  sacrifice  des  libertés  essentielles, 
renonce  même  à  critiquer  l'usage  que  les  autorités  font  de  la 
toute-puissance  qui  leur  est  momentanément  attribuée  et 
immole  la  plus  grande  part  de  son  indépendance  au  but  unique 
et  suprême  :  la  victoire.  Non  seulement  le  jeu  naturel  des  fac- 
teurs qui  déterminent  en  temps  ordinaire  les  résolutions 
humaines  est  suspendu,  mais  les  mobiles  qui  dirigent  nos 
actes  ne  sont  plus  les  mêmes.  Quelle  raison  une  compagnie  de 
chemins  de  fer  aurait-elle,  aux  époques  de  paix,  d'opérer  gra- 
tuitement des  transports  ?  Elle  n'en  aurait  même  pas  le  droit 
vis-à-vis  de  ses  actionnaires.  Pourquoi  des  courtiers,  qui  tra- 
vaillent à  gagner  leur  vie  et  celle  de  leur  famille,  opéreraient-ils 
des  achats,  des  assurances,   des  expéditions   sans  exiger   leur 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANGE.  437 

juste  rémunération?  Gomment  un  ministre  renoncerait-il  à  per- 
cevoir les  droits  de  douane  établis  par  la  loi?  Pourquoi  certains 
navires  auraient-ils,  à  leur  entrée  dans  les  ports,  une  prio- 
rité sur  d'autres  pour  le  déchargement?  Pourquoi  seraient-ils 
exemptés  des  taxes  de  quai,  des  surtaxes  de  pavillon?  Il  suffit 
de  rappeler  les  avantages  concédés  à  la  Commission  de  ravitail- 
lement pour  établir  le  côté  factice  de  ses  comptes,  c'est-à-dire 
pour  expliquer  les  résultats  dont  elle  s'enorgueillit  à  juste  titre, 
mais  qui  ne  sauraient  servir  d'argument  à  ceux  qui  préten- 
draient organiser  à  l'avenir,  sur  ce  modèle,  les  services  d'impor- 
tation chez  les  nations  modernes.  C'est  au  contraire  du  libre  jeu 
des  rouages  économiques,  de  la  faculté  laissée  à  chaque  indi- 
vidu d'acheter  et  de  vendre  à  sa  guise,  de  rechercher,  dans  son 
intérêt  comme  dans  celui  de  ses  cliens,  la  marchandise  là  où 
elle  est  offerte  pour  l'apporter  là  où  elle  est  demandée,  que 
résulte  le  véritable  équilibre  et  ladétermination  de  prix  sincères.; 

M.  Robinson  Smith  estime  qu'un  but  aussi  noble  que  celui 
d'assurer  l'alimentation  du  peuple  à  bon  marché  susciterait  des 
dévouemens  semblables  à  ceux  dont  témoignent  les  efforts  et 
le  succès  de  la  Commission  de  ravitaillement.  Nous  lui  répon- 
drons que  les  hommes  politiques,  dans  les  démocraties,  cher- 
chent peut-être  sincèrement  à  améliorer  le  sort  de  leurs  élec- 
teurs, mais  qu'ils  n'y  réussissent  pas  toujours.  Les  expériences 
faites  en  France  au  point  de  vue  du  ravitaillement  ne  nous 
portent  pas  à  croire  que  le  résultat  eût  été  pire  si  les  interven- 
tions gouvernementales  ne  s'étaient  pas  produites. 

L'argument  tiré  de  la  valeur  et  du  désintéressement  des 
hommes  qui  ont  concouru  à  l'œuvre  de  la  Commission  nous 
semble  venir  à  l'appui  de  la  thèse  individualiste.  La  plupart  de 
ceux  qui  y  ont  collaboré  sont  des  spécialistes,  qui  avaient  acquis 
dans  leur  carrière  une  vaste  expérience,  et,  par  leur  intelli- 
gence et  leur  honnêteté,  s'étaient  élevés  aux  premiers  rangs  de 
leur  profession.  Aux  jours  d'épreuve,  mus  par  des  sentimens 
altruistes,  animés  d'un  désintéressement  qui  n'est  pas  la  règle 
des  actions  humaines,  ils  se  «ont  consacrés  à  une  tâche  qui 
leur  semblait  digne  d'eux.  Entin  ils  ont  eu  la  bonne  fortune 
de  trouver  pour  les  diriger,  pour  coordonner  leurs  efforts,  un 
homme  d'une  valeur  exceptionnelle,  une  sorte  de  génie  organi- 
sateur, qui  s'est  dévoué  corps  et  âme  à  l'œuvre  du  ravitaillement 
et  qui,  par  sa  puissance  de  conception  çt  sa  volonté  tenace,  a 


438  REVUE    DES    DEUX    MONDE8.1 

surmonté  les  obstacles  et  résolu  les  problèmes.  Rien  ne  saurai' 
mieux  le  qualifier  que  le  fait  qu'il  vient  d'être  nommé,  par  le 

président  Wilson,  ministre  du  ravitaillement  à  Washington. 

* 

Xn.    —  M.   HERBERT  CLARK  HOOVER   ET   SES   COLLABORATEURS 

Quelle  fut  la  carrière  de  cet  homme,  qui  est  devenu  une 
sorte  de  dictateur  des  vivres  des  Alliés,  puisque  les  Etats-Unis 
sont  le  plus  grand  producteur  agricole  du  monde?  Après  avoir 
terminé  ses  études  à  l'université  californienne  de  Leland  Stan- 
ford, dont  il  est  l'un  des  régens  (trustée),  il  travailla  comme 
mineur  dans  le  célèbre  mother  Iode,  le  gigantesque  filon  qui 
traverse  une  partie  de  l'Amérique  occidentale.  De  là  il  partit 
pour  l'Australie,  où  il  avait  été  engagé  comme  ingénieur-assis- 
tant afin  d'appliquer  certains  procédés  nouveaux  avec  lesquels; 
il  s'était  familiarisé.  Il  réussit,  se  créa  des  ressources,  revint  à 
San  Francisco  épouser  la  jeune  fille  à  laquelle  il  s'était  fiancé 
comme  étudiant,  partit  avec  elle  pour  la  Chine,  où  il  s'occupa  de 
charbonnages.  Au  cours  des  années  qu'il  passa  dans  l'Empire  du 
Milieu,  il  eut  des  aventures  dramatiques:  il  fit  naufrage,  fut 
recueilli  par  un  train  dont  la  machine  s'arrêta.  Lui  seul  put  la 
réparer  et  la  remettre  en  marche.  Lors  de  la  campagne  euro- 
péenne contre  les  Boxers,  il  eut  occasion  de  sauver  des  femmes 
chinoises  de  la  brutalité  des  soldats  allemands,  qui  montraient 
déjà  alors  ce  dont  ils  sont  capables. 

Après  avoir  quitté  la  Chine,  Hoover  voyagea.  Dans  les  mul- 
tiples entreprises  auxquelles  il  s'intéressa,  il  fit  preuve  à  la  fois 
d'une  capacité  notable,  comme  ingénieur  des  mines  et  d'un 
talent  d'organisateur  hors  ligne.  La  guerre  le  trouva  à  Londres, 
où  il  s'occupa  du  rapatriement  des  nombreux  Américains  qui  se 
trouvaient  alors  en  Europe  :  en  peu  de  temps, il  réussit  à  calmer 
la  quasi  panique  qui  s'était  emparée  des  voyageurs  et  à  leur 
donner  le  moyen  de  regagner  leur  pays. 

Les  hommes,  pour  la  plupart  de  grande  valeur,  qui  forment 
la  Commission,  sont  unanimes  à  déclarer  que  Herbert  Clark 
Hoover  a  été  le  «  faiseur  de  miracles.  »  L'organisation  a  été 
achevée  en  trois  semaines,  en  dépit  de  la  confusion  dans 
laquelle  se  débattaient  les  Alliés  durant  l'automne  de  1914,  en 
dépit  de  la  difficulté  qu'il  y  avait  à  se  procurer  des  denrées  et 
des  navires.  A  peine  avait-il  pris  les  rênes  en  mains,  que  Hoover 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  439 

apportait  la  vie  aux  pays  envahis.  Un  état-major  américain 
réalisait  les  achats  et  les  répartissait  par  les  soins  des  comités 
belges,  qui  s'étaient  recrutés  parmi  les  notables  du  pays.  Lord 
Gurzon,  dans  un  discours  prononcé  à  Mansion  House,  rappe- 
lait que  trop  souvent  les  œuvres  d'assistance  sont  inséparables 
de  corruption  ou  d'incompétence,  sinon  des  deux  à  la  fois^ 
Aujourd'hui  le  travail  se  poursuit,  sur  une  échelle  inconnue 
auparavant,  avec  une  honnêteté  scrupuleuse  :  aussi  les  résul- 
tats ont-ils  été  décisifs.  Le  côté  diplomatique  n'a  pas  été  le 
moins  remarquable.  Il  a  fallu  obtenir  des  Allemands  la  liberté 
d'agir,  alors  que  le  parti  militaire  voulait  affamer  les  popula- 
tions pour  forcer  les  Alliés  à  renoncer  au  blocus.  En  dépit  des 
conventions,  les  autorités  prussiennes  tentèrent  plus  d'une  fois 
de  faire  main  basse  sur  les  approvisionnemens  de  la  Commis- 
sion. De  telles  menaces,  connues  en  Angleterre,  étaient  de 
nature  à  ralentir  les  expéditions.  D'autres  difficultés  surgirent 
avec  le  gouvernement  américain.  Tous  les  obstacles  furent  écar- 
tés, et  aujourd'hui,  alors  que  les  Etats-Unis,  entrés  en  guerre, 
ne  peuvent  plus  jouer  le  rôle  de  neutres  au  sein  de  la  commis- 
sion, celle-ci  est  assez  fortement  organisée  pour  continuer  son 
œuvre.  Elle  le  doit  en  partie  à  son  président  et  à  la  confiance 
qu'il  a  su  inspirer  à  ceux  qui  étaient  en  rapports  avec  lui. 

N'oublions  pas  les  difficultés  parliculières  de  la  situation  de 
ces  Américains  qui,  jusqu'au  printemps  de  1917,  étaient  des 
neutres.  Ils  pouvaient  être  soupçonnés  par  les  Allemands 
d'avoir  des  sentimens  trop  favorables  aux  Alliés  et  par  ceux-ci 
de  ne  pas  faire  assez  pour  eux.  Peu  s'en  fallait  au  début  que  de 
chaque  côté  on  les  considérât  comme  des  espions.  Le  ravitail- 
lement admis,  ou  toléré  en  principe,  dut  être  strictement  régle- 
menté, de  façon  à  parer  aux  inconvéniens  possibles  ou  réels 
d'une  aide  directe  ou  indirecte  donnée  à  l'ennemi.  Il  devait 
demeurer  en  deçà  des  quantités  nécessaires  à  l'alimentation,  de 
façon  à  contraindre  les  populations  à  consommer  leur  production 
locale,  La  Commission,  opérant  sous  les  auspices  d'agens  diplo- 
matiques de  pays  neutres,  avait  besoin  d'un  personnel  qui 
contrôlât  les  distributions  de  vivres  et  de  comités  locaux  chargés 
d'en  contrôler  tous  les  détails  :  plus  de  35  000  agens  belges  et 
français  veillent  aux  opérations  et  ont  toutes  facilités  pour 
soumettre  à  la  Commission  leurs  réclamations,  ioimédiate- 
ment    référées    aux    agens    diplomatiques    des    nations    neu- 


440  ftEVUE    DES    DEUX    MONDE.-^. 

très,  sous  l'égide  desquelles  fonctionne   l'œuvre   tout  entière. 

La  Commission  était  tiraillée  entre  son  devoir  envers  les 
populations  qu'elle  nourrit,  qui  réclament  sans  cesse  une  aug- 
mentation des  rations,  et  les  exigences  des  comités  de  restriction 
des  Alliés, chargés  d'arrêter  les  exportations  vers  l'ennemi.  Après 
les  déportations  de  Lille  et  les  protestations  indignées  qu'elles 
motivèrent  dans  la  presse  alliée,  l'état-major  allemand  se  pré- 
parait à  dissoudre  la  Commission  et  à  laisser  mourir  de  faim 
les  pays  envahis.  Hoover  passa  un  jour,  au  grand  quartier  géné- 
ral ennemi,  àdiscuterleproblèmeavecdes  hommes  certainement 
insensibles  à  tout  argument  sentimental  -^  quand  il  repartit, 
l'existence  de  la  Commission  était  plus  affermie  que  jamais.  En 
1916,  un  grave  malentendu  s'était  produit  entre  elle  et  le  gouver- 
nement des  Etats-Unis.  Hoover  s'embarqua  pour  Washington 
et  vit  le  Président  :  deux  jours  après,  un  communiqué  de  la 
Maison-Blanche  invitait  tous  les  bons  Américains  à  donner  leur 
appui  à  la  Commission. 

Quand  le  Nord  de  la  France  lui  demanda  de  s'occuper  de 
deux  millions  d'hommes  de  plus,  Hoover  courut  à  Paris.  En 
dépit  de  la  méfiance  qui  y  régnait  à  l'égard  de  tous  ceux  qui 
étaient  en  contact  direct  avec  les  Allemands,  il  ne  tarda  pas 
à  convaincre  nos  ministres,  et  il  apporta  un  utile  concours 
aux  grands  Français  dont  l'intervention  avait  sauvé  leurs  com- 
patriotes. Lorsqu'en  1917  une  partie  de  notre  territoire  eut 
été  repris  à  l'ennemi,  c'est  dans  Noyon  reconquis  que  les  repré- 
sentans  des  pays  secourus  adressèrent  à  Hoover  le  témoignage 
éclatant  d'une  impérissable  reconnaissance.  Sa  bonté  est  à  la 
hauteur  de  son  intelligence  :  c'est  ce  qui  explique  les  succès 
qu'il  a  obtenus  et  l'ascendant  qu'il  exerce  à  la  fois  sur  ses  col- 
laborateurs et  sur  ceux  qui  ont  des  négociations  d'un  ordre 
quelconque  à  poursuivre  avec  lui.  On  raconte  qu'au  cours  de 
l'un  de  ses  récens  voyages  dans  son  pays  natal,  il  fut  reçu  dans 
l'une  des  villes  de  l'Ouest  par  le  club  des  Montagnes  Rocheuses. 
Les  hommes  de  sport  qui  le  composent  venaient  de  réunir 
une  somme  d'un  million  et  quart  de  dollars,  près  de  huit  mil- 
lions de  francs  au  change  actuel,  pour  organiser  la  chasse  dans 
les  forêts  du  district.  L'hôte  fit  une  conférence  d'un  quart 
d'heure,  au  bout  duquel  ses  auditeurs  renonçaient  à  leur  projet 
et  lui  remettaient  le  million  et  quart  de  dollars  pour  l'œuvre  du 
ravitaillement. 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANCE.  441 

A  côté  de  Hoover,  d'innombrables  dévouemens  ont  collaboré 
à  la  grande  œuvre.  Nous  ne  pouvons  nommer  ici  tous  ceux  qui 
ont  prodigué  leur  temps  et  leur  peine  au  service  des  populations 
martyres  :  mais  nous  proclamerons  l'incomparable  vaillance  de 
ces  dernières.  Une  Américaine,  M'"*'  Charlotte  Kellogg,  a  consacré 
un  livre  aux  femmes  belges  avec  ce  sous-titre,  a  Elles  ont  fait 
de  la  tragédie  un  triomphe.  »  Dans  une  série  d'émouvans 
chapitres,  l'auteur  nous  montre  comment  elles  sont  demeurées 
à  leur  poste,  s'occupant  de  tout  et  de  tous,  des  malades,  des 
enfans,  des  nouveau-nés  et  de  leurs  mères,  organisant  des 
ateliers  de  couture,  des  fabriques  de  jouets,  réussissant,  par  des 
prodiges  d'ingéniosité,  à  donner  du  travail  aux  dentellières.  La 
société  des  Petites  Abeilles  fait  vivre  à  Bruxelles  25  000  êtres 
humains,  pour  lesquels  elle  a  ouvert  des  cantines,  des  dortoirs, 
des  ouvroirs,  des  gouttes  de  lait.  A  côté  des  femmes,  le  comité 
belge,  qui  compte  dans  son  sein  des  chefs  tels  que  Francqui, 
Solvay,de  Wouters,  Janssen,  a  multiplié  ses  efforts  et  contribué 
à  soutenir  non  seulement  les  forces  physiques,  mais  l'inébran- 
lable moral  des  villes  et  des  campagnes  envahies. 

I\|mc  Kellogg  décrit  les  souffrances  indicibles  des  familles 
brisées,  des  veuves  dont  le  mari  a  été  tué  par  les  Allemands, 
dont  les  fils  sont  au  front  et  qui  n'ont  plus  un  sou  vaillant. 
Et  au  milieu  de  ces  épreuves,  ces  femmes  restent  courageuses 
et  souriantes.  Leur  sœur  américaine  ne  trouve  pas  de  mots  pour 
exprimer  son  admiration.  Elle  évoque  la  figure  héroïque  du 
cardinal  Mercier,  dont  les  inoubliables  lettres  pastorales  ont 
apporté  à  la  Belgique  un  ravitaillement  moral  aussi  précieux 
que  l'autre.  Le  21  juillet  1916, anniversaire  de  la  proclamation 
de  l'Indépendance  belge,  les  Allemands  avaient  ordonné  que 
toutes  les  boutiques  fussent  ouvertes.  Aucune  ne  resta  fermée  ; 
mais  le  patron  et  les  employés  étaient  assis  de  façon  à  en 
défendre  l'entrée.  Le  port  des  couleurs  nationales  avait  été 
interdit  :  chacun  avait  à  sa  boutonnière  un  ruban  vert,  signe 
de  l'espérance,  ou  une  feuille  de  lierre,  emblème  de  la  fidélité. 
Dans  la  cathédrale  de  Sainte-Gudule,  où  le  cardinal  dit  la 
messe,  des  milliers  de  fidèles  se  tenaient  debout  depuis  le 
matin,  serrés  les  uns  contre  les  autres.  Pendant  des  heures  ils 
ont  attendu.  Quand  le  prélat  apparut,  la  foule,  saisie  d'une 
émotion  indescriptible,  eut  cependant  la  force  de  retenir  l'ex- 
plosion de  ses  sentimens.  Elle  écoula   dans  un   silence,  plus 


442  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

impressionnant  que  toutes  les  manifestations,  les  prières  dites 
sur  le  catafalque  élevé  en  l'honneur  des  soldats  belges  tombés 
pour  la  patrie. 

Le  Comité  du  Nord  de  la  France,  constitué  sous  le  patro- 
nage de  l'archevêque  de  Cambrai,  de  l'évêque  de  Lille  et  de 
dix-huit  notables,  présidé  par  M.  Louis  Guérin,  l'admirable 
patriote  qui  n'a  cessé  d'être  sur  la  brèche,  a  rendu,  lui  aussi, 
d'inappréciables  services.  Le  Comité  exécutif,  composé  de 
MM.  Bruxelles,  Dreux,  Hermant,  Eugène  Motte  et  Turbot,  ne  fut 
jamais  autorisé  par  les  Allemands  à  se  réunir.  M.  Labbé,  inspec- 
teur général  de  l'enseignement  technique,  et  M.  Collinet,  pro- 
fesseur à  la  Faculté  de  Lille,  ont  travaillé  sans  relâche,  avec 
un  inlassable  dévouement. 

Tous  ces  efforts  convergeaient  autour  de  celui  de  la  Com- 
mission, qui  en  était  l'àme  et  dont  M"®  Kellogg  résume  l'action 
en  termes  éloquens  :  «  Le  monde  aura  peine  à  croire,  dit-elle, 
tout  ce  qu'a  accompli  la  Commission  lorsqu'on  écrira  son  his- 
toire. Il  fallait  du  pain  et  des  vêtemens  pour  chacun,  un  toit 
pour  les  sans  abri,  une  soupe  pour  les  affamés,  des  paquets 
pour  ceux  qui  étaient  prisonniers  en  Allemagne,  du  lait  pour 
les  nouveau-nés,  une  nourriture  spéciale  pour  les  tuberculeux, 
des  orphelinats  et  des  crèches  pour  les  enfans  abandonnés,  du 
travail  pour  les  chômeurs,  de  l'aide  pour  les  négocians,  les 
artistes,  les  professeurs  et  tous  ceux  qui  avaient  été  soudaine- 
ment privés  du  moyen  de  gagner  leur  vie.  » 

La  Commission  a  encore  trouvé  un  précieux  auxiliaire  dans 
la  personne  de  M.Louis  Chevrillon  qui, depuis  plus  de  deux  ans, 
est  l'agent  de  liaison  entre  le  siège  de  Londres  et  celui  de  Paris  : 
sa  connaissance  des  Etats-Unis  et  son  dévouement  ont  fait  de 
lui  l'un  des  artisans  les  plus  actifs  de  l'œuvre  de  la  Commis- 
sion. A  celle-ci  l'Amérique  n'a  pas  seulement  donné  un  chef 
dans  la  personne  de  Herbert  C.  Hoover;  elle  l'a  entouré  d'une 
pléiade  de  collaborateurs.  Voici  comment  le  professeur  Vernon 
L.  Kellogg,  mari  de  la  femme  éminente  dont  nous  venons  de 
citer  l'ouvrage,  termine  un  article  dans  lequel  il  rend  compte 
de  ce  qu'il  a  vu  au  cours  de  la  mission  qu'il  a  dirigée  dans  le 
Nord  de  la  France  :  «  J'ajoute,  dit-il,  un  mot  d'appréciation  de 
nos  jeunes  Américains  (moi,  je  suis  un  vieux),  qui  ont  offert 
leurs  services  et  accompli  leur  tâche  de  façon  à  réchauffer  le 
cœur  et  h  mettre  les  larmes  aux  yeux  de  ceux  qui  aiment  notre 


LE    RAVITAILLEMENT    DU    NORD    DE    LA    FRANGE.  443 

pays  et  croient  en  notre  méthode  de  faire  des  hommes.  La 
plupart  de  ces  volontaires  (un  peu  plus  de  soixante-dix  ont 
jusqu'ici  été  attachés  au  service)  sont  de  jeunes  universitaires, 
dont  beaucoup  viennent  de  la  fondation  Gecil  Rhodes  et  de 
diverses  branches  de  l'Université  d'Oxford.  Quoiqu'ils  se  soient 
préparés  à  tout  autre  chose  qu'au  travail  très  spécial  de  la 
Commission,  ils  semblent  avoir  d'eux-mêmes  appris  le  métier 
et  acquis  des  qualités  qui,  ajoutées  à  leurs  mérites  naturels 
d'adaptabilité,  d'honnêteté,  de  discrétion  et  d'initiative,  ont  fait 
d'eux  des  acteurs  capables  de  figurer  sur  la  scène  du  monde. 
Jetés  dans  une  situation  qui  exige  un  tact  et  une  réserve 
infinis,  écrasés  de  responsabilités,  ayant  à  gérer  d'importantes 
affaires  dans  des  circonstances  exceptionnelles,  ils  s'en  sont 
..irés  presque  toujours  à  leur  honneur.  Ils  se  sont  acquis  l'admi- 
ration des  Belges  et  des  Français  aussi  bien  que  des  Allemands.; 
Les  Etats-Unis  peuvent  être  fiers  d'eux  :  leur  œuvre  est  un 
grand  encouragement  pour  nos  méthodes  d'éducation.  Jugées 
en  elles-mêmes,  ces  méthodes  paraissaient  insuffisantes  à  un 
grand  nombre  d'entre  nous.  Jugées  par  leurs  résultats,  en  tant 
que  la  jeunesse  américaine  est  un  résultat  de  l'éducation,  elles 
donnent  un  démenti  salutaire  à  ce  pessimisme.  Je  reprends  ma 
chaire  universitaire  avec  une  confiance  nouvelle  en  l'œuvre 
éducatrice  américaine.  » 

Cette  page  méritait  d'être  citée.  Elle  résume  l'œuvre  de  la 
vaillante  jeunesse  d'outre-mer  qui  se  dévouait  alors  à  un 
devoir  humanitaire  et  qui  vient  aujourd'hui  combattre  à  nos 
côtés.  C'est  pour  nous  l'occasion  d'exprimer  une  fois  de  plus 
notre  reconnaissance  aux  Américains,  nos  amis  d'hier  qui  sont 
nos  alliés  d'aujourd'hui.  Ils  ont  montré  à  ceux  qui  l'ignoraient 
quelle  est  la  véritable  mentalité  de  ce  grand  peuple,  l'un  des 
plus  sincèrement  épris  de  justice  et  de  vraie  liberté.  A  l'épreuve 
de  la  lutte  dans  laquelle  ils  sont  entrés,  leur  patriotisme  va  se 
tremper  encore  plus  solidement.  Quand  leurs  régimens  revien- 
dront de  nos  tranchées,  les  quarante-neuf  Etats  seront  plus 
fermement  unis  que  par  le  passé.  Mais  alors  même  qu'ils 
n'avaient  pas  encore  pris  les  armes,  les  Américains  avciient 
le  sentiment  du  rôle  qu'un  grand  peuple  doit  jouer  dans  la 
société  des  nations.  Avant  que  les  messages  du  président 
Wilson  eussent  porté  jusqu'aux  extrémités  du  globe  l'affirma- 
tion de  la  conscience  qu'ont  ses  concitoyens  de  leurs  devoirs 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

envers  l'Iiumanilë,  ils  avaient  commencé  leur  tâche  en  organi- 
sant la  Commission  de  ravitaillement. 

Les  Américains,  les  Belges  et  les  Français  qui  ont  collaboré 
à  l'œuvre  que  nous  venons  d'esquisser  n'ont  pas  seulement 
sauvé  dix  millions  d'hommes  de  la  famine,  mais  ils  ont  entre- 
tenu chez  eux  l'esprit  de  résistance  à  l'envahisseur,  qui  n'a  pu 
à  aucun  moment  obtenir  que  des  Belges  ou  des  Français  tra- 
vaillassent volontairement  pour  lui.  D'autre  part,  les  membres 
américains  de  la  Commission,  qui  avaient  vu  de  leurs  yeux  les 
horreurs  commises  par  la  soldatesque  teutonne,  ont  été  aux 
Etats-Unis  les  agens  les  plus  actifs  d'une  propagande  qui  a 
contribué  à  déterminer  l'entrée  en  guerre  de  la  grande  Hépu- 
blique.  C'est  par  millions  que  se  comptent  les  souscripteurs 
qui,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  ont  envoyé  leur  obole  aux 
Belges  et  aux  Français  du  Nord.  Ce  furent  autant  de  partisans 
de  l'action,  à  laquelle  le  président  Wilson  s'est  décidé,  le  jour 
où  il  a  senti  que  son  peuple  était  d'accord  avec  lui.  Ce  n'est 
pas  là  le  côté  le  plus  apparent  de  l'cEuvre  accomplie  par  la 
Commission,  mais  c'en  est  un  des  plus  iraportans  et  qui  doit 
fortifier  encore  les  sentimens  que  nous  avons  conçus  pour  elle. 
Nous  rendons  en  même  temps  un  hommage  d'admiration  aux 
représentans  de  nos  vaillantes  populations  du  Nord  qui  n'ont 
cessé  de  prodiguer  leur  dévouement  à  l'œuvre  commune  et 
dont  les  noms  doivent  rester  unis,  dans  notre  mémoire,  à  ceux 
de  leurs  collègues  américains. 

Raphaël-Georges  Lkvy. 


ALAN   SEEGER 


Parmi  les  poètes  morts  jeunes,  aucun  n'est  mort  plus  aimé 
(les  dieux,  ni  pour  un  idéal  plus  haut,  que  le  jeune  Américain 
Alan  Seeger,  tombé  en  1916  au  champ  d'honneur,  sur  nos  tran- 
chées reconquises  de  Belloy-en-Santerre. 

Sa  vie  brève  a  enfermé,  comme  un  flacon  étroit  un  violent 
parfum,  les  frémissemens  enthousiastes,  les  ravissemens  d'âme 
juvénile,  que  l'expérience  et  le  chagrin  détruisent  inévitable- 
ment dans  l'âme  de  ceux  qui  vivent  longuement  :  «  Depuis 
l'enfance  j'idolâtrais  la  vie...  Mon  séjour  terrestre  m'était  une 
perpétuelle  et  tremblante  occasion  de  joie  (1)...  »  Alan  Seeger 
acceptait  la  vie  comme  un  don  glorieux  :  tous  les  chants  de 
ses  Jnvenilia  entonnent  des  hymnes  k  la  beauté  du  monde.  Ils 
appellent  les  hommes  à  une  fête  divine;  ils  versent  dans  leurs 
veines  un  sang  rajeuni  d'allégresse,  leur  font  entendre  le  silence 
des  forêts,  la  respiration  de  la  mer;  admirer  la  félicité  des  flots, 
la  diligence  de  la  terre,  la  bienfaisance  du  soleil;  adorer  la 
puissance  de  la  volonté  et  l'attente  dp  tous  les  prodiges. 

Avec  Gabriele  d'Annunzio,  le  grand  animateur  latin,  Seeger 
eût  pu  s'écrier  :  «  Pan  n'est  pas  mortl  Moi,  je  le  chanterai. 
Viel  ô  don  terrible  du  Dieu  à  ma  soif,  à  ma  faim  d'un  jour, 
ô  vie,  ne  dirai-je  pas  toute  ta  beauté  (2)?  » 

La  splendeur  de  l'univers  avait,  aux  yeux  d'Alan,  une  force 
de  fascination  telle  que  même  l'existence  du  mal  et  de  la 
douleur  ne  pouvait  arriver  à  l'obscurcir;  il  avait  l'intuition, 

(1)  Alan  Seeger,  Poèmes,  1916. 

(2)  Gabriele  d'AnnuQzio,  Laus  VUae  (vol.  1). 


446  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  contraire,   que   ce   mal,  cette  douleur  ont   leur  valeur  de 
contraste,  de  fond  de  paysage,  si  l'on  peut  dire,  à  la  joie. 

Sensible  à  chaque  souflle,  attentif  à  chaque  rayon,  toujours 
aux  écoutes,  prêt  à  tout  saisir,  prêt  à  tout  donner,  le  poète  vit 
plus  que  mille  autres  hommes;  il  voudrait  que  le  pouvoir 
humain  fût  infini  comme  son  désir;  il  ambitionne  tout,  chaque 
art  l'attire;  tout  geste,  harmonieux  ou  rude,  le  tente. 

* 
♦  * 

L'amour,  réservoir  de  la  poésie,  jaillit  en  trois  sources  dis- 
tinctes :  le  sentiment,  le  lyrisme  religieux,  le  patriotisme.  Le 
plus  souvent,  la  belle  nappe  d'eau  se  divise.  Alors  elle  se  répand 
à  droite  et  à  gauche,  ses  forces  s'éparpillent.  Quand  ces  trois 
ruisseaux  coulent  réunis,  ils  forment  le  fleuve  lumineux  qui 
réfléchit  toute  la  terre  et  tout  le  ciel  :  c'est  Dante,  c'est 
Shakspeare... 

Notre  jeune  héros,  Alan  Seeger,  aurait-il,  à  la  fin,  reflété  dans 
son  œuvre  l'univers.^  Il  se  peut.  En  tous  les  cas,  il  était  de 
la  lignée  des  meilleurs  poètes  modernes  de  langue  anglaise. 
Byron,  Keats,  Shelley,  Swinburne  eussent  applaudi  à  ses  vers, 
l'eussent  reconnu  comme  un  des  leurs  pour  sa  dévotion  à 
l'esprit  de  poésie  tel  qu'eux-mêmes  ils  l'entendaient,  et  pour 
son  brûlant,  pour  son  délicat  amour  du  beau  :  ((  Mon  esprit 
ne  vit  que  pour  contempler  le  visage  du  beau  (1).  »  Non  pas  du 
beau  «  étrange  »  de  son  compatriote  Edgar  Poë  ou  de  notre 
Charles  Baudelaire,  mais  du  beau  impalpable,  du  beau  éthéré, 
du  beau  h,  la  Shelley,  et  aussi  du  beau  concret  :  beauté  de  la 
terre  et  beauté  des  héros,  beauté  du  faste  et  beauté  delà  femme  : 

«  Un  bruit  de  vent  d'été,  qui  monte  dans  les  arbres  éclairés 
par  les  étoiles;  un  chant  où  le  délire  de  l'amour  sensuel  s'élève 
et  s'éteint  :  tels  étaient  les  rites  qui  émouvaient  mon  âme. 
autant  que  l'àme  des  dévots  est  émue  lorsque,  du  chœur  illu- 
miné, sonne  la  cloche  de  l'autel...  Je  m'éveillai  parmi  la 
pourpre  d'un  palais  orgueilleux.  Gravés  en  arabesques  colo- 
riées, sur  les  murs  surchargés  de  gemmes,  étaient  les  noms  des 
kalifes  qui,  jadis,  tinrent  là  leur  cour.  J'allais  habiter  durant 
un  jour  parmi  les  bocages  et  les  thermes  royaux.  Il  m'apparte- 

(1)  Alan  Seeger,  Poèmes,  1916. 


ALAN    SEEGER.  447 

nait  de  tirer  de  leurs  corbeilles  les  joyaux  lumineux,  les  bro- 
cards et  les  soieries  brode'es,  la  topaze  et  la  tourmaline;  de 
tordre  en  fiers  caprices  sur  ma  tête  les  étoffes  des  turbans,  d'y 
assujettir  des  plumes,  des  perles  et  des  saphirs...  Je  me  levai  : 
une  lointaine  musique  attirait  mes  pas  dans  une  poursuite 
amoureuse  parmi  les  parquets  de  marqueterie  et  sous  les 
péristyles  élevés.  A  travers  la  forêt  des  colonnades,  de  belles 
lampes  étaient  des  fruits  lumineux;  sur  les  mers  de  la  mosaïque 
bleue,  de  doux  tapis  formaient  des  îles  fleuries.  Il  y  avait  des 
cours  vertes  que  surmontaient  des  arches  enguirlandées  et  où 
des  fontaines  jaillissaient  en  des  vasques  de  lapis-lazuli.  A 
travers  les  portes  énigmatiques,  soupiraient  de  voluptueux 
accens.  Et  comme  j'avais  la  jeunesse,  je  possédais  le  «  Sésame, 
ouvre-toi  (1)1» 

Fidèle  comme  il  l'était  à  la  tradition  de  la  littérature 
anglaise,  le  jeune  Américain  avait  subi  dans  certains  poèmes 
de  ses  Juvenilia  l'influence  des  maîtres  anciens.  Mais,  si  la 
forme  en  demeurait  classique  et  le  tour  d'esprit  sans  excentri- 
cités, l'inspiration  en  était  neuve  et  bien  sienne.  L'âme  prime- 
sautière,  hardie  du  poète,  amant  de  la  vérité,  n'aurait  pu  sup- 
porter aucune  contrainte  étrangère  :  son  art  est  le  beau  fruit 
de  sa  vision  et  de  son  expérience  personnelles. 

* 
*  * 

Né  à  New-York  d'une  famille  d'origine  anglaise,  Alan 
Seeger  avait  passé,  dans  les  pays  les  plus  pittoresques  du 
monde,  les  années  décisives  de  son  enfance  et  de  son  adoles- 
cence. Il  n'avait  pas  trois  ans  lorsque  les  siens  s'installèrent 
au  fond  de  la  baie  de  New- York,  sur  les  hauteurs  de  Staten 
Island.  Des  larges  fenêtres  de  la  maison  familiale,  les  enfans, 
attentifs,  voyaient  les  grands  navires  de  tous  les  tonnages  et  de 
toutes  les  nationalités  passer,  en  solennelle  procession,  à  travers 
les  méandres  des  détroits,  des  larges  canaux,  pour  aborder 
dans  l'animation  de  la  rade,  ou  encore  pour  s'en  aller,  au  milieu 
de  l'incessant  trafic,  chargés  des  songes  et  des  désirs  du  jeune 
Seeger,  vers  le.  vieux  monde,  pays  de  ses  rêves. 

Amoureux  de   la    beauté  et    du  rythme,  l'enfant   aimait  à 

(1)  Alan  Seeger,  Poèmes,  1916. 


448  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

regarder  se  dessiner  sur  le  fond  fuligineux  du  ciel  la  noble 
silhouette  de  cette  symbolique  slalue  de  la  Liberté,  qui  domine 
le  port  de  New- York.  Il  e'prouvait  un  plaisir  dont  il  ne  se  las- 
sait point  à  suivre  des  yeux  les  voilures  et  les  mâtures  des 
vaisseaux  auxquels  la  houle  faisait  de'crire  de  mystérieux  hié- 
roglyphes dans  l'air,  à  voir  le  soleil,  rayonnant  ou  morose, 
jaillir  de  l'Océan  ou  s'y  replonger,  et  surtout  à  contempler  les 
mouvantes  constructions  des  nuages,  la  splendeur  multiforme 
de  la  mer. 

En  cet  état  d'âme,  lorsque  vers  1908  la  famille  Seeger 
émigra  au  Mexique,  le  jeune  Alan  quittait  New- York  les  yeux 
éblouis  par  le  scintillement  aveuglant  des  phares  intermittens 
et  des  affiches  lumineuses.  Il  avait  l'esprit  obsédé  par  l'anima- 
tion fantastique  du  môle,  du  belvédère,  par  le  fourmillement 
criard  des  quais,  par  le  tintamarre  formidable  des  machines, 
par  l'inénarrable  encombrement  du  pont  colossal  de  Brooklyn; 
la  poitrine  oppressée  par  la  hauteur  vertigineuse  des  bâtimens- 
tours  surplombant,  de  toutes  parts,  la  cité  industrielle,  par 
l'atmosphère  de  cette  ville  immense  où  les  Affaires,  Business, 
étaient,  devenues  une  religion,  et  non  pas  seulement  au  sens 
métaphorique  du  mot,  mais  une  religion  ayant  ses  prêtres, 
ses  martyrs  et  ne  laissant  rien  prospérer,  sinon  sous  sa 
tutelle. 

Le  contraste  d'un  débarquement  sur  une  des  terres  les  plus 
fleuries,  les  plus  silencieuses  du  monde  devait  avoir,  sur  le 
développement  intellectuel  d'Alan,  une  influence  vive. 

Avec  une  curiosité  passionnée,  il  se  mit  à  parcourir  son 
nouveau  domaine.  Il  profitait  de  tous  ses  jours  de  liberté  pour 
visiter  un  coin  du  pays  magnifique.  Chaque  saison,  aux  grandes 
vacances,  revenant  du  collège  de  Harvard  où  il  faisait  ses 
études,  l'adolescent  se  plaisait  à  pousser  jusqu'aux  Tropiques, 
à  parcourir  la  Havane,  à  atteindre  Vera-Gruz.  Il  s'emplissait 
l'âme  de  libres  espaces,  les  yeux  de  lumière  et  de  couleurs; 
dans  sa  jeune^  ferveur,  il  se  sentait  possédé  du  désir  «  d'encer- 
cler la  terre  tout  entière  de  son  insatiable  besoin  de  l'admirer, 
de  l'adorer...  »  Louerait-il  les  forêts  exubérantes,  l'amphithéâtre 
majestueux  des  pics  qui  entourent  Mexico,  à  la  tropicale  ver- 
dure, d'une  couronne  immaculée  de  neiges  éternelles?  ou  les 
plaines  riches  en  végétations  de  toutes  sortes,  miraculeusement 
parfumées?   Louerait-il  les  nuages  errans,  fils  floconneux  de 


ALAN    SEEGER. 


449 


l'eau  marine,  ou  cette  mer  chaude,  à  la  force  infatigable,  au 
sourire  inextinguible,  aux  baies  multiples  :  jardins  de  la  mer 
semés  de  forêts  de  coraux  et  d'algues  frémissantes,  gemmés  de 
sables  diamantés,  animés  de  f'uyans  et  étranges  fruits  vivans? 
Quand  aurait-il  fini  de  s'émerveiller,  de  jouir  de  toutes  ces 
harmonies? 

«  Etoile  du  Sud  qui,  à  travers  le  brouillard  d'Orient,  au 
tomber  de  la  nuit,  vers  Tampico  ou  Belize,  salues  le  marin,  te 
levant  des  mers  où,  tout  d'abord,  est  né  en  moi  ce  romantisme 
qui,  par  des  rêves  fabuleux,  a  chassé  mes  soucis  utilitaires;  ô 
lampe  qui  guides  l'amant  mexicain  à  la  peau  de  sombre  cou- 
leur vers  le  rendez-vous  d'amour,  par  delà  les  étendues  de  la 
jungle,  vaporeuse  d'orangers  en  fleurs  et  de  tubéreuses,  parmi 
les  palmiers  où  la  beauté  l'attend...  tçi,  sois  mon  étoile,  lumière 
des  tropiques  (1).  » 

Au  moment  même  où  la  nature  enflamme  ainsi  les  sens  du 
jeune  homme,  les  lectures  allument  tout  autant  son  esprit, 
avide  de  connaissances.  La  bibliothèque  célèbre  de  Boston  le 
captive  plus  encore  peut-être  que  les  ardens  paysages  mexi- 
cains ne  le  séduisent.  L'art  du  vieux  monde,  il  le  fait  son 
art  :  il  traduit  l'Arioste,  il  traduit  Dante  ;  il  rafl"ole  des  poètes 
anglais,  des  poètes  français.  Son  désir  est  de  visiter  les  lieux 
qu'ils  visitèrent,  de  baiser,  sur  la  terre  ancienne,  la  trace  jamais 
effacée  de  leurs  pas.  Et  ce  désir  l'obsède,  le  poursuit. 

Enfin,  vers  sa  dix-neuvième  année,  comme  sa  famille  se 
réinstallait  à  New- York,  il  la  décida  de  le  laisser  partir  pour  la 
vieille  Europe  : 

«  Là,  disait-il,  est  mon  destin.  » 


Les  premières  années  de  Paris  furent  pour  le  jeune  littéra- 
teur américain  des  a,nnées  de  joie  débordante,  des  années 
((  vécues  selon  son  cœur.  »  Perché  sur  la  Butte,  au  milieu  des 
ctudians  et  des  artistes,  en  pleine  vie  de  Bohème,  il  exultait  en 
son  âme  romantique  :  u  II  est  doux  de  vivre  parmi  la  foule 
des  camarades  et  des  amans  ;  partout  ici  règne  une  loi  qui  est 
saine,  un  amour  qui  est  libre,  et  des  hommes  de  toutes  nais- 

(1)  Alan  Seeger,  Poèmes,  1916. 

TOME   XLII.    —    1917.  29 


450  EEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sances,  de  tous  les  sangs  y  sont  alliés  en  une  grande  fraternité 
d'art,  de  joie  et  de  pauvreté  (1).  »  Avec  <(  Julien  et  Louise,  » 
Alan  s'en  va,  les  soirs  de  printemps,  contempler  du  haut  des 
«  fortifs  »  les  milliers  d'étoiles  qui  étincellent  sur  Paris,  la 
mystique  et  maternelle  cité  à  laquelle  le  poète  doit  les  heures 
les  plus  radieuses  de  sa  jeunesse  :  «  Auprès  des  eaux  argen- 
tées coulant  dans  les  plaines  brille  l'Ile-Gité,  pareille  à  une 
constellation,  avec  ses  portes  dorées,  ses  clochers  éblouissans 
et  ses  dômes  brunis,  à  moitié  visibles  à  travers  la  brume  lumi- 
neuse. Oh!  avec  quelle  opportunité,  ici,  la  terre  crée!  Son  ample 
beauté  m'apparaît  telle  une  féerie!...  (2)  »  Le  jeune  homme  se 
plonge  dans  cette  u  féerie,  »  avec  l'extase  du  voyageur,  arrivant 
de  plages  lointaines  et  abordant  dans  un  pays  de  songe. 

Tout  l'accueille,  tout  lui  sourit.  Rien  encore  ne  l'étreint  de 
ce  qu'il  nommera,  un  jour  :  «  Cette  sorte  d'aftliction  qui  seule 
peut  développer  les  profondeurs  de  l'esprit  humain.  »  En 
effet,  alors  seulement  qu'il  aura  fait  le  choix  entre  cette  vie 
dont  il  se  hâte  de  reconnaître  les  mille  et  mille  visages,  comme 
s'il  se  sentait  sans  cesse  sur  le  point  de  la  quitter,  et  les 
risques  terribles  de  la  guerre,  Seeger  connaîtra  la  souffrance 
qui  renouvelle,  ennoblit  l'art,  ajoute  à  la  lyre  d'ivoire  du  poète 
une  corde  d'airain.  Alors  seulement,  l'àme  fervente  d'Alan 
aura  été  visitée  par  la  Douleur,  déesse  au  noir  péplum,  mais 
ceinte  d'astres  éclatans,  régénératrice,  inspiratrice,  mère  des 
larmes,  maîtresse  du  songe. 

« 

Seeger  était  à  Londres  à  la  fin  de  juillet  1914,  en  train  de 
chercher  un  éditeur  pour  ses  Juvenilia. 

Comme  un  coup  de  foudre,  la  nouvelle  funeste  lui  arriva  : 
«  Quoi!  La  France  serait  menacée?  Des  barbares  voudraient 
attenter  à  la  beauté  du  monde?  Voiler  la  lumière?  Paris,  la 
ville  de  son  cœur  et  de  son  choix,  Paris  serait  en  péril  ?  » 

Serviteur  de  l'idéal  héroïque  et  romantique,  le  jeune  homme 
ne  brûlait  pas  seulement  de  célébrer,  dans  ses  livres,  mais  aussi 
de  vivre  ce  romantisme  et  cet  héroïsme.  Une  occasion  magni- 
fique de  gloire  se  dressait  devant  lui  :  il  la  saisit  avec  délices. 

(I)  Alan  Seeger,  Poèmes,  1916. 
(2;  Id.,  ibid. 


ALAN    SEEGER. 


451 


Son  désir  ancien  de  «  vivre  dangereusement  »  remontait  en  lui. 
Brave,  amant  du  péril  et  de  la  gloire,  les  risques  des  batailles 
l'avaient  toujours  attiré.  En  automne  1912,  à  propos  des  guerres 
balkaniques,  il  avait  déjà  écrit  aux  siens  :  «  Qu'il  est  beau  de 
voir  les  Etats  balkaniques  triompher  ainsi  !  J'ai  été  si  exalté 
par  la  guerre  qu'il  s'en  fallut  d'une  bien  petite  occasion 
pour  m'amener  à  partir.  »  En  l'automne  1914,  il  devait  leur 
écrire  : 

«  Pourquoi  je  me  suis  engagé?  Que  puis-je  répondre? 
Lorsque  le  jour  mémorable  d'août  est  arrivé,  soudain,  les 
maisons  se  sont  vidées,  mes  compagnons  sont  partis.  Il  était 
inconcevable  de  leur  laisser  le  danger  et  d'accepter  pour  moi  le 
plaisir.  Comment  continuer  do  jouir  des  douces  choses  de  la 
vie  pour  la  sauvegarde  desquelles,  à  ce  moment  même,  eux, 
peut-être,  ils  versaient  leur  sang?  Quelque  jour,  avec  honneur 
ils  reviendront;  pas  tous,  mais  quelques-uns  :  tout  sera  changé, 
il  y  aura  une  camaraderie  nouvelle  fondée  sur  le  danger  couru 
en  commun,  sur  la  gloire  gagnée  en  commun  :  «  Oùavez-vous 
été  pendant  ce  temps?  Qu'avez-vous  fait?  »  La  question  même 
sonnerait  comme  un  reproche  sans  qu'on  le  veuille.  Qui  pour- 
rait supporter  cela?  » 

Alan  savait  qu'en  se  jetant  dans  la  guerre  mondiale  qui 
éclatait,  il  allait  jouer  avec  la  mort  un  terrible  jeu.  Mais  le 
sacrifice  joyeux  n'élait-il  pas  l'essence  même  de  son  idéalisme? 
Si  la  mort  gagnait  la  partie,  l'idéal  du  héros  ne  serait-il  pas 
réalisé,  son  âme  sauvée  à  jamais  de  faillir,  son  nom  k  jamais 
sauvé  de  périr  ? 

Une  heure  comblée  de  gloire  vaut  tout  un  âge  sans  renom  (1). 

Désormais,  dans  la  mêlée  de  sang  et  de  boue,  l'art  sera,  pour 
Seeger,  courageuse  ardeur,  don  de  soi,  généreuse  offrande.  En 
une  explosion  lyrique,  sa  volonté  de  sacrifice  demande  à  se 
révéler  par  des  actes.  Il  tressaille  de  joie  profonde  au  bruit  des 
batailles  contre  les  barbares,  qui  tentent  de  fausser  l'harmonie 
des  formes  et  des  esprits,  harmonie  inventée  par  les  races 
créatrices.  Il  voit  le  sang  français  jaillir  des  cloaques  de  boue, 
pomme  une  lumière  rayonnante.  L'âme  tendue  vers  la  bataille 

(1)  Alan  Seeger,  Poèmes,  1916. 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sublimef  il  combat  dès  les  premiers  jours,  aux  côtés  de  la  sœur 
latine. 

Après  cela,  comment  souffrirait-il  que  sa  patrie,  la  magna- 
nime Amérique,  demeurât  figée  en  dehors  de  la  lutte,  son 
visage  taciturne  tourné  vers  l'Océan,  rouge  de  sang  innocent 
répandu?  Les  yeux  voilés  du  beau  pays  d'outre-mer  ne  se  rou- 
vriraient-ils pas  à  la  fin,  assainis  par  le  vent  salutaire  qui 
souffle  du  haut  de  tant  de  vaillance,  de  tant  de  vertu,  de  tant 
d'horreurs,  de  tant  d'amour? 

Frémissant  de  remords  et  de  pitié  pour  les  siens,  Alan  les 
supplie  de  regarder  avec  fermeté  le  destin.  Il  leur  adresse  le 
«  message  »  de  colère  et  d'espoir,  le  message  ivre  de  vengeance 
et  d'esprit  de  sacrifice  : 

«...  Pourquoi  tournez-vous  le  dos  à  qui  vous  pousse  vers  les 
plus  brillans  idéals?...  Voulez-vous  faire  dé  notre  patrie  la 
risée  des  vieux  peuples  ?  devenir  serviles,  méprisables  et 
faibles  ?  être  fils  d'un  pays  qui  tend  l'autre  joue  ?  d'un  pays, 
auquel  peu  importe  si  son  drapeau  flotte  bravement,  et  qui 
répond  à  une  insulte  par  une  note  diplomatique?...  Depuis  trop 
longtemps  j'ai  quitté  nos  rivages  pour  savoir  quel  état  d'esprit 
est  le  vôtre,  mais,  pour  moi-même,  je  sais  bien  que  je  me 
jetterais  au  milieu  des  obus  et  du  feu,  que  je  ferais  face  à  des 
périls  nouveaux,  et  dresserais  mon  lit  en  de  nouvelles  privations 
si  notre  Roosevelt  commandait...  Mais  j'ai  donné  mon  cœur  et 
mon  bras  pour  servir,  dans  un  autre  pays,  des  idéals  demeurés 
lumineux,  qui,  pour  vous,  s'obscurcissent...  Ici  les  hommes 
peuvent  tressaillir  aux  accens  de  leur  hymne  national  parce 
que  la  passion,  qui  monte  dans  leur  Marseillaise,  est  la  même 
que  celle  qui  enflamme  les  Français  d'aujourd'hui.  Quand  le 
drapeau  qu'ils  aiment  passe,  ils  peuvent,  le  sein  ému  et  les 
yeux  humides,  le  regarder  en  face,  car  ils  savent  qu'il  flotte 
encore  par  la  force  de  leurs  mains  et  la  puissance  de  leur 
volonté.  A  travers  des  périls  sans  nombre  et  des  épreuves 
inconnues,  chaque  homme  a  fait  sien  l'honneur  de  ce  dra- 
peau. » 

Au  moins,  une  troupe  intrépide  de  volontaires  américains 
aura  marché  vaillamment  et  sera  obscurément  tombée  pour  la 
bonne  cause  : 

«  ...Ceux-ci  moururent  pour  sauver  la  grandeur  de  leur 
pays;  parleur  mort, quelque  chose,  que  nous  pouvons  envisager 


ALAIN    SEEGER. 


453 


avec  iierté,  a  été  accompli  :  les  ricaneurs  ne  sont  plus  tout  à  fait 
sans  réplique  qui,  triomphans,  accusaient  l'Amérique  intimidée 
de  demeurer  à  l'écart  d'une  guerre  dont  la  liberté  du  monde 
est  l'enjeu...  » 

Et  le  poète  s'attendrit  :  ses  compatriotes  suivront  l'élan 
héroïque.  Ils  n'auront  pas  la  patience  de  supporter  un  seul  jour 
encore  d'attente.  Leur  virilité  se  réveillera  aux  fiers  accens  de 
sa  lyre  chantant  les  exploits  de  la  France,  ils  écouteront  la  voix 
du  suppliant  : 

«  0  amisl  si  seulement  vous  vouliez  voir  comment  une  race 
peut  s'élever,  qui  n'a  ni  l'amour,  ni  la  crainte  de  la  guerre; 
comment  chaque  homme  peut  .se  détourner  de  sa  tâche  coutu- 
mière  pour  que  tous  agissent  en  un  ensemble  parfait;  comment 
une  nation,  jalouse  de  son  bon  renom,  peut  demeurer  fidèle  à 
son  fier  héritage I  0  amis!  vous  regarderiez  par  ici,  et  vous 
prendriez,  de  la  France,  l'enseignement.  » 

Au  moment  où  Alan  composait  ces  vers,  les  journaux 
d'Amérique  annonçaient  faussement  sa  mort  sur  le  champ  de 
bataille  en  Champagne  :  ((  Je  suis  navré,  écrivait-il  à  sa  mère, 
de  penser  que  vous  avez  soulïert  ainsi.  Je  me  serais  arrangé 
pour  vous  télégraphier  après  l'engagement  si  j'avais  su  que  des 
bruits  aussi  absurdes  couraient.  Ici  nous  n'avons  besoin  de  faire 
aucun  effort  d'imagination  pour  concevoir  que  cela  ne  fait 
aucune  différence  pour  rien  ni  pour  personne,  si  l'un  de  nous 
disparaît.  Beaucoup  d'hommes  meilleurs  sont  morts,  pourtant 
le  monde  tourne  juste  de  même...  » 

En  février  de  cette  année  1916,  le  poète,  atteint  d'une  broncho- 
pneumonie aiguë,  dut,  pour  la  première  fois  depuis  le  commen- 
cement des  hostilités,  cesser  de  se  battre  :  «  Je  suis  à  l'hôpital, 
non  pour  une  blessure  de  guerre,  malheureusement,  mais  pour 
maladie...  »  Il  passa  ses  deux  mois  de  congé  de  convalescence, 
partie  à  Paris,  partie  à  Biarritz,  avant  de  rejoindre  3on  régiment. 
Alors,  entre  deux  combats,  une  langueur  d'amour  visite  sa  jeu- 
nesse. Une  ravissante  image  de  femme  passe  dans  ses  «  Son- 
nets. »  Elle  est  drapée  de  beauté,  illuminée  de  grâce  mignonne, 
et  le  héros  sourit,  avec  une  indulgente  et  douloureuse  gravité, 
aux  caprices,  aux  petites  mines,  aux  riants  badinages,  aux 
façons  coquettes  et  moqueuses  de  l'aimée  rebelle  : 

«  Voyant  que  vous  n'êtes  pas  venue,  je  suis  sorti  seul,  et 
j'ai  été  content  de  faire  de  vous  la  maîtresse  de  ma  pensée 


454  BEVUE    DES    DEUX   MONDES.i 

seulement.  J'ai  béni  le  destin  qui  a  été  assez  bon  pour  me 
donner,  parmi  les  agitations  de  ma  vie,  ce  repos  d'un  moment, 
où  mes  sens  ont  trouvé  le  rafraicliissement,  et  mon  âme  la 
béatitude.  Oh!  consentez  à  être  mon  gentil  amour  pour  un  court 
instant?  Promenez-vous  avec  moi  parfois.  Laissez-moî  vous  voir 
sourire.  Quelque  nuit,  veillant  sous  un  ciel  d'hiver  avant  l'assaul, 
ou  sur  un  lit  de  douleur,  ces  souvenirs  bénis  revivront  :  ils 
auront  la  vertu  de  me  réjouir  et  de  me  fortifier.  » 

Tant  de  noblesse,  tant  de  douceur  résignée,  ne  touchent 
point  un  cœur  léger.  Le  poète  ne  s'attardera  pas  en  d'amères 
■supplications,  le  temps  n'est  plus  où  il  eût  tempêté  et  plaidé. 
Comme  il  a  appris  à  sa  chair  à  maîtriser  la  crainte,  ainsi  il 
enseignera  à  son  cœur  à  maîtriser  l'amour.  Tant  mieux  si  celle 
qui  eût  pu  faire  sa  joie  est  décidée  à  le  rendre  misérable  : 

«  Oui!  soyez  fantasque,  volontaire,  n'ayez  aucune  crainte 
de  me  blesser  par  des  méchancetés  faites  ou  dites,  de  peur 
qu'une  mutuelle  dévotion  ne  rende  trop  heureuse  ma  vie,  qui 
ne  tient  que  par  un  fil  si  mince,  et  qu'un  amour  partagé  ne 
m'énerve  le  cœur,  avant  les  mois  de  printemps,  où  il  me  reste 
une  suprême  partie  à  jouer.  » 

Pour  un  homme  d'une  telle  sensibilité  les  angoisses  de 
l'amour  restent  les  seules  insupportables.  Si  le  jeune  héros  a 
pu  voir  sans  terreur  les  lieux  où  l'on  fait  bon  marché  de  la  vie 
humaine;  si  les  pires  carnages  n'ont  pas  ébranlé  son  âme;  s'il 
ne  s'est  jamais  attendri  sur  ses  propres  misères  ;  s'il  a  dormi 
dans  la  boue  entre  les  cadavres;  s'il  a  mangé  du  pain  trempé 
de  sang;  s'il  a  supporté  sans  verser  de  larmes  tous  les  martyres 
de  la  chair,  il  ressent  au  contraire,  jusqu'au  tréfonds  de  son 
être,  les  insoutenables  supplices  que  l'amour  de  la  femme  peut 
mettre  au  cœur  de  l'homme  : 

«  Les  sots  disent  que  la  guerre  est  atroce  :  pour  moi,  j'ai 
toujours  reconnu  que  rien  de  ce  qu'elle  implique  n'égale  l'agonie 
des  souffrances  causées  par  l'amour  pour  celui  qui  aime  sans 
être  aimé.  J'ai  cherché  le  bonheur  :  cela  n'a  été  qu'un  arc- 
en-ciel  charmant  défiant  toute  poursuite.  J'ai  goûté  au  plaisir, 
cela  n'a  été  qu'un  fruit  plus  beau  extérieurement  que  doux 
intérieurement.  Renonçant  à  tous  les  deux,  léger  flocon  dans  le 
tourbillon  des  armées  qui  avancent  ou  reculent,  dompté  par  la 
fatigue  et  le  labeur,  j'ai  connu  ce  qui  est  le  plus  près  du  conten- 
tement, car  là  au   moins  ma  chair  était  libre  du  désir  qui  la 


ALAN    SEEGER. 


455 


tourmentait  comme  un  laon.  Transporté  par  la  guerre  loin  des 
déceptions,  des  discordes  et  de  la  meurtrière  jalousie,  parmi  le 
fracas  des  armes,  je  fus  en  paix.  » 

Dans  cette  paix,  il  ne  regrette  plus  rien  : 

«  Camarades,  vous  ne  pouvez  croire  combien  petits  et  falots 
semblent  être  ceux  demeurés  à  l'arrière,  à  présent  que  la  crème 
de  l'humanité  a  été  prélevée  en  vous.  La  guerre  a  ses  horreurs, 
mais  elle  a  cela  de  bon,  que  sa  dureté  fait  le  choix,  unit 
les  cœurs  braves  en  une  intrépide  fraternité,  et  dédaigne 
les  poltrons  et  les  imbéciles.  A  présent  allons  joyeusement 
vers  les  grands  assauts;  non  seulement  parce  que,  sur  un  beau 
champ  de  bataille,  nous  ferons  face  à  un  vaillant  ennemi  et  à 
ses  engins  meurtriers,  mais  aussi  parce  que  nous  tournerons 
(les  épaules  méprisantes  à  ce  pauvre  monde  que  nous  bafouons 
et  pour  lequel  cependant  nous  mourons.  Monde  de  lâches, 
d'hypocrites  et  de  fous!  » 


«    • 


Alan  Seeger  a  toujours  courtisé  la  mort;  longtemps  avant  la 
guerre,  il  rêvait  d'être  :  «  allongé,  mort,  en  un  lieu  désert,  ou 
bien  là  où  les  vagues  tumultueuses  des  batailles  laissent 
derrière  elles,  sur  les  sables  humides,  des  restes  de  vie  agoni- 
sante, quand  leur  flot  rouge  se  retire...  »  Cette  pensée  de  la 
mort  hante  celui  qui  réclame  «  le  rare  privilège  de  mourir 
bien.  »  Aux  nuits  d'accalmie  où  le  grand  massacre  cesse  d'être 
proche,  où  les  vociférations  tombent,  où  les  canons  se  taisent, 
il  songe  à  l'au-delà  : 

<(  x\vec  les  étoiles  et  ses  hautes  pensées  pour  compagnes.  » 

Il  scrute  son  cœur,  examine  sa  conscience  : 

<(  Je  ne  sais  pas  si,  en  risquant  mes  meilleurs  jours,  je  laisse 
complètement  derrière  moi  le  rêve  qui  éclairait  mes  sentiers 
solitaires,  rêve  qu'aucun  désappointement  n'a  rendu  moins 
cher.  Parfois,  je  pense  que,  derrière  le  sommet  des  collines 
embroussaillées  de  fil  de  fer,  et  derrière  le  brouillard,  la  mort 
pourra  tout  rendre  clair.  Au  delà  de  l'horreur  et  de  la  douleur 
je  trouverai  sans  doute,  comme  une  Brunehilde  encerclée  de 
flammes,  ce  qui  pourra  combler  l'immense  désir  de  mon  cœur. 
Là  les  braves  seuls  passeront,  là  les  forts  seuls  arriveront.  » 

Et  voici  •  Alan  Seeger  donne  rendez-vous  à  la  mort.  Tête 


456  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

haute, coeur  enflammé,  baïonnette  nue,  il  l'attendra  galamment 
sur  quelque  parapet  disputé,  au  printemps,  alors  que  l'odeur 
des  pommiers  en  fleurs  embaume  l'air  : 

((  J'ai  rendez-vous  avec  la  mort  à  minuit  en  quelque  ville  en 
flamme...  Il  se  peut  qu'elle  me  prenne  par  la  main  et  me  mène 
dans  son  noir  repaire,  et  ferme  mes  yeux,  et  arrête  mon  souffle. 
Il  se  peut  que  je  passe  encore  à  côté  d'elle.  Dieu  sait  qu'il  serait 
plus  doux  de  dormir  sur  un  oreiller  de  satin,  dans  les  parfums 
(le  l'amour...  Mais,  je  ne  manquerai  pas  à  la  parole  donnée  : 
j'ai  rendez-vous  avec  la  mort.  » 

* 
*  * 

Ainsi,  après  avoir  érigé  son  exemple  comme  un  étendard, 
Alan  Seeger  a  cédé  son  âme  victorieuse,  et  scellé  de  son  sang  le 
pacte  nouveau. 

A  présent,  le  silence  même  de  l'aède  d'outre-mer  est  un 
hymne  sans  voix;  sa  croix  est  lumière  :  elle  n'a  pas  d'ombre 
sur  nos  champs.  Entre  les  invisibles  palmes,  le  feu  du  pacte 
nouveau  brûle,  se  révèle,  se  magnifie. 

Vers  ce  feu  qui  flamboie  sur  la  tombe  du  jeune  héros  amé- 
ricain, ses  frères  s'élancent  à  la  rescousse.  A  travers  l'antique 
Océan, sous  les  étoiles  qui  tremblent,  ils  naviguent  et  se  pressent 
vers  la  douce  terre  de  France,  qui  est  devenue  comme  un  peu 
de  leur  terre,  par  le  sépulcre  glorieux. 

Jean  Dornis. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


LA  QUESTION  DU  PAIN 


Si  l'on  veut  bien  me  le  permettre,  je  placerai  sous  l'égide  de 
Molière  la  pensée  qui  me  guide  en  abordant  aujourd'hui  la  grande, 
la  passionnante,  l'angoissante  question  du  pain. 

Lorsque  le  bonhomme  Chrysale  criait  à  ses  pimbêches  : 

Je  vis  de  bonne  soupe  et  non  de  beau  langage, 

elles  considéraient  sans  doute,  et  avec  elles  beaucoup  de  spectateurs, 
qu'il  disait  une  grosse  sottise,  tant  l'habitude  de  trouver  à  portée  de  la 
main,  dans  «  le  plus  riche  pays  de  la  terre,  »  tout  ce  qui  est  nécessaire 
à  la  vie, avait  presque  rendu  indifférent  à  ce  qui  est  précisément  essen- 
tiel; de  même  qu'à  voir  lever  tous  les  jours  le  soleil,  la  plupart  des 
gens  ont  fini  par  oubUer  que,  sans  lui,  ils  ne  seraient  pas  là. 

Il  y  a  peu  de  jours,  l'administration  nous  a  invités  à  remphr  un 
document  hiéroglyphique  dénommé  «  carte  de  pain  »  dont  l'existence 
même,  le  texte  et  le  caractère  fournissent  bien  des  sujets  de  médita- 
tion. Prenons-en  le  texte  d'abord  :  il  est  tellement  ésotérique  que  je 
sais  des  agrégés  docteurs  es  sciences  qui  ont  renoncé,  après  de  vains 
efforts,  à  le  déchiffrer,  et  ont  dû  s'adresser  pour  cela  au  Champolhon 
à  manches  de  lustrine  posté  à  cette  fin  au  guichet  de  la  prochaine 
mairie.  Par  là  notre  bureaucratie  a  voulu,  je  pense,  nous  montrer 
une  fois  de  plus  combien  elle  est  habile  pour  compliquer  les  pro- 
blèmes simples,  ce  qui  évidemment  compense  un  peu  son  incapacité 
de  débrouiller  ceux  qui  sont  compliqués. 

Un  autre  caractère  de   la   «  carte   de  pain  »  a  beaucoup  frappé 


4S8 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tous  ceux  qui,  audacieusement,  essaient  de  risquer  une  légère  pro- 
jection de  bon  sens  en  ce  domaine  :  c'est  l'obligation  pour  chacun  de 
ne  s'app^o^^sionne^  que  chez  un  boulanger  unique  et  d'avance  dési- 
gné. Sans  parler  d'autres  inconvéniens  résultant  des  déplacemens 
continuels  de  tous  les  citoyens,  on  a  réussi  ainsi  à  supprimer  d'avance 
entre  les  boulangers  cette  émulation,  cette  libre  concurrence  qui  seule 
devait  les  obliger  à  donner  à  leur  produit  la  meilleure  qualité  pos- 
sible. A  toutes  les  raisons  inévitables  que  nous  allons  indiquer  et  qui 
ont  un  peu  diminué  déjà  la  qualité  de  notre  pain  quotidien,  notre 
bureaucratie  en  a  ajouté,  —  ou  du  moins  voudrait  en  ajouter,  car 
heureusement  tout  cela  n'est  pas  encore  appliqué,  —  une  nouvelle 
très  grave  et  qu'on  eût  pu  et  dû  éviter.  Les  Allemands  eux,  ne  sont 
pas  tombés  dans  cette  ornière  lorsqu'ils  ont  établi  leur  carte  de  pain. 
Pourquoi  donc  cette  sotte  manie  de  ne  pas  vouloir  les  imiter,  même 
lorsqu'ils  font  quelque  chose  de  sage  ? 

Comme  on  s'est  moqué  de  l'ennemi,  lorsqu'il  a,  peu  après  le  début 
de  la  guerre,  étabU  chez  lui  une  carte  de  pain  !  Que  d'esprit,  de  plai- 
sans  jeux  de  mots,  de  remarques  railleuses  nous  avons  décochés  sur 
lui  à  ce  sujet?  N'eût-il  pas  mieux  valu  éviter  la  débauche  faite  alors 
de  ces  projectiles  fusans  qui  nous  retombent  aujourd'hui  sur  le  nez  ? 
Mais  c'est  assez  récriminer  ;  la  leçon  de  prudence  et  de  modestie  se 
dégage  assez  fortement  de  tout  cela  pour  que ,  sans  y  insister,  je 
puisse  maintenant  entrer  sans  plus  dans  le  corps  de  mon  sujet. 


Le  pain  constitue  l'aliment  le  plus  important  pour  les  populations 
européennes.  Mais,  de  toutes,  c'est  la  population  française  qui  en 
consomme  proportionnellement  le  plus,  et  c'est  pourquoi  le  problème 
du  pain  est  encore  plus  important  pour  nous  que  pour  nos  Alliés  et 
nos  ennemis.  Le  pain  entre  pour  près  de  70  pour  100  dans  lanourriture 
de  la  majorité  du  peuple  français.  Ceci  veut  dire  non  pas  qu'il  consti- 
tue 70  pour  100  du  poids  d'alimens  que  nous  consommons,  —  carie 
rendement  utile  des  divers  alimens  est  très  variable,  —  mais  cela  veut 
dire  que  le  pain  contribue  pour  près  de  70  pour  100  aux  2  500  calories 
journalières  qui  sont  en  moyenne  apportées  à  chacun  de  nous  parles 
alimens,  et  qui  servent  à  entretenir  la  température  du  corps  et  des 
diverses  fonctions  organiques.  Je  rappelle,  entre  parenthèses,  que  la 
calorie  est  la  quantité  de  chaleur  nécessaire  pour  élever  d'un  degré  la 
température  d'un  litre  d'eau.  En  étant  gros  mangeur  de  pain,  le 
Français  est  d'ailleurs  conduit   par  un  très  sage  instinct,  puisque  le 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  459 

prix  d'un  nombre  donné  de  calories  alimentaires  est  actuellement,  en 
France,  si  elles  sont  fournies  par  du  pain,  de  2  à  3  fois  moins  élevé 
que  si  elles  proviennent  de  légumes,  de  pommes  de  terre  parexemple, 
et  de  5  à  10  fois  moins  élevé  que  si  on  les  demande  à  la  viande.  En 
ne  se  nourrissant  que  de  ^dande  (pour  schématiser  ma  démonstration, 
je  fais  là  une  hypothèse  qui  est  d'ailleurs  irréalisable  pour  des  raisons 
sur  lesquelles  je  reviendrai  dans  ma  prochaine  chronique)  on  dépense- 
rait donc  de  5  à  10  fois  plu»  qu'en  ne  se  nourrissant  que  de  pain. 

Ces  chiffres  montrent  donc,  d'une  part,  que  le  pain  est  notre  ali- 
ment  primordial,  d'autre  part,  qu'il  est  bon  qu'il  en  soit  ainsi. 

En  temps  de  paix,  et  dans  les  années  qui  ont  précédé  191-4,  pour 
satisfaire  à  son  énorme  consommation  de  pain,  la  France  avait  besoin 
d'environ  92  millions  de  quintaux  de  blé,  dont  elle  produisait  elle- 
même  à  peu  près  86  millions.  La  très  faible  différence  de  6  millions 
de  quintaux  nous  était  fournie  par  l'importation.  La  France  était,  avec 
la  Russie,  la  seule  des  grandes  nations  européennes  qui  pût,  au  point 
de  vue  du  blé,  se  suffire  à  peu  près  à  elle-même. 

Cette  situation  a  malheureusement  cessé.  En  1915  la  France  n'a 
produit  que  60  millions  de  quintaux  de  blé,  en  1916,  58  millions,  et 
d'après  des  renseignemens  récens,  la  production  de  1917  atteint  à 
peine  -40  millions  de  quintaux,  soit  moins  de  la  moitié  de  la  quantité 
nécessaire  d'après  les  données  de  naguère. 

Il  n'entre  point  dans  mon  sujet  d'examiner  les  causes  de  ce  grave 
déficit,  sur  certaines  desquelles  j'ai  déjà  attiré  l'attention  ici  même, 
prêchant  un  peu  dans  le  désert,  il  y  a  deux  ans  :  diminution  de  la  sur- 
face  cultivable  (à  cause  de  l'invasion  des  riches  départemens  du  Nord) 
et  cultivée,  à  cause  du  manque  de  main-d'œuvre  et  de  prévoyance  dans 
son  remplacement  par  la  motoculture  ;  diminution  du  rendement  à 
l'hectare  provenant  notamment  du  manque  d'engrais,  et  passé  de 
18  quintaux  à  l'hectare  en  temps  normal,  à  11  en  1916,  alors  que  ce 
rendement  moyen  était  pourtant  déjà  en  temps  de  paix  très  inférieur 
à  sa  valeur  en  Allemagne  et  surtout  en  Danemark.  A  cette  cause  de 
déficit,  il  en  faut  ajouter  d'autres  qu'on  eût  pu  éviter  encore  plus  faci- 
ment,si  on  avait  mieux  prévu,  c'est-à-dire  mieux  gouverné  :  principa- 
lement le  prix  du  blé  qu'on  a  maintenu  obligatoirement  très  bas,  alors 
que  le  prix  de  toutes  choses  augmentait,  si  bien  que,  d'une  part,  les 
paysans  ont  trouvé  leur  avantage  à  remplacer  la  culture  du  blé  par 
d'autres  plus  rémunératrices,  et  que,  d'autre  part,  le  peu  de  blé  qu'il 
leur  restait  a  été  souvent  employé  par  eux  à  la  nourriture  du  bétail, 
parce  qu'ils  pouvaient  vendre  plus  cher  les  autres  céréales  et  produits 


4G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

destinés  normalement  à  cet  usage.  On  s'est  décidé,  —  mieux  vaut 
tard  que  jamais,  mais  mieux  encore  eût  valu  plus  tôt, —  à  faire  ici 
un  récent  progrès  en  fixant  à  60  francs  le  prix  du  blé  de  1918.  Ce  prix 
est  encore  de  beaucoup  inférieur  à  celui  auquel  revient  le  blé  améri- 
cain rendu  à  nos  ports.  C'est  par  suite  d'un  phénomène  analogue  que 
les  disponibilités  exotiques  en  froment  ont  été  déficitaires  cette 
année,  les  agriculteurs  en  Argentine,  par  exemple,  ayant  souvent 
préféré  laisser  manger  leur  blé  en  herbe  par  le  bétail  dont  ils  tiraient 
un  bénéfice  pius  élevé. 

A  toutes  ces  raisons  de  déficit,  il  faut  ajouter  le  gaspillage  du  pain 
aux  armées  et  dans  les  corps  de  troupes  de  l'intérieur,  dont  tous  ceux 
qui  sont  soldats  ont  été  souvent  scandalisés  et  qu'un  peu  d'organisa- 
tion et  des  mesures  stimulatrices  très  faciles  à  imaginer  auraient  pu 
et  pourraient  encore  diminuer  beaucoup. 

Tel  est  l'aspect  actuellement  assez  inquiétant  du  problème  de  notre 
appro\'isionnement  en  blé  :  je  n'ai  pas  le  désir  do  montrer  aujourd'hui 
comment  on  devrait  en  améliorer  la  solution  en  intensifiant  la  pro- 
duction qui  ne  court  aucun  risque,  bien  plus  qu'en  comptant  sur 
l'importation  de  plus  en  plus  aléatoire. 

C'est  un  autre  aspect  de  la  question  que  je  voudrais  aujourd'hui 
examiner,  et  qui  est  celui-ci  :  Étant  donné  la  quantité  limitée  de  blé 
dont  nous  disposons,  quelle  est  la  meilleure  manière  d'en  tirer  parti, 
d'en  obtenir  le  rendement  le  plus  profitable?  Quel  est  le  meilleur 
mode  de  placement  de  notre  capital-blé,  étant  donné  que  ce  capital  a 
beaucoup  diminué?  Ne  peut-on  pas  en  quelque  manière  compenser  sa 
diminution  quantitative  par  une  amélioration  qualitative  de  sun 
usage?  Quelle  est  en  un  mot  la  manière  de  tirer  d'une  quantité  limitée 
de  blé  le  plus  possible  de  nourriture  utile  au  pays  ? 

Afin  précisément  de  compenser  en  partie  la  diminution  de  notre 
provision  de  blé,  des  mesures  législatives  et  gouvernementales  ont, 
à  diverses  reprises  depuis  la  guerre,  réglementé  d'une  manière  de 
plus  en  plus  sévère  le  taux  de  blutage  des  farines.  Je  m'explique 
d'abord  sur  ce  mot,  mot  technique,  naguère  banni  des  conversations 
mondaines  même  les  plus  averties,  que  plus  d'un  lettré  ignorait  sans 
doute,  et  qui  est  en  passe  de  devenir  un  des  mots  essentiels  de  la 
langue  en  tant  qu'elle  exprime  nos  pensées  dominantes. 

Le  blé  broyé  en  fmes  particules  entre  les  meules  ou  les  cylindres 
de  la  meunerie  peut  fournir  différentes  espèces  de  farines  suivant 
que  les  diverses  parties  qui  constituent  le  grain  de  froment  y  entrent 
en  proportions  différentes,  en  totalité  ou  en  partie. 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


461 


Le  grain  de  blé  est  constitué  schématiquement  de  la  façon  sui- 
vante :  une  partie  centrale,  l'amande  farineuse  constituée  surtout  par 
de  l'amidon,  dont  le  broyage  fournit  de  la  farine  blanche  et  très  fine  ; 
une  partie  périphérique  entourant  cette  amande,  formée  de  cellules  à 
aleurone  et  renfermau*^  surtout  des  substances  azotées  ;  dans  une 
partie  excentrique  de  cette  couche  de  cellules  à  aleurone  se  trouve  le 
germe  ou  embryon  du  grain  de  blé  qui  contient,  outre  de  l'amidon  et 
de  la  cellulose,  des  matières  minérales  et  des  matières  grasses  à  pro- 
priétés excitantes  pour  l'intestin;  enfin  tout  le  grain  est  entouré  d'une 
enveloppe  de  cellulose  qui  est,  comme  on  sait,  une  substance  com- 
plètement indigeste  à  l'homme. 

Les  opérations  de  la  meunerie  ont  pour  but  d'une  part  de  pulvé- 
riser l'amande  farineuse  du  grain  de  blé,  d'autre  part  de  séparer  plus 
ou  moins  bien  la  farine  ainsi  obtenue  des  débris,  également  pulvérisés 
dans  l'opération,  des  enveloppes  du  grain.  On  estime  en  général  que 
l'amande  farineuse  de  celui-ci  représente  environ  83  pour  100  en 
moyenne  du  poids  total  du  grain.  A  la  vérité,  les  auteurs  ne  sont  pas 
particulièrement  d'accord  sur  ce  point,  les  uns  adoptant  plutôt  le 
chifTre  80  pour  iOO,  d'autres  celui  de  85  pour  100.  Adoptons  donc  le 
chiffre  moyen  de  83  pour  100.  Si  la  meunerie  pouvait  séparer  rigou- 
reusement les  diverses  couches  du  "grain,  on  ipourrait  obtenir  de  la 
farine  blanche  à  83  pour  100;  mais  cet  idéal  n'est  pas  réalisable  parce 
que  la  meunerie  pulvérise  à  la  fois  et  simultanément  l'amande  et  les 
enveloppes  ;  certes  les  enveloppes  fournissent  en  moyenne  des  parti- 
cules plus  grosses  que  l'amande  sous  un  broyage  donné,  mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  si  on  les  sépare  les  unes  des  autres  en  les 
tamisant,  comme  on  fait  dans  les  minoteries,  la  farine  blanche 
contient  toujours  quelques  fragmens  d'enveloppes  et  les  «  issues,  » 
c'est-à-dire  ce  qu'on  a  séparé  de  la  farine,  contiennent  parallèlement 
quelques  particules  de  farine. 

Or,  la  farine  blanche  est  parfaitement  digérée  ;  les  «  issues  »  ne 
le  sont  qu'imparfaitement,  et  d'autant  moins  qu'elles  sont  constituées 
plus  exclusivement  par  les  couches  extérieures  du  grain  très  riches 
en  celluloses  et  qui,  pulvérisées,  s'appellent  les  «  sons.  »  —  Et  la  ques- 
tion se  pose  alors  :  de  cent  kilogs'  de  blé,  combien  faut-il  extraire  de 
farine  et  combien  d'issues  ?  Ces  issues,  ces  sons  ne  sont  pas  jetés  d'ail- 
leurs et  contribuent  pour  une  très  large  part  à  la  nourriture  du  bétaU. 

Autrement  dit,  et  pour  parler  le  langage  des  spécialistes,  à  quel 
taux  faut -il  bluter  la  farine,  ce  que  les  appareils  de  meunerie  mo- 
derne permettent  d'ailleurs da  réglera  volonté? 


462  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Avant  la  guerre,  la  farine  à  pain  blanc  ordinaire  était  blutée  à 
70  p.lOO  en\'iron,  c'est-à-dire  que  de  100  kilogs  de  blé  ou  extrayait 
70  kilogs  de  farine  et  30  kilogs  d'issues  destinées  aux  animaux.  Cette 
farine  était  très  blanche,  car  elle  ne  contenait  pour  ainsi  dire  que  des 
parcelles  de  l'amande. 

Le  16  octobre  1915,  une  loi  a  obligé  les  meuniers  à  ne  vendre 
qu'une  seule  quaUté  de  farines  blutés  à  74  p.  100.  D'autres  lois  sont 
intervenues  ensuite  portant  ce  taux  à  77  p.  100  le  25  avril  1916,  puis 
à  80  p.  100,  29  juillet  1916.  Enfin  est  survenu  le  fameux  décret  du 
3  mai  1917  pris  par  M.  Viollette,  alors  ministre  du  ravitaillement, 
décret  qui  est  cause  de  toutes  les  discussions  actuelles  et  qui  portait 
uniformément  à  85  p.  100  le  taux  du  blutage  imposé  à  tous  les 
meuniers,  c'est-à-dii'e  qui  les  obligeait  à  extraire  de  100  kilogs  de  blé 
à  eux  fournis,  85  kilogs  de  farine.  Une  décision  récente  de  la  Cour  de 
Cassation  qui  remet  tout  en  question  \ient  d'ailleurs  d'enlever  toute 
valeur  légale  à  ce  décret. 

Mais,  me  dira-t-on,  quel  peut  être  l'intérêt  pratique  de  ces  petites 
différences,  et  y  a-t-il  là  de  quoi  justifier  toute  l'agitation  passionnée 
qu'elles  ont  créée  dans  les  sociétés  savantes,  à  la  Chambre  et  jusque 
dans  le  public  ?  Un  mot  suffira  pour  répondre  à  cette  qviestion  :  si  la 
France  dispose  l'année  prochaine  de  60  millions  de  quintaux  de  blé  (en 
admettant  que  20  millions  importés  pourront  s'ajouter  aux  40  millions 
de  la  récolte),  c'est  près  de  dix  millions  de  quintaux  de  pain  enp'us 
qu'on  aura  gagné  en  passant  du  blutage  à  70  au  blutage  à  85  p.  100. 

Plus  on  augmente  le  taux  du  blutage,  plus  on  augmente,  —  et  de 
quantités  énormes  par  chaque  fraction  centésimale  de  blutage,—  la 
quantité  disponible  de  farine  panifiable.  Si  toutes  les  farines,  quel 
que  soit  leur  taux  de  blutage,  fournissaient  des  résultats  identiques 
pour  l'ahmentation  du  pays  en  pain,  il  est  évident  qu'U  n'y  aupit 
aucune  raison  pour  ne  pas  souhaiter  l'emploi  de  blutages  de  plus  en 
plus  élevés,  puisque  la  quantité  de  pain  produite  en  est  augmentée. 
Maïs  tous  ces  pains  ne  se  valent  pas,  et  c'est  de  là  précisément  qu'ont 
surgi  toutes  les  discussions  actuelles  entre  physiologistes,  meuniers, 
boulangers,  médecins,  discussions  dont  je  voudrais  maintenant  indi' 
quer  l'état  présent  et  que  le  public  suit  passionnément,  parce  que  la 
quaUté  et  la  quantité  (je  devrais  dire,  peut-être  la  quotité)  de  son  pain 
quotidien  en  dépendent. 

*   * 
Une  première  chose  est  certaine,  c'est  que  la  nation  avait  très  bien 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


463 


accueilli  toutes  les  augmentations  successives  de  blutage  jusqu'au 
3  mai  dernier.  Le  pain  à  80  pour  100  qu'on  nous  servait  alors  était 
g*3néralement  considéré  comme  excellent,  et  c'est  à  peine  si  on 
remarquait  sa  couleur  un  peu  moins  blanche,  un  peu  plus  bise,  plus 
grise  que  celle  du  pain  d'avant.  Au  contraire,  dès  qu'à  la  suite  du 
fameux  décret  lancé  à  la  date  précitée,  le  blutage  a  été  porté  à 
85  p.  100,  c'a  été  le  fameux  pain  que  nous  avons  tous  connu  depuis 
cette  époque,  et  dont,  surtout  au  début,  beaucoup  de  gens  se  sont 
plaints  amèrement,  tant  au  point  de  vue  du  goût  que  des  effets 
pathologiques  qu'on  lui  attribuait. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin  et  de  rechercher  si  ces  griefs  étaient 
fondés,  et  si  on  peut  y  remédier  ou  s'il  vaut  mieux  revenir  aux  pra- 
tiques antérieures,  une  remarque  préliminaire  s'impose  :  ce  qui  a 
peut-être  le  plus  mécontenté  les  consommateurs  depuis  l'été  dernier' 
ce  n'a  pas  été  tant  la  qualité  généralement  médiocre  du  pain  que  la 
variabilité  déconcertante  de  cette  qualité.  Il  arrivait  et  il  arrive 
encore,  quoique  un  peu  moins,  que  le  pain  soit  bon  ou  mauvais,  acide 
ou  agréable,  léger  ou  indigeste,  suivant  qu'on  le  prend  dans  une  bou- 
langerie ou  dans  une  autre,  ou  même,  selon  le  jour,  chez  le  même 
boulanger,  et  surtout  selon  les  régions  de  la  France  dans  lesquelles 
on  se  trouve. 

Cette  variabilité,  en  apparence  capricieuse,  était  bien  faite  pour 
choquer  la  population  française,  pour  qui  l'égahté  devant  les  petits 
sacrifices  qu'exige  la  guerre  est  une  des  choses  les  plus  chères. 

Or,  la  cause  de  tout  cela  était  précisément,  — chose  paradoxale,  — 
le  décret  du  3  mai,  qui  avait  pour  but  d'obtenir  un  pain  uniforme  et 
qui  avait  fixé  pour  le  blutage  de  toutes  les  farines  le  taux  unique 
de  85  pour  100. 

C'était  aller  justement  contre  l'objet  qu'on  se  proposait,  car  on 
n'avait  oublié  qu'une  chose  :  c'est  que  100  kilos  de  blé  ne  contiennent 
pas  toujours  la  même  proportion  de  farine  et  de  son.  Cela  dépend 
d'aLord  de  l'épaisseur  de  l'enveloppe  qui  varie  suivant  le  pays  d'ori- 
gine du  froment;  cela  dépend  aussi  de  la  forme  même  du  grain,  car 
il  est  clair  que  les  grains  ronds  contiennent  proportionnellement  plus 
de  farine  que  les  grains  allongés,  même  si  l'enveloppe  a  la  même 
épaisseur.  Cela  résulte  de  cette  propriété  géométrique  bien  connue 
que,  de  tous  les  corps,  la  sphère  est  celui  qui  a  par  rapport  à  sa  sur- 
face, le  plus  grand  volume. 

C'est  ainsi  que  les  blés  à  grosse  enveloppe  et  de  forme  allongée 
(genre  Plata)  donnent,  même  si  on  ne  les  blute  qu'à  80  pour  100,  une 


4G4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

farine  moins  blanche  que  les  blés  ronds  à  enveloppe  mince  (comme 
ceux  qui  viennent  d'Australie  et  des  Indes),  blutés  même  à  85  p.  100. 
Les  pro\inces,  comme  le  Bordelais,  qui  avaient  reçu  des  blés 
de  cette  dernière  catégorie  ont  donc  eu  du  pain  très  supérieur  à  celles 
qui  avaient  reçu  du  blé  de  la  première,  précisément  parce  que  le 
blutage  était  le  même.  En  effet,  H  n'est  aujourd'hui  contesté  par  per- 
sonne que,  plus  le  pain  contient  de  son,  plus  il  prend  facilement  un 
goût  acide  et  désagréable,  que  cette  acidité  soit  d'ailleurs  produite 
par  les  impuretés  que  porte  la  surface  extérieure  du  grain,  par  les 
fermens  diastasiques  que  contiennent  les  cellules  à  aleurone  de  l'en- 
veloppe, ou  par  les  deux  causes  à  la  fois. 

Il  y  a  une  autre  raison  encore  à  cette  variabilité  du  pain  :  un 
grand  nombre  des  blés  fournis  aux  meuniers  contenaient,  au  moment 
de  la  soudure,  des  corps  étrangers  (en  particulier  des  graines  variées, 
ivraie,  nielle,  etc.)  Or,  ces  graines  étrangères  sont  à  peu  près  totale- 
ment éliminées  dans  les  opérations  de  la  meunerie.  Il  n'en  reste  pas 
moins  que,  si  on  obUge  un  meunier  à  extraire  85  kilogs  de  farine 
de  100  kilogs  de  blé  contenant,  par  exemple,  12  pour  100  d'impuretés, 
U.  sera  obligé  d'ajouter  une  quantité  accrue  de  sons,  sous  peine 
d'enfreindre  le  décret  ministériel,  et  U  blutera  en  réalité  à  97  pour  100. 
Le  pain  obtenu  ainsi  contiendra  donc  beaucoup  trop  de  substances 
indigestes  et  génératrices  d'acidité. 

Or,  tel  a  été  précisément  le  cas  d'une  partie  des  farines  fournies 
pendant  plusieurs  semaines  à  la  région  parisienne. 

Ainsi  on  est  amené  logiquement  à  cette  conclusion  à  laquelle,  tout 
récemment,  à  la  Chambre,  s'est  rallié  M.  Long,  le  nouveau  ministre 
du  ravitaillement  :  que  l'uniformité  du  taux  du  blutage  est  une 
erreur  et  qu'il  faut,  si  l'on  veut  fournir  au  pays  un  pain  de  qualité 
uniforme  et  contenant  la  même  proportion  de  son,  établir  au  contraire 
des  blutages  variables,  selon  la  qualité  des  blés  fournis  à  la  meu- 
nerie. Il  doit  être  entendu  d'ailleurs  que  ces  blés  doivent  être 
nettoyés,  propres,  exempts  de  tous  corps  étrangers,  les  seuls  qui 
puissent  être  additionnés  à  la  farine  étant  éventuellement  les  succé- 
danés acceptables  du  blé,  comme  le  maïs  et  le  riz,  dont  la  produc- 
tion et  le  transport  rencontrent  d'ailleurs  les  mêmes  difûcultés  que 
ceux  du  froment. 

Enfin,  je  ne  saurais  passer  sous  silence  une  troisième  cause  de  la 
variabilité  constatée  de  la  qualité  du  pain  :  quelques  boulangers,  heu- 
reusement très  rares,  ont  tamisé  les  farines  quileur  étaient  fournies  et 
obtenu  ainsi,  d'une  part,  de  la  farine  plus  blanche  destinée  à  des  res- 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  465 

taurans  privilégiés  ou  à  la  pâtisserie,  d'autre  part  de  la  farine  des- 
tinée au  pain  du  reste  de  la  clientèle  et  qui  se  trouvait  ainsi  blutée  à 
beaucoup  plus  de  85  pour  100.  Ces  fraudes  exceptionnelles  peuvent 
être  d'ailleurs  facilement  démasquées. 

Étant  donc  entendu  que  les  blutages  doivent  être  variables,  tout 
en  oscillant  autour  d'un  certain  taux  moyen,  ce  blutage  moyen  doit- 
il  être  de 85  pour  100,  comme  le  voulait  M.  Viollette,  ou  doit-il  être 
amené  à  80  pour  100?  Ceci  est  une  autre  question  et  fort  délicate. 

Les  discussions,  les  expériences,  les  calculs  auxquels  elle  adonné 
et  donne  encore  lieu,  au  sein  des  diverses  compagnies  savantes,  et 
notamment  de  l'Académie  de  médecine,  et  de  cette  institution;  si  utile 
et  encore  trop  ignorée  qui  s'appelle  la  Société  d'Hygiène  alimentaire, 
sont  véritablement  passionnantes,  autant  au  point  de  vue  pratique 
qu'au  point  de  vue  de  la  science  pure.  Et  que  peut-n  y  avoir  de  plus 
digne  d'intérêt,  que  lés  choses  qui  touchent  ainsi  à  la  fois  à  ces  deux 
pôles  de  la  connaissance  ? 

Cette  controverse  d'ailleurs  n'est  pas  neuve.  Il  y  a  bien  longtemps 
déjà  qu'elle  créa  contre  Parmentier  et  Sage  des  polémiques  non 
exemptes  d'acidité  (il  y  a  toujours  de  l'acidité  en  cette  affaire).  — 
Si  cette  dispute  rebondit  à  nouveau  sur  le  tremplin  de  l'actualité, 
c'est  qu'elle  peut,  dans  une  large  mesure,  influer  sur  l'issue  même  de 
la  guerre  ;  c'est  aussi  que  des  expériences  et  des  calculs  très  récens 
permettent  de  l'aborder  avec  plus  de  précision. 

D'abord,  une  erreur  assez  communément  répandue,  même  parmi 
les  spécialistes,  a  été  rectifiée.  11  y  a  peu  de  jours  encore,  M.  Cornu, 
secrétaire  général  de  l'Association  nationale  de  la  Meunerie,  écrivait, 
dans  une  étude  par  ailleurs  fort  intéressante,  que  «  si  la  popula- 
tion française  consommait  du  pain  bis  au  lieu  de  pain  blanc,  elle 
devrait,  pour  obtenir  le  même  rendement  alimentaire,  consommer  au 
minimum  sept  millions  de  quintaux  de  plus.  »  Or,  il  est  prouvé  que 
c'est  là  une  opinion  manifestement  erronée. 

Cela  a  été  établi  avec  une  force  particulière  par  M.  le  professeur 
Lapicque,  en  partant  des  résultats  des  expériences  très  récentes  du 
physiologiste  américain  Snyder. 

Ces  expériences,  sur  lesquelles  je  ne  puis,  faute  d'espace,  donner  des 
détails  techniques,  établissent,  d'une  part,  qu'à  mesure  qu'on  élève  le 
taux  de  blutage,  le  pouvoir  nutritif  d'un  poids  donné  de  pain,  c'est-à- 
dire  le  nombre  de  calories  utilisées  fourni,  diminue  ;  d'autre'part,  que 
la  quantité  de  pain  fournie  par  un  poids  donné  de  blé  augmente  telle- 
ment avec  le  taux  du  blutage,  qu'en  dépit  de  la  constatation  précc- 

TOME  XLII.   —   1917.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dente,  elle  suffit  à  compenser,  et  au  delà,  la  diminution  de  pouvoir 
nutritif  par  unité;  finalement  donc,  la  quantité  de  calories  fournies  à 
l'homme  par  tout  le  pain  qu'on  peut  tirer  de  100  kilos  de  blé  est 
plus  grande,  si  ce  blé  est  à  blutage  élevé.  —  D'après  cela,  il  y  aurait  a 
'priori  intérêt  à  utiliser  le  blé  à  100  pour  100  de  blutage,  c'est-à-dire 
sans  rejeter  rien  des  issues  de  meunerie,  du  son. 

Or,  on  ne  le  fait  pas,  et  personne  ne  propose  de  le  faire.  Pour- 
quoi? C'est  que  les  blutages  très  élevés  présentent  d'autre  part  cer- 
tains inconvéniens  dont  nous  allons  parler,  etsiir  lesquels  les  partisans 
des  blutages  ne  dépassant  pas  80  pour  100  ne  manquent  pas  d'insister  : 

1"  La  conclusion  qu'on  peut  tirer  des  expériences  de  Snyder  rela- 
tives au  meilleur  rendement  alimentaire  des  blés,  lorsqu'on  les  blute  à 
un  taux  élevé,  ne  serait  rigoureusement  juste  que  si  on  utilisait  aussi 
bien  (pour  prendre  les  chiffres  sur  lesquels  on  discute)  le  pain  à 
8o  pour  100  que  le  pain  à  80  pour  100.  Or,  il  semble  bien  que  tel 
n'est  pas  le  cas  :  en  particulier,  il  semble  qu'on  gaspille  et  surtout 
qu'on  ait  gaspillé  cet  été  beaucoup  plus  le  premier.  Dans  certains 
quartiers  de  Paris,  les  ordures  ménagères  contenaient,  il  y  a  peu  de 
temps,  en  moyenne  jusqu'à  6  pour  100  du  nouveau  pain;  un  autre 
indice  de  ce  gaspillage  a  étécherché  dans  le  fait  que  le  commerce  des 
croûtons  de  pain  destiné  aux  animaux  est  devenu  beaucoup  plus  floris- 
sant, en  particulier  dans  les  environs  de  Paris  où  le  son  manquait; 

2"  Les  adversaires  des  blutages  élevés  se  sont  demandé  si  le  petit 
bénéfice  énergétique  fourni  par  ces  blutages  n'est  pas  contre-balancé 
par  le  travail  plus  considérable  que  l'intestin  doit  fournir  pour  éli- 
miner les  résidus  considérablement  accrus  de  la  digestion  et  qui, 
lorsqu'on  passe  du  pain  à  80  pour  100  au  pain  à  85  pour  100,  ont  un 
volume  quadruplé.  M.  le  professeur  Gabriel  Bertrand,  en  particulier, 
a  fait  sur  ce  sujet  une  intéressante  communication  à  l'Académie  des 
Sciences.  Malheureusement,  il  faut  convenir  que  les  données  expéri- 
mentales manquent  qui  permettraient  de  faire  sur  ce  point  un  bilan 
numérique  et  de  prononcer  à  cet  égard;  la  question  n'en  est  pas  moins 
posée  avec  toutes  ses  conséquences  ; 

3"  Enfin,  on  a  objecté  que  les  millions  de  quintaux  de  son  que  l'on 
récupérerait  en  revenant  à  un  blutage  plus  faible  sont  utiles  à  l'alimen- 
tation du  bétail  et  seront  plus  nécessaires  s'ils  sont  mangés  par  lui 
que  par  nous,  parce  que  les  ruminans  digèrent  et  assimilent  le  son 
et  les  cellules  à  aleurone  incomparablement  plus  et  mieux  que 
l'homme. 

Les  partisans  du  maintien  à  85  pour  100  du  blutage  moyen  du 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  467 

froment  n'ont  pas  manqué  de  répondre  à  leur  tour  et  sous  diverses 
formes  aux  objections  précédentes  (dont  la  seconde  d'ailleurs  doit 
être  laissée  hors  de  discussion,  faute  de  bases  numériques  d'apprécia- 
tion), et  ils  l'ont  fait  d'une  manière  qui  ne  laisse  pas  d'être  impres- 
sionnante : 

Il  est  certain  que  les  issues  de  la  farine  blutée  à  80  pour  100 
contiennent  encore  une  bonne  part  de  farine  assimilable  à  l'homme 
et  dont  on  récupère  la  plus  grande  partie  en  portant  le  taux  d'extrac- 
tion à  80  pour  100.  En  le  poussant  plus  loin,  on  n'augmente  guère  le 
bénéfice, "car  on  finit  par  ne  plus  ajouter  à  la  farine  que  des  gros  sons 
complètement  inassimilés  par  l'homme  et  constitués  uniquement  de 
cellulose.  Mieux  vaut  laisser  ces  gros  sons  aux  animaux  qui  en  tirent 
parti.  Mais  ne  serait-ce  pas  folie  de  diminuer  le  blutage  actuel  sous 
prétexte  de  ne  pas  toucher  à  une  des  sources  d'alimentation  du 
bétail?  Les  quantités  importantes  de  farine  blanche  mêlée  au  son 
qu'on  donnera  ainsi  aux  animaux  seront  perdues  pour  l'homme,  et 
est-il  permis  de  mettre  en  balance  sa  nourriture  et  celle  du  cheptel, 
alors  que  d'une  part  chacun  sait  que  notre  alimentation  peut  sans 
inconvénient  être  beaucoup  moins  carnée  (je  reviendrai  là-dessus 
dans  ma  prochaine  chronique);  alors  qu'en  outre  les  meilleurs  ren- 
demens  en  viande  obtenus  par  l'élevage  ne  dépassent  pas  20  pour  100, 
et  qu'en  définitive  le  ravitaillement  carné  est  secondaire  à  côté  du 
ravitaillement  en  pain,  qui  est  capital? 

Reste  la  question  du  gaspillage  du  pain  à  85  pour  100,  qui  est 
incontestable;  elle  est  certainement  liée  au  goût  désagréable,  à 
l'acidité  fréquente  du  nouveau  pain,  qui  le  rend  parfois  tout  à  fait 
impropre  à  la  préparation  de  cette  soupe  qui  est  la  nourriture  princi- 
pale de  nos  paysans. 

Cet  aspect  du  problème  a  tout  particulièrement  attiré  l'attention 
du  professeur  Lapicque  et  de  son  collaborateur  le  docteur  Legendre; 
ils  ont  senti  que  le  maintien  du  taux  de  blutage  moyen  de  85  pour  100, 
dont  l'utilité  par  ailleurs  leur  semblait  certaine,  n'était  souhaitable 
et  possible  qu'à  la  condition  de  supprimer  ces  causes  de  gaspillage  et 
de  dégoût.  Ils  se  sont  donc  proposé  d'améliorer  le  goût  du  pain  à 
85  pour  100,  en  particulier  d'en  atténuer,  d'en  supprimer  même 
l'acidité.  Pour  cela,  ils  se  sont  attaqués  au  problème  de  la  panili- 
cation  elle-même,  et  leurs  travaux  à  cet  égard  sont  d'un  haut  intérêt; 

Le  procédé  auquel  ils  sont  parvenus  finalement  est  aujourd'hui 
bien  connu  sous  le  nom  de  procédé  à  la  chaux.  11  consiste  tout  sim- 
plement à  utiliser  en  boulangerie  dans  le  travail  des  levains  et  do  la 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pâte,  au  lieu  d'eau  ordinaire,  de  l'eau  de  chaux.  Celle-ci  est  préparée 
par  un  procédé  très  simple  et  ne  peut  jamais  contenir,  étant  donné  la 
très  faible  solubilité  de  la  chaux,  plus  de  1  pour  1000  de  ce  corps, 
c'est-à-dire  une  quantité  parfaitement  inoffensive  pour  l'organisme. 
Cette  solution  très  diluée  de  chaux  agit  sur  le  pain  comme  un  alcali, 
et,  d'après  les  résultats  publiés,  en  atténue  et  même  en  supprime 
l'acidité,  et,  d'autre  part,  en  améliore  la  conservation.il  y  a  là  assuré- 
ment un  progrès  très  intéressant;  leurs  auteurs  ont  appelé  «  pain 
français  »  le  pain  ainsi  obtenu,  et  quels  que  puissent  être  les  résultats 
ultérieurs  des  expériences  de  longue  haleine  qui  ne  manqueront  pas 
de  rechercher  quel  est  exactement  le  mode  d'action  microchimique 
de  cette  méthode  nouvelle,  elle  constitue,  à  coup  sûr,  une  contribution 
heureuse  à  la  solution  des  problèmes  alimentaires  que  nous  pose  la 
défense  nationale. 

Cela  ne  veut  nullement  dire  d'ailleurs  que  le  problème  général 
posé  ci  dessus  puisse  être  considéré  comme  tout  à  fait  résolu.  Certes, 
si  l'on  veut  conserver  le  blutage  moyen  au  minimum  de  80  pour  100, 
il  n'est  admissible  qu'à  la  condition  de  rejoindre  le  procédé  panifica- 
teur  de  MM.  Lapicque  et  Legendre. 

Mais  même  dans  ces  conditions,  la  question  reste  soumise  au  gou- 
vernement et  au  gouvernement  seul,  —  car  elle  englobe  des  contin- 
gences étrangères  à  la  science  pure,  — de  savoir  si,  étant  donné  l'élat 
du  cheptel,  celui  de  nos  cultures  et  de  nos  approvisionnemens,  les 
prévisions  politiques  relatives  à  la  durée  et  à  la  tournure  prochaine 
de  la  guerre,  il  convient  oui  ou  non  de  revenir  à  un  taux  moyen  de 
blutage  inférieur  à  85. 

A  cet  égard,  la  décision  du  gouvernement  ne  se  trouvera  ni  liée 
ni  préjugée  parle  décret  du  3  mai  1917,  puisqu'une  décision  prise  il 
y  a  quelques  jours  par  la  Cour  de  Cassation  indique  que  ce  décret  ne 
saurait  avoir  force  de  loi  et  entraîner  des  pénalités  contre  les 
meuniers  qui  s'en  sont  tenus  au  régime  légal,  antérieur,*  du  blutage 
à  80. 

Rien  ne  montre  mieux  l'importance  de  la  décision  qui  sera  prise, 
que  cette  remarque  saisissante  de  M.  Lapicque  :  si  l'on  arrivait  à  per- 
suader aux  États-Unis  qu'ils  ont  intérêt  à  remplacer  leur  pain  blanc 
actuel  par  du  pain  à  85  pour  100,  cela  rendrait  disponible  chez  eux 
presque  de  quoi  nourrir  la  France  entière.  Mais  avons-nous  vraiment 
les  élémens  nécessaires  à  cette  démonstration? 

Charles  Nordmann. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Tout  se  tient,  se  complète  ou  se  compense  dans  cette  guerre 
((  colossale  :  »  victorieux  sur  les  bords  de  l'Yser,  le  maréchal  sir 
Douglas  Ilaig  félicite  à  bon  droit  le  général  Allenby  des  succès  rem- 
portés à  Bir-es-Seba  et  à  Gaza.  A  plus  forte  raison  encore  pour  des 
armées  qui  opèrent  en  liaison  :  leurs  chances  font  bloc  en  une  même 
fortune.  Ainsi  de  Faction  menée  par  l'armée  britannique,  avec 
l'armée  Anthoine,  dans  les  Flandres,  et  de  notre  dernière  bataille  de 
l'Aisne,  dont  le  tableau  porte  définitivement  plus  de  11  000  prison- 
niers faits  et  près  de  200  canons  enlevés.  Mais  ce  butin  ne  mesure 
pas,  n'exprime  pas  à  lui  seul  toute  l'importance  de  la  défaite  alle- 
mande. L'état-major  impérial  et  son  quartier-maître  Ludendorff 
ont  beau  envelopper  l'aveu  des  commentaires  et  explications  d'usage  : 
recul  stratégique,  repli  élastique,  retraite  volontaire,  manœuvre 
savante;  le  fait  crie,  malgré  eux,  plus  haut  qu'eux,  et  le  fait  est  que 
les  Allemands  nous  ont  abandonné  leurs  positions  de  la  vallée  de 
l'Ailette.  Nous  sommes  désormais  les  maîtres  de  ce  Chemin  des 
Dames,  si  âprement  disputé  durant  de  si  longs  mois,  depuis  LafTaux 
jusqu'à  Corbény,  par  delà  la  forêt  de  Vauclerc  ;  et,  de  cette  crête, 
nos  vues  s'étendent  au  loin.  Ce  que  l'ennemi  vient  de  nous  céder 
là,  ce  n'est  pas  seulement  un  lambeau  précieux  de  notre  territoire, 
enfin  hbéré  ;  c'est  un  signe  et  un  gage  de  notre  supériorité  militaire 
qui  chaque  jour  s'affirme  et  grandit.  Réjouissons-nous-en  sans 
réticence,  et  de  tout  cœur  féhcitons-en  les  chefs  éminens  et  les  vail- 
lantes troupes  de  qui  ce  beau  résultat  couronne  aujourd'hui  le  patient 
effort.  Que  les  numéros  de  leurs  divisions  et  de  leurs  régimens,  à 
défaut  de  leurs  noms  inconnus,  soient  inscrits,  au-dessous  du  nom 
du  général  Maistre,  dans  le  Livre  d'or  de  la  patrie  !  Le  gouvernement 
s'est  empressé  de  leur  rendre  hommage  :  c'est  justice,  mais  remon- 
tons un  peu,  car  ce  n'est  que  la  moitié  de  la  justice. 


470  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Depuis  le  matin  du  16  avril,  où  se  «  déclencha  »  l'ofTensive,  que 
de  jours  se  sont  écoulés,  dont  chacun,  nécessairement,  a  été  marqué 
par  des  sacrifices  obscurs  et  sans  avantage  immédiat!  Peu  à  peu,  par 
petites  sommes,  qui  ne  pèsent  leur  vrai  poids  qu'au  total,  nous  avons 
payé,  à  l'avance,  le  grand  profit  que  nous  réalisons.  Qui  sait  si,  dès  le 
printemps,  plus  de  confiance  en  nous  et  de  persévérance  ne  nous 
aurait  pas  conduits  plus  vite  au  même  point,  et  nous  aurait  coûté 
plus  cher?  Il  ne  s'agit  ni  de  récriminer,  ni  d'opposer  les  méthodes 
aux  méthodes,  encore  bien  moins  les  hommes  aux  hommes,  ce  qui 
serait  tout  ensemble  absurde  et  dangereux.  Comme  on  l'a  lait 
remarquer,  il  y  a  un  temps  pour  les  Scipion,  et  un  temps  pour  les 
Fabius  :  il  y  a  même  des  momens  où  il  faut  que  Scipion  s'apaise  en 
Fabius,  ou  que  Fabius  s'anime  en  Scipion.  Si  l'on  veut  que  le  destin 
ne  change  pas,  il  faut  savoir  changer  avec  les  temps  et  les  choses, 
mais  c'est  la  raison,  l'expérience,  le  coup  d  œil,  qui  doivent  en  être 
juges,  non  l'impression  ou  le  caprice  ;  cela  ne  peut  être  une  affaire 
de  nerfs.  Sur  la  manière  dont  fut  arrêtée  cette  offensive  du  16  avril 
qui  contenait  tant  de  promesses,  et  sur  les  motifs  pour  lesquels  elle 
le  fut,  il  reste  à  établir  une  responsabihté,  aumoms  moitié  et  histo- 
rique. Ce  n'est  pas,  encore  une  fois,  par  une  fureur  impie  de  critiquer 
et  de  condamner,  mais  par  besoin  et  par  devoir  de  dégager  la  leçon 
nécessaire. 

L'erreur,  dans  un  tel  cas,  eût  pu  être  désastreuse,  c'est-à-dire 
proprement  génératrice  de  désastres.  On  n'en  saurait  exagérer  le 
dommage,  direct  et  indirect.  Directement,  il  y  a  riné\atable  usure 
des  corps  et  des  âmes,  qui,  pour  être,  en  des  corps  endurcis,  des 
âmes  héroïques,  n'en  demeurent  pas  moins,  au  bout  de  trois  ans 
passés  de  guerre,  des  âmes  et  des  corps  de  commune  humanité.  Si 
bien  que  la  perte  ne  se  borne  pas  à  ce  qui  se  compte,  et  qui  déjà  ne 
compte  que  trop  :  tués,  blessés  ou  disparus  ;  mais  qu'il  y  a,  en  outre, 
le  déchet  des  invisibles,  des  impondérables,  si  puissans  en  réalité, 
qui  échappent  aux  statistiques.  Indirectement,  notre  attaque  large- 
ment  conçue,  franchement  poussée,  avait  permis  à  Kerensky,  à  Brous 
siloff,  à  Koinilofî,  de  rallumer  la  flamme  vacillante,  et  presque 
éteinte,  de  l'armée  russe.  Elle  est  retombée  dès  qu'en  forgeant  et 
répandant  nous-mêmes  la  légende  de  notre  échec,  nous  avons  fourni, 
à  ceux  qui  guettent,  contre  nous,  ou  simplement  contre  la,continua- 
tion^de  la  guerre,  toutes  les  occasions,  un  prétexte  de  dire  :  «  Ajquoi 
bon?jiVoyez  les  Français.  Leurs  tentatives  n'aboutissent  à  rien.  »  Si 
la  flamme,  mieux  alimentée,  s'était  élevée  etjélargie,  peut-être  eût- 


REVUE.    —    GHRONIQUBj.  471 

elle,  de  son  feu  purificateur,  dévoré  l'affreuse  anarcliie  où  sedissoutj 
au  pire  détriment  de  l'Entente,  l'un  des  plus  formidables  parmi  les 
Alliés.  De  même  TolTensive  d'avril  avait  empêché  les  Austro-Allemands 
d'exécuter,  sur  le  fiont  italien,  le  coup  de  longue  date  prémédité  et 
préparé  par  Conrad  de  Hœtzendorff,  revu  et  corrigé  par  Hindenburg. 
L'Italie  y  avait  gagné,  et  l'Entente,  bien  entendu,  y  avait  gagné  avec 
elle,  la  liberté  de  mouvement  qui  avait  porté  ses  troupes,  de  l'autre 
côté  de  l'Isonzo,  sur  le  plateau  de  Bainsizza,  entre  les  routes  de 
Laybach  et  de  Trieste. 

Ni  directement  ni  indirectement,  on  ne  saurait  donc  alléguer  que 
l'offensive  du  16  avril  n'avait  pas  eu  d'hem'eux  effets  et  que  son 
abandon  n'a  pas  eu  de  regrettables  conséquences.  Il  s'agit,  disons- 
nous,  de  fixer  une  responsabilité  historique.  L'heure  n'en  est  pas 
venue,  mais  elle  viendra.  En  attendant,  ne  craignons  pas  de 
dénoncer  la  fameuse  maxime,  ou  la  maxime,  faussement  appliquée, 
qui  traîne  à  travers  tout  cela.  «  Au  Gouvernement,  prétend-on,  —  et 
c'est  vrai,  —  appartient  la  direction  politique  de  la  guerre.  »  C'est 
vrai  ;  mais  à  la  condition  d'abord  qu  il  y  ait  un  ><  gouvernement,  »  et 
qu'ensuite  il  ne  revendique,  de  la  guerre,  que  la  direction  «  poli- 
tique.  »  Or,  chez  nous  en  particulier,  quand  un  ministère  s'est  mêlé 
de  la  guerre,  il  l'a  fait  précisément  là  où  il  eût  dû  s'abstenir  avec 
le  plus  de  scrupule,  en  intervenant  non  dans  la  politique,  qui  était 
son  domaine,  mais  dans  la  stratégie,  qui  lui  était  fermée.  Et,  d'une 
façon  générale, un  des  points  les  plus  faibles  entre  toutes  les  faiblesses 
des  gouvernemens  de  l'Entente,  a  été  que  nulle  part,  à  peu  près,  — 
sauf  en  Italie,  où  l'on  a  pourtant  commis  la  faute  de  croire  que 
Trieste  ne  serait  rachetée  que  sur  le  Carso,  comme  nous  avions  cru 
que  l'Alsace  ne  serait  reprise  qu'à  Mulhouse,  et  comme  la  Roumanie 
avait  cru  que  la  Transylvanie  ne  serait  conquise  que  sur  le  Maros,  — 
nulle  part,  il  n'y  a  eu  une  politique  de  guerre;  jamais  la  politique  n'a 
guidé,  inspiré,  orienté  la  stratégie  ;  jamais  elle  ne  lui  a  montré  un 
but,  en  lui  laissant  le  choix  des  moyens. 

On  voudrait  le  dire  avec  ménagement;  mais,  dans  cette  guerre, 
les  gouvernemens  ont  fort  peu  pensé.  Peut-être  parce  qu'ils  man- 
quaient de  renseignemens,  ils  ont  manqué  d'imagination.  Mais,  dans 
la  poUtique  de  la  guerre,  comme  ailleurs,  manquer  d'imagination, 
c'est  être  privé  d'esprit  d'initiative.  A  deux  reprises,  il  eût  fallu 
en  avoir.  Il  eût  fallu  savoir  et  voir  que,  l'État  magyar  étant  l'épine 
dorsale  delà  Monarchie  austro-hongroise,  on  devait,  si  militairement 
on  le  pouvait,  pendant  que  la  Serbie  était  intacte,  tâcher  d'aller  à  Bu- 


472  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dapest  briser  les  reins  de  la  double  Monarchie.  Ensuite,  il  eût 
fallu  savoir  et  voir  que,  l'Autriche  étant  la  partie  molle,  l'organe 
débile  de  la  coalition  de  l'Europe  centrale,  on  devait,  si  c'était  pos- 
sible militairement,  aller  aider  l'ItaUe  à  essayer,  sur  les  plans  de 
1797,  par  un  autre  Leoben,  à  quelques  lieues  de  Vienne,  d'atteindre  le 
cœur  de  la  coalition.  C'étaient  des  objectifs  que  la  politique  aurait 
dû  donner  pour  étude  à  la  stratégie  ;  hors  Salonique,  où  nous  nous 
sommes  aussitôt  immobilisés,  et  qui  perdait  ainsi  la  plus  grande  part 
de  sa  valeur,ellene  lui  a  indiqué  ni  ceux-là,  ni  d'autres.  Elle  s'est  con- 
tentée de  pratiquer  cette  forme  rudimentaire  de  la  lutte,  qui  consiste 
i  repousser  lorsque  l'on  est  poussé  ;  de  suivre  l'adversaire  où  il  lui  a 
plu  d'appeler;  lui  cédant,  sans  le  lui  disputer,  le  bénéfice  du  terrain 
et  de  la  surprise,  ne  tirant  de  la  formule,  qui  eût  pu  être  féconde: 
«  l'unité  d'action  sur  un  front  unique,  »  qu'une  dédicace  à  mettre  au 
bas  d'une  photographie.  L'itahe  expie  maintenant  ce  manque  d'imagi- 
nation et  ce  manque  de  coordination. 

C'est  nous  qui  [aurions  dû,  ce  sont  les  forces  combinées  de  l'En- 
tente qui  auraient  dû,  avant  que  l'Autriche,  appuyée  par  l'Allemagne, 
redescendît  dans  les  plaines  d'où  elle  avait  été  chassée,  nous  ouvrir  la 
voie  vers  Laybach.  Il  est  trop  tard,  à  présent.  L'avalanche  ger- 
manique a  de  nouveau  roulé  des  Alpes  de  Carinthie  et  des  Alpes  car- 
niques.  Elle  a  englouti,  du  même  coup  ou  en  deux  coups,  Cividale  et 
Udine,  tout  le  Frioul  vénitien.  L'invasion  s'était  amassée  à  loisir,  der- 
rière une  muraille  de  montagnes  que  les  a\ions  ne  survolaient  pas. 
Quand  le  personnel  et  le  matériel  en  ont  été  assemblés,  le  chef 
est  venu.  L'archiduc  Eugène,  généralissime  nominal?  Le  maréchal 
de  Mackensen,  conseiller  secret?  Certainement  le  général  prussien 
Otto  von  Below.  Combien  de  di^^.sions?  Les  premières  dépèches  ont 
annoncé  la  présence  de  vingt-trois  à  vingt-cinq  divisions  allemandes, 
plus  quatre  di^dsions  bulgares  et  deux  di\asions  turques,  s  ajoutant 
à  tout  ce  que  rendait  disponibles,  de  troupes  austro-hongroises,  la 
défaillance  du  front  russe  et  la  stabilisation  du  front  roumain.  En  y 
regardant  de  près,  on  n'aperçoit  guère,  comme  ayant  été  engagées, 
ayant  pu  être  sûrement  identifiées,  que  de  cinq  à  neuf  divisions  alle- 
mandes et  six  divisions  austro-hongroises.  Mais  leur  irruption  a  été 
foudroyante.  Elles  se  sont  précipitées  des  sommets,  par  les  gorges, 
dans  les  conques  où  elles  ont  bousculé  les  élémens  épars  de  la 
deuxième  armée  italienne,  dont  certains  élémens,  au  jugement 
même  du  général  Cadorna,  ne  leur  auraient  pas  opposé  la  résistance 
qu'elles  devaient  rencontrer,  mais  dont  certains  autres, une  fois  remis 


BEVUE.    GHROiNIQUB»  473 

du  premier  choc,  bersaglieri  et  cavaliers,  lesrégimens  de  Gênes  et  de 
Novare  en  particulier,  se  sont  généreusement  sacrifiés,  quelques-uns 
jusqu'au  dernier  homme.  Cependant,  toute  la  ligne,  se  trouvant 
ébranlée  par  la  brèche  relativement  étroite  qui  y  avait  été  faite,  et 
les  derrières  ou  les  flancs  menacés,  la  troisième  armée,  celle  du  duc 
d'Aoste,  s'est  vue  contrainte  d'évacuer  sans  combat  les  positions  du 
Carso  qui  lui  rappelaient  chacune  tant  de  misères  et  tant  de  gloires. 

Représentons-nous  le  pays.  On  en  a  une  ancienne  description, 
brève,  vigoureuse  et  fortement  expressive.  «  La  région  du  Frioul 
commence  à  une  plaine  qui  est  auprès  de  la  mer,  et  incontinent 
croissant  petit  à  petit  en  coteaux,  est  à  la  fin  enlevée  en  montagnes 
très  hautes,  qui  closent  presque  tellement  les  limites  de  tous  côtés, 
que  ce  semble  un  théâtre  de  voir  le  plat  pays  ainsi  remparé  de  ces 
montagnes,  ainsi  comme  d'un  mur;  ayant  seulement  une  étroite  ou- 
verture d'un  côté,  par  où  on  entre,  comme  par  une  porte,  sur  le  pas- 
sage de  la  rivière  l'Isonzo,  quand  on  vient  de  Trévise.  Les  Alpes 
serrent  aussi  les  autres  limites  partout,  tellement  qu'il  n'y  a  point 
d'accès  sinon  par  les  ports  de  mer,  ou  par  les  plaines  des  montagnes, 
ou  par  le  sommet  d'icelles.  Elle  a  beaucoup  de  havres  à  son  entrée.  En 
ce  noble  pays,  y  a  des  champs  larges  et  arrousez  de  l'eau  qui  en 
sourd,  lesquels  sont  très  fertiles.  » 

Montagnes,  plaines,  fleuves,  lagunes.  Quatre  hgnes  d'eaux,  à 
l'Ouest  de  l'Isonzo.  D'abord,  le  Taghamento.  «  Mais,  dit  le  général 
Mezzacapo,  parce  qu'il  est  guéable  depuis  le  débouché  des  ponts 
jusqu'auprès  de  Latisana,  il  ofl"re  une  faible  ligne  de  défense.  »  Sa 
profondeur  varie  de  9"',77  à  1",40,  et,  dans  lès  maigres,  de  9"', 50  à 
0",93.  En  fait,  le  16  mars  1797,  l'archiduc  Charles,  voulant  gagner  du 
temps  pour  interdire  à  Napoléon  l'accès  de  la  Fella  et  pour  couvrir 
Trieste,  tenta  de  se  défendre  sur  le  Tagliamento.  Mais  Murât  et  Duphot 
descendirent  dans  le  fleuve  et  le  traversèrent  avec  deux  di\'isions  ; 
simultanément,  Masséna  le  franchissait  à  San  Daniello  et  occupait  le 
passage  de  Pontebba.  C'est  la  même  opération,  en  sens  inverse,  que 
A'ient  d'exécuter  la  14®  armée  allemande.  Après  s'être  assuré,  dans 
la  vallée  moyenne,  du  camp  retranché  de  Gemona,  elle  a  passé  le 
Taghamento  à  Pinzano,  juste  à  l'ondroit  où,  tous  ses  filets  réunis, 
qui,  ordinairement  se  perdent  dans  les  sables,  commencent  à  lui 
donner  par  places,  en  cette  saison,  une  largeur  de  deux  ou  trois  kilo- 
mètres. Le  Taghamento  n'est  donc  plus  un  obstacle  :  il  est  tourné. 

La  Livenza  présenterait  quelques  quahtés  défensives,  si  les  tra- 
vaux préalables  eussent  été  faits,  en  arrière,  à  Sacile,  et,  sur  le  fleuve 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même,  à  Motta  di  Livenza.  Faute  de  quoi,  il  faut  aller  chercher  la 
Piave,  qui  a  vraiment  de  grands  avantages.  Avant  tout,  elle  n'est  pas 
facile  à  tourner,  des  défilés  du  Cadore  et  du  Trentin  :  elle  court  au 
lieu  de  plus  petite  distance  entre  la  montagne  et  la  mer,  elle  couvre 
la  plus  riche  portion  du  territoire  vénitien,  elle  est  le  débouché  de 
quatre  lignes  militaires  du  Sud  et  de  l'Ouest;  alors,  notait  M.  Scipio 
Slataper,  à  qui  nous  empruntons  ces  observations,  qu'il  n'y  en  a  que 
deux  qui  arrivent  à  la  frontière,  et  trois  au  Tagliamento.  Mais,  quoi- 
qu'elle ne  soit  pas  aisément  guéable,  Napoléon,  le  vice-roi  Eugène, 
puis  Nugent,  l'ont  passée  sans  difficulté.  Pour  se  concentrer  sur  la 
Piave,  on  est  contraint  d'abandonner  préventivement  plus  de 
(3  600  kilomètres  carrés  d'un  riche  territoire,  et  malgré  tout,  la  ligne 
n'est  pas  excellente,  parce  qu'elle  ne  se  prête  pas  à  des  fortifications. 
T révise  est  en  rase  campagne,  sans  hauteurs;  et  il  n'est  pas  un  point 
de  la  rive  gauche  où  il  soit  possible  d'opposer  une  défense  efficace. 

Resterait  la  Brenta,  si  elle  aussi  n'était  pas  guéable  de  Bassano  à 
Brondolo  ;  à  tout  prendre,  elle  ne  sert  qu'à  couvrir,  renforcée  parle 
camp  retranché  de  Mestre,  Venise  et  la  communication  avec  le  bas 
Po.  Aussi  fait-elle  déjà  partie  du  système  défensif  de  l'Adige.  Il  reste 
par  conséquent  l'Adige.  Eugène  de  Beauharnais,  en  1813,  n'ayant  pu 
se  maintenir  à  Laybach,  s'était  retiré  sur  llsonzo  qu'il  se  proposait  de 
défendre.  L'attitude  du  roi  de  Bavière,  qui  faisait  cause  commune 
avec  les  ennemis  de  Napoléon,  l'obligea  à  se  replier  sur  le  Taglia- 
mento et  sur  la  Piave.  En  face  de  lui,  les  Impériaux,  d'une  part, 
étaient  entrés  dans  le  Cadore  et,  le  long  du  Tagliamento,  tendaient  à 
se  joindre  à  celles  de  leurs  troupes  qui, d'autre  part,  ayant  franchi  les 
Alpes  juliennes,  s'étaient  emparées  de  Gorizia.  Ce  ne  fut  que  sur 
l'Adige  qu'Eugène  parvint  à  se  défendre  utilement  pendant  trois 
mois  ;  mais  là,  sans  une  complicité  insoupçonnée,  l'armée  autri- 
chienne ne  l'eût  pas  vaincu,  bien  que  de  forces  supérieures. 

Même  sur  l'Adige,  il  sera  bon  de  ne  pas  oubUer  que  dans  la 
frontière  alpestre,  d'Allemagne  et  d'Autriche  en  Italie,  ne  s'ouvrent 
pas  moins  de  seizepassages.il  y  a  là-dessus  une  page  bien  curieuse 
de  Frédéric  Engels,  qui,  avant  de  devenir  un  des  trois  fondateurs  du 
socialisme  international,  avait  été  officier  de  complément  dans 
l'armée  prussienne,  et  des  plus  zélés  :  «  De  la  mer  Adriatique  au  col 
du  Stelvio,  a  écrit  Engels,  tous  les  débouchés  qui  se  succèdent  vers 
l'Ouest  conduisent  toujours  plus  bas  au  cœur  du  bassin  du  Pô  'et  par 
suite  tournent  toute  position  d'une  armée  italo-française  qui  se  trou- 
verait plus  avancée  vers  l'Orient.  »  Les  mouvemens  signalés  dans 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  475 

les  Giudicarie,  à  la  limite  du  Trenlin.nesont  peut-être  qu'une  feinte  ; 
mais  ce  demi-cercle  infernal  est  à  ce  point  hérissé  d'embûches 
que  la  prudence  commande  de  s'y  garder  à  la  fois  de  tous  les  côtés. 
Telle  est  la  situation.  Elle  est  sérieuse.  Elle  exige  la  prompte  et 
pleine  reprise  des  sens  de  larmée  italienne,  le  prompt  et  plein  épa- 
nouissement des  vertus  de  la  nation  italienne,  la  prompte  et  pleine 
assistance  des  Alliés.  L'offensive  allemande,  comme  de  coutume,  a 
été  double  :  militaire  et  politique  ou  psj^chologique.  L'offensive 
militaire  a  réussi,  sans  doute  au  delà  de  ce  que  les  Empires  du 
Centre  s'en  étaient  promis.  Ils  vont,  toujours  comme  de  coutume  et 
comme  de  raison,  tout  faire  pour  l'exploiter  à  fond.  Elle  va  être  pro- 
longée, renouvelée,  réitérée,  répétée,  avec  toute  la  puissance  de 
répétition  germanique,  tant  que  l'état-major  espérera  pouvoir  en 
tirer  quelque  chose,  militairement  et  politiquement.  Elle  a  été,  pour 
l'Italie,  coûteuse  et  douloureuse  ;  elle  pourra  l'être  encore  ;  elle  ne 
sera  pas  mortelle,  si  l'offensive  psychologique  a  échoué  ;  et  elle  est 
destinée  à  échouer,  caries  Allemands  sont  de  bons  soldats,  mais  sont 
de  mauvais  psychologues.  Dans  l'espèce,  ils  ont  spéculé  sur  la  sur^d- 
vance  des  sympathies  qu'ils  pensaient  s'être  ménagées  par  une 
infiltration  de  trente  années,  par  leur  association  à  des  milliers 
d'afïaires,  par  une  propagande  indiscrète,  tenace,  au  besoin  corrup- 
trice ;  sur  les  regrets  des  neutralistes  d'hier  ou  d'avant-hier,  que  le 
malheur  aurait  réveillés,  et  naturellement  portés  à  penser  :  «  Nous 
l'avions  bien  dit!  Si  l'on  nous  avait  écoutés!  »  sur  les  inquiétudes  des 
uns,  sur  la  gêne  des  autres,  sur  la  lassitude  de  tous.  Mais  ils  ont  trop 
maladroitement  et  trop  brutalement  touché  les  deux  grands  ressorts 
de  l'âme  itaUenne  :  l'orgueil  et  la  haine.  Jusqu'ici,  tant  que  l'armée  du 
duc  d'Aoste  s'avançait,  à  travers  le  Carso,  de  rocher  en  rocher,  vers 
Trieste,  en  payant  chaque  pas  d'un  holocauste,  il  pouvait  y  avoir 
encore  des  gens  qui  faisaient  des  comptes,  comparaient,  soupesaient, 
et  continuaient  de  croire  aux  mérites  du  parecchio.  A  cette  heure,  ce 
n'est  pas  à  la  nouvelle  frontière  qu'il  faut  songer  ;  l'ennemi  a  foulé 
l'ancienne;  il  n'est  plus  seulement  aux  portes,  il  est  entré  dans  la 
maison.  Que,  du  fond  des  temps,  remonte  le  cri  immortel,  le  cri  qui  a 
retenti  de  la  Renaissance  au  Risorgiviento  :  Fuori  i  Barbari  !  Dehors, 
les  Barbares!  Ils  sont  revenus,  toujours  les  mêmes,  tels  que  les 
connurent  et  les  peignirent  les  vieux  poètes  :  les  Tedeschi  Iwchi, 
les  «  goinfres  allemands,  »  de  Dante;  la  tedesca  rabbia,  le  popolsenza 
legge,  le  bàvarico  inganno,  la  «  rage  allemande,  »le  «  peuple  sans  loi,  » 
la  «  ruse  bavaroise,  »  de  Pétrarque.  Ils  n'ont  rien  fait  et  ne  font  rien 


476  REVUE    DBS    DEUX    MONDES. 

pour  atténuer  ou  déguiser  leur  barbarie;  s'ils  n'étaient  arrêtés,  on  les 
re verrait  «  mettre  leurs  chevaux  dans  les  chambres  de  Jules  Romain 
du  palais  du  Té  »  et  «  faire  cuire  leur  soupe  sur  les  escaliers  de 
marbre.  »  Les  récits  des  réfugiés  montrent  qu'Us  y  sont  allés  avec 
leur  grossièreté,  leur  férocité  habituelle,  que  l'Italie  avait  jadis 
apprise,  mais  que  l'hypocrisie  de  leur  pédans  et  de  leurs  trafiquans 
lui  ont  depuis  lors  un  peu  voilée. 

Peut-être,  dans  sa  dureté  même,  l'Allemand  introduit-U  quelque 
calcul.  Pent-être  escompte-t-il  quelque  réaction  de  l'horreur.  Maïs  on 
n'efface  pas  par  l'épouvante  d'une  minute  quatre  siècles  d'aspiration  à 
l'unité  et  à  la  Hberté,  achetées  et  consacrées  par  le  martyre.  L'homme 
qui  a  tout  lu  a  dû  lire  quelque  part  :  Ad  ognuno  puzza  questo  barbaro 
dominio;  formule  d'une  énergie  si  rude  dans  les  mots  que  le  français  : 
«  A  tout  le  monde  répugne  cette  barbare  domination,  »  ne  la  traduit 
qu'en  l'affaiblissant.  C'est  ^'instant  de  s'en  souvenir  et  d'être  souve- 
rainement énergique  aussi  dans  les  gestes  et  dans  les  actes;  d'évoquer, 
avec  la  fierté  itaUenne,  la  fermeté  romaine.  En  Italie,  les  nerfs 
sentent  vivement,  et  le  sang  est  chaud,  mais  le  cerveau  est  froid  et 
réaliste.  Sans  phrases,  posons  bien  la  question  ainsi  qu'elle  se  pose. 

Malgré  sa  déclaration  de  guerre  à  l'Empire  allemand,  le  jeune 
royaume  n'avait  encore  rencontré  devant  lui  que  l'Autriche.  Mais,  à 
la  longue,  après  une  abstention  de  dix-huit  mois,  le  vrai  Tedesco  est 
arrivé.  Par  son  assaut,  la  guerre  pour  l'achèvement  et  l'extension  de 
la  patrie  se  resserre  et  se  condense  en  guerre  pour  la  défense  du 
foyer.  La  guerra  nostra  se  développe  en  guerre  de  tous  pour  tous,  ou, 
d'un  autre  point  de  vue,  la  guerre  de  l'Italie  devient,  pour  tous  ses 
alliés,  la  guerra  nostra.  Plus  de  distinction,  plus  de  séparation.  Au 
début,  l'Italie  ne  se  sentait  engagée  dans  une  guerre  «  guerroyée  " 
que  vis-à-vis  de  l'Autriche-Hongrie  ;  aux  autres,  à  la  Bulgarie,  à  la 
Turquie,  puis  à  l'Allemagne,  elle  avait  «  déclaré  »  la  guerre,  mais  elle 
ne  la  «  guerroyait  »  pas:  l'ennemi,  lui,  a  guerroyé  toutes  ses  guerres, 
qui  tout  de  suite,  pour  lui,  n'en  ont  fait  qu'une.  En  Italie,  aux 
deux  extrémités  de  la  société,  il  se  peut  que  certains,  en  un  certain 
nombre,  n'aient  pas  voulu  la  guerre,  même  restreinte,  ou  qu'on  l'ait 
peu  voulue,  ou  qu'on  ne  la  voulût  plus  :  mais  c'est  une  guerre  popu- 
laire, en  ce  sens  que  la  masse  du  peuple  l'a  voulue  et  l'a  imposée. 
Si  cruelle  que  soit  aujourd'hui  l'épreuve,  quel  que  puisse  être  le 
détriment  subi,  sur  le  Tagliamento,  par  la  puissance  matérielle  de 
l'Entente,  ses  pertes  mêmes  ne  seront  pas  tout  à  fait  perdues,  si  la 
guerre  y  gagne  en  intensité,  si  la  qualité  belliqueuse  de  l'Italie,  sa 


REVUE.    CHRONIQUE.  477 

volonté,  sa  capacité  de  guerre  s'y  retrempent,  et  si  elle  se  rappelle 
l'antique  maxime,  frappée  à  Rome  pour  l'éducation  des  peuples,  qu'il 
ne  faut  jamais  désespérer  de  rien,  mais  que,  dût-on  désespérer;  il 
n'y  aurait  encore  de  salut  que  dans  le  désespoir.  Maintenant,  voilà 
les  Barbares  ;  mais  voici,  aux  côtés  des  soldats  du  San  Gabriele,  ceux 
de  l'Yser  et  ceux  de  Verdun. 

Aussi  bien  ce  suprême  effort  de  l'Europe  centrale,  en  dépit  du 
prestige  qu'il  lui  rend  à  ses  propres  yeux,  la  fait-il,  sous  les  nôtres,  de 
nouveau  passer  au  dynamomètre.  Il  nous  révèle  qu'elle  n'a  pu  jouer 
sa  partie  dans  le  Frioul  qu'en  dégarnissant  complètement  [le  front 
russe,  qui  lui  a  été  livré  par  l'anarchie  et  par  la  trahison,  qu'en  rac- 
courcissant et  amincissant  ses  lignes  sous  Riga.  L'état  de  déchéance 
physique  et  morale  des  hommes  que  nous  lui  avons  pris  au  cours  de 
notre  dernière  bataille  de  l'Aisne  en  est  un  autre  signe  non  moins 
clair.  L'Allemagne  se  hâte,  se  tend,  s'enfièvre,  respire  précipitamment, 
halette,  parce  que  de  plus  en  plus  le  souffle  lui  manque.  11  lui  faut 
nous  ôter  le  secours  du  temps,  qui  travaille  pour  nous  et  contre  elle. 
C'est  pourquoi  elle  veut  en  finir,  et  c'est  pourquoi  nous  devons  à  tout 
prix  empêcher  qu'elle  n'enfinisse.  Son  succès  de  l'Isonzo  et  du  Tagha- 
mento  est  très  réel,  et  il  est  très  grand  ;  mais,  sous  un  second  aspect, 
dans  l'arrière-fond,  il  contient  une  part  et  va  devenir  un  instrument 
de  «  bluff.  »  L'Allemagne,  quand  elle  l'aura  grossi,  gonflé,  multiplié  par 
dix,  prendra  des  airs  magnanimes  ou  intéressans,  fera  montre  suc- 
cessivement d'outreiîuidance  et  de  générosité.  Cette  offensive  était,  à 
l'origine,  une  offensive  pour  la  paix,  une  offensive  diplomatique  :  on 
en  trouverait  l'aveu,  sans  peine,  dans  la  Gazette  de  Cologne. 

Auprès  de  pareils  événemens,  ce  qui  serait,  en  temps  ordinaire, 
les  jeux  ordinaires  de  lapoUtique,  des  crises  ministérielles,  des  chan- 
gemens  de  personnes  au  pouvoir,  sont  bien  peu  de  chose.  11  y  en  a 
partout,  chez  les  belUgérans  et  chez  les  neutres,  mais  ils  ne  valent 
d'être  relevés  que  par  rapport  à  l'influence  qu'ils  peuvent  avoir,  s'ils 
en  ont  une,  sur  ces  événemens  mêmes.  En  Allemagne,  M.  Michaëhs 
a  été  remercié,  au  bout  du  trimestre,  par  une  lettre  autographe  de 
l'Empereur.  Sa  chute  aura  été  rapide  :  nous  l'avions  prédite  dès  son 
premier  discours,  le  19  juillet.  La  faveur  l'avait  apporté,  la  disgrâce 
le  remporte  :  il  n'a  résolu  qu'un  problème,  qui  est  d'avoir  fait 
regretter  M.  de  Bethmann-Hollweg. 

Pour  les  autres,  il  les  a  plutôt  tous  embrouillés.  Le  vice-chancelier 
Helfferich,  illustre  déception  aussi,  le  suit  dans  sa  retraite.  En 
revanche,  le  ministre  de  la  Marine,  amiral  von  Cappelle,  trop  tôt  jeté 


478  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par-dessus  bord,  surnage.  L'Empereur,  qui  n'est  pas  encore  revenu 
à  «  son  cher  Bernard,  »  au  prince  de  Biilow,  semble  n'avoir  eu  que 
peu  de  choix.  Il  s'est  résigné  à  appeler  à  Munich  M.  de  Hertling,  né 
Hessois,  devenu  président  du  Conseil  en  Bavière,  et  qui,  pour  deve- 
nir président  du  Conseil  ou  premier  ministre  en  Prusse,  s'autorise  de 
la  fiction  de  l'indigénat  commun  allemand.  Aux  termes  de  la  Consti- 
tution, le   Chancelier  de  l'Empire  est  de  droit  président  du  Bundes- 
rath  ;  et,  aux  termes  du  traité  conclu  entre  la  Prusse  et  la  Bavière,  le 
23  novembre  1870,  cette  présidence  du  Bundesrath  ne  peut  apparte- 
nir, à  défaut  d'un  représentant  delà  Prusse,  qu'à  un  représentant  de 
la  Ba^^ère  ;  mais,  par  surcroît,  le  Chancelier  doit  être  le  premier  plé- 
nipotentiaire prussien  au  Conseil  fédéral,  et  il  ne  peut  l'être  que  s'il 
estle  premier  ministre  prussien;  autre  ment,  il  serait  exposé  à  recevoir, 
comme  premier  plénipotentiaire,   des   instructions  du  premier  mi- 
nistre de  Prusse,  au-dessus  duquel  il  est  placé  comme  Chancelier  de 
l'Empire.  Ce  n'est  pas  une  petite  difficulté,  et  qui  a  déjà  fait,  dans  le 
passé,  renoncer  à  deux  essais   malencontreux.   M.  de  Hertling,    à 
soixante-quatorze  ans,  charge  donc  ses  épaules  du  triple  fardeau  de 
la  Chancellerie,  de  la  présidence  du  Bundesrath  et  de  la  présidence 
du  Conseil  des  ministres  prussien.  Philosophe  non  négligeable,  pro- 
fesseur   réputé,  parlementaire  expert,   administrateur  habile,  il  ne 
s'assied  pas  sans  atouts  à  la  table.  Le  comte  Hertling  n'est  point  un 
homme  nouveau,  un  inconnu  comme  l'était  M.  Michaëlis.  Ceux  qui  le 
suivent  depuis  le  plus  longtemps  retiennent  surtout  son  catholicisme, 
son  pangermanisme,  son  rôle  dans  TAssociation  Goerres,  et  soulignent 
que,  tout  récemment  encore,   H  préconisait  le  partage  de  l' Alsace- 
Lorraine,  laissant  la  Lorraine  à  la  Prusse,  pour  adjuger  l'Alsace   à  la 
Bavière,  au  titre  du  Palatinat.   D'autres,  qui  le  prennent  plus  près, 
annoncent  qu'il  donnera  toute  satisfaction  aux  goûts  de  réformes 
qu'ont  marqués,    depuis  quelque  temps,  les  partis  de   gauche  du 
Reichstag.  Les  malins  ou  les  raffinés  se  sont  piqués  d'apercevoir, 
dans  la  désignation  de  ce  coryphée  du  Centre,  aux  jours  de  l'invasion 
en  Italie,  où  ils  pensent,  d'ailleurs  à  tort,  que  certaines  dispositions 
ou  inclinations  pourraient  être  utilement  cultivées,  une  combinaison 
machiavélique.  Soit;  mais  n'omettons  pas  non  plus  d'y  voir,  comme 
la  Prusse  tout  entière  Ty  voit,  un  symptôme  de  diminution  du  «  prus- 
sianisme  »  dans  l'Empire,  et,   comme  l'y  voit  toute  l'Allemagne  du 
Nord,  un  accroissement  de  l'Allemagne  du  Sud. 

Quant  à  M.  de  Hertling  personnellement,  il  est  probable  cpie,  bal- 
lotté entre  les  tendances  de  son  esprit  et  les  exigences  de  sa  position, 


REVUE.    CHRONIQUE.  479 

il  s'ingéniera  à  être  un  «  chancelier  de  compromis.  »  C'est  un  homme 
de  droite  qui  sans  doute  dira  vouloir  faire  une  politique  de  gauche .  Si 
cela  se  passait  autre  part  qu'en  Allemagne,  nous  avancerions  har- 
diment qu'il  sera  combattu  par  la  gauche  à  cause  de  ses  doctrines  et 
par  la  droite  à  cause  de  son  programme.  Dans  ce  pays  docile  jusqu'à 
la  servilité,  Upeut  avoir  toutes  les  opinions  pour  lui,  mais,  le  vent 
ou  la  chance  tournant,  il  pourra  réunir  toutes  les  opinions  contre 
lui.  «  Un  vieux  renard,  »  dit-on.  Eh!  oui,  le  comte  Hertling  va  faire 
le  renard.  Mais  c'est  toujours  Hindenburg  qui  fait  le  lion. 

En  Italie,  le  ministère  Boselli  a  fait  place  au  ministère  Orlando.  Les 
circonstances  graves,  au  miUeu  desquelles  la  transformation  du 
Cabinet  s'est  produite  lui  enlèvent  toute  signification.  Avec  un  autre 
chef,  le  gouvernement  reste  le  même,  autour  de  son  axe  immuable, 
M.  Sonnino.  M.  Boselli  est  parti,  mais  du  moins  que  lui  soit  rendu  cet 
hommage  qu'il  avait  vaillamment  assumé  dans  son  grand  âge  et  qu'U 
a  vaillamment  accompli  une  lourde  besogne  ;  que  son  patriotisme 
ardent  lui  a  souvent  inspiré  les  accens  les  plus  nobles,  et  que,  si  sa 
pensée  et  son  éloquence  avaient  parfois  une  couleur  un  peu  roman- 
tique, ce  romantisme  même  faisait  de  lui  un  témoin,  un  exemple  et 
un  modèle  de  l'autre  génération  parmi  les  inquiétudes  et  les  hésita- 
tions de  celle-ci.  Il  serait  oiseux  de  rechercher  sî  M.  Orlando  a  coupé 
toutes  ses  attaches  giohtiennes,  puisque  M.  Giolitti  lui-même  a  coupé 
ses  hens  neutralistes.  En  novembre  1915,  M.  Orlando  passait  pour  ne 
vouloir  que  mollement  ou  modérément  la  guerre.  Le  meurtre  des  pas- 
sagers de  VAnconnlni  dicta  pourtant,  à  Palerme,  dans  le  plus  martial 
des  discours,  une  péroraison  volcanique  sur  «  la  guerre  de  haine  et 
de  vengeance.  »  Dans  les  grandes  secousses  nationales,  la  nécessité 
fait  l'homme.  Qu'importe  que  M,  Salandra,  M.  Boselli,  ou  M.  Orlando, 
s'installe  au  palais  Braschi,  quand  l'Allemand  est  à  dix  lieues  de  Venise? 

En  Espagne,  nous  avions  dit  qu'une  crise  se  préparait,  et  que,  si 
elle  n'avortait  pas,  sa  conclusion  nous  réserverait  des  surprises.  Elle 
nous  en  a  donné  une  de  plus  que  nous  n'en  attendions.  Des  rensei- 
gnemens  de  bonne  source  nous  avaient  fait  croire  qu'une  combinai- 
son Maura  était  toute  prête  :  un  ministère  de  coahtion  comprenant 
toute  sorte  d'élémens,  même  régionalistes,  et  presque  socialistes  ou 
libéraux  extrêmes,  c'est-à-dire  radicaux,  sous  la  présidence  d'un 
homme  d'État  passé  lui-même  du  libéralisme  au  conservatisme 
extrême,  qui  ne  se  fût  pas  tenu  pour]  engagé  par  ses  déclarations 
les  plus  retentissantes,  et  du  reste  les  plus  énigmatiques,  des  trois 
années  dernières.  Mais,  au  moment  de  sauter  ou  de  combler  le  fossé, 


480  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  amis  de  M.  Lerroux,  de  M.  Melquiadès  Alvarez,  de  M.  Cambo,  n'ont 
pu  se  décider.  La  rue  s'en  est  un  peu  mêlée,  par  des  manifestations 
et  des  bagarres,  au  cri  de  «  M  aura,  no!  »  Pas  de  Maura!  M.  Maura  a 
finalement  échoué,  comme  avaient  échoué  M.  Sanchez  de  Toca  et, 
une  première  fois,  M.  Garcia  Prieto,  avant  que,  du  deuxième  coup,  il 
aboutît.  Le  Cabinet  qu'a  formé  de  pièces  et  de  morceaux  le  marquis 
de  Alhucemas  est,  lui  aussi,  du  type  des  ministères  de  coalition. 
M.  Cambo  n'y  figure  pas,  mais  il  y  a  délégué  un  de  seslieutenans,  et 
l'on  y  voit  jusqu'à  un  républicain,  M.  Rodes.  Avec  tous  ces  concours, 
il  n'est  peut-être  pas  très  solide.  Il  a  beaucoup  promis,  et  sera  sans 
doute  fort  embarrassé  d'en  tenir  autant.  Ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que 
la  place  est  provisoirement  occupée,  et  que  le  -^dde  qui  se  creusait  en 
Espagne  est  momentanément  rempli.  Ce  qui  serait  trop  dire,  c'est  que 
la  crise  est  désormais  conjurée  :  elle  est  bien  plus  A^aste  et  bien  plus 
profonde.  Elle  est  dans  les  entrailles  de  la  nation,  au  centre  de  toutes 
les  institutions,  même  de  celles  qui  devraient  en  être  le  plus  jalouse- 
ment préservées,  parce  qu'elles  sont  le  suprême  appui,  la  suprême 
forteresse  des  autres.  Il  y  aura  un  jour  à  en  analyser  les  causes  et  les 
effets.  Mais  que  l'art  est  long  et  que  la  vie  est  brève!  Pour  nous  ici, 
dans  ce  bouillonnement  de  l'histoire  universelle,  que  nos  douze  pages 
sont  courtes  ! 

A  la  tout  à  fait  dernière  heure,  nous  apprenons  le  coup  d'État 
maximaliste  et  la  déposition  du  gouvernement  provisoire  de 
Kerensky.  Lénine  (Zederblum?)  est  maître  de  Petrograd,  ce  qui  n'est 
pas  encore  être  maître  de  la  Russie.  Les  gouvernemens  de  l'Entente 
ont  peut-être  quelque  chose  à  faire  :  nous  aimons  à  croire  qu'ils  y  ont 
déjà  réfléchi. 

Charles  Renotst. 


Le  Directeur-Gérant  : 
René  Douaiic. 


LE  NOUVEAU  JAPON 


I 

LES  HÉROS  ET  LES  DIEUX 


Mes  derniers  souvenirs  du  Japon  datent  des  mois  qui  ont 
précédé  la  guerre.  Je  ne  l'avais  pas  revu  depuis  quinze  ans; 
et  je  l'ai  quitté  le  jour  même  où  il  lançait  son  ultimatum 
à  l'empereur  d'Allemagne,  C'est  déjà  très  loin.  Si  je  n'écrivais 
pas  maintenant  les  impressions  qu'il  m'a  faites,  je  sens  que  je 
ne  les  écrirais  jamais.  Et  peut-être  n'est-il  pas  absolument 
inutile  d'essayer  d'en  fixer  la  physionomie  au  moment  où  les 
circonstances  l'ont  engagé  pour  la  première  fois  dans  les 
conflits  européens.  Ces  circonstances,  personne  ne  les  pré- 
voyait. Mes  notes  sont  aussi  éloignées  de  toute  préoccupation 
politique  que  je  l'étais  de  la  France.  Une  seule  prend  aujour- 
d'hui, lorsque  je  la  lis,  une  importance  dont  je  ne  me  doutais 
certes  pas  en  l'écrivant.  J'habitais  l'ancien  quartier  européen  de 
Tsukiji  que  les  Européens  désertent  de  plus  en  plus,  mais  où 
se  trouvent  encore  la  Mission  catholique  française,  son  église  et 
son  évêché.  Un  matin,  il  y  eut  dans  la  grande  rue  pierreuse 
qui  passe  devant  son  portail,  et  sur  les  ponts  qui  entourent 
ce  quartier,  un  mouvement  inaccoutumé  d'automobiles,  de  lan- 
daus et  de  riches  kuruma.  Les  ambassadeurs,  les  plénipoten- 
tiaires, des  officiers,  des  généraux,  des  ministres,  le  comte 
Okuma,  président  du  Conseil,  en  descendirent  et  entrèrent  à 

TOME    XLII.     —    1917.  31 


482  REVUE    DES    DEUX   MONDES.^ 

l'église.  Ils  venaient  assister  au  service  religieux  que  l'ambas- 
sade d'Autriche  faisait  célébrer  pour  le  repos  de  l'àme  des  vic- 
times de  Sarajevo.  Au  bout  de  trois  quarts  d'heure,  ils  sortirent 
et  se  dispersèrent  avec  la  hâte  des  gens  qui  craignent  de 
déjeuner  trop  tard.  Je  remarquai  la  complète  indifférence  du 
petit  peuple  des  boutiques  que  jadis  ces  uniformes  et  ces  équi- 
pages auraient  mis  en  l'air;  et  ce  fut  ma  seule  raison  de  noter 
cet  incident.  Je  revois  encore  l'éparpillement  de  ces  dignitaires 
chamarrés,  qui  représentaient  les  grandes  nations,  dans  ce 
quartier  morne  où  de  vieilles  bâtisses  européennes  écrasent  les 
ruelles  japonaises;  mais  je  le  revois  à  la  lumière  sinistre  des 
jours  révolus.  Gomme  ils  s'étaient  vite  séparés  et  comme  ils 
couraient  vers  l'avenir!  Les  trois  ou  quatre  lignes  où  je  m'éton- 
nais de  l'absence  des  badauds  sur  leur  passage  sont  les  seules 
de  mes  carnets  qui  aient  gardé  un  peu  d'actualité.  Le  reste  n'en 
aura  que  pour  ceux  qui  peuvent  distraire  un  instant  leur 
pensée  de  tout  ce  qui  nous  étreint  le  cœur  et  qui  désireront  se 
familiariser  davantage  avec  un  peuple  dont  la  ferme  attitude 
dans  cette  effroyable  guerre  nous  montre  mieux  encore  que  ne 
l'ont  fait  ses  progrès  matériels  de  quel  côté  il  place  l'honneur 
et  la  gloire  de  la  civilisation.  Du  reste,  elle  n'influera  en  rien 
sur  les  impressions  qu'il  m'a  laissées;  et, en  me  reportant  à  ce 
passé  si  proche  et  pourtant  si  lointain,  je  ne  me  soucie  que 
d'exactitude  et  de  sincérité. 


I.   —   PREMIERE    RECONNAISSANCE 

J'avais  connu  le  Japon  au  moment  où,  silencieusement,  il 
préparait  sa  revanche  contre  les  Européens  qui  l'avaient  forcé 
de  lâcher  la  Chine  et  le  prix  de  ses  victoires..  Seule,  une  grande 
guerre,  où  il  battrait  une  nation  européenne,  pouvait  lui  assurer 
la  liberté  de  ses  allures  dans  l'Extrême-Orient.  Il  fallait  que 
décidément  l'Europe  complût  avec  lui.  JMais.cela,  il  ne  le  disait 
point;  et  il  ne  semblait  préoccupé  que  d'assimiler  nos  insti- 
tutions et  nos  mœurs.  Il  y  mettait  un  zèle  qui  ne  nous  paraissait 
pas  sans  danger  pour  lui.  Sa  vieille  société  ne  s'ouvrait  qu'en 
craquant  aux  idées  étrangères.  Tout  semblait  menacé  :  le  pres- 
tige de  l'Empereur,  le  principe  d'autorité,  la  morale  tradition- 
nelle, la  conception  de  la  famille,  la  production  artistique  et 
tes   belles  manières.   Mais  tout  demeurait  encore  à  peu  près 


LE    NOUVEAU    JAPON. 


485 


debout.  L'Européen  s'irritait  souvent  d'une  imitation  maladroite 
qui  était  pourtant  un  hommage  rendu  à  sa  supériorité,  mais 
qui  lui  gâtait  le  pittoresque  qu'il  ^ait  venu  chercher  et  l'har- 
monie d'une  civilisation  si  différente  de  la  sienne.  Et  son  aga- 
cement le  rendait  volontiers  pessimiste.  Les  anciens  résidens, 
qui  regi'cttaient  la  vie  moins  chère  et  les  affaires  plus  avanta- 
geuses du  Japon  d'autrefois,  annonçaient  des  révolutions  à 
brève  échéance.  Quand  on  parle  de  ce  qui  arrivera  demain,  dit 
un  proverbe  japonais,  les  rats  du  plafond  rient.  Les  représen- 
tans  de  l'Europe  ont  souvent  fait  bien  rire  les  rats  des  maisons 
japonaises.  Pour  moi,  je  n'avais  échappé  au  pessimisme  que 
par  ma  confiance  dans  la  vitalité  de  ce  peuple  et  dans  la 
valeur  morale  de  son  armée.  Mais  j'étais  assez  convaincu  qu'il 
ne  parviendrait  pas  à  concilier  avec  ses  traditions  les  impor- 
tations étrangères  et  que  tout  ce  qu'il  avait  de  singulier  et  de 
charmant  succomberait  tôt  ou  tard  sous  l'envahissement  des 
formes  de  la  vie  occidentale.  Et  très  sincèrement  je  le  déplorais, 
sans  me  dissimuler  qu'en  reniant  ainsi,  et  à  contre-cœur,  une 
grande  partie  de  son  héritage,  le  Japon  ne  faisait  que  prévenir 
la  nécessité  pour  lui  mieux  obéir,  pour  lui  obéir  en  maître.  Il 
se  déjaponisait  par  amour  de  lui-même.  Mais  enfin,  il  se  déjà-* 
ponisait.  Et  maintenant  qu'après  quinze  années  retentissantes, 
après  Port-Arthur  et  Moukden  et  la  mort  de  son  vieil  Empereur 
et  ses  agitations  parlementaires,  j'allais  le  revoir,  je  me  demaa-. 
dais  si  je  n'aurais  pas  quelque  peine  à  le  reconnaître.  Je  crai-i 
gnais  de  ne  plus  y  retrouver  ce  qui  naguère  m'avait  séduit, 
inquiété  ou  même  gêne;  car,  si  amoureux  que  nous  soyons  du 
changement,  nous  n'aimons  point  qu'on  nous  change  les 
représentations  que  nous  nous  sommes  faites  des  choses;  et 
lorsque  nous  retournons  aux  endroits  dont  nous  avons  installé 
l'image  en  nous,  et  que  nous  constatons  qu'elle  ne  s'accorde 
plus  avec  la  réalité,  nous  regrettons  jusqu'aux  traits  qui  nous 
en  avaient  déplu. 

C'était  ce  que  je  pensais  par  ce  matin  pluvieux  où  le  paquebot 
japonais,  qui  m'amenait  d'Amérique,  entrait  au  port  de  Yoko-î 
hama.  Pendant  qu'à  travers  la  pluie  drue  je  cherchais  à  distin« 
guer  la  ville,  j'aperçus  à  quelques  pas' de  moi  un  de  nos  com* 
pagnons  de  voyage,  un  officier  de  marine  japonais  qui  venait  de 
séjourner  deux  ans  en  Allemagne.  Il  avait  quitté  ses  vêtemens 
civils  et  revêtu  son  grand  uniforme,  la  poitrine  barrée  d'une 


484  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

brochette  de  décorations  qui  étaient  les  seules  splendeurs  de  ce 
lever  du  jour.  A  peine  la  passerelle  du  navire  eut-elle  touché  le 
quai,  un  autre  officier  y  grimpa,  moins  décoré  que  le  nôtre  et 
suivi  de  deux  dames  japonaises.  Leurs  socques  de  pluie,  en  forme 
de  petits  bancs,  s'accrochaient  péniblement  aux  tringles  de  la 
passerelle;  et  le  nœud  de  leur  ceinture,  qui  relevait  leur  léger 
manteau  de  soie  noire,  leur  donnait  l'air  de  ployer  sous  un 
fardeau  trop  lourd.  L'une  de  ces  dames,  fille  de  l'amiral  Togo, 
était  la  femme  de  notre  compagnon.  Les  deux  époux  se  revoyaient 
après  une  longue  séparation.  Us  ne  se  serrèrent  même  pas  la 
main.  Elle  s'inclina,  aspira  beaucoup  d'air  entre  ses  dents  et 
prononça  quelques  paroles.  Il  s'inclina,  un  peu  moins,  aspira 
de  l'air,  pas  tout  à  fait  autant,  et  prononça  quelques  mots,  plus 
brefs.  Ce  petit  incident,  au  milieu  du  remue-ménage  de  l'arrivée, 
me  reporta  si  loin  dans  le  passé  qu'il  ne  me  sembla  plus  que 
j'avais  quitté  le  Japon.  Mieux  que  tout  ce  qu'on  pouvait  me 
dire,  l'attitude  de  ce  mari  et  de  cette  femme  me  prouvait  que 
les  rapports  entre  les  deux  sexes  étaient  toujours  les  mêmes, 
ou  qu'ils  avaient  du  moins  gardé  leur  ancienne  étiquette. 

Je  gagnai  rapidement  la  gare  toujours  aussi  venteuse  et 
aussi  délabrée,  et  je  pris  le  premier  train  qui  partait  pour 
Tokyo.  C'était  bien  le  wagon  dont  j'étais  descendu  jadis.  Les 
hommes,  que  je  m'attendais  à  trouver  tous  en  veston  ou  en 
jaquette,  portaient  presque  tous  le  costume  national.  Des  femmes 
agenouillées  sur  les  longues  banquettes  fumaient  leur  cigarette 
entre  leur  parapluie  de  papier  huilé  et  leur  paquet  enveloppé 
d'un  linge  couleur  de  safran.  Elles  étaient  un  peu  moins 
avenantes  que  la  dernière  fois  que  je  les  avais  rencontrées,  mais 
beaucoup  plus  que  la  première  fois  que  je  les  avais  vues.  Je. 
compris  que  je  n'aurais  pas  besoin  de  me  réaccoutumer  à  l'esthé- 
tique japonaise,  que  j'avais  été  une  fois  pour  toutes  vacciné 
contre  les  désillusions  des  premiers  jours,  que  mes  souvenirs 
n'avaient  ni  défiguré  ni  transfiguré  cet  aimable  pays,  et  que  de 
nous  deux  j'étais  le  seul  qui  eût  vieilli. 

Arrivé  à  Tokyo,  j'eus  l'impression  que  la  capitale  du  peuple 
le  plus  révolutionné  avait  moins  changé,  dans  ces  quinze 
dernières  années,  que  les  villes  américaines  et  même  que 
Paris.  On  l'avait  enlaidie,  ce  qui  pourtant  était  difficile.  On 
en  avait  augmenté  l'incohérence.  Des  ponts  de  fer  remplaçaient 
de  fc^meux  vieux  ponts  de   bois.  Les   tramways  à  trolley  pas- 


LE    NOUVEAU    JAPON. 


485 


saient  dans  des  nuages  de  poussière  sous  un  affreux  réseau  de 
câbles.  Des  boulevards  s'étaient  élargis,  comme  le  célèbre 
Ginza;  mais  les  petits  saules  qui  les  bordent  n'avaient  pas 
grandi  d'un  pouce.  Des  maisons  européennes,  des  boutiques  à 
l'européenne,  des  estaminets  à  l'européenne  s'élevaient  un  peu 
partout,  maison  n'avait  qu'à  les  voir,  et  principalement  les 
■estaminets  avec  leur  mobilier  dépareillé  de  salle  à  manger  bour-  . 
geoise,  pour  s'assurer  que  les  dieux  du  Japon,  amis  de  l'har- 
monie et  de  la  netteté,  n'avaient  point  étendu  jusqu'à  eux  leur 
bénigne  influence.  L'immense  terrain  vague  qui  se  déroule,  au 
centre  de  la  ville,  devant  les  douves  et  les  remparts  du  palais  de 
l'Empereur  et  qui  servait  naguère  de  champ  d'exercices  à  la 
cavalerie,  était  converti  en  un  chantier  d'où  sortait  déjà  une 
rangée  d'édifices  en  brique,  banques  et  agences,  qui  semblaient 
avoir  été  transportés  d'une  ville  américaine.  Mais  la  beauté  du 
parc  impérial  et  son  mystère  restaient  encore  intacts. 

Je  pris  un  grand  plaisir  à  sentir  se  ranimer  en  moi,  au 
cours  de  ces  premières  promenades,  des  images  depuis  si  long- 
temps endormies  et  à  écouler  les  échos  que  réveillaient  dans 
ma  mémoire  tous  les  b'ruits  de  la  ville  japonaise.  Je  m'arrêtai 
longuement  devant  les  échoppes  des  écrivains  publics.  Age- 
nouillés comme  des  saints  dans  leurs  niches  et  baissant  les 
paupières,  ils. semaient  du  bout  do  leur  pinceau  des  caractères 
compliqués  et  vraiment  artistiques,  pendant  qu'au  bord  de  la 
rue,  assis  sur  leurs  talons,  leur  vieux  client  ou  leur  jeune 
cliente  les  suivaient  de  l'œil,  le  porte-monnaie  à  la  main.  Le 
long  d'une  grande  bâtisse,  oîi  l'on  prenait  des  leçons  d'escrime, 
je  ralentis  le  pas  pour  mieux  écouter  le  cliquetis  des  sabres  en 
bois  que,  depuis  des  siècles,  entend  le  peuple  desSamuraï.  Je 
m'amusai,  comme  jadis,  des  salutations  qui  cassent  en  deux  les 
passans  au  coin  dos  rues,  surtout  quand  ces  passans  sont  des 
femmes  et  qu'elles  portent  leur  enfant  sur  leur  dos.  Au  premier 
plongeon,  les  deux  bébés  se  découvrent  avec  étonnement  par- 
dessus les  tètes  profondément  inclinées  de  leurs  mères;  puis  les 
corps  se  redressent,  et  ils  ne  se  voient  plus;  un  second  plon- 
geon, ils  sont  heureux  de  se  revoir,  ils  se  reconnaissent;  un 
troisième,  moins  prolongé,  et  ilt>  se  contemplent  pour  la~  der- 
nière fois.  Je  retrouvai  les  fouillis  de  bicoques  coupés  de  canaux 
où  glissent  des  radeaux  chargés  de  légumes;  les  dédales  des 
ruelles  silencieuses  qui  descendent  les  vallées  et  en  remontent 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  pentes  ;  leurs  palissades  de  bambou  et  leurs  portes  à  auvent 
où  le  bec  électrique  remplaçait  la  lanterne  ;  et  les  marchés 
du  soir  dans  les  rues  populeuses  ;  et  les  grands  parcs  et  les 
temples  et  les  théâtres  avec  leurs  affiches  suspendues  à  de 
longues  perches  comme  des  oriflammes.  J'entrai  au  Meiji-za  : 
c'était  la  même  salle  traversée  d'un  pont  de  bois  où  s'avancent 
les  acteurs,  le  même  public  fumant,  buvant  et  mangeant  sur 
les  nattes  du  parterre  et  des  loges,  la  même  scène  tournante,  la 
même  voix  chevrotante  des  chanteurs,  les  mêmes  sons  aigres  du 
shamisen,  les  mêmes  pièces  qui  reproduisent  longuement  et  mi- 
nutieusement les  petits  aspects  comiques  de  la  vie  journalière. 

Mais  je  ne  pouvais  supposer  que  l'ancien  Japon  fût  remonté 
dans  la  lune,  et  le  Japonais  qui,  revenant  à  Paris,  écrirait  : 
«  0  merveille  î  Les  Parisiens  ont  toujours  des  souliers  ou  des 
bottines;  on  promène  toujours  les  bébés  dans  de  petites  voi- 
tures; les  théâtres  jouent  toujours  les  mêmes  pièces;  les  gens 
chez  qui  je  vais  habitent  toujours  des  appartemens,  et,  au  rez- 
de-chaussée  des  maisons,  on  trouve  toujours  un  concierge  à  qui 
parler,  quand  il  n'est  pas  dans  l'escalier,  »  ce  Japonais  ne  me 
paraîtrait  pas  plus  naïf  que  l'Européen  qui  se  montrerait  agréa- 
blement surpris  de  la  persistance  des  Japonais  à  se  servir  de 
leurs  socques  en  bois  et  des  mères  japonaises  à  porter  leur 
enfant  sur  leur  dos.  En  somme,  rien  n'avait  changé.  Je  remar- 
quai seulement  que  les  femmes  mettaient  plus  de  bijoux,  que 
leurs  doigts  étaient  souvent  chargés  de  bagues,  que  leur  coquet^ 
terie  avait  quelque  chose  de  plus  indépendant  et  de  plus  per- 
sonnel. Au  contraire,  je  crus  distinguer  chez  les  hommes  un 
retour  aux  anciennes  modes.  Ceux  qui  étaient  vêtus  à  l'euro- 
péenne me  semblaient  beaucoup  moins  empruntés  qu'autrefois. 
Mais  le  plus  grand  nombre  était  revenu  au  costume  national; 
et  les  élégans  se  promenaient  tête  nue  et  les  pieds  nus  dans 
leurs  geta.  En  revanche,  au  théâtre,  beaucoup  s'asseyaient  les 
jambes  croisées  comme  si  l'usage  des  sièges  européens  les  avait 
déshabitués  de  leur  pénible  agenouillement. 

Rien  n'avait  changé  non  plus  dans  les  opinions  et  les  juge- 
mens  des  résidens  européens.  J'entendais  les  mêmes  phrases 
que  jadis  sur  le  charme  assez  indéfinissable  dont  le  Japon 
nous  enveloppe,  sur  la  difficulté  de  pénétrer  le  caractère  des 
Japonais,  sur  leur  façon  de  raisonner  qui  ne  ressemble  pas 
àla  nc^re,  sur  leur  orgueil,  sur  leur  désir  d'éliminer  l'Euro- 


LÉ    NOUVEAU    JAPONïi 


487 


péen  et  de  démarquer  ses  inventions,  sur  les  révolutions 
qui  se  préparent  et  qui  éclateront  sans  doute  la  semaine  pro- 
chaine. Gomme  l'étranger  vieillit  peu  au  Japon  et  comme  il 
rajeunit  quand  il  y  revient  I  Le  personnel  des  ambassades  s'était 
entièrement  renouvelé.  La  plupart  des  anciens  professeurs,  ingé- 
nieurs, industriels,  avaient  disparu.  Mais  je  n'avais  qu'à  fermer 
les  yeux  et  à  écouter  leurs  remplaçans  pour  les  croire  encore 
là.  Au  lieu  de  m'en  réjouir,  j'en  éprouvai  une  vague  tristesse.! 
Un  vieux  missionnaire  que  je  rencontrai  hésita  à  me  recon-i 
naître,  et  j'eus  la  même  hésitation,  car  nous  ne  pensions  pas 
nous  revoir  en  cette  vie.  Nous  avons  commencé  par  compter 
les  morts.  Les  vieilles  amitiés  qui  se  rejoignent  prennent  si 
naturellement  le  chemin  du  cimetière  !  Mais  quoi  I  nous  ne 
mourons  pas.  La  mort  n'est  qu'une  illusion  de  notre  misérable 
individualisme.  Il  faut  que  la  pièce  continue  avec  les  mêmes 
rôles.  Acteurs  et  figurans  ne  comptent  guère.  Ce  sont  les  paroles 
qui  durent,  les  vaines  paroles.  Mon  vieil  ami  sourit  et  me  dit  : 
«  L'homme  ne  repasse  pas  deux  fois  par  le  même  chemin  sans 
mélancolie.  S'il  ne  le  reconnaît  plus,  il  se  sent  déjà  comme 
poussé  hors  du  monde.  S'il  n'y  trouve  aucune  nouveauté,  il 
sent  le  peu  que  nous  sommes  dans  l'éternel  recommencement 
de  tout.  Vous  craigniez  que  le  Japon  ne  fût  plus  votre  Japon  ; 
puis  vous  vous  êtes  félicité  qu'il  le  fût  toujours,  et>voici  main- 
tenant que  vous  allez  vous  attrister  qu'il  le  soit  trop.  Vous  vous 
apercevrez  peut-être  qu'il  l'est  plus  encore  et  que  c'est  en  cela 
qu'il  a  changé.  » 

II.    —   LES   FUNÉRAILLES    DE  l'iMPÉRATRICE 

La  semaine  de  mon  arrivée,  le  24  mai  1914,  eurent  lieu  les 
funérailles  de  l'Impératrice  douairière.  J'avais  encore  dans  les 
yeux  cette  matinée  d'avril  où,  en  1898,  je  l'avais  vue  près  de 
l'Empereur,  écoutant  des  di.scours  qui  célébraient  la  trentième 
année  de  leur  règne  à  Tokyo.  Elle  portait  ce  jour-là  une  robe 
vieux  rose  aux  reliefs  d'or  qui  la  guindait.  Mais  sous  cette  cara- 
pace européenne,  et  malgré  son  visage  fané,  —  fané  comme 
une  fleur,  ■ —  où  ses  yeux  faisaient  deux  points  noirs  et  sa  bouche 
une  petite  moue  à  peine  teintée,  elle  gardait  la  gracilité  de  la 
jeunesse  et  donnait  toujours  l'impression  d'une  fragilité  dia- 
phane et  d'un  pas  aussi  léger  que  devait  l'être  son  sommeil. 


488  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

La  pivoine  ronge,  tomba  dans  le  vase  de  pierre  précieuse  :  le 
bruit  éveilla  le  papillon  et  ^Impératrice. 

Celte  courte  poésie  d'une  femme,  un  des  meilleurs  poètes  du 
Japon  moderne,  me  la  ressuscite  encore  mieux  que  mon  sou- 
venir. Elle  dort  aujourd'hui,  et  l'e'croulement  de  son  palais  ne 
la  réveillerait  pas.  Elle  est  allée  rejoindre  l'Empereur.  Avec  elle 
le  grand  règne  est  tout  à  fait  fini.  Les  impératrices  du  Japon 
ne  sauront  plus  ce  que  c'est  que  d'adopter  à  trente  ans  le  corset 
et  les  robes  d'une  Reine  d'Angleterre.  Elles  ne  sauront  plus 
jamais  ce  que  c'est  que  d'avoir  vécu  toute  sa  jeunesse  dans  une 
pénombre  de  sanctuaire  et  d'en  être  brusquement  tirée  et  de 
paraître  en  plein  jour  au  milieu  des  foules  et  de  monter  dans 
des  trains  et  de  visiter  des  navires  de  guerre  et  d'inaugurer  des 
hôpitaux.  Désormais  elles  trouveront  naturel  d'ouvrir  des  bals 
et  de  recevoir  à  leur  table  des  ambassadeurs  carnivores.  Mais  la 
petite  princesse,  qui  aujourd'hui  est  accroupie  dans  son  cercueil 
la  tête  voilée  et  les  yeux  clos,  a  passé  par  d'étranges  métamor- 
phoses, et  elle  ne  trahit  rien  des  émotions  de  son  àme.  Elle  a 
tenu  jusqu'au  bout  son  rôle  en  perfection.  La  Japonaise  la  plus 
obéissante  ne  l'était  pas  plus  qu'elle  devant  son  impérial  mari, 
qui,  dans  la  demi-intimité  de  la  cour  ou  du  voyage,  ne  daignait 
point  s'apercevoir  de  sa  présence  et,  confortablement  assis,  la 
laissait  indéfiniment  sur  ses  pieds.  Quand  un  Européen  l'appro- 
chait, sa  timidité,  qui  n'était  point  de  la  gaucherie,  ajoutait 
seulement  à  sa  dignité  naturelle  une  grâce  mystérieuse.  Tous 
louaient  sa  délicatesse  et  sa  bonté.  On  la  disait  curieuse  d'ap- 
prendre comment  vivaient  les  femmes  dans  les  autres  pays,  et 
désireuse,  pour  les  Japonaises,  d'une  condition  plus  libre. 
Après  la  mort  de  l'Empereur,  elle  s'effaça;  elle  semblait 
s'excuser  de  lui  survivre.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  eu  de 
souveraine  plus  vraiment  aimée  du  peuple  japonais. 

Elle  s'était  éteinte  à  Numazu,  au  bord  de  la  mer.  Mais, 
comme  la  tradition  n'admet  pas  qu'un  membre  de  la  famille 
impériale  puisse  mourir  hors  de  la  capitale,  sa  mort  ne  fut 
point  annoncée  ;  et  le  10  mai,  elle  rentrait  à  Tokyo  dans  la  nuit- 
Les  princes  et  le  monde  de  la  cour  se  portèrent  à  la  gare 
sans  aucun  signe  de  deuil.  On  avait  tendu  des  voiles  entre  le 
wagon  funèbre  et  les  assistans.  Le  grand  carrosse  rouge  s'avança, 
reçut  le  cercueil  et  s'éloigna  à  son  allure  habituelle;  et  l'Impé- 
ratrice mourut  officiellement,  à  cjeux  heures  du  matin. 


LE    NOUVEAU    JAPON.; 


489 


Ses  funérailles  furent  admirables.  Si  j'en  crois  ceux  qui 
virent  les  funérailles  de  l'Empereur,  les  Japonais  apportèrent 
à  celles  de  l'Impératrice  un  recueillement  plus  profond,  une 
piété  plus  intime.  De  combien  de  morts  illustres  peut-on  dire 
qu'ils  auraient  souhaité  la  pompe  et  les  hommages  sous  lesquels 
nous  les  enterrons?  Il  n'y  avait  pas  dans  cette  longue  cérémonie 
un  seul  détail  dont  elle  n'eût  ressenti  la  beauté. 

Dès  trois  heures  do  l'après-midi,  on  ne  pénétrait  que  muni 
de  carte  sur  la  voie  funèbre,  qui  partait  du  Palais  et  traversait 
toute  une  parlic  de  la  ville  jusqu'à  la  station  du  chemin  de  fer 
où  le  train  attendait  la  dépouille  impériale  pour  l'emporter  dans 
la  ville  sainte  de  Kyoto.  Il  faut  se  représenter  de  larges  routes 
descendantes  et  montantes,  bordées  d'un  fouillis  de  bicoques  en 
bois  ou  côtoyant  des  terrains  déserts,  d'immenses  quartiers 
sans  caractère  dans  une  ville  sans  couleur  et  sous  un  ciel 
brouillé.  Sur  toutes  les  chaussées  on  achevait  d'étendre  une 
couche  de  terre  meuble  et  sombre  où  les  pas  s'amortissaient. 
Des  deux  côtés  on  ne  voyait  qu'une  foule  compacte  assise  sur 
ses  talons  ou  sur  des  boites  de  bois  qu'on  vendait  environ  cinq 
sous.  Les  boutiques  ouvertes  avec  leurs  rangées  de  spectateurs, 
les  uns  agenouillés,  les  autres  debout,  ressemblaient  à  des  loges 
de  théâtre  pleines.  Les  auvens  servaient  quelquefois  de  balcons; 
et  les  balcons  disparaissaient  sous  les  grappes  humaines.  Pas  un 
cri  ne  sortait  de  cette  multitude  évaluée  à  six  ou  sept  cent 
mille  personnes.  Le  service  d'ordre  était  assuré  par  des  sergens 
de  ville  et  des  délégués  en  redingote  noire  qui  n'avaient  presque 
rien  à  faire.  J'étais  à  l'entrée  d'une  venelle  qui  donnait  sur  un 
terrain  de  manœuvres,  une  vaste  plaine  inculte.  A  deux  pas  de 
la  foule, le  silence  était  tel  que  j'aurais  pu  me  croire  dans  un  vil- 
lage. Derrière  leurs  palissades  de  bambou  et  leurs  petits  jardins, 
les  maisonnettes  semblaient  vides  ou  endormies.  Le  champ  de 
manœuvres  était  sillonné  de  kuruma  qui  menaient  des  person- 
nages oflicicls  aux  tribunes  réservées;  et  l'on  apercevait  de  loin 
les  jambes  noires  des  coureurs  tricotant  sous  leur  veste  blanche. 
Le  paysage,  les  rues,  les  maisons,  les  décorations,  ces  poteaux  et 
ces  grosses  lanternes  blanches,  tout,  sauf  la  foule  prodigieusement 
silencieuse,  aurait  déçu  par  sa  médiocrité  l'étranger  débarqué 
de  la  veille.  Mais  qu'il  prenne  patience,  l'étranger! 

Il  est  maintenant  six  heures  du  soir.  Les  soldats  de  la  garde 
impériale  apparaissent,  et,  pendant  que  les  uns  font  la  haie 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devant  les  spectateurs,  les  autres  forment  leurs  rangs  sur  la 
chaussée  et  attendent,  l'arme  au  pied,  le  signal  de  la  marche. 
Le  jour  tombe  :  de  tristes  sonneries  de  clairons  se  font  entendre. 
Les  lanternes  s'allument  et  les  becs  électriques  donnent  des 
lueurs  jaunes.  Enfin,  ce  fut  la  nuit,  la  nuit,  négation  de  la 
lumière,  où  la  tradition  japonaise  voulait  qu'on  ^ensevelît  la 
négation  de  la  vie.  A  huit  heures,  un  coup  de  canon  annonça 
que  le  cercueil  de  l'Impératrice  quittait  le  Palais.  Il  n'y  eut  pas 
dans  la  foule  le  moindre  soupir  de  soulagement,  le  plus  faible 
murmure.  Mais  ceux  qui  avaient  acheté  des  boîtes  montèrent 
dessus,  et  quelques-unes  craquèrent. 

La  troupe  s'ébranla.  Les  soldats,  le  fusil  tourné  vers  le 
sol,  commencèrent  à  défiler.  Leurs  uniformes  kaki  se  fon- 
daient dans  le  crépuscule  :  on  ne  distinguait  bien  que  la 
bande  rouge  de  leurs  képis.  Et  leur  piétinement,  assourdi  par 
la  terre  molle,  faisait  le  même  bruit  indéfini  que  la  mer  quand 
elle  roule  loin  de  nous  dans  la  nuit  brumeuse  et  calme.  Toutes 
les  huit  minutes,  sans  qu'un  ordre  fût  crié,  ils  s'arrêtaient  un 
instant.  Et  du  bas  de  la  côte,  montaient  sur  ce  grand  silence  les 
sons  de  la  musique  militaire  qui  jouait  la  Marche  funèbre  de 
Chopin.  Sans  doute,  ils  déchiraient  toutes  les  oreilles  japonaises 
encore  rebelles  à  la  musique  occidentale.  Du  moins,  ils  ne  leur 
parlaient  pas  le  même  langage  qu'a  nous.  Et  je  songeais  à 
l'Impératrice  que  ces  cuivres  avaient  dû  froisser  jadis,  les  jours 
de  parade.  Mais  que  de  choses  l'avaient  froissée  qui  lui  devin- 
rent peu  à  peu  des  signes  de  grandeur!  Cette  musique,  qui 
menait  son  deuil  au  milieu  de  ces  soldats  à  l'européenne,  avait 
eu  pour  elle  des  marches  triomphales,  dont  les  battemens  de 
son  cœur  avaient  scandé  les  rythmes  étranges. 

La  musique  passa  :  les  musiciens,  sanglés  dans  leur  tunique 
rouge,  oscillaient  en  mesure,  et  les  marins  de  la  flotte,  qui  mar- 
chaient derrière  eux,  suivaient  leur  mouvement.  $ous  le  costume 
moderne  ils  obéissaient  ainsi  à  la  règle  des  cortèges  d'autre- 
fois; mais  ils  corrigeaient  l'ancien  pas  de  danse  excentrique 
en  un  pas  simplement  cadencé.  Les  derniers  accens  de  la  Marche 
funèbre  s'éteignaient  à  peine  qu'une  musique  perçante,  glapis- 
sante, de  flûtes  et  de  fifres  lui  répondit,  comme  du  fond  des 
siècles.  Les  prêtres  shintoïstes  s'avançaient,  coiffés  de  leur  bon- 
net noir  et  vêtus  d'une  robe  d'un  vert  pâle,  presque  gris  dans 
l'ombre  crépusculaire.  Leurs  torches  inclinées  éclairaient  la 


LE    NOUVEAU    JAPON. 


491 


poitrine  des  soldats  immobiles.  Ils  portaient  les  emblèmes  de  la 
religion  nationale,  les  deux  arbrisseaux  verts  qui  ressemblent 
au  camélia,  de  longues  banderolles  qui  symbolisent  le  soleil  et 
la  lune,  des  gongs,  des  boucliers,  des  arcs,  des  flèches,  des 
tables  pour  les  viatiques  du  mort,  £t  ces  viatiques  :  du  riz,  de 
l'eau,  du  sel,  des  rouleaux  de  soie  blanche  et  de  soie  écarlate, 
une  paire  de  sandales.  Ces  antiques  présens  funéraires  passaient 
accompagnés  d'une  musique  de  faucheurs  asiatiques  soufflant 
dans  leurs  roseaux.  Mais,  par  intervalles,  des  clairons  coupaient 
d'une  note  sonore  la  voix  aiguë  des  fifres.  Le  Japon  du  passé 
ne  pouvait  oublier  que  le  Japon  moderne  était  là. 

Et  tout  a  coup  nous  vîmes,  se  détachant  de  la  pénombre  aux 
flammes  des  torches  et  dominant  la  foule,  le  chariot  funèbre.  Il 
était  laqué  de  noir  et  d'or,  monté  sur  deux  énormes  roues  et 
traîné  par  deux  couples  de  bœufs  qu'escortaient  leurs  piqueurs. 
Les  hommes  qui  l'entouraient,  habillés  comme  au  vieux  tem.ps, 
venaient  du  village  de  Yasé  près  de  Kyoto,  qui  a  toujours 
fourni,  au  cours  des  âges,  les  nourrices  des  princes  du  sang  et 
les  porteurs  de  la  litière  impériale.  L'Impératrice  s'en  allait 
dans  un  de  ces  ehars  attelés  de  bœufs  comme  ceux  qui  condui- 
saient, il  y  a  douze  cents  ans,  tes  Empereurs  et  leur  cour  à  des 
plaisirs  arcadiens.  Aujourd'hui,  c'est  l'automobile  cm  le  chemin 
de  fer  qui  les  y  m^ène.  Mais,  le  jour,  de  la  mort,  ils  retrouvent 
le  lourd  chariot  et  les  bceufs  au  pas  lent  ;  car  ils  sont  aussi 
morts  que  les  morts  d'autrefois;  ce  qui  convenait  aux  uns 
convient  aux  autres,  et  il  est  bon  qu'ils  entrent  Ums  ê&  l'a 
même  allure  pacifique  dans  réternité. 

A  chaque  tour  de  roue,  ce  char  gémissait  étrangement.  Les 
essieux  avaient  été  disposés  de  telle  sorte  qu'ils  produisaient 
sept  notes  gémissantes.  On  me  dit  que  l'artisan  de  Kyoto,  dont 
ils  étaient  l'ouvrage,  appartenait  h  une  famille  où,  de  père  en 
fils,  on  se  transmettait  le  secret  de  ces  gémissemens,  «  qui 
doivent  contracter  les  cœurs.  )>  Ahl  comme  je  reconnais  bien 
là  le  génie  japonais  1  II  ne  se  contente  pas  d'atteindre  la 
grandeur  par  les  moyens  les  plus  simples  :  il  lui  faut  de  l'habi- 
leté. Et  son  habileté,  sans  être  formellement  de  mauvais  goût, 
a  quelque  chose  de  puéril  et  de  précieux  qui  passe  la  mesure  et 
qui  diminue  quelquefois  l'impression  de  grandeur.  Cette  méca- 
nique destinée  à  émouvoir  m'a  un  instant  gâté  la  simplicité 
majestueuse  de  ces  funérailles.  Un   moment  ma  pensée  s'est 


492  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

détournée  de  l'Impératrice  morte  et  de  l'immense  ville  recueil- 
lie et  de  tout  ce  concert  de  symboles  pour  aller  chercher,  dans 
sa  carrosserie  de  Kyoto,  l'habile  fabricant  de  ces  essieux  pathé- 
tiques. Mais  personne  autour  de  moi  ne  sentait  comme  moi,  et 
personne  n'eût  compris  ma  restriction.  En  revanche,  je  crois 
bien  que  les  Japonais  éprouveraient  aussi  vivement  que  nous 
l'ampleur  et  la  mélancolie  du  vers  de  Hugo  : 

Les  grands  chars  gémissans  qui  reviennent  le  soii*... 

Seulement,  ils  veulent  être  sûrs  que  le  char  gémira;  et  ils 
s'y  prennent  en  conséquence. 

Derrière  les  prêtres  shintoïstes  et  tous  ces  hommes  revêtus 
de  costumes  anciens,  marchaient  en  rangs  obscurs  des  princes, 
des  généraux,  des  dignitaires,  dont  les  chamarrures  sortaient 
de  l'ombre  aux  lueurs  des  lanternes  ou  des  becs  électriques, 
comme  les  replis  des  vagues  se  dorent  sous  les  rayons  mobiles 
de  la  lune.  On  n'entendait  plus  qu'un  long  piétinement  sourd 
qui  se  déroulait  dans  la  nuit;  et,  de  temps  en  temps,  les  deux 
musiques  se  rejoignaient  très  haut,  au-dessus  de  la  ville. 

Près  de  la  station  du  chemin  de  fer,  dans  le  quartier  popu- 
leux de  Yoyogi,  sur  une  petite  hauteur,  s'élevait  le  temple  pro- 
visoire où  devait  se  terminer  le  cortège.  Il  était  en  bois  blanc  ; 
et  son  toit  recourbé,  en  écorce  de  cèdre  :  une  simple  hutte, 
comme  l'éternel  temple  shintoïste,  mais  d'un  bois  indicible- 
ment  pur.  La  loge  où  se  tenait  la  famille  impériale,  celle  des 
musiciens,  celle  des  prêtres,  celle  où  l'on  dépose  les  alimens 
sacrés,  étaient  aussi  des  huttes  ;  et  les  galeries  pour  les  invités 
étaient  en  bois  blanc  ,  et  les  grands  torii,  ces  portiques  dont  la 
poutre  transversale  a  la  forme  d'une  carène,  étaient  en  bois 
blanc.  Mais  chaque  lampadaire  était  formé  de  trois  jeunes  pins 
réunis  que  l'on  n'avait  point  écorcés  ;  et  toute  la  clôture  était 
faite  de  bambous  verts  qui  signifient  la  pureté.  Il  n'y  avait 
d'autres  ornemens  que  des  cordes  de  paille,  emblème  shin- 
toïste, et,  sur  les  bambous,  des  cravates  de  crêpe  noir,  emblème 
européen.  Aucun  encens  ne  montait  dans  l'air,  mais  une  odeur 
de  forêt  coupée.  Le  chariot  funèbre  atteignit  l'enclos  à  onze 
heures  et  demie.  La  ville  en  fut  avertie  par  un  coup  de  canon. 
Les  cloches  sonnèrent  dans  les  temples  ;  des  siftlemens  de 
vapeur  leur  répondirent  dans  les  manufactures  ;  et  les  tramways 
s'arrêtèrent  trois  minutes.  Durant  trois  minutes,  le  mouvement 


LE    NOUVEAU    JAPOM. 


493 


cessa  d'un  bout  à  l'autre  de  l'énorme  ville  en  insomnie.  Sur 
les  ponts  011  brûlaient  des  torchères,  le  long  des  boulevards 
e'clairés  de  lanternes  blanches,  autour  des  brasiers  dont  la 
llamme  découpait  des  porches  d'ombre  à  l'entrée  des  petites 
rues,  la  foule  sembla  pétrifiée.  Trois  minutes  :  tout  ce  que  la 
vie  peut  donner  à  la  mort! 

Et  maintenant  l'Impératrice  s'est  à  jamais  éloignée  de  sa 
capitale.  Elle  retourne  au  Kyoto  de  sa  jeunesse,  à  ce  Kyoto 
dont  le  premier  nom  de  Hcian  voulait  dire  calme,  tranquillité. 
Mais  ce  n'est  point  au  cœur  de  la  ville  qu'elle  reposera.  On  lui 
prépare  de  grands  ombrages  à  une  demi-heure  de  la  cité,  près 
du  tombeau  de  l'Empereur.  J'y  suis  allé  deux  mois  plus  tard. 
Dans  les  bois,  au  liane  d'un  coteau,  l'Empereur  dort  sous  un 
vaste  tumulus  qui  couronne  des  étages  de  gazon  vert,  séparés 
par  des  murs  de  pierres  sèches.  La  porte  de  bronze,  où  resplen- 
dit sur  chaque  battant  un  chrysanthème  d'or,  est  le  seul 
ouvrage  apparent  dont  la  main  des  hommes  a  façonné  la  ma- 
tière. Les  pierres  des  murs  ont  été  choisies  pour  la  beauté  de 
leur  forme  et  de  leur  grain.  Les  grèves  de  la  Mer  Intérieure  ont 
fourni  le  sable  qui  recouvre  le  tumulus.  Mais,  alors  que  les 
tumuli  des  anciens  Empereurs  se  sont  désagrégés  sous  l'action 
du  temps,  celui-ci,  fait  en  béton,  résistera  aux  siècles.  Tous  les 
soirs,  les  lanternes  de  pierre  y  sont  allumées.  Elles  le  furent 
jour  et  nuit  la  première  année.  Et  chaque  jour  des  pre- 
mières semaines  y  amena  de  vingt  à  trente  mille  pèlerins.  On 
en  comptait  encore  cinq  mille  quand  je  l'ai  vu,  et  bien  que  ce 
fût  l'époque  des  grands  travaux  de  la  campagne.  Nous  des- 
cendons par  un  sous-bois,  et  nous  arrivons  tout  de  suite  à 
l'endroit  où  l'Impératrice  attend  son  tumulus.  La  terre  ne 
s'ouvrira  pour  la  recevoir  que  cent  jours  après  les  funérailles. 
Elle  attend  dans  une  chapelle  en  bois  blanc  sur  le  versant  de  la 
colline  ;  et,  au-dessous,  dans  une  autre  chapelle  aussi  simple, 
des  offices  sont  célébrés  chaque  jour  en  présence  des  envoyés 
de  la  Maison  Impériale.  Un  peloton  de  soldats  gardait  l'enceinte. 

Cette  pompe  et  ces  spectacles  n'avaient  rien  de  très  nouveau 
pour  moi.  Je  savais  que  les  Japonais  excellent  dans  le  déploie- 
ment de  ces  solennités  où  ils  collaborent  avec  la  mort  et  la 
nature.  Il  n'est  guère  de  peuple  qui  tienne  davantage  aux  dou- 
ceurs fugitives  de  la  vie  et  qui  fasse  meilleure  figure  à  la  mort. 
La  tristesse  qu'elle  apporte  devient  chez  eux  comme  une  fête 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

méianeolique  de  l'esprit.  Et  je  ne  eonna,is  point  de  pays  où  la 
force  des  coutumes  et  la  discipline  de  la  sensibilité  donnent  aux 
grandes  de'monstrations  publiques  une  pareille  unité  d'impres- 
sion. Acteurs  et  spectateurs,  tous  y  concourent.  A  dire  vrai,  il 
n'y  a  qu©  des  acte-urs.  Ceux  qui  conduisaient  le  deuil  n'étaient 
pas  plus  impeccables  que  ceux  qui  le  regardaient  passer.  La 
foule  jouait  son  rôle  aussi  parfaitement  que  les  princes,  les 
soldats,  les  prêtres,  les  fiers  campagnards  de  Yasé  et  les  nobles 
piqueurs  de  boeufs. 

Mais  c'était  précisément  cette  unité  que  naguère  on  avait  pu 
croire  en  péril.  On  craignait  que  les  idées  égalitaires  introduites 
au  Japon  y  eussent  leur  effet  immanquable  de  dissocier  la  com- 
munauté japonaise  :  et  elle  m'avait  paru  plus  solide  que  jamais. 
On  redoutait  pour  la  société  et  pour  les  âmes  le  contlit  prolongé 
des  deux  civilisations.  Mais;,  quand  on  avait  assisté  jadis  aux 
tâtonnemens  d^e  la  vieille  cultusre  japonaise  et  à  sa  démarche 
ince-rtaine  d'Asiatique  éblouie  à  travers  les  innovations  occi- 
dentales, on  commençait  à  soupçonner,  devant  ces  funérailles, 
qu'elle  avait  enfin,  trouvé  son  équilibre.  Les  élémens  d'origine 
étrangère  s'y  accordaient  harmonieusement  aux  rites  de  l'ancien, 
du  plus  ancien  Japon.  Ceux-là  n'y  paraissaient  pas  plus  des 
importations  que  ceux-ci  des  archaïsmes.  On  prétendait  que  ce 
conflit  émousserait  sans  doute  la  délicatesse  esthétique  du  peuple 
japonais,  inséparable  de  sa  délicatesse  morale  :  et  elle  s'était 
marquée  non  seulement  dans  tous  les  détails  de  cette  céré- 
monie funèbre,  mais  dans  l'attitude  de  la  foule.  Il  nous  semblait 
naguère  que  le  culte  de  l'Empereur  pâlissait,  et  d'aucune  Impé- 
ratrice le  dernier  sommeil  n'avait  été  entouré  d'une  piété  plus 
vive.  Sur  cette  terre,  où  depuis  douze  cents  ans  le  bouddhisme 
a  régné,  rien  dans  ces  funérailles  n'était  emprunté  à  ses  rites.i 
La  seule  religion  qui  participait  aux  honneurs  rendus  à  la 
dépouille  impériale  était  celle  dont  il  avait  autrefois  étouffé  la 
voix  grêle  et  recouvert  la  simplicité  sous  sa  liturgie  somptueuse. 
C'était  le  shintoïsme  qui  nationalise  le  Soleil,  qui  attribue  à 
l'Empereur  une  origine  céleste  et  qui  fait  graviter  toutes  les 
autres  nations  autour  de  la  nation  japonaise,  fille  des  dieux  ; 
Ise  shintoïsme,  la  plus  ancienne  des  religions  du  Japon,  la  plus 
orgueilleuse  des  religions  Wtionales,  aussi  démesurée  et  aussi 
fantastique  dans  sa  mythologie  que  sobre  et  naturelle  dans  son 
symbolisme.; 


LB    SaÛVEArÛ   ^AfONii 


III.    —   LE    DERNIER    SAMURAÏ 


Un  passé  qui  meurt  lentement,  ce  sont  les  tombeati'x:  des 
Shogun,  dans  le  parc  de  Shiba.  Ces  lieutenans  géne'raux  de 
l'Empereur,  qui  avaient  supplanté  leur  souverain,  les  Toku- 
gawa,  descendent  peu  à  peu  dans  l'indifférence  et  dans  rouibli. 
On  ne  se  souvient  d'eux  qu'avec  hostilité.  Ces  dernières  années, 
un  journal  interrogea  ses  lecteurs  sur  les  héros  qu'ils  préfé- 
raient et  sur  ceux  qu'ils  n'aimaient  pas  :  le  premier  des  Toktj- 
gawa,  le  fondateur  de  la  dynastie,  réunit  presque  toutes  fês. 
voix  contre  lui.  Leurs  temples  étaient  magnifiques.  Ils  le  sont 
encore;  mais  leur  sanctuaire  se  dégrade,  les  châsses  se  dédorent, 
les  laques  rouges  s'écaillent  ;  sur  les  h'auts-reïiefs,  les  fleurs  et 
les  oiseaux  plus  éclatans  que  les  fleurs  dépérissent.  On  com- 
mence seulement  à  réédifier  le  grand  temple  qui  a  brûlé  depuis 
huit  ans,  et  l'on  ne  sait  même  pas  si  l'on  ira  jusqu'au  bout.. 
Les  deux  où  trois  fois  que  je  m'y  suis  promené,  je  n'y  ai  ren- 
contré personne.  Les  desservans  se  plaignent  de  leur  pauvreté 
et  sont  au  milieu  de  ces  splendeurs  comme  le  pâtre  qui  voit 
mourir  son  feu.  L'idée  religieuse  s'en  est  éloignée,  et,  dès 
qu'elle  s'éloigne,  le  Temps  se  réveille  et  se  met  à  la  besogne.-, 

Cependant  il  y  a,  dans  un  des  vastes  quartiers  de  Tokyo, 
une  petite  maison  que  les  pèlerins  visitent  assidûment  et  qui, 
tout  ordinaire  qu'elle  soit,  est  plus  sacrée  que  ces  temples., 
C'est  la  maison  du  maréchal  Nogi,  le  vainqueur  de  Port-Arthur.i 
Mais  ce  n'est  point  le  soldat  victorieux  dont  on  vient  y  adorer 
l'âme,  c'est  l'homme  qui,  le  soir  des  funérailles  de  l'Empereur, 
au  premier  coup  de  canon,  s'ouvrit  le  ventre,  selon  le  rite  des 
anciens  Samuraï.  Ce  suicide  ressuscita  brusquement  aux  yeux 
du  monde  un  Japon  féodal  qu'on  croyait  enterré.  L'uniforme 
européen  contrastait  violemment  avec  une  mort  qui  no'trs  repor- 
tait à  plus  de  mille  ans  en  arrière,  au  temps  où  lec  sérvitéars  se 
tuaient  encore  sur  le  lombeau  de  leurs  maîtres.  Sa  femme,  la 
comrtêsse  Nogi,  n'avait  pas  voulu  le  laisser  partir  seul  et  s'était 
enfoncé  un  poignard  dans  le  cœur.  Les  Japonais  oublièrent 
presque  la  mort  de  l'Empereur  pour  né  plus  songer  qu'à  ce 
couple  sanglant  qui  le  suivait  u  sur  la  route  du  ciel.  »  Le 
peuple  fut  remué  jusque  dans  ses  fibres  les  plus  secrètes  par 
tout  ce  que  la  beauté  de  cet  ,acte  avait  de  spécifiquement  japor 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDÉS. 

nais.  Devant  ces  deux  cadavres,  il  revivait  dix  siècles  de  son 
histoire.  Un  témoin  me  racontait  que,  plusieurs  étrangers 
s'étant  écriés,  dans  un  cercle  japonais,  que  le  maréchal  était 
stupide  ou  fou,  les  Japonais  ne  s'en  étaient  point  montrés 
froissés,  et  qu'ils  avaient  seulement  souri.  Ils  ont  le  môme  sou- 
rire quand,  au  fond  d'un  temple,  ils  vous  ouvrent  avec  précau- 
tion une  boîte  qui  en  contient  une  autre  qui  en  contient  une 
troisième  et  qu'ils  tirent,  emmaillotée  dans  des  linges  de 
safran,  une 'coupe  enterre  rugueuse  et  craquelée,  d'apparence 
grossière;  vous  vous  attendiez  h  un  trésor  et  ils  vous  voient 
déçus  :  ils  sourient  alors  et  replacent  dans  sa  boîte  cette  coupe 
dont  le  modelé  remplit  exactement  leurs  deux  mains  et  qu'ils 
ont  un  instant  tournée  entre  leurs  doigts  pour  en  admirer  les 
bords  légèrement  onduleux.  La  mort  de  Nogi  rentrait  dans  la 
catégorie  des  biens  spirituels  et  sacrés  dont  se  compose  leur 
patrimoine  national  et  que,  par  impuissance  à  en  juger  la 
valeur,  les  étrangers  ne  peuvent  même  pas  leur  envier. 

Il  faut  cependant  essayer  de  comprendre  cet  homme  que  le 
peuple  appelle  le  dernier  Samiiraï.  De  son  histoire  que  l'on  m'a 
contée  et  que  l'on  m'a  lue,  je  retiens  seulement  quelques  épi- 
sodes, quelques  images,  mais  qui  la  résument  toute.  Elle  est 
un  des  témoignages  les  plus  curieux  de  l'ancien  Japon  d'hier 
au  confluent  du  Japon  moderne. 

Vers  1857,  le  5  et  le  16  de  chaque  mois,  avant  l'aube,  on 
aurait  pu  voir  sortir  d'une  maisonnette  de  Tokyo,  très  proche 
de  la  maison  seigneuriale  du  prince  Mori,  un  homme  d'armes, 
accompagné  d'un  petit  garçon  d'environ  huit  ans.  Ce  Samuraï, 
précepteur  du  jeune  prince,  se  nommait  Nogi,  et  le  petit 
garçon  était  son  fils.  Ses  fonctions  lui  commandaient  d'aller 
deux  fois  par  mois  saluer  le  tombeau  de  la  famille  princière  au 
temple  fort  éloigné  de  Sengakuji.  Pour  l'enfant  débile  et  ner- 
veux, ces  sorties  matinales  étaient  à  la  fois  un  plaisir  grave  et 
un  objet  de  terreur.  On  risquait  toujours,  dans  le  crépuscule, 
de  buter  contre  un  cadavre  ou  de  faire  rouler  une  tète  sous  son 
pied.  Il  existait  encore  en  ce  temps-là  une  coutume,  qui  ne  fut 
abolie  qu'en  1868  :  le  Tameshigiri  ou  Essai  du  sabre.  Le- 
Samuraï,  possesseur  d'un  sabre  neuf,  se  postait  au  coin  d'une 
rue,  la  nuit,  et  en  éprouvait  le  tranchant  sur  le  premier  venu 
qui  passait  sans  escorte. 

Mais  quand,  au  jour  levant,  on  arrivait  au  temple,  le  petit 


LE    NOUVEAU    JAPON.  497 

Nogi  oubliait  toutes  ses  craintes,  et,  pendant  que  son  père 
s'acquittait  au  nom  du  prince  des  hommages  funéraires,  il  ne 
se  lassait  point  de  contempler,  dans  le  modeste  enclos,  quarante- 
sept  tombes  rangées  "autour  d'un  grand  sépulcre,  et  pieusement 
entretenues  comme  des  autels.  C'était  là  que  reposaient  les 
quarante-sept  Ronins,  ces  hommes  d'armes  dont  l'aventure 
reste  aux  yeux  des  Japonais  un  des  raonumens  parfaits  de  leur 
ancien  héroïsme.  Le  jour  même  où  ils  avaient  vengé  leur  sei- 
gneur en  tuant  son  meurtrier,  ils  furent  condamnés  à  s'ouvrir 
le  ventre,  et  on  les  répartit  dans  un  certain  nombre  de  demeures 
princières,  afin  qu'ils  y  accomplissent  «  l'honorable  cérémonie.  » 
Plusieurs  d'entre  eux  avaient  été  envoyés  chez  le  prince  Mori, 
où  l'on  gardait  religieusement  leur  mémoire.  Tous  les  enfans 
des  Samuraï  étaient  familiarisés  de  bonne  heure  avec  l'idée  du 
suicide.  Mais  on  peut  dire  que,  sur  ce  point,  le  petit  Nogi  fut 
privilégié.  11  grandit  dans  le  culte  presque  intime  des  suicides 
les  plus  excitans  de  la  Légende  dorée  du  Japon. 

Deux  ou  trois  ans  plus  tard,  le  père  et  l'enfant,  qui  portait 
à  sa  ceinture  les  deux  petits  sabres  inégaux  des  jeunes  Samuraï, 
s'éloignaient  de  Tokyo.  Ils  n'étaient  pas  seuls,  cette  fois  :  ils 
escortaient  à  pied  un  palanquin  où  M""®  Nogi  avait  pris  place 
avec  ses  fillettes.  Le  père,  dont  le  caractère  inflexible  et  la  fran- 
chise déplaisaient  au  prince,  avait  été  frappé  de  la  peine  du 
Heimo7i,  c'est-à-dire  de  la  Porte  close.  Le  Samuraï  devait  rega- 
gner son  pays  et  s'enfermer  pendant  cinq  mois  dans  sa  maison. 
On  clouait  sur  la  porte  deux  bambous  entre-croisés.  Il  lui  était 
interdit  de  rire,  de  chanter  ou  môme  de  parler  à  haute  voix; 
et  cette  défense  s'étendait  à  toutes  les  personnes  de  sa  famille. 
La  ville  où  les  Nogi  se  rendaient,  Ghofu,  était  au  bout  du  Japon, 
près  de  Shimonoseki.  Ils  contournèrent  le  mont  Fuji,  suivirent 
jusqu'à  Kyoto  la  grande  route  où  montaient  et  descendaient  les 
cortèges  de  daïmio,  et  s'embarquèrent  à  Osaka.  Le  père  expli- 
quait à  son  fils  ce  qu'ils  voyaient  et  tout  ce  qu'avaient  vu  ces 
endroits  célèbres.  Quand  ils  débarquèrent,  parens  et  enfans 
changèrent  de  veto  mens  sur  la  grève  avant  d'entrer  dans  une 
petite  auberge.  M.  Nogi,  qui  revenait  à  Chofu  pour  la  première 
fois  depuis  dix  ans  et  (jui  n'y  possédait  plus  rien,  finit  par  louer 
une  bicoque,  où  toute  sa  famille  se  tassa  comme  dans  une 
arche  bien  close  et  pour  une  longue  traversée  de  silence. 

Et  voici  maintenant  le  petit  Nogi  à  l'école  et  dans  une  école 
lOMB  xLii.  —  1917.  32 


498  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

telle  qu'on  n'en  connaît  plus  de  semblable  au  Japon.  Les  élèves 
faisaient  eux-mêmes  leur  cuisine;  ils  allaient,  au  cœur  de 
l'hiver,  puiser  à  la  fontaine  et  ramasser  du  bois  mort  dans  la 
forêt.  Les  maîtres  ne  leur  enseignaient  pas  seulement  la  lecture, 
le  calcul,  la  calligraphie,  l'escrime;  ils  les  aguerrissaient  contre 
le  froid  et  contre  la  chaleur  et  contre  les  fantômes  que  nous 
portons  en  nous.  Par  les  nuits  les  plus  noires,  ils  les  menaient 
dans  les  tristes  lieux  hantés.  Si  quelque  bruit  de  feuille  arra- 
chait à  l'un  d'eux  un  sursaut  ou  un  cri  d'effroi,  ses  camarades 
le  rouaient  de  coups  et  l'abandonnaient  aux  ténèbres.  On  ordon- 
nait encore  à  celui  qui  semblait  manquer  de  courage  d'escalader 
dans  l'ombre  l'échafaud  où  étaient  exposés  les  cadavres  des 
criminels  et  d'en  rapporter  une  tête  coupée.  Le  petit  Nogi,  aussi 
timide  qu'une  fille,  et  qui  se  laissait  battre  par  ses  sœurs,  souf- 
frit horriblement;  mais  îl  se  raidissait  et  ne  disait  rien.  Son 
père,  plus  sensible  aux  marques  de  sa  nervosité  qu'aux  efforts 
qu'il  faisait  pour  réagir,  ajoutait  à  ce  dur  entraînement  de 
l'école.  Il  l'envoyait  souvent  jusqu'à  la  ville  de  Hagi  :  dix-huit 
lieues  de  chemins  impraticabl.es,  dans  les  montagnes,  le  jour 
sans  rencontrer  personne,  la  nuit  au  clair  de  lune,  avec  la 
peur  des  spectres.  L'enfant  avait  pris  en  horreur  le  métier  des 
armes,  et  l'étude  lui  apparaissait  comme  le  seul  refuge. 

Quelques  années  se  passent  :  il  atteint  sa  seizième  année  et 
ose  avouer  à  son  père  son  ambition  de  devenir  un  savant.  Un 
savant  à  cette  heure  où  il  n'y  a  pas,  dans  toute  l'étendue  de 
l'empire,  un  homme  d'armes  qui  ne  tende  l'oreille  aux  mur- 
mures précurseurs  de  la  guerre  civile  !  On  a  bien  besoin  de 
savans!  Samurai  ou  paysan,  qu'il  choisisse!  Le  père  était  opi- 
niâtre ;  le  fils  aussi.  Un  de  leurs  parens  tenait  à  Hagi  une  école 
renommée,  d'esprit  très  confucéen  et  de  tendances  nettement  im- 
périalistes, car,  danscette  province  excentrique,  on  n'avait  jamais 
accepté  l'usurpaticm  des  Tokugawa  qu'en  grinçant  des  dents.  Le 
jeune  Nogi  se  sauve  de  chez  lui.  Le  chemin  de  Hagi  lui  était 
familier^  et  l'espoir  qui  le  conduisait  en  avait  écarté  tous  les 
spectres.  Mais  pour  un  jeune  homme  si  désireux  d'apprendre  la 
philosophie  chinoise,  c'était  un  fâcheux  début  de  désobéir  à  son 
père.  Son  parent  refusa  de  le  recevoir.  H  errait,  les  yeux  pleins 
de  larmes,  autour  de  celle  maison  de  la  science  aux  portes 
inexorables,  quand  la  femme  de  ce  parent  l'aperçut  et  le  prit 
en  pitié.  Elle  fiéchit  son  mari.  On  le  mit  d'abord  aux  travaux 


LE    NOUVEAU    JAPON. 


499 


des  ehanips,  sous  préèexte  cfue  les  études  demandent  un  corps 
aussi  vaillant  que  le  maniement  des  armes.  Levé  avant  l'aurore, 
il  partait  pour  les  rizières  ;  et,  le  soir,  le  maître  lui  payait  le 
salaire  de  sa  jouriaée  en  lui  expliquant  les  classiques  chinois. 
Cette  vie  de  campagnard  fortifia  ses  membres,  et  la  doctrine 
confucéenne  acheva  de  lui  tremper  l'àme.  L'amour  de  l'étude, 
dont  il  est  possédé,  est  ondes  signes  caractéristiques  de  sa  géné- 
ration. Parmi  les  jeunes  gens  de  son  âge,  plus  d'un  se  fût  jeté  à 
la  nage  pour  gagner  le  navire  européen  qui  souillait  aux  yeux 
de  leurs  pères  les  eaux  sacrées  du  Japon,  mais  qui  l'aurait 
emporté  vers  ces  nouveaux  mondes  dont  les  Tokugawa  avaient 
amputé  leur  misérable  univers.  Ils  rêvent  tous  d'être  savans. 
Les  uns  comprennent  que  la  science  à  conquérir  est  au  delà 
de  leur  horizon;  les  autres,  comme  Nogi,  ne  la  cherchent 
encore  que  dans  les  livres  chinois.  La  Restauration  impériale 
les  en  tira  brusquement  et  ûi  d'eux  ses  officiers  et  ses  soldats.) 
Huit  ans  plus  tard,  en  1877,  le  futur  maréchal  se  révéla 
dans  la  révolte  des  Salsuma;  il  s'en  fallut  de  peu  qu'il  n'y 
laissât  la  vie  avec  sa  réputation  naissante.  Une  première  fois, 
son  cheval  s'emballa  et  traversa  au  galop  les  lignes  ennemies; 
une  seconde  fois,  une  balle  lui  brisa  son  épée,  et,  pressé  par  trois 
insurgés,  il  sauta  dans  la  rivière.  Blessé  à  une  troisième  ren- 
contre, et  transporté  à  l'hôpital,  il  n'attendit  pas  sa  guérison  et 
s'échappa  furtivement  la  nuit,  ce  qui  lui  valut  le  surnom  excep- 
tionnellement glorieux  d'officier  déserteur.  Une  autre  fois  enfin, 
son  régiment  fut  cerné;  il  le  sauva;  mais  l'enseigne  fut  tué  et 
le  drapeau  pris  sur  son  cadavre.  Nogi  considéra  qu'il  était 
déshonoré.  Ses  officiers  l'empêchèrent  de  s'ouvrir  le  ventre.  Il 
consentit  à  vivre  ou,  du  moins,  à  surseoir  au  châtiment  que  le 
code  de  l'honneur  samuraïque  lui  commandait  de  s'infliger., 
Seulement,  personne  ne  put  le  dissuaderd'adresser  au  Trône  une 
lettre  de  dé-mission.  L'Empereur  refusa  la  démission  et  répondit 
qu'il  appréciait  hautement  le  courage  du  jeune  capitaine.:  Ce 
fut  le  commencement  de  leur  longue  amitié,  si  toutefois  on 
peut  donner  ce  nom  à  un  sentiment  qui  ne  devait  être  chez  le 
prince  qu'une  sympathie  intelligente  pour  un  serviteur  exem- 
plaire et  qui  allait  chez  Nogi  jusqu'à  la  vénération  passionnée. 
Depuis  la  perte  de  son  drapeau,  l'idée  que  sa  vie  n'était  plus 
qu'un  prêt  consenti  par  la  grâce  du'souverain  s'installa  dans  son 
esprit  et  détermina  ses  actes.  Personne  ne  s'appartint  moins 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

que    lui.  Dans  toutes   ses   fonctions,  il  fut   la   fonction   même. 

Il  avait  hérité  l'intransigeance  de  son  père,  et,  à  deux 
reprises,  il  fut  inscrit  sur  la  liste  des  officiers  en  retraite.  Mais 
ctiaquo  fois  les  événemens  le  rappelèrent  au  service  actif,  et 
une  volonté,  qui  ne  pouvait  être  que  la  volonté  impériale,  l'y 
fit  rentrer  avec  un  grade  supérieur.  Les  soldats  l'admiraient  et 
*le  redoutaient.  Sa  bonté  naturelle  n'intervenait  pas  plus  en  ce 
qui  concernait  la  discipline  que  la  douceur  de  la  température 
n'influe  sur  la  rigidité  d'une  barre  de  fer.  Il  était  rude  jusque 
dans  ses  saillies  d'humour.  On  raconte  que,  du  temps  qu'il 
était  gouverneur  de  Formose,  comme  les  soldats,  anémiés  par 
le  climat,  se  plaignaient  de  la  nourriture  et  réclamaient  de  la 
viande,  lui  qui  en  était  toujours  resté  aux  menus  traditionnels 
du  vieux  Japon,  il  répondit  à  celui  qui  lui  transmettait  leurs 
doléances  :  «  Ils  veulent  donc  manger  du  bœuf?  —  Oui,  Votre 
Excellence.  —  Mais  dites-moi,  que  mange  le  bœuf?  —  De 
l'herbe.  Votre  Excellence.  —  Eh  bien,  qu'on  leur  donne  de 
l'herbe!  )>  Ses  ennemis  l'accusaient  d'étroitesse  d'esprit,  et  il 
avait  contre  lui  les  fournisseurs  du  gouvernement  qu'il  détes- 
tait autant  que  les  bonzes  et  les  femmes. 

Au  moment  de  la  guerre  russo-japonaise,  il  était  général  de 
division,  et,  à  la  tête  de  la  troisième  armée,  il  reçut  l'ordre  de 
prendre  Port-Arthur.  Cette  place  forte,  dont  le  nom,  —  après 
celui  de  Verdun,  —  restera  un  des  plus  grands  dans  l'histoire 
des  hécatombes,  ne  s'est  pas  relevée  de  ses  ruines  ni  du  silence 
qui  suivit  la  capitulation.  Ceux  qui  la  visitent  s'étonnent  d'y 
voir  adossées  à  de  vastes  demeures  vides  des  maisonnettes  japo- 
naises qui  semblent  s'en  constituer  les  gardiennes.  Chacune  de 
leurs  planches  a  coûté  des  centaines  de  cadavres.  Nogi  ne  serait 
jamais  revenu  au  Japon  si  Port-Arthur  n'avait  succombé.  D'ail- 
leurs, dans  la  défaite,  aucun  général  japonais  n'aurait  osé  repa- 
raître devant  ses  compatriotes.  Le  vieil  esprit  est  encore  si 
vivant  qu'on  ne  pardonnerait  pas  à  un  vaincu  de  se  dérober 
au  suicide.  Des  officiers  japonais,  blessés  sur  le  champ  de 
bataille  et  prisonniers,  ont  préféré  s'en  aller  dans  la  presqu'île 
malaise,  où  ils  travaillent  aux  plantations  de  caoutchouc, 
plutôt  que  de  retourner  chez  eux  et  d'y  affronter  le  mépris 
de- leurs  camarades.  Les  régimens  que  Nogi  précipitait  à  l'assaut 
des  forts  étaient  fauchés  jusqu'au  dernier  homme.  Un  témoin 
dit  :  «  Nous  ne  voyions  plus   la  terre.  »  Quand  son  fils  aîné 


Lfi    NOUVEAU    JAPON.        '  KOI 

tomba,  il  prononça  seulement  ces  mots  :  «  C'est  une  belle  mort. 
Vous  aurez  bientôt  à  préparer  un  second  cercueil.  »  Mais  ce  ne 
fut  pas  le  sien  qu'on  prépara;  on  n'en  prépara  même  aucun 
autre,  car  il  voulut  que  son  second  et  dernier  (ils,  tué  bientôt 
lui  aussi,  fut  enterré  sans  bière  comme  les  pauvres  soldais  dont 
il  avait  partagé  l'héroïsme.  On  n'avait  plus  le  temps  de  dis- 
tinguer entre  les  cadavres.  Pour  lui,  de  son  même  pas  sec  et 
calme,  il  s'avançait  aux  endroits  les  plus  périlleux.  Mais  il 
paraissait  jouir  de  cette  protection  particulière  accordée  aux 
grands  capitaines,  môme  aux  plus  hasardeux,  qui,  selon  Joseph 
de  Maistre,  sont  rarement  frappés  dans  les  combats  et  seulement 
lorsque  leur  renommée  ne  peut  plus  s'accroître  et  que  leur 
mission  est  remplie. 

Quand  on  lui  avait  annoncé  la  mort  de  ses  fils,  son  visage 
n'avait  pas  eu  un  tressaillement.  Mais  le  soir,  sous  sa  tente,  il 
pleura,  et, selon  l'usage  immémorial,  sa  douleur  s'exhala  dans 
une  de  ces  courtes  poésies  qui  sont  toute  la  poésie  japonaise  : 
Sur  la  plaine  et  sttr  la  monlagne,  —  vestiges  aimés  des  héros 
—  qui  tombèrent  frappés  à  mort,  —  voici  que  s'épanouissent  — 
des  fleurs  d' œillet.  Mais  par  un  jeu  subtil  d'allitérations  et  de 
mots  poétiques  à  double  sens,  où  se  complaît  le  goût  japonais 
et  qui  permet  au  poète  d'obtenir  des  effets  aussi  variés  que  le 
rythme  de  ces  uta  est  primitif,  et  d'éveiller  des  échos  aussi 
prolongés  que  la  forme  en  est  brève,  cette  poésie  signifie  en 
même  temps  :  Sur  la  plaine  et  sur  la  montagne,  —  ils  sont 
tombés  en  héros,  —  et  rien  ne  reste  plus  de  ces  douces  fleurs,  — 
mes  enfans  bien  aimés.  M.  l'abbé  Noël  Péri,  dont  j'emprunte 
la  traduction ,  ajoute  :  «  Cette  plainte  d'un  cœur  de  père 
voilée  sous  l'évocation   des  fleurs  d'œillet  devient  poignante.  » 

Des  généraux  japonais  qui  revinrent  au  Japon,  Nogi  fut  le 
seul  qui  ne  connut  pas  l'ivresse  du  triomphe.  Ce  n'était  pas 
seulement  à  cause  de  son  deuil,  mais  parce  que  l'image  des 
milliers  et  des  milliers  de  gens  qu'il  avait  envoyés  à  la  mort  ne 
le  quittait  pas.  Ce  vieil  homme  marchait  entouré  de  plus 
d'ombres  qu'il  n'en  faut  pour  peupler  des  enfers.  Lorsque  le 
navire  qui  le  ramenait  eut  jeté  l'ancre  et  que  ses  amis  impa- 
tiens de  le  féliciter  y  monteront,  ils  ne  le  trouvèrent  ni  sur  le 
pont  ni  dans  sa  cabine.  Ils  finirent  par  le  découvrir  dans  celle 
d'un  domestique  et  s'arrêtèrent  interdits,  tant  il  était  triste  et 
abattu.  ((  Je  ne  puis  pas   oublier,  leur  dit-il,  tous  mes  braves 


502  REVUE    ÎDES    DEUX  MOF^DES. 

soldats  sacriiiés,  et  je  ne  me  sens-  pas  de  forée  à  recevoir  les 
applaudissemens  publics.  »  Il  était  là  devant  tout  un  peuple 
dressé  sur  le  rivage  et  qui  Tacclaniait,  devant  toute  sa  patrie 
soulevée  d'enthousiasme,  aussi  impressionné  que  jadis  dans  les 
ténèbres  où  sa  main  d'enfant  timide  tâtonnait  et  cherchait  à 
saisir  une  tête  sanglante. 

Le  sentiment  de  sa  responsabilité  continua  de  l'obséder;! 
Il  se  demandait  si  un  général  plus  habile  n'aurait  pas  trouvé  le 
moyen  d'épargner  un  peu  plus  la  vie  de  ses  hommes.  Lorsqu'il 
parut  en  présence  de  l'Empereur,  les  seules  paroles  qui 
lui  montèrent  aux  lèvres  témoignèrent  du  trouble  de  sa 
conscience.  Elle  ne  retro-uva  peut-être  jamais  le  calme.  Dans 
ses  dernières  années,  les  Japonais,  qui  n'admirent  longtemps 
et  sans  restriction  que  les  morts,  surpris  de  la  vie  très  simple 
et  presque  réduite  des  Nogi,  —  caria  comtesse  portait  plus  sou- 
vent du  coton  que  de  la  soie, —  reprochaient  tout  bas- au  maré- 
chal de  thésauriser.  On  sait  aujourd'hui  où  passait  son  argent, 
et  les  parens  des  soldats  tombés  à  Port-Arthur  le  savaient  déjà. 
Chaque  fois  qu'il  rencantrait  un  pauvre  homme  dont  le  file 
avait  servi  sous  ses  ordres  et  était  mort  comme  les  siens,  il  se 
sentait  son  débiteur  et  acquittait  sa  dette.  Il  essayait  ainsi 
d'apaiser  en  lui-même  les  voix  anxieuses  qui  lui  répétaient  : 
«  Nous  ne  regrettons  pas  d'être  morts  pour  la  patrie  ;  mais 
comme  vous  avez  été  prodigue  de  notre  sang  !  Un  autre  que 
vous  n'aurait-il  pu  faire  ce  que  vous  avez  fait  à  meilleur 
compte?  »  Et,  dans  ses  longues  promenades  solitaires,  le  maré- 
chal reprenait  Port-Arthur  plus  économiquement.  On  ne  se 
trompait  pas  tout  à  fait  en  le  soupçonnant  d'avarice. 

L'Empereur  le  nomma,  en  4907,  Directeur  de  l'Ecole  des 
Nobles,  choisissant  pour  les  fils  et  les  filles  de  sa  noblesse  non  pas 
un  brillant  pédagogue,  mais  un  homme  de  caractère.  Il  futexac-s 
tement  dans  ce  rôle  ce  que  son  père  avait  été  cinquante  ans  plus 
tôt, un  éducateur  inflexible.  Il  se  couchait  en  même  temps  que 
les  élèves,  se  levait  une  heure  avant  eux,  partageait  leur  repas, 
n'admettait  aucune  réclamation.  Mais  on  n'était  plus  au  temps 
où  les  filles  de  Samuraï  supportaient  avec  fierté  les  mêmes 
traitemens  que  leurs  frères.  Le  vainqueur  de  Port-Arthur 
s'aperçut  qu'il  est  souvent  plus  difficile  d'obtenir  l'obéissance 
des  jeunes  filles  que  d'entraîner  les  hommes  au  feu.  L'hiver  où 
il  proscrivit  les  foulards  autour  du  cou,  il  y  eut  presque  une 


ît'î    NOUVEAU    JAPON. 


S03 


insurreetion.  Et  tous  les  règlemens  de  toilette  qu'il  édicta 
eurent  le  sort  tiabituel  des  lois  somptuaires.  Il  fut  vaincu  dans 
sa  lutte  contre  les  robes  de  soie.  Les  fards  et  les  cheveux  ornés 
de  riches  épingles  le  bravèrent  insolemment.  S'il  avait  connu 
la  Bible,  il  se  serait  senti  de  cœur  avec  le  pro[)hète  Isaïe,  qui 
maudissait  les  filles  de  Sion  parce  qu'elles  étaient  devenues 
orgueilleuses  ei  qu'elles  s'avançaient  la  tête  haute,  lançant  des 
regards,  et  qu'elles  allaient  à  petits  pas  et  faisaient  sonner  les 
anneaux  de  leurs  pieds.  Les  filles  du  Japon  étaient  appuyées 
dans  leur  résistance  par  leur  Directrice,  une  dame  imposante 
que  la  faveur  de  l'Impératrice  rendait  inamovible.  Et  l'entou- 
rage suivait  d'un  œil  amusé  les  péripéties  de  ce  duel  entre  une 
vieille  institutrice  et  un  vieil  homme  de  guerre. 

Pour  moi,  j'admire  que  ce  vieil  homme,  arrivé  au  terme 
des  honneurs  et  chargé  de  gloire,  ait  apporté  à  ces  fonctions 
toutes  nouvelles,  dont  aucun  détail  ne  lui  semblait  indigne  de 
lui,  la  même  ardeur  et  la  même  conscience  que  si  la  réussite 
de  toute  une  longue  vie  avait  dû  en  dépendre.  11  servait  aussi 
sérieusement  son  pays  à  la  tête  d'une  école  qu'au  front  des 
armées.  L'Elmpereur  l'en  récompensa  en  lui  confiant  l'éducation 
de  ses  petits-enfans,  et  voulut  aussi  qu'il  accompagnât,  avec 
l'amiral  Togo,  le  prince  envoyé  en  Angleterre  au  couronnement 
du  roi  George.  A  son  retour,  il  réunit  ses  élèves  et  leur  ra- 
conta ses  impressions.  Il  avait  été  très  étonné,  dans  son  séjour 
à  la  Cour  de  Roumanie,  que  le  petit  prince  et  les  princesses  de 
la  famille  royale  se  fussent  présentés  chez  lui  sans  aucune  espèce 
d'apparat;  et,  se  tournant  vers  les  trois  princes  impériaux,  pré- 
sens à  sa  causerie,  il  leur  dit  que  le  temps  ne  lui  semblait  pas 
venu  pour  eux  d'imiter  cet  exemple,  mais  qu'il  viendrait  peut- 
être  bientôt.  Cela  parut  une  grande  hardiesse,  que  personne, 
même  les  réformateurs  les  plus  radicaux,  n'aurait  osé  se  per- 
mettre à  cette  place  et  devant  cet  auditoire.  Mais  Nogi  n'avait 
point  conscience  de  son  audace,  car  chacune  de  ses  paroles  lui 
était  inspirée  par  l'amour  de  son  souverain  et  de  son  pays. 

Et  l'Empereur  mourut.  Durant  les  quarante-cinq  jours  qui 
précédèrent  les  funérailles,  on  le  vit  chaque  jour  au  Palais 
rendre  ses  hommages  à  la  dépouille  impériale;  ei,  chaque  nuit, 
il  veilla  le  cercueil.  Le  reste  du  temps,  il  le  passait  chez  lui  en 
prières  et  en  purifications.  Il  ne  mailifestait  aucune  tristesse 
particulière.  Selon  son  habitude,  il  causait  familièrement  avec 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  jeunes  officiers  qu'il  rencontrait.  Le  matin  du  dernier  jour, 
la  comtesse  l'accompagna  dans  sa  visite  au  cercueil.  Leur  atti- 
tuden'évcilla  pointles  soupçons.  Mais  ceux  qui  gardaient  la  porte 
remarquèrent  qu'en  s'en  allant,  le  maréchal  était  singulièrement 
ému  et  que  sa  femme  se  cachait  le  visage  sous  son  mouchoir. 
Il  était  rentré  chez  lui  où  il  avait  invité  à  déjeuner  sa  sœur,  une 
vieille  femme  de  soixante-treize  ans.  Il  se  montra  à  ce  déjeuner 
d'une  gaîté  qui  la  surprit.  Et  ce  qui  la  surprit  davantage,  ce  fut 
l'attention  qu'il  apporta  à  la  toilette  de  sa  femme.  Il  lui  donna 
môme  de  la  main  deux  ou  trois  petits  coups  sur  le  nœud  de  sa 
ceinture.  Elle  se  retourna  et  lui  sourit.  Ils  avaient  prié  un  pho- 
tographe de  venir.  Mais  la  lumière  était  mauvaise,  et  l'artiste, 
sans  les  avertir,  enflamma  un  ruban  de  magnésium.  L'explo- 
sion de  lumière  ne  les  fit  broncher  ni  l'un  ni  l'autre.  Vers 
quatre  heures  du  soiv,  ils  congédièrent  leurs  deux  domestiques 
et  montèrent  dans  leur  chambre,  une  chambre  nue  comme 
toutes  les  chambres  japonaises.  A  huit  heures,  le  canon 
retentit.  L'aide  de  camp  et  l'ordonnance  du  maréchal,  inquiets 
du  silenceextraordinairede  la  maison,  frappèrent  à  la  porte,  puis 
l'enfoncèrent.  Nogi  en  grand  uniforme  s'était  ouvert  le  ventre 
et,  n'ayant  point  de  second  pour  lui  trancher  la  tête,  s'était 
percé  la  gorge.  Sa  femme,  probablement  après  lui,  s'était  poi- 
gnardée à  deux  reprises,  sans  que  pourtant  ses  blessures 
fussent  mortelles.  Elle  avait  alors  retiré  le  poignard  de  sa  poi- 
trine et,  avec  son  doigt  humide  de  sang,  elle  avait  enfin  trouvé 
la  place  du  cœur.  Mais  il  ne  lui  restait  plus  assez  de  force  pour 
enfoncer  le  fer,  et  elle  s'était  laissée  tomber  sur  la  pointe.  On 
croit  communément  que  son  mari  ignorait  sa  résolution  et 
qu'en  tout  cas  il  ne  l'y  poussa  point. 

L'enterrement  eut  lieu  au  bout  de  dix-huit  jours.  Jamais, 
depuis  que  le  Japon  était  sorti  des  eaux,  le  convoi  funèbre  d'un 
simple  sujet  de  l'Empereur  n'avait  attiré  un  pareil  concours  de 
peuple.  Le  cercueil  du  maréchal,  posé  sur  un  caisson,  était 
traîné  par  des  soldats;  le  cercueil  de  la  comtesse  le  suivait  dans 
une  voiture  attelée  de  chevaux.  Une  foule  immense  jiassa  la 
nuit  autour  des  deux  fosses  ;  et,  encore  aujourd'hui,  dans  le 
cimetière  d'Aoyama,  de  laporte  jusqu'à  l'endroit  où  ils  reposent, 
les  marchands  d'encens  forment  une  chaîne  ininterrompue. 

Les  grandes  âmes  sont  rarement  simples  et  peut-être  moins 
qu'ailleurs  au  Japon,  où  la  passion  de  la  gloire  revêt  les  formes 


LE    NOUVEAU    JAPON, 


?)05 


les  plus  raffinées  de  la  niodeslie  et  du  désinte'ressement.  Il  y  a 
assurément  dans  le  suicide  de  Nogi,  comme  dans  presque  tous 
les  suicides  samuraïques,  et  dans  la  manière  dont  il  le  prépara, 
et  dans  le  choix  de  l'heure  oii  il  l'accomplit,  et  dans  l'appel  du 
photographe,  quelque  chose  d'ostentatoire  qui  nous  semble,  à 
nous  Européens,  exclure  l'idée  d'une  douleur  irrésistible.  iMais 
cette  ostentation  un  peu  théâtrale  n'en  est  pas  une  pour  les 
Japonais,  qui  n'y  voient  que  de  la  décence  et  de  la  noblesse 
et  qui,  depuis  des  siècles,  attachent  au  suicide  ainsi  compris 
un  caractère  de  grandeur  aristocratique  et  même  d'obligation 
religieuse.  La  mort  de  l'Empereur  fut  moins  la  cause  que 
l'occasion  du  harakh^i  de  J>Jogi.  Une  de  ses  lettres  écrites  avant 
do  mourir  rappelait  l'épisode  de  la  guerre  civile  où  il  avait  perdu 
le  drapeau  de  son  régiment.  «  De  ce  jour,  disait-il,  j'ai  cherché 
•la  mort  sans  la  rencontrer,  et  j'ai  continué  de  vivre  et  de  jouir 
des  faveurs  impériales  imméritées.  »  Je  n'ose  pas  dire  qu'en  se 
coupant  les  entrailles  selon  l'ancien  rite,  il  réalisait  un  rêve  de 
sa  jeunesse,  mais  il  en  payait  une  malchance  dont  rien  dans 
son  àme  n'avait  recouvert  le  souvenir.  Seulement,  il  la  payait 
comme  un  homme  qui,  ayant  engagé  toute  sa  fortune  lorsqu'elle 
était  insignifiante,  la  verserait,  une  fois  millionnaire,  à  son 
créancier.  Il  jetait  dans  la  fosse  ouverte  non  plus  l'obscure  des- 
tinée d'un  jeune  officier  que  le  hasard  a  desservi,  mais  toutes 
les  décorations,  tous  les  honneurs,  tout  le  prestige,  toute  la 
gloire  d'un  maréchal  victorieux.  11  ne  pouvait  pas  ne  pas  en 
avoir  conscience.  Sa  plus  vive  jouissance  d'amour-propre,  cette 
volupté  d'orgueil  que  ses  victoires  lui  avaient  refusée,  il  l'a 
peut-être  ressentie  dans  la  petite  chambre  oii  il  attendait  le 
signal  du  canon  funèbre,  lorsqu'il  se  représentait  l'étonnement 
du  peuple  à  la  nouvelle  de  sa  mort,  les  millions  d'êtres  qui  en 
frémiraient  d'émotion,  et  la  place  que  son  suicide  lui  assurait 
dans  l'immortalité  impériale. 

Beaucoup  d'Européens  jugèrent  son  acte  insensé.  Un  certain 
nombre  d'intellectuels  japonais,  qui  eurent  bien  soin  de  se  taire, 
l'estimèrent  d'un  archaïsme  regrettable.  Nul  ne  pensa  qu'il  eût 
voulu  faire  de  sa  mort  une  protestation  contre  les  nouveautés 
011  risquait  de  sombrer  l'esprit  de  sacrifice  des  anciens  Sarnuraï. 
On  ne  lui  prêta  aucune  intention  philosophique.  Mais  la  portée 
de  nos  actes  les  plus  graves  ne  se  limite  point  à  notre  personne. 
Et  le  suicide  du  maréchal  Nogi,  qui  semble  exhumé  des  vieilles 


S06  BEVUE   iDÉS    DEUX   MONDES.^ 

annales  romantiques,  était,  en  un  sens,  plus  actuel  qu'il  n'en 
avait  l'air.  Celte  libation  sanglante  donnait  un  surcroît  de  vie  à 
la  divinité  de  l'Empereur. 


IV.    — UNE   NOUVELLE   RELIGION. 

Depuis  une  quinzaine  d'années,  le  Japon,  s'il  ne  travaille  pas 
précisément  k  se  rejaponiser,  s'est  arrêté  sur  la  pente  de  l'imi- 
tation européenne  et  s'y  retient  énergiquement  à  tout  ce  qu'il  a 
pu  trouver  de  plus  vivace  dans  son  passé.  Les  hommes  qui  le 
dirigent  ont  compris  qu'après  une  révojution  dont  les  consé- 
quences presque  immédiates  avaient  délié  tous  les  citoyens  de 
leurs  obligations  héréditaires,  il  importait  de  leur  reconstituer 
un  lien  spirituel  et,  dans  l'acception  profonde  du  mot,  une 
religion.  Ils  avaient  bien  une  religion,  ils  en  avaient  même 
deux,  mais  l'une  incapable  de  coopérer  à  l'unité  nationale,  et 
l'autre  qui  paraissait  exténuée. 

Le  bouddhisme  divisé  en  sectes,  et  chaque  secte  attendant 
toujours  un  réformateur  qui  ne  vient  pas,  ne  satisfait  que  les 
classes  populaires,  dont  il  entretient  les  superstitions,  et  quelques 
petits  groupes  d'étudians  et  d'étudiantes,  d'hommes  et  de 
femmes  du  monde,  qui  se  sont  initiés  à  ses  arcanes  et  qui, 
autant  par  mode  que  par  besoin  de  silence,  font  autour  de  ses 
temples  des  retraites  de  méditation.  Son  pessimisme  n'a  aucune 
prise  sur  la  classe  bourgeoise.  L'opinion  publique  s'en  défie.: 
La  presse  ne  cesse  de  dénoncer  les  rapines  et  les  débauches  des 
bonzes.  Les  tribunaux  sont  à  tout  instant  saisis  d'un  nouveau 
scandale.  Cependant,  le  gouvernement  ne  le  tracasse  pas;  il 
l'encourage  même,  chaque  fois  qu'une  de  ses  sectes,  stimulée 
par  l'exemple  du  christianisme,  essaye  d'en  imiter  les  œuvres. 
Le  ministre  de  l'Instruction  publique  assiste  à  l'inauguration 
d'une  université  religieuse.  Le  ministre  de  la  Justice  non  seu- 
lement admet  dans  les  prisons  les  aumôniers  bouddhistes,  mais 
il  offre  l'encens- au  service  annuel  qu'ils  célèbrent  pour  les 
âmes  des  prisonniers  et  les  félicite  de  leur  ouvrir  ainsi  la  voie 
de  la  suprême  illumination.  Le  ministre  de  l'Intérieur  exprime 
à  ses  préfets  le  vœu  que  les  assemblées  populaires  se  tiennent 
de  préférence  près  des  temples.  On  fonde  pour  les  hôpitaux 
une  association  d'infirmières  bouddhistes  sous  le  nom  de 
Aisoiiié  Kwai  (Teinte  d'Amour).  Les  employés  des  postes  sont 


LE    NOUVEAU    JAPON.  507 

invités  à  suivre  des  confe'rences  bouddhiques  qui  les  instrui- 
ront de  leurs  devoirs  professionnels.  Mais  la  faveur  du  gouver- 
nement ne  s'étend  pas  plus  loin  ;  et  le  bouddhisme  est  exclu 
des  cérémonies  nationales  ou  n'y  parait  qu'à  titre  privé.  Et, 
comme  toutes  ses  tentatives  de  rajeunissement  sont  opposées  à 
l'esprit  qui  l'a  toujours  animé,  elles  restent  superficielles  et  à 
peu  près  inefficaces.  Ses  crises  périodiques  d'ilîuminisme  n'ont 
d'autre  effet  que  de  mettre  en  marche  des  milliers  et  dés  mil- 
liers et  encore  des  milliers  de  pèlerins.  On  lit  dans  les  journaux 
que  les  battemens  de  mains  ont  crépité  comme  des  feux  d'arti- 
fice et  que  les  offrandes  ont  résonné  comme  de  la  grêle.  Mais  il 
n'en  retire  aucune  autorité  sociale,  et  chacune  de  ses  sectes 
peut  chanter  ces  vers  d'un  vieux  poème  lyrique  :  Le  Bouddha 
du  passé  nous  a  quittés  depuis  longtemps;  le  Bouddha  à  venir 
na  pas  encore  paru. 

Quant  au  shintoisme,  qui,  dans  ses  petits  temples  primitifs 
et  vides,  divinise  les  ancêtres  et  l'Empereur,  la  religion  boud- 
dhique avait  volé  ce  pauvre  en  lui  dérobant  son  culte  des 
morts  et  quelques-uns  de  ses  héros  les  plus  renommés,  et  elle 
l'avait  réduit  pendant  des  siècles  au  plus  complet  dénuement- 
Il  couchait  sur  la  paille  avec  ses  emblèmes  sacrés  et  ses 
myriades  de  dieux.  La  Restauration  impériale  aurait  dû  le 
relever.  Mais  le  gouvernement,  qui  garantissait  la  liberté  reli- 
gieuse, commença  par  supprimer  le  «  Ministère  des  Dieux  »  et 
déclara  qu^il  ne  reconnaissait  aucune  religion  particulière.  Il 
retint  seulement  du  shintoïsme  son  enseignement  patriotique, 
c'est-à-dire  la  soumission  aux  volontés  de  l'Empereur,  descen- 
dant du  Soleil.  Les  prêtres  shintoïstes  en  furent  officiellement 
chargés.  Mais,  en  188i,  il  abolit  ces  fonctions,  et  le  Kaimushi 
ne  fut  plus  qu'un  préposé  à  des  cérémonies  purement  civiles.) 

On  en  était  là  lorsqu'une  réaction  naturelle  se  produisit 
contre  les  modes  de  l'Europe  et  que  le  Japon,  plus  conscient 
de  sa  force,  s'affranchit  d'une  admiration  qui  allait  lui  peser 
comme  une  servitude.  Mais  les  idées  qu'il  nous  avait  emprun- 
tées n'en  continuaient  pas  moins  d'agir  en  lui,  et,  entre  autres, 
la  notion,  toute  nouvelle  en  Extrême-  Orient,  d'une  morale  im- 
posée par  des  dogmes  précis.  Le  gouvernement  en  sentit  le  besoin, 
et,  dans  ces  quinze  dernières  années,  il  a  presque  réalisé  le 
chef-d'œuvre  d'organiser  une  religion  nationale. 

Un    de    mes   premiers  étonnemens   fut   d'entendre   parler 


508  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

communément  autour  de  moi  du  Bmhido.  C'était  le  Bushido 
qui  avait  façonné  l'àme  japonaise.  La  grâce  du  Bushido  avait 
opéré  sur  les  champs  de  bataille  de  Mandchourie.  Les  cartes  de 
visite  que  les  pèlerins  déposent  toujours  sur  les  tombes  des 
quarante-sept  Ronins  attestaient  la  vitalité  du  Bushido.  Le  mot 
signifie  Voie  du  guerrier.  J'avais  beau  fouiller  dans  ma  mé- 
moire :  il  m'était  impossible  de  l'y  retrouver.  11  paraît  en  effet 
qu'avant  1900,  personne  ne  l'employait  et  qu'on  ne  le  ren- 
contre dans  aucun  dictionnaire  japonais.  Il  est  vrai  qu'aucun 
dictionnaire  français  ne  porte  jusqu'à  la  même  date  le  terme 
de  nationalisme.  Mais  le  Bushido  n'est  pas  seulement  un  [réveil 
du  sentiment  national  sous  la  menace  des  influences  étrangères.. 
C'est  tout  à  la  fois,  comme  les  Tables  de  Moïse,  une  théologie  et 
un  code  de  morale  ;  et  c'est  aussi  le  plus  grand  effort  qu'ait 
faille  Japon  pour  opposer  aux  nations  européennes  une  insti- 
tution religieuse  analogueaux  leurs  et  qui  prouvât  sa  supériorité 
morale.  Rien  n'est  nouveau  dans  cette  nouvelle  religion  que 
la  manière  dont  elle  se  présente  et  dont  elle  s'impose. 

Le  dogme  fondamental  en  est  tiré  du  shintoïsme.  Il  remplit 
la  première  page  du  premier  livre  d'histoire  des  écoles  pri- 
maires. J'ai  eu  la  curiosité  de  comparer  les  éditions  d'il  y  a 
quinze  ans  avec  celles  d'aujourd'hui. ^Le  style,  m'a-t-on  dit,  en  a 
baissé  d'un  ton;  le  récit  est  légèrement  simplifié,  mais  les  faits 
sont  les  mêmes.  «  Vancêtre  de  Sa  Majesté  est  Tensho  Daijin  ou 
Amaterasii  0  Mi  Kami,  et  ses  vertus  étaient  aussi  hautes  et  répan- 
dues que  les  rayons  du  soleil.  Daijin  gu  est  le  temple  où  nous 
honorons  notre  Ancêtre,  à  Isé.  Le  Japon  a  été  d'abord  gouverné 
par  le  prince  Ninigi  no  Mikoto,  petit- fils  d'Aynaterasu.  Avant 
qu'il  devienne  V empereur  du  Japon,  sa  grand'mère  lui  dit  :  «  Ce 
pays  est  la  terre  où  nos  desccndans  doivent  régner  ;  vous  allez  le 
gouverner,  et  votre  puissance  impériale  durera  aussi  longtemps 
que  les  astres  et  le  monde.  »  C'est  sur  ces  mots  que  notre  Empire 
est  fondé.  Et  la  grand'  mère  donna  à  son  petit- fis  le  miroir,  le 
sabre  et  la  pierre  précieuse  :  telle  est  l'origine  de  nos  trois  trésors 
sacrés...  Nous  appelons  cette  première  période  de  notre  histoire 
l'Époque  des  Dicu.r...  »  On  insiste  peu  sur  cette  période  mytholo- 
gique. On  en  a  même  diminué  le  nombre  des  empereurs,  et  l'on 
arrive  tout  de  suite  au  fondateur  historique  de  la  dynastie, 
Jimmu  Tenno,  dont  le  couronnement  eut  lieu  le  11  février  660 
avant  Jésus-Christ. 


LE    NOUVEAU    JAPON, 


509 


Donc  l'Empereur  est  le  dieu  visible  et  présent.  Les  progrès 
de  son  peuple  émanent  de  sa  divinité.  Les  libertés  constitu- 
tionnelles qu'il  lui  accorde  ne  sont  que  des  présens  auxquels 
ses  sujets  n'avaient  aucun  droit.  Et  les  rescrits  impériaux 
constituent  l'évangile  du  Japon  moderne.  Celui  de  1890  est 
un  des  plus  commentés  :  (c  Nos  ancêtres  ont  fondé  cet  Empire 
sur  im  magnifique  et  yaste  plan;  ils  ont  établi  leurs  vertus 
sur  des  bases  solides  et  profondes  ;  et  nos  nombreux  sujets, 
loyaux  envers  leur  souverain  et  pleins  de  respect  pour  leurs 
parens,  ont  montré  dans  chaque  génération  le  beau  spectacle 
de  l'union  la  plus  parfaite.  Tels  sont  les  principes  essentiels  de 
notre  Constitution  nationale.  Tel  doit  être  aussi  le  fondement 
de  notre  éducation.  Vous  donc,  Nos  sujets,  soyez  soumis  à  vos 
parens,  affectueux  pour  vos  frères,  aimez-vous  entre  époux  et 
soyez  fidèles  à  vos  amis.  Que  tout  en  vous'  respire  la  dignité  et 
la  modestie...  Instruisez-vous  et  appliquez-vous  au  travail  afin 
d'élever  votre  intelligence  et  de  développer  vos  facultés 
morales.  »  ' 

Ils  ont  évidemment  peu  à  faire,  car,  en  même  temps  qu'Ama- 
terasu  donnait  à  son  fils  l'investiture  de  l'Empire  sur  les  îles 
du  Japon,  l'âme  japonaise  éclose  à  sa  lumière  reconnaissait  le 
symbole  de  ses  vertus  naturelles  dans  les  trois  trésors  sacrés  : 
la  pierre  précieuse  symbolise  en  efiet  la  compassion  et  l'huma- 
nité; le  miroir,  la  pureté  et  la  droiture;  le  sabre,  la  décision  et 
le  courage.  Ainsi  le  Bushido  remonte  à  l'âge  des  dieux.  Le 
guerrier  japonais,  le  Bushi,  est  avant  tout  shintoïste.  Ses  plus 
belles  qualités  se  ramènent  à  la  simplicité  de  l'esprit  et  du 
€œur.  Il  obéit  au  souverain  ;  il  vénère  ses  ancêtres  ;  il  a  une 
horreur  insurmontable  pour  tout  ce  qui  est  tortueux  et  louche. 
Il  n'a  pris  aux  religions  ou  aux  philosophies  étrangères  que  ce 
qui  lui  révélait  à  lui-même  ses  généreux  instincts.  Il  aurait 
inventé  la  doctrine  de  Confucius  s'il  ne  l'avait  trouvée  en  lui. 
Les  enseignemens  du  bouddhisme  n'ont  fait  que  mettre  en 
valeur  sa  résignation  à  l'inévitable,  sa  patience,  sa  politesse, 
son  mépris  de  la  mort.  Tel  a  élé,  tel  est,  tel  doit  être  l'homme 
japonais.  La  morale  du  Bushido  complète  le  shintoisme,  mais 
sans  avouer  qu'il  avait  besoin  d'être  complété.  Elle  y  introduit 
par  un  détour  ingénieux  les  règles  du  confucianisme  et  quel- 
ques-unes des  vertus  bouddhiques.  Elle  se  suspend  au  dogme 
de  la  divinité  impériale  comme   si  elle  en  dépendait. 


510  REVUE    DES    DEUX   MONDES.^ 

Dès  1901,  les  conférences  et  les  livres  la  propagèrent  à  tra- 
vers le  pays.  Ce  fut  une  sorte  de  préparation  mystique  à  la 
guerre.  On  l'illustrait  par  des  exemples  tirés  de  la  légende  ou 
de  l'histoire  et  habilement  dénaturés.  Le  dévouement  féodal 
au  prince  se  convertissait  en  dévouement  à  l'empereur.  Toutes 
les  images  de  vengeances,  de  suicides»  de  meurtres  héroïques, 
d'abnégations  sublimes,  qui  défraient  le  théâtre  populaire, 
repassaient  sous  les  yeux  du  peuple,  non  plus  comme  un  diver- 
tissement, mais  comme  un  sujet  d'édification.  L'effet  en  fut 
admirable.  A  Port-Arthur,  un  régiment  refusait  de  marcher; 
on  lui  lut  un  rescrit  impérial  :  il  se  rua  à  la  mort.  Le  Busliido 
électrisait  les  troupes.  Plutôt  que  de  se  rendre,  tous  les  soldats 
d'un  transport,  le  Ritachi-Maru,  surpris  par  l'ennemi,  s'ou- 
vrirent le  ventre  en  criant  le  nom  de  l'empereur.  Ce  fut  sur  les 
vertus  de  l'empereur  et  de  ses  divins  ancêtres  que  l'on  reporta 
l'honneur  des  grandes  victoires.  A  chaque  nouveau  succès,  un 
envoyé  impérial  partait  pour  le  temple  d'Isé  et  déposait  devant 
l'autel  de  la  déesse  du  Soleil  les  hommages  reconnaissans  de 
son  petit-fils.  Comme  naguère  les  canons  pris  aux  Chinois,  les 
canons  pris  aux  Russes  furent  répartis  dans  les  temples  shin- 
toïstes. Jamais  tant  de  gloire  n'avait  rejailli  sur  leur  toit  de 
chaume.  Au  temple  de  Yasukumi,  à  Tokyo,  ou  Temple  de  l'In-f 
vocation  des  âmes,  élevé  en  1869  pour  les  défenseurs  de  la  cause 
impériale,  le  gouvernement  fit  célébrer  des  cérémonies  émou- 
vantes en  l'honneur  des  soldats  tombés  à  l'ennemi.  On  allu- 
mait, dans  ses  beaux  jardins  de  pruniers  et  de  cerisiers,  des 
feux  qui  ne  mouraient  qu'au  lever  du  jour,  car  les  âmes  des 
braves  descendent  du  ciel  avec  les  ombres  de  la  nuit.  On  leur 
offrait  des  tables  de  bois  blanc,  chargées  de  gâteaux,  de  pois- 
sons et  d'herbes.  Le  prêtre  chantait  sa  longue  mélopée,  puis  il 
prenait  sur  l'autel  la  pierre  précieuse  où  étaient  venues  se 
poser  les  àmès,  et  allait  l'enfermer  dans  un  tabernacle  que  les 
fidèles  adoraient. 

Loin  de  se  ralentir,  le  mouvement  s'accentua  au  lendemain 
de  la  guerre.  Le  traité  de  paix  avait  été  pour  le  peuple  une 
déception  cruelle,  et,  bien  qu'il  n'en  accusât  que  ses  diplomates, 
on  jugea  plus  nécessaire  que  jamais  d'entretenir  en  lui  cette 
religion  du  Bushido,  qui  interdit  aux  mécontentemens^  <ie 
franchir  le  cercle  des  ministres  et  des  conseillers  du  Trône  et 
de  s'élever  jusqu'à  l'empereur.  On  l'intronisa  dans  les  écoles 


LE    NOUVEAU    JAPON. 


Ml 


OÙ  le  portrait  du  souverain  tient  à  peu  près  la  même  place  que 
jadis  dans  les  nôtres  le  crucifix.  On  exhorta  les  prêtres  shin- 
toïstes à  la  prêcher  dans  les  familles,  puisqu'ils  sont  les  seuls 
ministres  de  religion  en  concordance  parfaite  avec  les  enseigne- 
mens  des  rescrits  impériaux.  Les  grands  enterremens  furent 
remis  à  leurs  soins.  Et  la  bureaucratie,  de  plus  en  plus  forte, 
devint  une  sorte  de  clergé  impérial.  Au  contraire  des  hommes 
de  la  Restauration,  qui  avaient  trop  laïcisé  le  shintoïsme,  ceux 
d'aujourd'hui  travaillent  à  lui  rendre  son  caractère  religieux. 
II  y  a  près  du  parc  de  Ilibya,  au  centre  de  Tokyo,  un  temple 
shintoïste  où  maintenant  il  est  de  mode  dans  la  haute  société 
de  venir  se  marier.  Or,  si  l'on  trouve  bien  à  l'origine  du 
mariage  japonais  un  rite  religieux,  mais  un  rite  purement 
domestique,  depuis  très  longtemps  les  unions  n'étaient  que  de 
simples  contrats  civils.  Jamais  on  n'avait  eu  l'idée  de  les 
sanctifier  devant  les  emblèmes  du  shintoïsme  et  de  la  divinité 
impériale.  Injitation  européenne  à  coup  sûr,  mais  où  les  Japo- 
nais prennent  surtout  ce  qui  peut  affermir  le  fondement 
mystique  de  l'autorité  du  souverain. 

Une  des  préoccupations  les  plus  constantes  du  gouvernement 
et  des  promoteurs  du  Bushido  est  d'atténuer  entre  l'ancien 
Japon  et  le  Japon  moderne  un  contraste  susceptible  d'inspirer 
des  doutes  sur  l'omnipotence  et  l'omniscience  du  Mikado.  On 
ne  néglige  rien  pour  donner  au  peuple  l'illusion  que  rien  n'a 
changé.  Dans  un  livre  de  lecture  populaire,  publié  en  1910,  le 
comte  Okuma  inscrivait,  en  tête  de  chaque  chapitre,  une  poésie 
de  l'empereur  conçue  à  cette  intention  :  (c  Cest  en  méditant  les 
anciens  exemples  y  dit  l'auguste  poète,  que  je  dois  gouverner 
l'Empire  renouvelé.  Et  encore  :  Mon  seul  désir  est  que  les  lois 
nouvelles  ne  dérogent  pas  aux  antiques  lois  des  dieux.  Cet 
état  d'esprit  s'accuse  quelquefois  d'une  façon  assez  déconcer- 
tante. Au  mois  de  juillet  1910,  la  ville  de  Yokohama,  désirant 
fêter  le  cinquantenaire  de  l'ouverture  du  port  aux  étrangers, 
inaugurait  la  statue  du  ministre  d'un  des  derniers  Shogun, 
qui,  en  1858,  sans  en  référer  au  fantôme  impérial,  sous  la  près- 
sion  des  circonstances^  épargna  à  son  pays  de  graves  mécomptes 
en  traitant  avec  les  Européens,  et  qui,  bientôt  frappé  par  les 
Samuraï  du  prince  de  Mito,  avait  payé  de  sa  vie  son  courage  et 
sa  clairvoyance.  Le  gouvernement  se  fit  à  peine  représenter  à 
cette  inauguration.  Mais,  quelques  jours  plus  tard,  on  fêta  les 


Ô12 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


meurtriers.  Le  président  de  la  Chambre,  les  Altesses,  les 
princes,  l'état-major  visitèrent  en  grande  pompe  leurs  reliqu^es, 
et  l'empereur  encouragea  d'un  don  de  cent  yeti  leur  exalta- 
tion. Ce  n'était  point  une  manifestation  dirigée  contre  les 
Européens,  ni  même  contre  la  politique  shogunale,  que  l'empe- 
reur restauré  avait  reprise  et  continuée, —  car  les  traités  signés 
restèrent  en  vigueur  trente  ans,  —  mais  contre  un  régime 
qui  avait  rabaissé  la  majesté  impériale.  On  comprend  mainte- 
nant toute  l'actualité  du  suicide  de  Nogi  et  comment  il  s'enca- 
drait favorablement  dans  la  prédication  du  Bushido. 

Cette  nouvelle  religion  ne  rencontre  aucune  résistance 
ouverte.  «  Je  n'aime  pas  ces  formes  administratives  de  la  tra- 
dition, »  me  disait  un  professeur  de  l'Université.  Un  autre,  qui 
me  parlait  du  Bushido  enseigné  dans  les  écoles,  lui  reprochait 
de  mettre  en  formules  scientifiques  la  sensibilité  japonaise.  (Ce 
qu'il  appelait  des  formules  scientifiques,  nous  l'appellerions 
plutôt  des  dogmes.)  Mais,  en  somme,  elle  ne  gêne  que  l'esprit 
critique  qui  n'est  pas  très  développé  au  Japon.  Les  historiens 
sont  tenus  d'accepter,  sous  peine  de  sacrilège,  des  dates  fabu- 
leuses, comme  celle  du  couronnement  de  Jimmu  Tenno,  en  GGO 
avant  Jésus-Christ,  quand  jusqu'au  v''  siècle  de  notre  ère  il 
est  impossible  de  trouver  la  moindre  preuve  de  l'existence 
d'une  monarchie  japonaise.  Les  historiens  et  les  moralistes 
sont  également  tenus  de  supposer  que  les  Japonais  ont  toujours 
pratiqué  envers  leur  souverain  un  loyalisme  inconnu  dans  les 
autres  pays,  quand  les  annales  du  Japon  sont  pleines  d'insur- 
rections féodales  et  d'empereurs  méprisés,  déposés,  fugitifs  ou 
réduits  à  la  misère.  Il  y  en  eut  même  d'assassinés  :  un  très 
sûrement  et  un  autre  très  probablement,  à  la  veille  de  la  Res- 
tauration. Mais  enfin  les  injures  que  ces  monarques  eurent  à 
supporter  sont  moins  remarquables  que  la  continuité  ininter- 
rompue de  leur  règne.  Si  le  Bushido  n'est  pas  tout  à  fait  une 
fiction,  il  a  le  tort  de  s'appuyer  sur  des  fictions  et  de  se  soli- 
dariser avec  des  légendes  dont  il  est  trop  facile  de  prouver 
la  vanité.  Il  a  le  grand  tort  d'élever  autour  de  l'histoire  offi- 
cielle le  même  enclos  que  le  shintoïsme  autour  de  ctes  céré- 
monies funèbres.  Ces  barrières  peuvent  être  faites  de  bambous 
verts  qui  symbolisent  la  pureté  de  l'intention;  elles  n'en  sont 
pas  moins  des  barrières  hostiles  à  la  pensée  et  n'enferment  que 
des  ombres  et  des  simulacres. 


LE    NOnVEAtT    JAPON, 


,^13 


Je  crois  qu'en  ge'néral  les  jeunes  gens  répugnent  au  Bushido. 
Mais  la  plupart  entreront  dans  les  services  administratifs,  et, 
par  reconnaissance  pour  la  force  qu'il  leur  prête^  ils  s'en  feront 
les  soutiens.  Et  puis  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  les  idées, 
même  modernisées,  aient  au  Japon  les  mêmes  arêtes  vives  que 
chez  nous.  Les  mots  par  lesquels  nous  sommes  bien  obligés  de 
les  traduire,  dieu,  foi,  religion,  culte,  leur  donnent  une  figure 
qui  produit, une  impression  analogue  à  celle  des  paysages  japo- 
nais dans  la  peinture  européenne,  quand  on  est  habitué  à  la 
peinture  japonaise  :  ce  n'est  plus  cela.  Les  conséquences  rigou- 
reuses du  Bushido  rendraient  impossible  la  vie  des  officiers  et 
des  fonctionnaires  convertis  au  christianisme.  L'ancien  recteur 
de  l'Université  de  Tokyo  faisait  preuve  de  logique,  lorsqu'il 
déclarait  que  la  constitution  nationale  ne  permettait  pas  de 
placer  au-dessus  de  l'Empereur  et  de  ses  ancêtres  le  Dieu  des 
chrétiens,  et  lorsqu'il  déplorait  que  deux  cent  mille  Japonais 
se  fussent  mis  en  opposition  avec  la  loi  fondamentale  de  leur 
pays.  Ces  deux  cent  mille  Japonais  vivent  cependant,  non  sans 
quelques  tracasseries,  mais  sans  persécution.  La  religion  du 
Bushido  n'empêche  pas  plus  les  fureurs  de  la  politique.  On 
n'attaque  jamais  l'Empereur  ;  mais  on  attaque  ses  conseillers  et 
ses  ministres.  Les  rescrits  sont  sacro-saints;  mais  l'interpré- 
tation en  reste  libre.  L'Empereur  recommande-t-il  à  ses  sujets 
l'économie  et  la  simplicité  dans  les  mœurs  et  dans  les  vêtemens? 
On  accueille  son  message  avec  vénération;  mais  ceux  dont  il 
blesse  les  intérêts  ou  les  goûts  se  tournent  vers  le  premier 
ministre  et  le  blâment  âprement  d'avoir  sollicité  ce  nouveau 
rescrit  ou  de  ne  pas  avoir  su  l'expliquer.  La  presse  japonaise 
est  une  des  plus  indépendantes  du  monde.  Le  gouvernement 
ne  la  subventionne  pas,  et  le  Japonais  écrit  beaucoup  plus  sin- 
cèrement qu'il  ne  parle.  L'écritoire  lui  communique  la  même 
franchise  que  ses  petites  tasses  d'eau-de-vie  de  riz.  Le  fonction- 
naire, oui,  le  haut  fonctionnaire  qui  dans  ses  entretiens  ne  se 
départira  pas  d'une  étrange  circonspection,  le  pinceau  à  la 
main,  critiquera  le  gouvernement  sur  le  ton  le  plus  agressif. 

Ce  sera  d'ailleurs  au  nom  du  Bushido.  C'est  au  nom  du 
Bushido  que  les  hommes  politiques,  les  ministres,  les  états- 
majors,  les  bureaucrates  seront  violemment  pris  à  partie.  C'est 
au  nom  du  Bushido  qu'auront  lieu  des  soulèvemens  populaires 
qui  feraient  croire  à  une  révolution  prochaine.  Dans  les  pre- 

TOME  XLII.   —   1917.  33 


514  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

miers  mois  de  1914,  le  Japon  fut  bouleversé  par  un  scandale 
d'origine  allemande  dont  presque  toute  l'administration  de  la 
marine  était  éclaboussée.  Le  ministère  qui  voulut  tenir  le  coup 
ameuta  le  peuple  contre  lui.  Le  syndicat  de  la  presse  résolut 
d'en  appeler  à  l'Empereur;  et,  cet  appel  n'ayant  eu  aucun 
résultat,  l'opposition  parlementaire  décida  d'envoyer  au  temple 
d'Isé  des  délégués  qui  présenteraient  une  protestation  motivée 
à  la  déesse  du  Soleil,  aïeule  de  la  lignée  impériale.  La  même 
délégation  se  rendrait  ensuite  au  tombeau  du  père  de  Sa  Ma- 
jesté, près  de  Kyoto.  Avant  qu'elle  fût  partie,  le  ministère  avait 
donné  sa  démission.  Ce  geste  des  représentans  de  la  nation, 
qui  se  tournent  vers  le  Soleil  et  qui  le  font  juge  des  noirs  des- 
seins ourdis  autour  de  son  petit-fils,  ne  manquerait  pas  d'une 
certaine  grandeur,  s'il  ne  fallait  tenir  compte  du  goût  des  Japo- 
nais pour  les  attitudes  théâtrales  et  du  désir  des  parlementaires 
d'impressionner  la  foule.  Mais  le  moyen  qu'ils  employaient 
n'est  pas  à  la  portée  des  parlemens  de  toutes  les  monarchies 
constitutionnelles;  et  il  prouve  chez  cette  foule  la  solidité  d'une 
croyance  dont  je  n'étais  pas  le  seul  à  penser  jadis  que  les  idées 
européennes  l'avaient  mortellement  atteinte.  J'écrivais  en  4902  • 
u  Autant  que  j'en  puis  juger,  la  Restauration  impériale  abouti- 
rait à  l'idée  consciente  de  la  patrie  moderne  :  loin  de  s'en 
trouver  fortifiée,  la  fidélité  h.  l'Empereur  se  dissoudrait  dans  un 
patriotisme  plus  large,  mais  qui,  pour  la  sécurité  du  pays, 
gagnerait  à  s'y  condenser.  »  Il  semble  s'y  condenser  de  plus 
en  plus.  Et  c'est  tout  le  Bushido. 

Il  arrive  quelquefois  que  les  idées  et  les  sentimens,  comme 
les  êtres  et  les  plantes,  ne  paraissent  jamais  plus  vivaces  et  plus 
beaux  qu'à  la  veille  de  décliner  et  de  mourir.  Sommes-nous  en 
présence  d'une  vieille  tradition  manufacturée,  galvanisée  et  qui 
jette  un  suprême  éclat,  ou  d'une  foi  rajeunie,  plus  profonde  et 
qui  aurait  puisé  jusque  dans  les  toxiques  européens  une  énergie 
nouvelle?  Le  Bushido  a  pour  lui  des  prodiges  d'héroïsme  et  la 
gloire  des  champs  de  bataille  et  l'orgueil  national.  Il  a  contre 
lui  toutes  les  importations  étrangères...  Je  m'arrête.  S'il  y  a 
des  rats  dans  ma  maison,  c'est  assez  qu'il  y  en  ait  :  je  ne  veux 
pas  qu'ils  rient.; 

André  Bellessort.i 


LA  FLAMME 

QUI  NE  DOIT  PAS  S'ÉTEINDRE 


ou  ELLE  DURE,  OÙ  ELLE  BAISSE 


Au  début  de  1914,  une  statistique  officielle  a  fait  connaître 
en  détail  combien  la  France  a  de  foyers  et  d'enfans  (2).  Ses 
constatations  se  résument  ainsi.  Les  gens  mariés  sont  au 
nombre  de  12  millions  et  demi.  Parmi  eux,  près  de  2  mil- 
lions n'ont  pas  d'enfans,  3  millions  ont  un  seul  enfant,  plus 
de  2  millions  n'ont  que  deux  enfans,  4  millions  ont  trois 
enfans  ou  davantage.  Donc,  à  peu  près  deux  tiers  des  ménages 
laissent  diminuer  la  race  et  un  tiers  seulement  travaille  à  la 
multiplier. 

Dans  quelles  parties  du  pays  et  du  peuple  les  familles  ont- 
elles  maintenu  ou  amoindri  leur  fécondité?  Quelles  sont  les 
causes  de  cette  persévérance  ou  de  ce  déclin? 

Au  temps  où  la  loi  religieuse  était  la  maîtresse  des  sociétés, 
rien  ne  prouva  plus  sa  puissance  que  la  soumission  universelle 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre. 

(2)  Statistique  des  familles  en  France:  1800  000,  pas  d'enfans  ;  —  2  900000, 
1  enfant;  —  2  600  000,  2  enfans;  —  1  600  000,  3  enfans;  —  987  000,  4  enfans;  — . 
566  000,  5  enfans  ;  —  327  000,  6  enfans  ;  —  183  000,  7  enfans  ;  —  95  000,  8  enfans  ;  — 
45  000,  9  enfans;  —20  000,  10  enfans;  —  8  000,  11  enfans;  —  3  500,  12  enfans;  — 
1500,  13  enfans;  —  50O,  14  enfans;  —  249,  15  enfans;  —  79,  16  enfang;  — 
34,  17  enfans;  —  45,  18  enfans  et  plus. 


516  REVUE    DES    DEUX    MONDEâ.i 

au  précepte  de  croître  et  de  multiplier.  Malgré  l'inégalité  des 
sacrifices  imposés  par  lui  au  grand  seigneur,  au  riche  bour- 
geois, au  paysan  dont  tout  l'avoir  était  une  pauvre  lande,  à 
l'ouvrier  propriétaire  seulement  de  ses  outils,  la  prodigalité 
des  naissances,  la  poussée  de  la  race  étaient  partout  égales  (1). 
Aujourd'hui,  l'on  se  flatte  d'avoir  supprimé  les  classes  et  fondu 
leur  hiérarchie  en  une  seule  masse;  elles  se  distinguent,  et  de 
plus  en  plus,  par  leur  très  inégal  souci  de  se  perpétuer.  Consta- 
tons les  différences  de  la  fécondité  familiale  dans  les  multiples 
sociétés  qui  forment  la  société  française. 

A  tout  seigneur,  tout  honneur  :  préséance  est  due  à  notre 
noblesse.  Elite  de  notre  passé  et  tenue  parfois  pour  morte 
comme  lui,  elle  prouve  qu'elle  vit  toujours,  en  enfantant  de 
l'avenir.  Son  culte  même  du  passé  la  préserve  des  déshérences; 
elle  estime  qu'il  n'y  a  jamais  trop  de  successeurs  à  la  gloire 
d'un  nom.  Trois  ou  quatre  enfans  sont  l'habitude  et  comme 
le  droit  commun  pour  ces  familles,  et  le  nombre  s'élève  fort 
au-dessus  dans  la  plupart  de  celles  qui  partagent  entre  leurs 
rejetons  l'honneur  d'une  ascendance  illustre  (2).  Malgré  les 
révolutions  qui  bouleversèrent  ses  privilèges,  elle  est  restée 
la  première  dans  la  défense  de  la  patrie  par  la  multiplication 
de  la  race.  C'est  pour  avoir  donné  le  sang  des  naissances  géné- 
reuses qu'elle  peut  donner  le  sang  des  trépas  héroïques.  Elle  a 
son  vivant  symbole  dans  ce  Castelnau,  marquis  de  naissance, 
guerrier  par  vocation,  chef  de  famille  par  devoir,  qui  défend 
son  pays  en  grand  général,  et,  père  de  onze  enfans,  a  sacrifié  à 
la  France  trois  fils,  soldats  comme  lui. 

Ne  rien  calculer  chichement  est  une  élégance  de  la  noblesse 
française.  Elle  tient  le  compte  de  ses  enfans,  comme  on  lui 
reproche  parfois  de  tenir  ses  autres  comptes  :  elle  ne  les  arrête 
pas.  Cette  générosité  lui  est  d'ailleurs  facile,  parce  que  son 
opulence  a  encore  de  beaux  restes  échappés  aux  confiscations. 

(1)  «En  parcourant  les  censiers  et  autres  registres  du  xiv*  siècle, on  est  frappé 
de  la  multitude  des  personnes  qui  y  sont  nominées  dans  chaque  paroisse.  On  y 
remarque  que  chaque  famille  renferme  beaucoup  d'enfans.  »  Léopold  Delisle, 
Étude  sur  la  condition  de  la  classe  agricole  en  Normandie  au  moyeyi  âge,  p.  174. 

(2)  On  trouve,  par  exemple,  des  Harcourt  avec  dix  enfans,  des  Broglie  avec 
huit  enfans,  des  Vogiié  avec  sept,  des  Auerstaëdt,  des  Murât,  des  Charette  avec 
dix;  des  Dampierre,  des  Dreux-Brézé,  des  Luynes  avec  six;  des  Maillé,  des 
Rougé,  des  Polignac,  des  Gontaut  avec  sept  ;  des  Lur-Saluces  et  des  Segonzac 
avec  huit;  des  Vibraye  et  des  La  Rochette  avec  douze  ;  des  Gourson  avec 
quatorze. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    S  ETEINDRE. 


517 


Surtout,  la  fortune,  qui  pour  tant  de  gens  est  tout,  est  moins 
pour  ceux  de  naissance.  Leur  principale  fierté  leur  vient  des 
services  rendus  par  leurs  pères  à  nos  pères,  et  ils  ne  tiennent 
pas  pour  égaux  les  services  que  les  contemporains  se  rendent  à 
eux-mêmes  en  devenant  riches.  Par  cette  préséance  de  l'hon- 
neur sur  l'argent,  ils  exercent  encore  un  office  public,  main- 
tiennent dans  un  monde  trop  gouverné  par  la  matière  un  idéal, 
et  cet  idéal  s'impose  même  aux  parvenus  qui,  fortune  faite, 
croient  gagner  encore,  s'ils  associent  la  grasse  dot  de  leur  fille 
au  titre  nu  d'un  gentilhomme.  Les  chances  de  ces  rencontres 
aident  la  noblesse  à  multiplier  ses  enfans,  mais  ne  lui  sont  pas 
indispensables.  Dans  cette  société  où  chacun  a  son  rang  fixé 
non  par  l'importance  du  train  qu'il  mène,  mais  par  l'éclat  des 
souvenirs  qu'il  perpétue,  les  mariages  désintéressés  sont  moins 
rares  qu'ailleurs.  C'est  encore  une  aristocratie  de  tenir  pour 
secondaire  la  médiocrité  des  fortunes  quand  s'unit  l'honneur 
des  noms  et  d'estimer  plus  intact  le  blason  dédoré  par  les 
siècles  que  redoré  trop  à  neuf.  Là  aussi  l'avenir  des  enfans, 
lorsqu'il  n'est  pas  assuré  par  les  ressources  de  la  famille,  est  pris 
en  souci  par  le  bon  vouloir  de  la  caste.  On  les  aide  à  se  pro- 
duire, on  met  en  jour  opportun  leurs  mérites,  on  leur  prépare 
les  conjonctures  utiles,  on  fait  de  leur  succès  une  œuvre  com- 
mune. La  solidarité,  proclamée  comme  le  nom  nouveau  d'une 
vertu  nouvelle  au  service  des  foules  nouvelles,  n'existe  guère 
de  nos  jours  qu'entre  les  plus  anciens  survivans  du  passé. 

A  ces  causes  adjuvantes  s'ajoute  la  principale  :  la  foi  reli- 
gieuse. Le  catholicisme  n'est  pas  seulement  la  plus  sévère  des 
vieilles  modes  que  la  noblesse  met  une  coquetterie  grave  à  ne  pas 
abandonner.  Il  a  été  le  maître  des  temps  aimés  par  elle,  et  le 
respect  qu'elle  garde  à  chacune  de  leurs  institutions  latientplus 
attachée  encore  à  leur  commun  inspirateur.  Il  fut  tout  ensemble 
la  synthèse  d'un  ordre  humain  et  la  révélation  d'un  ordre  sur- 
humain, et  il  est  resté  pour  elle,  même  depuis  qu'il  a  cessé  d'être 
la  loi  de  la  société  changeante,  la  loi  de  la  vie  qui  ne  finit  pas.; 

A  juger  d'après  les  manifestations  et  le  langage,  cette  foi 
serait  également  forte  chez  tous  ceux  de  cette  origine.  Leur 
éducation  de  bonne  compagnie  répugne  au  scepticisme  agressif, 
à  l'incrédulité  tapageuse,  et  leur  esprit  de  corps  impose  silence 
à  l'esprit  de  controverse.  Pourtant,  celte  société  n'est  pas  si 
close  que  n'y  pénètre  l'atmosphère  ambiante,  et  sa  vieillesse  se. 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

perpétue  par  des  générations  nouvelles  qui  sont  de  leur 
temps.  Elle  a  de  jeunes  couples  que  déçoit  la  monotonie  des 
mœurs  traditionnelles  et  qui  s'évadent  doucement  des  demeures 
ancestrales  pour  rejoindre  la  vie.  Sous  le  titre  commun  de 
catholiques,  la  noblesse  a  deux  sortes  de  pratiquans  :  ceux  de 
l'étroite  et  ceux  de  la  large  observance.  Pour  les  uns,  la  foi  est 
assez  profonde  pour  qu'ils  vivent  et  se  meuvent  en  elle  comme 
en  une  atmosphère  ;  leur  fidélité  à  Dieu  se  répand  dans  leur 
attachement  à  tous  leurs  devoirs  ;  la  différence  de  leurs  destinées 
s'efface  dans  la  similitude  de  leur  discipline  morale,  et  la  paix  de 
leur  âme.  Les  autres,  qu'on  a  peine  à  suivre  de  plaisirsen  plaisirs, 
et  dont  la  fièvre  trépidante  court  au  bonheur  par  l'instabilité, 
conservent  dans  cette  instabilité  la  tradition  des  gestes  chré- 
tiens. Ils  cèdent  le  pas  au  prêtre,  font  maigre  sans  difficulté, 
et  le  dimanche  ne  manquent  point  volontiers  la  messe  où  ils 
sont  vus  de  leurs  amis  et  les  voient.  Mais  il  leur  suffit  de  ne 
pas  rompre  avec  Dieu  ;  ils  s'en  tiennent  avec  lui  à  ces  visites, 
et  permettent  aux  vanités  mondaines  d'envahir  le  bref  instant  où 
ils  sont  en  face  de  l'infini.  Villégiatures,  voyages,  théâtres, 
chasses,  raffinemens  et  luxes  ne  respectent  ni  cette  économie 
des  dépenses,  ni  ce  repos  du  corps,  ni  cette  retraite  de  l'àme, 
qui  sont  nécessaires  à  la  fondation  des  familles.  Et  la  fécon- 
dité des  foyers  est  en  rapport  avec  l'énergie  de  la  foi.  Ceux  qui 
se  laissent  gagner  le  plus  au  désir  de  «  vivre  leur  vie  »  sont  ceux 
qui  la  transmettent  le  moins.  Ceux  qui  ont  fait  en  eux  assez  de 
silence  pour  entendre  la  voix  intérieure  et  lui  obéir  quand 
elle  leur  ordonne  de  diminuer  autour  d'eux,  par  leurs  largesses 
d'argent,  de  conseils  et  de  bienveillance,  la  misère  et  l'abandon 
et  de  s'enrichir  eux-mêmes  par  leurs  économies  de  médisance, 
de  paresse  et  d'injustice,  ne  marchandent  pas  davantage  à 
Dieu  l'accroissement  de  leur  famille. 

C'est  d'ailleurs  dans  la  noblesse  que  la  fécondité,  même  où 
elle  a  fléchi,  se  rétablira  le  plus  aisément.  Pour  les  moins 
pieux,  le  catholicisme  est  un  ami  négligé,  non  un  adversaire, 
et  l'intelligence  historique  des  intérêts  généraux  prépare  cette 
classe  à  consentir  les  réformes  nécessaires  à  la  nation.  Mais 
cette  classe,  fût-ce  par  un  effort  unanime,  fournirait  à  la  nata- 
lité le  plus  faible  contingent.  A  la  fin  de  l'ancien  Régime,  elle 
ne  dépassait  guère  400000  personnes.  Depuis,  une  partie 
de   ses    plus     anciennes    familles   se    sont    éteintes;    et    tout 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRÉ.i  519 

augmentée  soit-elle  de  recrues  récentes  par  la  libéralité  fiscale 
des  chancelleries  étrangères  qui  improvisent  des  titres,  argent 
comptant,  et  par  l'initiative  des  autodidactes  qui  s'anoblis- 
saient à  meilleur  compte,  de  leur  propre  chef,  cette  classe  ne 
compte  point  par  le  nombre.  Et  bien  que  demeurée  le  plus 
semblable  à  elle-même,  ce  n'est  pas  davantage  à  elle  qu'appar- 
tient l'influence.  La  passivité  de  la  masse  attend  d'ailleurs  la 
pensée  et  l'impulsion. 

La  puissance  d'initiative  appartient  à  la  classe  moyenne.  La 
bourgeoisie  se  recrute  de  ceux  qui  prétendent  améliorer  leur 
sort.  Des  bas-fonds  du  prolétariat,  jusqu'aux  sommets  du  pou- 
voir, et  de  la  richesse,  elle  est  l'armée  de  ceux  qui  montent.i 
L'ascension  même  rompt  toute  homogénéité  entre  l'allure  de' 
ces  marcheurs,  et  leur  effort  les  disperse  entre  les  diverses  alti- 
tudes auxquelles  ils  sont  parvenus.  A  mesure  qu'ils  s'élèvent, 
ils  ont  davantage  le  sort  qu'ils  désirent,  et  ils  deviennent  une 
autre  aristocratie  gardienne  du  présent,  comme  la  noblesse  est 
gardienne  du  passé.  Entre  la  noblesse  et  la  bourgeoisie  s'étend 
une  région  indivise  où  elles  mêlent  leurs  sympathies  d'opinions, 
leurs  rapports  de  société,  leurs  alliances  de  famille.  Déjà,  sous 
l'Ancien  Régime,  les  grands  bourgeois  se  muaient  en  petits 
gentilshommes,  et  il  se  faisait  entre  les  familles  dont  les  tâches 
illustres  avaient  usé  les  ressources  et  les  familles  où  le  sang 
était  plus  pauvre  mais  la  bourse  plus  pleine,  des  nivellemens 
compensateurs.  Dans  cet  échange,  devenu  plus  habituel  de  nos 
jours,  ont  subsisté  les  caractères  qui  distinguent  ceux  de  chaque 
origine. 

La  bourgeoisie  est  maintenue  dans  le  culte  de  la  famille 
par  une  discipline  de  plus  que  la  noblesse.  Celle-ci,  désha- 
bituée d'abord  du  travail  par  nos  rois,  qui  la  dépossédaient 
de  son  rôle  par  crainte  de  son  indépendance,  a  été,  depuis  nos 
révolutions,  presque  réduite  par  les  intolérances  ou  les  tares 
de  la  politique,  aux  vertus  de  l'oisiveté.  Ceux  qui,  dans  les 
campagnes  où  ils  s'isolent,  ne  s'occupent  pas  de  s'appauvrir  par 
un  reste  de  patronat,  se  réunissent  dans  les  villes  où  ils  mettent 
en  commun  les  élégances  de  leur  air,  de  leurs  habitudes,  de 
leur  goût.  Cette  défaveur  du  destin,  en  les  conviant  à  n'être 
pour  la  société  qu'une  parure,  les  prédispose  aux  coûteuses 
superfluités  qu'on  est  tenté  de  compenser  par  des  épargnes  sur 
les  naissances.  Le  travail  est  au  contraire  la  puissance  édifica- 


520  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trice,  la  vertu  fondamentale  de  la  bourgeoisie.  S'il  a  rendu  les 
hommes  de  labeur  inégaux  en  grâces  légères  aux  hommes 
d'élégance,  il  les  a  utilement  alourdis  du  lest  qui  manque  à 
l'existence  vide,  il  leur  a  imposé  une  règle  inconciliable  avec 
les  dissipations,  il  leur  a  rendu  plus  précieuses  les  joies  toutes 
proches  et  reposantes  de  la  famille,  il  leur  a  appris  un  sage 
orgueil.  Ils  ont  sous  les  yeux  les  résultats  de  leurs  efforts,  les 
concurrences  des  entreprises  rivales,  l'esprit  de  conservation 
les  sollicite,  pour  défendre  leur  fortune,  de  développer  leurs 
affaires  et,  pour  développer  leurs  affaires,  de  se  choisir  des  colla- 
borateurs. Lesquels  sont  les  plus  sûrs,  les  plus  avertis  de  tout 
ce  qu'il  faut  connaître  et  ne  pas  répandre,  les  plus  inséparables 
de  l'entreprise,  sinon  les  enfans  de  celui  qui  dirige  l'œuvre  à 
continuer?  Les  chefs  des  grandes  industries  assurent  donc, 
par  l'abondance  de  leurs  familles,  l'avenir  de  leurs  affaires. 
Ceux-là  trouvent  un  accroissement  de  richesse  à  l'accomplis- 
sement de  leur  devoir  paternel.  Mais  qu'on  ne  dise  pas  :  leur 
fécondité  n'est  qu'un  bon  placement,  car  d'autres,  ayant  les 
mêmes  intérêts  sans  avoir  la  même  foi,  ont  moins  d'enfans.; 
Pour  collaborateurs,  ceux-là  préfèrent  des  étrangers  qu'ils 
s'adjoignent  au  moment  précis  oii  ils  en  ont  besoin  et  dont  ils 
ne  payent  pas  le  concours  par  delà  l'heure  où  il  est  utile.  Ils  se 
libèrent  des  coûteuses  peines  qu'il  faut  pour  transformer  des 
fils  en  auxiliaires  efficaces,  ils  s'épargnent  l'embarras  des 
déceptions  qui  sont  parfois  le  paiement  des  pères;  ils  augmen- 
tent les  commodités  ou  le  faste  de  leur  existence;  moins  ils 
sont  pères  de  famille,  plus  ils  prodiguent  en  fils  de  famille 
leurs  placemens  et  leur  dissipation.  Dans  la  bourgeoisie,  les 
fondateurs  de  grands  foyers  obéissent  avant  tout  à  ce  qu'ils 
tiennent  pour  un  précepte  absolu  de  morale,  et  ils  confor- 
ment leurs  actes  à  leur  croyance. 

Ces  vérités  eurent  un  jour  les  honneurs  de  la  séance  à 
l'Académie  française.  Un  philosophe  qui  s'était  fait  pardonner 
grâce  au  rire  de  son  esprit  le  sérieux  de  sa  pensée,  Labiche, 
succédait,  le  25  novembre  1880,  à  Sylvestre  de  Sacy.  Arrière- 
petit-fils  d'un  notaire  royal  qui  avait  minuté  sous  Louis  XIV, 
parent  du  Lemaitre  de  Sacy  qui  fut  de  Port-Royal,  fils  de  cet 
Antoine-Sylvestre  que  sa  science  de  l'ancien  Orient  fît  baron 
de  l'Empire,  Samuel-Sylvestre  de  Sacy  était  devenu  l'un  des 
quarante.   Labiche  loua   cette    famille   qui,    sous    son   double 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'^TEINDBti.  521 

visage  de  vieille  bourgeoisie  et  de  jeune  noblesse,  gardait  les 
mêmes  traits;  cette  he'rédité  du  travail  qui  avait  préparé  l'héré- 
dité des  honneurs  ;  ce  culte  de  la  vie  domestique  et  des 
solennités  intimes  où  le  lettré  s'entoure  des  siens  comme  un 
patriarche;  cette  vaste  table  autour  de  laquelle,  quand  ils  sont 
seuls,  ils  sont  trente-deux  ;  cette  vocation  ancestrale  du  père 
qui,  en  pleine  défaite  de  4870,  écrit  à  ses  fils  et  à  ses  filles  : 
<(  Ayez  autant  d'enfans  que  vous  le  pourrez  ;  »  cette  existence 
sans  fièvre  d'un  sage,  persuadé  qu'  «  où  Dieu  nous  veut  est  pour 
nous  le  devoir  »  ;  cette  mort  sans  crainte,  «  car  il  était 
chrétien  (1).  ))Le  père  de  l'académicien  avait  huit  enfans;  l'aca- 
démicien quatre;  un  de  ses  fils  huit  et  parmi  eux  deux  filles 
dont  l'une  avait  quatorze  enfans  et  l'autre  huit. 

Que  la  religion  du  travail,  de  la  foi  et  de  la  famille  s'attirent, 
s'unissent  et  se  fortifient  l'une  par  l'autre,  il  n'est  pas  besoin 
pour  l'établir  de  le  proclamer  sous  la  Coupole.  Les  grandes 
vérités  font  leurs  preuves  par  des  serviteurs  inconnus  et  des 
témoins  obscurs.  L'existence  la  moins  publique  est  sue  de 
ses  voisins,  la  plus  retirée  est  un  observatoire  d'où  l'on  a  au 
moins  quelques  vues  des  environs,  et  c'est  grâce  aux  informa- 
tions courtes  de  spectateurs  sincères  en  leurs  récits,  qu'on  par- 
vient, à  l'aide  de  fragmens  ajoutés,  à  la  connaissance  de  l'uni- 
vers. Par  cette  méthode  chacun  de  ceux  que  la  famille  intéresse, 
s'il  regarde  et  s'informe,  retrouvera  partout  la  même  loi  de 
formation  et  de  développement.  A  cet  examen  l'on  ne  saurait 
ajouter  ici  que  le  rappel  de  quelques  faits. 

Pendant  plus  de  trente  années  et  jusqu'à  la  fin  du  xix®  siècle, 
un  infatigable  soutien  du  catholicisme,  parles  œuvres,  la  poli- 
tique et  la  parole,  fut  Charles  Chesnelong.  Il  prêchait  aussi 
d'exemple,  et  avait  eU  neuf  enfans.  Tandis  qu'un  de  ses  fils  et 
une  de  ses  filles  se  consacraient  à  Dieu,  les  autres  perpétuèrent 
la  race.  Et,  de  cette  race,  douze,  aujourd'hui,  avec  leur  dévoue- 
ment de  femmes  ou  leur  courage  d'hommes,  défendent  la 
France  ou  sont  morts  pour  elle. 

Quiconque  n'est  pas  étranger  aux  difficultés  sociales  de  notre 
temps  sait  que  leur  principal  remède  est  l'association.  Sous  le 
nom  de  syndicats  elle  s'est  assuré  peu  à  peu  une  place  où 
elle  étouffe  encore  dans  la  prison  de  la  loi,  mais  en  fait  cra- 

(1)  Discours  de  M.  Labiche  à  l'Académie  française,  le  25  novembre  1880. 


922  BEVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

quer  les  étroitesses,  et  prépare  une  délivrance  à  tous.  Les 
ouvriers  ont  été  les  premiers  et  les  mieux  servis  :  les  plus 
délaisses,  les  femmes  et  les  paysans,  ont  reçu  pourtant  un 
double  service  signé  d'un  même  nom  et  qui  mérite  la  même 
gratitude  au  frère  et  à  la  sœur.  A  Paris,  les  professions  qui 
emploient  l'intelligence  et  l'habileté  des  femmes  sont  groupées, 
les  intérêts  des  ouvrières  soutenus,  leurs  chômages  réduits, 
leurs  mœurs  sauvegardées,  et  la  monotonie  de  leur  solitude 
dissoute  dans  la  douceur  d'une  communauté  affectueuse  :  rue 
de  l'Abbaye,  un  pauvre  local  semble  trop  exigu  pour  contenir 
tous  ces  bienfaits,  ils  tiennent  dans  un  asile  bien  plus  petit  encore, 
dans  la  main  de  <(  Sœur  Milcent,  »  fille  de  la  Charité.  Ces  autres 
ouvriers  qui,  dans  toute  la  France,  exercent  le  plus  nécessaire,  le 
plus  sain,  le  plus  libre,  le  plus  noble  et  le  plus  méconnu  des 
métiers,  doivent  à  Louis  Milcent  la  méthode  et  la  pratique  des 
groupemens  ruraux,  et  la  Société  des  Agriculteurs  de  France, 
par  la  place  qu'elle  a  faite  parmi  ses  dirigeans  à  cet  homme 
de  doctrine  et  d'action  pour  récompenser  cette  propagande,  l'a 
aidé  à  la  répandre.  Où  le  frère  et  la  sœur  ont-ils  puisé  leur 
vocation?  Dans  l'existence  traditionnelle  d'une  famille  ter- 
rienne. Elle  a  gardé  dans  la  Manche  son  ancien  et  vaste  ber- 
ceau ;  la  mise  en  valeur  de  ce  domaine  exige  la  collaboration 
d'activités  nombreuses  et  rend  utiles  à  ses  possesseurs  les  forces 
associées  dont  la  plus  parfaite  est  la  famille.  Le  dernier  chef 
de  la  lignée  établie  là,  M.  Ernest  Milcent,  a  eu  cinq  'filles  et 
sept  fils.  Deux  ont  été  tués  à  l'ennemi,  quatre  servent  encore, 
un  attend  l'âge  de  combattre  ;  des  filles,  deux  sont  religieuses, 
une  est  mariée,  et  deux  remplacent  dans  le  gouvernement  du 
domaine  leurs  frères  devenus  soldats. 

Un  autre  serviteur  de  la  réforme  gociale  a  obtenu  une  noto- 
riété assez  bruyante  qui  pourtant  ne  lui  fit  pas  justice.  En 
Léon  Harmel  le  gros  du  public  voyait  surtout  l'originalité  des 
bonnes  intentions  :  on  s'intéressait  avec  une  sympathie  amusée 
et  sceptique  à  cet  industriel  qui  s'était  établi  en  pleine  cam- 
pagne, à  ce  centre  d'affaires  qui  s'appelait  le  Val  des  Bois,  à 
cette  usine  close  et  recueillie  comme  un  cloître,  à  cette  volonté 
de  réconcilier  les  prolétaires  avec  l'existence  en  leur  rendant 
accessible  et  stable  la  douceur  du  foyer,  à  ce  chef  d'ouvriers 
qu'ils  appelaient  «  le  Bon  Père,  »  qui  les  menait  en  pèlerinage  à 
Rome,  et  se  jugeait  payé  de  tout  par  une  bénédiction  du  Pape,) 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    S  ETEINDRE.! 


523 


Or  le  Pape,  meilleur  juge  que  les  plaisans,  honorait  de  ses 
accueils  empressés  et  tendres  un  des  efforts  les  plus  complets, 
les  plus  hardis,  les  plus  pre'voyans  qu'ait  inspirés  dans  la  société 
contemporaine  le  culte  de  la  famille.  Léon  Harmel  avait  eu 
huit  enfans,  un  de  ses  fils  et  l'un  de  ses  gendres  aussi  huit  (1). 
Et  parce  qu'il  tenait  la  famille  pour  un  bienfait,  il  le  voulait 
assurer  non  seulement  aux  siens,  mais  aux  ouvriers  dont  il  se 
sentait  responsable.  Il  n'ignorait  pas  que  pour  l'homme  réduit 
à  vivre  de  son  travail,  et  dont  le  travail  entretient  tout  juste  la 
vie,  l'enfant  est  une  aggravation  de  misère.  Pour  concilier  l'in- 
térêt social  qui  a  besoin  de  «  tribus  familiales  »  et  l'intérêt 
individuel  qui  déconseille  de  devenir  père  quand  on  ne  peut 
nourrir  des  enfans,  Harmel  jugeait  efficace  une  seule  mesure  : 
proportionner  le  gain  de  l'ouvrier  non  aux  dépenses  d'un  céli- 
bataire, mais  aux  charges  d'un  ménage.  Réaliser  cette  réforme 
était  à  la  fois  accroître  les  difficultés  de  la  concurrence  avec 
les  rivaux  qui  se  gardaient  de  cette  surcharge  et  s'aliéner  le 
préjugé  égalitaire  des  ouvriers  qu'il  désirait  servir.  Ce  ne  fut 
pas  trop  du  désintéressement  que  lui  enseignaient  ses  croyances 
et  de  la  solitude  où  il  tenait  ses  travailleurs  à  l'abri  des  sophismes 
pour  rendre  viable  la  tentative  dans  le  petit  monde  où  il  gou- 
vernait. Et  pour  cette  tentative  l'homme  mérite  d'être  honoré 
comme  un  précurseur,  puisque  le  premier  il  donna  l'exemple 
d'un  retour  vers  la  sagesse  d'une  pratique  oubliée. 

Pour  multiplier  les  preuves  que,  dans  la  bourgeoisie,  les 
affaires  et  les  familles  s'accroissent  ensemble,  il  suffit  de 
parcourir  les  principaux  centres  de  l'industrie  française.' 

Marseille  et  Lyon  furent  nos  plus  anciennes  capitales  du 
commerce,  elles  portent  encore  après  Paris  les  plus  superbes 
de  nos  couronnes  murales  et,  plus  que  Paris  ouvert  aux  déra- 
cinés de  tout  notre  sol,  gardent  une  originalité  de  région  et  de 
race.  Marseille  est  le  triomphe  éblouissant  et  sonore  du  Midi  : 


(1)  A  celui-ci  il  écrivait  :  «  Quant  à  l'avenir  de  la  famille,  il  ne  peut  être 
assuré  que  par  le  grand  nombre  des  enfans.  L'homme  restera  toujours  la  pre- 
mière richesse  économique  en  même  temps  que  morale.  Celui  qui  a  l'intelligence, 
l'aptitude  ou  la  chance,  aide  les  autres  à  sortir  de  l'ornière.  Cette  aide  entre  frères 
et  sœurs  explique  la  prospérité  matérielle  de  nombreuses  familles  en  Angleterre 
et  dans  le  Nord  de  la  France,  tant  il  est  vrai  de  dire  que  l'intérêt  est  toujours 
d'accord  avec  le  devoir  et  que  Dieu  ne  laisse  jamais  sans  récompense  l'accom- 
plissement de  sa  loi.  Nous  l'avons  éprouvé  nous-mêmes  au  point  de  vue  industriel. 
C'est  grâce  à  notre  tribu  familiale  que  nos  aHaires  oat  prospéré.  » 


524  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

les  enveloppemens  d'une  atmosphère  qui  vibre  el  caresse  et 
chauffe  épanouissent  les  êtres  comme  les  plantes,  favorisent 
dans  les  uns  comme  dans  les  autres  les  sèves  expajisives  et 
complètent  le  bonheur  d'être.  A  Lyon  se  joignent,  se  fondent 
et  s'équilibrent  les  climats  et  les  dons  du  Midi  et  du  Nord.  Son 
ciel  connaît  l'azur  étincelant  et  embrasé,  mais  aussi  les  rigueurs 
sombres  et  pluvieuses  qui  font  précieux  le  foyer  et  l'existence 
intérieure;  un  peu  de  cette  ombre  et  de  ce  froid  se  répandent 
sur  les  caractères,  forment  des  natures  prévoyantes  et  closes, 
mettent  de  la  gravité  jusque  dans  le  plaisir.  Ces  contrastes  de 
tempéramens  ne  font  pas  obstacle  à  la  ressemblance  des  mœurs, 
quand  il  s'agit  des  obligations  essentielles,  imposées  par  la 
conscience  et  comme  elle  indépendantes  des  temps  et  des  lieux. 
Aux  deux  régions,  aux  deux  villes,  appartient  la  famille- 
type  des  Bergasse.  L'homme  qui  fit  entrer  ce  nom  dans  l'his- 
toire, Nicolas  Bergasse,  l'avocat  retentissant  contre  l'arbitraire 
de  l'ancien  régime,  le  député  désillusionné  de  la  Constituante, 
l'adversaire  doctrinal  de  la  démagogie,  le  conseiller  éphémère  de 
l'empereur  Alexandre!"  elle  fidèle  importun  de  la  Restauration 
était  Lyonnais.  Son  père  tenait  par  ses  origines  au  comté  de 
Foix;  il  avait  continué  à  Lyon  la  fécondité  de  la  race  et  donné 
à  Nicolas  huit  frères  ou  sœurs.  Nicolas,  malgré  son  mariage  en 
pleine  Terreur  (1  ),  joli  et  pur  chant  d'amour  jeté  à  la  tempête, 
mourut  sans  postérité  et  fournit  un  argument  de  plus  à  cette 
opinion  que  les  grands  enfanteurs  d'idées  sont  de  moindres 
enfanteurs  d'hommes.  Mais  un  de  ses  frères,  fixé  dès  1775  à 
Marseille,  eut  sept  enfans;  l'un  d'eux,  son  principal  continua- 
teur, en  eut  neuf,  et  parmi  ceux-ci  deux  surtout,  Alexandre  et 
Henri,  vivent  dans  la  mémoire  des  contemporains.  Henri,  l'aîné, 
mort  en  1901,  eut  huit  filles;  Alexandre,  qui  vit  encore  à  87 ans, 
eut  cinq  fils  et  quatre  filles.  Des  filles  élevées  par  Henri,  deux 
sont  devenues  religieuses;  une,  de  son  mariage  avec  un  Perrier 
de  Revel,  a  eu  six  enfans;  une,  de  son  mariage  avec  un  Sordet, 
quatre;  une,  de  son  mariage  avec  un  Gailhard-Bancel,  dix;  une, 
de  son  mariage  avec  un  Montroë,  cinq.  Des  fils  d'Alexandre,  le 
plus  prolifique  a  eu  cinq  enfans,  mais  parmi  les  filles,  l'une 
devenue  une  Bovis  a  eu  cinq  enfans,  l'autre  devenue  une 
Mauléon   a  eu  onze  enfans  dont   six  fils.   Quelle  conformité 

(1)  Avec  Félicité  du  Petit-Thouars.  / 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  525 

attira  ces  familles  les  unes  vers  les  autres?  Surtout  celle  du 
sentiment  chrétien  qui  leur  avait  appris  à  comprendre  la  vie  et 
la  conduire.  Avec  chaque  fil  de  même  lin  de  même  quenouille 
s'est  lissée  l'étoffe  belle  et  inusable.  Quels  avantages  de  concours, 
d'aide,  d'affection  cette  communauté  sans  cesse  plus  étendue 
assure  à  chacun  de  ses  membres,  leur  vie  le  raconte.  Combien 
cette  abondance  est  précieuse  à  l'Etat,  la  guerre  actuelle  l'a 
montré  :  les  cinquante  petits-fils  d'Henri  et  d'Alexandre  Ber- 
gasse  ont  fourni  à  la  France,  outre  les  soldats,  seize  officiers 
dont  deux  généraux,  et  sur  lesquels  dix  ont  été  tués  à  l'ennemi.; 
Il  suffit  de  nommer  à  côté  des  Bergasse,  les  Roux,  lesEstrangin, 
les  Gravier,  les  Bernier  de  Vauplane,  et  bien  d'autres.  Ce  n'est 
pas  la  rareté,  c'est  l'abondance  de  ces  familles  modèles  qui 
oblige  à  borner  la  louange. 

Lyon  plus  encore  que  Marseille  abonde  en  foyers  exemplaires. 
Les  Aynard  et  les  Isaac  sont  de  l'honneur  français  :  Edouard 
Aynard  avait  douze  enfants,  M.  Auguste  Isaac  onze.  Ne  sont-ils 
pas  de  l'honneur  lyonnais,  les  Longueville  avec  leurs  quinze 
enfans,  six  au  front  et  déjà  tombés  ;  les  Emile  Sabran  et  leurs 
quatorze  fils  ou  filles  en  qui  se  continue  la  tradition;  les  Lionel 
Payen  avec  leurs  neuf  enfans  de  la  première  génération,  leurs 
trente-neuf  de  la  seconde  et  leurs  quatre-vingt-huit  de  la 
troisième  ?  Cette  bourgeoisie  lyonnaise  a  trouvé  son  image  col- 
lective, sa  Chambre  de  commerce,  lorsque,  sous  la  présidence 
d'Edouard  Aynard,  le  bureau  de  cette  Chambre  comptait  cinq 
membres,  élus  pour  leur  supériorité  professionnelle  et  à  eux 
cinq,  pères  de  quarante-deux  enfans,  M.  Auguste  Isaac,  bon 
juge  des  vertus  qu'il  pratique,  les  salue  dans  «  la  plupart 
des  familles  qui  ont  tenu  une  place  honorable  dans  les  affaires 
pendant  la  seconde  moitié  du  xix^  siècle.  »  Et  il  ajoute  :  «  Si 
l'on  réfléchit  tant  soit  peu  aux  causes  qui  ont  favorisé  la 
naissance  de  ces  nombreux  enfans,  on  est  obligé  de  reconnaître 
que  le  sentiment  du  devoir  religieux  y  apparaît  au  premier 
rang  (1).  » 

Plus  encore  que  dans  ces  deux  centres,  une  fécondité  de 
richesse  et  de  vie  s'accumule  dans  le  Nord  de  la  France.  Là 
l'agriculture  et  l'industrie  se  pénètrent  et  s'unissent.  Là  les 
populations  rurales,  à  force  de  s'étendre,  ont  fini  par  devenir 

(1)  Auguste  Isaac,  Noies  manuscriUs. 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES.] 

urbaines,  et  le  mouvement  a  gagné  les  cités  elles-mêmes  : 
comme  la  forêt  qui  marche,  elles  s'avancent  à  la  rencontre  les 
unes  des  autres.  Là  se  forme  une  race  à  laquelle  un  juge  péné- 
trant rendait  naguère  cette  justice  qu'elle  savait  «  créer  forte- 
ment de  la  vie,  avoir  beaucoup  d'enfansetfairede  la  richesse  (1).  » 
On  l'a  justement  félicitée  «  d'allier  aux  vieilles^  traditions 
nationales  l'esprit  aventureux  des  pays  neufs.  »  Ses  dernières 
nées,  Roubaix  et  Tourcoing,  la  veille  de  la  guerre,  «  traitaient 
annuellement  deux  milliards  de  francs  d'affaires,  distribuaient 
i50  millions  de  salaires  et  exportaient  pour  près  de  500  millions 
de  produits  (2).  »  Nulle  part  n'apparaît  plus  indivisible  la 
richesse  d'oeuvres  et  la  richesse  d'hommes. 

A  Lille,  les  Bernard  ont  le  même  renom  que  les  Bergasse 
à  Marseille,  les  Isaac  à  Lyon,  et  depuis  plus  longtemps.  Dès 
le  XVI®  siècle,  leur  arbre  généalogique  étend  régulièrement  ses 
branches  et  élève  sa  cime.  A  chaque  génération  le  nombre  des 
nouveaux  venus  n'atteint  pas  à  l'extraordinaire,  il  monte  une 
seule  fois  à  onze,  mais  les  familles  de  cinq  à  neuf  ne  sont  pas 
rares,  celles  de  six  à  sept  sont  habituelles.  Ces  actes  de  naissance 
ont  été  publiés  par  un  Bernard  qui,  en  1889,  montrait  accrue 
«  durant  les  quatorze  dernières  années  de  142  membres,  cette 
légion  française  et  chrétienne  (3).  »  Elle  est  un  exemple  et  pas 
une  exception  à  Lille.  A  Tourcoing  et  à  Roubaix,  le  pullule- 
ment des  familles  a  popularisé  certains  noms  portés  à  la  fois 
par  cinq,  six,  sept  dynasties  distinctes  et  fraternelles  qui  ont 
chacune  de  sept  à  douze  enfans  :  les  Motte,  les  Toulemonde, 
les  Tiberghien,  les  Lestienne,  les  Glorieux  ont  répandu  dans 
le  monde  entier  leur  inséparable  abondance  d'hommes  et  de 
marchandises. 

Mais  à  mesure  que  la  fortune  est  moindre,  combien  la  tenta- 
tion d'épargner  sur  les  enfans  devient  forte  !  La  plupart  des  bour- 
geois sont  des  voyageurs  plus  proches  du  départ  que  de  l'arrivée. 
Le  jour  baisse,  tandis  qu'ils  gravissent  et  ils  veulent  achever 
leur  ascension  avant  la  nuit.  Pourquoi  alourdir  sa  marche  par 
un  poids  de  plus  ?  Eussent-ils  gravi  assez  haut  pour  dominer 

(1)  Pierre  Mille,  Discours  à  la  Sorbonne,  19  février  1917. 

(2)  Alfred    Dunez,    Histoire    industrielle    et    commerciale  de    Roubaix-Tour- 
coing,  p.  8. 

(3)  Généalogie  de  la  famille  Bernard.  Avant-propos    de    Paul  Bernard,  Lille, 

1889. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRÉ.,  527 

déjà  les  arides  régions  où  se  rencontre  la  faim,  leur  fortune 
commencée  ne  se  doit-elle  pas  à  son  achèvement?  Dans  une  vie 
où  tout  coûte  pour  que  tout  rapporte,  quelle  place  reste  aux 
petits  êtres  qui  coûtent  sans  rapporter?  Encore  à  ces  époux  qui, 
au-dessus  du  besoin,  mettent  tout  au  jeu  de  leur  avenir,  rien 
ne  manque  pour  fonder  une  famille,  que  la  bonne  volonté. 
Mais  c'est  la  détresse  que  l'enfant,  parfois  un  seul  enfant, 
apporte  à  la  petite  bourgeoisie.  Que  de  ménages  sont  l'union 
de  deux  pauvretés  vaillantes  :  l'homme  et  la  femme  débutent 
dans  un  commerce,  et  pour  y  réussir  n'ont  pas  trop  de  leur 
double  effort.  Qu'une  naissance  d'enfant  compromette  le  précaire 
équilibre  des  recettes  et  des  dépenses,  les  dettes  s'accumulent. 
Donner  à  l'enfant  pour  père  un  failli,  est-ce  l'avantage  du  père 
et  de  l'enfant?  Plus  redoutables  encore  sont  les  carrières  libé- 
rales, les  plus  lentement  lucratives  :  de  jeunes  époux  se  sentent 
assez  courageux  pour  en  affronter  les  risques  et  en  connaître 
d'abord  la  misère  ;  sont-ils  de  force  à  supporter  une  misère 
autre  que  la  leur?  Dans  les  incertitudes  où  ils  se  demandent  si 
leur  dernier  écu  attendra  leur  premier  client,  leur  premier 
malade,  leur  premier  lecteur,  dans  les  attentes  où  la  détresse 
doit  mentir  par  la  tenue,  le  logis,  les  apparences  et  pour  gagner 
plus  tard  dépenser  d'abord,  tout  est  sacrifice,  angoisse,  péril  : 
traversée  ou  naufrage?  Pour  que  ce  soit  un  naufrage  et  que 
deux  destinées  sombrent,  il  suffît  que  s'attache  à  elles  la  petite 
main  d'un  enfant.i 

Il  est  donc  naturel  que  cette  bourgeoisie,  si  elle  a  pour  seule 
conseillère  la  prévoyance  humaine,  hésite  à  se  charger  d'autres 
avenirs  avant  d'avoir  assuré  le  sien.  Et  davantage  la  même 
prudence  sollicite  de  demeurer  stérile  la  bourgeoisie  qui  est 
certaine  de  ne  jamais  faire  fortune.  Il  y  a  en  effet  des  carrières 
qui  sont  une  renonciation  définitive  à  la  richesse,  et  elles  sont 
les  plus  nobles.  Les  premiers  serviteurs  d'un  peuple  sont  ceux 
qui  veillent  sur  l'indépendance  de  ses  frontières  et  de  sa  pensée  ; 
ces  maîtres  d'énergie  vivent  toute  leur  vie  de  ressources  inex- 
tensibles et  assez  étroites  pour  ne  rien  assurer  au  delà  du  pain 
quotidien.  Or,  si  cette  élite  cessait  de  se  perpétuer,  les  dons  les 
plus  précieux  de  la  race  tomberaient  en  déshérence  :  nulle 
perte  ne  serait  plus  irréparable. 

Mais  la  bourgeoisie  compte  jusque  dans  ces  rangs  une  mino- 
rité  où  les  familles   les  moins  riches   de  fortune  sont  aussi 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

riches  d'enfans  que  celles  de  vieille  noblesse  ou  d'opulence 
établie.  C'est  parmi  ces  dépourvus  qu'il  est  le  plus  consolant 
de  trouver  des  prodigues.  En  voici  quelques-uns. 

L'ironie  de  notre  langue  appelle  officiers  de  fortune  les 
officiers  sans  fortune.  Pour  élever  dix  enfans,  le  capitaine 
Maire  n'avait  que  sa  solde.  Il  sortit  de  l'armée  pour  recruter 
une  armée,  celle  qui  défendait  encore  la  race.  On  se  rappelle 
la  harangue  célèbre  de  1796  aux  troupes  faméliques  des 
Alpes  :  ((  Vous  êtes  mal  nourris  et  presque  nus,  le  gouverne- 
ment vous  doit  beaucoup,  il  ne  peut  rien  pour  vous.  Je  vais 
vous  conduire  dans  les  plaines  les  plus  fertiles  du  monde.  » 
Inconnu  et  seul,  le  capitaine  s'en  alla  à  travers  la  France  tenter 
le  geste  de  Bonaparte.  Aux  parens  accablés  par  leur  progéniture 
et  d'autant  plus  misérables  qu'ils  conservent  plus  de  vie  à  la 
France,  il  osa  dire  :  «  Le  gouvernement  qui  joue  à  la  Provi- 
dence terrestre  et  surabonde  de  moyens  pour  agir  sur  le  sort 
des  hommes,  n'a  pas  de  sollicitude,  pas  de  faveurs,  pas  de  res- 
sources, pas  de  bienveillance,  pas  d'équité  pour  vous.  Ce  qu'il 
vous  refuse,  il  vous  le  vole.  Que  les  emplois  publics,  à  égalité 
d'aptitudes,  récompensent,  au  lieu  des  célibataires  et  des  fils 
uniques,  les  époux  et  les  fils  des  ménages  féconds  ;  que  les 
secours  du  budget  n'inondent  plus  les  foyers  vides  et  ne  se 
détournent  plus  des  foyers  altérés  ;  que  la  nation  ouvre  les 
places  gratuites  de  ses  écoles  supérieures  aux  enfans  des  vastes 
familles  ;  que  les  lois  fiscales  cessent  d'être  spoliatrices  aux 
héritiers  nombreux;  que  l'Etat,  au  lieu  de  décourager  et  de 
dédaigner,  honore  la  paternité.  Pères  vous  êtes,  dans  une 
société  où  le  nombre  est  la  force  suprême,  les  créateurs  du 
nombre.  Pour  constituer  votre  puissance,  il  vous  suffit  de  vous 
réunir.  Puisque  le  maître  de  l'Etat  est  l'électeur,  entendez-vous 
aux  jours  de  vote,  ignorez  qui  vous  ignore,  et  réservez  vos 
suffrages  à  qui  vous  promet  réparation.  L'on  comptera  avec 
vous  dès  que,  vous  comptant  vous-mêmes,  vous  aurez  uni  votre 
multitude  en  un  parti,  des  partis  le  plus  légitime,  car  il  sau- 
vegarde l'avenir.  »  Qui  inspirait  à  cet  homme  tant  de  hardiesses  : 
accepter  les  gênes  du  foyer  surpeuplé,  affronter  la  malveillance 
des  politiciens,  risquer  l'inattention  de  ceux  même  qu'il  venait 
secourir?  lia  donné,  après  l'exemple,  le  secret  de  ces  témérités; 
il  n'a  pas  fait  mystère  que  sa  persévérance  à  être  père  et  à  se 
mettre  au  service  des  pères  étaient  des  actes  de  sa  foi  chré- 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉXEINDRE.  529 

tienne.  S'il  ne  s'est  pas  lassé  d'accroître,  en  donnant  la  vie,  ses 
embarras  de  vivre,  c'est  parce  que  la  difficulté  du  devoir  ne 
supprime  pas  le  devoir. 

Cette  fidélité  qui  met  un  rayon  de  splendeur  morale  sur  les 
détresses  matérielles  des  ménages  militaires  n'éclate  pas  moins 
dans  la  modestie  volontaire  où  est  fière  de  se  restreindre,  pour 
ne  pas  restreindre  la  famille,  une  élite  de  maîtres  français.  La 
croyance  de  M.  Rambaud  et  de  M.  Paul  Bureau  est  également 
attestée  par  leur  titre  de  professeurs  à  l'Institut  catholique  et 
par  le  nombre  de  leurs  enfants  :  M.  Paul  Bureau  en  a  dix  et 
M.  Rambaud  douze.  Dans  ce  monde  du  savoir  une  famille,  on 
pourrait  dire  une  dynastie,  celle  des  Jordan,  est  saluée  avec 
un  respect  universel.  M.  Camille  Jordan,  de  l'Académie  des 
Sciences,  a  eu  huit  enfans,  six  fils  et  deux  filles.  Les  deux  filles 
sont  religieuses;  des  six  fils,  un  professeur  à  la  Sorbonne,  un 
autre  ingénieur  des  mines,  un  autre  diplomate,  un  autre 
inspecteur  des  fina:nces,  deux  sortis  officiers  de  l'Ecole  poly- 
technique et  de  Saint-Cyr  se  partageaient  les  plus  honorables 
des  carrières  où  l'on  puisse  servir  un  pays.  Quand  la  guerre  fit 
appel  à  un  plus  complet  dévouement,  trois  des  six  donnèrent 
leur  vie.  Le  professeur  à  la  Sorbonne,  Edouard  Jordan,  a  eu  dix 
enfans  dont  un  aussi  est  mort  pour  la  France;  l'ingénieur  des 
mines  en  a  sept,  l'inspecteur  des  finances  en  a  laissé  quatre. 
Telle  est  l'arithmétique  usuelle  des  familles  auxquelles  les 
Jordan  se  sont  alliés  :  la  sœur  de  M""^  Camille  Jordan  a  été 
onze  fois  mère;  j'aînée  de  ses  filles  treize  fois.  Et  M.  Edouard 
Jordan  a  rappelé  en  quelques  pages  d'une  sincérité  bienfai- 
sante (1),  que,  partout  où  la  religion  disparait,  la  famille  se  res- 
treint, mais  que  la  famille  ne  reste  pas  intacte  partout  où  la 
religion  semble  se  maintenir;  que  celle-ci  survit  parfois  comme 
une  malade  oisive  et  muette  :  elle  perd  alors  son  autorité  sur 
les  peuples  qui  gardent  d'elle  une  habitude,  et  ne  l'abandon- 
nent pas  encore,  mais  déjà  ne  lui  obéissent  plus. 

S'il  y  a  une  profession  où  l'athéisme  semble  à  beaucoup 
enseigné  parleur  science  même,  c'est  celle  des  médecins.  L'un 
d'eux  constatait  la  conséquence  lorsqu'il  poussait  récem- 
ment à  l'Académie  de  médecine  un  ôri  d'alarme,  rappelait 
la  nécessité    d'avoir  au   moins  trois   enfans  par   famille  pour 

{{)  Contre  la  dépopulation,  SiVec  une  lettre-préface  du  cardinal  Amette.  Paris, 
Bloud  et  C'%  1917. 

TOME  XLii.  —  1917.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES^ 

prévenir  le  déclin  de  la  race  ;  adjurait  ses  confrères  de  donner 
l'exemple,  et  sceptique  à  leur  bon  vouloir,  proposait  les  moyens 
coercitifs,  «  l'impôt  de  génération  (4).  »  Ces  contraintes  n'ont 
pas  été  nécessaires  pour  que  le  docteur  Dauchez,  ancien  interne 
des  hôpitaux  de  Paris,  élevât  onze  enfans  :  lui  aussi  a  donné 
sa  consultation  dans  une  brochure  courte  et  pleine.  Il  affirme 
que  «  l'influence  de  la  religion  sur  la  génération  et  la  natalité 
est  reconnue  par  tous,  même  par  nos  maîtres  les  plus  indiffé- 
rens.»  Et  il  conclut:  «  Si  la  France  se  dépeuple  au  lieu  de 
s'accroître,  la  faute  est  due  à  l'affaiblissement  de  la  pratique 
religieuse,  au  relâchement  du  frein  que  celle-ci  apporte  aux 
passions.  Nous  croyons  que  les  catholiques  sincères  pourront 
seuls  refaire  la  race  et  la  nation    (2).  » 

Par  quel  attrait  mystérieux  la  croyance  religieuse  tourne 
certaines  âmes  vers  l'aimant  des  sacrifices,  apprenons-le  d'un 
autre  médecin.  On  m'avait  raconté  sur  lui  des  choses  surpre- 
nantes au  point  d'être  invraisemblables:  que  dans  sa  carrière  il 
avait  connu  souvent  la  compagnie,  jamais  la  crainte  de  la  pau- 
vreté, que  ses  soins  lui  semblaient  dus  par  préférence  aux  indi- 
gens,  que,  dans  l'incertitude  du  lendemain,  il  avait  fondé  un 
foyer,  qu'ensemble  avaient  malaisément  grandi  sa  famille  et 
sa  réputation,  que  sa  façon  de  tenir  le  manque  d'argent  pour 
une  chose  indifférente  avait  imposé  à  notre  idolâtrie  de  la  for- 
tune, qu'âgé  de  quarante-neuf  ans,  père  de  onze  enfans  et 
vierge  de  rentes,  il  n'avait  pas  souffert  dans  son  prestige  d'une 
originalité  où  resplendissait  la  vertu.  Cela  me  donna  le  désir 
de  le  connaître.  Et  il  m'expliqua  sa  conscience  :  «  Pour  tout 
chrétien,  le  précepte  est  d'aimer  son  prochain,  et  le  prochain  le 
plus  proche  est  l'enfant.  Dieu  qui  ordonne  à  l'homme  de  se 
multiplier  a  promis  secours  au  fidèle.  Si  le  chrétien  se 
préoccupe  des  suites  qu'aura  sa  soumission,  il  usurpe  sur  la 
Providence  en  doutant  d'elle.  A  lui  d'accomplir  chaque  jour  son 
devoir  sans  inquiétude  du  lendemain,  à  la  Providence  de  pré- 
parer le  lendemain  mérité  par  la  docilité  du  fidèle.  Je  n'ai 
jamais  fait  autre  chose  que  respecter  cette  division  des  pouvoirs. 

(1)  «  Tout  Français  de  trente  à  cinquante  ans  doit  avoir  trois  enfans  ou  payer 
la  somme  que  coûterait  l'élevage  de  trois  enfans  dans  la  classe  sociale  à  laquelle 
il  appartient.  »  Rapport  de  M.  F.  Jayles,  à  l'Académie  de  médecine.  Séance  du 
3  juillet  1917. 

(2)  La  France  repeuplée  volontairement  par  les  catholiques  praliquans,  par  le 
docteur  Dauchez.  Lyon,  imprimerie  du  Nouvelliste,  1917. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    JPAS    s'ÉTEINDRË.  531 

Agir  autrement  eût  été  nier  ma  foi,  et  jamais  ma  foi  n'a  été 
déçue  par  les  résultats.  »  Comme  je  lui  faisais  observer  qu'une 
telle  affirmation  serait  une  opportune  surprise  à  opposer  au 
scepticisme  de  notre  temps,  il  voulut  bien  me  donner  sur  son 
existence  une  note,  avec  licence  de  m'en  servir  et,  pour  ne  pas 
transformer  un  témoignage  en  panégyrique,  il  me  pria  seule- 
ment de  taire  son  nom. 

Voici  son  idée  maîtresse  :  «  J'avais  vu  que  la  question 
d'argent  tient  la  plus  grande  place  dans  la  vie  de  la  majorité  des 
hommes  et  qu'elle  voile  les  réalités  spirituelles.  Et  j'ai  non  pas 
méprisé  l'argent,  mais  essayé  de  le  classer  dans  la  catégorie  des 
choses  secondaires^  comme  cela  se  doit.  J'ai  choisi  la  méde- 
cine, afin  d'aimer  Dieu  et  mon  prochain  d'une  façon  particu- 
lièrement directe  et  concrète.  »  Etudiant,  il  reste  chaste  pour 
la  compagne  à  laquelle  il  pense  et  qu'il  épouse  à  peine  docteur  : 
«  Je  me  suis  marié  avec  la  femme  que  j'avais  choisie  sans 
apporter  d'attention  à  autre  chose  qu'à  sa  vertu,  sa  santé,  la 
dignité  de  sa  personne  et  l'intention  que  j'avais  de  trouver  en  elle 
la  mère  honorée  de  mes  enfans.  ))Les  époux  possèdent  au  total 
6000  francs;  il  faut  renoncer  aux  lenteurs  onéreuses  comme 
aux  chances  brillantes  des  concours  et  exercer  de  suite  en 
province.  La  clientèle  vient  moins  vite  que  les  enfans;  néan- 
moins, quand  naît  le  troisième,  un  millier  de  francs  forme  une 
réserve  d'économies.  Mais  pour  une  des  familles  que  soigne 
le  docteur,  une  aide  immédiate  d'argent  est  une  question  de 
vie  ou  de  mort;  il  porte  les  mille  francs  et  revient  plus  pauvre 
que  le  pauvre  dont  il  a  eu  pitié.  «  J'ai  donné  tout  ce  que  je 
possédais  afin  d'aimer  les  enfans  des  autres  autant  que  les 
miens  et  pour  montrer  à  Dieu  que  j'avais  plus  de  confiance 
en  sa  miséricorde  qu'en  ma  sagesse.  »  Trop  défiée,  cette  sagesse 
humaine  se  venge  :  il  va  être  saisi  pour  une  petite  somme.  Un 
client  dont  il  a  guéri  le  fils  s'acquitte  à  point  d'honoraires 
oubliés  et  accroît  par  une  propagande  efficace  les  malades  du 
docteur.  Mais  ils  ne  laissent  pas  au  père  le  temps  de  songer 
à  sa  cliente  principale,  l'âme  de  ses  enfans.  Le  loisir  et  la 
sécurité  lui  sont  offerts  ensemble  par  un  grand  industriel  qui 
le  nomme  médecin  de  ses  établissemens  ouvriers.  Après 
quelques  années,  la  sécurité  redevient  la  gêne  pour  la  famille 
plus  nombreuse,  le  docteur  se  hasarde  à  Paris,  et  avec  succès, 
quand  la  guerre  le  rejette  aux  précarités.  Gomme  il  a  toujours 


532  REVUE    DES    DEUX    M0NDE3.1 

fait  des  pauvres  sa  compagnie  préférée,  il  est  prêt  à  devenir 
l'un  d'eux.  Mais  sa  sollicitude  charitable  l'a  désigné  à  un 
philanthrope  qui  sait  faire  grand  contre  la  souffrance  humaine 
et  a  besoin  d'un  directeur  médical.  C'est  de  nouveau  la 
sécurité  pour  les  siens,  et  la  joie  de  servir  ceux  qui  sont 
aussi  les  siens  :  les  infirmes  et  les  vieillards.  La  fin  de  la  guerre 
sera  peut-être  pour  lui  la  fin  de  cette  trêve  et  le  commence- 
ment de  nouvelles  étapes.  Il  est  prêt.  Il  se  sent  conduit,  de 
relais  en  relais  et  par  des  routes  qu'il  ignore,  vers  une  destinée 
dont  il  ne  s'inquiète  pas.  «  Je  n'ai  jamais  su  ni  comment  ni 
si  je  pourrais  boucler  mon  budget  :  il  s'est  cependant  toujours 
bouclé.  Je  n'ai  jamais  vu  Dieu  nous  abandonner  et  nous 
avons  passé  par  toutes  sortes  d'épreuves  qui  ont  été  des  crises 
bénies.  A  partir  du  moment  où  un  homme  et  une  femme 
conscients  de  leur  misère  naturelle,  demandent  et  reçoivent  la 
grâce  dans  le  sacrement  du  mariage,  ils  peuvent  braver  les 
difficultés  de  la  vie  et  les  vaincre  avec  calme,  sang-froid,  séré- 
nité, conscience  de  n'accomplir  ici-bas  qu'un  passage.  Alors,  au 
lieu  de  convoiter  les  biens  du  prochain,  ils  cherchent  à  servir 
et  à  ce  que  leurs  enfans  servent  Dieu  et  le  prochain  et  ne  se 
croient  aucun  droit  spécial  ni  à  des  faveurs,  ni  à  des  biens  tem- 
porels, car  le  bien  suprême,  ils  le  possèdent.  » 

Si  de  telles  élévations  donnent  un  peu  le  vertige,  ces 
croyances  sont  celles  de  l'Eglise,  et  le  plus  singulier  en  ce  catho- 
lique, c'est  d'être  conséquent.  Il  déconcerte  par  l'intransigeance 
simple  de  ses  certitudes.  Mais  l'essentiel  de  cette  certitude  vit 
obscure  dans  les  chrétiens  qui  la  sauraient  le  moins  exprimer, 
dans  la  multitude  muette  des  simples.  Et  c'est  chez  eux  surtout 
qu'elle  est  nécessaire,  car  c'est  à  eux  que  leurs  difficultés 
quotidiennes  conseillent  le  plus,  par  toutes  les  concordances 
des  calculs  humains,  la  renonciation  à  la  famille.  Nobles  et 
bourgeois,  auraient  beau  ranimer  la  fécondité  ancienne  des 
foyers,  ils  ne  forment  qu'une  minorité.  Il  faut,  pour  rendre  à  la 
France  le  nombre,  la  collaboration  du  nombre,  le  concours  des 
paysans  et  des  ouvriers. 

III 

Le  paysan  qui  durant  le  plus  long  cours  de  notre  histoire 
fut  presque  toute  la  race  en  est  encore  la  majorité. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  533 

Le  paysan  est  maintenu  dans  sa  lidélité  à  la  famille,  par 
une  existence  proche  de  la  nature  et  conforme  à  la  nature.  La 
culture  qui  utilise  tous  les  sexes  et  tous  les  âges  aux  mul- 
tiples tâches  de  l'œuvre  collective,  rend  les  enfans  précieux  au 
père  et  tient  toute  la  famille  assemblée  sous  l'œil  de  son 
chef.  La  femme  devenue  mère  aide  à  la  prospérité  commune 
par  le  gouvernement  de  son  domaine  propre,  la  basse-cour, 
le  jardin  potager  et  les  petites  industries  qui  entourent  la 
maison  ;  et  le  centre  de  son  activité  est  cette  maison  que  la 
ménagère  tient  prête  pour  les  siens,  où  tous  se  retrouvent  non 
seulement  à  la  nuit  et  pour  le  sommeil,  mais  plusieurs  fois  par 
jour,  pour  les  repas,  pour  les  veillées,  pour  les  causeries  où 
chacun  renouvelle  sa  joie  diffuse  et  profonde  d'être  adopté, 
protégé,  complété  par  un  tout  plus  grand  que  lui.  Cette  demeure 
est  assez  vaste  pour  que  nul  n'y  soit  à  l'étroit,  et  la  saine 
atmosphère  des  champs  renouvelle  les  forces  qui  rendent 
fécond  le  travail.  Et  Tatmosphère  n'est  pas  moins  salutaire  à 
l'àme,  car  elle  vit  plongée  dans  l'œuvre  du  Créateur  aux  dons 
simples  et  aux  faveurs  égales,  elle  voit  peu  l'œuvre  des 
hommes  qui,  dans  les  villes,  accumulent  avec  l'orgueil  du 
luxe  les  souffrances  de  l'inégalité  et  de  l'envie.  Le  paysan  est 
aujourd'hui  dans  la  nation  à  peu  près  le  seul  qui  n'aspire 
pas  à  changer  de  place  et  d'état.  C'est  où  il  est  né  qu'il  préfère 
vivre,  c'est  le  métier  appris  des  siens  qu'il  désire  continuer; 
c'est  dans  la  terre  qu'ont  pris  racine  ses  espoirs;  c'est  elle, 
fertilisée  et  consacrée  par  ses  ancêtres  et  par  lui-même,  qu'il  a 
l'ambition  de  transmettre  à  ses  fils. 

Or,  la  force  de  la  vocation  comme  la  faveur  de  la  nature 
sont  contredites  en  France  par  le  pouvoir  qyi  a  charge  d'en- 
tretenir la  vie  nationale.  Par  la  Révolution  la  terre  a  été 
sacrifiée  à  un  mot,  l'égalité.  Chaque  fois  qu'un  paysan  meurt 
et  que  son  bien  a  plusieurs  héritiers,  tous  doivent  avoir  leur 
part  non  seulement  égale,  mais  identique. Peu  importe  s'ils  n'ob. 
tiennent  pas  de  leur  travail  sur  un  fragment  de  propriété  morce- 
lée le  produit  que  l'activité  de  la  famille  unie  tirait  du  domaine 
total,  et  si  les  instrumens  agricoles  qui  étaient  proportionnés 
à  son  étendue  ne  donnent  plus,  après  partage,  à  chacun  de  ces 
propriétaires,  qu'un  des  services  nécessaires  à  la  culture.  Un 
domaine  comme  un  corps  a  une  vie,  et  le  rompre  n'est  pas  plus 
en  partager  la  valeur  que  celle  d'une  statue,  si  on  la  mettait  en 


534  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

morceaux.  Plus  le  défunt  laisse  d'enfans,  plus  ils  sont  réduits 
à  vendre  ce  qu'ils  ne  peuvent  plus  exploiter.  Et  ici  nouveau 
désavantage  pour  les  familles  nombreuses  :  la  plus  âpre  et  la 
plus  inintelligente  des  fiscalités  combine  de  tels  tarifs  de  vente 
et  de  partage  que,  moindre  est  la  propriété,  plus  onéreux  devien- 
nent les  frais,  et  qu'ils  l'emportent  sur  la  valeurdu  bien  pour  les 
petites  parcelles.  L'homme  de  la  terre  expulsé  du  sol  par  l'Etat, 
voilà  le  résultat  de  notre  système  héréditaire.  Que  le  domaine 
arrondi  avec  tant  de  persévérance  dans  son  étendue,  fertilisé 
avec  tant  «de  peine  dans  sa  substance,  pourvu  avec  une  telle 
sollicitude  de  ses  commodités  accessoires,  et  devenu  la  répu- 
tation et  la  fierté  de  son  maître,  soit  coupé  en  morceaux 
ou  vendu,  c'est  la  faillite  des  espérances,  des  dépenses,  des 
vertus  enfouies  là.  Gomment  conserver  le  domaine?  N'en  pas 
multiplier  les  futurs  maîtres  (1).  Si  on  blâme  les  paysans  qvîe 
l'amour  de  la  terre  combatte  en  eux  l'amour  de  la  famille, 
quelle  sévérité  est  due  au  pouvoir  qui,  ayant  besoin  d'hommes 
pour  cultiver  le  soi  et  pour  le  défendre,  a,  dans  un  pays  où  la 
fécondité  de  la  terre  entretenait  la  fécondité  de  la  race,  fait 
servir  l'amour  de  la  terre  à  la  stérilité  des  foyers! 

Ce  n'est  pas  assez.  L'ascension  continue  des  dépenses 
va  élevant  les  impôts;  une  égalité  ici  légitime  exigerait  qu'on 
les  demandât  à  toutes  les  ressources.  Mais  toujours  dans  ce 
pays  égalitaire  et  sans  classes,  il  s'est  trouvé  des  classes  privi- 
légiées devant  l'impôt,  grands  propriétaires,  industriels,  gens  de 
bourse,  ouvriers,  et  nombre  de  taxes  poursuivent  une  richesse 
qui  se  cache  et  s'échappe.  Les  plus  commodes,  les  seules  cer- 
taines sont  les  charges  mises  sur  la  loyale  terre  qui  ne  se  dissi- 
mule ni  n'émigre.  Le  paysan  est  donc  devenu  la  victime  de 
tous.  C'est  lui  qui  répare  les  fautes  de  conduite  et  les  fautes  de 
calcul,  et  il  paie  pour  un  bien  égal  deux  et  trois  fois  plus  que 
d'autres  contribuables.  L'impôt  proportionnel  n'était  pas  assez 
productif  :  pour  équilibrer  nos  dettes,  il  a  fallu  l'impôt  pro- 
gressif. Il  a  été  le  don  du  xx®  siècle.  Il  est  entré  en  1901  dans 
nos  lois.  Appliqué   aussitôt    aux  successions,  cinq  fois  relevé 


(1)  La  victime  principale  de  la  législation  révolutionnaire  très  insuffisamment 
atténuée  par  le  Code  civil,  ce  n'est  pas  le  noble  ou  le  bourgeois,  c'est  l'ouvrier  qui, 
ayant  des  enfans,  a  dû  cesser  d'être  propriétaire,  c'est  le  paysan  qui,  pour  rester 
propriétaire,  a  dû  cesser  d'avoir  des  enfans.  H.  RouUeaux-Dugage,  député,  Nata- 
lité  et  Législation,  p.  24,  Lévi,  1917. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.i  535 

depuis,  et  jusqu'à  prélever  34  pour  100  de  l'héritage,  il  n'arrête 
pas  là  les  menaces  de  ses  nouveautés.  Une  doctrine  se  fait  jour, 
que  ces  prises  partielles  préludent  à  la  confiscation  du  reste, que 
toutes  les  propriétés  privées  doivent  faire  retour  à  1  Etat,  et 
hier  dans  notre  Parlement  retentissait  cette  formule  :  «  Les 
terres  appartiennent  à  la  Nation  (1).  »  Dételles  doctrines  ne  sont 
pas  faites  pour  laisser  inattentifs  ou  impassibles  les  propriétaires 
dont  les  plus  nombreux  sont  les  paysans.  Une  augmentation 
des  impôts  qui  ne  leur  laisse  plus  le  bénéfice  de  leur  rude  vie 
et  la  resserre  chaque  année  davantage,  une  insécurité  qui  les 
frappe  dans  leur  affection  la  plus  profonde  et  décapite  leur 
avenir  hâtent  le  divorce  entre  l'homme  de  la  terre  et  la  terre. 

Néanmoins,  le  paysan  n'a  pas  encore  perdu  sa  patience 
tenace.  Il  jette  aux  saisons  hostiles  un  espoir  plus  durable 
qu'elles,  et  comme  la  moisson  des  blés,  la  moisson  des  enfans 
se  perpétue  grâce  aux  mêmes  semeurs. 

Lesquels?  Ceux  qui  ont  su  garder  intactes  les  vieilles 
mœurs  contre  les  atteintes  des  lois.  La  famille  s'est  maintenue 
nombreuse  où  elle  s'est  maintenue  groupée.  En  certaines 
contrées,  l'habitude  de  l'obéissance  et  de  l'union  perpétue 
entre  les  enfans,  tant  que  vit  le  père,  cette  société  filiale  et 
fraternelle.  Ils  continuent  la  vie  de  jadis,  et  ils  en  goûtent  le 
double  bienfait,  d'abord  la  douceur  perpétuée  des  affections 
domestiques,  meilleure  que  le  dur  isolement  du  droit  indivi- 
duel, puis  l'harmonie  maintenue  entre  la  tenure  du  domaine  et 
la  force  collective  de  la  famille.  Alors,  rien  de  cette  force,  même 
celle  des  plus  petits  n'est  perdu;  le  domaine  et  le  groupe  qui  le 
travaille  grandissent  l'un  par  l'autre  ;  l'abondance  des  enfans,  au 
lieu  d'apporter  la  misère,  accroît  la  prospérité  (2).  Dans  les  pays 

(1)  M.  Compère-.Morel.  Gliauibre  des  Députés.  Séance  du  21  mars  1916. 

(2)  «  De  ces  régions  privilégiées  auxquelles  il  convient  de  demander  leur 
secret,  il  yen  a  dans  l'Ardèche,  dans  la  Lozère,  dans  le  Pas-de-Calais,  dans  la 
Bretagne,  il  y  en  a  dans  certaines  portions  de  la  Savoie...  La  commune  du 
Grand-Romans  avait,  dit  le  Guide  Joanne  de  1908,  une  population  de  1  946  habi- 
tans.  En  1915,  elle  en  a  authentiquement  2  030.  Presque  tous  les  jeunes  gens 
sont  mariés  à  vingt-cinq  ans,  tout  de  suite  après  le  service  militaire  et  d'après 
des  choix  déjà  faits.  L'immoralité  y  est  aussi  inconnue  que  l'alcoolisme.  En 
compagnie,  on  boit  volontiers  un  verre  de  vin,  mais  on  ne  traîne  pas  dans  les 
cabarets.  Pour  le i 2 050  habilans,  je  ne  vois  pas  qu'il  y  en  ait  plus  de  deux... 
Leur  vie  est  tout  agricole,  herbagère,  elle  tient  à  demeurer  telle.  Ceux  qui  sortent 
de  la  paroisse  ne  vont  qu'à  peu  de  distance  et  toujours  pour  pratiquer  le  même 
genre  dévie...  Viendra  naturellement  pour  les  nouveaux  comme  pour  les  anciens 
biens  la  division  par  l'héritage,  mais  les  mœurs  ont  assez  bien  ménagé  la  tran- 


536  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

de  montagnes,  où  l'influence  des  villes  lutte  moins  contre  l'amour 
du  sol  natal,  où  la  pensée  reste  enfermée  comme  le  regard  et 
se  fixe  sur  les  choses  habituelles  et  proches,  persistent  les 
groupes  les  plus  stables  des  familles  paysannes.  Il  y  a  en  France 
plusieurs  départemens,  ceux  du  Plateau  Central,  où  ce  n'est  pas 
assez  pour  les  enfans  d'être  attachés  à  cette  culture  commune 
et  réunis  autour  du  père  durant  toute  sa  vie.  Même  après  sa 
mort,  ils  s'entendent  pour  laisser  à  l'un  d'eux  le  bien  de 
famille,  et  ce  propriétaire,  unique  par  mandat  de  tous,  s'entend 
avec  chacun  pour  que  le  régime  ne  fasse  tort  à  personne  (1). 
D'un  côté,  l'œuvre  destructrice  des  lois  :  pour  émanciper 
l'individu,  des  nivellemens  et  des  désagrégations  qui  séparent 
chaque  homme  de  ses  proches,  et,  pour  lui  faire  sa  part  dans  le 
brisement  du  patrimoine  commun,  réduisant  en  poussière  la 
place  du  foyer.  D'un  autre  côté,  l'œuvre  conservatrice  des 
mœurs  :  pour  perpétuer  la  famille,  des  traditions  qui  la 
tiennent  attachée  à  elle-même  et  au  patrimoine  formé  par  un 
travail  collectif.  Où,  par  la  force  dissolvante  des  lois,  la  propriété 
se  morcelle  et  se  pulvérise,  la  famille  rurale  diminue  et  se 
sèche  dans  ses  racines  partagées;  où,  par  la  résistance  des 
mœurs,  le  domaine  conserve  son  unité,  la  famille  reste  féconde 
autour  de  lui.  Mais,  dans  la  plus  grande  partie  de  la  France, 
les  lois  ont  été  plus  fortes  que  les  mœurs.  Les  foyers  plus  déserts 
se  sont  faits  plus  tristes,  les  travaux  conduits  par  moins  de 
mains  familiales  sont  devenus  plus  stériles.  La  ville,  que  le 
paysan  a  appris  à  connaître  durant  son  séjour  à  la  caserne, 
exerce  davantage  sur  lui  les  attraits  de  plaisirs  plus  fréquens, 


sition.  II  n'est  pas  rare  que  le  père  de  famille  tienne  à  éviter  ces  désaccords  et 
les  frais  par  un  partage  anticipé  et  à  l'amiable.  Plus  souvent  toutefois,  le 
vieux  demeure  patriarcalement  avec  la  jeune  famille.  »  Au  Pays  des  Chasseurs 
alpins,  par  M.  Henry  Joly,  de  l'Institut,  Le  Mois,  mars  1916.  Pour  montrer  par  des  ' 
chiffres  combien  ces  mœurs  favorisent  la  fécondité,  M.  Joly  a  bien  voulu  ajouter 
à  son  article  cette  note  manuscrite  :  »  En  1917,  on  a  renvoyé  dans  leurs  foyers 
40  mobilisés,  en  raison  de  leur  âge  ou  de  leurs  charges  de  famille.  La  commune 
a  pris  la  charge  de  leurs  enfans.  A  eux  quarante,  ils  avaient,  en  septembre  1917, 
trois  cent  trente-trois  enfans  vivans  et  présens.  » 

(1)  Procédé  en  usage  dans  quelques  départemens  français.  Dans  la  Corrèze, 
il  est  ainsi  constaté  par  un  jui'isconsulte  :  «  ...  Malgré  la  loi,  grâce  à  des  cou- 
tumes anciennes  que  personne  ne  conteste,  on  donne  à  l'avance  et  par  choix, 
du  consentement  des  héritiers,  le  domaine  à  l'un  des  enfans,  à  charge  par  lui 
de  dédommager  en  argent  ses  frères  et  sœurs.  »  {L'abaissement  de  la  natalité'  en 
France,  par  Charles  Duchambron,  Paris,  Jules  Roussel,  p.  305.)  La  mênie  coutume 
est  non  moins  familière  à  l'Aveyron. 


LA    FLAMME    QTII    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  537 

de  gains  plus  élevés,  de  labeurs  moins  durs,  d'habitudes  moins 
grossières.  Les  villages  se  dépeuplent,  le  paysan  se  transforme 
en  ouvrier  et,  dans  sa  profession  nouvelle,  trouve  des  raisons 
nouvelles  de  limiter  sa  famille. 


IV 

Longtemps  les  ouvriers  ne  furent  qu'une  petite  fraction 
détachée  de  la  masse  paysanne,  et  féconde  comme  elle.  Le  nom 
de  «  prolétaire  »  les  [désignait  par  leur  vertu  sociale  de  proli- 
fiques. Mais  deux  révolutions  presque  simultanées  changèrent 
pour  lui  les  lois  du  devoir  et  du  travail.  Au  moment  oii  les 
tutelles  sociales  de  l'ancien  régime  cédaient  à  l'émancipation  de 
l'individu,  les  outils  domestiques  des  métiers  étaient  remplacés 
par  les  puissantes  machines  des  usines.  Une  concentration 
soudaine  se  faisait  à  la  fois  dans  les  capitaux  des  riches  et  dans 
le  labeur  du  pauvre  pour  créer  l'industrie  moderne.  Au  lieu 
de  proportionner  ses  efforts  aux  besoins  d'une  clientèle  res- 
treinte et  connue  d'avance,  elle  se  proposa  d'abaisser  le  prix 
de  chaque  marchandise  par  la  surabondance  de  la  fabrication, 
et  de  se  disputer  partout  la  clientèle  par  le  bas  prix  des  mar- 
chandises produites.  C'est  une  politique  de  guerre  appliquée  aux 
travaux  de  la  paix  :  guerre  entre  divers  pays,  dans  chaque  pays 
entre  les  fabriques  de  chaque  espèce,  dans  chaque  industrie 
entre  les  patrons  soucieux  de  produire  au  meilleur  marché, 
quitte  à  refuser  aux  ouvriers  le  nécessaire,  et  les  ouvriers  sou- 
cieux de  défendre  leurs  salaires,  quitte  à  arrêter  par  la  cherté 
des  fabrications  la  vente  des  marchandises.  Et  pour  régler  ces 
différends  où  se  heurtent  des  intérêts  que  leur  solidarité  seule 
pourrait  consolider,  la  guerre  encore,  la  grève,  où  les  patrons 
et  les  ouvriers  tiennent  k  ne  rieuse  céder,  l'obstination  dût-elle 
réduire  le  patron  à  la  ruine  ou  l'ouvrier  à  la  faim. 

Or  toutes  les  conditions  de  cette  lutte  détournent  l'ouvrier 
de  la  famille.  Son  travail  ne  lui  laisse  pas  le  loisir  d'avoir  un 
foyer.  Sa  demeure  est  l'usine,  son  logis  la  place  où  l'on  dort  et 
non  celle  où  l'on  vit  entouré  des  siens.  Ce  logis,  dans  les  villes, 
est  cher.  Plus  la  famille  est  nombreuse,  plus,  entassée  dans  des 
espaces  trop  étroits  et  dépourvus  d'air  et  de  soleil,  elle  croit 
chétive,  anémique  et  menacée  par  la  tuberculose.  Ces  étroi- 
tesses  mêmes  ne  s'offrent  pas  k  ceux  qui  les  cherchent,  et  la 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

coalition  des  propriétaires  et  des  locataires  se  refuse  au  voisi- 
nage bruyant  et  destructeur  des  enfans.  L'ouvrier  vit  largement 
s'il  est  seul  ;  s'il  est  marié,  la  même  somme  doit  pourvoir  à,  deux 
existences;  s'il  devient  père,  il  lui  reste  pour  chacun  d'autant 
moins  qu'il  a  plus  d'enfans  :  il  a  à  chaisir  entre  une  vie  facile, 
médiocre,  misérable.  Il  est  d'autant  moins  disposé  à  engager  des 
dépenses  qu'il  n'est  jamais  sur  du  lendemain.  L'économie  est 
une  confiance  en  l'avenir;  lui  pense  que  ce  soir  commenceront 
peut-être  les  longs  chômages,  et  l'épargne  lui  semble  dérisoire. 
Il  croit  placer  mieux  son  gain  à  ne  pas  épargner  sur  ses 
jouissances  quotidiennes.  Il  dépense  ce  qu'il  gagne,  mange 
mieux  que  les  petits  bourgeois,  boit  davantage,  est  amateur  de 
spectacles.  La  ville  lui  rend  difficile  de  résister  à  ces  tentations, 
et  accumule  autour  de  lui  les  tentations  auxquelles  il  ne  peut 
satisfaire.  Le  luxe  sous  toutes  les  formes  l'obsède,  le  frôle, 
l'insulte,  l'écrase,  le  provoque  à  un  parallèle  perpétuel  entre  ce 
qui  lui  manque  et  ce  dont  les  passans  surabondent,  et  ranime 
ses  griefs  sans  cesse  aggravés  contre  son  sort. 

Ce  grief  devenait  une  force  le  jour  où  le  suffrage  universel 
a  fait  de  la  multitude  ouvrière  une  puissance.  Il  y  avait  pour  les 
politiques  une  fortune  à  gagner  avec  la  haine  sociale.  La  haine 
croît  mal  dans  les  âmes  religieuses  :  il  fallait  d'abord  déra- 
ciner la  foi  qui  entretient  la  paix.  Rien  de  plus  facile  que  de 
propager  chez  les  prolétaires  l'incrédulité  à  laquelle  les  prédis- 
posaient la  licence  de  leurs  plaisirs,  l'humeur  frondeuse  de 
leur  intelligence  et  l'organisation  même  de  leur  travail.  Il  les 
tient  toujours  assemblés  comme  en  une  réunion  publique 
où  les  réalités  disparaissent  sous  les  apparences  oratoires,  où 
le  sérieux  a  tout  à  craindre  du  rire,  où  les  passions  d'une  foule 
préparent  l'empire  des  meneurs.  Là  s'unifièrent  les  esprits.  Les 
ouvriers  par  les  accroissemens  progressifs  du  salaire  devaient 
conquérir  tout  entier  le  «  capital  »  qui  n'avait  pas  voulu  leur 
faire  une  part.  L'arme,  la  grève,  pour  une  telle  victoire  devait 
être  maniée  par  des  soldats  résolus  et  tenaces.  Leurs  aptitudes 
militantes  furent  exactement  mesurées.  Pour  les  célibataires  la 
souffrance  était  moindre  et  la  fermeté  plus  facile;  les  autres 
avaient  le  cœur  plus  faible  et  trop  prêt  à  capituler  devant  la 
faim  des  leurs  ;  la  présence  et  la  main  de  la  femme  rendent 
chère  à  Thomme,  dans  le  moindre  foyer,  la  possession  person- 
nelle des  plus  pauvres  biens,  et  le  détachent  de  cette  promis- 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  539 

cuite  collective  où  tout  étant  à  tous,  rien  ne  reste  plus  à  personne  ; 
la  répulsion  de  la  femme  est  instinctive  contre  les  réformes 
qui  la  chassent  de  toutes  ses  intimités,  et  son  doux  entêtement 
use  dans  l'époux  le  prestige  des  formules  communistes;  la  pré- 
sence d'enfans  plaide  sans  cesse  auprès  de  tous  deux  la  cause  de 
l'héritage  contre  les  attaques  à  la  propriété.  La  famille  était 
donc  l'ennemi,  et  pour  la  vaincre  il  fallait  vaincre  dans  la 
femme  le  désir  d'être  mère. 

A  celles  qui  l'étaient,  force  était,  d'ordinaire,  d'ajouter  un 
supplément  au  salaire  de  leur  mari.  Favoriser  ce  goût  du  travail 
entrepris  pour  les  enfans  offrait  au  socialisme  le  moyen  de 
travailler  contre  eux.  Si  la  femme  cessait  d'être  toute  à  son 
foyer,  il  suffisait  d'élargir  le  chemin  qui  la  conduirait  hors  de 
chez  elle.  On  la  dressa  à  considérer  ce  gain,  dangereux  acces- 
soire, comme  le  principal  de  sa  vie;  on  lui  apprit  qu'elle  s'éle- 
vait à  devenir,  au  lieu  de  la  compagne,  l'égale  de  l'homme;  on 
lui  montra  sa  véritable  place  non  dans  la  demeure  conjugale 
qu'elle  rendait  plaisante  à  son  mari,  mais  dans  les  ateliers  où 
elle  vivait  comme  lui  et  loin  de  lui.  De  nouveaux  métiers 
s'offrirent  tout  k  propos  aux  femmes,  les  tentèrent  à  la  fois  par 
l'argent  et  par  l'indépendance.  Pour  ne  perdre  ni  l'un  ni  l'autre, 
la  femme,  dès  qu'elle  devint  l'ouvrière,  dut  tout  son  temps  à  la 
tâche  acceptée.  Une  grossesse,  en  l'immobilisant  des  semaines  ou 
des  mois,  ne  la  priverait-elle  pas  tout  ce  temps  de  son  salaire, 
peut-être  h  jamais  de  son  emploi?  On  la  persuada  d'être  toute  à 
sa  propre  vie.  Les  promiscuités  de  l'atelier,  les  flétrissans  exem- 
ples faisaient  tomber  la  pudeur  qui,  chez  la  femme,  sauvegarde  la 
vertu  par  l'instinct.  C'est  auprès  des  ouvrières  que  fut  poursuivie 
avec  le  plus  d'activité  la  propagande  de  l'union  libre  et  infé- 
conde. C'est  dans  les  villes  industrielles  que  la  campagne  de 
stérilité  a  causé  le  plus  de  dommages.  Elle  y  réduit  de  plus  en 
plus  les  naissances,  même  dans  ces  départemens  du  Nord  qui 
sont  la  réserve  de  notre  race  et  où  la  famille  était  l'honneur 
commun  de  toutes  les  conditions  (1). 

(1)  «  A  Roubaix  (Nord),  écrivait  le  regretté  professeur  Desplats,  de  Lille  (Journal 
des  Sciences  médicales  de  Lille,  1908),  à  la  suite  des  conférences  néo-malthu- 
siennes, chaque  année  on  a  pu  voir  la  natalité  baisser  de  200  unités,  1  000  en  cinq 
ans,  c'est-à-dire  d'une  égale  proportion  de  chances  de  repeuplenaent.  »  —  Le 
docteur  Variot,  dans  la  C/iro?zir/ue  infantile  (septembre-octobre  1913),  a  tait  ime 
enquête  sur  place  et  a  démontré  qu'à  Montceau-les-Mines  les  ouvriers  socialistes, 
par  leurs  pratiques  néo-malthusiennes,  avaient  fait  baisser  de  5  pour  100  le  taux 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDB9.1 

Quelle  représaille  contre  l'inégalité  de  la  richesse  que 
l'anéantissement  du  genre  humain  1  S'il  y  a  dans  la  doctrine 
socialiste  une  noblesse,  c'est  l'acceptation  de  la  lutte  et  de  la 
souffrance  présentes  par  les  vivans  qui  se  sacrifient  aux  des- 
tinées meilleures  de  leurs  fils.  Son  effort  appelle  des  héritiers, 
n'a  de  sens  que  par  eux.  Durant  la  traversée  du  désert,  plus 
elle  a  de  foi,  plus  elle  doit  accroître  le  nombre  de  ceux  qui 
se  partageront  la  terre  promise.  Or  ce  sont  les  prophètes  de 
l'ordre  futur  et  de  la  solidarité  dans  l'espèce  qui  conseillent 
de  mettre  fin  dès  aujourd'hui  à  l'espèce,  légitiment  la  renon- 
ciation à  la  solidarité  pour  un  égoïsme  destructeur  de  l'avenir, 
et  font  de  la  génération  présente  le  tombeau  vivant  des  géné- 
rations futures.  C'est  un  mystère  d'insanité  que  l'idolâtrie  de  la 
vie  aboutisse  à  la  destruction  de  la  vie,  et  que  l'espoir  des 
hommes  devienne  le  néant.  Ou  sont  les  raisons  d'une  telle 
déraison?  Cette  abjecte  science  de  la  vie  sans  enfans  est  si 
contraire  au  créateur  sourire  de  la  France  qu'on  est  conduit  à 
découvrir  dans  la  propagande  de  stérilité  une  influence  étran- 
gère envahissante  et  subie. 

Plus  on  étudie,  en  effet,  la  genèse  de  notre  socialisme,  plus 
on  y  reconnaît  l'expropriation  continue  du  génie  français  par 
la  maîtrise  d'un  esprit  tout  contraire  et  plus  fort.  Quand  des 
ouvriers  français  créèrent  en  1864  la  Société  internationale, 
ils  sollicitaient,  pour  la  conduite  du  socialisme  qui  cherchait 
l'unité,  les  aptitudes  des  différentes  races,  et  préparaient  l'obéis- 
sance des  unes  aux  autres.  Entre  elles,  la  hiérarchie  s'établit 
aussitôt  et  très  différente  de  ce  qu'ils  prévoyaient.  Les  Français 
avaient  les  premiers  agité  la  question  sociale,  mais  avec  notre 
idéal  d'indépendance  et  la  passion  de  concilier  l'intérêt  collectif 
avec  la  liberté  individuelle.  Cette  façon  de  poser  le  problème 
compliquait  les  solutions,  elle  exposait  nos  doctrines  à  pa- 
raître incertaines  et  vacillantes  en  face  des  thèses  rigides  et 
simples  comme  sont  toujours  celles  oii,  au  lieu  de  ménager  des 
intérêts,  on  sacrifie  les  unes  aux  autres.  Nul  pays  n'était  plus 
{)réparé  à  cette  simplification  intellectuelle  que  l'Allemagne. 
Longtemps  livrée  par  le  morcellement  de  ses  Etats  aux  infor- 
tunes   des   faibles,    elle   avait,    par  une    aspiration   séculaire, 

attendu,  comme  son  salut,  un  gouvernement  qui  disciplinât, 
/ 

des  naissances  dans  leurs  milieux.  Faits  cités   dans  la  brochure    :   La  France 
repeuplée,  du  docteur  Dauchez,  p.  7. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  541 

armât  et  manœuvrât  toutes  les  énergies  de  la  race  au  profit  de 
la  puissance  nationale.  Chez  elle,  les  socialistes  ne  furent  pas 
partagés  d'affections  :  dès  qu'ils  jugeaient  utile  le  changement 
de  l'ordre  général,  ils  comptèrent,  pour  l'accomplir,  sur  l'Etat 
qui  était  chez  eux  l'exécuteur  des  hautes  œuvres.  De  là  une 
réduction  énorme  du  problème.  A  cette  disposition  historique 
du  caractère  allemand  s'ajouta  ce  fait  que  l'étude  en  fut  pour- 
suivie par  des  professeurs,  «  les  socialistes  de  la  chaire  :  »  ils 
ajoutèrent  à  la  simplicité  des  thèses  une  puissance  de  méthode. 
Une  erreur  enseignée  comme  dogme,  à  savoir  :  la  condition 
scientifiquement  incurable  du  prolétariat  et  la  nécessité  pour 
le  pauvre  de  devenir  toujours  plus  pauvre,  condamna  d'avance 
tous  les  efforts  de  la  liberté  personnelle  et  ne  permit  d'espérer 
qu'en  un  effort  d'autorité,  en  un  bouleversement  collectif, 
œuvre  de  l'Etat.  Dans  les  congrès  de  l'Internationale,  la  lutte 
ne  fut  pas  longue  entre  la  thèse  allemande,  qui  offrait  aux  pas- 
sions des  prolétaires  l'espoir  d'une  revanche  complète,  d'une 
omnipotence  vengeresse,  et  la  doctrine  française,  qui  d'avance 
amoindrissait  la  revanche,  en  reculait  la  date  et  l'embarrassait 
dans  la  contradiction  de  ses  propres  désirs.  La  masse  des  ouvriers 
français  désavoua  les  siens;  séduite  par  l'audace,  la  rigidité, 
la  pédanterie  des  penseurs  germaniques,  elle  les  prit  pour 
maîtres,  et  il  n'y  eut  plus  en  France  de  doctrine  socialiste  que 
la  doctrine  allemande.  Ce  fut  une  nouveauté  dans  notre  intel- 
lect français,  si  rebelle  à  l'asservissement, si  prompt  à  échapper 
à  l'outrance  par  son  instinct  de  mesure  et  à  s'évader  de  l'en- 
thousiasme dans  l'ironie,  que  cette  dévotion  insatiable  pour 
l'infaillibilité  allemande,  ce  goût  des  férules  maniées  par  des 
pédagogues  dédaigneux. 

Or,  autant  nous  mettions  d'aveuglement  à  croire,  autant 
l'Allemagne  apportait  de  calcul  à  enseigner.  L'instinct  naturel 
de  l'Allemand  à  tenir  pour  inséparables  sa  propre  destinée  et  la 
destinée  nationale  le  porte  à  la  fois  à  se  servir  de  l'Etat  et  à 
servir  l'Etat.  En  attendant  que  le  socialisme  pût  se  servir  de 
l'Etat,  il  servait  l'Etat.  Par  sa  maîtrise  internationale,  la 
Sozial^demokratie  mettait  le  socialisme  universel  au  service 
des  intérêts  germaniques.  Elle  maintenait  bruyamment  la 
doctrine  révolutionnaire  pour  l'exportation,  et  à  huis  clos, 
dans  la  mère  patrie,  mitigeait  les  applications  de  cette  doc- 
trine incommodes  à  l'Empire.  L'hégémonie  allemande  sur  le 


542  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

socialisme  français  nous  a  constamment  engagés  dans  des 
expériences  où  elle  ne  nous  accompagnait  pas.  Elle  avait  su 
inspirer  à  nos  prolétaires  une  impatience  de  révolte  vaine 
contre  les  institutions  existantes,  tandis  que,  grâce  à  elle, 
l'empire  grandissait  par  des  transactions.  C'est  conformément 
aux  programmes  intégraux  que  les  socialistes  parisiens  faisaient 
la  Commune  et  se  séparaient  de  la  France  vaincue,  sous  les 
yeux  de  l'armée  allemande  où  le  socialisme  gardait  ses  rapgs. 
Hier  encore  la  leçon  d'allemand  trop  bien  apprise  chantait 
toujours  dans  la  tête  de  nos  ouvriers  son  romantisme  révolu- 
tionnaire, contre  les  armées  permanentes,  la  patrie.  Le  socia- 
lisme allemand,  fidèle  à  l'Allemagne,  laissait  passer  les  lois 
militaires;  à  la  veille  de  la  guerre,  il  refusait  de  promettre  le 
sabotage  de  l'armée  par  la  grève  générale,  et,  dans  cette  armée, 
il  montre,  complice  de  sa  race  par  toutes  les  pensées  et  par 
tous  les  actes,  ce  que  pèsent  la  justice  et  l'humanité  en  face  de 
l'intérêt  allemand. 

Or  ce  socialisme  avant  tout  lié  à  sa  race  avait  un  moyen 
incomparable  de  la  servir.  La  foi  à  la  misère  nécessairement 
croissante  des  travailleurs  entraînait  comme  conséquence  la 
nécessité  de  limiter  cette  misère  par  la  limitation  des  enfans.i 
L'Allemagne,  traitant  Malthus  comme  un  inventeur,  fabriqua 
de  la  doctrine  restrictive  une  contrefaçon  licencieuse.  Elle  cons- 
truisit, ajusta,  fournit  tous  les  sophismes  faits  pour  cacher  la 
honte  de  la  stérilité  volontaire.  Le  peuple  qui  prévoit  tout,  qui 
prépare  tout,  et  qui  tenait  pour  inévitable  une  dernière  ren- 
contre avec  la  France,  avait  un  égal  avantage  à  garder  intacte 
sa  puissance  prolifique  et  à  réduire  le  nombre  de  ses  futurs 
adversaires.  Moins  il  y  aurait  de  travailleurs  français,  plus  la 
conquête  des  marchés  par  les  travailleurs  allemands  serait 
certaine  ;  et  moins  il  y  aurait  de  soldats  français,  plus  il  serait 
facile  à  l'Allemagne  de  réduire  à  la  taille  voulue  par  elle  notre 
décadence  politique.  Sans  doute,  il  ne  se  pouvait  pas  que  l'Alle- 
magne échappât  à  toute  contagion  de  ses  principes  en  faveur  de 
la  stérilité,  et  en  effet  l'accroissement  de  sa  population  se 
ralentit  un  peu  plus  parmi  les  socialistes  que  dans  le  reste  du 
pays.  Mais  l'Etat  ne  leur  eût  pas  permis,  et  ils  n'avaient  pas 
dessein  eux-mêmes  d'entreprendre  en  Allemagne  les  propa- 
gandes qu'ils  avaient  enseignées  au  socialisme  étranger  et  avec 
prédilection  au  socialisme  français.  Eux   n'avaient    pas   cessé 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  543 

de  travailler  pour  leur  patrie.  Or,  si  les  intérêts  les  plus  vitaux 
commandaient  aux  socialistes  français  d'accroître  et  à  l'Alle- 
magne de  diminuer  la  race  française,  comment  expliquer 
l'obstination  des  uns  à  faire  ce  qui  leur  e'tait  le  plus  funeste  et 
ce  qui  e'tait  le  plus  utile  à  leurs  adversaires,  sinon  par  asser- 
vissement des  uns  aux  autres? 

L'asservissement  continuera-t-il  ?  Force  est  de  se  le  deman- 
der puisqu'il  est  encore  certains  Français  qui  ont  hâte  de 
reprendre  contact  avec  les  Allemands,  sous  prétexte  de  négocier 
avec  eux.  Que  des  Français  fassent  grief  à  leur  gouvernement 
de  ne  pas  favoriser  en  pleine  guerre  des  communications  avec 
l'ennemi,  cela  oblige  à  leur  dire  net  :  «  Votre  impatience  serait 
excessive,  ne  s'agît-il  pour  vous  que  de  serrer  la  main  à  l'en- 
nemi, mais  il  s'agit  de  retomber  dans  sa  main.  En  reprenant 
contact  avec  l'Allemand,  vous  retournez  à  votre  péché,  et  vous 
n'êtes  pas  de  force  contre  la  tentation.  Le  socialisme  français  n'a 
pas  cessé  d'être  le  petit  garçon,  le  serviteur,  le  jouet,  la  dupe 
du  socialisme  allemand.  Cette  dépendance  n'a  jamais  été  excu- 
sable, même  quand  vous  vous  obstiniez  dans  l'illusion  qu'il 
préparait  pour  vous  la  ruine  des  nations  au  profit  de  la  solida- 
rité prolétaire.  Mais  cette  illusion  même  est  finie.  Ce  que  votre 
guide  voulait  détruire,  c'est  votre  race  au  profit  de  la  sienne. 
Il  ne  vous  a  jamais  imposé  une  plus  honteuse  soumission  qu'en 
vous  persuadant  de  devenir  traîtres  à  votre  propre  avenir, 
adversaires  de  votre  propre  sang.  Pour  vous  il  n'est  qu'une 
expiation  :  ne  plus  accepter,  ne  plus  répandre  les  leçons  de 
mort,  et  trouver  dans  votre  repentir  envers  la  France  le  cou- 
rage de  multiplier  des  Français.  » 


Comme  la  masse  des  paysans  et  des  ouvriers  l'emporte  assez 
en  nombre  pour  que  les  autres  classes  ne  modifient  guère  le 
mouvement  imprimé  par  elle  à  la  population,  et  comme  cette 
masse  est,  par  ses  difficultés  de  vivre,  tout  entière  sollicitée  de 
devenir  stérile,  le  dépeuplement  devrait  être  rapide,  universel 
et  uniforme  dans  l'étendue  de  toute  la  France. 

Or,  il  est  très  inégal.  Il  y  a  des  régions  où  la  moyenne  des 
enfans  par  famille  ouvrière  et  agricole  dépasse  quatre  et  cinq, 
et  des  régions  où  cette  moyenne  n'atteint  pas  même  un.  Les 


^^i  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

statistiques  dçs  (lépartemens  les  divisent  en  deux  groupes,  Tun 
oi^i  les  décès  l'emportent  sur  les  naissances,  l'autre  où  les  nais- 
sances l'emportent  sur  les  décès,  et  Icsdépartemens  du  premier 
groupe  sont  déjà  les  plus  nombreux  (i).Il  est  plus  exact  encore 
de  les  répartir  en  trois  fractions  :  la  plus  considérable,  la 
moitié  à  peu  près,  se  compose  de  ceux  où  la  race  demeure 
stagnante;  l'autre  moitié  se  divise  en  deux,  un  quart  où  la 
population  baisse  d'une  façon  continue,  croissante,  et  un  quart 
où,  d'une  façon  également  continue  et  encore  importante, 
la  population  monte.  Le  bassin  de  la  Garonne,  la  vallée  du 
Rhône,  la  Bourgogne  sont  les  principales  régions  stériles;  le 
Nord,  la  Bretagne,  la  Lorraine,  le  Béarn,  les  Gévennes  restent 
les  sources  de  fécondité. 

Ce  n'est  pas  la  différence  du  climat  et  du  sol,  de  la  plaine 
et  de  la  montagne,  qui  fait  la  différence  de  l'activité  généra- 
trice. Les  versans  septentrionaux  des  Pyrénées  offrent  les 
mêmes  altitudes,  les  mêmes  pentes,  les  mêmes  cultures  à  ceux 
qui  l'habitent  ;  aux  deux  extrémités  orientale  et  occidentale  de 
la  chaîne  la  race  demeure  prolifique,  dans  la  région  intermé- 
diaire elle  diminue.  La  fécondité  humaine  est  égale  dans  la 
Lozère,  la  Haute- Vienne  et  la  Corse,  où  la  nature  se  ressemble 
si  peu.  La  différence  des  occupations  n'explique  rien  :  les  plus 
prolifiques  des  Français  sont  les  tisseurs  des  Flandres  et  les 
marins  de  Bretagne.  La  différence  des  ressources  n'est  pas 
davantage  la  mesure  de  la  natalité,  qui  ne  diffère  pas  dans  les 
régions  pauvres  des  Hautes-Alpes  et  des  Landes,  riches  de 
Meurthe-et-Moselle  et  de  Beifort,  ou  de  richesse  moyenne  comme 
la  Vendée.  Enfin  la  communauté  de  l'origine  et  des  traditions 
provinciales  ne  répartit  point  par  groupes  historiques  les  familles 
nombreuses  ou  restreintes.  Nulle  des  régions  françaises  n'a  de 
passé  plus  grand  et  de  caractère  plus  personnel  que  l'Auvergne, 
et  le  Cantal  et  le  Puy-de-Dôme  sont  deux  noms  de  la  même 
Auvergne  :  or  ce  même  volontaire  et  ordonné  Auvergnat  accu- 
mule dans  le  Cantal ,  et  dans  le  Puy-de-Dôme  économise  les  enfans.- 

(1)  Voici,  d'après   les  derniers  recensemeas,  le  aombre   des  départemens  où 

les  naissances  augmentent  diminuent 

1909                               40  47 

i910                                53  32 

1911  25  64 

1912  56  31 
1916             49  38 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  545 

Dans  la  faible  étendue  d'un  département,  d'un  arrondissement, 
la  natalité  varie  du  simple  au  double.  Enfin  l'instinct  naturel 
de  la  paternité  ne  suffit  pas  à  expliquer  la  multiplication  des 
enfans  où  ils  abondent  :  car  à  satisfaire  cet  instinct  un  ou  deux 
enfans  suffisent,  cinq  ou  vingt  sont  superflus. 

Les  départemens  où  la  population  décroit  le  plus  vite  et  le 
plus  constamment  sont  l'Isère,  la  Drôme,  le  Rhône,  le  Puy-de- 
Dôme,  la  Nièvre, laCôte-d'Or,  l'Yonne,  l'Aube,  l'Orne,  laGironde, 
l'Ariège,  l'Aude,  l'Hérault.la Haute-Garonne, le Tarn-et-Garonne, 
le  Lot-et-Garonne,  le  Gers.  Entre  toutes  ces  régions  il  y  a  une 
seule,  mais  éclatante  ressemblance.  Elles  sont  celles  qui 
témoignent  de  leur  doctrine  collective  par  la  persévérance  de 
leurs  votes  politiques;  celles  qui  savent  gré  à  leurs  élus  d'avoir 
établi  dans  l'État,  comme  les  nouveaux  dogmes  de  la  foi  natio- 
nale, la  souveraineté  de  l'individu  et  l'oubli  de  Dieu  ;  celles 
où  l'abandon  général  des  pratiques  religieuses  transforme  les 
églises  en  solitudes.  La  dépopulation  est  l'œuvre  logique  de 
ceux  qui  reconnaissent  pour  maître  de  l'existence  l'intérêt  per- 
sonnel, immédiat,  égoïste.  Pour  qu'ils  se  bornent  au  fils  unique, 
il  leur  suffit  que  leur  commodité  soit  de  ne  pas  gâter  l'héritage 
en  le  morcelant,  de  maintenir  intacts  leurs  aises  et  leur  rang,  de 
«  pousser  le  petit,  »  par  un  savoir  plus  complet,  à  une  condition 
plus  haute  que  la  leur  et  dont  ils  aient  l'honneur.  Pour  se 
refuser  même  cet  unique  enfant  et  tenir  le  foyer  soigneusement 
vide,  il  suffît  que,  pauvres,  ils  ne  veuillent  pas  le  devenir 
davantage,  ou  que,  riches,  ils  ne  veuillent  pas  le  devenir  moins, 
et  préfèrent  compléter  leur  demeure,  étendre  leur  domaine, 
leur  train  de  culture,  leur  commerce,  le  manger  ou  le  boire. 

Les  départemens  où  ces  tentations  ne  paralysent  pas  l'instinct 
paternel,  et  où  la  race  continue  à  s'^accroitre  sont  :  le  Pas-de- 
Calais,  le  Finistère,  le  Morbihan,  le  Nord,  le  territoire  de  Bel- 
fort,  les  Gôtes-du-Nord,  la  Vendée,  la  Haute-Vienne,  la  Corse, 
la  Meurthe-et-Moselle,  les  Vosges,  la  Lozère,  le  Doubs,  l'Aveyron, 
les  Basses-Pyrénées,  les  Pyrénées-Orientales,  les  Hautes-Alpes, 
la  Haute-Savoie,  la  Gorrèze  et  les  Landes..  Entre  toutes  ces 
régions  aussi  il  y  aune  ressemblance.  Ce  sont  celles  où  se  sont 
le  moins  effacées  les  croyances  chrétiennes.  Que  le  fait  plaise 
ou  non,  il  s'impose  à  l'examen  d'un  temps  qui  se  vante  de 
croire  seulement  aux  faits.  Or  on  ne  peut  nier  le  fait  :  les 
régions  sont  fécondes  en  proportion  qu'elles  sont  croyantes.  En 

TOME    XLII.    —    1917.  33 


546  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

Flandre,  l'exemple  des  foyers  patriarcaux  et  prospères,  l'aide 
sociale  des  patrons  à  la  multitude  ouvrière,  l'infiltration  de 
catholiques  Belges  entretiennent  la  fidélité  générale  à  la  famille.) 
En  Bretagne,  la  foi  est  la  plus  ancienne,  la  plus  constante,  la 
plus  universelle  des  traditions.  Les  Vosges,  la  Lozère,  le  Cantal, 
les  Hautes-Alpes  sont  des  promontoires  que  l'incrédulité  des 
plaines  voisines  entoure  sans  monter  jusqu'à  eux  ;  les  Alpes- 
Maritimes  et  les  Pyrénées-Orientales  sont  des  oasis  de  fertilité 
humaine  dans  le  désert  familial  de  la  Provence  et  du  Langue- 
doc ;  la  piété  des  ancêtres  s'y  maintient,  rajeunie  par  l'apport 
d'Italiens  et  d'Espagnols,  et  ces  fils  de  races  religieuses  y  mul- 
tiplient les  foyers  nombreux.  Dans  le  Doubs,  la  fécondité  de  la 
population  varie  presque  du  double  selon  les  arrondissemens 
et  les  cantons  ;  ceux  oij  elle  est  moindre  sont  ceux  où  les 
populations  indifférentes  vivent  groupées  autour  de  Montbéliard 
et  de  Besançon;  elles  enfantent  avec  la  même  parcimonie  que 
celles  du  Rhône,  et,  s'il  n'y  avait  qu'elles,  le  Doubs  compterait 
parmi  les  régions  dépopularisatrices  :  il  compte  au  nombre  de 
celles  011  se  perpétue  la  race  parce  que  sur  les  hauteurs  pasto- 
rales de  la  frontière  dure  et  s'accroît  une  lignée  de  familles 
aux  mœurs  chrétiennes  (1). 

Cette  force  est  visible  non  seulement  dans  les  contrées  pri- 
vilégiées où  ces  chrétiens  forment  nombre  et  se  soutiennent  de 
leur  société  commune,  mais  aussi  dans  les  régions  inhospita- 
\  Hères  où  ils  sont  des  isolés  et  s'obstinent  dans  leur  obéissance 
à  Dieu,  malgré  les  ironies  et  les  sarcasmes  du  scepticisme  sté- 
rile. S'il  est  possible  de  citer  les  contrées  de  la  France  où 
l'œuvre  de  la  fécondité  chrétienne  persiste,  on  ne  saurait 
étendre  cet  examen  h  chacune  des  familles  exemplaires  qui, 
sur  la  plus  grande  étendue  de  la  France,  vivent  dispersées, 
assiégées  et  comme  cachées  par  la  masse  des  familles  res- 
treintes.,Toutefois,  il  est  un  moyen  de  saisir  sur  le  vif  quelques 
existences  et  de  rendre,  par  leur  courte  histoire,  visible  aux 
moins  mystiques  la  raison  décisive  et  toujours  la  même  de  leur 
générosité  créatrice. 

(1)  Les  statistiques  de  natalité,  par  J.  Maître,  conseiller  général  du  Haut-Rhin, 
{Réforme  sociale,  octobre  1915.)  A  propos  de  ces  cantons,  M.  J.  Maitre  ajoute  :  «  Ils 
sont  précisément  ceux  qui,  économiquement,  sembleraient  soumis  à  la  dépopu- 
lation, puisqu'ils  n'ont  pas  l'industrie  prospère  des  régions  d'Audincourt  et  Mont- 
béliard et  sont  consacrés  presque  entièrement  aux  cultures  pastorales  et  fores- 
tières. » 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  547 

Depuis  quelques  années,  plusieurs  associations  (1)  ont  surgi, 
se  proposant  de  grouper,  de  secourir  les  familles  nombreuses, 
et  ont  aidé  du  moins  à  les  connaître.  Là  s'allongent  les  listes 
douloureuses  par  la  misère  qu'elles  révèlent  et  consolantes  par 
la  vigueur  qu'elles  attestent.  Parmi  ces  paysans  et  ces  ouvriers, 
conservateurs  de  la  famille,  citons  seulement  ceux  qu'on  en 
peut  appeler  les  héros.  D'après  la  statistique  de  1914,  quarante- 
cinq  familles  comptent  dix-huit  enfans.  J'ai  pu  avoir  des  détails 
sur  vingt  d'entre  elles  :  neuf  de  dix-huit  enfans,  trois  de  dix- 
neuf,  cinq  de  vingt,  deux  de  vingt  et  un,  une  de  vingt-trois. 
Voici  sous  mes  yeux  les  extraits  de  naissance,  avec  les  commen- 
taires des  curés,  des  maires,  des  conseillers  généraux  et  des 
voisins,  témoignage  des  humbles  qui  louent  des  humbles.  Ce 
livre  d'or  des  obscurs  répète  à  toutes  ses  pages  les  mêmes  mots 
de  probité  exemplaire,  de  labeur  acharné  et,  je  transcris,  de 
«  sobriété  jusqu'à  la  pénitence.  »  De  tels  foyers  ne  sont  pas 
allumés  dans  les  grandes  villes,  mais  presque  toujours  dans  des 
demeures  rurales  et  par  des  paysans  pauvres.  Mais  la  pauvreté 
a  son  aristocratie  qui  répugne  au  vagabondage,  et  sur  le  sol,  si 
dur  soit-il,  ou  elle  est,  demeure,  ni  déracinée  ni  divisée.  De 
ces  familles  tenaces,  les  unes  sont  de  petits  fermiers,  les  autres 
de  plus  petits  propriétaires,  comme  les  Gosselin  qui,  dans  la 
Manche,  avec  un  hectare  et  une  maison  pour  tout  bien,  ont  eu 
dix-huit  enfans.  Quelques-uns,  à  s'assurer  ainsi  des  travailleurs, 
transforment  en  aisance  la  gêne  quand,  semblables  à  Gosselin, 
ils  savent  ne  laisser  rien  perdre,  ni  les  choses  ni  le  temps,  et, 
dans  l'Orne,  s'abstenir  d'alcool.  La  plupart  ne  réussissent  qu'à 
durer  et  non  sans  dettes,  mais  consenties  pour  acquérir  de  la 
terre  et  être  chez  soi.  D'autres,  tels  Le  Gall,  manœuvre  de  Lan- 
nion,  Briot,  contremaître  de  tissage  dans  l'Eure,  Boulin,  ter- 
rassier au  Pas-de-Calais,  n'ont  pas  même  à  eux  cette  place  où 
prendre  racine.  Encore  la  solde  de  contremaître  a  sa  fixité  : 
mais  comment  des  terrassiers,  des  manoeuvres  et  des  femmes 
de  ménage  ont-ils  osé  entreprendre  la  charge,  sont-ils  parvenus 
à  subvenir  à  la  dépense  de  vingt  enfans?  Parce  que  c'est  pour 
eux  le  devoir.  Ils  le  disent,  et  leur  vie  le  dit  mieux  encore.  Trois 

(1)  L'Alliance  nationale  pour  l'accroissement  de  la  population  française,  —  La 
ligue  des  familles  nombreuses,  —  La  ligue  pour  la  vie,  —  La  plus  grande  famille,  à 
Paris,  et  plusieurs  sociétés  en  province,  notamment  L'Aide  aux  familles  nom- 
breuses de  la  Loir^ 


548  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  fils  qui  représentent  au  front  les  Bois  sont  des  religieux 
devenus  soldats.  Martin,  avant  d'avoir  ses  dix-neuf  enfans,  fut 
six  mois  novice  à  Sept- Fonds;  la  vocation  s'est  transmise  plus 
complète  à  un  de  ses  fils  prêtre,  tombé  sur  le  champ  de  bataille, 
et  se  continue  en  un  petit-fils  de  dix-huit  ans,  étudiant  ecclé- 
siastique. Chez  les  Fèvre,  sur  dix-neuf  enfans,  il  y  a  deux 
prêtres  et  trois  religieuses.  Trouvera-t-on  que  c'est  beaucoup? 
Le  droit  de  penser  ainsi  appartient  à  ceux  qui  auront  comme  les 
Fèvre  quatorze  enfans  pour  perpétuer  la  race  et  servir  le  pays. 

Fixons  les  traits  généraux  de  ces  familles  par  un  mot  sur 
les  trois  qui  sont  les  plus  fécondes  de  France. 

Les  époux  Perrotey,  cultivateurs  à  Plainfaing  (Vosges), 
poussent  à  la  perfection  le  mérite  d'être  des  traditionnels.  Tous 
deux,  aussi  loin  que  le  regard  puisse  voir  dans  l'obscurité  de 
leurs  ancêtres,  sont  de  lignée  paysanne.  Constant  Perrotey 
appartient  à  une  famille  de  sept,  sa  femme  à  une  famille  de 
neuf  enfans.  Le  mari  et  la  femme  sont  nés  dans  le  même 
village,  et,  bien  que  le  sol  y  soit  rocheux  et  maigre,  ils  ont  eu 
pour  seule  ambition  de  lui  rester  fidèles  comme  les  «  anciens.  » 
Leurs  vingt  et  un  enfans  sont  à  leur  ressemblance  :  mariés 
jeunes,  les  plus  âgés  demeurent  près  de  la  maison  paternelle, 
dans  des  fermes  à  la  terre  avare  et  au  foyer  fécond,  et  l'aînée 
des  filles  a  déjà  donné  neuf  enfans  à  son  mari.  A  ce  père  et 
à  ses  vingt  enfans  toute  aide  de  l'Etat  avait  été  refusée,  mais, 
s'ils  ne  sont  pas  de  ceux  qui  reçoivent,  ils  sont  de  ceux  qui 
donnent.  Des  sept  qui  sont  partis  au  début  de  la  guerre  deux 
sont  morts,  deux  ont  été  grièvement  blessés.  Ainsi  s'étend  sur 
les  servitudes  matérielles  de  cette  existence  la  libératrice 
beauté  d'une  vie  morale. 

Camille  Joffray,  colon  près  de  Medeah,  aurait  voulu 
fonder  sa  famille  sur  la  stabilité  de  la  terre  ;  il  avait  obtenu 
une  concession;  mais  faute  de  ressources,  il  dut  y  renoncer  et, 
à  mesure  que  se  multipliaient  ses  enfans,  il  multiplia  ses 
métiers.  Il  devint  aussi  par  surcroît  cantonnier  fossoyeur,  afin 
que  la  mort  même  nourrît  la  vie.  Mais  ce  dévouement  à  la 
vie  engendrait  lui-même  la  mort:  la  détresse  était  telle  que 
l'anémie  plusieurs  fois  a  éteint  dans  les  enfans  l'existence  et 
enfin  dans  la  mère  la  force  d'accoucher.  La  faim,  plus  des- 
tructrice que  l'amour  paternel  n'est  créateur,  voilà  la  tragique 
vision.  Qui    empêcha    le  couple  de    renoncer  vingt  fois  à  sa 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRÉ.  549 

misère,  et  de  s'assurer  le  repos  en  ayant  moins  d'enfans?  Sa  foi 
en  un  devoirsupérieur  à  son  repos. 

De  la  famille  Amet,  établie  à  Cornimont  dans  les  Vosges, 
M.  Méline  a  dit  :  «  C'est  une  famille  qu'il  faudrait  encadrer.  » 
Le  cadre  devrait  être  de  taille,  car  elle  a  vingt-trois  enfans.i 
L'ombre  qui  nous  dérobe  les  e'preuves  elles  mérites  des  humbles 
commença  à  se  dissiper  pour  les  Amet,  quand  un  journaliste 
écrivit  :  «  En  ce  moment  où  on  interviewe  à  outrance  des  assas- 
sins, des  actrices,  ou  simplement  des  députés,  je  vais  aller 
voir  la  plus  grande  famille  de  France.  »  Il  y  a  plus  de  trente 
ans,  Amet  et  une  jeune  fille  se  mariaient  sans  contrat,  car 
on  n'y  déclare  ni  sa  santé,  ni  son  amour,  ni  son  courage,  et  ils 
n'avaient  pas  d'autres  biens.  Ces  biens  peu  à  peu  créèrent  les 
autres  et  grâce  aux  enfans  qui  bien  vite  furent  instruits  à  se 
rendre  utiles.  Tous  apprenaient  aussi  à  s'aimer  et  à  se  sentir 
les  membres  d'un  même  corps,  à  ne  séparer  leurs  existences  ni 
de  droit,  ni  de  fait,  et  quand  ils  devinrent  trop  nombreux  pour 
le  seul  travail  offert  à  leur  bonne  volonté  par  l'exiguïté  du 
domaine  minuscule,  ils  continuaient  leur  glane  laborieuse  par 
les  tâches  qu'ils  cherchaient  à  l'entour,  et  dont  ils  apportaient 
le  gain  au  foyer  commun.  Dans  cette  collectivité  toujours 
unie,  les  profits  des  aînés  payaient  les  dépenses  des  nouveaux 
venus,  l'économie  de  chacun  accroissait  en  offrande  incessante 
le  bien  de  tous,  et  vingt-deux  obéissances  toujours  soumises  à 
une  seule  volonté  assuraient  force  à  son  commandement.  Aussi 
les  lopins  s'agrandirent,  puis  une  ferme  fut  louée,  puis  le 
locataire  devint  acquéreur,  et  aujourd'hui  le  chef  des  Amet  est 
propriétaire  de  dix  hectares,  de  huit  vaches  et  d'une  maison 
assez  vaste  pour  loger  les  fils  et  les  filles  qui  continuent 
d'accroître  le  domaine  paternel  resté  le  bien  familial.  Et  si  l'on 
cherche  qui  enseigne  au  père  si  obéi  le  précepte  de  son  propre 
devoir,  et  la  constance  vingt-trois  fois  renouvelée  des  sacrifices 
et  des  espoirs,  on  trouvera  dans  cette  maison  même,  à  la  place 
d'honneur,  l'hôte  le  premier  accueilli,  et  toujours  écouté,  le 
Christ  devant  lequel  chaque  jour  s'agenouillent  ensemble  le 
père,  la  mère  et  les  enfans. 

Comment  de  telles  mœurs  redeviendront-elles  celles  de  la 
France? 

Étiennç  Lamy, 
(A  suivre.) 


CHRONIQUES  DU  TEMPS  DE  LA  GUERRE 


I 

L'ASSAUT  REPOUSSÉ 


A  Robert  Dartigues,  in  memoriam, 
P.  T. 

La  visite  des  champs  de  bataille  m'a  semblé  longtemps  une 
des  formes  les  plus  vaines  de  la  badauderie  et,  pour  tout  dire, 
comme  un  pompeux  héritage  romantique.  C'est  à  Verdun  que 
s'est  opérée  ma  conversion.  La  bataille,  quand  j'arrivai,  faisait 
rage  depuis  plus  de  six  mois.  Le  sol  harassé,  torturé  par  un 
acharnement  sans  exemple,  montrait  partout  les  cicatrices,  le 
sceau  confus  de  cent  combats;  dévasté,  supplicié,  sans  ombres, 
ses  villages,  ses  bois  effacés,  il  n'offrait  plus  dans  ses  reliefs, 
dans  ses  traits  décharnés  que  le  visage  farouche  et  hurlant  de 
la  guerre.  Rien  de  plus  saisissant  que  ce  paysage  de  cataclysme. 
Mais  sa  plus  grande  beauté  est  de  tenir  dans  un  regard.  On 
dirait  quelque  Cotisée,  quelque  amphithéâtre  naturel,  quelque 
cirque  servant  de  champ  clos  au  plus  grand  duel  de  l'histoire. 
Là  s'est  abimé  pour  des  siècles  l'orgueil  des  aigles  allemandes, 
tandis  que  les  collines  marquent  par  leurs  degrés  et  leurs  plans 
successifs  les  bonds  de  nos  armées,  et  que  Douaumont,  là-bas, 
dominant  toute  la  scène,  paraît  le  plus  beau  piédestal  où  se 
soient  jamais  posés  les  pieds  de  la  Victoire.; 

I 

Ce  matin-là,  j'allais  examiner  quelques  travaux  que  l'on 
exécutait  au  fort  de  Froideterre.  J'étais  accompagné  par  mon 


L  ASSAUT    REPOUSSE. 


551 


ami  le  capitaine  D...,  autrefois  commandant  du  fort,  à  un 
moment  des  plus  critiques  de  la  bataille.  Je  savais  peu  de 
chose  de  cette  histoire.  Presque  rien  n'en  avait  alors  transpiré 
dans  le  public.  Bientôt  l'attention  s'était  tournée  ailleurs,  et 
puis  vinrent  les  journées  triomphantes  de  l'automne,  qui 
avaient  éclipsé  les  souvenirs  dupasse.  Le  capitaine  D...  s'était 
trouvé  blessé,  et  c'était  la  première  fois  qu'il  remontait  là-haut 
depuis  ces  événemens. 

Nous  avions  quitté  la  citadelle  de  bon  matin  et  nous  trou- 
vions sur  les  huit  heures  au  pied  de  la  côte  qui  mène  au  forta 
Quoiqu'on  fût  au  mois  de  juin,  le  temps  était  fort  gris  i 
ciel  chagrin,  nuages  maussades,  brèves  et  froides  ondées.  Je 
venais  de  passer  quelque  temps  dans  une  autre  armée  et 
revoyais,  moi  aussi,  après  deux  mois  d'absence,  cette  partie  du 
champ  de  bataille.  Je  l'avais  laissée  en  hiver  et  la  retrouvais  au 
printemps.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  frappant,  c'était  le  calme 
extraordinaire  et  le  vide  du  paysage. 

Nous  avions  pris  à  travers  champs  pour  escalader  en  ligne 
droite,  et  cent  détails  rappelant  les  combats  de  l'autre  été  se 
dessinaient  sur  le  terrain.  Ces  collines,  en  avril,  étaient  cou-i 
vertes  encore  de  neige,  enveloppées  des  blancheurs  de  cet  intern 
minable  hiver,  comme  si  jamais  rien,  jamais  aucune  vie 
ne  devait  plus  renaître  sur  ce  monde  saturé  de  mort.  Il  sem- 
blait qu'on  ne  verrait  plus  se  soulever  ce  suaire,  et  que  toute 
cette  contrée  était  devenue  un  glacier,  une  espèce  de  planète 
polaire  qui  conserverait  indéfiniment  les  secrets  enfouis  sous 
ce  vaste  évanouissement  blanc.  A  présent,  quelques  gazons 
souffreteux  s'essayaient  par  places  à  reverdir  et  buvaient  avi- 
dement l'atmosphère  pluvieuse.  On  rencontrait  à  chaque  pas 
des  traces  de  la  lutte  :  boyaux  ne  menant  plus  à  rien,  arbres 
massacrés,  abris  effondrés,  vagues  niches  creusées  dans  un  cra-* 
tère  d'obus  et,  de  tous  côtés,  des  croix,  des  croix  éparses,  sans 
nom,  plantées  là  à  la  hâte  où  chacun  était  tombé,  et  qui  sem-; 
blaient  la  flore  de  ce  paysage  d'agonie. 

Maintenant  nous  approchions  du  sommet,  et  la  terre  prenait 
de  plus  en  plus  cet  aspect  de  tempête  qui  est  celui  des  grandes 
batailles.  C'était  la  furie  du  chaos  avec  tout  son  désordre  et 
son  déchaînement.  Nous  avions  dépassé  la  région  des  bois  et 
la  limite  même  des  arbustes  et  des  mousses  :  plus  un  tronc, 
plus  une  touffe  pour  servir  de  repère  et  donner  la  mesure  des 


552  REVUE    DES    DEUX   MOiNDES. 

choses.  Comme  il  arrive  souvent  dans  ces  capricieux  climats, 
le  temps,  couvert  dès  le  matin, s'était  tout  d'un  coup  rembruni; 
un  coup  de  vent  assez  aigre  soufflait  sur  le  plateau,  et  nous 
nous  trouvions  brusquement  au  milieu  d'un  nuage.  Les  formes 
dans  cette  grisaille  fuyante  paraissaient  plus  douteuses  et  plus 
étranges  encore  :  rien  n'avait  plus  sa  place  et  ses  contours 
connus.  C'étaient  de  vagues  écroulemens,  des  masses  indé- 
cises, des  escarpemens  de  blocs  à  demi  dissous  dans  la  brume, 
qui  semblaient  avancer,  reculer  à  une  distance  inappréciable, 
suivant  l'épaisseur  du  nuage  interposé;  on  voyait  surgir  des 
arêtes,  des  profils,  des  spectres  aigus  et  tourmentés  comme 
ceux  des  hautes  montagnes,  qui  se  noyaient  l'instant  d'après 
dans  un  nouveau  flot  d'ombres.  Tout  prenait  sous  ce  crêpe  une 
apparence  rapide  et  inconsistante  de  fantômes.  On  ne  pouvait 
dire  dans  quelle  saison,  à  quel  point  de  l'espace  on  se  trouvait 
au  juste  parmi  toutes  ces  formes  incertaines  et  incolores.  Les 
choses  irréelles  paraissaient  se  faire  et  se  défaire  comme  des 
songes.  Et  toujours  cette  course  silencieuse  de  vapeurs,  ce  galop 
de  brouillards,  cette  fantasmagorie  d'estompages  muets  s'efFa- 
çant,  se  dissipant,  se  poursuivant  l'un  l'autre  dans  le  même 
fluide  lavis  de  demi-teinte,  dans  la  même  fuite  d'ouates  spon- 
gieuses qui  secouaient  par  instans  quelques  gouttes  de  pluie, 
comme  des  larmes  à  travers  un  voile  de  deuil.  Tout  cela  avait 
un  air  singulier  de  douleur,  on  ne  sait  quel  aspect  d'au-delà, 
une  physionomie  d'outre-tombe.  On  se  serait  cru  transporté  sur 
une  autre  terre  que  la  nôtre,  au  milieu  d'un  Erèbe  sans  âge, 
comme  si  ce  qui  s'était  passé  là  s'éloignait  déjà  dans  le  fond 
impalpable  des  légendes;  sans  doute  c'est  sur  cette  cime  que 
les  âmes  exhalées  de  cet  immense  cimetière  se  donnaient 
leurs  rendez-vous,  et  leurs  tourbillons  innombrables  menaient 
là-haut  la  ronde  taciturne  des  ombres. 

Mais  avec  cette  inconstance  d'humeur,  cette  soudaineté  de 
volte-face  fréquente  dans  ces  parages,  une  saute  d^air  produisit 
un  nouveau  changement  de  décor.  Le  ciel  se  découvrit  cotame 
il  s'était  couvert.  Un  souffle  dispersa  les  brumes,  leurs  flocons 
s'évanouirent  et  se  volatilisèrent,  et  un  rayon  oblique,  glissant 
entre  les  plans  supérieurs  des  nuées,  parcourut  une  minute 
l'ensemble  du  paysage.  La  lueur  errante  promena  légèrement 
son  pinceau  le  long  de  la  vallée  étendue  à  nos  pieds,  et  se  retira 
comme  à  regret  dans  un  ciel  soucieux.  Ce  furtif  sourire  avait 


l'assaut  repoussé.  ÎJ53 

suffi  pour  transformer  le  tableau,  en  chasser  les  illusions  et  les 
chimères  nébuleuses.  Ce  n'était  plus  le  germanique  Brocken  ou 
le  Walpurgis  de  tout  à  l'heure,  avec  sa  poésie  de  ballade  vapo- 
reuse :  l'invasion  des  brumes,  le  trouble  sortilège  du  Nord 
venaient  une  fois  de  plus  d'être  mis  en  déroute  sur  ce  champ 
de  leurs  séculaires  conflits.  On  se  trouvait  sur  des  ruines,  mais 
du  moins  «ur  des  ruines  solides.  Les  formes  reprenaient  leurs 
dimensions  exactes,  et  même,  qui  l'eût  cru?  les  couleurs  de  la 
vie.  Surprise  touchante  1  Au  pied  de  la  redoute,  la  colline  était 
blonde  de  fleurs.  Ces  terres  blessées,  broyées  à  mort,  brûlées 
par  le  soufre  et  le  feu  jusqu'aux  racines  et  jusqu'aux  germes, 
ces  déserts  qui  semblaient  naguère  à  tout  jamais  stériles, 
renaissaient  ;  la  nature,  sur  tant  de  morts,  jetait  une  profusion 
de  fleurs  :  tout  un  printemps  sauvage  se  hâtant  de  surgir  avec 
une  sorte  de  violence,  une  folie  d'herbes  naïves,  incultes, 
tumultueuses,  semées  on  ne  sait  comment  sur  ce  cadavre  de 
colline,  recouvrant  ses  cicatrices,  formant  à  perte  de  vue  une 
seule  nappe  jaune,  si  bien  que  sur  cet  ossuaire  et  cette  destruc- 
tion infinie  la  grande  Créatrice,  ou  pieuse  ou  indifférente, 
répandait  le  miracle  de  ce  champ  d'immortelles... 

II 

Ma  mission  terminée  dans  l'intérieur  du  fort,  je  sortis  de 
nouveau  sur  la  superstructure;  je  ne  pouvais  me  lasser  de 
cette  métamorphose,  du  spectacle  de  ce  défi^  de  ce  triomphe  de 
la  nature.  L'éclaircie  n'avait  pas  duré;  la  pluie,  qui  menaçait 
depuis  notre  départ,  s'était  mise  à  tomber;  une  nuée  délicate 
posée  sur  la  prairie  paraissait  la  couver,  la  protéger  avec 
amour. 

On  pouvait  s'attarder  en  toute  sécurité.  Mon  compagnon  ne 
cessait  de  parcourir  le  fort,  dont  chaque  coin  évoquait  pour  lui 
un  souvenir;  il  examinait  chaque  détail,  s'intéressait  aux 
nouveautés,  approuvait  les  perfection nemens,  heureux  s'ils  se 
rencontraient  avec  ses  propres  idées  ;  il  m'expliquait  alors  avec 
un  amour-propre  d'auteur  le  rôle  d'un  flanquement,  d'une 
disposition  inédite  :  «Ah!  si  nous  avions  eu  cela!  »  ajoutait-il., 
Ce  voyage  avait  pour  lui  le  sens  d'un  anniversaire.  C'est  à 
pareille  époque  et  presque  à  pareil  jour  qu'il  avait,  il  y  a  un 
an,  subi  cet  assaut  dont  l'inconnu  m'intriguait.  Il  y  a  un  an, 


554  REVUE    DES    DEUX   MONDES.: 

les  Allemands  s'étaient  avancés  jusqu'ici  :  on  se  battait  sur  c6 
tertre  où  nous  demeurions  si  paisibles.  Un  an,  et  déjà  ce  silence! 
Déjà  ces  fleurs,  déjà  cet  effacement  de  l'histoire  et  ce  prodi- 
gieux oubli  de  la  nature  !  Ainsi  mon  compagnon  interrogeait 
ces  ruines  et  leur  réclamait  son  passé,  comme  un  homme 
revient  dans  l'âge  mûr  aux  endroits  où  il  a  aimé  dans  sa 
jeunesse;  il  lui  échappait  quelquefois  un  mot  en  s'arrêtant  : 
«  Quelle  différence,  tout  de  même!  »  ou  bien  :  «  Sont-//.s  tran- 
quilles, maintenant!  »  {Eiix,  —  les  Boches,  bien  entendu.)  Et 
puis  il  repartait  à  fureter  en  tous  sens.  Il  n'était  pas  enclin  à 
la  mélancolie. 

L'ouvrage  de  Froideterre,  que  nous  parcourions  ensemble, 
est  un  des  plus  récens  de  la  défense  de  Verdun.  Il  forme  sur  la 
rive  droite  le  point  d'appui  occidental  de  la  deuxième  ligne  des 
forts.  Froideterre  domine  le  défilé  de  la  Meuse  et  commande 
à  la  fois  la  route  de  Verdun  vers  le  Nord,  le  fleuve  et  le  canal, 
face  à  la  côte  du  Poivre  et  à  celle  du  Talou.  De  sa  position 
en  belvédère  sur  la  vallée,  on  embrasse  une  vue  magnifique 
sur  le  coude  de  la  rivière,  sur  les  villages,  maintenant  rasés, 
de  Bras,  de  Gharny,  de  Vacherauville,  échelonnés  au  fil  de 
l'eau  comme  des  lavandières,  et  jusqu'aux  ouvrages  de  Marre 
et  de  Belle-Epine  sur  la  rive  opposée.  Une  longue  échine  réunit 
Froideterre  à  Douaumont,  —  une  espèce  de  dos  de  vache,  avec 
un  garrot  vers  le  milieu,  qui  porte  l'ouvrage  de  Thiaumont. 
Le  regard  plonge  à  l'Est  dans  un  précipice  encaissé,  appelé  le 
ravin  des  Vignes. 

La  redoute  est  constituée  par  un  système  d'ouvrages  séparés, 
selon  le  dernier  mot  de  la  fortification  avant  la  guerre  :  coupole 
de  75,  coupoles  de  mitrailleuses,  casemate  de  Bourges  s'alignent 
en  balcon  sur  la  Meuse,  assez  espacées  pour  otTrir  des  buts 
disséminés  et  aussi  peu  vulnérables  que  possible  au  canon.  Au 
milieu,  le  casernement  ou  l'abri  pour  la  garnison.  Ce  noyau 
d'ouvrages  bétonnés  était  autrefois  entouré  de  retranchemens 
en  maçonnerie,  qui  avaient  dû  former  un  savant  hexagone 
d'une  figure  particulière,  à  présent  informe,  raturée  et  tota- 
talement  illisible.  Les  talus,  les  fossés,  les  cours  gisent  bous- 
culés, culbutés,  concassés  pêle-mêle  dans  une  salade  magistrale. 
€'est  vraiment  un  joli  travail,  qui  fait  honneur  à  l'artilleur. 
La  caserne  a  bien  tenu,  mais  la  couverture  a  reçu  un  obus  :  du 
pansement  en  sacs  à  terre  qui  a  servi  à  boucher  le  trou  sort 


l'assaut  REPOUssiÊ.i  555 

encore  une  tignasse  de  fils  de  fer,  pareille  à  une  touffe  de  poils 
collés  à  un  morceau  de  crâne  ;  mais  ces  poils  sont  des  barres 
d'acier  d'un  pouce  d'épaisseur.  Le  projectile  les  a  tordus,  hachés, 
déchiquetés,  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  simple  paillasson. 

Tout  le  reste  est  un  amas  de  décombres,  retourné,  bêché, 
étripé  jusqu'en  ses  fondemens.  C'est  le  paysage  de  cratères  et 
d'entonnoirs,  toujours  impossible  à  décrire  faute  de  termes  pour 
rendre  un  tel  état  de  dislocation,  une  telle  agitation  des  lignes, 
une  telle  discontinuité  et  de  tels  heurts  de  modelé,  ces  remous 
de  formes  incohérentes  comme  une  vision  de  géhenne.  Pas  une 
ombre,  pas  un  brin  d'herbe  n'égaie  ce  triste  espace  ;  la  n^ppe 
d'or  qui  couvrait  le  reste  de  la  colline  s'arrêtait  au  bord  du 
glacis;  le  printemps  reculait  autour  de  cette  désolation.  La  terre 
y  paraissait  scalpée,  comme  le  poil  d'une  bête  s'use  à  l'endroit 
du  bât.  Ainsi  la  redoute  se  montrait  nue,  telle  qu'une  sorte 
d'écorché  terrestre,  avec  ces  formes  grimaçantes  comme  trahis- 
sant un  grincement  d'os  broyés  dans  la  chair,  et  ces  convul- 
sions d'un  grand  corps  à  l'état  de  spasme. 

Tout  respirait  encore  le  drame  ;  mais  j'étais  curieux  surtout 
des  pensées  de  mon  compagnon.  Il  continuait  d'aller  et  de 
venir  et  prenait  un  plaisir  évident  à  se  revoir  où  il  était;  il 
s'amusait  à  deviner  de  vieilles  connaissances,  la  porte,  une 
vague  piste  qui  était  l'ancienne  route,  et  il  ne  fallait  rien 
moins  que  l'habitude  qu'il  avait  des  lieux  pour  s'y  orienter  sans 
faute.  Des  morceaux  de  la  grille  d'enceinte  pesant  une  demi- 
tonne  de  fonte,  arrachés  de  leurs  scellemens,  avaient  volé  à 
plus  de  cent  mètres  comme  des  fétus  de  paille.  Il  me  faisait 
remarquer  avec  satisfaction  ces  témoins  du  bombardement* 
J'essayais  de  le  mettre  sur  la  voie  des  souvenirs  et  peut-être  des 
confidences;  mais  il  éludait  les  questions  ou  répondait  en  peu 
de  mots.  Au  moment  de  quitter  le  fort,  comme  il  semblait  prêt 
à  se  montrer  plus  communicatif,  nous  rencontrâmes  T...,  qui 
se  joignit  à  nous  pour  le  retour,  et  ce  fut  fini  de  ce  que  j'atten- 
dais pour  ce  matin-là. 

C'est  une  des  singularités  de  l'existence  militaire,  au  moins 
telle  que  cette  guerre  l'a  faite,  que  l'extrême  ignorance  oii  l'on 
peut  vivre  les  uns  des  autres.  Il  arrive  de  passer  un  an  avec  un 
camarade,  et  de  traverser  avec  lui  de  ces  momens  où  l'on  dit 
que  l'on  connaît  un  homme,  sans  savoir  de  lui  autre  chose  que 
deux  ou  trois  circonstances  insignifiantes.  On  ne  met  en  commun 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

que  l'énergie,  les  volontés.  Rien  n'est  môme  plus  rare  que 
d'entendre  un  récit  militaire.  On  s'imagine  que  les  officiers  ne 
parlent  que  de  la  guerre.  Ils  en  parlent  sans  doute,  mais  pour 
en  discuter,  fort  rarement  pour  le  plaisir  de  conter  une  aven- 
ture. On  découvre  bientôt  que  tout  ce  qui  vous  entoure,  ce  sont 
des  figures  qu'on  n'a  jamais  vues  que  de  profil,  et  que  des  plus 
connues  on  ne  connaît  guère  qu'une  apparence  qui  les  laisse 
en  réalité  assez  mystérieuses. 

Mon  compagnon  n'était  pour  moi  qu'un  de  ces  demi- 
inconnus,  ou  l'une  de  ces  connaissances  dont  on  s'aperçoit  un 
beau  jour  qu'on  n'en  sait  rien  de  précis,  comme  une  de  ces 
images  qu'on  croit  avoir  présentes  et  nettes  dans  la  mémoire  : 
on  serait  souvent  embarrassé  d'en  reproduire  les  traits.  Je 
l'avais  rencontré  à  Verdun,  où  l'on  rencontre  tout  le  monde, 
et  l'y  voyais  assez  régulièrement  depuis  un  an.  Je  n'allais 
guère  à  la  citadelle,  où  son  service  l'attachait,  sans  le  trouver 
ici  ou  là,  rarement  au  bureau,  toujours  actif,  occupé,  vif,  tou- 
jours remuant,  toujours  gai,  la  main  tendue  et  le  képi  sur 
l'oreille  et  vous  saluant  de  loin  d'un  joyeux  :  «  Eh!  bonjour, 
comment  va?  »  Il  était  la  bienvenue  de  cette  caserne  assez 
morose.  Je  ne  sais  comment  il  faisait  pour  conserver  sa  bonne 
humeur,  mais  il  avait  le  secret  de  ne  jamais  s'ennuyer.  Il  sem- 
blait être  l'ennemi  personnel  du  «  cafard,  »  et  pourtant  le 
cafard  suinte  des  murs  de  cet  étrange  rocher  où  l'on  ne  voit 
jamais  la  lumière  du  jour.  Il  le  poursuivait  dans  tous  les  coins, 
comme  une  ménagère  qui  fait  la  chasse  à  la  poussière.  Ce  n'est 
pas  qu'il  eût  beaucoup  de  ce  qu'on  nomme  esprit,  mais  il  l'avait 
aimable;  et,  sans  le  moindre  brillant  du  monde,  surtout  sans 
s'efforcer  à  plaire,  il  plaisait  par  sa  simplicité.  Il  ressemblait 
à  ces  femmes  qui  répandent  le  bonheur  autour  d'elles,  simple- 
ment parce  qu'elles  sont  heureuses.  Il  ne  passait  pas  auprès 
d'un  des  innombrables  ouvriers  de  ce  monde  souterrain,  chauf- 
feurs, mécaniciens,  boulangers,  sapeurs  qui  mènent  là  une  vie 
de  taupes  à  cinquante  pieds  sous  terre,  sans  lui  adresser  une 
question,  un  bonjour,  un  de  ces  mots  gaillards  qui  réveillent  et 
font  rire.  Il  était  le  boute-en-train  de  l'énorme  bâtiment, 
l'imprésario  des  soirées,  comédies,  séances  de  musique,  de 
chansons  ou  de  cinéma.  Tout  cela  ne  l'empêchait  pas  de  faire 
fort  exactement  son  service  ;  mais  dans  tout  ce  qu'il  faisait, 
il  avait  toujours  l'air  de  trouver  un  plaisir.  Dans  cette  noire 


l'assaut  repoussé.  557 

citadelle,  il  promenait  son   léger  et  gracieux  «  Midi  :   »  et  il 
faisait  soleil  aussitôt  qu'il  s'était  montré. 

C'était  un  petit  Toulousain  de  figure  agréable  et  de  mine 
éveillée,  avec  une  jolie  barbe  châtain  naturellement  bouclée, 
les  lèvres  charnues  et,  sur  toute  la  physionomie,  je  ne  sais  quoi 
d'enjoué  et  de  voluptueux.  Sa  plus  grande  séduction  était  peut- 
être  un  air  incroyable  de  jeunesse,  ou  dejenesse,  comme  on  dit 
autour  de  la  Dalbade  ;  à  peine  lui  eùt-on  donné  trente-cinq  ou 
trente-six  ans,  quoiqu'il  eût  largement  passé  la  quarantaine.  Il 
s'habillait  avec  une  recherche  curieuse  et  une  sorte  de  dan- 
dysme rustique.  Quelle  tenue  I  C'était  un  vieux  costume  de 
chasse  en  velours  feuille-morte,  avec  des  houseaux  de  cuir 
fauve  se  boutonnant  sur  le  côté,  d'un  aspect  hérétique  et  hor- 
rible pour  tout  homme  respectueux  du  règlement.  Il  est  vrai 
que  les  boutons  étaient  à  l'ordonnance;  encore  posaient-ils  un 
problème  :  c'étaient  des  boutons  d'artilleur,  et  le  capitaine  D...: 
servait  dans  le  génie.  Enfin,  en  guise  de  col,  la  cravate  de  soie 
ou  le  foulard  blanc  de  Mistral.  Le  tout  faisait  un  poème  extrê- 
mement albigeois.  On  verra  tout  à  l'heure  que  ce  singulier  habit 
était  une  relique. 

Et  sa  chambre  !  Encore  une  des  curiosités  de  la  citadelle  : 
un  amour,  un  bijou  de  chambre,  une  petite  merveille  de  luxe 
et  de  mollesse.  Il  y  avait  de  la  lumière,  un  lustre,  des  glaces, 
une  armoire  et  toujours  dans  quelque  angle  un  vase  de  fleurs 
ou  de  feuillages  :  cela  suffisait  à  nos  yeux  pour  donner  à  cette 
boite  assez  chiche  un  aspect  de  confort  et  de  raffinement. 
L'ensemble  montrait  de  la  coquetterie  et  un  goût  de  la  joie. 
On  voyait  aux  murs  des  gravures  en  couleurs  de  la  Vie  pari- 
sienne, cette  imagerie  galante,  aujourd'hui  populaire  jusque 
dans  les  «  gourbis  »  et  les  «  cagnas  »  de  première  ligne  ;  mais 
ces  gravures  avaient  des  cadres,  et  même  on  admirait  au-dessus 
de  la  toilette  un  grand  panneau  de  toile  peinte  où  quelque  poilu 
décorateur  avait  brossé  une  frise  d'amours  se  jouant  dans  une 
guirlande  d'un  «  Louis  XV  »  du  second  Empire,  Cela  sentait 
le  boudoir,  la  garçonnière,  la  loge  d'actrice  et  ce  je  ne  sais  quoi 
du  pays  fortuné  où  l'on  naît  ministre  des  Beaux- Arts.  Le  portrait 
d'une  très  jolie  femme  et  celui  d'un  petit  garçon  d'une  dizaine 
d'années,  lui  aussi  en  costume  de  velours,  et  qui  ressemblait  à 
son  père  comme  une  goutte  d'eau  ressemble  à  une  autre,  complé- 
taient le  mobilier  par  une  note  d'élégance  intime.  Je  savais  que 


S58  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

l'habitant  de  cet  amusant  logis  était,  dans  le  civil,  ce  qui 
s'appelle  un  propriétaire.  Il  exploitait  certaines  carrières  de 
gypse  dans  l'Ariège.  Là-dessus,  je  me  figurais,  dans  quelque 
vallée  du  pays  de  Comminges,  une  de  ces  industries  immuables 
qui  ont  à  peine  changé  depuis  les  vieux  Gaulois  :  les  clairs  chan- 
tiers à  ciel  ouvert,  les  convois  de  mulets  descendant  le  gypse 
jusqu'aux  fours  sur  les  ponts  «  que  César  éleva,  »  les  sacs  de 
plâtre  s'acheminant  enfin  sur  des  péniches  jusqu'aux  grandes 
voies  fluviales  du  Rhône  ou  de  la  Gironde.  Je  voyais  mon  ami 
botté,  sifflant  son  chien  et  venant  à  cheval  donner  aux  tra- 
vaux le  coup  d'œil  du  maître.  Des  voyages  d'affaires  à  Tarascon 
et  à  Marseille  le  promenaient  périodiquement  à  travers  l'an- 
tique province  romaine,  mais  il  revenait  pour  vivre  dans 
cette  Toulouse  enchanteresse,  dont  les  rues  au  printemps 
sentent  la  violette.  C'était  une  de  ces  enviables  existences  pro- 
vinciales, bien  construites,  bien  rythmées,  mêlées  d'affaires  et 
de  loisirs,  sans  ambitions  et  sans  soucis,  avec  une  large  indé- 
pendance et  le  cours  heureux  et  facile  d'une  chose  naturelle. 
Il  y  avait  place  dans  ce  cadre  pour  l'activité  et  pour  le  farniente^ 
pour  le  plaisir  et  l'opéra;  il  y  avait  de  l'air  autour  de  la  per- 
sonne, et  la  figure  même  de  l'homme  montrait  dans  le  citadin 
le  hâle  du  demi-rural. 

Il  représentait  à  merveille  ce  Français  de  bourgeoisie 
moyenne,  qui  se  sent  ingénument  l'enfant  gâté  de  la  nature  et 
qui,  pour  être  ce  qu'il  est,  n'a  guère  pris  que  la  peine  de  naître. 
Peu  de  culture,  nulle  étude,  point  d'école,  rien  d'appliqué  ni  de 
livresque,  mais  une  intelligence  souple  et  une  certaine  confiahce 
tranquille  que  «  tout  s'arrange.  »  Et  il  est  vrai  que  tout  lui 
avait  réussi  :  un  fond  de  race  excellent  suppléait  aisément  à 
tout  ce  qui  lui  manquait.  C'est  pourtant  ce  même  charmant 
garçon,  si  bien  fait  pour  jouir  paisiblement  du  jour  dans  sa 
délicieuse  Florence  de  la  Garonne,  en  faisant  prospérer  sa  mai- 
son et  sa  riante  fortune,  c'est  ce  bourgeois  pareil  à  une  foule 
d'autres,  à  qui  il  était  échu  de  sauver  Froideterre  et  d'avoir  dans 
sa  vie  cette  minute  insigne  de  tenir  en  échec  l'Empereur  alle- 
mand. Car,  Froideterre  pris,  qui  pouvait  répondre  de  Verdun? 
Il  est  probable  que  ce  bon  vivant,  ce  bon  enfant  de  Méridional,  si 
cordial,  si  gai,  si  innocemment  sensuel  dans  ses  goûts  d'aises 
et  de  toilette,  avait  infligé  au  kaiser  une  des  plus  rudes  décon- 
venues qu'ait  éprouvées  Sa   Majesté  le   Prince  de   la  guerre. 


l'assaut  REPOussé.  S59 

J'aurais  voulu  de  tout  mon  cœur  apprendre  ce  qui  s'était  passé. 
J'essayais  de  relier  ce  que  je  savais  de  mon  ami  à  ce  que  j'ima- 
ginais de  cette  minute  supérieure.  La  guerre  nous  a  accoutumés 
à  fréquenter  des  tas  de  gens  qui  font  tout  à  coup  de  très  belles 
choses,  mais  on  ne  se  blase  pas  sur  ce  genre  de  surprises,  et 
puis  les  faits  réels  ont  toujours  un  accent  qui  dégoûte  des  plus 
belles  conjectures  littéraires.  J'étais  malheureusement  réduit 
aux  conjectures,  et  si  j'essayais  de  préciser  le  portrait  de  l'indi- 
vidu, afin  d'en  déduire  quelque  construction  vraisemblable,  je 
voyais  l'image  fondre  par  les  bords,  comme  si  elle  s'enfonçait 
dans  le  clair-obscur  d'une  des  «  écoutes  »  qui  étaient  le  lieu 
ordinaire  de  nos  rencontres. 

Alors  une  nouvelle  image  se  substituait  à  la  première  : 
c'était  celle  de  cet  admirable  «  Inconnu  »  de  (ireco  qu'on 
voit  au  musée  de  Madrid,  et  qu'on  appelle  V Homme  à  Vépée; 
le  visage  est  d'une  pâte  plus  mate,  d'une  aristocratie  plus 
fine  et  comme  d'une  argile  plus  fière,  mais,  —  à  la  seule  dif- 
férence des  temps,  et  à  celle  qui  tient  au  génie  de  l'artiste,  — 
c'étaient  les  mêmes  traits  hardis,  gais  et  charmans,  et  ceux  de 
mon  compagnon,  quoique  d'un  sang  plus  humble,  leur  ressem- 
blaient comme  ceux  d'un  frère.; 

III 

Je  revis  plusieurs  fois  D...  les  jours  suivans,  sans  qu'il  fût 
question  davantage  de  notre  visite  à  Froideterre.  Puis  il  partit 
en  permission,  et  j'avais  renoncé  à  m'instruire  de  son  histoire, 
lorsqu'à  son  retour,  après  le  mess,  il  me  fit  signe  de  le  suivre 
dans  son  fameux  boudoir.  Il  tira  de  l'armoire,  en  soulevant 
avec  précaution  une  pile  de  linge,  une  grande  enveloppe 
jaune,  fripée  et  pleine  de  paperasses. 

—  «  Tenez,  me  dit-il  brusquement,  vous  m'avez  paru 
curieux  de  mon  affaire.  J'ai  là  quelques  souvenirs,  des  docu- 
mens,  des  notes.  Vous  pouvez  en  prendre  connaissance.  Voyez 
si  cela  vous  intéresse.   » 

C'était  en  effet  tout  un  dossier,  tel  que  les  historiens  et  les 
fouilleurs  d'archives,  les  Frédéric  Masson  et  les  Lenôtre  de 
l'avenir  se  feront  une  joie  d'en  exhumer  plus  tard,  dans  les 
papiers  de  famille,  quand  nous  serons  tous  morts,  et  que  nos 
petits-neveux  parleront  de  la  guerre  avec  le  même  étonnement 


560  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  nous  inspiraient  naguère  les  grandes  choses  de  l'Empire. 
Il  y  avait  là  quelques  copies  de  pièces  officielles,  rapports, 
extraits  de  «  journaux  de  marche,  »  qui  sont  dans  une  troupe 
ce  qu'est  le  livre  de  bord  pour  un  navire;  c'étaient  encore  des 
«  états,  »  des  listes  de  présence,  des  pages  de  citations  à  l'ordre, 
formant  un  livre  d'or  des  journées  historiques. 

On  voyait  que  le  capitaine  avait  tenu  à  conserver  le  souve- 
nir de  tout  son  monde,  jusqu'au  dernier  des  pauvres  gens  que 
les  hasards  de  la  guerre  lui  avaient  donnés  pour  camarades. 
Plusieurs  avaient  écrit  des  lettres,  souvent  gauches  et  diffuses, 
mais  toutes  ruisselantes  de  choses,  comme  des  sources  aux 
cent  facettes,  dont  chacune  reflète  des  traits  épars  de  la  vérité; 
la  lettre  du  médecin  voisinait  avec  celle  du  brancardier  ou  du 
téléphoniste.  Chacun  des  personnages  du  drame  faisait  voir 
qu'il  lui  tenait  à  cœur  d'avoir  participé  à  quelque  chose  d'im- 
portant et  qu'à  défaut  de  récompense  ou  de  titre  officiel,  il  se 
savait  gré  de  la  grandeur  du  service  rendu.  Tous  se  reconnais- 
saient dans  un  souvenir  commun,  qui  devenait  le  lieu,  le  point 
de  ralliement  de  leurs  existences.  C'était  une  société  d'hommes 
marqués  d'un  signe,  une  de  ces  fraternités  qui  ne  se  dénouent 
qu'avec  la  vie.  Ce  recueil  émouvant  achevait  de  prendre  tout 
son  sens  si  je  levais  les  yeux  sur  le  portrait  du  jeune  gar- 
çon en  habit  de  velours.  Je  tenais  dans  mes  mains  le  testa- 
ment spirituel,  l'exemple  et  le  patrimoine  que  le  père  léguait 
au  fils  comme  héritage,  comme  une  noblesse  à  jamais  insépa- 
rable du  nom  :  c'est  pour  cet  enfant,  et  pour  d'autres  encore 
inconnus  après  lui,  qu'il  avait  ramassé,  avec  une  dignité  mo- 
deste, les  témoignages  de  son  meilleur  «  moi  »  et  les  moindres 
parcelles  de  son  obscure  gloire. 

Une  enveloppe  spéciale  contenait  quelques  papiers  d'une 
valeur  particulière  :  non  plus  des  relations,  des  mémoires,  des 
impressions  composées  à  loisir  et  toujours  plus  ou  moins  alté- 
rées par  le  recul,  mais  les  écrits  mêmes  qui  portaient  la  date 
des  heures  tragiques.  C'étaient  les  «  doubles  »  des  bulletins 
expédiés  pendant  la  bataille  par  le  commandant  du  fort.  Toutes 
communications  rompues  avec  le  monde,  le  téléphone  muet,  le 
télégraphe  sans  réponse,  la  redoute  désemparée  était  demeurée 
quatre  jours  au  centre  de  l'enfer,  sans  autre  relation  avec 
l'univers  vivant  que  par  ce  vieux  moyen  des  pigeons  voyageurs.; 
L'oiseau    s'élançait  de  la  prison,  emportait  sur  les  vents    la 


l'assaut  repoussé.  561 

pensée  délivre'e;  et  l'homme,  trahi  par  toutes  les  ressources  de 
sa  science,  se  voyait  sauvé  par  l'antique  messager  de  l'amour.: 
Là,  c'étaient  les  appels,  la  voix  de  la  redoute  en  détresse.  Le 
commandant  rendait  compte  de  la  situation,  demandait  du 
monde,  des  secours;  il  informait  l'état-major  de  la  menace 
imminente.  De  jour  en  jour  l'angoisse  devenait  plus  urgente  ; 
enfin  le  troisième  jour,  les  dépêches  se  précipitaient,  se  sui- 
vaient d'heure  en  heure.  On  sentait  haleter  le  drame. 

«  9  heures.  Capitaine  D...  à  E.-M.  M.  (1).  Avant-garde 
ennemie  se  dirige  sur  le  fort.  Dispositions  prises. 

«  10  heures.  Fort  encerclé...  Les  Boches  y  montent,  mais 
comptez  sur  nous,  nous  tenons  bon. 

«  //  heures.  Tourelle  de  75  a  dégagé  le  fort,  mais  situa- 
tion critique.  Prière  faire  donner  contre- attaque.  Esprit  de  tous 
excellent.  Nous  tiendrons  jusqu'au  bout.  » 

Le  capitaine  lisait  sans  mot  dire  par-dessus  mon  épaule.  A 
quoi  bon  ?  Qu'est-ce  que  des  paroles  eussent  ajouté  à  ces 
paroles?  Est-ce  que  toute  l'histoire  ne  tenait  pas  là  en  quatre 
lignes?  Pourquoi  des  commentaires  qui  n'eussent  fait  qu'affai- 
blir? Mais,  en  replaçant  dans  l'enveloppe  les  légers  feuillets 
d'un  papier  huileux  et  glacé  comme  une  pelure  d'oignon,  j'en 
fis  tomber  un  calepin  à  couverture  de  moleskine,  un  cahier  de 
deux  sous,  mais  que  le  capitaine  devait  estimer  sans  doute  par- 
ticulièrement précieux,  puisqu'il  l'avait  rangé  parmi  ses  trésors 
les  plus  secrets.  Je  jugeais  bien  ce  que  c'était  et  fis  semblant 
de  n'avoir  rien  vu.  Qui  ne  l'a  aperçu  entre  des  mains  de  cama- 
rades, le  carnet  de  notes  intimes  où  l'on  écrit  ce  qu'on  ne  peut 
confier  à  personne,  ce  que  l'on  cache  même  aux  plus  proches, 
où  l'âme  s'épanche  sans  contrainte,  et  que  Ton  porte  près  du 
cœur.^  Que  de  carnets  semblables, élégans  ou  vulgaires,  recueil- 
lis parfois  tachés  de  sang  sur  le  cadavre  d'un  ami,  contenant 
chacun  son  roman,  le  son  particulier  d'une  vie!  Mon  ami  fit 
un  geste  pour  reprendre  le  carnet,  mais  il  se  contenta  de 
l'ouvrir,  comme  s'il  en  prenait  décidément  son  parti,  et  plaça 
la  page  sous  mes  yeux.  Il  y  avait  quelques  lignes  tracées  d'une 
rapide  écriture  couchée,  d'une  main  fiévreuse,  mais  résolue. 
Toute  une  âme  s'y  montrait,  gentille  et  courageuse,  avec  ses 
enfantillages,   son    bon    sens,    ses   tendresses    profondes,    ses 

(1)  Cette  initiale  désigne  le  général  Mangin,  nommé  le  22  juin  à  midi  au  com- 
mandement du  Corps  d'armée. 

TOME   XLIJ.   —   1917.  36 


562  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

facultés  d'enthousiasme,  tous  ses  thèmes  d'existence,  comme 
une  vie  entière  tient  en  quelques  secondes  au  moment  de  la 
mort,  dans  un  raccourci  de  vertige. 

«  20  juin  1916.  —  Je  demande,  si  je  suis  tué,  à  être  enterré 
dans  mon  fort,  à  l'endroit  que  j'ai  fait  creuser  dans  mon  poste 
de  commandement,  avec  mon  manteau  d'artilleur  et  mon  costume 
de  velours... 

«  ^i  juin. — Le  bombardement  recommence,  vraiment  sérieux. 
Gros  calibre.  Hélas!  Cinq  morts,  quatre  blessés  déjà  étendus  là, 
à  côté,  sous  Véboulement.  Dure  journée!  J' encourage  mes  hommes. 
Abris  dans  l'une  des  citernes. 

«  22  juin.  9  heures.  — Le  bombardement  continue  de  plus  en 
plus  Qi^ve.  Les  voûtes  vont-elles  rési>;ter?  Que  va-t-il  advenir? 
Peu  importe,  je  fais  mon  devoir.  J'ai  tout  mon  sang-froid.  Quoi 
qu'il  arrive,  mon  fils  sera  fier  de  moi. 

ail  heures. — Voilà  les  belles  émotions!...  Je  fais  travailler. 
Je  stimule,  j'encourage  de  mon  mieux. 

«  iS  heures. — Les  Boches  vont  tenter  quelque  chose.  Mais  j'ai 
installe  les  mitrailleuses  pour  les  recevoir.  L'ouvrage  est  ébranlé, 
il  tangue  comme  un  navire.  Il  commence  à  être  lamentable  avec 
ses  rondins  de  fer  sortant  des  trous  béans.  Moral  de  tous  excel- 
lent. 

i^^S  juin.  9  heures. — Les  Boches  sont  là...  Voilà  le  moment! 
On  va  se  défendre  !  Vive  la  France  !  Il  me  semble  que  je  suis  à 
l'Opéra  voir  jouer  la  Navarraise...  Ma  femme,  mon  fils,  — 
chéris!  Adieu...  » 

Je  rendis  le  cahier,  que  mon  ami  serra  dans  l'armoire,  en 
silence.  J'allais  prendre  congé,  de  peur  de  gâter  par  des 
remarques  inutiles  l'impression  de  ma  lecture,  quand,  ayant 
refermé  l'armoire  et  glissé  la  clef  dans  sa  poche,  il  reprit  : 
«  Que  faites-vous  de  votre  après-midi?  Si  vous  avez  une  heure 
à  perdre,  nous  monterons  sur  la  terrasse.  On  y  est  très  bien 
pour  causer.  » 

La  terrasse  de  l'évêché  de  Verdun  mériterait  d'être  célèbre 
entre  les  plus  nobles  choses  de  France,  comme  une  beauté  de 
premier  ordre.  Le  palais  des  évêques,  auprès  de  sa  cathédrale 
carolingienne  à  deux  chœurs,  de  son  église  bicéphale,  est  un 
des  plus  parfaits  monumens  de  la  Régence.  Sur  la  vieille 
acropole  celtique,  le  chef-d'œuvre  français  apparaît  comme  la 
fleur  d'un  long  épanouissement.  Mais  ce  qui  achève  cette  beauté, 


l'assaut  repoussé.  563 

c'est  le  voisinage  de  la  citadelle.  Sur  ces  marches  lorraines,  à 
cet  étranglement  du  couloir  de  la  Meuse,  porte  séculaire  de 
la  France  sur  le  monde  germanique,  il  fallut  de  tout  temps 
que  la  civilisation  montât  la  garde  ;  la  paix  s'enveloppa  de  force, 
le  froc  vêtit  l'armure  :  il  fallut  le  prêtre  et  le  soldat.  Et  la 
citadelle  de  Vauban  auprès  de  la  magnifique  résidence  des 
évêques,  marque  ce  point  d'harmonie  qui  est  le  résultat  d'une 
œuvre  de  mille  ans.  Rarement  il  fut  donné  à  l'architecte  d'ex- 
primer sur  la  vie  une  vue  plus  classique,  de  jeter  sur  la  nature, 
par  des  lignes  sensibles,  un  ordre  plus  grandiose,  qu'il  ne  l'a 
fait  dans  ce  palais  et  cette  forteresse,  dans  le  double  aspect 
de  cette  colline  militaire  et  ecclésiastique.  Au  sommet  de 
cette  confusion  de  restes  de  tous  les  âges,  près  de  cette  cathé- 
drale hybride  et  remaniée  de  siècle  en  siècle,  le  monument 
épiscopal  apparaît  à  l'extrémité  d'un  développement  continu, 
comme  la  péroraison  d'un  discours  solennel,  comme  la  conclu- 
sion d'une  pensée  permanente.  C'est  surtout  dans  le  jardin, 
suspendu  au  Midi,  vers  les  faubourgs  de  Regret  et  de  Glorieux, 
que  l'expression  atteint  toute  son  éloquence.  Dans  ces  premières 
journées  d'été,  ce  parterre  aérien  semblait  un  enchantement;  on 
voyait  éclater  au  milieu  des  herbes  sauvages  les  lueurs  des 
dernières  roses.  Tout  s'accordait  pour  montrer  le  prix  de  ces 
siècles  de  culture  et  d'exquise  discipline,  de  cet  écrin  de  pensées 
choisies,  brutalement  menacées  par  le  canon  des  barbares. 

Nous  étions  seuls;  nul  importun  à  craindre  dans  ce  séjour 
écarté.  La  journée  était  d'un  calme  plat,  comme  s'il  n'y  avait 
plus  eu  la  guerre.  Je  laissais  aller  mon  compagnon  et  me 
gardais  bien  de  l'interroger.  Au  bout  de  quelques  pas,  il  com- 
mença de  lui-même  à  parler  en  s'excusant. 

«  Vous  devez  penser,  dit-il,  que  je  me  suis  fait  beaucoup  prier 
et  que  c'est  très  ridicule.  J'ai  bien  peur  à  présent  de  vous  déce- 
voir d'une  autre  manière,  car  c'est  peu  de  chose,  en  somme,  ce 
que  j'ai  k  vous  dire.  Vous  savez  ce  que  des  souvenirs  de  guerre 
offrent  toujours  de  presque  indicible,  comme  les  impressions 
s'évaporent  et  combien  elles  sont  incommunicables  par  des 
mots.  Peut-être,  si  je  savais  parler,  y  réussirais-je  tout  de 
même...  Mais  surtout,  ce  que  j'ai  fait  n'a  rien  d'extraordinaire: 
cela  a  de  l'importance  pour  moi,  mais  vous  auriez  fait  aussi 
bien  à  ma  place  ;  tout  le  monde  en  eût  fait  autant.  J'étais  là  : 
j'ai  eu  de  la  chance,  voilà  tout.  Du  reste,  répéla-t-il,  tout  cela 


o64 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


n'est  pas  grand'chose.  Et  par-dessus  le  marché,  je  crains 
d'être  un  peu  long.  Vous  me  direz  bonsoir  quand  je  vous 
ennuierai.  » 

Je  le  rassurai.  Il  continua. 

IV 

((  Je  ne  vous  apprendrai  pas  ce  que  c'est  que  l'attaque  du 
23  juin.  C'a  été,  si  vous  l'ignorez,  le  plus  furieux,  le  plus  massif, 
le  plus  luxueusement  monté  de  tous  les  assauts  boches  depuis 
le  commencement.  Ils  n'avaient  rien  fait  de  si  soigné  depuis  le 
mois  de  février.  Sans  doute  qu'ils  sentaient  se  mijoter  quelque 
chose  et  qu'ils  se  méfiaient  de  la  Somme.  Bref,  ils  étaient  pressés 
de  conclure  et  de  brusquer  la  fin.  Ils  voulaient  Verdun  coûte  que 
coûte.  On  a  trouvé  des  ordres  dans  les  poches  des  prisonniers  : 
il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  Froideterre,  mais  encore  de 
Saint-Michel  et  de  la  batterie  de  Marceau.  Ils  calculaient  que  de 
ce  train-là  ils  arriveraient  en  trois  jours,  tambours  battans, 
place  de  la  Roche.  Ils  avaient  fait  venir  exprès  une  masse 
d'artillerie  et  six  divisions  toutes  fraîches,  bien  dressées,  bien 
repues,  bien  reposées;  ils  avaient  amené  les  drapeaux,  les 
fanfares.  L'Empereur  était  par  derrière,  au  quartier  général. 
Enfin,  c'était  un  coqp  rudement  machiné.  Les  ressorts  étaient 
bandés  à  bloc.  On  peut  dire,  sans  fatuité,  que  Verdun  n'a  jamais 
été  plus  en  danger.  Peut-être  que  le  public  ne  s'en  est  pas  douté 
parce  qu'il  a  eu  tout  de  suite  à  penser  à  autre  chose.  Mais  vous 
vous  rappelez  l'ordre  du  jour  de  Nivelle?  Du  reste,  ça  n'a  plus 
d'importance,  et  tout  cela  doit  être  à  présent  dans  les  livres. 

((  Bien  entendu,  je  n'en  savais  pas  si  long  sur  le  moment. 
Ce  que  je  vous  en  dis,  je  l'ai  appris  depuis  et  c'est  pour  vous 
aider  à  mettre  les  choses  en  place  ;  car  c'est  un  lieu  commun  de 
dire  qu'un  combattant  n'aperçoit  rien  de  la  bataille,  mais  c'est 
la  pure  vérité  :  il  n'y  voit  pas  plus  loin  que  le  bout  de  son 
nez.  On  ne  connaît  que  son  coin,  et  c'est  de  mon  coin  seule- 
ment que  je  vous  parlerai. 

((  C'est  le  25  où  le  26  mai  que  j'arrivai  à  Verdun,  venant 
d'une  brigade  où  j'avais  fait  la  campagne.  Gomme  officier  d'une 
vieille  classe,  et  ayant  besoin  de  repos,  j^étais  nommé  adjoint 
au  commandant  du  génie  de  la  citadelle;  celui-ci  me  bombarda 
tout  droit  à  Froideterre,  qui  dépendait  alors  de  la  Place,  pour 


L  ASSAUT    REPOUSSE. 


565 


faire  une  cure  d'air  et  pour  soigner  mes  rhumatismes.  Gomme 
vous  voyez,  c'était  le  filon  et  je  tombais  au  bon  moment. 

«  Quel  moment  1  La  bataille,  lâchant  brusquement  l'aile 
gauche,  se  rabattait  au  centre  en  redoublant  de, furie.  Les  Alle- 
mands venaient  de  reprendre  Douaumontet  s'attaquaient  main- 
tenant à  la  conquête  de  Vaux.  Ils  s'y  évertuaient  avec  un 
entêtement  frénétique.  Quelle  semaine!  Vous  avez  lu  le  récit 
d'Henry  Bordeaux.  Mais,  à  Froideterre,  nous  étions  moins  bien 
renseignés  que  les  gens  de  Paris  ou  de  San-Francisco.  La  crête 
de  Fleury  forme  une  espèce  d'écran,  qui  obstrue  complètement 
la  vue  de  ce  côté  :  ce  drame  de  Vaux,  c'était  pour  nous  une 
tragédie  derrière  un  mur.  Comme  c'est  étrange,  quand  on  y 
songe!  On  écoutait  toute  la  journée  le  bruit  de  la  bataille,  ce 
mugissement  de  grande  cataracte,  ce  tonnerre  nouveau  de  la 
guerre  qui  vous  serrait  le  cœur  à  la  pensée  des  camarades  tor- 
turés là-dessous.  Et  rien,  pas  une  fumée  visible,  si  ce  n'est  une 
grande  brume  immobile  dans  le  bas  du  ciel,  comme  une 
inquiétude  qui  ne  voulait  plus  se  dissiper...  On  sentait  que  ça 
allait  mal,  pourtant  on  espérait  encore  :  cela  durait  depuis  si 
longtemps!  Pas  de  journaux,  naturellement;  quelquefois  la 
liaison  rapportait  de  Verdun  un  vieux  Matin  de  trois  jours  et 
le  communiqué  de  la  veille,  affiché  à  la  citadelle,  ou  bien  c'était 
la  relève  de  l'observatoire  d'artillerie,  avec  le  dernier  tuyau  de 
la  Division  ou  du  Groupement.  Ce  fut  une  obsession  de  huit 
jours.  Je  ne  savais  même  pas  le  nom  du  commandant  Raynal. 
Mon  histoire  n'est  qu'une  bagatelle  à  côté  de  la  sienne,  et  j'ai 
tort  de  m'exposer  à  la  comparaison.  Mais  je  ne  me  pique  pas 
d'être  un  conteur  habile  :  je  cherche  à  vous  peindre  l'atmo- 
sphère où  nous  avons  vécu.  Je  devinais  clairement  que  ce 
n'était  qu'un  prélude  et  souvent,  en  prêtant  l'oreille  au  ton- 
nerre de  Vaux,  je  me  prenais  à  songer  :  «  Demain,  ce  sera  notre 
tour.  » 

«  En  attendant,  c'était  encore  le  calme  relatif.  L'ennemi 
avait  trop  à  faire  pour  s'occuper  de  nous.  Nous  n'étions  pas 
encore  en  scène.  Je  profitais  de  ce  répit  pour  explorer  mon 
domaine  et  faire  connaissance.^  A  cette  époque,  le  fort  était 
encore  très  présentable.  Les  Boches  se  contentaient  de  tirer  sur 
l'observatoire  et  d'arroser  les  points  de  passage.  C'était  plus 
gênant  que  terrible.  A  condition  de  faire  le  mort  dans  la 
journée  et  de  ne  sortir  qu'à  la  nuit  close,  il  n'y  avait  aucun 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

danger.  La  garnison  comprenait  une  centaine  d'hommes  fort 
mélangés,  un  peu  de  tout  :  une  demi-compagnie  d'infanterie, 
des  sapeurs,  quelques  artilleurs,  un  poste  de  secours.  Ajoutez 
deux  sous-lieutenans  d'une  batterie  des  environs,  qui  se  ser- 
vaient de  l'observatoire  et  s'y  relayaient  tous  les  deux  jours. 
Vous  voyez  que  nous  étions  passablement  tassés.  Ma  case  me 
servait  de  P.C.,  de  réfectoire,  de  chambre  à  coucher;  j'y  vivais 
avec  le  docteur  et  l'observateur  d'artillerie.  Il  faisait  une  tem- 
pérature torride.  Afin  de  combattre  la  vermine,  j'avais  sup- 
primé les  paillasses  et  chacun  dormait  sur  la  planche.  Les 
plus  à  plaindre  étaient  les  artilleurs  de  la  tourelle  :  ceux-là 
n'avaient  même  pas,  comme  les  fantassins,  la  distraction  d'une 
corvée,  la  perspective  d'une  relève;  ils  grillaient  tout  le  jour 
dans  leur  coque  de  tôle  et,  pour  dormir,  se  couchaient  en  cercle 
à  tour  de  rôle  sur  leurs  obus,  faute  de  place  pour  s'allonger;  et 
ils  avaient  pris  à  la  longue  ce  teint  de  rouille  des  malades  du 
foie,  qui  est  le  ton  de  la  fonte  oxydée. 

«  Vous  me  pardonnerez  ces  détails  languissans.  J'arrive  au 
moment  décisif. 

«  Vous  voyez  d'ici  la  situation  :  les  deux  grosses  pièces  de 
l'échiquier,  le  roi  et  la  tour,  Douaumont  et  Vaux,  sont  aux 
mains  de  l'adversaire.  Maintenant,  il  n'y  a  plus  que  moi,  —  Froi- 
deterre, — et  Souville,  qui  formons  le  soutien  de  la  première  ligne, 
et  puis  Saint-Michel  et  Belleville  en  extrême  arrière-garde.  A 
ma  droite,  le  dôme  de  Souville,  le  seul  point  de  la  contrée  qui 
défie  Douaumont  et  lui  parle  d'égal  à  égal  :  très  haut  et  sévère 
dans  le  ciel,  comme  la  clef  de  voûte  du  paysage.  Devant  moi, 
à  un  quart  de  lieue,  la  croupe  de  Thiaumont  et  sa  ceinture  de 
petits  ouvrages,  s'appuyant  à  la  grande  dorsale  de  Fleury,  qui 
ferme  la  vue  comme  un  eul-de-sac.  Nos  lignes  passent  par  là. 
quelque  part,  dissimulées  derrière  un  bourrelet  du  terrain,  un 
peu  flottantes,  et  tous  les  jours,  sans  bruit,  l'ennemi  les  gri- 
gnote, ronge  çà  et  là  une  maille,  lime  sourdement  l'étroite 
marge  qui  nous  sépare  encore. 

«  De  mon  côté,  je  me  méfiais.  Je  me  mettais  en  garde.  Je 
me  complète  en  vivres,  en  cartouches,  en  grenades.  Je  me  bar- 
ricade, je  condamne  les  portes  et  j'y  embusque  des  mitrailleuses  ; 
je  cloisonne  les  couloirs  par  des  chicanes  en  sacs  à  terre  ; 
j'organise  toutes  choses  pour  la  défense  pied  à  pied.  Je  distribue 
les  rôles,  je  poste  chaque  homme  à  son  créneau,  et  l'instruis  de 


l'assaut  repoussé.  567 

ce  qu'il  devra  faire.  Les  jours  se  passaient  à  ces  travaux.  Le 
soir,  on  montait  sur  le  fort,  on  creusait  des  tranchées,  on 
refaisait  le  boyau  qui  traversait  la  cour  et  reliait  la  casemate 
aux  tourelles  extérieures.  On  plantait  des  réseaux  de  fils  de  fer, 
que  le  bombardement  détruisait  le  lendemain. On  recommençait 
la  nuit  suivante  ;  c'était  l'ouvrage  de  Pénélope.  Car  le  tir  deve- 
nait chaque  jour  plus  dense  et  plus  compact  :  ce  n'était  plus, 
comme  au  début,  le  tir  A' embêtement,  c'était  déjà  le  tir  voulu, 
systématique.  On  crevait  de  soif.  II  n'y  avait  dans  les  locaux 
qu'une  citerne,  contenant  trois  ou  quatre  cents  litres  d'une  eau 
malsaine;  l'autre  citerne  était  à  sec.  Il  fallait  économiser  par- 
cimonieusement cette  eau  si  rare,  à  goût  de  Javel,  comme  une 
ressource  précieuse.  Tous  les  jours,  au  rapport,  l'adjudant 
venait  avec  sa  règle  me  rendre  compte  du  niveau.  Toutes  les 
nuits,  une  corvée  descendait  à  une  petite  source  distante  de 
quelques  centaines  de  mètres,  à  mi-côte  dans  le  ravin,  et  remon- 
tait dans  des  bidons  la  provision  de  la  journée.  Tout  cela  sous 
les  marmites,  les  barrages,  les  rafales  de  gaz,  à  travers  mille 
difficultés.  Du  reste,  rien  à  signaler,  comme  disent  les  commu- 
niqués, et  je  n'ai  pas  encore  d'histoire. 

«  Mon  histoire,  c'est  exactement  le  21  juin  qu'elle^com- 
mence.  La  veille  déjà,  nous  avions  pris  quelque  chose  de  si 
brutal  en  fait  de  marmitage,  que,  dès  ce  moment-là,  je  me  tenais 
pour  averti.  Les  Boches  ne  s'amusaient  plus  aux  bagatelles  de 
la  porte  :  c'est  bien  à  nous  qu'ils  en  voulaient.  C'était  si  clair  que 
je  mis  mes  affaires  en  ordre,  et  je  pense  que  chacun  en  faisait 
autant  pour  son  compte.  L'abbé  (il  y  a  toujours  un  curé  chez 
les  infirmiers)  n'arrêtait  pas  de  confesser  dans  un  coin  du  cou- 
loir. Il  s'est  fait  tuer  deux  jours  après,  et  fort  bien  tuer,  le 
pauvre  cher  homme...  Notez  que  tout  cela  se  passait  sans  le 
moindre  affolement,  sans  trace  d'émotion  apparente,  aussi  sim- 
plement que  tous  les  jours.  Je  prenais  mes  dernières  mesures, 
pendant  que  je  le  pouvais  encore  ;  il  fallait  compter  que  bientôt 
le  téléphone  serait  coupé  :  c'est  la  première  chose  qui  arrive 
quand  on  est  attaqué,  c'est-à-dire  au  moment  où  on  en  a  le 
plus  grand  besoin.  Je  fais  donc  monter  des  paniers  de  pigeons, 
et  je  finis  même  par  obtenir,  tout  à  fait  a  la  dernière  heure,  ce 
que  je  réclamais  à  tous  les  échos  depuis  quinze  jours,  quelques 
caisses  de  boîtes  à  mitraille;  c'est  un  moyen  bien  suranné,  bien 
vieux  jeu  y  bien  rococo,  mais  mon  instinct  me  disait  que  je  m'en 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES.j 

trouverais  bien  ;  enfin,  j'y  tenais  fort,  et  vous  verrez  que  j'avais 
raison.  Je  distribue  mes  vivres  aux  postes  isolés.  J'achève  de 
me  mettre  sur  le  pied  de  guerre.  Tout  terminé,  je  me  fais 
creuser  une  fosse  dans  la  casemate,  en  prévision  de  ma  sépul- 
ture, et  là-dessus  me  voilà  en  repos. 

«  Le  lendemain  matin,  à  sept  heures,  le  bal  commençait. 
C'est  toujours  mauvais  signe  quand  ces  messieurs  les  artilleurs 
se  lèvent  de  si  bonne  heure.  En  effet,  j'étais  fixé  au  bout  de 
dix  minutes  :  c'était  bien,  cette  fois,  le  grand  chambardement, 
—  pas  un  obus  par-ci,  par-là,  ou  quelques  volées  espacées,  mais 
un  tir  appliqué,  studieux,  de  longue  haleine,  et  rien  que  du 
gros,  —  vingt  et  un  court,  vingt  et  un  long,  alternant  comme 
des  coups  de  marteau  sur  l'enclume.  Jamais  je  n'ai  été 
mieux  sonné  de  ma  vie.  Ils  avaient  entrepris  cela  comme 
un  travail,  comme  une  affaire  de  démolition.  Ils  s'y  étaient 
attelés  à  quatre  (on  comptait  les  batteries)  pour  faire  la 
besogne,  et  je  vous  réponds  qu'ils  y  en  mettaient.  Quels  tâche- 
rons! Ils  me  piochaient,  me  binaient,  me  retournaient  comme 
un  champ  :  ils  s'étaient  juré  d'avoir  ma  peau.  Plus  de  deux  mille 
obus.  Vous  avez  vu  nos  ruines  :  c'est  l'ouvrage  de  la  journée. 
J'étais  complètement  aveugle,  avec  mes  meurtrières  et  le  créneau 
de  l'observatoire  pour  toute  ouverture  sur  le  dehors;  d'ailleurs 
j'aurais  eu  beau  écarquiller  les  yeux,  rien  à  voir,  n'est-ce  pas? 
que  de  la  poussière  et  de  la  fumée.  La  surface  du  fort  bouil- 
lonnait. Notre  cimetière,  —  le  petit  campo-santo  du  poste  de 
secours,  —  tressaillait  d'une  manière  lugubre;  les  morts  remués, 
agités  dans  des  flots  de  cendres  comme  des  épaves,  s'échappaient 
dans  leurs  suaires  avec  de  grands  gestes  d'épouvante,  sem- 
blaient fuir  en  sursaut  ce  cruel  songe  de  la  vie  quMes  tourmen- 
tait dans  leurs  tombes. 

((  Et  quelle  musique!  Vous  connaissez  comme  moi  ce  siffle- 
ment du  gros  noir,  ce  long  ululement  modulé  sur  deux  notes, 
comme  un  glapissement  de  sirène,  ou  plutôt  comme  le  cri 
sauvage,  le  sinistre  Heïha!  de  la  chevauchée  des  Walkyries;  — • 
et  puis,  le  fracas  des  éclatemens,  ce  rrâ  de  ferrailles  arrachées, 
ce  bruit  abrutissant  qui  prend  aux  tempes  et  aux  entrailles.  On 
s'y  fait  :  on  se  fait  à  tout.  C'est  même  étonnant  de  penser  avec 
quelle  facilité  on  s'adapte  à  toutes  circonstances.  La  veille 
encore,  on  m'aurait  dit  que  je  serais  soumis  à  ce  charivari,  je 
ne  me  serais  pas  cru  capable  d'y  tenir  :  et  depuis  trois  heures 


L  ASSAUT    REPOUSSE. 


569 


que  j'y  étais,  j'y  tenais  le  mieux  du  monde.  Je  n'imaginais 
même  plus  qu'il  pouvait  en  être  autrement.  C'est  ainsi  :  les  faits 
sont  de  grands  maîtres,  ou  bien  nous  possédons  des  réserves 
nerveuses  insoupçonnées.  Je  me  promenais  dans  la  galerie  pour 
tâter  le  pouls  à  mon  monde  :  «  Eh!  les  enfans,  ça  chauffe?  »  — 
«  Oui,  mon  capitaine,  je  crois  que  la  guerre  est  déclarée.  » 
Braves  petits!  Ils  riaient.  Il  n'en  faut  pas  beaucoup  dans  ces 
cas-là,  pour  les  faire  rire. 

((  Tout  allait  très  bien  jusque-là,  et  je  rentrais  assez  rassuré 
dans  ma  chambre,  quand  il  se  produisit  du  nouveau.  Un  coup 
de  gong  soudain,  —  grave,  catégorique,  autoritaire  comme  un 
ordre,  et  se  détachant  avec  empire  de  toutes  les  autres  voix  du 
concert,  —  venait  de  faire  lever  les  têtes.  Pour  des  oreilles 
exercées  aux  bruits  de  la  bataille,  aucun  doute  :  cet  avertis- 
sement-là s'adressait  directement  à  nous.  Et  aussitôt  après, 
une  sorte  de  ronflement  redoutable  de  trombe,  emplissant  tout 
l'espace, absorbant  tous  les  bruits  épars  dans  son  sillage  sonore, 
l'espèce  de  bruissement  d'une  chose  monstrueuse  en  voyage, 
grandissant  comme  un  tourbillon  de  rapide  dans  une  gare,  — 
puis  la  secousse,  un  vacillement  de  tout,  comme  une  impression 
de  gouffre  et  d'ouverture  d'abimes.  Il  était  dix  heures  précises. 
Décidément,  c'était  le  grand  jeu. 

«  Questions,  discussions  :  qu'est-ce?  Quel  calibre?  Quels 
dégâts?  et  le  reste.  En  fait,  c'était  probablement  un  380  de 
marine  amené  sur  rails  dans  le  bois  d'Haumont  et  qui  nous 
canardait  tranquillement  à  une  douzaine  de  kilomètres.  Je 
lâche  un  de  mes  pigeons  pour  rendre  compte  et  demander  la 
contre-batterie.  Mais,  baste!  notre  artillerie  n'avait  pas  le  bras 
si  long!  De  dix  minutes  en  dix  minutes,  avec  une  régularité 
d'horloge,  cette  chienne  de  pièce  nous  balançait  son  i^eiii pruneau 
de  trois  quarts  de  tonne,  ses  quinze  ou  seize  cents  livres  de  fer 
et  d'explosifs,  —  sans  préjudice  des  autres  pelots  de  moindre 
importance  que  nous  recevions  depuis  le  matin.  Mais  ceux-ci, 
on  n'y  faisait  même  plus  attention.  Et  de  dix  en  dix  minutes, 
toujours  le  même  coup  de  tocsin,  suivi  de  cet  énorme  hennis- 
sement de  bolide,  et  de  l'horrible  choc  qui  secouait  le  fort  et 
soufflait  nos  lumières,  car  dans  cet  ouvrage  ultra-moderne, 
on  n'avait  oublié  que  l'électricité.  Et,  à  chaque  nouvel  obus, 
la  question  machinale  :  «  Encore  un!  Où  est-il  tombé,  celui- 
là?   »  Mais   il  y  en  avait   une  autre    que  nul   n'osait  émettre. 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

quoiqu'elle  fût  présente  à  toutes  les  pensées  :  est-ce  que  les 
voûtes  sont  k  l'épreuve?  Ont-elles  les  reins  pour  encaisser?, 
C'était  une  nouvelle  angoisse  qui  s'introduisait  sourdement  au 
fond  de  tous  les  courages,  comme  une  morsure  secrète  dont  on 
ne  faisait  part  à  personne.  Jusque-là,  nous  n'avions  pas  eu  cette 
inquiétude  :  nous  nous  demandions  bien  ce  que  noua  ferions 
le  monient  venu  dans  nos  tranchées  bouleversées,  mais  nous 
ne  craignions  rien  sous  notre  carapace.  Cette  fois,  j'en  étais 
moins  sûr.  La  couche  de  terre  supérieure  était  ratissée  depuis 
longtemps.  Restait  la  cuirasse  toute  nue  :  un  mètre  de  béton 
avec  un  matelas  de  fer.  Etait-ce  suffisant?  J'avais  des  doutes.i 
A  chaque  coup  dont  le  souffle  nous  plongeait  dans  la  nuit,  je 
pensais  que  le  prochain  nous  éteindrait  de  même,  et  que  ma  vie 
ne  tenait  pas  plus  solidement  à  ce  monde  que  la  petite  flamme 
de  ma  bougie. 

((  Eh  bien  !  cela  aussi,  on  s'y  accoutumait.  Heureusement 
les  Boches  tiraient  un  peu  trop  long.  L'obus  nous  passait  au 
ras  des  cheveux  et  allait  éclater  à  cent  mètres  en  arrière,  dans 
le  fossé.  Alors,  on  sentait  le  fort  s'arracher,  se  déchausser 
comme  une  dent,  sauter  comme  une  planche  sur  des  vagues.; 
Nous  avions  presque  fini  par  croire  quenous  en  serions  quittes 
pour  l'émotion.  Vers  les  deux  heures  après-midi,  environ  au 
vingtième  coup,  une  de  ces  grosses  marmites  était  tombée  tout 
contre  la  gaine  qui  conduit  à  l'observatoire;  le  coup  avait  pro-i 
duit  une  cloque  dans  la  paroi,  une  espèce  de  boursouflure,  mais 
sans  entamer  le  béton  :  deux  hommes  blessés  par  les  gravats, 
sans  plus,  ce  qui  nous  avait  rendu  confiance  dans  notre  car- 
casse. Chose  curieuse  I  loin  d'être  abattu,  je  me  sentais  au 
contraire  étrangement  surexcité.  Je  jouissais  d'un  état  exquis 
de  limpidité,  de  parfaite  liberté  spirituelle.  Je  me  voyais  agir^ 
j'assistais  presque  en  spectateur  à  tout  ce  qui  m'arrivait.  Mes 
impressions  me  semblaient  belles  et  même  enviables,  comme 
des  aventures  qui  en  valaient  la  peine.  Je  me  souviens  que  je 
considérais  avec  une  sorte  de  détachement  ce  pauvre  bonhomme 
que  je  faisais  là,  ce  chétif  personnage  engagé  dans  l'épreuve, 
ce  moi  militant  et  terrestre,  comme  si  la  partie  non  mortelle 
de  mon  âme  était  déjà  placée  dans  une  région  où  aucun 
accident  ne  saurait  plus  l'atteindre. 

«  Cet  état  d'esprit  singulier  ne  diminuait  pas  mon  attention 
pour  le  détail  des  choses.  Ma  personne  me  faisait  l'efl'et  d'être 


l'assaut  repoussé.  571 

grandie,  sans  bornes,  douée  de  faculte's  multiples,  comme  d'un^ 
rapidité  de  sensations  et  d'une  ubiquité  que  je  ne  m'étais  jamais 
connues.  J'étais  chez  moi,  sur  mes  chantiers  de  l'Ariège,  dans 
le  bleu  et  le  blanc  de  mon  pays;  et  en  même  t^mps,  j'étais  dans 
ce  couloir  puant,  avec  mes  pauvres  poilus,  tout  enfarinés  de 
poussière  et  de  poudre  comme  des  maçons.  Je  parlais,  je  donnais 
des  ordres  ;  j'avais  l'idée  de  faire  construire  un  abri  dans  la 
citerne  vide,  et  d'utiliser  pour  le  couvrir  les  bancs  et  les  râteliers 
d'armes.  Je  surveillais  déjà  le  travail,  et  je  plaisantais  même 
avec  le  sous-officier  chargé  de  l'exécuter,  —  je  le  vois  encore  : 
un  grand,  long,  à  figure  mince  de  Parisien,  blagueuse  et  un 
peu  triste.  Il  venait  de  tomber  encore  une  marmite.  H  gouaillait. 

«  —  Je  crois,  mon  capitaine,  que  j'aurais  décidément  mieux 
fait  de  partir  en  permission. 

«  —  Allons,  mon  vieux!  est-ce  qu'on  sait?  C'est  peut-être 
au  retour  que  vous  écoperiez. 

«  Pauvre  garçon  1  Dix  minutes  après,  il  était  tué  net,  et 
quatre  autres  avec  lui,  par  la  marmite  suivante,  la  dernière, 
qui  s'abattit,  celle-là,  en  plein  sur  la  voiite  au  beau  milieu  du 
couloir,  et  la  creva,  béton  et  fer,  comme  une  toile  d'araignée. 
J'accourus;  l'abbé  et  le  docteur  étaient  déjà  à  l'ouvrage, 
déblayant  les  décombres.  On  retira  les  blessés,  puis,  au  bout 
d'une  heure,  les  cinq  cadavres  dans  un  état  de  boue  sangui- 
nolente. La  tête  de  l'adjudant  était  écrasée,  laminée,  hideuse, 
plate  comme  une  tête  de  raie. 

«  Sans  doute  que  les  Boches  étaient  contens,  puisqu'ils  s'en 
tinrent  là  :  leur  observateur  de  Douaumont  avait  signalé  le 
coup  au  but,  ils  n'en  voulaient  pas  davantage.  Peut-être  se  figu- 
raient-ils que  l'explosion  nous  avait  tous  réduits  en  poudre;  ou 
encore  comptaient-ils  sur  un  autre  tour  pour  nous  achever, 
et  leur  suffisait-il  d'avoir  pratiqué  ce  trou  pour  y  enfiler  le 
reste.  Mais  voyez  ce  que  c'est  que  la  guerre!  Les  calculs  les 
plus  sûrs  vous  leurrent,  les  craintes  les  mieux  fondées  vous 
trompent.  Ce  fatal  obus,  il  est  vrai,  nous  causait  un  mal  cruel; 
il  laissait  dans  notre  couverture  une  plaie,  une  avarie  béante 
que  je  n'avais  pas  de  quoi  réparer;  c'était  un  succès  pour  les 
Boches,  pour  nous  une  menace  et  une  terrible  inquiétude.  Et 
c'est  ce  trou  qui  nous  sauva... 

((  En  attendant,  la  nuit  ne  fut  pas  moins  pénible  que  le  jour. 
Ce  fut  même  quelque  chose  de  pis,  ce  furent  les  gaz.  Ce  n'était 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  une  nouveauté  que  ce  genre  d'attaque,  les  Boches  ayant 
pris  l'habitude  d'inonder  presque  toutes  les  nuits  à  cette  sauce-là 
les  creux  de  ravins,  à  l'heure  des  relèves  et  des  ravitaillemens; 
ils  changeaient  les  valle'es  en  ruisseaux  de  poisons.  Ce  qui  était 
nouveau,  c'était  de  nous  lancer  des  gaz  sur  une  hauteur,  comme 
sur  un  toit,  au  lieu  de  les  recueillir  comme  dans  un  bassin.) 
Alors  je  m'expliquai  la  cheminée,  et  pourquoi,  l'ayant  faite,  ils 
s'étaient  dispensés  d'insister  davantage;  c'est  par  cet  orifice 
qu'ils  se  promettaient  d'introduire  leur  saloperie  de  gaz  :  comme 
dans  Hamlet,  la  jusquiame  dans  le  tuyau  de  l'oreille...  Ils 
voulaient  nous  faire  crever  comme  des  rats  dans  leur  trou. 
Et  pour  comble  de  guigne,  pas  un  souffle  d'air  cette  nuit-là  I  La 
belle  nuit,  au  contraire,  radieuse,  étoilée,  tranquille,  sans  une 
haleine,  même  sur  cette  crête  perpétuellement  éventée!  On 
entendait  siffler  les  vilaines  bêtes  sournoises,  ces  marmites 
particulières  qui  n'éclatent  pas,  mais  brisent  sans  bruit,  comme 
un  verre  se  fêle,  leurs  urnes  vénéneuses  ;  et  c'était  l'asphyxie 
qui  coulait  comme  une  gomme,  s'épaississait  en  nappe  ram- 
pante dans  notre  caveau.  Mais  on  ne  dormait  que  d'un  œil; 
l'alarme  fut  donnée  à  temps,  et  en  avant  les  masques,  les  ven- 
tilateurs, les  draps  mouillés,  les  vaporisateurs,  les  tubes  d'oxy- 
gène, tous  les  appareils  de  défense  contre  cette  gueuse  de 
chimie  1  Au  total,  encore  une  nuit  blanche  ;  beaucoup  de 
malades,  mais  pas  de  casse.  Rude  journée,  tout  de  même.  Mais 
il  paraît  que  nous  leur  avons  resservi  quelque  chose  de  plus 
coquet  encore,  le  24  octobre,  à  Douaumont.  Car  tel  cuide  engei- 
gner  autrui...  Mais  nous  avons  le  temps  de  faire  de  la  morale., 

«  La  journée  suivante  fut  un  peu  plus  calme,  du  moins  pour 
nous.  Nous  autres,  nous  n'existions  plus,  ils  nous  avaient  réglés 
la  veille;  aujourd'hui,  c'était  la  suite  de  l'opération,  mais  cette 
fois  sur  les  batteries  :  même  tarif  de  démolition,  à  forfait  :  tant 
d'obus  par  pièce;  et, -le  soir,  asphyxie,  pour  le  cas  oii  quelque 
servant  aurait  eu  le  mauvais  goût  de  ne  pas  être  tout  à  fait 
mort.  Oh  !  ce  sont  des  gens  méthodiques.  Ils  avaient  réellement 
bien  monté  leur  petite  affaire. 

«  Ils  continuaient  toutefois  à  nous  bombarder  copieusement, 
par  acquit  de  conscience,  mais  la  grosse  pièce  d'hier  n'était 
plus  du  programme  :  elle  avait  entrepris  Souville,  et  nous  fichait 
la  paix.  Enfin,  pas  de  nouvel  accident,  mais  la  conviction  crois- 
sante qu'il  allait  se  passer  quelque  chose  et  qu'après  une  telle 


l'assaut  repoussé.  573 

ouverture,  le  lever  de  rideau  ne  tarderait  plus  longtemps.  A 
quoi  tient  ce  pressentiment  de  la  menace  encore  incertaine? 
Par  lequel  de  nos  sens  la  percevons-nous  dans  les  choses, 
comme  le  changement  de  température  s'annonce  dans  l'atmo- 
sphère? Je  lisais  sur  tous  les  visages  la  même  évidence  sérieuse, 
et  je  n'en  vis  pas  un  me  faire  la  grimace. 

«  C'est  que  pour  ces  braves  gens,  ce  qui  allait  arriver  n'était 
pas  une  surprise  :  ils  savaient  ce  qu'ils  avaient  k  faire,  ils 
avaient  leur  place  marquée  d'avance,  et  cette  connaissance  leur 
suffisait.  Le  reste  ne  les  regardait  plus.  C'est  une  preuve  de  la 
confiance  touchante  qu'ils  me  vouaient,  cette  démission  absolue 
de  leur  volonté  dans  la  mienne,  et  cette  idée  qu'ils  se  faisaient 
que  j'avais  le  pouvoir  de  tout  voir  et  de  tout  juger  mieux 
qu'eux.  Hélas!  je  n'en  savais  pas  tant,  et  je  ne  me  flattais  guère 
d'avoir  tout  prévu  aussi  bien  que  ces  pauvres  gens  se  l'imagi- 
naient. Cette  idée  me  tracassait  la  nuit,  dans  mon  poste  sans 
lumière,  car  je  ménageais  la  chandelle.  J'étais  aux  aguets  de 
tous  les  bruits,  de  chaque  symptôme  obscur  de  l'énigme  noc- 
turne. Le  bombardement  faisait  rage  partout  autour  de  nous, 
en  arrière,  en  avant,  sur  les  lignes,  arrivait  à  une  cadence 
ininterrompue  de  feu  roulant.  11  me  semblait  que,  derrière 
nous,  la  voix  de  nos  batteries  faiblissait  et  ne  répondait  plus 
que  par  saccades  intermittentes.  Et  voilà  que  la  fusillade  s'en 
mêlait  à  présent.  La  fusillade,  c'est  toujours  grave  :  on  dresse 
l'oreille,  c'est  signe  que  cela  se  gâte.  Qu'est-ce  que  veut  dire 
cette  pétarade?  Attaque?  Enervement,  — une  de  ces  contagions 
qui  font  traînée  de  poudre  et  s'allument  sur  toute  Id,  ligne 
comme  une  rampe  de  gaz  ?  Gomment  savoir  ?  Les  balles  cinglent, 
griffent,  égratignent,  claquent  de  toutes  parts,  ou  se  fichent 
dans  les  sacs  à  terre  avec  des  pff"!  de  chats  en  colère.  Le  drame 
approche,  mais  quel  va  être  le  dénouement?  Quelle  sera  la 
figure  de  ce  qui  se  dessine,  et  sous  quels  traits  va  tout  à 
l'heure  se  dévoiler  avec  le  jour  la  face  de  l'Evénement?  » 


Le  capitaine  se  tut  et  je  respectai  sa  rêverie.  Il  était  alors  bien 
loin  de  moi,  loin  de  cette  terrasse  délicieuse  oîi  nous  nous  pro- 
menions côte  à  côte;  il  était  sur  une  autre  colline  invisible 
d'ici,   aux  avant-postes  de  la  ville,  sur  un   tertre  désolé,   au 


574  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

matin  de  la  journée  la  plus  tragique  de  sa  vie.  Au  bout  d'un 
moment,  il  reprit  : 

«  Si  je  me  reporte  aux  impressions  de  ce  fameux  23  juin, 
ce  que  j'y  trouve  déplus  frappant  et  de  plus  mémorable,  c'est  le 
silence,  l'étonnant  silence  par  lequel  cette  journée  s'ouvrit. 
Succédant  à  ce  tintamarre  où  nous  vivions  depuis  trois  jours,  à 
ce  crescendo  de  sons  qui  venait  dans  la  nuit  d'atteindre  au 
paroxysme,  à  tout  ce  vacarme,  aux  explosions,  à  ces  vols  de 
furies  déchirant  l'air,  vociférant  depuis  plus  de  soixante  heures, 
ce  silence,  cette  paix  avaient  quelque  chose  d'inouï.  On  eût  dit 
que  le  chef  d'orchestre  avait  subitement  suspendu  les  tumultes, 
arrêté  dans  l'air  tous  les  bruits.  Aucun  son  ne  venait  des  lignes, 
où  tout  semblait  dormir.  Peut-être  avais-je  à  ce  moment-là  une 
sensibilité  plus  vive  qu'à  l'ordinaire.  Un  chant  d'alouette,  s'il  y 
avait  eu  une  alouette  dans  ce  désert,  on  l'aurait  entendu,  et 
peut-être  jusqu'au  vol  d'une  mouche. 

«  Au  fond,  ce  calme  insolite  ne  me  disait  rien  qui  vaille. 
Si  les  Boches  ne  tiraient  plus,  c'est  qu'ils  se  disposaient  à  atta- 
quer. Mais  alors,  pourquoi  ce  mutisme  inexplicable  de  notre 
artillerie  ?  J'ai  appris  depuis  qu'elle  avait  de  bonnes  raisons 
pour  se  taire.  Mais  je  l'ignorais  alors  et  je  me  perdais  en 
conjectures. 

«  Du  reste,  l'entr'acte  ne  fut  pas  long.  A  neuf  heures. 
Roche,  le  sous-lieutenant  de  la  batterie  dont  je  vous  ai  parlé, 
me  fait  appeler  à  l'observatoire,  d'où  je  venais  de  descendre  il 
n'y  avait  pas  une  demi-heure.  C'était  une  cheminée  très  étroite, 
où  il  n'y  avait  place  que  pour  une  personne.  Il  descend,  me 
passe  la  jumelle,  et  d'en  bas  : 

—  Eh  bien  ?  Vous  avez  vu? 

—  Quoi,  voir? 

—  Ehl  mais  parbleu,  les  Boches  1 

«  En  effet,  on  apercevait,  sur  la  croupe  à  droite  de  Thiau- 
mont,  une  petite  ligne  incolore,  des  points  grisâtres  qui 
remuaient.  Mais  c'était  loin,  à  neuf  cents  mètres.  Je  n'en  vou- 
lais pas  croire  mes  yeux.  Les  Boches,  allons  donc!  Si  c'était  eux, 
d'abord,  on  verrait  refluer  nos  blessés,  nos  fuyards.  Et  nos 
réserves,  nos  soutiens?  Ils  ne  se  seront  pas  laissé  avaler  comme 
cela  tout  crus,  sans  un  coup  de  fusil,  sans  un  coup  de  mitrail- 
leuse. Nous  aurions  entendu  le  combat.  Ainsi  je  discutais  et 
j'opposais  des  raisonnemens  à   l'apparence   encore   douteuse. 


x^'assaut  repoussé.  ^15 

Roche  s'était  glissé  auprès  de   moi  et  reprenait   la  jumelle  : 

«  —  Mais  regardez  donc,  faisait-il,  pas  de  casques,  pas  de 
capotes.  Ce  sont  eux,  je  vous  dis  I 

«  C'étaient  eux.  Gela  paraissait  impossible,  bizarre,  cette 
lacune  invraisemblable  de  nos  connaissances,  cette  arrivée  de 
l'ennemi  par  un  trou  brusque  de  nos  lignes,  sans  un  cri,  sans 
un  mot  pour  signaler  le  drame,  et  cet  égorgement  muet  ou  ce 
coup  de  filet  insoupçonné  à  deux  pas  de  nous.  Tout  cela  de- 
meurait un  problème  insoluble  ;  c'était  incroyable,  mais 
c'étaient  eux« 

u  Eux  :  une  reconnaissance  d'une  cinquantaine  d'hommes, 
une  avant-garde  de  bataillon.  On  les  voyait  déjà  assez  distinc- 
tement, avec  leurs  éclaireurs  détachés  en  avant,  puis  une  ligne 
de  tirailleurs  et  le  reste  de  la  troupe  en  trois  petites  colonnes. 
Ils  s'amenaient  ainsi  en  bon  ordre,  à  leur  aise,  sur  l'échiné  qui 
relie  Thiaumont  àFroideterre, —  une  table  rase,  nue  comme  la 
main,  et  on  l'avait  belle,  comme  on  dit,  de  leur  faire  payer  cette 
audace  assez  cher. 

(c  —  Je  trotte  jusqu'à  ma  batterie,  dit  Roche.  Elle  ne  répond 
plus  au  téléphone.  J'ai  le  temps.  On  va  rire, 

«  Il  revint  au  bout  d'un  quart  d'heure  :  la  batterie  était 
anéantie. 

«  Il  n'y  avaitdonc  plus  à  compter  que  sur  nous-mêmes.  Je 
n'eus  pas  à  donner  un  ordre  :  tout  le  monde  était  déjà  au  fait 
et  savait  de  quoi  il  retournait  ;  cela  s'était  répandu  sans  phrases, 
par  un  phénomène  instantané  de  cristallisation  et  de  connais- 
sance collective.  Nous  étions  très  diminués,  réduits  de  moitié 
par  les  gaz,  mais  je  trouvai  le  reste  à  son  poste  les  mitrail- 
leurs à  leur  créneau,  la  garnison  volante  en  îrain  de  se  ras- 
sembler dans  le  couloir.  Les  hommes  examinaient  leurs  armes 
et  faisaient  jouer  les  culasses.  Je  pense  qu'ils  n'étaient  pas 
fâchés  de  voir  enfin  le  Boche  en  face,  et  qu'après  le  régime  des 
journées  précédentes,  c'était  un  soulagement  pour  tous  d'arriver 
à  l'instant  de  la  crise.  J'aperçus  un  de  mes  mitrailleurs  qui  riait 
tout  seul,  en  silence,  en  caressant  sa  pièce. 

«  —  Tu  rigoles,  mon  vieux  ? 

«  —  Oui,  mon  capitaine,  je  suis  content  :  je  vais  venger  mon 
frère. 

«  Je  brûle  mes  papiers,  mes  plans,  les  ordres,  les  cartes; 
je  ne  conserve  que  le    carnet  insignifiant  que  vous  avez  vu.: 


576 


REVUE    DES    DEUX    MONDES* 


J'avais  retrouvé  tous  mes  moyens,  et  cette  exaltation  bienfai- 
sante de  l'avant-veille.  Il  ne  m'en  coûtait  aucune  peine  de 
mourir.  C'est  parfaitement  exact  que  je  pensais  à  ce  finale 
étourdissant  de  Massenet,  à  ce  Ça  ira  de  la  Navarraise.  En 
fait,  je  n'y  étais  pas,  mais  pas  du  tout,  vous  allez  voir  :  c'est 
bien  moins  beau  qu'à  l'Opéra,  mais  je  ne  pouvais  pas  savoir... 
En  même  temps,  je  distribue  ma  réserve  de  chocolat  :  «  Tenez, 
les  enfans,  c'est  toujours  ça  que  les  Boches  n'auront  pas!...  » 
Mais  j'avise  un  petit  jeunet  qui,  —  passez-moi  le  mot, —  me 
paraît  avoir  la  colique. 

«  —  Quoil  saligaud  !  Dans  tes  culottes!  F...  moi  le  camp,  tu 
nous  empoisonnes  !  Tu  n'es  pas  digne  de  te  battre  ! 

«  —  Pardon,  mon  capitaine,  fait-il  en  pleurnichant,  ce  n'est 
pas  de  peur,  je  vous  assure  ! 

«  Et  les  copains  de  rire. 

«  Mais  un  .troisième,  agenouillé  sous  le  créneau  qui  sert 
à  lancer  les  pigeons,  est  en  train  de  glisser  dans  le  tube  à 
dépêches  le  message  que  je  viens  de  griffonner  ?»  l'adresse 
du  Groupement.  L'oiseau,  —  l'avant-dernier  qui  me  reste,  — 
est,  en  dépit  des  précautions,  bien  malad"  des  gaz  do  I?  nuit. 
Il  paraît  encore  étourdi,  languissan*^^.  Et  l'homme,  réchauffant 
la  petite  bête  dans  ses  mains,  —  avec  l'affection  de  cos  braves 
cœurs  pour  les  animaux,  —  la  flatte,  lui  baise  la  tête,  ini  dit  de 
petites  choses  tendres  pour  l'encourager  dans  son  vol  :  '<  Allons, 
mon  petit  pigeon!  N'est-ce  pas,  ma  colombe?  »  Et  il  lustrait 
naïvement  avec  sa  grosse  patte  les  ailes  fragiles  de  notre  espé- 
rance. 

«  Je  remonte  à  l'observatoire.  Maintenant,  on  peut  voir 
l'ennemi  à  deux  cents  mètres  :  on  reconnaît  les  vestes,  les 
calots  plats,  les  turbans  rouges.  La  troupe,  pendant  la  marche, 
s'est  un  peu  désunie  et  se  présente  en  débandade  ;  enhardie 
d'avoir  fait  tant  de  chemin  sans  obstacle,  elle  arrive  les  mains 
dans  les  poches,  sans  se  gêner,  en  promeneurs.  Us  étaient  sûre- 
ment persuadés  qu'après  tout  ce  qu'ils  nous  avaient  passé,  il  ne 
restait  plus  dauo  le  fort  personne  de  vivant.  Le  lieutenant 
marchait  d'un  ai/  ilégagé  à  leur  tête.  C'était  un  petit  blondin 
fadasse,  comme  ta  i/omage  blanc,  à  lorgnon.  J'ai  su  plus  tard 
qu'il  était  professeur  de  grec  au  gymnase  de  Nuremberg.  Il  avait 
d'ailleurs  sur  lui  le  plan  détaillé  de  son  fort,  car  il  s'en  croyait 
déjà  maître.  Il  était  assez  crâne,  ma  foi,  ce  jeune  pédant!  Ça 


l'assaut  repoussé.  B7T 

voulait  se  donner  des  airs  de  militaire.  Je  le  vois  toujours  jouer 
avec  son  pistolet,  faire  le  moulinet  et  tirer  son  chargeur  en 
l'air,  par  élégance,  comme  si  ce  freluquet  n'avait  que  faire 
d'armes  pour  une  conquête  si  aisée. 

((  Moi,  bien  entendu,  je  n'ai  garde  de  le  tirer  d'erreur.  Il 
était  convenu  que  nous  ne  piperions  mot,  que  je  faisais  le 
mort  jusqu'à  ce  que  les  Boches  arrivent  à  cinquante  mètres.  A 
ce  moment-là,  je  me  démasque  et  fauche  tout  à  coups  de 
mitrailleuses.  Les  hommes  étaient  dans  le  secret,  et  nous  atten- 
dions tous,  la  gorge  un  peu  serrée,  l'effet  de  notre  petite 
surprise. 

«  Les  Boches  avancent  toujours,  bien  tranquilles,  sans  se 
presser.  Voici  les  premiers  groupes  qui -descendent  dans  le 
fossé;  ils  appellent  les  suivants;  les  voilà  sur  le  fort.  Cent 
mètres...  quatre-vingts  mètres  :  on  distingue  à  présent  les 
numéros  des  cols.  Je  les  laisse  approcher  encore,  je  vois  s'élever 
doucement  ma  coupole  de  mitrailleuses.  Encore  quelques 
secondes...  Mais  qu'est-ce  qu'elle  a,  cette  tourelle?  Qu'est-ce 
qu'elle  a,  à  ne  pas  tirer?  Et  ses  mitrailleuses,  pourquoi,  au 
lieu  de  faire  face  au  Nord,  à  l'ennemi,  mais  pourquoi?  pourquoi 
donc  restent-elles  braquées  bêtement  du  côté  de  Bras  et  de 
Charny?... 

«  Vous  est-il  arrivé  de  vous  trouver  en  patrouille  nez  à  nez, 
à  vingt  pas  d'un  officier  boche?  Il  n'y  a  pas  à  prendre  la  tan- 
gente; si  vous  tournez  le  dos,  vous  êtes  mort  ;  vous  vous  dévi- 
sagez l'un  l'autre  et  sans  vous  quitter  le  blanc  des  yeux,  vous 
mettez  fébrilement  la  main  à  votre  revolver,  mais  votre  étui 
résiste  et  ne  veut  pas  s'ouvrir.  Voilà  un  peu  ma  situation,  pire 
même  en  réalité,  puisqu'il  n'y  allait  pas  seulement  de  ma 
peau.:  Je  dégringole  mon  échelle,  j'accours;  mais  rien  à  faire. 
La  coupole  surchargée  de  terre  meuble  par  les  explosions  avait 
pu  s'exhausser,  mais  pour  se  mettre  en  direction,  elle  ne  voulait 
plus  rien  savoir.  Cette  maudite  terre  coulait  dans  les  glissières. 
Ma  tourelle  est  coincée  sans  remède.  Inutile  d'insister.  Les 
Boches  pendant  ce  temps  achèvent  d'envahir  mon  fort.  Je  les 
entends  sur  Je  toit,  tandis  que  nous  sommes  à  l'intérieur. 
Même  j'aperçois,  —  dure  ironie  !  —  les  pieds  de  l'un  d'eux,  qui 
s'est  installé  tranquillement,  jambes  ballantes,  sur  ma  traî- 
tresse de  tourelle. 

«  C'était  la  guigne.  Je  me  voyais  pris  comme  dans  une 
TOMB  XLii.  —  1917.  37 


378  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

souricière.  Pourtant  il  me  restait  le  choix  entre  deux  ressources  : 
c'e'tait  de  tenter  une  sortie,  —  parti  fort  périlleux  quand  on  a 
des  Boches  sur  la  tête,  lesquels  Boches  vous  fusillent  à  l'aise  du 
premier  étage  pendant  que  vous  débouchez  par  la  porte  du  rez- 
de-chaussée.  L'autre  était  d'essayer  du  canon,  et  si  je  ne  serais 
pas  plus  heureux  avec  la  tourelle  de  75  qu'avec  la  tourelle  de 
mitrailleuses.  Mais  il  fallait  faire  porter  l'ordre.  Il  y  avait  cent 
mètres  à  faire,  sans  boyau,  sans  défilement,  car  cet  architecte 
de  malheur  qui  avait  conçu  ce  beau  système  d'ouvrages  spora- 
diques,  n'avait  pas  prévu  de  galeries  intérieures  pour  les  unir. 
Il  fallait  que  quelqu'un  se  dévouât.  S'il  échouait,  ce  qui  était 
probable,  il  serait  toujours  temps  de  risquer  la  sortie,  car  je 
ne  me  souciais  pas  de  finir  dans  ce  trou.  On  se  battrait  en  plein 
air,  les'  artilleurs  comprendraient  bien  d'eux-mêmes  la  situa- 
tion, ils  tireraient  dans  le  tas,  ou  bien  nous  serions  aperçus  de 
Saint-Michel  ou  de  Souville,  qui  nous  foudroieraient  tous  pêle- 
mêle  de  leur  bord,  et  nous  aurions  au  moins  la  gloire  de  mourir 
au  grand  jour. 

«  L'homme  dévoué,  on  le  trouve  toujours  :  on  n'a  que  la 
peine  de  le  demander.  Le  mien  s'appelait  Neyton,  un  petit 
déluré,  bien  bâti,  bon  comme  le  pain  et  franc  comme  l'or.  Je 
le  regardais  avec  pitié  et  admiration;  je  le  retenais  presque  : 

«  —  Mon  ami,  ce  n'est  pas  un  ordre  que  je  te  donne. 

«  Il  partit.  J'étais  convaincu  que  je  ne  le  reverrais  pas. 

«  En  effet,  il  n'avait  pas  fait  trois  pas  dehors,  qu'un  Boche 
l'aperçoit  et  le  vise  ;  les  autres  se  mettent  de  la  partie,  vingt 
fusils  partent  à  la  fois.  C'était  bien  ce  que  je  prévoyais  :  je 
tenais  mon  pauvre  Neyton  pour  un  homme  mort,  et  nous  autres 
ne  valant  guère  mieux.  Il  était  évident  que  mon  ordre  n'arrive- 
rait jamais  à  la  tourelle  et  que  nous  n'avions  qu'à  penser  à  faire 
une  belle  fin. 

«  C'est  alors  qu'il  se  produisit  un  de  ces  coups  de  fortune 
auxquels  on  a  peine  à  croire,  même  après  qu'ils  vous  sont  arri- 
vés, et  qui  réparent  d'un  seul  coup  toute  une  suite  de  hasards 
malheureux.  Vous  vous  rappelez  ce  trou  de  380,  ce  diable 
d'obus  qui  m'a  tué  mon  adjudant  Petit  et  ouvert  ce  puits  par  où 
nous  pensions  tous  mourir  empoisonnés?  Un  de  mes  Boches  du 
toit  aperçoit  ce  trou  et,  surpris  de  voir  sortir  un  homme  d'un 
endroit  où  il  jugeait  bien  qu'il  ne  devait  plus  y  avoir  que  des 
cadavres,  ou  peut-être  intrigué  par  le  son  de  nos  voix,  il  se 


L  ASSAUT    REPOUSSE. 


579 


met  à  lancer  des  grenades  par  la  cheminée.  La  deuxième  gre- 
nade met  le  feu  à  un  faisceau  de  fuse'es  éclairantes  oubliées 
dans  le  couloir.  Les  fusées  jettent  une  folle  lueur  de  flammes 
de  magnésium,  un  immense  feu  de  Bengale  blanc,  rouge,  vert, 
de  toutes  les  couleurs,  avec  un  torrent  de  fumée  qui  me  fait 
croire  à  l'incendie;  j'avais  près  de  là  un  dépôt  de  six  cent 
mille  cartouches.  Pour  moi,  je  reste  atterré  du  coup.  Après 
tant  de  déveines,  c'était  la  dernière'déveine... 

<(  C'était  le  salut,  mon  ami!  Les  Boches,  voyant  jaillir  ce 
flot  de  flamme  et  de  fumée,  croient  que  tout  saute,  s'imaginent 
le  fort  miné,  déguerpissent;  ils  en  oublient  de  tirer  sur  mon 
brave  Neylon,  qui  file  sans  demander  son  reste  et  arrive  sans 
une  égratignure.  Maintenant,  c'était  à  nous  de  rire! 

«  Cet  enchaînement  de  circonstances,  dont  je  reste  encore 
ébloui,  ce  déclic  de  hasards  incroyables  et  logiques,  se  presse  en 
quelques  secondes.  J'en  étais  encore  k  calmer  dans  le  couloir 
l'émotion  des  fusées,  —  mes  hommes  avaient  eu  la  frousse 
d'une  attaque  aux  liquides  enflammés  et  se  voyaient  déjà  brûlés 
vifs,  —  avant  de  comprendre  que  la  même  terreur  régnait  à  la 
surface.  Bienheureuses  fusées!  Panique  salutaire!  Boches  et 
Français  s'étaient  frappé  réciproquement  l'imagination.  Je  ne 
réalisai  ce  qui  s'était  passé  qu'en  voyant  se  lever  la  tourelle 
de  75.  Alors  tout  s'éclaircit  et  je  ne  doute  plus  de  la  victoire. 

«  Ah!  mes  braves  boites  à  mitraille!  Avais-je  eu  le  flair  de 
me  démener  pour  les  avoir!  Quelque  chose  me  disait  bien  que 
j'aurais  à  m'en  servir.  Et  il  était  moins  cinq  quand  on  me 
les  a  données.  Bonnes  vieilles  boîtes!  Avec  quelle  volupté 
j'entendis  la  première!  Avec  quelle  joie  nouvelle  je  comptai 
les  suivantes!  La  tourelle  en  cracha  cent  seize,  —  une  grêle  de 
mitraille,  à  pleine  gueule,  à  bout  portant;  à  chaque  coup, 
j'en  sentais  sur  la  tête  un  rafraîchissement;  je  me  dilatais, 
je  tressaillais  d'aise  presque  à  en  défaillir,  d'un  plaisir  de 
revanche  quasi  insupportable,  en  écoutant  cette  colère  qui  me 
balayait,  m'étrillait,  me  fouaillait  mes  Boches  et  me  les  faisait 
descendre  de  la  surface  de  mon  fort,  plus  vite  qu'ils  n'y  étaient 
montés.  Et  elle  s'en  donnait  à  cœur  joie  de  culbuter  dans  une 
fuite  grotesque,  à  grands  coups  de  pied  où  vous  savez,  les 
confians  Bavarois  et  l'helléniste  de  Nuremberg. 

«  Que  vous  dirai-je?  A  onze  heures,  nous  restions  maîtres 
du  champ  de  bataille.  L'occupation  allemande  n'avait  pas  duré 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

trop  longtemps.  Nous  avions  secoué  notre  vermine.  Il  restait 
bien  encore  quelques  Boches  accrochés  de  côté  et  d'autre, 
embusqués  dans  les  trous  d'obus,  car  ces  gens-là  tiennent 
comme  la  teigne.  Ils  tiraient  à  l'affût  sur  tout  ce  qui  se  mon- 
trait, et  ils  avaient  des  gaillards  qui  ne  rataient  pas  leur  coup. 
Mais  ce  n'était  plus  mon  affaire  d'éplucher  le  terrain,  j'y  aurais 
perdu  tout  mon  monde,  comme  mon  aumônier...  Il  faut  que  je 
vous  conte  ce  trait,  c'est  un  hors-d'œuvre,  mais  très  curieux. 
Nous  en  étions  là,  quand  je  vois  monter  par  le  ravin  un  lieute- 
nant, le  nez  en  l'air,  à  mille  lieues  de  la  situation..  Un  coup  de 
feu,  le  voilà  par  terre.  L'aumônier  me  demande  la  permission 
de  le  communier.  Je  refuse.  Il  me  supplie  à  genoux.  Que  faire? 
J'ai  cédé.  Il  a  fait  cinquante  mètres,  et  il  est  tombé  raide.  La 
balle  avant  de  percer  le  cœur  avait  traversé  la  custode,  où  était 
une  gravure  des  Pèlerins  d'Emmaûs.  Elle  a  fait  un  trou  à  la 
place  de  la  tête  du  Christ... 

«  Le  soir,  on  me  les  a  rapportés  tous  les  deux.  Et  alors, 
c'est  ici  le  plus  beau  :  ne  voilà-t-il  pas  un  autre  curé  (il  en  sort 
de  partout)  qui  prend  le  Saint-Sacrement  sur  la  poitrine  de 
son  confrère,  et  qui  avale  d'un  coup  toutes  ces  hosties  assas- 
sinées, avec  un  air  d'extase  et  de  béatitude?...  On  en  voit  de 
drôles,  à  la  guerre.  C'est  le  même  tireur  qui  a  fait  ce  doublé. 
Un  de  mes  sergens  le  nettoyait  à  son  tour,  un*quart  d'heure 
après,  d'une  balle  entre  les  deux  yeux. 

«  Mais  je  ne  pouvais  pas  prendre  sur  moi,  dans  ces  condi- 
tions, la  police  des  environs.  C'était  aux  troupes  de  contre- 
attaque  de  la  faire  à  ma  place  quand  on  me  les  enverrait.  Elles 
arrivaient  à  midi.  C'était  un  bataillon  de  chasseurs,  qui  n'eut 
pas  de  peine  à  ramasser  ce  qui  traînait  de  Boches  valides  ou 
blessés,  y  compris  le  Herr  philologue,  déconfit  et  navré  de  sa 
mésaventure.  Il  ne  s'expliquait  pas  comment  on  l'avait  laissé 
aller  seul  si  loin,  sans  personne  pour  le  soutenir.  C'est  aussi 
pour  moi  un  mystère,  mais  je  n'étais  pas  chargé  de  le  lui 
éclaircir. 

«  Ainsi  prit  fin  l'apparition  des  Boches  à  Froideterre  (1).  On 

(1)  Le  capitaine  D...,  blessé  dans  son  observatoire  le  lendemain  de  ces  événe- 
mens,  a  été,  pour  ce  beau  fait  d'armes,  décoré  de  la  Légion  d'honneur  et  cité  à 
l'ordre  du  jour  du  Corps  d'Armée,  avec  le  îmo^//"  suivant  :  «  A,  par  sa  fermeté, 
repoussé  une  attaque  ennemie  qui  avait  pris  pied  sur  la  superstructure  de  son 
ouvrage.  A,  en  toutes  circonstances,  donné  l'exemple  du  sang-froid  et  du  courage- 
Signé  :  Mangin.  »  (Ordre  général  n°  136  du  4  juillet  1916.) 


l'assaut  repoussé.  581 

ne  les  y  a  jamais  revus.  Au  bout  d'une  heure,  les  chasseurs 
les  avaient  repoussés  très  au  large,  jusqu'à  Thiaumont.  Et  puis, 
ce  furent  les  affaires  de  l'automne.  Vous  savez  maintenant  où 
ils  sont. 

«  Et  voilà,  cher  ami,  le  récit  de  mon  histoire,  puisque 
vous  avez  souhaité  de  la  connaître.  Vous  voyez  qu'elle  est  assez 
simple  et  que  mon  mérite  n'est  pas  grand.  J'ai  eu  la  chance 
de  réussir,  mais  à  quoi  en  revient  l'honneur?  Un  grain  de 
sable  dans  une  glissière,  une  fusée  qui  s'enflamme  plus  ou 
moins  à  propos,  un  obus  malheureux  qui  me  met  au  désespoir 
et  qui  se  trouve  être  mon  sauveur...  Vous  voyez  à  quoi  tout  se 
réduit.  )) 

C'était  le  soir.  Le  couchant  glaçait  d'une  lumière  rose  la 
façade  du  palais,  et  mêlait  les  parfums  aux  ombres  sur  la  ter- 
rasse. Je  contemplais  ces  beautés,  cet  ensemble  de  traditions, 
de  choses  séculaires,  toute  l'harmonie  contenue  dans  ce  par- 
terre à  la  française  et  qui,  un  an  plus  tôt,  presque  au  jour 
dont  celui-ci  était  l'anniversaire,  eût  été  saccagée,  violée,  tuée, 
si  là-haut  une  redoute  avait  moins  bien  tenu,  et  si  un  boulon 
eût  sauté  à  la  porte  de  Verdun.  C'était  l'heure  où  les  avions 
sortent.  Le  ronflement  de  deux  fokkers  rôdait  dans  notre  ciel, 
rappelait  la  menace  toujours  présente.  Des  shrapnells  qui  les 
poursuivaient  de  leurs  légers  flocons  blancs  faisaient  dans  le 
bleu  un  bruit  de  cloches, 

—  N'avais-je  pas  raison,  fit  pour  conclure  mon  ami,  de 
vous  dire  que  tout  cela  était  bien  peu  de  chose?  Le  meilleur 
pour  moi,  c'est  encore  le  souvenir  des  mauvais  momens  et  d'os 
heures  de  misère.  Comme  dit  votre  ami  le  général  P...,  qui  est 
grand  chasseur,  vous  le  savez  :  «  Ne  me  parlez  pas  des  jolies 
chasses,  de  ces  belles  battues  qui  ne  laissent  pas  trace  dans 
la  mémoire.  Les  seules  journées  qui  comptent,  ce  sont  celles 
où  je  rentre  fourbu,  boueux,  de  mauvaise  humeur,  la  carnas- 
sière vide,  et  où  je  n'ai  rien  fait.  » 

Pierre  Troyon, 

P.-S.  —  J'ai  le  chagrin  d'apprendre  que  le  capitaine  D... 
vient  de  succomber  subitement,  le  22  octobre  dernier,  aux 
suites  de  la  commotion  qu'il  avait  éprouvée,  le  24  juin  1916, 
dans  la  tourelle  de  Froideterre. 


PETITS   POÈMES 


ANNIVERSAIRE 

Oui.  Je  sais  bien  que  c'est  par  une  aube  d'automne 
Que  la  mort  vous  a  pris.  Mais  tout  mon  cœur  s'étonne 
Au  sombre  souvenir  de  ce  matin  de  deuil. 
Pourtant  je  vous  ai  vu,  et  dans  votre  cercueil 
Mêlé  pieusement  près  de  votre  visage 
A  vos  cheveux  d'argent  l'or  pourpré  des  feuillages  ; 
Ceux-là  dont  vous  aimiez  les  arbres  entre  tous... 
Et  nous  avons  longtemps  pleuré  tout  près  de  vous. 

Et  cependant,  jamais  vous  n'êtes  mort,  mon  Père! 
Vous  n'avez  pas  cessé  depuis  celte  heure  amère 
De  chérir  votre  enfant,  de  la  suivre  en  tout  lieu, 
Et  sa  bouche  jamais  ne  vous  a  dit  adieu. 
Toujours  auprès  de  moi  votre  chère  présence 
M'ordonne  en  souriant  la  tendre  obéissance 
A  ce  que  vous  aimiez  :  des  poètes  aux  fleurs. 
Vous  êtes  là,  les  jours  de  joie  ou  de  douleur, 
Ne  ménageant  jamais  cette  large  lumière 
Dont  vous  embellissiez  les  choses  coutumières; 
Vous  êtes  là,  lorsque  lisant  un  livre  ami 
Je  sens  se  réveiller  mon  esprit  endormi; 
Vous  êtes  là  le  long  des  promenades  douces. 
Fumant  la  pipe  longue  ou  rêvant  sur  la  mousse, 


PETITS    POÈMES.  S83 

Ou  cueillant  le  bouquet  dont  on  parle  au  retour. 

Vous  êtes  là  gaieté,  charme,  génie,  amour I 

Tout  ce  qui  composait  votre  âme  étincelante 

A  gardé  sa  splendeur  joyeusement  brûlante, 

Et  j'y  réchauffe  encor  mes  tristesses  d'enfant. 

Vous  êtes  là,  rêveur,  mais  toujours  triomphant.' 

Je  vous  revois  souvent  sous  cette  clématite 

Qui  coiffait  le  perron  lorsque  j'étais  petite... 

Ou  caressant  un  livre...  ou  récitant xles  vers... 

Ou  bien,  aux  bords  des  bois  matinalement  verts. 

Pour  surprendre  au  logis  Celle  qui  vous  accueille, 

Enroulant  votre  front  d'un  rieur  chèvrefeuille. 

Aussi,  lorsqu'on  me  croit  seule  sur  un  chemin, 

Je  suis  toute  avec  vous.  Si  je  tiens  à  la  main 

Une  tige  nouvelle  à  la  corolle  nue. 

Vers  vous  qui  saviez  tout  des  choses  inconnues 

Je  murmure  tout  bas  :  «  Dis-moi  quel  est  son  nom?  » 

0  mon  Père  si  beau,  si  charmant  et  si  bon, 

Dont  le  cœur  était  fait  d'une  clarté  si  pure, 

0  vous,  lié  si  fort  à  toute  la  nature. 

Vous  êtes  là,  vivant,  tel  que  vous  étiez  né, 

Car  je  vous  rends  le  jour  que  vous  m'avez  donné.i 

ALLÉGORIE 

On  m'a  dit  qu'Apollon,  tout  pareil  à  l'aurore. 
De  ses  jeux  enflammés  effrayant  les  forêts. 
Riait,  lorsqu'il  jonchait  les  fleurs  multicolores, 
D'oiseaux  resplendissans  transpercés  par  ses  traits; 

Mais,  qu'ayant  vu  Daphné  qui  jouait  sur  la  mousse, 
Il  jeta  loin  de  lui  son  arc  et  son  carquois 
Et  courant  vers  la  femme  inaccessible  et  douce, 
La  poursuivit  longtemps  dans  la  torpeur  des  bois. 

On  m'a  dit  que  Daphné,  haletante  et  hautaine, 
Plutôt  que  de  céder  au  chasseur  furieux. 
Se  laissa  transformer  au  bord  de  la  fontaine 
En  cet  arbre  chéri  des  héros  et  des  dieux.. 


584 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


On  m'a  dit  qu'Apollon,  désespéré,  dans  l'ombre, 
Et  sentant  sa  splendeur  morte  avec  son  désir, 
Jusqu'au  matin  nouveau  pleura  sous  l'arbre  sombre 
La  vivante  beauté  qu'il  n'avait  pu  saisir... 

Mais  toi,  homme  d'un  jour,  tu  dois  vaincre  la  viel 
Qu'importe  qu'un  beau  chant  célèbre  au  fond  du  soir 
La  chimère  à  jamais  vainement  poursuivie? 
Sois  plutôt  sacrilège  :  abats  le  laurier  noir. 

Va  !  blesse,  s'il  le  faut,  l'habitante  sacrée, 
La  captive  invisible  emmêlée  aux  rameaux; 
Comprends  que  chaque  coup  qui  l'atteint,  la  recrée, 
Pendant  qu'elle  se  tord  sous  l'écorce  des  mots. 

Saccage,  arrache,  romps!  Que  toute  la  Hellade 

Retentisse  du  cri  de  ton  heurt  forcené 

Et  puis,  ivre  d'avoir  délivré  la  dryade. 

Dors,  plus  heureux  qu'un  dieu,  sur  le  cœur  de  Daphné* 


LE   MATIN 

Ma  vie,  il  faut  venir.  La  naissante  journée 
Déjà  me  semble  triste  et  trop  longue  sans  toi  ; 
N'entends-tu  pas  le  son  de  ma  flûte  alternée, 
Et  mon  plus  doux  pigeon  roucouler  sur  ton  toit  ? 

Viens,  printanière,  viens  1  Le  reflet  de  ton  âge 
N'est  pas  dans  l'argent  pur  où  rit  ton  front  joyeux; 
Ton  fidèle  miroir  est  mon  aimant  visage; 
Ma  vie,  il  faut  venir  :  viens  te  voir  dans  mes  yeux.: 

Pourquoi  tant  de  parure?  Et  pourquoi  ces  prières? 
Puisque  à  ton  rose  seuil  à  l'envi  te  guettant. 
Les  dieux  adolescens  dansent  dans  la  lumière.. s 
Depuis  que  je  suis  né,  je  crois  que  je  t'attends. 


PETITS    POÈMES.  585 

Ma  vie,  il  faiit  venir.  Peux-tu  donc  être  heureuse 
Si  seule?  Hâte-toi,  car  c'est  un  triste  jour, 
Un  jour  sombre  et  pareil  à  la  mort  ténébreuse. 
Que  l'on  passe,  ô  mon  cœur,  sans  joie  et  sans  amour.; 


LE    PUITS 

Je  voudrais  me  pencher  sur  le  vieux  puits,  qui  songe 
Là-bas,  au  coin  du  clos  où  saignent  les  mûriers, 
Et  revoir  dans  sa  nuit  où  la  fougère  plonge. 
Mes  rêves  d'autrefois,  de  moi-même  oubliés.) 

Je  voudrais  me  pencher  sur  la  margelle  rousse, 
Désaltérer  mon  âme  à  mon  passé  dormant, 
Et,  parmi  les  reflets  des  plantes  et  des  mousses, 
Tout  au  fond  du  miroir,  rire  à  mes  yeux  d'enfant. 

Je  voudrais,  je  voudrais...  ô  bonheur!  ô  détressel 
Boire  le  philtre  vert  du  vieux  puits  enchanté. 
Et  grâce  à  lui  revivre  un  jour  de  ma  jeunesse, 
Tout  un  jour  d'innocence  et  de  limpidité.; 


POUR    ELOA 

«  Nul  ange  n'oserait  vous  conter  son  bistoir«.  » 
A.  DE  Vigny,  Eloa. 

Non,  non!  chère  Eloa,  vous  n'êtes  pas  perdue! 

Comme  un  oiseau  blessé  précipité  des  nues, 

J'ai  bien  vu  défaillir  votre  blanc  tournoiement. 

Capté  par  la  fureur  du  sombre  enlacement. 

Sur  le  noir  compagnon  de  vos  amours  étranges, 

J'ai  vu  que  faiblissaient  vos  faibles  ailes  d'ange. 

En  vain  vous  lui  disiez  :  '(  Ne  descends  plus!  »  En  vain, 

Vous  vouliez  l'attirer  vers  les  astres  divins. 

((  Arrête!  —  disiez-vous  —  je  m'éteins  dans  cette  ombre; 

Je  suis  la  sœur  de  l'aube  et  des  rayons  sans  nombre.   - 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

0  ténébreux  1  fuyons  le  gouffre  épouvanté; 

Pourquoi  donc  m'aimais-tu,  sinon  pour  ma  clarté?  » 

Mais  lui,  funeste,  immense,  implacable  et  nocturne, 

Accélérait  encor  la  chute  taciturne. 

Et  vous,  vous  gémissiez  :  «  Je  ne  vois  plus  le  jour  1 

Tiens-tu  donc  à  l'enfer  plus  encor  qu'à  l'amour?  » 

Mais  Dieu  vous  pardonna  la  descente  sublime  ; 
Car,  pareille  au  plongeur  que  fascinait  l'abîme, 
Ayant  vu  tout  l'enfer,  vous  avez,  ô  ma  sœur. 
Triomphé  brusquement  de  votre  ravisseur. 
Et,  hors  du  gouffre  obscur  où  le  néant  respire, 
Frappant  d'un  talon  nu  l'incandescent  empire. 
Dans  un  grand  froissement  de  vos  plumes  d'azur^ 
Reparu  d'un  seul  bond,  à  tout  ce  qui  est  pur! 


LE    RETOUR 

Tu  reviendras  ce  soir,  portant  des  fleurs  sauvages, 
Par  les  chemins  de  l'ombre  où  les  arbres  sont  bleus, 
Et,  voilant  les  reflets  des  fuyans  paysages, 
Tout  le  grand  crépuscule  assombrira  tes  yeux. 

Tu  reviendras,  portant  la  liberté  des  cimes 

Dans  ces  fleurs  de  l'espace  embaumant  tes  bras  nus, 

Et  penchée  en  riant  sur  de  profonds  abîmes, 

Tu  goûteras  l'amour  des  dangers  inconnus. 

Tu  reverras,  le  long  de  ces  pentes  brumeuses, 
Les  noirs  sapins  bénir  les  grands  gouffres  d'azur, 
Et  tu  te  sentiras,  par  tes  veines  heureuses. 
Au  geste  végétal  accorder  ton  cœur  pur. 

Tu  reviendras,  rêvant  d'heures  immaculées, 
Car  le  seul  vrai  bonheur  est  là  haut,  tu  le  sais  : 
Les  ailes  de  la  joie  y  sont  inviolées, 
La  délivrance  y  rit  dans  les  torrens  plus  fraisai 


PETITS    POëMÉS.  587 

La  sainte  solitude  en  haut  de  la  montagne, 
Peut  recréer  le  rêve  et  charmer  la  douleur; 
Pourquoi  donc  revenir?  Et  qui  donc  t'accompagne 
Dans  ce  sentier  paré  de  différentes  fleurs? 

Quel  est  l'esprit  obscur  qui  déjà  te  ramène 

Et  malgré  toi  conduit  tes  pas  sur  ce  chemin? 

...  «  L'attrait  mystérieux  de  la  tendresse  humaine 

«  Qui  me  parle  dans  l'ombre  et  qui  me  prend  la  main. t.  » 


OFFRANDE    A    LA    VIERGE    DE    LA   MONTAGNE 

Marie  aux  pieds  d'argent,  qui  régnez  sur  les  neiges. 
Voulez-vous  ce  bouquet,  ô  Vous  que  nous  aimons? 
Nous  vous  l'avons  cueilli  sur  la  pente  des  monts, 
Et  dans  les  champs  du  soir  que  la  rosée  allège. 

Voici,  des  hauts  rochers,  les  œillets  odorans; 
La  petite  pensée  avec  la  scabieuse 
Et,  coupes  que  vers  vous  lèvent  nos  mains  pieuses, 
Les  anémones  d'eau  qui  bordent  les  torrens; 

La  grande  campanule  et  ses  cloches  opaques 

Blanche  ou  mauve,  ou  bien  bleue  ainsi  qu'un  jour  d'été, 

Et  la  mince  clochette  où  Tazur  est  resté 

Parce  qu'elle  avait  trop  carillonné  les  Pâques; 

La  bonne  menthe;  et  la  houppe  que  les  bergers 
S'amusent  à  souffler  dans  l'air;  la  gentiane, 
La  carline  lunaire  et  dont  rêvent  les  ânes 
Et  la  grêle  amourette  et  ses  grelots  légers; 

Et  la  nielle  rustique  et  l'aconit  étrange 
Et  la  rose  de  l'Alpe  et  l'or  de  l'arnica; 
Le  myosotis  bleu  que  l'amour  invoqua 
Et  le  fruit  vaporeux  des  pissenlits  orange^ 


588  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Acceptez  la  framboise  aux  rameaux  empourprés 
Et  tous  les  papillons  ferme's  des  pois  sauvages^ 
Prenez,  humide  encor  des  limpides  orages, 
Vous,  Etoile  du  ciel,  cette  étoile  des  prés; 

Ce  noir  petit  myrtil;  et  cette  sauge  jaune 
Qu'après  l'avoir  souvent  cherchée  en  ces  ravins     . 
Où  elle  croît  si  haut  qu'on  l'aperçoit  en  yain, 
Nous  avons  fait  ravir  par  un  agile  faune; 

Voyez-le  comme  nous  d'un  regard  indulgent 

Et  riez  à  nos  fleurs,  ô  déesse  sacrée, 

Pour  que  de  nos  parfums  monte  l'âme  épurée 

Jusqu'au  sommet  du  rêve,  à  vos  chers  pieds  d'argent.- 


CINQ   CHANSONS 
/.  -  ROMANCE  D'AUTOMNE 

Viens  rêver  aux  derniers  feuillages 
Auprès  du  feu  brûlant  et  beau, 
Où  la  robe  des  paysages 
Se  déchire  en  ardens  lambeaux; 
Auprès  du  premier  feu  d'automne 
Viens  rêver,  mon  amie  :  entends 
Dans  le  chant  que  la  bûche  entonne 
Le  regret  des  défunts  printemps. 
Mais  surtout,  rêveuse  indolente, 
Auprès  du  feu  resplendissant, 
Viens  chérir  la  saison  brûlante 
Où  tout  est  vrai  comme  le  sang; 
La  saison  des  pactes  suprêmes 
JEt  des  sentimens  empourprés 
Où  tout  est  plus  doux  quand  on  aime 
Où  tout  est  pur,  simple  et  sacré. 
Viens  évoquer  le  feu  magique 
Qui  tout  en  haut  des  cimes  luit, 
Car  les  pâtres  mélancoliques. 
Ne  l'allument  qu'au  bord  des  nuits. 


PETITS    POEMES. 

Quand,  de  ton  rève  ou  de  ta  vie 
Tu  le  vois,  clair  sur  le  ciel  noir, 
Exalter  sa  force  asservie 
Vers  le  charmant  astre  du  soir, 
Tu  sens  que  les  splendeurs  d'une  âme, 
Rassemblant  enfin  leurs  flambeaux, 
Deviendront  celte  unique  flamme 
Qui  jaillit  d'un  sommet  plus  haut...: 
Qu'importe  à  l'ardeur  sans  partage 
La  brume  proche  du  tombeau? 
Viens  rêver  aux  derniers  feuillages 
Auprès  du  feu  brûlant  et  beau... 

U.  —  TRÈS  VIEILLE  RONDE  POUR  LES  PETITES  FILLES 

Les  plus  tristes  amours  du  monde, 
0  mon  cœur,  qui  les  a  chantées? 
Saphô?  Didon?  Yseult  la  blonde? 
Ariane  en  son  île  ronde? 
Armide  aux  grâces  enchantées? 
Les  plus  tristes  amours  du  monde, 
0  mon  cœur,  qui  les  a  chantées? 

Les  plus  tristes  amours  du  monde, 
0  mon  cœur,  qui  les  a  vécues? 
Grande  Hélène  en  désirs  féconde? 
Héro  tendant  les  bras  vers  l'onde? 
Gléopàtre  deux  fois  vaincue? 
Les  plus  tristes  amours  du  monde, 
0  mon  cœur,  qui  lea  a  vécues? 

Les  plus  tristes  amours  du  monde, 
0  mon  cœur,  s'en  sont  vite  allées 
Dedans  la  mort  noire  et  profonde. «. 
Donc,  dansez  bien  la  belle  ronde. 
Amoureuses  si  désolées... 
Les  plus  tristes  amours  du  monde, 
Bien  vite  et  tôt  sont  consolées* 


189 


590  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


III.  —  SUR  UN  Atn  ITALIEN  ET  BIZARRB 


Humaine  entre  les  humaines, 
0  toi  qui  comprends  les  cœurs. 
Veux-tu  qu'un  soir  je  te  mène 
Mes  rêves  et  mes  douleurs? 

Par  un  crépuscule  orange. 
Vers  les  murs  de  ta  villa, 
Je  guiderai,  pâtre  étrange, 
Mon  troupeau  docile  et  las. 

Nous  irons  sous  les  vieux  rouvres 
Et  sous  les  oliviers  tors, 
Jusqu'à  ton  portail  qui  ouvre 
Ses  battans  de  fers  et  d'ors.; 

Entre  tes  cyprès  énormes 
Et  tout  enserrés  de  nuit. 
Tu  verras  passer  les  formes 
De  mes  plus  charmans  ennuis; 

Au  bruit  bleu  de  tes  fontaines, 
Dans  l'ombre  qui  grandira. 
De  mes  peines  incertaines 
La  plus  chère  pleurera. 

Et  sous  la  lune  montante 
Qui  fait  ton  jardin  plus  noir, 
Tu  sauras  que  ce  qui  chante 
Est  mon  très  doux  désespoir. 

Enfin,  dans  le  petit  temple 
Où  jadis  venaient  les  dieux, 
Il  faudra  que  tu  contemples 
Un  holocauste  odieux. 


PETITS  JP0ÈMES.1  591 

Car  je  veux,  pour  que  tu  m'aimes, 

—  Sanguinaire  et  faux  berger,  — • 
Te  donner  le  cri  suprême 
Du  plus  beau  songe,  e'gorgél 


IV.  —  BERCEUSE 

Lorsque  vous  me  prendrez,  inévitable  et  sombre, 

0  mort,  n'oubliez  pas 
Que  j'ai  depuis  longtemps  bien  rêvé  dans  votre  ombre 

Et  dormi  dans  vos  bras. 

Et  que  j'ai  bien  toujours,  même  en  le  plus  bel  âge 

Des  plaisirs  éclatans. 
Accepté  sans  gémir,  pour  vous  en  faire  hommage, 

Les  traîtrises  du  temps., 

Donc,  vous  ayant  jadis  maintes  fois  célébrée. 

Quand  vous  voudrez  venir, 
Chantez  à  votre  tour  un  vieil  air  qui  m'agrée 

Et  me  sache  endormir.: 

Entrouvrant  un  peu  plus  votre  bouche  pourrie 

Pour  un  dernier  refrain, 
Penchez-vous,  pour  bien  voir,  nourrice,  je  vous  prie, 

S'il  ne  bat  plus,  mon  sein. 

Enfin,  vous  souvenant  que,  tendre  et  sans  colère, 

J'ai,  Madame  la  Mort, 
Tendu  les  bras  vers  vous,  emportez-moi,  ma  mère 

Comme  un  enfant  qui  dort. 

F.  —  IMPRÉCISE 

La  nuit...  la  nuit...  la  nuit...  tout  est  bleu,  tout  est  vague. 
Dis?  avons-nous  vécu  la  tristesse  et  le  jour? 
L'oubli...  l'oubli...  l'oubli...  Jette  dans  l'eau  tes  bagues 
Avec  tous  les  adieux  qui  n'ont  pas  de  retour.3 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Des  pleurs...  des  pleurs...  des  pleurs...  Pourquoi?  tout  est 

[si  tendre  ; 
Laisse  flotter  ton  voile  au  parfum  du  jasmin. 
Le  vent...  le  vent...  le  vent...  Ne  veux-tu  pas  attendre 
Le  dieu  cher  et  nouveau  qui  s'appelle  Demain? 

Des  voix...  des  voix...  des  voix...  Qui  parle,  qui  fredonne 
Cette  chanson  d'amour  enroulée  à  ces  fleurs? 
0  cœur...  ô  cœur...  ô  cœur...  Tout  est  si  beau  :  pardonne 
Voluptueusement  à  la  vieille  douleur.i 


TERREUR 

Apportez-moi  ce  soir  les  plus  sombres  des  roses. 
Celles  dont  le  parfum  me  rattache  au  plaisir; 
Ne  me  faites  penser  qu'à  de  terrestres  choses; 
J'ai  croisé  les  rideaux  sur  les  fenêtres  closes... 
Le  rêve  ravisseur  ne  pourra  me  saisir.: 

J'ai  peur,  de  voir  sur  moi  planer  de  grandes  ailes.- 
J'ai  peur,  qu'un  messager  au  geste  impérieux 
Me  force  à  regarder  les  clartés  éternelles  : 
Trop  d'étoiles  ce  soir  m'ont  déjà  parlé  d'elles... 
Mon  âmel  Malgré  moi,  n'invoquez  pas  les  dieux I 

Car  ils  viendraient,  brisant  la  serrure  et  la  porte. 
Et  les  vivans  liens  des  charmes  familiers, 
M'appeler  par  mon  nom  comme  si  j'étais  morte 
Et  moi,  pâle  et  glacée  au  souffle  qui  les  porte 
Il  me  faudrait  les  suivre,  ayant  tout  oublié. 

Mon  âme,  que  je  crains  vos  puissances  futures  \ 

Et  si  le  seul  bonheur  ne  peut  pas  me  tenir, 

J'irai,  toute  meurtrie  en  d'invisibles  bures. 

Jusqu'au  fond  du  vieux  songe,  en  ces  baumes  obscures, 

Dont  aucun  pèlerin  ne  saurait  revenir. 


PETITS    POÈMES.  503 


EXIL 


Il  existe  un  pays  plus  lointain  que  mon  rêve. 
Un  pays  dont  j'aurais  e'té  la  petite  Eve; 

Que  mes  yeux  connaîtraient  sans  en  être  étonnés  : 
Est-ce  vous,  île  bleue  où  mes  parens  sont  nés? 

Berceau  d'azur  où  vint  s'abriter  à  son  aise, 
Ma  race  aventureuse,  espagnole  et  française. 

Là,  charmant  ma  langueur  par  de  chaudes  amours, 
J'aurais  paré  mon  corps  de  transparens  atours. 

Et  sucé  la  saveur  des  fruits  frais  des  Tropiques 
Et  vécu  de  longs  jours  indolemment  tragiques. 

La  nuit,  les  yeux  levés  vers  des  astres  plus  clairs, 
J'aurais  en  gémissant  chanté  d'étranges  airs. 

Et  parmi  la  torpeur  et  la  mélancolie 
Divines,  la  pensée  en  l'azur  abolie, 

Comme  une  heureuse  fleur  éclose  en  son  pays, 
Donné  tout  mon  arôme  à  mon  vrai  paradis. 

Une  sombre  déesse  aurait  été  ma  muse 

Et,  jumelle  aux  yeux  creux  des  négresses  camuses, 

La  mort,  à  mon  chevet,  les  remplaçant  un  soir. 
Aurait  éteint  mon  cœur  sous  son  éventail  noir.., 

* 
*  * 

Mais  es-tu  le  climat  de  l'éternité  calme. 
Belle  île  caraïbe  où  palpitent  les  palmes? 

Non,  non!  Mais  seulement  la  halte  du  passé, 
Car  le  pas  de  l'ancêtre  en  toi  s'est  effacé. 

TOME    XLII.     1917.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

0  songes!  ô  parfums  I  ô  délices  natales! 

Je  n'entr'ouvrirai  pas  vos  émouvans  pétales...) 

H-eureux!  ceux  qui,  vivant  où  leurs  parens  sont  morts, 
Dans  l'antique  maison  les  sentent  vivre  encor, 

Et  laissent  aux  enfans  le  très  vieil  héritage    » 
D'un  jardin  à  jamais  rajeuni  d'âge  en  âge, 

Et  où,  tous,  à  leur  tour,  dorment,  pieux,  contens, 
Dans  ce  sol  paternel  qu'a  fleuri  leur  printemps! 

Heureux!  heureux!  heureux,  celui  même  qui  pleure 
A  l'abri  familier  de  sa  vieille  demeure. 

Car  l'âme  qui  jamais  n'a  connu  sa  maison 
Erre,  et  cueille  en  chemin  des  fleurs  de  déraison 

Ainsi  qu'une  Ophélie  au  fil  des  destinées*... 
Hélas!  d'où  suis-je?  Et  de  quel  exil  suis-je  née? 


ENLUMINURE    POUR    PAQUES 

L'azur  calme  était  pur  au  ciel  de  l'Evangile^ 

L'amandier  dépliait  sa  corolle  fragile, 

Et  les  petites  fleurs  qui  naissent  en  Avril 

Cachaient  sous  la  jeune  herbe  un  parfum  puéril; 

Dans  le  verger,  encor  tout  noir  de  branches  nues. 

Jouait  peureusement  une  aurore  ingénue 

Et  les  oiseaux,  charmés  par  le  premier  soleil. 

En  cris  frileux  et  vifs  célébraient  son  réveil. 

Moi,  tirant  du  vieux  puits  l'eau  profondément  claire. 

Je  lavais  en  riant  les  pieds  bruns  de  la  terre, 

—  Beaucoup  de  jours  sans  pluie  ayant  séché  le  sol,  - 

Et  je  songeais  au  chant  prochain  du  rossignol... 

C'est  alors,  sur  la  route  à  peine  printanière, 

Que  je  vis  s'avancer  un  homme  jeune,  austère, 

Portant  sur  son  épaule  une  bêche  où  brillait 

Le  reflet  du  matin;  son  manteau  violet 


PETITS    POÈMES.:  895 

Flottait  à  l'aigre  vent,  et  de  ses  mains,  penchées. 
De  sombres  fleurs  montraient,  fraîchement  arrachées. 
Leur  racine  emmêlée  en  secrets  souterrains. 
Et  sa  robe  était  blanche  et  son  front  souverain., 
Or,  il  venait  vers  moi,  marchant  sur  la  prairie. 
Et  sa  voix  dans  l'azur  semblait  voler  :  «  Marie, 
Dit-il,  —  et  son  regard  aussi  doux  qu'un  pardon 
Me  contemplait  :  —  Marie,  au  seuil  de  la  maison, 
Humble,  douce,  si  simple  et  rêveusement  tendre, 
Priant  sans  t'en  douter,  tu  ne  savais  m'attendre, 
Mais  c'est  moi  que  cherchait,  et  la  nuit  et  le  jour, 
Ton  cher  cœur  ignorant  et  tout  rempli  d'amour. 
C'est  pourquoi  j'ai  voulu,  servante  parfumée 
De  la  terre  que  j'ai  jusqu'à  la  mort  aimée, 
Avant  de  retourner  tout  au  fond  bleu  du  ciel, 
T'apporter  en  passant  un  sourire  éternel. 
N'aie  pas  peur...  Continue,  ô  douce  femme,  à  vivre 
Comme  jadis.  Il  ne  faut  pas  encor  me  suivre. 
Mais  souviens-toi  de  moi;  plus  tard  tu  me  viendras, 
Et  m'ayant  déjà  vu,  tu  me  reconnaîtras.  » 

Alors  il  s'en  alla  retrouver  la  poussière 

Du  chemin  qu'à  présent  blanchissait  la  lumière 

Et  moi,  le  cœur  rempli  d'un  effroi  radieux 

Je  reculais,  avec  mes  deux  mains  sur  les  yQux.^-n 

LES    LYS 

Un  pétale  est  tombé  comme  l'aile  d'un  ange... 

C'est  qu'un  bouquet  de  lis  s'effeuille  en  l'ombre  étrange 

Où  tout  semble  rempli  d'un  deuil  qu'on  ne  sait  pas. 

Que  dois-tu  donc  pleurer,  en  silence,  tout  bas, 

Dis?  ou  de  quelle  horreur  pressens-tu  le  prélude? 

Le  savez-vous,  lis  blancs  et  verts,  lis  des  Bermudes, 

Lis  royaux,  qui  venez  de  si  loin  pour  la  voir 

Rêver  sinistrement  aux  approches  du  soir? 

Un  long  pétale  blanc,  comme  une  larme  nue 

Coule  encor.  Le  parfum  s'exalte  et  s'exténue; 

Quelque  chose  de  pur,  ici  défaille  et  meurt... 

Est-ce  ton  âme,  ô  femme?  est-ce  ton  rêve,  ô  fleur? 


»90  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 


FRESQUE 


Psyché  1  Psyché  1  —  Quelle  est  cette  divine  plainte? 
Cette  clarté,  ce  cri,  ce  souffle,  cet  émoi? 
Qui  croise  sur  mon  front  des  ailes  d'hyacinthe? 
Pourtant  la  chambre  est  close  et  ma  lampe  est  éteinte..* 
—  0  ma  Psyché,  c'est  moi. 

Reconnais-moi.  Je  suis  l'esprit  puissant  et  triste. 
Celui-là  qui  vient  tard  retrouver  sa  Psyché 
Et,  frère  de  la  nuit  qui  l'aime  et  qui  l'assiste, 
Dans  les  airs  violets  ouvre  un  vol  d'améthyste 
Et  de  fleur  de  pêcher. 

Je  suis  celui  qu'on  cherche  et  ne  sait  pas  attendre 
Parce  qu'il  laisse  errer  par  les  aubes  de  mai 
Son  fantôme  trop  beau,  trop  charmant  et  trop  tendrej 
Toi-même,  ô  ma  Psyché,  tu  n'as  pas  su  comprendre, 
Et  pourtant  je  t'aimais. 

Celui  qui  dut  chérir  entre  toutes  les  femmes 
La  faible,  la  coupable  et  si  douce  Psyché, 
Parce  qu'elle  est  son  cœur,  parce  qu'elle  est  son  âme, 
Et  qu'il  vient  à  son  tour,  en  abritant  la  flamme, 
Sur  son  lit  se  pencher. 

Celui  qui  déroulant  tes  voiles  amarante. 
Te  rend  ta  jeune  grâce  et  tes  yeux  pleins  de  jour.. a 
0  Psyché  qui  jadis  ferma  ton  aile  errante,  ' 
Papillon  réveillé,  vole  à  ta  fleur  vivante, 
Reconnais  ton  Amour. 

L'Amour  vainqueur  du  temps,  des  astres  et  des  nombres 
Qui,  tenant  ton  cher  corps  entre  ses  bras  couché, 
D'un  grand  vol  sans  rival  t'enlève  enfin  dans  l'ombre, 
Jusqu'au  plus  haut  d'un  ciel  voluptueux  et  sombre 
Pour  toujours,  ô  Psyché  I 

GÉRARD    d'HoUVILLB.; 


LA 

w 


RIVE  GAUCHE  DU  RHIN 


III 

ENTRE  DEUX  ÇUERRES 
(1870-1914) 


I.    —   LA   GUERRE   DE   1870-1871 

Mener  une  enquête  sur  l'état  de  l'opinion  rhénane  pendant 
le  conflit  qui,  en  1870,  met  aux  prises  la  France  et  l'Allemagne 
est  chose  assez  délicate.  Les  territoires  de  la  rive  gauche  ne 
forment  pas  un  Etat  autonome,  possédant  des  Chambres  et  un 
ministère.  Il  n'y  a  donc  pas  de  débat  public  sur  la  question  de 
la  guerre,  non  plus  que  de  négociations  diplomatiques  où,  par  la 
voix  d'hommes  autorisés,  se  heurtent  les  intérêts  et  les  points 
de  vue.  Il  s'agit  de  régions  conquises,  occupées  militairement 
par  des  troupes  prussiennes,  administrées  par  des  fonction- 
naires prussiens,  et  dont  la  population  ne  peut  exprimer  libre- 
ment son  opinion.  Il  est  bon  également  de  se  défier  des  jour- 
naux, surveillés  par  la  police,  et  auxquels  il  ne  faut  pas 
demander,  en  des  circonstances  aussi  graves,  de  traduire 
d'autres  sentimens  que  ceux  ofliciellement  tolérés.  Le  16  juil- 
let 1870,  une  grande  feuille  rhénane  publie  un  ardent  article 

(i)  Voyez  la  Revue  des  1"  octobre  et  1"  novembre. 


S98  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

d'où   l'on   conclurait  facilement  que  toute   la  contrée  désire 
l'écrasement  de  la  France  : 

• 
Ils  ne  l'auront  pas,  le  libre  Rhin  allemand  I  Levez-vous,  habitans 
de  la  côte  où  l'on  pêche  l'ambre,  vous,  braves  Prussiens  de  l'Est  qui 
en  1813  avez  ouvert  la  lutte  pour  la  liberté  !  Levez-vous,  Silésiens.qui 
avez  rougi  de  sang  français  la  Katzbach  !  Levez-vous,  Hanovriens, 
qui,  couverts  de  gloire,  avez  combattu  le  despote  en  Espagne!... 
Debout,  tout  ce  qui  est  allemand  !  Au  Rhin,  au  Rhin  sacré,  et,  si  c'est 
possible,  avec  les  ailes  de  l'ouragan  !  Ici  nous  faisons  ce  que  nous 
pouvons  !  Riches  et  pauvres,  vieillards  et  jeunes  gens,  accourez  vers 
les  étendards  1  Que  les  classes  supérieures  des  gymnases  soient 
licenciées,  puisque  les  enfans  eux-mêmes  tremblent  de  colère  et 
brûlent  de  venger  l'honneur  de  leur  roi  et  du  nom  allemand I...  C'est 
une  croisade,  c'est  une  guerre  sainte  ! 

Mais  ces  lignes  paraissent  dans  la  Gazette  de  Colêgne,  qui 
depuis  vingt  ans  soutient  la  politique  berlinoise  et  mène  une 
campagne  francophobe.  En  outre,  l'auteur  de  l'article  est  Hein- 
rich  Kruse,  un  immigré,  un  Prussien  de  Stralsund  qi^i  depuis 
1847  est  venu  se  fixer  dans  la  grande  ville  rhénane.  Le  docu- 
ment n'a  donc  aucune  signification. 

Les  plumes  allemandes  sont  très  sobres  de  détails  sur 
l'attitude  des  populations  rhénanes  lors  de  la  déclaration  de 
guerre.  On  peut  supposer  que  dans  les  grandes  villes,  où  les 
immigrés  étaient  en  nombre,  ceux-ci  l'ont  accueillie  par  des 
démonstrations  frénétiques.  On  peut  supposer  encore  que  les 
élémens  ralliés  à  la  Prusse,  quoique  avec  plus  de  tiédeur,  ont 
pris  part  èi  ces  mouvemens.  Mais  il  semble  bien  que  la  grande 
masse  des  habitans  se  soit  cantonnée  dans  une  réserve  muette.) 
On  ne  mentionne  pas  qu'il  y  ait  eu,  comme  en  1866,  des  refus 
d'obéissance,  ni  que  les  réservistes  aient  tenté  d'empêcher  la 
mobilisation  :  et  en  effet,  les  événemens  avaient  prouvé  que 
l'insubordination  n'avait  aucune  chance  de  succès.  L'attitude 
générale  avait  donc  été  recueillie  et  grave,  dans  l'attente  d'une 
délivrance  prochaine,  sous  l'œil  soupçonneux  de  maîtres  qui  se 
sentaient  menacés  par  une  offensive  française,  mais  qu'il  était 
inutile  d'exaspérer. 

Car  il  est  certain  que  les  Prussiens,  à  la  mi-juillet,  n'étaient 
pas  sûrs  de  la  victoire.  Sous  les  réticences  de  Kentenich,  le 
dernier  historien  de  Trêves,  on  peut  deviner  qu'ils  avaient  tout 


tX   RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.  599 

préparé  pour  une  évacuation  rapide.  La  conjecture  se  trans- 
forme en  évidence  par  ce  que  nous  savons  des  mesures  prises  à 
Bonn.  Ici  nous  sommes  renseignés  par  une  note  du  bourgmestre 
Kaufmann  :  il  raconte  que  dans  des  conférences  secrètes  qui 
eurent  lieu  chaque  jour  entre  le  colonel  commandant  le  régi- 
ment de  hussards  et  lui,  les  dispositions  nécessaires  furent 
arrêtées  pour  faire  passer  les  troupes  de  l'autre  côté  du  Rhin 
dès  que  les  circonstances  l'exigeraient.  Le  recueillement  et  le 
silence  que  nous  avons  signalés  se  vérifient  d'ailleurs  h  Mayence, 
où  le  roi  de  Prusse,  encouragé  par  notre  inaction,  vint  établir 
d'abord  son  quartier  général  :  il  est  très  remarquable  que, 
parmi  les  personnages  de  sa  suite,  dont  beaucoup  ont  écrit  des 
mémoires,  aucun  ne  mentionne  que  Guillaume  P""  ait  été 
accueilli  par  des  marques  de  sympathie.  L'on  doit  en  conclure 
que  le  souverain  et  son  état-major  ont  été  reçus  avec  une  froi- 
deur glaciale,  qui  contrastait  désagréablement  avec  les  ovations 
dont  la  vieille  Prusse  et  la  ville  de  Berlin  avaient  été  si  pro- 
digues. Pourtant  il  est  des  endroits  où  l'aversion  des  Rhénans 
pour  leurs  maîtres  a  pris  des  formes  plus  actives.  Les  Prussiens 
ont  avoué  qu'en  maintes  localités  les  paysans  avaient  mis  des 
vivres  en  réserve  pour  nous  les  fournir.  Le  journal  des  officiers 
de  la  sixième  division  de  cavalerie,  à  la  date  du  5  août,  porte 
la  note  suivante  qui  condense  les  observations  faites  pendant 
leur  passage  à  travers  le  Palatinat  :  «  Les  villages  allemands- 
bavarois  de  la  frontière  montrent  des  sympathies  françaises.  » 
Ce  sont  à  peu  près  là,  les  seuls  témoignages  de  source  ger- 
manique que  nous  ayons  pu  recueillir.  Sans  doute  ce  ne  sont 
pas  les  seuls  qui  existent,  mais,  depuis  la  fondation  de  l'empire, 
on  aimait  assez  peu  s'étendre  sur  ce  passé,  fixer  des  dates,  des 
faits  et  des  noms.  Emportés  par  des  polémiques  de  presse,  il 
arrivait  assez  souvent  que  les  journaux  officieux,  dans  le  pays 
rhénan,  reprochaient  aux  catholiques  d'avoir  fait  dire  en  1870 
des  prières  pour  le  succès  des  armes  françaises.  Pour  qui  sait 
avec  quelle  décision  les  catholiques  répondaient  aux  calomnies 
protestantes,  avec  quel  acharnement  ils  menaient  leurs  cam- 
pagnes et  s'efforçaient  de  confondre  leurs  adversaires,  le  silence 
qui  a  toujours  suivi  ces  attaques  peut  passer  pour  un  aveu. 
C'est  donc  que,  depuis  leur  ralliement  à  l'Empire,  le  clergé  et 
les  fidèles  rhénans  avaient  beaucoup  à  se  faire  pardonner.  On 
n'oubliera  pas  non  plus  que  Bismarck,  pendant  le  Kulturkampf, 


600  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

a  dénoncé  à  plusieurs  reprises  le  manque  de  patriotisme  du 
Centre.  S'il  l'a  fait  le  plus  souvent  en  termes  vagues,  c'est  assu- 
rément que  ses  allusions  étaient  assez  claires  pour  être  comprises 
de  tout  le  monde,  et  c'est  justement  parce  que  ses  imputations 
étaient  gênantes  que  Mallinkrodt,  dans  la  séance  du  16  jan- 
vier 1874,  utilisant  les  révélations  faites  par  le  livre  alors  récent 
de  La  Marmora,  et  parlant  au  nom  du  parti  catholique,  a  fait 
connaître  à  l'Allemagne  impériale  que  Bismarck,  en  1866, 
envisageait  corpme  possible  la  cession  à  la  France  de  Coblence, 
de  Trêves  et  du  Palatinat.  Ce  coup  droit  n'avait  pour  but  que 
de  forcer  au  silence  le  chancelier.  Ainsi  tout  s'éclaire. 

Mais,  à  défaut  de  documens  allemands,  il  y  a  d'autres  sources 
qui  nous  éclairent  sur  l'état  de  l'opinion  rhénane.  Au  début  de 
la  guerre  de  1914,  l'auteur  de  ces  lignes  a  rencontré  deux  vété- 
rans de  l'armée  de  Metz,  le  premier,  un  Alsacien  qui  n'a  pas 
voulu  rester  dans  son  pays  natal  après  l'annexion,  le  second, 
petit-fils  d'un  de  ces  Saxons  qui,  après  avoir  servi  sous  les 
ordres  de  Napoléon,  sont  venus  s'établir  en  France  a  la  chute 
du  grand  empereur.  Tous  les  deux  étaient  d'anciens  engagés 
volontaires;  tous  les  deux  avaient  été  faits  prisonniers  au  mo- 
ment de  la  capitulation  et  avaient  traversé  le  pays  rhénan 
avant  d'être  internés  en  Allemagne.  «  Nos  souvenirs  sont  loin- 
tains, a  déclaré  l'Alsacien.  Je  n'ai  fait  d'ailleurs  que  passer  sur 
la  rive  gauche  du  Rhin  et  je  n'y  ai  pas  séjourné.  Je  me  rappelle 
seulement  que,  sur  le  quai  de  la  gare  de  Landau,  des  jeunes 
filles  en  grand  nombre  se  sont  approchées  de  notre  train.  Elles 
pleuraient  en  nous  voyant  et  disaient  qu'elles  voulaient  être 
Françaises.  Elles  savaient  le  français  mieux  que  moi...  Et  puis, 
j'ai  été  à  Mayence.  Là  un  cordonnier  m'a  recueilli,  m'a  caché  et 
m'a  offert  de  me  garder.  Lui  aussi  disait  qu'il  voulait  être  Fran- 
çais. Mais  les  gendarmes  m'ont  découvert,  et  j'ai  été  envoyé  au 
bout  de  quatre  jours  à  Slettin.  C'est  tout  ce  que  j'ai  constaté.  » 

L'autre  prisonnier  de  Metz  a  fait  une  déposition  beaucoup 
plus  riche  et  plus  complète.  Son  récit  peut  se  résumer  de  la 
façon  suivante.  Il  a  d'abord  été  dirigé  sur  Trêves;  dans  la  foule 
énorme  qui  attendait  le  convoi,  il  n'a  pas  entendu  un  cri  hos- 
tile; au  contraire,  les  enfans  ont  offert  des  fruits  à  nos  soldats. 
Au  moment  où  la  colonne  s'est  mise  en  marche,  quelques 
bourgeois  se  sont  glissés  auprès  de  lui,  et  l'un  d'eux,  l'air 
navré,  lui  a  dit  en  français  :  «  Pourquoi   n'avez-vous  pas  été 


LA    RIVE    GAUCUE    DU    RHIN.  COI 

vainqueurs?  Nous  avions  préparé  nos  drapeaux.  »  Après  un 
court  arrêt,  il  a  continué  son  voyage.  Des  chalands  traînés  par 
des  remorqueurs  ont  fait  descendre  le  cours  de  la  Mosaiie  au 
groupe  dont  il  faisait  partie,  1  500  hommes  environ.  11  a  passé 
la  nuit  dans  un  gros  bourg  dont  il  ne  sait  plus  le  nom  ;  les 
habitans  étaient  là,  chargés  de  provisions,  le  curé  en  tête,  qui 
parlait  très  bien  le  français.  «  Ne  vous  bousculez  pas,  mes 
enfans,  il  y  en  aura  pour  tout  le  monde.  »  Ce  prêtre  a  fait  cou- 
cher les  prisonniers  dans  son  église,  en  prenant  d'eux  tout  le 
soin  possible.  Le  lendemain,  au  petit  matin,  des  paysans  sont 
arrivés,  ont  entraîné  chez  eux  quelques  hommes  et  leur  ont 
fait  boire  leur  meilleur  vin,  mais  ils  ne  savaient  que  l'allemand. 
Quelques  heures  après,  la  colonne  s'est  embarquée  de  nouveau, 
et  elle  a  fait  halte  à  Coblence.  Dans  cette  ville,  la  population 
avait  préparé  le  ravitaillement;  au  débarcadère,  chaque  soldat 
recevait  un  gros  morceau  de  pain  garni  de  jambon  ou  de  fro- 
mage, avec  un  verre  de  punch,  u  Pauvres  Français!  »  murmu- 
rait-on. Le  jour  suivant,  les  mêmes  chalands  descendirent  le 
Rhin.  Partout  des  canots  se  détachaient  de  la  rive  pour  appor- 
ter des  douceurs  aux  malheureux  captifs.  Ils  atteignirent  ainsi 
Diisseldorf,  où  ils  firent  un  séjour  de  trois  semaines.  Là  encore 
il  n'y  eut  pas  un  cri  hostile  ;  au  contraire,  des  bourgeois 
s'approchèrent  de  la  colonne  et  emmenèrent  beaucoup  de  nos 
soldats  dans  des  brasseries  ;  il  fallut  l'intervention  de  la  troupe 
pour  arrêter  ce  mouvement  qui  serait  devenu  général.;  Les 
prisonnier^  furent  internés  dans  la  caserne  des  uhlans,  dite 
caserne  Napoléon  (elle  s'appelait  encore  ainsi)  ;  ils  n'avaient  pas 
le  droit  de  sortir,  mais  tous  les  matins  des  habitans  de  la  ville, 
qui  parlaient  très  correctement  le  français,  venaient  leur  dis- 
tribuer des  vivres,  du  linge  et  des  couvertures  :  à  travers  les 
grilles,  les  enfans  leur  apportaient  des  pommes  et  du  tabac.: 
Ensuite  l'ordre  de  départ  fut  donné  pour  Spandau,  auprès  de 
Berlin.  A  mesure  que  le  convoi  s'enfonçait  dans  la  Vieille- 
Prusse,  l'accueil  se  faisait  plus  froid.  Bientôt  même  ce  furent 
des  pierres,  et,  dans  les  stations,  des  poings  tendus  et  des 
injures  :  Franzosen!  Canaille!  A  Spandau,  le  régime  ne  fut 
pourtant  pas  trop  dur;  le  colonel  qui  commandait  le  camp  était 
catholique  (sans  doute  un  Westphalien)  ;  il  y  avait  aussi  un 
jeune  lieutenant  qui  était  de  Sarrebriick  et  qui  traita  nos  pri- 
sonniers fort  convenablement. 


602  REVUE    DÈS    DEUX   MONDÉSa 

Ces  deux  témoignages  suffisaient  à  indiquer  dans  quelle  voie 
l'enquête  devait  être  poursuivie.  Il  s'agissait  de  feuilleter  les 
me'moires  composés  par  les  anciens  combattans  de  1870.  Parmi 
les  soldats  de  Metz  qui  avaient  traversé  les  provinces  rhénanes, 
il  s'en  trouverait  certainement  qui  auraient  livré  au  public  leurs 
souvenirs.  De  la  sorte,  les  documens  oraux  que  nous  avons 
cités,  toujours  facilement  récusables,  recevraient  un  contrôle  et 
une  confirmation.  Or,  les  livres  qui  répondent  aux  conditions 
ci-dessus  définies  existent,  quoique  peu  nombreux  :  ce  sont 
ceux  du  lieutenant-colonel  Meyret,  du  commandant  J.  Girard, 
du  capitaine  Mège,  de  G.  Masson,  et  il  faut  y  ajouter  l'ouvrage 
du  chanoine  E.  Guers,  qui  visita  en  1870  les  camps  d'Allemagne 
où  étaient  internés  nos  prisonniers. 

Comme  tous  les  récils  de  choses  vues,  ceux-ci  sont  de  valeur 
très  différente.  Le  capitaine  Mège,  ancien  enfant  de  troupe, 
n'est  pas  très  renseigné  sur  l'histoire  des  pays  qu'il  traverse-^ 
Il  ne  sait  qu'une  chose,  c'est  qu'il  est  chez  l'ennemi,  il  ne  dis- 
tingue pas  les  immigrés  des  indigènes  ;  il  raconte  les  événe- 
mens  auxquels  il  est  mêlé  sans  en  faire  ressortir  la  signification  ; 
il  ne  nuance  ni  ne  définit.  Le  commandant  Girard  et  le  colonel 
Meyret  sont  infiniment  plus  avertis  et  observent  beaucoup 
mieux.  Le  second  particulièrement  discerne  avec  une  rare 
sagacité  :  «  Il  y  a  ici,  note-t-il,  deux  populations  très  différentes 
d'éducation  et  de  senlimens  :  le  peuple  rhénan  qui  a  été  fran- 
çais et  qui  a  aimé  la  France,  et  le  monde  des  employés  prus- 
siens qui  nous  hait  et  nous  méprise  :  l'orgueil  de  ces  drôles  est 
devenu  incroyable;  ils  poussent  la  population  paisible  à  nous 
insulter,  tout  en  devenant  durables  et  plats,  si  l'on  fait  mine  de 
résister  à  leurs  sottes  injures.  » 

Or,  les  faits  parlent  très  clairement  :  en  1870,  les  Rhénans 
nous  attendaient.  Et  cela,  les  Prussiens  ne  l'ignoraient  pas.  Ce 
qui  le  prouve,  c'est  la  façon  même  dont  ils  ont  pourvu  au 
transport  de  nos  prisonniers.  C'est  au  début  de  novembre  que 
nos  prisonniers  traversent  les  territoires  de  la  rive  gauche.  Cette 
saison  n'est  pas  très  propice  pour  les  voyages  en  bateau,  surtout 
sur  des  chalands  découverts.  Mais  les  longues  navigations  sur 
des  rivières  dont  il  faut  suivre  toutes  les  sinuosités  présentent 
d'autres  avantages  :  ce  que  veulent  les  vainqueurs,  c'est  mon- 
trer aux  populations  des  Français  captifs,  et  alors  ils  s'arran- 
gent pour  que  le  spectacle  soit  bien  vu  et   dure  longtemps.] 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


603 


D'autres  prisonniers  ont  e'té  acheminés  par  chemin  de  fer; 
mais  là  enclore  l'intention  éclate  dans  le  règlement  des  haltes  et 
l'allure  des  convois  :  «  Nous  avancions  avec  une  lenteur  calculée, 
écrit  G.  Masson.  On  avait  soin,  à  la  moindre  station,  de  faire 
arrêter  le  train...  Les  populations  pouvaient  avoir  gardé  une 
vague  espérance  de  redevenir  françaises;  on  voulait  leur 
montrer  que  cet  espoir  était  vain,  que  l'Allemagne  était  venue 
à  bout  de  ces  ennemis  si  terribles.  Nous  étions  exposés,  pen- 
dant plusieurs  minutes  d'arrêt,  à  la  curiosité  de  tous  ces  gens 
accourus  là  pour  nous  voir  passer.  On  les  laissait  envahir  la 
voie,  s'approcher  des  wagons,  nous  parler,  et  regarder  ces 
Français  réduits  h  l'impuissance.  » 

Mais,  dans  ces  campagnes  rhénanes,  les  témoins  ne  signa- 
lent nulle  hostilité,  au  contraire.  Le  colonel  Biottot  raconte 
que  dans  le  Palatinat,  comme  son  train  s'arrêtait  dans  une 
petite  gare,  il  se  pencha  h  la  portière  en  murmurant  :  «  Où 
sommes-nous?  »  Et  une  voix  lui  répondit  :  «  Dans  le  départe- 
ment du  Mont-Torinerre.  »  C'était  un  membre  de  la  Croix-, 
Rouge  de  la  région  qui  lui  offrait  ses  services.  Le  commandant 
Girard,  qui  ne  sait  pas  l'allemand,  mentionne,  lui  aussi, 
l'affluence  des  curieipc  qui  viennent  voir  passer  les  prison- 
niers :  ((  Pendant  les  arrêts,  beaucoup  montaient  sur  les 
marchepieds  pour  nous  regarder  de  plus  près  :  leurs  physio- 
nomies traduisaient  plutôt  la  tristesse  que  la  joie  arrogante  des 
vainqueurs.  »  G.  Masson  ne  s'attendait  pas  aux  marques  de 
sympathie  qu'il  a  constatées  :  «  Nous  recevions  des  petits 
pains  et  des  gâteaux.  On  nous  tendait  des  cigares  et  du  tabac. 
Parmi  ces  hommes  et  ces  femmes,  il  s'en  trouvait  même  qui 
nous  faisaient  part,  en  s'exprimant  en  français,  des  vœux  secrets 
qu'ils  faisaient  pour  le  succès  de  nos  armes.  »  L'accueil,  ajoute- 
t-il,  fut  tout  autre  sur  la  rive  droite,  au  delà  de  la  Wetzlar. 

Dans  les  villes,  les  sentimens  sont  les  mêmes.  Crefeld  est  le 
point  le  plus  septentrional  sur  lequel  nous  ayons  des  rensei- 
gnemens.  C'est  là  que  le  capitaine  Mège  a  séjourné  pendant 
plusieurs  mois,  et  il  y  a  travaillé  dans  une  fabrique.  II  vante 
l'humanité  des  habitans  qui  l'ont  traité  avec  beaucoup  de  bonté 
et  de  courtoisie  ;  le  fils  du  bourgmestre  lui  a  témoigné  une 
amitié  particulière;  à  plusieurs  reprises,  on  lui  a  demandé  de 
chanter  la  Marseillaise.  Le  capitaine  raconte  sèchement  et  n'ex- 
plique rien  :  il  faut  se  contenter  des  faits  tels  qu'il  les  rapporte. 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

Deux  au  moins  sont  intéressans.  Un  jour,  dans  une  brasserie, 
l'auteur  se  prit  de  dispute  avec  des  employe's  de  chemin  de  fer 
qui  injuriaient  la  France;  une  partie  des  assistans  se  déclara 
pour  lui  :  l'affaire  dégéne'ra  en  bagarre, avec  échange  de  coups. 
Le  lendemain  du  jour  où  l'armistice  fut  signé  à  Versailles, 
dit-il  encore,  une  cavalcade  parcourut  les  rues  de  Grefeld;  tous 
les  généraux  français  y  figuraient  avec  des  têtes  d'âne,  et  des 
inscriptions  outrageantes  accompagnaient  ces  exhibitions;  la 
cavalcade  fut  interrompue  par  une  bataille.  Ces  deux  scènes 
s'interprètent  très  facilement  :  les  employés  de  chemin  de  fer  et 
les  organisateurs  du  cortège  sont  des  Prussiens  immigrés;  leurs 
adversaires  sont  des  Rhénans  indigènes  blessés  dans  leurs  sen- 
timens  et  qui  défendent  la  France. 

La  ville  d'Aix-la-Chapelle  a  été  visitée  par  le  chanoine 
Guers.  En  1870,  voisine  comme  elle  l'est  du  pays  w^allon,  ancien 
chef-lieu  de  préfecture,  elle  n'a  encore  rien  de  germanique.  Les 
souvenirs  de  notre  domination,  déclare  le  témoin,  y  sont 
encore  plus  vivaces  qu'à  Cologne  :  les  habitans,  qui  parlent 
notre  langue,  s'intéressent  à  nos  soldats  et  font  tout  ce  qu'ils 
peuvent  pour  adoucir  leur  infortune.  Ils  font  même  parade  de 
leurs  sympathies  et  les  manifestent  si  bruyamment  que  plu- 
sieurs sont  incarcérés  par  les  ordres  de  Bismarck. 

Sur  Cologne,  les  documens  sont  beaucoup  plus  abondans. 
Cette  ville  a  été  traversée  par  le  chanoine  Guers  et  par  le  com- 
mandant Girard,  mais  c'est  aussi  là  que  le  colonel  Meyret  a 
passé  tout  le  temps  de  sa  captivité.  Le  premier  dépeint  les 
misères  du  camp,  où  la  consigne,  comme  presque  partout, 
était  draconienne.  Les  deux  autres  ont  circulé  librement  et 
sont  entrés  en  contact  avec  la  population,  stupéfaits  de  la 
réception  qui  leur  était  faite.  Il  y  avait  foule  à  la  gare  de  Co- 
logne quand  le  colonel  Meyret  y  a  débarqué.  «  Nous  fûmes 
étonnés,  écrit-il,  de  l'attitude  convenable  et  presque  respec- 
tueuse de  cette  multitude...  Des  habitans  s'approchaient,  et 
demandaient,  en  saluant,  si  nous  étions  les  combattans  de  Gra- 
velotte.  »  Quant  au  commandant  Girard,  il  voyage  avec  un 
petit  groupe  d'officiers,  arrive  jusqu'à  l'hôtel  sans  être  remarqué. 
Mais,  dès  qu'il  sort,  ses  camarades  et  lui  sont  entourés  par  un 
grand  nombre  de  jeunes  gens,  des  étudians,  qui  se  mettent  à 
chanter  la  Ma7'seillaise.  Immédiatement  les  gendarmes  accou- 
rent, arrêtent  ceux,  des  chanteurs  qu'ils  peuvent  saisir  et  les 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RUTN. 


605 


conduisent  en  prison.  «  Pendant  toute  la  dure'e  de  notre  capti- 
vité', les  e'tudians  nous  recherchèrent  au  risque  de  s'attirer  les 
rigueurs  de  l'autorité  et  firent  tout  leur  possible  pour  nous  être 
agréables.  »  Mais  l'auteur  ne  resta  pas  longtemps  à  Cologne  et 
fut  bientôt  envoyé  en  Westphalie. 

Quant  au  colonel  Meyret,  il  a  habité  chez  un  Rhénan  nommé 
Huberty.  Il  a  connu  toute  la  famille  et  ne  tarit  pas  d'éloges  sur 
ses  hôtes;  il  a  trouvé  chez  eux  un  haut  souci  des  convenances 
et  une  parfaite  délicatesse.  Puis,  en  ville,  il  a  fait  d'autres 
connaissances.  Un  soir,  dans  une  brasserie,  deux  bourgeois 
cossus  se  sont  approchés  de  lui,  et  le  plus  âgé  lui  a  dit  :  «  Je 
suis  M.  de  la  Motte-Fouqué;  ma  famille,  d'origine  française,  a 
été  forcée  de  s'expatrier  lors  de  la  révocation  de  l'Edit  de 
Nantes;  je  suis  devenu  Allemand,  mais  notre  cœur  bat  toujours 
pour  la  France.  Voulez-vous  nous  faire  l'honneur  de  prendre 
place  à  notre  table?  Monsieur  est  mon  ami.  Herr  Vilmahser  a 
longtemps  habité  Paris  et  aime  la  France.  »  Ces  braves  gens 
rendirent  de  grands  services  à  nos  officiers;  au  moment  de  la 
paix,  M.  de  la  Motte-Fouqué,  à  lui  seul,  leur  avait  prêté 
4  700  francs.  Plus  intéressante  que  ces  secours  délicats  fut  la 
déclaration  que  firent  un  soir  au  colonel  ses  deux  amis  :  «  Vous 
avez  dû  remarquer  que  la  population  a  accueilli  avec  respect 
ces  prisonniers  de  Metz...  Nous  avions  des  drapeaux  tricolores 
tout  prêts  pour  votre  arrivée,  car  il  y  a  encore  ici  beaucoup  de 
sympathies  pour  la  France  ;  mais  maintenant  la  grande  Alle- 
magne est  faite.  » 

Plus  au  Sud,  nous  rencontrons  les  deux  villes  de  Sarrelouis 
et  de  Trêves.  Le  capitaine  Mège  est  resté  fort  peu  de  temps 
dans  l'une  et  dans  l'autre,  mais  il  en  a  rapporté  des  impres- 
sions concordantes.  A  Sarrelouis,  nos  soldats  ont  été  conduits 
dans  une  immense  fabrique  :  les  femmes  sont  venues  au  can- 
tonnement en  procession,  chargées  de  tabac,  de  chocolat,  de 
foulards  qu'elles  distribuaient  aux  captifs.  A  Trêves,  même 
accueil,  et,  pour  commencer,  chaque  prisonnier  reçoit  un  tricot 
et  une  couverture.  La  ville  n'est  pas  éloignée  du  Luxembourg 
et  de  la  Belgique  ;  il  est  à  la  connaissance  du  capitaine  Mège 
que  beaucoup  de  ses  camarades  s'évadèrent  pendant  la  première 
nuit  et  qu'ils  y  furent  aidés  par  la  population  elle-même.  D'ail- 
leurs, nous  possédons  le  rapport  du  bourgmestre,  réimprimé  par 
le  plus  récent  historien  de  Trêves.   Ce  document  n'avoue  pas 


606  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  sentimens  français  des  habitans,  mais  il  nous  livre  deâ 
de'tails  si  précis  que  nous  sommes  pleinement  édifie's.  Le  pre- 
mier convoi  arriva  le  2  novembre,  avec  2  000  hommes.  Aussitôt 
les  Trévirois  accoururent,  portant  des  vivres  et  des  rafraîchis- 
semens.  Les  trains  se  succédèrent  :  le  cinquième  entra  en  gare 
à  trois  heures  du  matin.  Ceux  qu'il  contenait  étaient  destinés 
au  faubourg  d'Euren.  Pour  ne  pas  laisser  les  prisonniers,  dont 
beaucoup  étaient  malades,  passer  la  nuit  à  la  belle  étoile  sur  la 
terre  froide,  hommes  et  femmes  quittèrent  leurs  lits,  les  leur 
cédèrent,  et  se  mirent  en  devoir  de  préparer  des  provisions 
pour  leurs  hôtes,  sans  oublier  le  café  chaud  avant  le  départ. 
«  Par  les  paysans  venus  aujourd'hui  au  marché,  écrit  le  bourg- 
mestre, nous  avons  appris  que  les  mêmes  sympathies  se  sont 
manifestées  partout,  pour  chacun  de  ces  grands  et  nombreux 
convois,  à  Pfalzel,  Ehrang,  Quint,  et  dans  beaucoup  d'autres 
communes  de  l'Eifel.  » 

Reste  enfin  la  ville  de  Mayence.  Au  camp  d'internement,  la 
situation  est  la  même  qu'à  Coblence,  et  nos  soldats  y  souffrent 
beaucoup.  Mais,  ici  encore,  ce  sont  les  sentimens  de  la  popu- 
lation civile  qui  nous  intéressent.  Le  colonel  Biottot  a  noté  que 
les  Mayençais  regrettaient  manifestement  notre  défaite,  et  non 
pas  eux  seulement,  car  le  grand-duc  de  Hesse  vint  en  personne 
visiter  les  Français  et  leur  fit  servir  un  repas.  La  déposition 
la  plus  intéressante  est  celle  du  commandant  Girard  :  il  n'a 
guère  passé  qu'une  journée  dans  la  ville,  mais  il  a  logé  chez 
l'habitant.  A  la  porte  du  restaurant  où  il  est  entré  pour  dîner, 
il  a  rencontré,  parmi  la  foule  des  curieux,  un  monsieur  déjà 
âgé  qui  lui  a  tendu  sa  carte  :  «  E.  Stall,  Kapuzinerstrasse  22, 
offre  cordialement  l'hospitalité  à  un  officier  français.  »  Il  l'a 
suivi,  et  son  hôte  l'a  présenté  à  sa  femme  et  à  sa  fille  ;  celle-ci 
est  la  seule  de  la  famille  qui  sache  le  français,  mais  elle  le  parle 
très  bien.  La  conversation  s'engage,  et  la  réception  est  char- 
mante :  on  s'informe  de  la  famille  du  commandant  et  des 
misères  que  l'armée  a  subies  pendant  le  blocus  de  Metz  ;  la 
jeune  fille  sert  d'interprète.  «  Enfin,  écrit  l'auteur,  ces  trois 
aimables  personnes  voulurent  me  conduire  jusqu'à  ma  chambre, 
au  deuxième  étage.  M.  Stall,  un  flambeau  à  la  main,  ouvrait  la 
marche,  M°®  Stall  et  sa  fille  me  suivant  de  près.  Arrivé  sur  le 
palier,  mon  hôte  se  campa  fièrement  devant  une  grande  armoire 
à  deux  portes,  qu'il  me  montrait  du  doigt  d'un  air  mystérieux.... 


LA    RIVE    GAXTCHE    DU    RHIN. 


607 


Était-ce  là-dedans  qu'on  voulait  me  faire  coucher?  Mais  la 
jeune  fille  arriva  aussitôt  et  me  dit  :  Monsieur,  nous  comptions 
sur  ies  Français  pour  délivrer  Mayence-,  dans  cet  espoir,  papa 
avait  fait  confectionner,  en  cachette,  des  drapeaux  pour  pavoiser 
notre  maison  le  jour  de  votre  entrée!  Le  père  tira  de  sa  poche 
la  clef  de  l'armoire,  qu'il  ouvrit  à  deux  battans  :  elle  était 
bondée  de  drapeaux  tricolores...  » 

Nous  avons  tenu  à  reproduire  tous  ces  documens  dans  leur 
sécheresse  et  leur  nudité,  tels  qu'ils  nous  sont  rapportés  par 
nos  témoins.  Ceux-ci  sont  unanimes  dans  leurs  dépositions. 
En  quelque  lieu  qu'ils  aient  été,  à  Grefeld,  Aix-la-Chapelle, 
Cologne,  Coblence,  Sarrelouis,  Trêves,  Landau  et  Mayence,  du 
Sud  au  Nord,  de  l'Est  à  l'Ouest,  partout  sur  la  rive  gauche  du 
Rhin  ils  ont  constaté  les  mêmes  attentions  et  la  même  douleur 
de  notre  défaite.  Ces  drapeaux  en  particulier,  signalés  en  trois 
points  différens  du  territoire,  et  destinés  à  fêter  notre  prise  de 
possession,  permettent  de  conclure  à  un  mouvement  populaire 
extrêmement  profond  et  peut-être  concerté,  qui  avait  pour  but 
de  rendre  à  notre  domination  le  pays  tout  entier.  Signe  émou- 
vant sans  doute  de  la  reconnaissance  d'un  peuple  qui  avait 
participé  pendant  vingt  années  à  notre  vie  nationale,  qui  avait 
partagé  avec  nous  l'enivrement  de  la  période  révolutionnaire 
et  la  gloire  de  l'épopée  impériale.  Mais  aussi  preuve  très  évi- 
dente de  l'inhumaine  dureté  et  de  l'injustice  de  la  Prusse, 
puisqu'en  un  demi-siècle  de  travail  acharné  et  de  colonisation 
patiente,  elle  n'avait  réussi  ni  à  gagner  les  cœurs,  ni  même  à 
donner  une  âme  allemande  èi  ceux  dont  elle  était  maîtresse. 

Il  n'est  pas  niable  d'ailleurs  que  les  succès  de  nos  adver- 
saires n'aient  agi  sur  l'opinion.  A  Trêves,  au  mois  d'octobre  1870, 
des  bourgeois  de  la  ville,  parmi  lesquels  il  semble  bien  qu'il  y 
ait  eu  des  indigènes,  écrivirent  à  Bismarck  pour  lui  demander 
l'annexion  de  Metz  :  ils  faisaient  valoir  que  la  proximité  de  la 
frontière  faisait  planer  sur  la  contrée  le  risque  d'une  invasion, 
puis  aussi  que  les  Messins,  par  leurs  mœurs  et  leur  caractère, 
étaient  proches  parens  des  Trévirois.  Quoiqu'il  soit  d'expérience 
courante  que  tous  les  amis  ne  demeurent  pas  fidèles  dans  le 
malheur,  il  faut  cependant  observer  que  Trêves,  chef-lieu  de 
cercle,  était  par  cela  même  exposée  aux  progrès  de  la  propa- 
gande prussienne,  du  moins  dans  certains  milieux,  et  que  la 
présence  d'une  forte  garnison  y  était  la  source  de  gains  appré- 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciables.  Le  3  mars  1871,  lors  des  élections  au  Reichstag,  la 
ville  donna  en  effet  1  038  voix  au  candidat  libéral  Lantz,  l'un 
de  ceux  qui  avaient  signé  l'adresse  à  Bismarck,  contre  526  au 
D''  Thanisch,  candidat  du  Centre,  mais  ce  dernier  fut  élu  par 
une  grande  majorité  grâce  à  l'appoint  des  campagnes,  tou- 
jours rebelles. 

A  Worms,  la  commission  executive  du  conseil  municipal, 
peut-être  composée  surtout  d'immigrés,  envoya  au  chancelier 
un  titre  de  bourgeois  honoraire.  Elle  le  félicitait  d'avoir  rempli 
les  vœux  que  les  cœurs  allemands  formaient  pour  l'unité  et 
d'avoir  rattaché  à  l'Allemagne  des  provinces  qui  en  avaient  été 
séparées  pendant  des  siècles.  Elle  rappelait  que  Worms  avait 
subi  de  terribles  souffrances  du  fait  de  «  l'ennemi  héréditaire.  » 
Pourtant  Bismarck,  le  24  décembre  1870,  ne  remercia  que  par 
quelques  mots  presque  ironiques,  où  il  marqua  combien  une 
telle  amabilité  lui  semblait  nouvelle  :  «  Si  la  ville,  maintenant, 
en  présence  de  l'essor  de  la  nation  allemande,  comprend  l'im- 
portance de  cet  événement  et  en  témoigne  de  la  joie,  on  ne  peut 
y  voir  qu'un  signe  de  l'esprit  qui  anime  le  peuple  allemand.  » 

En  1871,  de  mars  à  juin,  les  troupes  rentrent  dans  leurs 
garnisons  rhénanes.  Elles  y  sont  reçues  selon  un  cérémonial 
qui  est  à  peu  près  le  même  pour  tout  l'empire.  Des  arcs  de 
triomphe  sont  dressés,  des  discours  saluent  les  héros  vainqueurs, 
des  acclamations  retentissent,  le  conseil  municipal  est  présent, 
les  cloches  sonnent,  les  canons  tirent  des  salves.  Que  les 
familles,  au  moment  où  leurs  fils  leur  sont  rendus,  se  sentent 
pleines  d'allégresse  ;  que  dans  le  peuple,  par  la  contagion  du 
bonheur,  l'optimisme  ce  jour-là  domine  ;  que  même  l'ivresse 
de  la  puissance  et  la  fierté  de  la  force  allemande  exaltent  quel- 
ques imaginations,  cela  est  plus  que  probable,  cela,  peut-on 
dire,  est  certain.  Mais  la  griserie  passe  et  la  joie  est  éphémère, 
car  Bismarck  réserve  aux  Rhénans  des  lendemains  douloureux, 
au  cours  desquels,  par  un  dernier  et  éclatant  retour,  nous  allons 
voir  briller  encore  une  fois,  vive  et  fidèle,  la  flamme  des  sym- 
pathies françaises. 

II.    —   LE-  KULTURKAMPF 

Cette  lutte  intérieure,  dont  M.  Georges  Goyau  ici  même  a 
fait  l'histoire,  se  présente  sous  des  apparences  assez  trompeuses. 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.  609 

Il  semble  qu'il  ne  s'agisse  que  d'une  querelle  religieuse,  tout 
au  plus  des  tentatives  faites  par  la  Prusse  et  l'empire  pour  éta- 
blir leurs  droits  de  police  et  imposer  leurs  règles  adminis- 
tratives. A  ce  compte,  d'autres  nations  auraient  connu  de  pareils 
différends.  Or,  le  débat  a  un  objet  bien  plus  haut  :  il  est  d'essence 
nationale.  «  Il  me  faut  dix  ans  pour  faire  l'Allemagne,  »  avait 
dit  Bismarck  en  1871.  Le  Kulturkampf  constitue  le  moyen 
même  par  lequel  il  espérait  obtenir  ce  résultat.  Il  est  dirigé 
avant  tout  contre  l'influence  française,  qu'il  a  pour  but 
d'anéantir. 

Une  lecture  des  Mémoires  de  Hohenlohe,  même  rapide, 
suffit  à  convaincre  que  leur  auteur,  pendant  son  ambassade 
à  Paris,  a  pour  mission  de  surveiller  de  très  près  les  hommes 
politiques  français  et  d'empêcher  qu'une  entente  ne  s'établisse 
entre  la  République  et  les  adversaires  allemands  du  nouvel 
Empire  :  il  fait  alterner  les  cajoleries  avec  les  menaces  voilées, 
et  il  est  à  l'affût  de  tous  les  retentissemens  que  peuvent 
éveiller  chez  nous  les  persécutions  de  Bismarck  contre  les 
catholiques.  S'il  est  d'autre  part  un  homme  bien  renseigné 
sur  les  tendances  et  les  buts  du  Kulturkampf,  c'est  assurément 
Sybel,  député  au  Landtag  de  Berlin  et  professeur  à  Bonn. 
Il  faut  voir  en  lui  l'un  des  plus  anciens  agens  de  la  Prusse 
sur  la  rive  gauche,  l'un  de  ces  savans  d'Etat  qui,  installés 
dans  leur  chaire  comme  à  un  poste  de  combat,  montèrent  la 
garde  au  Rhin  en  missionnaires  de  la  Kultur.  Il  est  le  fondateur 
du  Deutscher  Verein,  un  instrument  de  germanisation  destiné 
à  faire  disparaître  tout  ce  qui  subsiste  encore  de  welche  à 
l'intérieur  de  l'Empire,  une  entreprise  d'espionnage  dont  les 
ramifications  couvrent  tout  le  pays  rhénan.  En  1874,  il  écrit 
contre  le  catholicisme  un  factum  intitulé  la  Politique  cléricale 
au  xix'  siècle.  Ce  qu'il  reproche  aux  prêtres,  c'est  qu'ils  sont 
les  ennemis  de  la  Prusse  et  les  amis  de  la  France  :  «  C'était 
sans  doute  agir  politiquement,  avant  la  défaite  de  l'armée 
française,  que  de  ne  pas  se  laisser  émouvoir  par  l'hostilité 
cléricale;  mais,  après  l'écrasement  de  la  France,  c'est  un  devoir 
d'État  pressant  que  de  réduire  à  l'impuissance  l'adversaire  de 
notre  cause  nationale.  Jamais  lutte  défensive  n'a  été  plus 
légitime.  » 

D'ailleurs  Bismarck  lui-même  nous  a  dévoilé  le  secret  de 
sa  politique.  Le  30  janvier  1872,  il  répond  à  Windthorst.: 
TOME  xui.  ->  1917.  39 


610  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  parti  du  Centre,  affîrme-t-il,  cache  sous  son  étiquette 
confessionnelle  les  desseins  qu'il  nourrit  contre  l'Empire  et 
contre  la  Prusse;  il  se  renforce  de  protestans  qui  n'ont  de 
commun  avec  le  catholicisme  que  leur  inimitié  contre  la 
monarchie  des  Hohenzollern;  il  est  soutenu  *«  par  tout  ce  que 
l'on  peut  appeler  la  presse  française  antiallemande,  la  vieille 
presse  de  la  Confédération  du  Rhin  qui  a  endossé  l'habit  catho- 
lique. »  Le  6  mars,  il  revient  à  la  charge  :  ses  ennemis,  dit-il, 
ont  commencé  à  s'agiter  du  jour  où  la  Prusse  luthérienne 
a  pris  son  essor,  du  jour  où  ils  ont  entrevu  cette  possibilité 
qu'un  empire  protestant  s'établirait  en  Allemagne;  ils  ont 
laissé  paraître  leur  inquiétude  lorsque  l'Autriche  a  été  défaite, 
mais  ils  ont  perdu  définitivement  leur  calme  quand  la  France 
a  succombé.  A  l'appui  de  ses  dires,  il  lit  une  lettre  adressée  au 
roi  par  un  ambassadeur,  Arnim  sans  doute  :  «  S'il  m'est  permis 
d'exprimer  mon  opinion,  écrit  celui-ci,  je  n'ai  jamais  hésité 
à  croire  que  la  revanche  désirée  par  la  France  dût  être  préparée 
chez  nous  par  des  discordes  religieuses...  Une  bonne  partie 
du  clergé  catholique,  soumis  aux  directions  venues  de  Rome, 
est  au  service  de  la  politique  française.  » 

D'un  bout  à  l'autre  de  la  crise,  le  chancelier  reprend  ce 
thème.  Au  début  du  conflit,  la  guerre  confessionnelle  ne  pré- 
sente encore  aucun  danger  pour  l'Empire,  car  nous  nous 
remettons  à  peine  des  désastres  de  1870,  et  les  populations 
persécutées  ne  peuvent  compter  sur  notre  secours  immédiat.. 
Mais  peu  à  peu  le  Kulturkampf  s'aggrave;  de  Sarrebrùck 
à  Wesel,  les  prisons  s'emplissent  de  prêtres,  tandis  que  le 
parti  du  Centre  continue  de  braver  le  chancelier  et  que  le  pays 
rhénan  semble  sur  le  point  de  passer  à  la  révolte  ouverte.! 
Peu  à  peu  aussi  nous  reconstituons  notre  armée.  Si  cette 
renaissance  française  s'était  produite  après  la  soumission 
complète  des  ennemis  de  l'Empire,  elle  n'aurait  pas  inquiété 
Bismarck  :  mais  justement  elle  se  manifeste  à  l'instant  même 
où  le  conflit  est  à  l'état  aigu.  De  Paris,  Hohenlohe  trahit  son 
anxiété;  à  Berlin,  l'on  est  peu  rassuré.  C'est  alors  que  va 
commencer  la  manœuvre  suprême.  Le  13  janvier  1874,  dans 
un  entretien  avec  notre  ambassadeur,  le  chancelier  lui  demande 
que  notre  gouvernement  sévisse  contre  quelques  évoques,  et  il 
le  fait  avec  quelques  allusions  vagues  qui  visent  évidemment 
la  Bavière  et  la  vallée  du  Rhin  :  «  Les  attaques  qui  nous  viennent 


LA   RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.i 


611 


de  France,  dit-il,  ont  une  gravité  exceptionnelle,  parce  qu'elles 
agissent  sur  des  sentimens  mal  éteints  et  parce  qu'elles  sont  un 
encouragement  à  des  résistances  dont  nous  voulons  avoir  raison 
à  tout  prix.  »  Le  16,  la  Gazette  de  t Allemagne  du  Nord  écrit 
que  la  France  doïl  rompre  avec  l'ultramontanisme  si  elle  veut 
réellement  la  paix.  La  pensée  du  chancelier  est  donc  très  claire  : 
ou  bien  les  catholiques  allemands  se  soumettront,  ou  bien 
nous  devrons  subir  nous-mêmes  une  guerre  préventive  d'où 
nous  sortirons  si  meurtris  que  personne  ne  pourra  plus 
jamais  espérer  en  notre  secours.  En  mars  1875,  l'ambassadeur 
Hohenlohe  vient  dire  au  duc  Decazes  que  l'Allemagne  consi- 
dère nos  armemens  comme  une  menace  pour  elle,  et,  le  8  avril, 
la  Post  lance  son  fameux  article  :  «  Krieg  in  Sicht?  La  guerre 
est-elle  prochaine?  »  L'alarme  dure  jusqu'en  juin,  et  seule 
l'intervention  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  détourne  l'orage. 
Mais  Bismarck  ne  renonce  pas  tout  à,  fait  à  la  solution  qu'il  a 
entrevue,  et  il  compte  bien  recourir  aux  armes  si  jamais  l'Europe 
se  désintéresse  de  notre  sort.  Pendant  toute  la  durée  du  Kultur- 
kampf  ses  journaux  parlent  pour  lui  :  lors  du  16  mai  encore, 
ils  estiment  que  le  ministère  de  Broglie,  par  sa  politique  cléri- 
cale, conduit  tout  droit  à  la  guerre. 

Il  importe  de  se  demander  si  les  hommes  d'Etat  prussiens, 
au  cours  de  cette  lutte  si  brutalement  conduite,  n'ont  pas  été 
victimes  d'une  hallucination  collective.  Or  il  apparaît  bien 
qu'ils  ne  se  sont  pas  trompés.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire 
l'histoire  de  la  persécution  dans  la  vallée  du  Rhin,  mais  bien 
de  dire  quelle  a  été  la  résistance.  Dans  la  coalition  catholique 
qu'il  combat,  Bismarck  démêle  vite  que  les  élémens  les  plus 
agissans  sont  les  Rhénans,  pour  ne  point  parler  des  Bavarois, 
des  Polonais  et  des  Alsaciens-Lorrains.  Il  ne  lui  échappe  pas 
que  leur  catholicisme  s'est  exaspéré  du  jour  où  la  France  a  été 
battue,  comme  s'ils  voulaient  fortifier  jeur  opposition  en  la 
couvrant  de  la  haute  autorité  du  pape,  mais  sans  en  modifier 
la  direction.  Avant  1870,  ils  votaient  généralement  pour  des 
libéraux,  parce  que  ces  libéraux,  par  leur  action  parlementaire, 
tendaient  à  affaiblir  la  force  prussienne.  Mais,  dès  le  1®'  octo- 
bre 1870,  par  une  lettre  écrite  au  chancelier,  Ketteler  avait  fait 
connaître  que  l'annexion  de  l'Alsace-Lorraine  inquiétait  les 
fidèles  de  l'Église  romaine  et  qu'ils  craignaient  de  voir  s'ouvrir 
«  une  ère  de  malveillance  religieuse  pouvant  aller  jusqu'à  des 


612  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

essais  de  protestantisation.  »  Les  Rhénans  aussitôt  s'étaient 
rangés  derrière  l'évêque  de  Mayence,  montrant  qu'ils  consi- 
déraient Sedan  comme  un  second  Sadowa.  En  1871,  comme 
le  parti  libéral  s'est  rallié  au  gouvernement,  ils  élisent  en 
grand  nombre  des  catholiques.  Aux  élection?  de  1874,  ce  mou- 
vement s'accentue;  les  derniers  démocrates  sont  balayés  dans 
les  grandes  villes  où  ils  se  maintenaient  encore,  à  Essen, 
Grefeld,  Coblence,  Dùsseldorf,  Bonn,  Aix-la-Chapelle  et  Cologne; 
leurs  adversaires  obtiennent  de  grandes  majorités.  Fait 
significatif  assurément,  mais  qui  n'est  pas  le  seul  que  l'on 
puisse  constater.  Et  en  effet,  tandis  qu'avant  1871  il  n'y  avait 
pas  plus  de  quatre  ou  cinq  journaux  catholiques  dans  le  royaume 
de  Prusse,  le  nombre  s'élève  en  1874  à  120  quotidiens,  dont  85 
pour  le  pays  rhénan.  Enfin  l'on  sait  à  Berlin,  où  l'attitude  des 
particularistes  bavarois  cause  des  appréhensions,  que  ceux-ci 
ont  partie  liée  avec  les  mécontens  de  l'Ouest,  que  les  évêques 
ou  archevêques  de  Munich,  Spire,  Mayence,  Cologne  et  Trêves 
marchent  en  étroit  accord  :  on  constate  le  va-et-vient  perpétuel 
des  chefs  du  Centre  entre  les  deux  pays,  à  l'occasion  des 
congrès,  colloques,  meetings  et  réunions  protestataires  qui 
entretiennent  l'agitation. 

Pour  se  rendre  compte  des  tendances  du  mouvement  catho- 
lique, ce  ne  sont  pas  les  débats  parlementaires  qu'il  faut  lire, 
car  les  députés  du  parti  affirment  toujours  leurs  sentimens 
allemands,  en  usant  de  ces  mots  vagues  qui  ne  les  engagent 
pas.  Ce  qu'il  faut  connaître,  c'est  ce  qu'impriment  les  journaux, 
c'est  tout  ce  qui,  sous  une  forme  quelconque,  nous  révèle  la 
pensée  profonde  des  masses.  Alors  le  grand  conflit  se  présente 
sous  son  véritable  aspect  :  il  est  anti-unitaire,  anti-prussien  et 
francophile.  Dès  1872,  ce  triple  caractère  apparaît.  Le  8  juillet 
de  cette  année-là  se  fonde  à  Mayence  Y  Association  des  catho- 
liques allemands,  présidée  par  le  baron  F.  de  Loë,  un  Rhénan, 
et  dont  le  comité  directeur  se  compose  de  Rhénans,  de  West- 
phaliens  et  de  Bavarois.  A  peine  constituée,  elle  lance  un  appel 
ainsi  conçu  :  «  L'Allemagne  catholique  passe  par  des  épreuves 
auxquelles  ne  pouvaient  s'attendre  les  fils  soumis  de  l'Eglise, 
qui  ont  versé  leur  sang  dans  les  batailles  de  la  dernière  guerre. 
Ils  ont  fait  des  expériences  qui  ont  provoqué  des  tons  discordans 
dans  les  allégresses  triomphales  du  nouvel  Empire  allemand.  » 
Déjà  la  déclaration  est  très  nette  :  les  fidèles  de  l'Eglise  romaine 


LA   RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.i  613 

manifestent  leur  aversion  pour  l'édifice  construit  par  Bismarck.i 
La  Reichszeitung  de  Bonn  renche'rit  encore  et  menace.  «  Sur 
les  ruines  de  l'Etat  moderne,  l'Eglise  construira  un  nouvel  ordre 
de  choses,  comme  elle  l'a  fait  lors  de  la  dissolution  de  l'Empire 
romain.  » 

Lorsque  le  chancelier  a  réuni  l'Allemagne  sous  le  sceptre 
des  HohenzoUern,  il  a  voulu  faire  disparaître  toutes  les  oppo- 
sitions locales.  Mais  voici  que  Ketteler  prend  la  plume  pour 
sauver  l'existence  de  ce  que  Bismarck  veut  détruire.  Eh  1873, 
dans  un  manifeste  oii,  par  une  précaution  d'habile  avocat,  il 
concède  que  le  particularisme  doit  admettre  une  puissance 
impériale  forte  et  pleine  de  vie,  il  se  fait  le  défenseur  de  ce 
particularisme.  Il  le  nomme  «  un  lien  de  fidélité  et  d'amour,  » 
un  signe  d'attachement  au  pays  natal,  à  la  vieille  tribu  germa- 
nique dont  on  fait  partie,  un  témoignage  d'affection  pour  les 
anciennes  coutumes  et  tout  ce  qui  est  spécial  à  la  province  où 
l'on  a  vu  le  jour;  chaque  région  doit  avoir  le  droit  de  gouverner 
comme  elle  le  veut  ses  propres  affaires  et  de  se  refuser  à  une 
centralisation  qui  est  la  mort  de  l'âme  :  autant  de  propositions 
qui  sentent  la  révolte  et  dont  on  ne  peut  croire  qu'elles  n'aient 
été  pesées  soigneusement  par  leur  auteur. 

Voilà  donc  quel  est  le  premier  point  du  programme  anti- 
prussien. Il  s'agit,  on  s'en  est  rendu  compte,  de  ruiner  l'œuvre 
de  1871  et  de  rendre  à  l'Allemagne  sa  liberté  d'autrefois.  Comme 
les  maîtres  du  moment  sont  luthériens,  la  guerre  se  développe 
sur  le  terrain  confessionnel,  mais  elle  est  bien  une  guerre  poli- 
tique :  «  Si  l'Etat,  écrit  Conrad  von  Bolanden,  traite  en  ennemie 
ou  tente  d'opprimer  l'Eglise  catholique,  la  conséquence  natu- 
relle en  sera  que  les  catholiques  allemands  s'uniront  à  un 
protecteur  étranger  contre  l'empereur  protestant  d'Allemagne.  » 
Or,  ce  protecteur  étranger,  J.  J.  Lindau  le  désigne  publique- 
ment dans  une  réunion  tenue  à  Mayence  en  1872  :  il  s'appelle 
la  France.  Les  prélats  assemblés  le  20  septembre  à  Fulda,  sous 
la  présidence  de  l'archevêque  de  Cologne,  le  laissent  également 
entendre  :  u  La  lutte  contre  Rome,  déclarent-ils  dans  leur 
protestation  solennelle,  est  une  explosion  du  criminel  orgueil 
produit  par  les  victoires  remportées  sur  la  France.  »  En  d'autres 
termes,  la  grande  puissance  catholique  vaincue  à  Sedan  laissait 
par  sa  défaite  le  champ  libre  à  l'oppression  prussienne.  Bismarck 
i^e   commettait  donc  aucune  erreur  quand    il  prétendait    que 


614  RETUB    DES   DEUX   MONDES.^ 

cette  pensée  était  bien  celle  des  ennemis  de  l'Empire  :  lé  second 
poifiit  de  leur  programme  est  en  effet  la  conséquence  logique 
du  premier. 

Que  la  résistflince  au  Kulturkampf  soit  la  dernière  réaction 
violente  de  l'ancienne  Allemagne  française  contre  des  maîtres 
abhorrés,  cela  se  marque  bien  plus  encore  pendant  les  années 
où  le  conflit  va  atteindre  son  maximum  d'intensité.  Après  les 
incidens  d'Emmerich,  après  l'émeute  d'Eâsen,  pendant  laquelle 
le  sotis-préfet  est  lapidé,  et  dont  le  gouVérTtement  ne  se  rend 
maître  qu'au  bout  de  qttarante-huit  heures,  grâce  à  l'interven- 
tion de  huit  compagnies  d'infanterie^  les  esprits  se  montent 
sur  lai  rive  gauche  du  Rhin,  oii  le  schisme  vieux^catholique  est 
considéré  comme  une  véritable  trahison,  et  l'effervescence  revêt 
un  caractère  anti-prussien  très  accentué.  Le  peuple,  raconte 
Sybel  dans  son  discours  au  Landtag  du  8  mai  4874,  est  per- 
suadé que  Bismarck  Vâ  fermer  toutes  les  églises  I©  18  du  même 
mois  et  qu'il  emprisorinera  aussitôt  les  catholiques  qui  refuse- 
ront de  se  faire  protestans  :  mais  dans  le  cercle  de  Sarrebrijck, 
l'opinion  se  «oiisole,  car  on  sait  de  source  certaine  que,  quinze 
jours  après,  les  Français  arriveront  et  rétabliront  la  religion 
dans  ses  droits  :  cet  heureux  événement  doit  se  produire  exac- 
tement le  4*'  jîiin.  Dès  4872,  la  population  rhénane  a  mani- 
festé contré  la  fête  commémorative  de  Sedan,  et,  le  2  sep- 
tembre, le  clergé  a  organisé  des  processions  pouf  protestef 
ootitre  les  réjouissàriées  prussierines.  En  4874,  après  que  le 
Centré  a  Voté  contre  la  loi  militaire  présentée  au  Reichstag,  le 
mouvement  ânti-impériàl  et  francophile  éclate  avec  tiiié  vigueur 
inattendue. 

Cette  fois,  ce  sont  lès  évéqUes  qui  commandent,  et  OU  Imt 
obéit.  Ils  défendent  aux  fidèles  d©  célébrer  la  victoite  remportée 
sur  la  France,  sur  là  vieille  protectrice  qui  seule  représente  le 
salut.  Le  9  août,  k  Mayence,  Ketteler  publie  sa  Circulaire 
éôMernant  la  fête  de  Sedati  :  u  Le  parti  qui  en  est  TinVènteur, 
écrit-il,  est  celui-là  même  qui  lîiène  le  combat  contre  lé  chfis^ 
tianisme  et  l'Eglise  catholique.  Si  donc  il  ej^ige  avec  Une  impé-- 
tuosité  particulière  que  la  religion,  cette  religion  dont  il  àé 
montre  par  ailleurs  peu  âôiicieux,  participe  à  la  eéfémoftie,  il 
est  évident  qU'il  ne  le  fait  pas  par  piété.  Il  célèbre  ainsi  bîëft 
moins  les  succès  du  peuple  allemand  sur  la  France  que  ses 
ptoprds  succès  sut  l'Église  catholique.  Il  veut  la  contraindre  à 


LA   RIVg    GAUOHÈ    DU    RHIN.t  615 

figurer  dans  cette  fête,  et  elle  doit  jubiler  sur  ses  propres  bles- 
sures. Sous  le  prétexte  que  nous  manquons  de  senti  mens 
patriotiques  dont  il  sait  la  force,  il  veut  nous  contraindre  à 
nous  atteler  à  son  char  de  triomphe.  »  Le  coup  droit  est  porté, 
et  il  est  terrible,  malgré  les  prudentes  affirmations  de  loyalisme 
allemand  que  Ketteler  ne  néglige  pas  ;  il  atteint  le  gouverne-i 
ment  berlinois,  où  nul  n'ignore  que  Tévêque  de  Mayence,  en 
relations  avec  Dupanloup,  a  soutenu  autrefois  la  politique 
française  de  Dalwigk. 

Donc  Ketteler  refuse  ses  prêtres;  il  refuse  ses  cloches;  il 
repousse  la  demande  du  général  commandant  la  place,  qui 
voudrait  disposer  des  tours  de  la  cathédrale  pour  y  faire  jouer 
un  choral  par  une  musique  militaire.  L'archevêque  de  Munich, 
l'évêque  de  Spire  suivent  son  exemple.  Les  journaux  du  Centre 
font  écho  :  les  catholiques  ne  célébreront  pas  Sedan,  «  jour  de 
deuil  et  non  pas  jour  de  joie,  »  qui  a  été  le  signal  de  la  lutte 
contre  la  religion  romaine.  Le  ministère  de  Bismarck  pourtant 
ne  recule  pas,  et  il  emploie  même  la  contrainte  :  dans  la  vallée 
du  Rhin,  il  change  la  date  des  vacances  scolaires;  elles  com- 
menceront seulement  après  le  2  septembre,  et  les  élèves,  par 
voie  d'autorité,  seront  ainsi  forcés  de  fêter  la  victoire  prus-i 
sienne;  ils  ne  devront  pas  rester  ce  jour-là  dans  leurs  classes, 
leurs  maîtres  leur  feront  traverser  les  villes,  les  mèneront  à  la 
campagne  et  les  feront  chanter.  La  cérémonie  officielle  a  donc 
lieu,  avec  revue  des  troupes,  mais  l'atlitude  de  la  population  est 
la  même  dans  le  pays  rhénan  qu'à  Strasbourg  et  en  Alsace.! 
Seuls,  les  milieux  prussiens  pavoisent  Mayence,  les  habitans 
ont  arboré  à  leurs  fenêtres  leurs  feuilles  de  contributions  en 
protestation  contre  l'Empire  ;  dans  la  vallée  de  la  Moselle,  ils 
ont  exposé  non  pas  des  drapeaux,  mais  de  vieux  balais.  L'année 
suivante,  à  la  même  date,  les  mêmes  scènes  se  reproduisent, 
avec  les  mômes  abstentions  et  les  mêmes  divisions.  Ketteler 
lui  aussi  récidive  :  Sedan,  dit-il,  est  un  «  jour  de  deuil  et 
d'humiliation.  » 

Nous  sommes  en  1875  ;  des  prêtres  sont  arrêtés  et  jetés  dans 
des  cachots  :  la  terreur  règne  dans  le  pays  rhénan.  A  Cologne, 
un  beau  matin,  les  trois  cent. vingt  et  une  rues  de  la  ville  sont 
tapissées  de  l'affiche  suivante  :  «  Les  évêques  maintenant  sont 
en  prison.  — ■  On  pendra  le  roi,  — -  on  brûlera  Bismarck;  — . 
alors,  la  religion   reviendra   chez  nous.    »  La  police    aussitôt 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

promet  une  prime  de  3  000  thalers  à  celui  qui  dénoncera  le 
coupable,  et  se  met  en  devoir  de  gratter  l'affiche  séditieuse. 
La  nuit  suivante,  des  mains  inconnues  en  apposent  une  nou- 
velle, qui  reproche  au  chancelier  l'indemnité  de  guerre  pré- 
levée sur  nous.  «  Avec  tes  cinq  milliards,  tu  n'as  pas  assez 
d'argent  pour  payer  celui  qui  a  fait  cela.  » 

Pour  répondre  au  congrès  vieux-catholique  de  Bonn,  favo- 
risé par  le  ministère  berlinois,  les  évêques  organisent  le 
28  juillet  de  grandes  fêtes  à  Mayence,  LUnivers  est  le  seul 
journal  parisien  qui  y  soit  représenté.  Son  correspondant 
assiste  aux  réunions  et  entend  tous  les  discours,  dont  l'un,  pro- 
noncé par  le  baron  de  Loë,  paraît  avoir  produit  sur  lui  une 
très  vive  impression.  Mais  il  ne  le  résume  pas.  «  Vos  lecteurs, 
écrit-il,  me  le  pardonneront.  Ils  savent  trop  bien  qu'il  y  a  des 
choses  que  M.  de  Bismarck  est  forcé  d'écouter  en  Allemagne, 
mais  dont  la  presse  française  ne  saurait  parler  sans  commettre 
le  crime  de  lèse-majesté  française,  en  donnant  un  sujet  de 
plainte  aux  puissans  de  Berlin.  »  Ces  lignes  suffisent  poqrtant 
pour  que  l'on  devine  ce  que  Loë  a  pu  dire. 

Les  fêtes  du  28  juillet  ont,  d'autre  part,  permis  au  haut 
clergé  de  mûrir  un  projet  que  la  presse  fait  bientôt  connaître  : 
l'archevêque  de  Cologne,  les  évêques  de  Mayence  et  de  Munster 
combinent  un  grand  pèlerinage  rhénan  et  westphalien.  Les 
fidèles  qui  y  prendront  part  sous  la  conduite  du  comte  de  Stol- 
berg  iront  à  Paris  déposer  un  ex-voto  dans  la  chapelle  de 
Notre-Dame  des  Victoires,  et  de  là  ils  se  rendront  à  Lourdes 
pour  y  porter  leur  offrande,  une  bannière  magnifiquement 
brodée,  représentant  en  grandeur  naturelle  saint  Boniface,  le 
patron  de  l'Allemagne  catholique.  A  Berlin,  le  coup  est  très 
vivement  ressenti,  surtout  étant  donné  qu'il  succède  au  refus 
de  célébrer  la  fête  de  Sedan.  A  Paris,  où  l'on  se  remet  à  peine 
de  l'alerte  de  mars,  l'initiative  des  évêques  suscite  une  bien 
compréhensible  anxiété.  D'après  Vltalienische  allgemeine  Cor- 
re'>7?onâ^(?n;:,  l'ambassadeur  français  auprès  du  Vatican  demande 
au  cardinal  Antonelli  d'interdire  le  pèlerinage,  mais  se  heurte 
à  une  fin  de  non-recevoir.Sur  une  nouvelle  intervention  directe 
du  duc  Decazes  auprès  du  Pape,  celui-ci  charge  l'archevêque  de 
Cologne  de  donner  des  instructions  spéciales  à  Stolberg.  Alors, 
l€s  organisateurs  proposent  de  modifier  le  programme  :  les 
fidèles  se  réuniraient  d'abord  à  Paray-le-Monial  et  se  dirige- 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


647 


raient  ensuite  vers  Lourdes.  On  assure  aussi  que  Decazes  aurait 
proposé  de  barrer  la  frontière,  mais  que  Berlin  aurait  décliné 
cette  offre,  en  constatant  que  le  gouvernement  français  n'entrait 
pour  rien  dans  cette  manifestation  politique.  Toutes  ces  négo- 
ciations sont  assez  obscures,  mais  il  est  certain  qu'une  pression 
fut  exercée  sur  les  pèlerins.  Ils  traversèrent  bien  Paris,  mais 
ils  le  firent  sans  bruit  et  se  rendirent  à  Notre-Dame  des  Vic- 
toires sans  aucune  ostentation  ;  ils  y  furent  seulement  copieu- 
sement insultés  par  une  bande  de  protestans  allemands  qui  les 
y  attendaient,  et  qui,  par  leurs  injures,  témoignèrent  de  la 
colère  prussienne. 

Pour  venir  à  bout  de  l'opposition  particulariste  des  catho- 
liques allemands,  Bismarck  comptait  qu'il  lui  fallait  encore 
une  fois  vaincre  leur  alliée  naturelle,  la  France.  Ses  premières 
tentatives  pour  nous  jeter  dans  le  Kulturkampf  datent  de  1873. 
A  partir  de  ce  moment,  Hohenlohe  déploya  tous  les  artifices  de 
sa  diplomatie  pour  provoquer  l'évolution  attendue  :  il  montrait 
une  Allemagne  conciliante,  si  le  gouvernement  français  se  déci- 
dait à  mater  les  «  ultramontains;  »  au  contraire,  s'il  se  laissait 
entraîner  par  eux,  la  paix  demeurerait  précaire.  Il  n'y  a  rien  à 
changer  ici  aux  démonstrations  de  M.  Georges  Goyau.  Les  pre- 
mières élections  républicaines  sont  de  1876  et  provoquent  les 
commentaires  favorables  des  journaux  bismarckiens.Au  16  mai, 
ils  redoutent  une  victoire  de  la  Droite  et  ils  agitent  le  spectre 
de  la  guerre  :  les  députés  adversaires  du  maréchal  emboîtent 
le  pas  avec  docilité.;  Dès  le  17  mai,  Gambetta  donne  le  mot 
d'ordre  :  «  Les  menées  cléricales  ne  sauraient  nous  amener  que 
la  guerre,  »  mais  déjà,  quelques  jours  avant,  il  a  lancé  la  for- 
mule célèbre  :  «  Le  cléricalisme,  voilà  l'ennemi!  » 

Sous  couleur  de  libéralisme,  l'entente  s'établissait  donc 
entre  la  France,  l'Allemagne,  et  aussi  l'Italie.  Bismarck,  chef 
de  cette  coalition,  remportait  un  succès  qui  lui  assurait  la 
consolidation  de  l'Empire.  Les  élections  ramenèrent  à  la 
Chambre  les  363,  et  Mac-Mahon,  sans  se  démettre,  se  soumit. 
Ce  n'était  pas  assez  pour  le  chancelier.  A  l'ancienne  Allemagne 
française  il  eût  voulu  montrer  sa  protectrice  d'autrefois  sur 
l'étape  même  de  l'abdication.  Au  mois  d'octobre  1877,  il  lit 
répéter  par  l'un  de  ses  agens  à  Paris,  Henckel  de  Donnersmarck, 
que  la  paix  serait  assurée  si  la  France  renonçait  à  soutenir  le 
catholicisme,  et  il  le  chargea  de    proposer   à  Gambetta   une 


618  BEVUE    DES    DEUX   MONDES^ 

entente  sur  le  terrain  anticle'rical.  Henckel  de  Donnersmarck 
fit  savoir  qu'il  ne  lui  serait  pas  impossible  d'amener  Gambetta 
à  Varzin.  C'est  en  avril  1878  que  l'homme  qui  avait  été  pen- 
dant la  guerre  l'âme  de  la  Défense  nationale  se  vit  offrir  cette 
entrevue.  Il  accepta  le  23,  puis,  au  dernier  moment,  il  recula 
et  ne  partit  pas. 

Mais  l'impulsion  était  donnée.  A  partir  de  ce  moment,  la 
République  s'engagea  de  plus  en  plus  dans  les  voies  de  l'anti- 
cléricalisme :  le  fameux  article  7  et  les  décrets  de  1880  sont 
présens  à  toutes  les  mémoires.  Il  n'est  pas  niable  que  la 
France,  dans  cette  période  qui  suivit  le  traité  de  Francfort,  ne 
se  soit  trouvée  aux  prises  avec  d'énormes  difficultés.  Pourtant, 
quels  qu'aient  été  les  dangers  auxquels  elle  était  exposée  du 
dehors,  il  est  certain  qu'elle  a  délibérément  sacrifié  les  intérêts 
de  sa  politique  extérieure  à  ceux  de  sa  politique  intérieure, 
abandonnant  ainsi  les  restes  d'une  clientèle  nombreuse,  qui 
avait  mis  en  elle  son  dernier  espoir,  et  que  sa  défection  déçut 
cruellement. 

On  a  dit  que  le  chancelier  était  sorti  du  Kulturkampf  en 
vaincu.;  Oui,  sur  le  terrain  religieux  :  mais  c'est  là  sans  doute 
qu'une  défaite  lui  importait  peu.  Sa  grande  victoire,  il  l'obte- 
nait dans  le  domaine  politique  :  c'était  la  seule  qu'il  eût  désirée 
passionnément.  Sans  canons,  ni  fusils,  ni  baïonnettes,  il  venait 
d'ajouter  à  Sedan  un  complément  très  appréciable,  en  brisant 
l'offensive  des  particularismes  allemands  et  la  résistance  rhé- 
nane :  le  temps  ferait  le  reste.  En  1880,  Gambetta  pouvait  bien 
de  nouveau  se  montrer  inconciliable  et  parler  de  la  «  justice 
immanente.  »  Ce  n'étaient  plus  là  que  des  déclamations  sans 
danger,  puisque  la  France  avait  renoncé  aux  alliances  qu'elle 
possédait  à  l'intérieur  de  l'Empire.  La  première  collaboration 
du  Centre  avec  Bismarck  date  de  1879;  l'entente  s'accentua  de 
jour  en  jour,  tandis  que  le  pape  cédait  aux  avances  que  Berlin 
lui  prodiguait.  Il  reste  à  savoir  pour  quelles  raisons  la  rive 
gauche  du  Rhin  se  laissa  peu  à  peu  conquérir  par  la  Prusse  et 
l'Allemagne  impériale,  à  dire  ce  qui  restait  du  prestige  de  la 
France,  au  début  de  la  présente  guerre,  chez  des  populations 
dont  l'àme  même  nous  avait  appartenu. 


LA   RIVE    GAUGHÉ    DU    RHINa  619 


III.  —  î,'organisati6n  de  la  conquête 

Dans  cette  valle'e  rlie'nane,  si  profondément  francisée,  ce  fut 
la  bourgeoisie  des  villes  qui  se  rallia  la  première,  et  le  mouve- 
ment commença  dès  les  premières  années  du  Kulturkampf.i 
Berlin  sut  provoquer  les  dévouemens  et  les  récompenser  quand 
ils  s'otfraient.  Le  fils  de  Hausemann  fut  anobli  en  4872.  Le 
docteur  Becker,  d'Elberfeld,  qui  avait  été  condamné  pour  avoir 
pris  part  aux  mouvemens  insurrectionnels  de  1848,  der  rotlie 
Becker,  Becker  !e  Rouge,  devint  premier  bourgmestre  de 
Cologne  et  membre  de  la  Chambre  des  Seigneurs.  Les  manifes-^ 
tations  de  loyalisme,  d'abord  organisées  officieusement,  tinrent 
l'opinion  en  haleine.  En  1875,  un  comité  de  Dortmund  ouvrit 
un  concours  pour  la  composition  d'un  hymne  en  l'honneur  de 
Bismarck,  et  cet  hymne  fut  exécuté  pour  la  première  fois  à 
Diisseldorf,  le  22  octobre  1876.  La  ville  de  Cologne,  en  1875, 
nomma  le  chancelier  bourgeois  honoraire  et  lui  éleva  une 
statue.  L'année  suivante,  elle  célébra  par  de  grandes  fêtes 
l'achèvement  de  sa  cathédrale  ;  en  présence  de  l'empereur 
Guillaume  I®^  un  poète  poméranien,  T.  Scherenberg,  affirma 
en  vers  pompeux  que  les  destinées  de  la  cathédrale  et  celles  de 
TAllemagne  étaient  conjointes. 

Ce  n'était  encore  qu'un  début,  et  la  conquête  morale  du 
pays  rhénan  ne  pouvait  se  faire  du  jour  au  lendemain.  La  pénér 
tration  de  l'idée  impériale  et  prussienne  fut  lente  :  elle  s'opéra 
cependant.  En  1830,  en  1840,  en  1848,  en  1866,  nous  avions 
reculé  devant  l'effort  nécessaire;  en  1870,  nous  avions  été 
battus.  Les  derniers  espoirs  s'évanouirent  pendant  le  Kultur- 
kampf  :  il  semblait  bien  que  nous  eussions  quitté  le  Rhin  pour 
toujours,  et  il  eût  été  chimérique  de  prévoir  notre  retour^ 

Puis  les  formes  de  l'administration  prussienne  et  les  insti- 
tutions allemandes  avaient  été  progressivement  substituées 
aux  nôtres,  selon  un  plan  longuement  suivi  et  que  la  bureau- 
cratie berlinoise  n'abandonna  jamais.  Les  derniers  vestiges  du 
Concordat  napoléonien  s'effacèrent  en  1873,  quand  fut  pro- 
mulguée la  loi  du  11  mai,  qui  annulait  la  distinction  jusque-là 
maintenue  entre  les  curés  inanjovibles  et  les  desservans.  Le 
système  des  impôts  n'avait  plus  rien  de  français.  Nos  codes 
avaient  disparu   l'un  après   l'autreii  Notre  organisation  judi- 


620  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ciaire  ne  laissa  plus  de  traces  à  partir  de  1877  :  cette  année-là, 
la  Cour  d'appel,  anciennement  établie  par  nous  à  Trêves, 
transférée  à  Cologne  en  1815,  cessa  d'exister  et  fut  remplacée 
par  un  Oberlandesgericht. 

L'école,  dans  la  transformation  dé  l'esprit  public,  joua  un 
rôle  considérable.  L'Université  de  Bonn  continua  la  tâche  qu'on 
lui  avait  assignée  de  convertie  l'opinion  à  la  domination  prus- 
sienne. On  sait  quelle  propagande  y  a  faite  Sybel.  Ses  collègues 
l'ont  bien  soutenu  dans  sa  besogne  et  n'ont  jamais  refusé  leur 
concours  à  la  politique  du  gouvernement.  A  l'Université  de 
Bonn  on  avait  adjoint  deux  écoles  techniques  supérieures, 
l'une  à  Aix-la-Chapelle,  l'autre  à  Cologne.  Il  sortait  de  tous  ces 
instituts  scientifiques,  lai'gement  entretenus,  des  médecins, 
des  négocians,  des  ingénieurs,  des  avocats,  des  administra- 
teurs, des  professeurs,  des  prêtres  même,  qui  avaient  reçu 
l'empreinte  de  l'éducation  nationale  selon  les  formules  prus- 
siennes. 

A  tous  les  degrés,  l'œuVre  poursuivie  par  l'école  était  la 
même  :  on  pétrissait  puissamment  les  cerveaux  et  on  leur 
inculquait  l'admiration  de  la  grande  Allemagne,  de  sa  puis- 
sance et  de  son  génie,  avec  le  soin  méthodique  qui  présidait 
également  aux  offensives  commerciales.  L'enseignement  pri- 
maire déployait  dans  cette  tâche  peut-être  plus  d'activité  encore 
que  les  autres,  car  il  avait  pour  mission  de  former  des  soldats 
et  de  donner  une  âme  à  cette  armée  qui  soutenait  l'édifice 
impérial.  L'instituteur  agissait  par  le  lied  patriotique,  et  sa 
parole  exaltait  les  souvenirs  de  1870,  des  grandes  victoires  qui 
avaient  permis  de  fonder  l'Empire  si  fécond  en  bienfaits,  don 
béni  des  Hohenzollern  autrefois  si  détestés.  Devenu  adulte,  le 
jeune  Rhénan  passait  sous  l'autorité  des  sous-officiers,  qui 
complétaient  son  instruction  et  lui  apprenaient  ce  qu'il  devait 
à  l'uniforme  du  roi.  Au  sortir  du  régiment,  il  était  recueilli 
par  une  de  ces  associations  de  vétérans  dont  le  gouvernement 
avait  favorisé  la  création  et  que  l'on  voyait  figurer  avec  leur 
drapeau  dans  les  cérémonies  officielles,  lorsque  l'on  inaugurait, 
par  exemple,  l'une  de  ces  statues  représentant  Guillaume  P"", 
Bismarck  on  Moltke,  et  qui  s'élevaient  toujours  plus  nom- 
breuses dans  les  villes  de  la  rive  gauche.  Cinquante  années 
auparavant,  c'étaient  les  anciens  soldats  de  Napoléon  qui  se 
groupaient  et  s'organisaient.;  Or,  la  tradition   militaire  prus- 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


621 


sienne  avait  remplacé  la  nôtre  à  la 'suite  de  nos  défaites.  C'est 
ainsi  que  se  forme  une  «  nationalité.  » 

On  la  formait  contre  nous.  Une  presse  à  gages  s'acharnait  à 
nos  dépens  en  des  diatribes  toujours  renouvelées.  En  face  de  la 
France  dégénérée,  on  dressait  la  vertueuse  Allemagne,  maîtresse 
des  sciences  et  des  arts,  mère  des  grands  peintres,  des  grands 
architectes,  des  grands  musiciens,  des  grands  philosophes,  de 
tous  les  surhommes  enfin  qui  éblouissaient  le  monde. 

Cette  campagne  de  calomnies,  commencée  dans  le  pays 
rhénan  dès  1815,  durait  encore.  Pareillement,  l'immigration 
n'avait  jamais  cessé.  Fonctionnaires  originaires  de  l'Est,  sous- 
officiers,  ouvriers  même  continuaient  a  affluer.  On  en  trouve 
la  preuve  dans  les  stati.Uques  de  la  population,  si  l'on  consi- 
dère les  chifl'res  donnés  pour  les  deux  religions  catholique 
et  protestante.  Il  y  a  dans  la  province  de  Prusse  rhénane 
3  804  341  habilans  en  1875,  4  287  392  en  1888,  7  121 140  en  1910  ; 
à  ces  trois  dates,  et  sur  le  nombre  total,  les  protestans  figurent 
pour  906  483,  pour  1171398  et  pour  2  097  619:  les  catholiques, 
au  contraire,  passent  de  2  628170  à  3115  994  et  à  4  916  022. 
L'augmentation  de  la  population  catholique  est  donc  de  15,6 
et  de  36,4  pour  100,  celle  de  la  population  protestante  de  22,6 
et  de  44,1  pour  1 30  d'un  recensement  à  l'autre.  L'accroissement 
beaucoup  plus  considérable  des  protestans  ne  peut  être  attribué 
qu'à  une  seule  cause,  à  l'immigration. 

Cependant,  malgré  notre  renoncement,  malgré  la  dispari- 
tion de  nos  formes  administratives,  en  dépit  de  l'œuyre  accom- 
plie par  l'école  et  par  la  presse,  jamais  la  rive  gauche  ne  se  fût 
faite  à  son  sort,  même  après  l'extinction  de  la  génération  napo- 
léonienne, si  elle  n'eût  profité  du  bien-être  et  de  la  prospérité 
qu'apportait  l'Empire.  Le  vignoble  était  en  décroissance,  mais 
on  importait  des  raisins  étrangers,  et  l'on  vendait  des  imita- 
tions de  Champagne  dont  le  placement,  à  l'intérieur  et  même 
hors  de  l'Allemagne,  était  facile.  Les  villes  devenaient  formi- 
dables :  Cologne  dépassait  500  000  habitans;  Dûsseldorf,  Essen, 
Elberfeid,  Aix-la-Chapelle,  Grefeld,  Coblence,  Mayence  et  Sar- 
rebrûck  prenaient  chaque  jour  une  extension  plus  grande. 
De  1880  à  1903,  le  gouvernement  avait  dépensé  lÔO  millions 
pour  le  canal  de  Dortmund  à  l'Ems  et  250  pour  la  navigation 
du  Rhin.  Sur  ce  fleuve,  le  trafic  s'était  élevé  de  6  millions  de 
tonnes  en  1880  à  30  millions  en  1900.  Un  chemin  de  fer  Ion- 


622  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

geait  les  deux  rives,  reliant  le  pays  à  la  Hollande,  à  la  Belgique 
et  à  la  Suisse.  Le  bassin  charbonnier  de  Sarrebruck  s'étendait 
sur  plus  de  40000  hectares,  avec  des  couches  de  houille  qui 
atteignaient  parfois  20  mètres  d'épaisseur.  En  1897,  les  filatures 
de  coton,  de  40  qu'elles  étaient  en  1888,  avaient  passé  à  52,  et 
elles  utilisaient  267  millions  de  balles  au  lieu  de  168.  Cette 
même  année,  les  provinces  du  Rhin  et  de  Westphalie  fournis- 
saient 2  683  537  tonnes  de  fonte  ;  la  Saure  et  la  Lorraine, 
2341  079  ;  la  contrée  de  la  Sieg  et  la  Hesse-Nassau,  730  678. 

Il  est  intéressant  de  rechercher  quelle  était  la  situation 
économique  du  pays  rhénan  à  une  date  toute  récente.  Voici  donc 
les  chiffres  de  l'année  1911,  mais  valables  pour  la  seule  pro- 
vince prussienne,  abstraction  faite  du  Palatinat  et  de  la  flesse. 
Au  point  de  vue  agricole,  12  952  hectares  de  vigne  ont  donné 
461  900  hectolitres  de  vin;  la  récolte  a  fourni  1  787  000  tonnes 
de  pommes  de  terre,  524  000  de  seigle,  498000  d'avoine, 
219  000  de  froment,  59  000  d'orge.  Au  point  de  vue  minier,  on 
a  extrait  3407  tonnes  de  cuivre,  27  626  de  plomb,  65  485  de 
zinc,  80  325  de  manganèse,  42117  865  d'un  charbon  qui  repré- 
sentait à  lui  seul  une  valeur  de  450  millions  de  mark.  Indus- 
triellement, il  est  sorti  des  usines  306048  tonnes  d'acide  sulfu- 
rique;  les  fonderies  ont  produit  55319  tonnes  de  zinc,  53  105  de 
plomb,  69654  kilogs  d'argent;  31  hauts  fourneaux  ont  livré 
5  872  628  tonnes  de  fer  brut  valant  335  millions  de  mark., 
D'autre  part,  1  576  distilleries  ont  fabriqué  101  706  hectolitres 
d'alcool  et  603  brasseries,  4  809000  hectolitres  de  bière.  Enfin, 
18  sucreries  ont  donné  613  813  tonnes  de  sucre  brut  et 
1  200000  tonnes  de  sucre  raffiné. 

Les  avantages  matériels  que  le  pays  rhénan  a  retirés  de 
l'unité  sont  donc  incontestables.  Ce  sont  eux  qui  ont  permis  à 
l'esprit  impérial  de  s'épanouir.  Dans  la  satisfaction  des  appétits, 
les  griefs  d'autrefois  perdaient  de  leur  vigueur,  et  les  gains 
faciles  apportaient  l'optimisme.  On  était  Allemands, rien  qu'Alle- 
mands, et  sans  doute  l'avait-on  toujours  été,  même  Prussiens 
peut-être.  On  oubliait  les  persécutions  subies  sous  Bismarck., 
On  oubliait  bien  d'autres  choses  encore.  J'ai  vu  débarquer  à 
Mayence,  un  Jour  de  Pentecôte,  des  bourgeois  de  Cologne  partis 
en  excursion  sur  le  Rhin.  Une  musique  les  accompagnait,  et, 
quand  ils  s'ébranlèrent,  elle  se  mit  à  jouer  le  lied  du  feld-maré-r 
chai  Biùcher  :  Was  blasen  die  Trompeten.  Aucun  d'eux,  sans 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN.  623 

doute,  n'en  ignorait  les  paroles,  et  ils  allaient  joyeusement  : 
les  cuivres  chantaient  la  gloire  du  vieux  sabreur,  racontaient 
comment  il  avait  voué  aux  Français  une  haine  immortelle, 
comment  il  en  avait  tué  dix  mille  à  Lùtzen,  comment  il  leur 
avait  appris  à  nager  dans  les  eaux  de  la  Katzbach  avant  de  les 
vaincre  encore  à  la  Wartbourg  et  à  Leipzig.  La  force  de  l'habi- 
tude opérait  :  d'avoir  souvent  entendu  ce  lied,  il  semblait  tout 
naturel  de  l'entendre  encore,  et  ces  Rhénans  ne  songeaient  pas 
qu'aux  batailles  de  Lûtzen,  de  la  Katzbach  et  de  Leipzig,  d'autres 
Rhénans,  leurs  grands-pères,  luttaient  dans  les  rangs  français 
pour  maintenir  contre  la  Prusse  de  Blùcher  l'empire  de 
Napoléon. 

Et  cependant,  il  y  avait  des  senti  mens  profonds  qui  restaient 
encore  intacts,  toute  une  subconscience  qui  se  réveillait  à  de 
certaines  heures.  Dans  l'Empire,  les  populations  de  la  rive 
gauche  se  sentaient  différentes  de  celles  du  Mecklembourg  ou 
de  la  Saxe.  Elles  étaient  renseignées  sur  leurs  origines  :  le  sol 
parlait,  et  les  noms  de  lieux  avec  lui  ;  Audernach  avait  une 
étymologie  celtique,  Mayence  également,  et  bien  d'autres 
endroits  encore.  L'époque  romaine  avait  laissé  des  monumens; 
c'étaient  le  camp  et  les  tombeaux  de  Bonn,  les  thermes  et  la 
Porte  Nigra  de  Trêves.  Charlemagne  passait  pour  avoir  apporté 
la  vigne  sur  les  bords  du  Rhin,  et  il  était  enseveli  à  Aix-la- 
Chapelle.  On  n'ignorait  pas  non  plus  que  les  électeurs  ecclé- 
siastiques, depuis  le  milieu  du  xvii^  siècle,  avaient  soutenu  la 
politique  de  nos  rois.  On  savait  enfin,  et  il  suffisait  de  visiter 
les  musées  pour  l'apprendre,  que  l'on  avait  été  Français  pen- 
dant vingt  années,  au  temps  de  la  République  libératrice  et  du 
grand  Empereur. 

Au  moindre  incident,  l'esprit  particulariste  réapparaissait. 
Les  Rhénans  s'irritaient  de  voir  affluer  chez  eux  des  immigrés 
venus  d'au  delà  de  l'Elbe,  des  Ost-Elbier,  comme  ils  disaient, 
hôtes  arrogans  et  antipathiques  chargés  de  les  coloniser.  La 
cherté  de  la  viande,  l'augmentation  des  impôts,  les  droits  sur 
le  tabac,  la  bière,  les  allumettes,  indisposaient  contre  la  poli- 
tique impériale,  malgré  les  avantages  qu'elle  procurait  d'autre 
part.  L'appellation  de  Preusse  demeurait  un  outrage,  «  Vous 
-confondez  trop  souvent  en  France,  s'entendait  dire  à  Trêves 
en  1884  l'architecte  Narjaux,  la  Prusse  et  l'Allemagne.  Rap- 
pelez-vous qu'ici,  dans  les  provinces  rhénanes,  en  Bavière,  ou 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  Etats  du  Sud,  traiter  quelqu'un  de  Prussien,  de  Prus- 
sien de  Berlin,  est  lui  adresser  la  plus  sanglante  injure.  » 

Les  ultimes  manifestations  de  la  résistance  à  la  conquête 
sont  assez  difficiles  à  de'couvrir,  car,  depuis  de  longues  années, 
il  y  avait  des  choses  que  l'on  n'imprimait  plus,  ou  du  moins 
fort  rarement.  Un  centre  très  important  était  constitué  par  la 
Wallonie,  où  l'opposition  se  faisait  très  vive,  et  dont  les  habi- 
tans,  se  sentant  de  plus  en  plus  isolés  dans  l'Empire,  déployaient 
une  grande  énergie  à  défendre  leur  langue.  On  peut  signaler 
aussi  qu'à  diverses  reprises,  et  encore  a  des  dates  très  récentes, 
le  conseil  municipal  de  Mayence  a  tenu  tête  au  gouvernement 
sur  des  questions  d'importance  secondaire  et  toutes  locales, 
mais  qui  mettaient  en  jeu  certains  restes  delà  domination  fran- 
çaise auxquels  les  habitans  demeuraient  très  attachés  :  la  ville 
n'entendait  rien  abandonner  de  son  passé.  A  Trêves,  la  germa- 
nisation fut  très  longtemps  entravée  par  l'action  vigoureuse  de 
l'évêque  Korum,  un  prêtre  alsacien  qui  prit  possession  du  siège 
en  1882,  recommandé  par  Manteuffel,  et  dont  la  nomination, 
déclare  Hohenlohe,  fut  le  résultat  d'un  malentendu. 

Mais  l'attitude  de  Korum  n'a  pas  été  un  fait  isolé,  et  l'on 
peut  dire  que  d'autres  membres  du  clergé  rhénan,  loin  d'être 
éblouis  par  la  prospérité  de  l'Empire,  conservaient  entier 
l'amour  de  la  France.  Je  n'en  veux  d'autre  exemple  que  celui 
de  Henri  Brûck,  l'historien  du  catholicisme  en  Allemagne  au 
xix^  siècle.  Il  était  né  à  Bingen  en  1839,  à  une  époque  où  la 
rive  gauche  se  débattait  sous  l'étreinte  des  conquérans;  devenu 
évêque  de  Mayence  en  1899,  il  mourait  en  1903.  Brûck  avait 
certainement  désiré  notre  victoire  en  1810.  Cela  résulte  avec  la 
dernière  évidence  de  l'hommage  qu'il  nous  rend  quand  il  parle 
de  l'écrasement  de  la  France,  <(  dont  les  habitans  ont  combattu 
pour  leur  patrie  avec  une  ténacité  héroïque.  »  Il  a  osé,  dans 
ces  territoires  asservis,  faire  sienne  notre  protestation  contre 
Bismarck.  Dans  la  page  qu'il  consacre  à  la  séance  du  Reichstag 
où,  le  4  décembre  1874,  le  chancelier,  répondant  au  discours 
du  député  Jôrg,  accusa  le  cabinet  français  d'obéir  à  des  influences 
jésuitiques  et  romaines,  Brùck  s'indigne  :  «  Ceux  qui  savent, 
dit-il,  les  origines  de  la  guerre  franco-allemande,  et  en  parti- 
culier les  révélations  faites  plus  tard  sur  la  dépêche  d'Ems, 
reconnaîtront  l'absolue  fausseté  de  ces  affirmations.  Avec  le 
père  de  famille  de  l'Évangile,  on  peut  crier  à  cet  homme  :  «  Je 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


625 


«  te  condamne  par  ta  propre  bouche.  »  Ces  lignes  sont  de  1901.: 
Notre  Gode  civil  a  été  si  longtemps  en  vigueur  qu'il  n'est 
pas  inconnu  aux  générations  contemporaines  :  de  très  jeunes 
gens  sont  nés  tandis  qu'il  régnait  encore.  Le  Code  pénal  suc- 
comba d'abord,  mais  il  fallut  des  victoires  pour  faire  disparaître 
le  Code  civil.  Un  premier  projet  présenté  après  Sadowa, 
en  1867,  échoua  devant  le  Reichstag  de  la  Confédération  du 
Nord.  De  nouvelles  propositions  furent  apportées  en  1871-1872, 
et  reprises  en  1873.  Il  ne  fallut  pas  moins  de  treize  années 
d'études  pour  que  les  commissions  se  missent  d'accord,  car 
les  travaux  préparatoires  commencèrent  le  28  février  1874, 
et  la'première  lecture  n'eut  lieu  que  le  27  décembre  1887.  Le 
texte  définitif  fut  adopté  le  l^""  juillet  1896  par  222  voix  contre 
48,  plus  18  abstentions  et  92  absences,  et  peut-être  serait-il  très 
intéressant  de  savoir  comment  ces  votes  se  sont  répartis.  Le 
nouveau  Code  civil,  valable  pour  tout  l'Empire,  entra  en  vigueur 
le  l^""  janvier  1900,  mais  les  derniers  arrêts  rendus  dans  le 
pays  rhénan  en  vertu  de  la  législation  française  datent  de  1908. 
Il  ne  semble  pas  que  la  rive  gauche  ait  accueilli  avec  une 
joie  sans  mélange  le  cadeau  qu'on  lui  faisait,  et  l'anecdote 
suivante  montre  que  notre  souvenir  subsiste  encore  dans  les 
couches  profondes  de  la  population  ; 

Il  y  a  deux  ans,  écrivait  M.  Holzhausen  en  1902,  je  suis  entré  aux 
environs  de  Noël  dans  la  vieille  auberge  d'un  bourg  prospère  aux 
environs  de  Bonn.  Dans  la  pièce  à  côté  de  celle  où  je  me  trouvais, 
les  notables  du  lieu,  devant  des  verres  pleins,  discouraient  du 
Grand  Napoléon  et  de  son  Code,  tandis  qu'ils  parlaient"  avec  ironie  de 
certaines  créations  juridiques  récentes.  Aussitôt  que  l'on  eut  remar- 
qué ma  présence,  quelqu'un  fit  observer  que  la  compagnie  tenait  là 
une  conversation  dangereuse,  sur  quoi  l'on  ferma  doucement  la  porte. 
J'étais  seul  dans  ma  chambre  avec  mon  arbre  de  Noël,  mais  j'aurais 
volontiers  donné  les  légendes  allemandes  qu'il  me  chuchotait  pour 
prendre  part  à  cet  entretien  sur  l'homme  au  manteau  gris.  Cet  inci- 
dent peut  paraître  un  conte  des  anciens  temps,  et  pourtant  il  s'est 
passé  dans  les  derniers  jours  de  1899. 

En  effet,  la  grande  mémoire  de  l'Empereur,  toujours  vivante 
dans  l'Allemagne  napoléonienne,  l'était  plus  particulièrement 
encore  sur  la  rive  gauche  du  Rhin.  Elle  a  contribué  à  maintenir 
à  l'égard  de  la  France  une  certaine  sympathie  que  les  prospé- 
rités de  l'Empire  n'ont  pas  encore  détruite;  elle  a  empêché  que 
roME  xui.  —  1917.  40 


626  REVUE    DES    DEUX    MONDES.:  , 

les  absurdes  calomnies  répandues  sur  notre  compte  par  la  presse 
et  par  l'école  ne  trouvassent  partout  la  crédulité  que  l'on  espé- 
rait. Malgré  les  anathèmes  officiellement  lancés  contre  «  l'aven- 
turier corse  »  et  «  l'ennemi  héréditaire,  »  il  était  encore  des 
gens  qui  ne  maudissaient  pas  notre  domination;  il  en  était 
aussi  qui  avaient  connu  des  survivans  de  l'époque  napoléo- 
nienne; il  était  encore  des  vieillards  dont  les  parens  étaient 
nés  Français.  Car  l'Empire  bismarckien,  du  fait  de  sa  fondation, 
n'avait  pas  tué  tous  les  vestiges  du  passé.  Pendant  de  longues 
années,  ceux-ci  se  montrèrent  encore,  comme  un  rappel  inop- 
portun ou  comme  un  témoignage  opiniâtre  de  ce  qui  avait  été. 
A  Aix-la-Chapelle,  en  1873,  les  portraits  de  Napoléon  et  de 
Joséphine,  donnés  par  l'Empereur  en  1804,  ornaient  encore  la 
grande  salle  des  séances  du  conseil  municipal.  M.  Holzhausen 
raconte  que,  tout  enfant,  il  a  assisté,  dans  la  petite  ville  de 
Rheine,  en  Westphalie,  à  l'un  des  premiers  anniversaires  de 
Sedan.  Tout  à  coup,  devant  les  associations  de  vétérans  alignées 
pour  la  parade,  une  apparition  fit  revivre  les  jours  d'autrefois. 
On  vit  s'avancer  une  petite  vieille  qui  portait  au  côté  un  tonnelet 
de  cantinière.  «  Les  honneurs  lui  furent  rendus,  lisons-nous, 
mais  un  sentiment  étrange  s'empara  de  moi  quand  on  me  dit 
qu'en  1812  elle  avait  accompagné  en  Russie  le  grand  Corse  dont 
les  bruyères  du  pays  de  Munster  murmuraient  tant  de  légendes.  » 
C'est  toujours  à  M.  Holzhausen  qu'il  faut  avoir  recours  pour 
suivre  le  bonapartisme  rhénan  dans  ses  manifestations  les  plus 
récentes  :  les  détails  qu'il  nous  apporte  nous  conduisent  jusqu'à 
la  veille  de  la  présente  guerre.  Il  a  encore  connu  ces  anciens 
élèves  des  lycées  de  Mayence,  de  Bonn  et  d'Aix-la-Chapelle  qui 
défendirent  jusqu'à  leur  dernier  jour  la  gloire  de  leur  idole, 
gloire  dont  nous-mêmes  ne  voulions  plus.  Vers  1885,  un  peu 
plus  tard  même,  on  pouvait  en  apercevoir  encore  quelques-uns. 
C'étaient  eux  qui,  à  Enskirchen,  avant  et  après  1870,  quand 
ils  assistaient  au  banquet  donné  pour  l'anniversaire  du  roi  de 
Prusse,  attendaient  le  départ  des  autorités  pour  lever  leurs 
verres  aux  cris  de  «  Vive  l'empereur!  »  En  1902,  comme 
M.  Holzhausen  venait  de  terminer  au  Giirzenich  de  Cologne  une 
conférence  sur  la  mort  de  Napoléon,  il  vit  paraître  un  vieillard 
de  quatre-vingt-un  ans,  l'ancien  éditeur  E.  H.  Mayer,  qui  lut  à 
l'assistance  un  poème  dont  il  était  l'auteur,  composé  en  1840 
pour  célébrer  le  retour  des  cendres  : 


LÀ    RIVE    GAUCHE    DU   RHINvi 


627 


«  Debout  I  France,  debout  I  —  Ouvre  tes  bras  à  sa  cendre,  — > 
Car  elle  seule  peut  aujourd'hui  t'apporter  le  salut...  » 

Les  associations  des  anciens  soldats  de  Napoléon  se  sont 
éteintes  à  mesure  que  disparaissaient  les  derniers  survivans  de 
la  Grande  Armée.  Mais  à  Mayence,  où  se  trouve  le  tombeau  de 
Jean  Bon  Saint-André,  l'ancien  conventionnel  et  préfet  du 
Mont-Tonnerre,  décédé  dans  les  derniers  jours  de  1813,  s'élève 
encore  le  monument  édifié  par  les  vétérans  de  l'Empereur  pour 
perpétuer  leur  mémoire  et  rappeler  aux  générations  à  venir  des 
exploits  dont  ils  étaient  justement  fiers.  Les  noms  de  ces  morts 
glorieux,  —  nos  morts,  car  personne  ne  peut  les  revendiquer, 
sinon  nous-mêmes,  —  se  lisent  toujours  dans  la  pierre;  et  sur 
le  large  socle  qui  la  supporte,  comme  un  symbole  et  comme 
un  cri  de  leur  âme,  surgit  vers  le  ciel,  brillant  au  soleil,  un 
casque  d'officier  de  dragons  français  du  premier  Empire.  Le 
dernier  de  ces  vieux  soldats  a  cessé  de  vivre  en  1883,  mais 
pendant  dix-sept  années  encore,  les  familles  ont  maintenu 
l'association  sous  prétexte  de  bienfaisance  :  elle  n'a  été  dissoute 
qu'aux  environs  de  1900. 

Il  est  donc  certain  que  M.  Holzhausen  n'exagère  nullement 
lorsqu'il  fait  en  1902  la  constatation  suivante  :  «  Les  sympa- 
thies françaises  et  spécialement  napoléoniennes,  dont  la  force, 
vers  1840,  remplissait  d'étonnement  le  Berlinois  Gutzkow, 
ont  duré  dans  les  provinces  rhénanes  bien  au  delà  de  1870,  et 
leurs  restes  sont  encore  visibles  aujourd'hui  pour  un  œil  péné- 
trant. »  J'ai  connu  moi-même  quelques-uns  de  ces  fidèles  de 
la  France,  bonapartistes  par  tradition,  dont  les  grands-pères 
avaient  été  nos  obligés  et  qui  entretenaient  avec  un  soin  jaloux 
des  musées  particuliers  où  ils  recueillaient  pieusement  les  sou- 
venirs de  notre  domination.  Ils  savaient  encore  que  telle  route 
avait  été  construite  par  tel  préfet,  que  Napoléon,  remontant  le 
Rhin  en  1804,  s'était  arrêté  dans  telle  bourgade.  Ils  avaient 
accepté  l'empire  bismarckien,  mais  ils  ne  reniaient  point  le 
passé,  et  même  ils  avaient  conscience  que  ce  passé  n'était  pas  tout 
à  fait  mort.  <(  Wir  sind  mehr  nach  Frankreich  wie  nach  Berlin 
orienliert.  —  Nous  regardons  du  côté  de  la  France  plus  que 
du  côté  de  Berlin,  »  me  dit  une  fois  un  médecin  originaire  du 
pays  rhénan.  Et  un  avocat  me  confia  de  même  :  «  Wir  sind  j a 
halb  Franzosen.  — Nous  sommes  à  demi  Français.  »  Un  Lor- 
rain annexé  avait  dû  faire  en  1912  un  long  séjour  à  Mùnchen- 


628 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Gladbach.  Il  y  avait  logé  chez  de  très  vieilles  gens.  Son  hôte, 
plus  qu'octoge'naire,  était  fils  d'un  de  nos  anciens  soldats  rhé- 
nans; il  ne  savait  pas  un  mot  de  notre  langue,  mais  il  lui 
avait  chanté  en  français  les  chansons  de  route  de  nos  troupiers  ; 
son  père  les  lui  avait  apprises.  Le  même  Lorrain,  à  Trêves, 
s'était  entendu  dire  :  «  C'est  grand  dommage  pour  nous  que 
Napoléon  ait  été  battu  h  Waterloo,  car  alors  les  Prussiens  sont 
arrivés,  et  avec  eux  le  malheur.  »  Je  n'oublierai  jamais  la  ren- 
contre que  j'ai  faite  en  1911  d'un  jeune  Mosellan.  Il  portait  en 
épingle  de  cravate  le  petit  chapeau  et  avait  à  sa  breloque  l'ef- 
figie du  vainqueur  d'Iéna  :  «  Mon  grand-père,  me  déclara-t-il, 
l'a  vu  passer  chez  nous.  Il  est  inutile  que  l'on  me  parle  de  Fré- 
déric II  et  de  Bismarck  :  nous  ne  connaissons  pas  ces  gens-là  1  » 
Certes,  aucun  mouvement  d'opinion,  à  la  veille  de  la  pré- 
sente guerre,  ne  révélait  une  hostilité  violente  contre  la  Prusse 
et  contre  l'Empire.  Des  statues  de  Moltke  s'élevaient  sur  les 
places  publiques;  les  vitrines  des  libraires  exposaient  des  por- 
traits de  Guillaume  II;  un  pur  loyalisme  semblait  animer  les 
populations.  Or  il  n'est  pas  bien  sûr  qu'à  Berlin  on  ait  estimé 
que  l'assimilation  fût  complète.  Pourquoi  donc  l'Empereur, 
après  avoir  étudié  à  Bonn,  y  envoya-t-il  plusieurs  de  ses  fils, 
tandis  qu'un  autre  étpiit  expédié  à  Strasbourg,  mais  aucun  dans 
les  anciennes  provinces?  N'était-ce  point  parce  qu'on  voulait 
combattre  une  certaine  froideur  et  susciter  un  enthousiasme 
prussien  qui  faisait  encore  défaut?  Pourquoi,  en  1913,  et. avec 
grand  fracas,  fit-on  remonter  le  Rhin  par  une  petite  escadre  de 
torpilleurs?  N'est-ce  point  pour  la  même  raison?  Tous  les  ans, 
le  2  septembre,  jour  anniversaire  de  Sedan,  les  villes  rhénanes 
offraient  un  bien  curieux  spectacle  :  les  églises  protestantes, 
pavoisées,  étaient  en  fête  et  regorgeaient  d'une  foule  recueillie, 
venue  pour  entendre  de  véhémens  sermons  patriotiques  ;  les 
églises  catholiques  au  contraire  étaient  vides  et  ne  s'ornaient 
d'aucun  drapeau,  si  bien  que  l'on  avait  le  sentiment  que  deux 
populations  différentes,  l'indigène  et  l'immigrée,  coexistaient 
sans  se  confondre  et  que  la  seconde  avait  des  allégresses  aux- 
quelles ne  participait  point  la  première.  La  Prusse  considérait- 
elle  encore  comme  vacillant  le  loyalisme  des  provinces  rhé- 
nanes ?  Est-ce  à  cause  de  cela  qu'elle  envisageait  assez  facilement 
leur  perte  après  des  désastres  militaires  ?  «  En  cas  de  défaite, 
disait  à  M.  Ibanez  de  Ibero  une  haute  personnalité  berlinoise 


LA    RIVE    GAUCHE    DU    RHIN. 


629 


dans  les  derniers  mois  de  1914,  nous  perdrions  la  rive  gauche 
du  Rhin.  »  Et  M.  Pierre  Boutroux  a  cité  cette  phrase  d'un 
journal  luthérien  imprimé  en  Westphalie,  le  Sonntagsblatt  fur 
die  evangelische  Gemeinde  Unna,  du  25  juillet  1915  :  «  La 
France,  dont  la  population  diminue  plutôt  qu'elle  ne  s'accroît, 
s'arrangerait  fort  bien  des  pays  et  des  habitans  de  la  rive  gauche 
du  Rhin.  » 

Ainsi  s'achève  cette  histoire.  De  1815  à  1914,  la  monarchie 
prussienne  ne  change  ni  ses  méthodes  ni  ses  buts;  mais,  à  partir 
de  1880  et  au  sortir  du  Kulturkampf,  elle  procure  aux  provinces 
rhénanes  une  prospérité  matérielle  inconnue  dans  les  années 
précédentes,  et  elle  rencontre  seulement  alors  des  dévouemens 
qui  s'étaient  refusés  jusque-là.  Il  n'est  pas  niable  que  sa  colo- 
nisation patiente  n'ait  produit  des  résultats.  La  conquête, 
à  prendre  les  choses  en  gros,  semblait  terminée,  sauf  quelques 
désaccords  qui,  dans  la  satisfaction  des  appétits  et  l'orgueil  de 
la  puissance,  passaient  au  second  plan.  Il  ne  s'ensuivait  pas 
d'ailleurs  que  les  anciennes  dissensions,  pour  un  moment 
apaisées,  eussent  définitivement  disparu  :  elles  avaient  en  effet 
des  causes  bien  trop  profondes  et  que  nous  avons  énumérées. 
Elles  s'étaient  effacées  surtout  sous  l'influei^ce  d'un  bien-être 
accru,  mais  aussi  parce  que  l'opposition  eût  été  stérile  et  qu'elle 
n'eût  rencontré  nulle  part  l'appui  dont  elle  avait  besoin.  L'Alle- 
magne napoléonienne,  dans  ses  régions  les  plus  occidentales, 
ne  pouvait  résister  à  la  Prusse  qu'en  fondant  ses  espoirs  sur  la 
France.  Or,  du  jour  où  il  fut  évident  que  la  France  faisait  défaut, 
elle  n'avait  plus  qu'à  se  résigner,  en  profitant  le  plus  possible 
de  la  situation  qui  s'offrait  à  elle.  La  rive  gauche  du  Rhin  n'y 
manqua  pas.  Du  moins  peut-on  dire  que,  si  la  Révolution  et 
l'Empire  ont  porté  fort  loin  leurs  armes,  si  Rome,  Amsterdam, 
Raguse  même  ont  été  pendant  plusieurs  années  des  villes 
françaises,  en  aucun  lieu  notre  domination  n'a  été  plus  appré- 
ciée, en  aucun  lieu  notre  souvenir  n'a  plus  duré  que  sur  ce 
coin  de  la  terre  gallo-romaine  où  Gustine,  en  1792,  avait  planté 
notre  drapeau.: 

Julien  Rovèbbi. 


LES  VOIX  DU  FORUM 


(<) 


LE    RETOUR    DES    DIEUX 


XXI 

«  Je  sens,  disait  Cardueci,  la  patrie  antique  fre'mir  dana 
mon  sein,  et  sur  mon  front  brûlant  planer  les  dieux  de  l'Italie.  )> 

Telle  fut  l'impression  que  Remigio  éprouva  dès  qu'il  eut 
posé  le  pied  sur  le  sol  romain  après  l'exil  qu'il  s'était  volon- 
tairement imposé.  Il  était  cinq  heures  du  soir,  mais  une  clarté 
totale  baignait  encore  les  pentes  des  collines  et  semblait  les 
mettre  à  nu.  Tout  resplendissait  dans  la  pourpre  et  dans  l'or 
de  cette  clarté  victorieuse.  En  face  de  la  gare,  les  cyprès 
plantés  par  Michel^Ange  aux  jardins  des  Thermes  de  Dioclétien 
étaient  des  flambeaux  allumés  d.evantle  massif  des  gigantesques 
ruines. 

Avant  de  monter  en  voiture  pour  rentrer  chez  lui,  il  voulut 
traverser  à  pied  la  place  des  Cinq-Cents.  Cristina,  au  moment 
de  le  quitter,  lui  avait  suggéré  ce  désir>  Elle  savait  qu'autour 
du  monument  élevé  à  la  mémoire  des  soldats  de  Dogali,  il  allait 
trouver  groupés  ses  amis  anciens,  ceux  qui  impatiemment 
attendaient  son  retour  et  auxquels  elle  l'avait  annoncé.  Ils 
étaient  là,  pressés  de  revoir  ses  traits  et  de  serrer  ses  mains, 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  octobre,  1"  et  15  novembre. 

(2)  Copyright  by  Jean  Bertheroy,  1917. 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


631 


pressés  surtout  de  se  sentir  de  nouveau  liés  à  sa  pensée  puis- 
sante. Quand  ils  l'aperçurent,  ils  eurent  tous  le  même  geste 
exalté  qui  voulait  dire  :  «  Le  voici  enfin!  Nous  ne  nous  sépa- 
rerons plus!  »  Remigio  comprit  ce  que  signifiait  ce  geste,  et  il 
en  compléta  l'assurance  :  «  D'un  seul  cœur  et  d'une  seule  âme 
pour  le  salut  de  la  patrie.  » 

Cette  chaude  sympathie  lui  était  douce.  Au  milieu  d'eux 
il  gagna  la  Via  Nazionale.  Il  ne  songeait  maintenant  qu'à  la 
tâche  qui  s'imposait  à  lui,  à  laquelle  ils  travailleraient  ensemble. 
Tout  en  écoutant  leurs  propos,  il  s'émerveillait  de  retrouver 
la  ville  plus  belle  qu'il  ne  l'avait  laissée,  plus  émouvante  et 
plus  sereine.  Le  deuil  de  tant  de  ses  fils  lui  faisait  un  nouveau 
visage,  un  visage  que  la  souffrance  avait  ennobli  et  lavé  des 
poussières  dont  d'impurs  contacts  l'avaient  souillé.  Cette  Rome 
resplendissante  et  douloureuse,  redevenue  elle-même,  rendue 
à  ses  dieux,  à  son  histoire,  cette  Rome  sur  qui  le  monde  avait 
les  yeux  fixés,  comme  au  temps  où  elle  imposait  sa  loi  au 
monde,  cette  Rome  indestructible,  avait-il  pu  l'abandonner  si 
facilement?  Il  marchait  le  long  de  l'immense  voie  qui  lui 
semblait  faite  pour  des  triomphes  égaux  à  ceux  de  jadis.  De 
tous  côtés  les  vestiges  du  passé  se  mêlaient  à  l'expansion  de  la 
vie  moderne;  la  fauve  lumière  du  soir  confondait  les  pierres 
et  les  marbres  des  édifices,  et  toute  la  suite  des  siècles  appa- 
raissait comme  une  broderie  magnifique  au  peplos  de  la  Rome 
des  Césars,  de  Jules  II  et  de  Garibaldi  :  c'était  bien  un  amour 
sensible  que  Remigio  ressentait  pour  elle,  un  amour  physique 
et  voluptueux  qui  donnait  à  son  sang  une  circulation  plus  forte 
et  assurait  l'audace  de  ses  desseins.  Il  se  découvrait  prêt  à  la 
défendre  et  à  écarter  "d'elle  les  embûches,  ainsi  que  ferait  un 
amant  pour  une  maîtresse  tendrement  servie. 

Sur  le  Corso  bruyant  et  étroit,  leur  groupe  ne  se  sépara  pas 
encore;  les  cafés  richement  éclairés  regorgeaient  de  consom- 
mateurs; mais  ce  n'était  plus  la  foule  hétéroclite  d'avant  la 
guerre,  et  l'on  était  là  entre  soi;  ils  s'arrêtèrent  dans  un  de 
ces  établissemens  pour  vider  une  coupe  d'asti  et  par  ce  symbole 
matérialiser  leur  union.  Dès  qu'il  pénétra  dans  la,  salle  où  il 
s'avançait  le  dernier,  Remigio  fut  reconnu;  on  le  salua  d'une 
ovation  discrète;  la  Renommée  aux  cent  bouches,  qui  a  son 
temple  au  pied  des  collines,  avait  déjà  annoncé  sa  présence 
dans  Rome  et  l'heureux  espoir  de  ses  dispositions  changées. 


632  BEVUE    DES    DEUX   MONDES.^ 

Il  n'en  fut  pas  surpris;  aujourd'hui  la  déesse  aux  cent  bouches 
s'appelait  Cristina;  il  la  sentait  autour  de  lui  vigilante  et  impé- 
rieuse; elle  avait  repris  possession  de  sa  volonté;  avec  une 
souplesse  surprenante  elle  avait  choisi  le  moment  où,  par  la 
force  des  choses,  cette  volonté  devait  évoluer  vers  le  but  qu'elle 
avait  marqué  d'avance. 

L'heure  passait  vite  en  ces  effusions  cordiales;  ce  fut  seule- 
ment après  le  tintement  de  VAve  Maria  que  Remigio  put  ren- 
trer place  Navone.  La  vaste  place  agonale  était  plongée  dans 
l'ombre  ;  cependant  on  distinguait  encore  les  masses  obscures 
des  trois  fontaines  et  la  façade  de  Sainte-Agnès.  De  l'autre  côté 
une  maison  vaguement  éclairée  semblait  l'attendre  et  lui  faire 
signe;  il  se  hâta  davantage;  derrière  ces  fenêtres  closes,  quel- 
qu'un aussi  guettait  son  retour;  tout  le  ressaisissait,  tout 
l'accueillait.  11  était  chez  lui... 

Comme  Cristina,  Aida  était  vêtue  de  deuil;  elle  portait  le 
deuil  de  Bernard  et,  sous  ses  cheveux  dorés,  elle  évoquait 
l'image  d'une  très  jeune  veuve  qui  n'aurait  pas  encore  connu 
l'amour.  Sa  douleur  était  résignée  et  mélancolique;  une  pudeur 
l'enveloppait  d'un  autre  voile  plus  étroit  et  presque  impéné- 
trable. Remigio,  en  la  serrant  contre  sa  poitrine,  eut  conscience 
qu'elle  ne  lui  révélerait  rien  d'elle-même  ;  peut-être  l'amertume 
d'un  rêve  déçu  se  mêlait-elle  à  ses  larmes,  et  gardait-elle  un 
secret  ressentiment  à  celui  qui  avait  choisi  la  mort,  alors  qu'il 
aurait  pu  trouver  en  elle  la  raison  et  la  victoire  de  sa  vie. 
Jusqu'à  quel  point  Aida  avait-elle  engagé  son  cœur  dans  celte 
aventure  funeste?  A  peine  avait-elle  été  fiancée  à  Bernard  que 
déjà  il  s'éloignait  d'elle,  et  ni  l'un  ni  l'autre  n'avaient  goûté  les 
joies  pures,  exaltantes,  qui  précèdent  l'union  des  êtres  et  en 
sont  le  délicieux  prélude;  à  peine  avait-elle  eu  le  temps  de 
consentir  à  ce  don  futur  qui  rend  les  vierges  frémissantes; 
jusque-là,  n'était-ce  point  dans  l'ignorance  et  dans  une  sorte  de 
sommeil  qu'elle  avait  écouté  les  premiers  aveux  de  Bernard? 
Tous  deux  ils  étaient  conduits  par  l'attrait  de  leur  jeunesse;  ils 
avaient  obéi  à  cette  loi  naturelle  qui  rapproche  les  cœurs  et 
les  lèvres  de  vingt  ans.  Mais  Aida,  réveillée  tragiquement  de 
ce  songe,  n'était-elle  pas  en  droit  de  se  demander  si  Bernard 
ne  s'était  pas  trompé  lui-même,  et  s'il  n'avait  pas  pris  un 
mirage  pour  la  réalité?  La  toute-puissance  de  l'amour  n'avait 
pu  l'arrêter  au  moment  fatal;   le  souvenir  de  ses  promesses 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


633 


n'avait  pu  prévaloir  contre  la  tentation  d'e'chapper  à  une  lutte 
qu'il  estimait  au-dessus  de  son  courage.  Il  était  parti,  désertant 
l'amour,  laissant  derrière  soi  les  ruines  de  deux  existences. 
Voilà  sans  doute  ce  qui  mettait  sur  le  front  d'Alda  cette  ombre 
douteuse  qui  s'ajoutait  aux  reflets  noirs  de  ses  voiles. 

Cependant  elle  essayait  d'offrir  h.  son  père  un  visage  apaisé; 
elle  avait  tout  préparé  pour  que  la  maison  lui  parût  de  bon 
accueil.  Ainsi  qu'elle  faisait  autrefois,  elle  avait  fleuri  les 
corbeilles  et  disposé  sur  sa  table  de  travail  les  objets  familiers 
qu'il  aimait.  Elle  voulait  le  rendre  heureux,  et  c'était  là 
l'unique  forme  de  bonheur  à  laquelle  elle  se  crût  capable  de 
participer  encore.  Elle  allait  commencer  avec  lui  une  vie  appli- 
quée et  studieuse  que  la  présence  de  Gino  rendrait  moins 
sévère.  Mais  comment  Gino  ne  se  trouvait-il  pas  là?.,. 

Remigio,  qui  s'était  assis  à  sa  place  accoutumée,  songeait 
aussi  à  l'absent;  il  dit  d'une  voix  hésitante  : 

—  Je  ne  t'ai  pas  annoncé  le  départ  de  Gino  Ralli;  bien  qu'il 
fût  dégagé  de  toute  obligation  militaire,  il  a  voulu,  comme 
les  autres,  remplir  son  devoir.  Il  se  bat  là-haut  dans  quelque 
défilé  des  Alpes  Juliennes.  Je  suis  sans  nouvelles  de  lui  depuis 
le  jour  où  il  m'a  quitté. 

—  Est-ce  possible?  murmura  Aida. 

Gela  lui  paraissait  invraisemblable,  en  dehors  de  toute  pré- 
vision. Jamais  la  pensée  n'eût  pu  lui  venir  que  Gino,  quelles 
que  fussent  les  circonstances,  se  séparerait  de  son  ami,  de  son 
maître.  Des  liens  plus  étroits  que  ceux  du  sang  les  unissaient  : 
c'était  de  leur  plein  gré  que  l'un  et  l'autre  ils  s'étaient  rappro- 
chés pour  l'œuvre  commune  de  leur  esprit.  Aida  ne  comprenait 
pas... 

—  Gomment  n'as-tu  pas  cherché  à  le  retenir?  dit-elle  à 
son  père. 

Remigio  la  regarda,  surpris  : 

—  Me  crois-tu  capable  d'exercer  une  pression  sur  la  volonté 
d'un  homme  qui  agit  selon  sa  conscience?  Bien  loin  de  retenir 
Gino,  c'est  moi  au  contraire  qui  l'ai  libéré  de  toute  servitude 
à  mon  égard.  Son  évolution  a  été  plus  rapide  que  la  mienne, 
parce  qu'il  est  plus  jeune  et  plus  assoupli.  Je  suivais  depuis 
quelque  temps  déjà  ce  travail  d'affranchissement  qui  se  faisait 
en  lui  peu  à  peu.  Je  le  sentais  vivre  dans  une  atmosphère  de 
gloire  et  d'héroïsme,  bien  que  restant  toujours  à  mes  côtés. 


634  REVUE    DES    DEUX   MONDES.t 

Dans  nos  promenades  quotidiennes  au  sein  de  sa  ville  natale, 
cette  Pise  silencieuse,  mais  ardente,  je  devinais  son  âme  en 
ébuUition,  prête  à  l'emporter  jusque  sur  les  hauteurs  où  l'on  se 
bat  là-haut,  —  ce  Calvaire  1  Pauvre  ami!  Il  craignait  de  m'affli- 
ger,  de  me  trahir  presque.  Il  a  fallu  que  je  le  prenne  aux 
épaules  et  que  je  lui  crie  :  «  Va-t'en  !  »  pour  qu'il  se  décide 
à  m'abandonner. 

Aida  avait  baissé  la  tête;  elle  pleurait  silencieusement.  Ces 
larmes  montaient  du  fond  ignoré  de  son  être,  et  elle  n'eût  pu 
dire  au  juste  pourquoi  elle  les  versait.  Elle  s'attendrissait  sur 
son  père  qui  était  resté  seul,  sur  Gino  qui  s'était  offert  au 
danger;  et  le  regret  de  Bernard  se  mêlait  encore  à  toutes  ces 
émotions  obscures.  Ah  !  si  le  fils  de  Gristina,  s'arrachant  à 
l'affreux  dilemme  qui  l'empêchait  de  faire  comme  Gino,  eût  eu 
lui  aussi  la  force  de  comprendre  son  devoir!  S'il  s'était  élancé 
lui  aussi  au  sommet  de  cet  éblouissant  calvaire  où  tant  de 
jeunes  martyrs  recevaient  la  palme  immortelle,  la  mort  l'eût 
épargné  peut-être...  Épargnerait-elle  Gino,  ou  bien  sa  place 
devait-elle  rester  vide,  la  place  chère  et  tiède  encore  où  sur 
cette  table  il  accoudait  son  bras  pour  méditer  et  traduire  en 
lignes  sereines  les  élévations  de  sa  pensée?  Quelle  angoisse  nou- 
velle ajoutée  à  la  certitude  d'un  irréparable  deuil!  Elle  songeait 
à  ce  printemps  en  fleur,  à  ce  printemps  vite  effeuillé  dans  lequel 
elle  avait,  l'espace  de  quelques  matins,  promené  ses  espérances. 
Tout  maintenant  était  ruine  et  deuil.  Tout  semblait  s'effondrer 
autour  d'elle.  Et  ses  larmes  lui  semblaient  jaillir  d'une  source 
intarissable. 

Cependant,  devant  la  dignité  calme  de  son  père,  elle  eut 
honte  de  sa  faiblesse.  Ne  s'était-elle  pas  promis  de  lui  montrer 
un  visage  résigné?  Puis  n'avait-elle  pas  envers  lui  un  nou- 
veau devoir,  un  devoir  plus  grand,  plus*  complet  que  celui 
qu'elle  avait  prévu?  C'est  la  richesse  des  nobles  cœurs  de 
trouver  toujours  le  secret  des  consolations.  Elle  s'approcha  de 
Remigio  : 

—  Regarde,  dit-elle,  combien  le  Destin,  dans  sa  cruauté, 
nous  a  ménagés  encore.  Il  me  laisse  tout  entière  a  toi,  que 
j'aurais  dû  quitter  si  j'avais  épousé  Bernard.  Désormais  nous 
ne  nous  séparerons  plus, 

Remigio  sourit,  incrédule  : 

—  Chère  petite!  Ma  petite  Aida!  Ne  t'impose  pas  une  réso- 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


635 


lution  aussi  extrême.  Peut-on  savoir  à  ton  âge  ce  que  réserve 
le  lendemain?  Tu  seras  heureuse  plus  tard,  bientôt  peut-être... 
Ce  jour-là  je  te  dirai  comme  à  Gino  :  Pars!  va  où  le  destin 
t'appelle*..  ' 

—  Nonl  déclara  Aida  en  s'accrochant  à  lui,  je  ne  te  quitterai 
jamais;  je  n'ai  pas  d'autre  devoir  à  remplir  que  celui  qui 
m'attache  à  toi.  Je  resterai  ici,  dans  cette  maison  où  je  suis 
née,  où  nous  âvons  vécu  des  années  si  douces. 

Elle  jeta  un  coup  d'ceil  du  côté  de  la  fenêtre  ouverte  sur  la 
vaste  place  : 

-—  Lorsque  je  suis  rentrée  hier,  en  revenant  de  la  villa 
Forba,  j'ai  eu  d'abord  un  moment  de  souffrance  terrible;  trop 
de  souvenirs  accouraient  au-devant  de  moi.  Ah!  ces  souvenirs, 
comme  ilssont  tenâces  et  angoissans!  En  passant  la  porte  de  la 
demeure,  je  me  revoyais  guettant  Bernard  qui  était  allé  te 
confier  nos  désirs  et  te  demander  de  les  approuver.  De  cette 
fenêtre,  où  je  m'étais  appuyée,  je  le  voyais  encore;  c'était  lui 
qui  me  guettait  pour  me  prendre  par  la  main  lorsque  je  sortais 
de  Sainte-Agnès  après  la  messe  matinale;  il  me  conduisait  aux 
éventaires  des  marchandes  de  fleurs,  et  nous  choisissions  les 
gerbes,  les  belles  gerbes  embaumées  qui  étaient  comme  le 
symbole  de  notre  tendresse  naissante... 

Elle  courut  à  là  fenêtre,  qu'elle  ferma;  puisi  elle  fit  tomber 
sur  les  vitres  les  longues  pentes  de  soie  verte  : 

—  Si  tu  veux,  ajouta-t-elle  en  rougissant,  cette  fenêtre, 
nous  la  tiendrons  toujours  cloge;  nous  travaillerons  dans  ce 
jour  vert  et  soyeux  qui  nous  séparera  des  choses  du  dehors. 
Ainsi  mes  tourmeiis,  mes  regrets  ne  se  représenteront  plus 
Sans  cesse  à  ma  mémoire.  Et  ce  sera  plus  intime  et  plus  sage. 

—  Et  quand  Gino  reviendra,  il  faudra  bien  la  rouvrir,  cette 
fenêtre,  dit  Remigio  en  essayant  de  vaincre  son  émotion. 

Mais  elle  restait  palpitante;  elle  dit  tout  bas  : 
-—  Peut-être  ne  reviendrà-t-il.  point.  Peut-être  apprendrons- 
nous  sa  mort,  sa  mort  glorieuse  et  sainte.  Peut-être  est-il  déjà 
entré  dans  Ce  monde  des  esprits  purifiés  d'où  l'on  découvre 
sans  peine  les  intimes  vœux  de  ceux  qui  sont  restés  sur  la  terre... 
Ne  nous  entend-il  pas  à  cette  heure?  Oui,  il  me  semble  qu'il 
nous  entend... 

Minuit  sonfiait  Seâ  douze  coups  lents  et  graves.  Remigio  se 
leva  : 


636  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

—  Il  faut  aller  te  reposer  maintenant.  Embrasse-moi,  Aida, 
c'est  l'heure  de  dormir. 

Remigio  ne  s'était  pas  couché.  Il  sentait  rouler  en  lui  trop 
d'agitation  et  de  plénitude.  Après  avoir  eu  la  sensation  du 
naufrage,  il  se  retrouvait  au  port,  mais  il  gardait  au  fond  de  sa 
poitrine  l'incessant  tumulte  des  flots. 

Comme  sa  philoso^ie  sociale  était  loin  de  lui  maintenant! 
Elle  déclinait  à  l'horizon,  ainsi  qu'un  astre  qui  achève  sa 
course. 

Cette  rentrée  dans  Rome,  qu'il  avait  redoutée  longtemps, 
lui  avait  apporté  des  joies  puissantes  sur  lesquelles  il  allait 
vivre.  Les  voix  du  Forum,  que  naguère  il  avait  négligé  d'en- 
tendre, les  voix  du  peuple,  ces  voix  souveraines,  maintenant  il 
en  comprenait  la  portée  réelle  ;  il  s'associait  à  elles  dans  sa 
volonté  d'agir.  Ainsi  Cristina  avait  dit  vrai  en  lui  prédisant 
qu'il  accepterait  leur  loi. 

—  Malheur  à  l'homme  seul  !  clamaient  ces  voix  menaçantes. 
Malheur  à  celui  qui,  mis  sur  la  terre  pour  travailler  de  ses 
mains  à  l'œuvre  commune,  reste  immobile  dans  la  contempla^ 
tion  des  beautés  inaccessibles! 

Et  Remigio,  pareil  à  cet  athlète  nu  que  rien  ne  distinguait 
des  autres  athlètes,  se  dépouillait  de  ses  dernières  passions 
individuelles  pour  descendre  dans  l'arène. 

XXII 

Presque  chaque  jour,  vers  la  fin  de  l'après-midi,  Remigio 
Rente  prenait  le  chemin  de  la  villa  Forba.  Il  était  sûr  d'y 
retrouver  Cristina  entourée  de  ses  fougueux  amis  et  d'y  être 
mis  au  courant  d'une  foule  de  nouvelles  importantes  et  secrètes 
que  les  feuilles  publiques  ne  possédaient  pas  encore.  Ces  ren- 
seignemens  lui  étaient  précieux;  mais  ce  qu'il  estimait  davan- 
tage, c'était  l'atmosphère  d'ardente  confiance  qu'il  respirait  au 
milieu  de  ces  êtres  dont  la  foi  patriotique  n'admettait  ni  le 
doute  ni  la  crainte. 

Dès  le  premier  moment  il  avait  pu  se  convaincre  que  son 
ascendant  sur  les  esprits  restait  intact;  lorsqu'il  prenait  la 
parole  soit  en  public,  soit  dans  l'intimité  d'une  réunion  privée, 
la  lumière  se  faisait  tout  à  coup,  et  ce  qui  semblait  obscur 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


637 


devenait  lumineux  et  tangible.  Le  génie  latin,  avec  sa  clarté  et 
sa  force,  habitait  en  lui;  s'il  avait  pu  se  croire  usé  et  même 
fini  après  l'effondrement  de  ses  rêves,  il  constatait  que  cette 
période  de  fatigue  n'avait  servi  qu'à  emmagasiner  en  lui  de 
nouvelles  puissances  d'attraction.  Peut-être  aussi  était-il  soulevé 
par  le  mystérieux  désir  de  montrer  à  Cristina  qu'il  n'avait  pas 
démérité  d'elle;  leur  collaboration  étroite  était  tout  ce  qui 
subsistait  des  intimités  anciennes  ;  si  elle  triomphait  de  l'avoir 
amené  à  ses  desseins,  il  éprouvait  de  son  côté  une  satisfaction 
virile  de  pouvoir  l'aider  jusqu'au  bout.  Quand  elle  l'accueillait, 
les  mains  tendues,  avec  un  sourire  qui  n'était  que  pour  lui 
seul,  il  comprenait  l'étendue  de  la  place  qu'elle  tenait  encore 
dans  sa  vie. 

Un  soir,  ayant  été  retenu  chez  lui  plus  tard  que  d'habitude, 
il  s'était  fait  conduire  en  voiture  jusqu'à  la  porte  Saint-Jean. 
Là,  comme  il  mettait  pied  à  terre,  il  rencontra  Angelo  Ralli, 
qui  par  cette  même  porte  rentrait  dans  la  villa.  Le  vieux  musi- 
cien, dès  qu'il  l'aperçut,  l'arrêta  de  quelques  mots  brefs  : 

—  Ne  vous  pressez  pas,  c'est  inutile  !  La  comtesse  de  Lodatz 
ne  reçoit  pas  aujourd'hui. 

—  Serait-elle  malade?  demanda  Remigio. 

—  Je  ne  le  pense  point;'  mais,  depuis  la  mort  de  son  fils, 
elle  a  parfois  des  accès  de  tristesse  qu'elle  veut  cacher  même  à 
ceux  de  ses  amis  qui  pourraient  le  mieux  les  comprendre.  Alors 
elle  s'enferme,  elle  évite  toute  communication  avec  le  dehors. 
Puis  son  énergie  admirable  la  ramène  bientôt  au  milieu  de  son 
champ  d'action.  Demain,  vous  la  verrez  souriante  et  stoïque, 
comme  vous  l'avez  vue  hier. 

Il  se  frappa  la  poitrine  d'un  violent  meâ  culpâ  : 

—  C'est  notre  faute,  à  nous  autres  hommes,  si  la  sagesse 
féminine  se  montre  supérieure  à  la  nôtre.  Nous  nous  étions 
laissé  aller  à  envisager  la  vie  sous  les  espèces  d'une  traversée 
riante  sur  une  mer  sans  tempêtes.  Nous  nous  dirigions  tout 
doucement  vers  l'abîme.  Pendant  ce  temps,  nos  compagnes, 
nos  filles,  nos  sœurs,  usant  de  cette  intuition  miraculeuse  que 
la  nature  a  mise  en  elles  pour  les  avertir  du  danger,  se  pré- 
paraient à  prendre  le  gouvernail.  Quel  exemple  nous  donne 
une  Cristina  de  Lodatz,  frappée  dans  ses  affections  les  plus 
chères,  et  se  dévouant  quand  même  à  l'affranchissement  de  la 
patrie  1 


638  REVUE    DES    DEUX   MONDBSii 

—  Oui,  dit  Remigio,  la  louve  romaine  n'a  jamais  cessé 
d'allaiter  les  fils  du  dieu  Mars.  Notre  supe'riorité  sur  les  nations 
germaniques  ne  viendrait-elle  pas  de  cette  prédominance  de 
l'élément  féminin,  qui  se  montre  partout  dans  notre  histoire 
aux  heures  décisives,  et  qui,  pendant  les  heures  calmes, 
embellit  notre  littérature  et  nos  arts?  Gristina  incarne  ce  prin- 
cipe au  point  qu'on  la  pourrait  comparer  à  chacune  des  antiques 
héroïnes  dont  nous  célébrons  encore  les  étonnantes  vertus. 
Mariée  à  un  homme  d'une  autre  race,  elle  a  su  conserver  dans 
son  sein  le  dépôt  des  forces  traditionnelles,  et  c'est  dans  cet 
esprit  qu'elle  avait  élevé  son  fils,  —  le  fils  de  l'étranger  1  On 
n'ose  penser  à  la  désolation  qui  a  dû  être  la  sienne  lorsque  cet 
enfant,  qu'elle  avait  cru  arracher  à  l'influence  contraire,  s'est 
évadé  brusquement  de  sa  tendresse  et  a  préféré  mourir  d'une 
mort  inutile  et  obscure,  plutôt  que  d'avoir  à  choisir  entre  les 
deux  hérédités  qui  luttaient  en  lui  depuis  sa  naissance. 

11  s'animait  à  son  insu  et  maîtrisait  avec  peine  les  soubre- 
sauts de  sa  voix  tremblante.  Angelo  Ralli  plaignit  encore 
Gristina  : 

—  Nous  l'admirons  tous  sans  essayer  de  la  consoler.  Nous 
savons  que  la  seule  consolation  digne  d'elle  lui  sera  offerte 
par  le  triomphe  de  la  cause  qu'elle  défend  avec  tant  de 
courage. 

Remigio  eut  un  mouvement  d'impatience  : 

—  Pourquoi  toujours  anticiper  sur  les  résultats  de  nos  actes 
et  les  bénéfices  que  nous  en  pouvons  tirer?  Groyez-vous  que 
la  comtesse  de  Lodatz  ait  une  conception  aussi  étroite  du  devoir? 
Et  quand  même  le  triomphe  attendu  ne  viendrait  point  ou 
tarderait  à  venir,  le  mérite  serait-il  moins  grand  et  la  convic- 
tion moins  sincère?  Le  cœur  ne  se  paie  pas  avec  ces  raisons 
intéressées. 

—  Vous  parlez  en  philosophe,  répondit  Angelo;  mais  nous 
avons  déjà  fait  l'expérience  de  la  vanité  des  théories  philoso- 
phiques en  face  de  la  grande  douleur  qui  s'est  levée  devant  nos 
regards;  cette  douleur  universelle,  unique,  absorbe  en  elle  les 
cris  de  toutes  lés  nations  et  les  sanglots  de  toutes  les  races; 
elle  est  dressée  sur  le  monde  comme  au  sommet  d'une  immense 
tour  de  Babel,  et  le  jour  où  le  socle  sur  lequel  elle  s'appuie 
s'effondrera,  ce  sera  l'ère  nouvelle  pour  les  peuples;  alors  ceux 
qui  avaient  cru  que    leurs  larmes  seraient   sans   consolation 


LES    VOIX    DU    FORUM.  639 

comprendront  que  Dieu  n'a  pas  créé  l'homme  seulement  pour 
souffrir,  mais  pour  goûter  aussi  les  joies  abondantes  de  la 
vie, 

—  Vous  êtes   plus  fou  aujourd'hui  que  je  ne  l'étais  hier, 
répliqua  Remigio  en  souriant. 

Il  prit  congé  du  music,ien.  En  dépit  de  l'avertissement  qu'il 
en  avait  reçu,  il  avait  hâte  de  continuer  sa  route.  Si  Cristina 
ne  devait  point  le  voir,  elle  saurait  du  moins  qu'il  était  venu, 
et  peut-être  en  éprouverait-elle  quelque  bienfait  fugitif,  quelque 
léger  soulagement;  ou,  si  e-lle  l'accueillait  près  d'elle,  ce  serait 
dans  l'intimité  du  tête-à-tête  ;  alors  il  pourrait  lui  faire  entendre 
des  paroles  cordiales  et  simples,  de  ces  paroles  dont  l'accent  et 
l'émotion  font  toute  la  vertu.  Depuis  qu'elle  l'avait  ramené  à 
Rome,  pas  une  fois  ils  ne  s'étaient  retrouvés  seuls  ensemble.! 
Remigio  se  demandait  sur  quel  mode  se  placerait  leur  entre-, 
tien,  et  parmi  les  innombrables  nuances  de  l'amitié,  quelle 
serait  celle  qui  dominerait  dans  leurs  expansions  II  n'ignorait 
rien  des  complications  de  l'âme  féminine;  si  jadis  il  les  avait 
redoutées,  il  se  sentait  maintenant  parfaitement  capable  de  ne 
rien  laisser  de  lui  dans  ce  labyrinthe  ténébreux;  c'était  avec  la 
pleine  conscience  de  sa  force  q^u^il  accourait  au  secours  de  cette 
faiblesse.  Pourquoi  donc  marchait-il  si  vite,  et  avait-il  peine  à 
rétablir  son  souffle  oppressé?  Une  flamme  passait  sur  son 
front,  la  flamme  des  chers  souvenirs.  Ce  soir,  la  nature  avait 
repris  l'expression  ardente  et  secrète  qu'il  lui  avait  connue  au 
temps  du  bonheur... 

Il  avait  traversé  les  jardins  de  la  villa  Forba,  où  tant 
d'ombres  fugitives  mettaient  des  baisers  sur  les  paupières 
abaissées  des  fleurs  ;  les  allées  profondes  conservaient  encore 
un  reste  de  lumière  dorée,  emprisonnée  entre  les  lacets  des 
feuillages;  le  silence  et  la  solitude  n'étaient  plus  que  des  appa- 
rences sous  lesquelles  la  nature  infatigable  continuait  son" 
labeur;  ces  jardins  étaient  pleins  d'accords  invisibles  et  de  pré- 
sences mystérieuses  ;  ils  recelaient  une  animation  féconde,  tandis 
qu'au  delà  de  leur  clair-obscur  la  maison  restait  plongée  dans 
un  halo  de  ténèbres.  Remigio  avait  ralenti  sa  marche;  il  éprou- 
vait la  détente  que  communique  aux  sens  la  fin  d'une  journée 
calme  et  radieuse;  il  aurait  voulu  que  Cristina  pût  jouir  aussi 
de  cette  minute  bienfaisante;  mais  rien  n'indiquait  qu'elle  fût 
debout  derrière  l'une  de  ces  fenêtres  strictement  closes;  peut- 


640  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

être  dormait-elle  déjà,  ou,  retirée  au  fond  de  ses  appartemens, 
se  laissait-elle  aller  à  la  volupté  des  larmes? 

L'entrée  principale  se  trouvait  du  côté  opposé;  c'était  par  là 
que  les  visiteurs  officiels  étaient  introduits  ;  mais  Remigio 
avait  conservé  l'habitude  de  pénétrer  chez  Gristina  par  un  petit 
atrium  précédant  l'atelier  dans  lequel  elle  se  tenait  de  préfé- 
rence. Malgré  l'heure  tardive,  il  s'y  rendit  cette  fois  encore  ; 
une  haute  lampe,  voilée  de  mauve,  répandait  juste  assez  de 
lumière  pour  qu'il  pût  se  diriger  à  travers  les  vases  et  les  sta- 
tues qui  ornaient  le  seuil;  et,  comme  il  avançait  lentement,  il 
fut  surpris  d'entendre  les  sons  d'une  musique  passionnée,  dou- 
loureuse, ardente.  C'était  la  Marche  funèbre  de  Chopin;  il  en 
reconnaissait  les  premières  mesures,  et  il  reconnaissait  aussi 
la  façon  dont  Cristina  avait  autrefois  interprété  devant  lui  le 
chef-d'œuvre  du  maître  polonais.  Mais  ce  soir  il  y  avait  une 
plainte  plus  vibrante  dans  les  accens  qu'elle  arrachait  au  cla- 
vier. Elle  jouait  de  mémoire,  le  buste  penché,  la  tête  errante 
parmi  les  boucles  dénouées  de  sa  chevelure.  Il  s'approcha, 
sans  qu'elle  l'eût  aperçu.  Peut-être  éprouva-t-il  un  instant  le 
scrupule  de  rester  ainsi  auprès  d'elle  sans  s'être  signalé,  et 
comme  pour  surprendre  le  mystère  de  ses  dispositions  intimes; 
il  n'eut  pas  cependant  le  courage  de  l'interrompre,  et  il  s'assit 
un  peu  à  l'écart. 

La  musique  gagnait  sur  lui,  telles  "les  ondes  d'un  océan  sur 
une  plage  à  la  courbe  docile  ;  elle  l'envahissait  tout  entier,  et 
le  mettait  à  l'unisson  de  cette  douleur  qui  s'exprimait  avec  une 
irrésistible  puissance.  Il  avait  fermé  les  yeux  pour  ne  pas  voir 
le  visage  en  relief  de  Gristina,  sa  bouche  empourprée,  ses 
narines  entr'ouvertes;  c'était  ainsi  qu'il  aurait  voulu  la  peindre, 
si  le  goût  des  œuvres  plastiques  eût  pu  encore  subsister  en 
lui;  c'était  ainsi  qu'il  la  trouvait  en  possession  do  sa  beauté 
accomplie.  Pourtant  il  ne  cherchait  pas  à,  poursuivre  ce  rêve; 
il  avait  fermé  les  yeux,  Les  ondes  sonores  continuaient  à 
l'envahir,  submergeant  sa  pensée,  l'entraînant  vers  des  abîmes 
infinis. 

Gristina  s'était  levée  et  s'avançait  Vers  lui. 

—  Vous  étiez  là,  je  le  savais;  je  vous  ai  senti  venir.  Merci 
de  ne  m'avoir  pas  interrompue., 

Elle  jeta  un  regard  vers  le  clavier  resté  béant  et  qui  sem- 
blait frémir  encore  de  l'attouchement  de  ses  doigts  : 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


641 


—  Cette  musique  funèbre,  c'est  ma  seule  consolation; 
quand  je  n'en  peux  plus,  quand  je  sens  que  le  chagrin 
m'e'touffe,  j'ouvre  mon  piano,  et  je  m'évade  ainsi  de  la  triste 
re'alité. 

—  Vous  souffrez  à  ce  point?  demanda  Remigio. 

—  Oseriez-vous  en  douter,  mon  ami?  Est-ce  que  tout  ne 
m'a  pas  abandonne'e?  Après  mon  fils,  sur  lequel  j'avais  placé 
de  si  chères  espérances,  c'est  Aida,  qui  était  pour  moi  comme 
une  autre  enfant,  et  qui  m'a  quittée  pour  aller  vous  rejoindre. 

—  N'est-ce  pas  vous  qui  l'avez  voulu? 

—  Dites  plutôt  que  ma  volonté  a  obéi  à  des  causes  supé- 
rieures. J'ai  suivi  la  logique  inflexible  des  événemens  :  ce  sont 
eux  qui  m'ont  guidée  et  dominée. 

Elle  ajouta,  le  voyant  changer  de  visage  : 

—  J'ai  tort  de  me  plaindre,  puisque  vous  êtes  làl  Mon  but 
était  de  vous  ramener  à  Rome,  de  vous  obliger  à  rentrer  dans 
l'action,  à  travailler  avec  nous.  J'ai  réussi;  le  reste  ne  doit  pas 
compter. 

Elle  était  redevenue  sereine,  presque  souriante  : 

—  Demain  nous  nous  retrouverons  pour  continuer  l'œuvre 
magnifique  du  salut  de  la  patrie,  — notre  grand  Resorgimetito ! 
Il  n'y  aura  plus  de  iléchi.ssement  dans  mon  âme;  il  faudra 
oublier  cette  heure  sombre,  de  même  qu'on  oublie  les  pâles 
angoisses  de  la  nuit  lorsqu'une  nouvelle  aube  se  lève. 

Doucement  elle  le  congédiait  du  geste;  Remigio  comprit  et 
s'inclina.  Pourtant,  avant  de  sortir,  il  ne  put  s'empêcher  d'ex- 
primer le  sentiment  qui  l'attristait  : 

—  J'étais  venu  ici  comme  un  ami,  et  je  repars  comme  un 
étranger. 

—  Vous  vous  trompez,  assura-t-elle;  quand  vous  êtes  entré, 
je  me  croyais  seule  au  monde.  Maintenant,  je  sens,  je  sais  que 
le  meilleur  de  vous-même  m'appartient  encore. 

Elle  lui  tendit  sa  main;  il  la  serra,  sans  y  appuyer  les 
lèvres. 

XXIII 

Aida  guettait  le  retour  de  son  père  à  la  maison.  Une  dépêche 
venait  d'arriver,  qu'elle  n'osait  ouvrir.  Beaucoup  de  lettres  et 
de  messages  s'amassaient  ainsi  chaque  jour  et  à  toute   heure 

TOME    XLII.    —    i917.  41 


642  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

à  l'adresse  de  Remigio  Bente,  et  jamais  elle  n'éprouvait  au- 
cune envie  d'en  connaître  la  provenance;  mais  cette  dépêche 
qu'on  lui  avait  directement  remise  l'émouvait,  comme  si  elle 
eût  contenu  quelque  chose  qui  dût  l'intéresser  personnelle- 
ment. 

Une  agitation  du  même  ordre  l'avait  maintes  fois  remuée 
l'été  passé,  lorsqu'à  la  villa  Forba  elle  attendait  auprès  de  la 
comtesse  de  Lodatz  des  nouvelles  de  Bernard.  —  Hélas  I  le  cycle 
de  ces  émotions  était  clos,  et  Aida  ne  croyait  plus  pouvoir 
s'intéresser  aux  surprises  du  destin.  Ce  soir,  l'émotion  ancienne 
la  reprenait  ;  elle  se  demandait  avec  une  anxiété  véritable  si  ce 
mince  rectangle  de  papier  vert  que  le  souffle  capricieux  du 
ponentino  faisait  battre  de  l'aile  au  coin  de  sa  table  comme  un 
oiseau  abattu,  n'allait  pas  changer  quelque  chose  dans  sa  vie. 
Ce  matin,  elle  avait  eu  vingt  ans  !  —  Seulement  vingt  ansl  — 
La  révélation  de  sa  jeunesse  lui  avait  paru  formidable,  inouïe... i 
Oui,  malgré  ses  larmes,  sa  résignation,  l'écroulement  subit  de 
son  rêve,  elle  était  à  l'âge  où  tant  d'autres  jeunes  vierges  n'ont 
pas  encore  reçu  l'annonce  miraculeuse  du  bonheur.  Bernard  en 
se  tuant  avait  tué  aussi  le  bonheur  et  l'amour  et  toutes  les  joies 
promises,  désirées,  dues  en  quelque  sorte  aux  cœurs  qui  les  ont 
pressenties;  mais  il  lui  avait  laissé  ses  vingt  ans,  et  l'éternel 
mirage  des  illusions.  De  quel  côté  du  ciel  livide  le  miracle 
allait-il  surprendre  ses  yeux,  pareil  à  un  éblouissant  pan  d'azur 
que  les  nuées,  en  s'écartant,  révèlent?  Elle  souriait  de  sa  folie, 
elle  s'en  accusait  comme  d'une  infidélité  à  son  deuil  ;  —  elle 
avait  vingt  ans,  des  cheveux  d'or,  et  sur  les  tempes  le  reflet 
nacré  des  lis  en  fleur... 

Elle  se  refusait  à  toute  espérance  ;  son  seul  patrimoine  de 
félicité,  c'était  de  se  dévouer  à  Remigio.  Ce  père,  dont  elle 
avait  appris  à  mieux  apprécier  les  nobles  dons  à  mesure  que  le 
temps  usait  en  lui  des  qualités  excessives,  elle  s'était  promis  de 
ne  jamais  le  priver  de  ses  soins  vigilans  et  tendres.  C'était  un 
vœu  qu'elle  avait  prononcé  dans  le  sanctuaire  secret  de  sa 
conscience,  prenant  Dieu  à  témoin  de  sa  sincérité.  Il  lui  arrivait 
même  parfois,  en  s'exaltant,  de  s'imaginer  que  le  suicide  de 
Bernard  avait  été  pour  elle  une  sorte  d'acheminement  à  ce 
devoir  filial,  auquel  elle  voulait  se  consacrer  toute,  un  avertis- 
sement à  ce  devoir.  Elle  se  regardait  dans  cette  haute  maison 
de  la  place  Navone,  en  face  de  Sainte-Agnès,  comme  dans  une 


LES    VOIX    DU    FORUM.  643 

tour  de  cloître  au  pied  de  laquelle  les  bruits  et  les  importu- 
nite's  du  monde  venaient  émousser  leurs  efforts.  Et  elle  denieu- 
rait  dans  ce  recueillement;  elle  y  enfermait  sa  jeunesse,  ceinte 
du  bandeau  des  vestales. 

Dans  d'autres  temps,  elle  se  serait  mise  à  la  fenêtre  afin 
)  d'entendre  le  pas  de  Remigio  résonner  sur  la  chaussée  ;  la 
fenêtre  était  ouverte,  mais  elle  ne  s'y  avançait  point.  Elle  redou- 
tait tout  ce  qui  monterait  de  la  place  jusqu'à  elle,  tous  ces 
souvenirs  confus  du  passé  qui  voudraient  lui  parler  de  Bernard, 
lui  chuchoter  à  l'oreille  les  paroles  qu'ils  avaient  échangées, 
tant  de  ravissemens,  d'étonnemens,  de  confidences  naïves.,.- 
Elle  ne  se  mettait  plus  à  la  fenêtre.  Quand  elle  sortait,  elle 
marchait  vite  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  tourné  l'angle  du  palais 
Braschi.  Alors,  sans  savoir  comment,  elle  se  trouvait  en  face  du 
masque  bouffi  de  Pasquino  qui  semblait  la  gourmander  de  son 
effroi;  ou  bien,  si  elle  se  portait  de  l'autre  côté,  elle  apercevait 
au  delà  du  fleuve  la  masse  énorme  du  Môle  d'Adrien  sur  lequel 
pesaient  les  trois  civilisations  romaines;  au  sommet,  l'archange 
saint  Michel  remettait  au  fourreau  la  lance  qu'il  venait  de 
tirer;  cette  vision  la  faisait  tressaillir;  elle  se  sentait  plus  petite, 
plus  misérable,  un  jouet,  un  atome  que  la  moindre  secousse 
suffirait  pour  disperser.  Elle  se  livrait  à  la  menace  de  n'être 
plus  rien  demain  ;  elle  appelait  cet  inconnu  des  fins  dernières 
dont  nul  ne  sait  au  juste  ce  qu'elles  réservent  à  l'assemblage 
fortuit  de  pensée  et  de  matière,  d'intelligence  et  de  néant  qu'est 
une  pauvre  créature  humaine... 

Remigio  rentra  enfin  ;  il  embrassa  sa  fille  au  front  et  s'en 
alla  dans  sa  chambre  changer  de  vêtemens. 

—  Je  vais  revenir,  avait-il  dit. 

La  dépêche  était  là,  qu'il  avait  effleurée  d'un  coup  d'œil;  il 
n'était  jamais  pressé  de  prendre  connaissance  de  son  courrier; 
quelquefois  même,  il  remettait  au  lendemain  le  soin  de  l'ouvrir. 
Ce  soir,  il  paraissait  soucieux,  absent  de  lui-même.  Aida,  habi- 
tuée à  épeler  les  signes  de  son  visage,  y  reconnaissait  une 
préoccupation  qu'elle  y  avait  déjà  vue  souvent, 

<(  Mon  Dieu  !  se  dit'elle,  pourvu  que  ce  télégramme  ne  lui 
apporte  pas  de  nouveaux  sujets  d'inquiétude  !  » 

Et  tout  à  coup,  elle  pensa  à  Gino  : 

«  Si  c'était  lui!.,.  » 

Le  papier  tremblait  au  bout  de  ses  doigts.  Elle  voulait  savoir, 


644  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  fût-ce  que  pour  épargner  à  son  père  une  commotion  trop 
vive.  Elle  déchira  le  timbre. 

C'était  Gino  en  effet  ;  en  deux  phrases  brèves,  il  annonçait 
son  retour,  dont  la  cause  restait  inexpliquée.  Qu'importe  1  II 
allait  revenir!  Demain  il  serait  là,  assis  devant  celte  table... 
Aida  ne  songeait  qu'au  bonheur  que  son  père  allait  éprouver.! 
Justement,  celui-ci  poussait  la  porte.  Elle  se  précipita  vers  lui  : 

—  Ginol  Gino  qui  revient! 

Comme  si  rien  ne  s'était  passé,  la  vie  ancienne  avait  repris. 

Dès  son  arrivée,  Gino  s'était  assis  devant  la  table  de  travail. 
Il  paraissait  à  peine  changé,  et  la  seule  remarque  que  fit  Aida 
en  l'examinant,  c'est  qu'il  était  moins  pâle  et  ne  portait  aucune 
trace  de  fatigue.  On  eût  dit  que  son  corps,  pareil  à  une  lame 
d'acier,  trempée  rouge  dans  une  eau  glaciale,  était  sorti  plus 
vigoureux  de  l'épreuve  physique  qu'il  venait  de  subir.  Cepen- 
dant l'émotion  l'étreignait,  et,  après  les  premières  effusions,  il 
était  resté  un  moment  silencieux. 

—  Comme  c'est  bon  de  se  revoir!  avait-il  dit  enfin. 

—  Oui,  répondit  Remigio;  surtout  si  c'est  pour  ne  plus  se 
séparer. 

Une  inquiétude  perçait  dans  sa  voix.  Gino,  le  comprenant, 
s'était  ressaisi  : 

—  C'est  vrai!  Je  vous  dois  l'histoire  de  mes  campagnes!  Elle 
est  dénuée  d'intérêt  et  de  prestige.  J'aurais  voulu  mieux  faire; 
je  ne  l'ai  pu. !  Le  pauvre  soldat  que  j'étais  d'abord!  Passer  brus- 
quement d'une  existence  réglée,  sédentaire,  à  cette  existence 
d'animal  sauvage  qui  est  celle  de  l'homme  de  guerre  d'aujour- 
d'hui, avoir  à  lutter  à  la  fois  contre  un  ennemi  brutal  et  rusé  et 
contre  toutes  les  perfidies  des  élémens,  c'était  beaucoup,  c'était 
trop...  Lorsque,  pour  la  première  fois,  j'ai  dû  franchir  des  som- 
mets abrupts,  j'ai  cru  que  je  n'irais  pas  plus  loin;  mon  sacrifice 
était  consenti  d'avance;  j'aurais  voulu  seulement  qu'il  coïncidât 
avec  quelques  baisers  de  la  gloire.  Mais  la  gloire  n'a  pas  voulu 
de  moi  ;  sans  doute  me  trouvait-elle  trop  indigne  de  prendre 
part  au  banquet  qu'elle  sert  si  généreusement  à  tant  d'autres. 

Il  avait  souri  : 

—  Pas  njême  une  blessure,  malgré  la  fureur  que  je  mettais 
k  m'exposer  !  Oui,  j'étais  pris  d'une  folie  du  danger  comme  les 
mystiques  de  la  folie  de  la  croix.  Peu  à  peu,  l'ivresse  de  l'air  et 


LES    VOIX    DU    FORUM.  645 

du  sang  me  rendait  pareil  à  mes  compagnons,  me  faisait  res- 
sembler à  mes  lointains  ancêtres  oublie's.  Je  perdais  le  pli 
professionnel  que  j'avais  gardé  longtemps,  je  sentais  mon  dos 
se  redresser,  ma  poitrine  s'élargir.  La  gageure  était  gagnée  ;  je 
pouvais  espérer  payer  ma  dette  à  mon  pays  et  venger  la  mort 
de  celui  qui,  de  sa  tombe,  semblait  encore  m'appeler,  celui  qui 
fut  mon  camarade  de  pensée,  le  frère  de  mon  âme,  Renato 
Serra!  Gomme  je  comprenais  maintenant  le  miracle  qui  s'était 
opéré  en  lui!  Ce  miracle,  il  venait  aussi  de  s'accomplir  en  moi  : 
l'idée  du  devoir  s'était  changée  en  l'extase  de  la  passion  la  plus 
noble,  la  plus  féconde  ;  le  pauvre  soldat  d'hier  était  devenu  un 
amant  de  cette  gloire  capricieuse  et  infidèle  qui  s'obstinait  à 
l'écarter  de  son  chemin...  Puis,  un  jour,  l'accident  stupide  est 
arrivé;  en  descendant  les  marches  taillées  à  pic  dans  la  neige 
durcie  pour  aller  jeter  des  bombardes  sur  un  nid  de  mitrail- 
leuses à  trente  mètres  de  profondeur,  le  pied  me  glissa...  je 
faillis  me  tuer  ;  j'avais  simplement  la  jambe  gauche  fracturée 
en  deux  endroits.  On  me  releva  quelques  heures  après.  J'aurais 
dû  vous  écrire  de  l'hôpital  militaire  où  j'avais  été  transporté  ; 
quelque  chose  m'en  empêcha,  —  je  ne  saurais  dire  quoi  au 
juste,  —  la  crainte  de  vous  alarmer,  et  peut-être  aussi  la  honte 
de  n'avoir  rien  de  plus  beau  dans  mon  histoire  et  de  rentrer 
dans  la  vie  privée  à  laquelle  on  allait  forcément  me  rendre, 
sans  le  moindre  héroïque  souvenir. 

—  Pauvre  Gino! 

Aida  avait  prononcé  cette  exclamation  avec  une  pitié  sin- 
cère; il  l'en  remercia  d'un  regard  : 

—  Ne  me  plaignez  pas  trop  !  Je  ne  boite  presque  plus  et  je 
souffre  à  peine....  Mais  me  voilà  voué  désormais  à  reprendre  la 
vie  sédentaire  dont  je  m'étais  désaccoutumé.  J'ai  maintenant 
des  fringales  de  liberté  et  d'espace.  J'ai  dix  ans  de  moins  que 
lorsque  je  suis  parti.  Et  même  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir 
jamais  éprouvé  dans  ma  prime  jeunesse  cette  frénésie  de  goûter 
aux  joies  de  la  nature. 

Il  s'était  tourné  vers  Remigio,  comme  pour  s'excuser  de  ses 
aveux.  Remigio  avait  souri,  indulgent  : 

—  Tant   mieux,   mon   ami  1  Là  est  le  véritable  équilibre  I 
Un  reste  de  fièvre  agitait  Gino.  D'un  même   mouvement 

tendre,  Remigio  et  Aida  lui  avaient  pris  la  main.  Et  tous  trois 
ils  avaient  recimenté  l'accord  de  leur  vie  ancienne, 


646  REVUE    DBS    DEUX   MONDES^ 

XXIV 

Le  vieux  Tibre,  chargé  des  tristesses  du  monde, 
Coule,  funèbre  et  lourd,  en  ses  bords  immortels; 
Le  vieux  Tibre  pensif,  qui  roule  dans  son  onde 
Plus  de  divinités  que  Rome  n'eut  d'autels  ; 

Gomme  un  torse  noueux  sculpté  par  Michel-Ange, 

Il  se  plie  et  s'étire  en  un  geste  lassé  ; 

Et  nul,  jetant  la  sonde  aux  limbes  du  passé, 

Ne  pourrait  découvrir  ce  que  contient  sa  fange... 

L'automobile  suivait  le  cours  du  fleuve  et  filait  dans  la  cam- 
pagne nue  ;  Rome,  pavoisée,  éblouissante;  étendait  encore  ses 
chauds  reflets  sur  ce  sol  aride  et  sur  ces  eaux  limoneuses.  Puis 
ce  ne  fut  plus  bientôt  que  le  désert  qui  semolait  sans  limites. 
Si  près  de  la  grande  ville,  on  entrait  dans  la  zone  de  désolation 
et  de  silence. 

Remigio  avait  accepté  l'invitation  du  Père  Semenoti  de 
l'accompagner  jusqu'au  rivage  ostianien,  où  déjà  on  se  prépa- 
rait à  restaurer  les  autels  de  la  Paix  ;  —  une  nouvelle  victoire 
des  troupes  italiennes  sur  le  Garso  septentrional  justifiait  l'espoir 
que  la  fin  de  la  lutte  était  proche  ;  et  tous  les  visages  se  tour- 
naient vers  la  Vierge  clémente  et  auguste,  qui  devait  remplacer 
l'infernale  puissance  de  la  force  et  du  fer. 

Le  Père  Semenoti  se  sentait  heureux  ;  certes  il  avait,  sans 
aucune  restriction  mentale,  accepté  la  guerre  nécessaire, 
en  soumission  à  la  loi  de  la  patrie;  mais  le  sang  ne  pouvait 
couler  toujours  ;  le  massacre,  la  douleur  et  la  mort  ne  pouvaient 
éternellement  exercer  leurs  ravages;  les  temps  étaient  venus  de 
préparer  l'avènement  de  la  paix  et  des  œuvres  réparatrices.  Un 
autre  sentiment  de  joie  éclairait  aussi  sa  face  expressive  et  ronde  : 
longtemps  Remigio  Rente  avait  siégé  à  l'autre  extrémité  de 
l'édifice  social  ;  et  l'on  pouvait  dire  que  Remigio,  libre  penseur 
et  philosophe  hégélien,  gardait  sur  la  jeunesse  contemporaine 
une  influence  au  moins  égale  à  celle  que  le  Père  Semenoti  avait 
conquise  en  enseignant  la  foi  catholique.  Tous  deux  étaient 
illustres  par  leur  éloquence  et  leur  ardeur  à  défendre  les  idées 
qui  leur  étaient  chères.  Aujourd'hui  ces  idées  ne  s'opposaient 
plus  et  c'était  volontiers  que  le  libre  penseur  et  le  religieux 
s'en  allaient  de  concert  étudier  les  problèmes  de  l'avenir. 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


647 


—  Oui,  disait  le  Père  Semenoti,  une  immense  de'solation 
plane  sur  le  monde,  parce  que  les  hommes  s'étaient  enivre's 
d'orgueil  et  avaient  cru  posséder  l'inconnaissable,  cette  science 
d'essence  divine  dont  ils  ne  réussissent  à  saisir  que  des  parcelles 
et  dont  ils  n'usent  que  pour  le  triomphe  de  la  haine  et  du  mala 
Voyez,  voyez  cette  plaine  stérile  et  maudite;  jadis  elle  était 
fertile,  et  pleine  de  douceurs:  l'Isola  Sacra,  le  beau  rivage  d'Ostie, 
toute  cette  région  qui  a  presque  cessé  de  vivre,  c'était  là  que 
nos  ancêtres  venaient  chercher  l'abondance  et  la  sécurité  I 
Cérèa  alors  souriait  aux  cultivateurs  tranquilles  qui  faisaient 
rendre  à  la  terre  le  centuple  de  ce  qu'ils  lui  confiaient.  Mais 
Vulcain  est  venu  et  avec  lui  le  règne  de  la  violence  et  de  la  cupi- 
dité ;  il  a  attiré  èi  soi  les  désirs  pervertis  des  hommes  ;  il  les  a 
détournés  de  la  terre  bienfaisante  pour  leur  apprendre  les  œuvres 
qui  dévastent  et  qui  tuent;  voilà  l'image  de  ce  qui  s'est  passé 
hier,  de  ce  qui  se  renouvellera  demain  si  on  n'y  prend  garde.i 

• —  Vous  avez  raison,  dit  Remigio.  Pouvons-nous  oublier 
l'avertissement  qui  nous  a  été  donné  par  un  de  nos  plus  lucides 
esprits  (1)  :  «  Il  faut  au  monde  énorme  et  puissant,  mais  désé- 
quilibré et  plein  de  confusion,  où  nous  vivons,  un  peu  plus 
d'ordre,  de  beauté  et  de  mesure;  la  crise  que  nous  traversons 
prouve  que  si  nous  ne  parvenons  pas  à  restaurer  notre  idéal,  la 
civilisation  du  fer  et  de  la  science  finira  par  une  espèce  de 
gigantesque  suicide  ;  c'est  la  lutte  entre  les  dieux  de  l'Olympe, 
le  dieu  boiteux  et  irascible  qui  forge  le  fer  et  le  dieu  qui  con- 
naît les  lois  das  proportions  nécessaires  entre  les  élémens  de  la 
vie,  c'est-à-dire  le  secret  de  la  santé,  de  la  beauté  et  de  la  vertu.i 
Notre  tâche  sera  de  rétablir  cet  équilibre,  d'apprendre  à  servir 
de  nouveau  le  dieu  cher  aux  Latins,  qui  est  l'auguste  gardien 
des  mesures.  »  Je  pense  comme  vous  que  lorsque  nos  soldats 
auront  déposé  les  armes,  ils  devront  retourner  à  la  charrue, 
labourer  ce  sol  délaissé,  reconquérir  cette  terre  irrédente  qui 
n'a  pas  cessé  de  leur  appartenir. 

Un  troupeau  de  buffles  maigres,  mené  par  un  garçon  au 
regard  sauvage,  aux  gestes  brusques,  traversait  à  cet  instant  la 
plaine  inculte.  De  l'autre  côté,  le  Tibre  grossi,  courroucé,  pré- 
cipitait ses  vagues  fumantes  vers  la  mer  prochaine. 

— I  Gela  serait  si  facile  !  poursuivit  le  Père  Semenoti.,  Quel- 

(1)  Guglielmo  Ferrero. 


648  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

ques  années  suffiraient  pour  rendre  h.  ce  pays  une  nouvelle 
splendeur.  Rien  n'est  impossible  à  l'homme  lorsqu'il  a  la 
volonté  d'utiliser  toutes  ses  ressources.  L'éternelle  Italie,  fille 
de  la  mer  et  du  soleil,  c'est  ici  que  l'on  a  le  mieux  l'impression 
de  ce  qu'elle  fut  avant  que  la  patience  de  ses  fils  eût  orné  son 
front  et  enrichi  son  sein  d'inestimables  joyaux. 

11  s'animait,  se  sentait  grandir  par  le  verbe,  comme  lorsque 
du  haut  de  la  chaire  que  soutenaient  les  lions  apocalyptiques 
il  parlait  aux  foules  que  sa  voix  électrisait;  Remigio  l'écoutait, 
sans  sourire  de  son  enthousiasme;  il  s'était  lui-même  livré  tant 
de  fois  à  cet  excès  de  lyrisme  qui  jaillit  des  sources  fraîches  de 
l'âme  I  II  se  plaisait  à  évaluer  d'avance  les  bénéfices  qu'il  tire- 
rait de  cette  collaboration  précieuse  dans  l'œuvre  de  salut  où 
leur  intelligence  allait  s'appliquer. 

Cependant  la  voiture  s'était  arrêtée  ;  on  était  au  niveau  de 
la  ville  antique.  Des  ruines  surgissaient  du  sol  déblayé,  avec 
cette  majesté  des  choses  que  le  temps  a  conservées  plutôt  qu'il 
ne  les  a  disjointes;  dans  leur  forme  squelettique  elles  révélaient 
encore  un  peu  de  l'âme  qu'elles  avaient  contenue.  C'étaient  les 
colonnes  inégales  des  temples,  les  travées  obliques  des  théâtres, 
les  vastes  exèdres  des  Thermes  et,  le  long  du  fleuve,  les  rues 
maritimes  que  bordaient  les  maisons  basses  des  marchands. 
La  mer,  qui  s'était  retirée  du  rivage,  luisait  comme  une 
immense  plaque  d'émail  à  travers  les  silhouettes  tordues  des 
pins  parasols;  le  Tibre,  plus  fauve  à  son  embouchure  qu'à  sa 
naissance,  entourait  de  ses  bras  impétueux  l'Isola  Sacra  où  jadis 
tant  de  vie  et  tant  de  volupté  étaient  encloses;  à  l'autre  extré- 
mité, la  ville  moderne,  avec  sa  cathédrale  et  son  château  fort, 
paraissait  plus  vide  et  plus  abandonnée  que  ces  ruines,  et  n'évo- 
quait que  les  souvenirs  d'une  époque  de  violence  et  de  terreur. 
Remigio  et  le  Père  Semenoti  suivaient  ces  voies  silencieuses; 
les  mêmes  pensées  les  occupaient  tous  deux;  leur  but  était  le 
même  ;  leurs  désirs  pareils  :  rendre  à  cette  terre  désolée  sa 
fécondité  ancienne.  Aujourd'hui  le  peuple  aussi  avait  faim  ;  il 
réclamait  le  blé  et  l'épeautre,  comme  lorsque  Tacite,  se  plaignant 
déjà  que  la  terre  nourricière  n'avait  plus  assez  de  bras  pour 
l'ensemencer,  constatait  que  l'existence  du  peuple  romain  était 
chaquejour  le  jouet  des  flots  et  des  tempêtes.  L'âge  d'or  était  loin, 
l'âge  des  riches  moissons  et  des  nobles  travaux  agrestes;  mais  la 
terre  était  là  toujours,  attendant  le  bon  vouloir  des  hommes; 


LES    VOIX    DU    FORUM.  649 

il  fallait  remettre  l'outil  aux  mains  des  travailleurs,  et  faire  reve- 
nir sur  leurs  lèvres  les  chants  des  Saisons  monotones  et  certaines. 
Devant  ce  qui  avait  été  l'Emporium,  Remigio  eut  un  geste 
large  : 

—  C'est  ici  que  la  paix  devrait  posséder  sa  nouvelle  église  ; 
elle  s'élèverait  à  cette  place,  en  face  des  autels  détruits  de  Vul- 
cain;  elle  rayonnerait  comme  le  symbole  des  temps  nouveaux, 
comme  la  radieuse  promesse  de  la  libération  humaine  ;  de  la 
terre,  de  la  mer,  et  des  airs  on  pourrait  l'apercevoir,  encoui^a- 
geant  le  seul  effort  digne  des  aspirations  de  l'esprit. 

Son  grand  rêve,  son  rêve  aux  ailes  brisées,  se  refaisait  en 
lui,  plus  lumineux,  plus  magnifique.  Utopie  ou  vérité?  Dans 
sa  soutane  trop  courte,  le  Père  Semenoti  tressaillait  de  joie. 
Et  les  deux  hommes,  perdus  dans  ces  régions  désertiques,  se 
prenaient  à  voir  fleurir  sur  ces  rivages  une  génération  meil- 
leure, accourant  autour  de  la  paix,  comme  les  foules  pieuses  de 
Van  Eyck  autour  de  l'Agneau.  Et  leur  bonheur  en  cette  minute 
était  sans  limites. 

Pour  regagner  Rome,  il  fallait  se  hâter,  avant  que  le  soleil 
eût  disparu  derrière  les  franges  dorées  de  l'horizon  ;  les  vingt 
kilomètres  qui  séparent  Ostie  de  la  capitale  furent  franchis  en 
une  course  si  rapide  que  lorsque  l'auto,  rentrant  par  la  porte 
Saint-Paul,  eut  dépassé  le  petit  cimetière  des  Anglais,  Remigio 
subitement  réveillé  de  ses  méditations,  jeta  un  cri  de  surprise. 
Il  avait  eu  l'intention  de  s'arrêter,  au  retour,  à  la  villa  Forba; 
mais  son  compagnon  lui  suggéra  un  autre  projet  : 

—  C'est  chez  Angelo  Ralli  que  nous  devons  aller  finir  cette 
journée  mémorable  ;  je  suis  persuadé  que  ce  qui  nous  y  attend 
ne  peut  manquer  de  compléter  nos  résolutions. 

Il  n'ajoutait  pas  qu'il  aimait  cette  demeure  du  grand  musi- 
cien, placée  comme  une  tour  de  guet  au-dessus  de  l'antique 
Forum,  et  d'où  l'on  découvrait  l'incomparable  dôme  de  Saint- 
Pierre,  couronné  par  les  cyprès  du  Monte  Mario.  Ce  soir,  la  ville 
pavoisée  et  mouvante  serait  comme  un  navire  qui  vient  de  jeter 
l'ancre  au  port  après  une  traversée  périlleuse  ;  les  chants  de 
victoire  s'entendaient  déjà  à  travers  les  remous  de  la  multitude; 
c'était  un  bruit  confus  dont  la  polyphonie  grandissante  rappe- 
lait les  innombrables  sons  qui  s'élèvent  du  clavier  de  la  mer. 
Ce  soir,  sur  toutes  les  places  et  dans  toutes  les  enceintes,  tandis 
que  lentement  la  clarté  du  jour  achèverait  de  glorieusement 


650  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mourir,  ces  voix  délirantes  célébreraient  l'héroïsme  de  ceux  qui 
étaient  morts  glorieux  pour  renaître  demain  au  sein  d'une  plus 
vive  lumière  ;  un  besoin  d'idéalisme  éperdu  soulevait  ces  âmes, 
comme  l'instinct  de  la  vie  soulève  le  noyé,  emporté  à  la  dérive 
et  qui  n'a  pour  dernière  chance  de  salut  que  le  faible  roseau 
qu'une  main  inconnue  lui  tend. 

Angelo  Ralli  était  seul  ;  mais,  par  la  fenêtre  ouverte,  il 
assistait  à  la  manifestation  qui  remplissait  le  Forum  et  en 
débordait  les  entours  ;  dans  ce  vallon  étroit,  encombré  de  tant 
de  richesses  monumentales,  la  colonnade  du  Temple  de  Faus- 
tine  et  d'Antonin  portait,  intacte  encore,  sa  frise  dédiée  au 
couple  impérial  ;  et,  blottie  entre  les  blocs  de  cipolin  du  por- 
tique, l'église  de  San  Lorenzo  in  Miranda  semblait  une  chapelle 
expiatoire  où  l'épouse  du  pieux  empereur  achevait  de  purifier 
son  âme.  En  face,  de  l'autre  côté  de  la  Voie  Sacrée,  la  Maison 
des  Vestales  se  rajeunissait  de  la  floraison  tardive  des  lauriers- 
roses  ;  les  statues  de  ces  vierges  dressées  parmi  les  souples  ver- 
dures qui  en  cachaient  le  socle,  montaient  vers  la  lumière  dans 
un  essor  que  rien  ne  venait  arrêter.  Cette  Maison  des  Vestales, 
avec  ce  qu'elle  gardait  de  fraîcheur,  retenait  le  regard  plus  que 
les  orgueilleux  arcs  de  triomphe  et  les  imposantes  basiliques  ; 
elle  était  le  charme,  la  poésie,  la  douceur  féminine  de  ce  lieu 
que  de  si  grandes  ombres  avaient  traversé.  Et  c'était  autour  de 
son  atrium  que  se  pressaient  les  promeneurs  avides  de  sur- 
prendre quelques  traits  de  ces  figures  vénérables  ;  —  là-bas,  le 
tombeau  de  Faustulus,  caché  sous  le  figuier  noir,  restait  isolé  et 
improbable;  mais  la  demeure  des  Vestales,  ses  bassins  clairs, 
ses  oléandres  en  fleur  et  ses  colonnes  fragiles,  c'était  toujours 
de  la  vie,  de  la  jeunesse  et  de  l'espoir... 

Mystérieux,  Angelo  avait  fait  signe  à  ses  visiteurs  de  s'asseoir 
devant  la  fenêtre  ouverte  ;  le  bruit  des  musiques  lointaines  ou 
proches  s'était  tu  ;  on  attendait  autre  chose.  Les  sentimens  du 
peuple  avaient  besoin  de  s'incarner  dans  une  glorification 
unique  qui  les  portât  tous  ensemble  et  les  magnifiât  par  les 
sortilèges  divins  de  l'éloquence  ou  de  l'art;  ainsi  en  était-il 
chaque  fois  que  quelque  grande  commotion  morale  arrachait  ce 
peuple  à  sa  quiétude  accoutumée.  Ce  soir,  quelle  serait  la 
forme  que  prendrait  cette  nouvelle  apothéose  ?  On  attendait  ; 
on  chuchotait  des  noms.  Les  mânes  de  Garducci,  de  Mazzini  et 
de  Cavour  réclamaient,  comme  ceux  des  héros  anciens,  leur  part 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


651 


en  cette  fête  ;  et  tous  les  porteurs  de  lyre,  les  orateurs,  les 
entraîneurs  d'hommes  soulevaient  I9  vallon  sacré  de  leurs 
puissantes  incantations. 

Une  voix  de  femme  s'éleva  dans  le  silence. 

Si  pure,  si  harmonieuse,  elle  s'accordait  avec  la  clarté  rosé 
sous  quoi  frissonnaient  les  mosaïquea  et  les  marbres  ;  elle  sor- 
tait de  l'atrium  des  Vestales,  et  vraiment  on  eût  dit  la  voix 
même  de  l'une  des  prêtresses  célébrant  la  force  nouvelle  de 
Rome  et  la  vertu  invincible  de  là  Cité  dont  la  garde  était  dévo- 
lue à  leurs  mains.  Un  accompagnement  léger  de  cithares  et  de 
harpes  soutenait  la  voix  puissante,  unique...  Les  phrases  de  la 
cantate  se  succédaient  avec  une  ampleur  pareille  à  l'influx  de 
l'inspiration  poétique  qui  les  avait  dictées.  Angelo  Ralli  s'était 
mis  au  piano;  il  suivait,  lui  aussi,  le  rythme  sublime.  De  la 
chambre  où  il  dominait  l'espace,  il  envoyait  k  la  cantatrice 
invisible  cet  hommage  de  son  génie.  Lumière  et  Beauté  1 

Cette  ivresse  pénétrait  partout.  Le  Père  Semenoti  avait  baissé 
les  paupières,  tandis  que  Remigio,  courbé  sur  les  balustres  de 
la  fenêtre,  cherchait  à  découvrir  quelle  était  celle  de  qui  la 
voix  avait  un  si  grand  pouvoir  qu'en  elle  s'incarnaient  et  se 
résumaient  toutes  las  autres  voix  des  siècles.  Mais  la  multitude, 
pressée  autour  de  l'atrium,  opposait  à  sa  curiosité  une  barrière 
infranchissable  ;  et  c'était  seulement  par  les  yeux  de  l'esprit 
qu'il  croyait  apercevoir,  vêtue  de  blanc  et  couronnée  d'aspho- 
dèles, la  comtesse  de  Lodalz,  entourée  d'un  chœur  de  cithares 
et  de  harpes... 

XXV 

Aida  venait  de  traverser  la  place  de  l'Esquilin,  et  mainte- 
nant elle  contournait  l'abside  de  Sainte-Mâiie-Majeure.  Elle 
marchait  vite,  pressée  d'arriver  au  but.  Il  y  avait  plusieurs 
semaines  qu'elle  se  proposait  d'accomplir  ce  pieux  pèlerinage  à 
la  basilique  Libérienne,  —  la  basilique  du  miracle  1  Mais, 
depuis  le  retour  de  Gino,  sa  vie  avait  complètement  cessé  de 
lui  appartenir.  Si  elle  avait  pu  supposer  un  instant  que  la  pré- 
sence de  Gino  lui  rendrait  un  semblant  de  liberté,  elle  s'était 
vite  aperçue  que  son  devoir  n'en  était  que  plus  étroit  et  sa 
tâche  plus  stricte  ;  entre  ces  deux  hommes  qui  absorbaient  les 
énergies  de  sa  raison  et  de  son  cœur,  les  jours  passaient  sans 


652  BEVUE    DES    DEUX   MONDES., 

qu'elle  trouvât  le  temps  de  se  pencher  sur  elle-même  pour 
essayer  d'y  apercevoir  l'image  fuyante  de  son  destin. 

Ce  matin  pourtant,  elle  avait  quitte'  de  bonne  heure  la 
maison.  Avant  de  partir,  elle  avait  dit  à  Gino  :  «  Je  vais  faire 
un  grand  voyage  !  »  et,  comme  il  manifestait  une  surprise 
mêle'e  d'inquiétude,  elle  avait  expliqué  en  souriant  : 

—  J'entends  un  voyage  dont  le  but  dépasse  la  limite  ordi- 
naire de  nos  courses  ;  un  grand  voyage  pour  mon  âme  1 

Elle  avait  lu  dans  ses  yeux  qu'il  avait  le  désir  de  lui  offrir 
de  l'accompagner;  mais  elle  voulait  être  seule;  elle  était  jalouse 
de  conserver  à  cette  démarche  son  caractère  de  foi  absolu.  Et 
elle  était  sortie  sans  retourner  la  tête,  bien  qu'elle  fût  certaine 
que,  debout  derrière  la  fenêtre,  il  la  regardât  s'éloigner. 

Elle  marchait  vite,  pressée  d'arriver  au  but...  La  neige 
couvrait  l'Esquilin  d'un  duvet  blanc  et  moelleux,  ainsi  qu'en 
cette  aurore  lointaine  où,  sur  le  champ  immaculé,  le  patrice 
Jean  avait  tracé  l'enceinte  de  la  basilique  miraculeuse.  Mais 
alors,  c'était  l'été,  et  les  roses  fleurissaient  sur  l'Esquilin,  et  cette 
neige  inattendue  était  le  signe  d'un  grand  prodige.  Aujour- 
d'hui l'hiver  avait  défleuri  les  roses  ;  et  la  foi  aussi  dans  beau- 
coup de  cœurs  avait  perdu  la  sève  par  quoi  se  vivifient  les 
défaillans  rameaux  de  nos  espoirs.  Cependant  l'insigne  basilique 
recevait  toujours  de  nombreuses  visiteS  ;  et  la  Vierge  de  saint 
Luc,  dans  son  cadre  de  rubis  et  d'amétliistes,  attirait  à  soi  la 
cohorte  de  tant  de  femmes  désolées. 

Ce  fut  devant  cette  effigie  vénérable  qu'Aida  se  prosterna 
avec  un  grand  sentiment  d'abandon.  Elle  était  à  l'heure  inquiète 
de  sa  traversée  terrestre,  celle  qui  remplit  d'angoisse  et  d'incer- 
titude les  plus  courageux  nautoniers  ;  l'horizon  se  trouble, 
devient  un  grand  lac  de  ténèbres;  il  semble  que  la  douce 
lumière  qui  caressait  nos  fronts  au  départ  soit  pour  jamais 
abolie,  alors  que  d'une  transe  plus  vive  le  désir  du  bonheur 
nous  étreint.  Ce  grand  désir  nostalgique  du  bonheur,  Aida 
l'éprouvait  sans  en  définir  les  causes  profondes  ;  c'était  dans  sa 
poitrine  un  poids  trop  lourd,  une  conception  mystérieuse  ;  elle 
en  éprouvait  de  la  honte  et  de  l'effroi  ;  ce  qu'elle  allait  confier 
à  la  Vierge  apostolique,  elle  aurait  à  peine  osé  se  l'avouer  à 
elle-même,  encore  moins  le  révéler  à  une  autre  créature;  et  sa 
pudeur  usait  de  ce  stratagème  pour  lui  permettre  de  regarder 
face  à  face  cette  vérité  troublante.) 


LES    VOIX    DU    FORUM. 


633 


Elle  était  restée  longtemps  à  méditer  sur  ces  choses,  sans 
prendre  garde  aux  allées  et  venues  qui  se  multipliaient  autour 
d'elle;  dans  l'immense  basilique  lumineuse,  où  tant  d'or  et  de 
joyaux  scintillaient  entre  les  colonnes,  la  théorie  des  femmes  en 
deuil  s'assemblait  devant  l'image  naïve  et  auguste  dont  le  temps 
avait  obscurci  les  traits  ;  une  coïncidence  existait  entre  cette 
image  de  la  Mère  du  Crucifié  et  ces  femmes  en  deuil  que  la 
douleur  accablait  encore  ;  chacune  avait  connu  son  calvaire  et 
souffert  dans  son  fils  innocent  l'outrage  du  coup  de  lance  et  le 
couronnement  d'épines.  Cependant  l'espérance  divine  emplissait 
toujours  ces  voûtes;  elle  se  réfugiait  dans  ce  sanctuaire  privi- 
légié; elle  montait  avec  la  flamme  tremblante  des  cierges  et  les 
supplications  des  âmes;  elle  jetait  comme  une  auréole  fugitive 
sur  ces  voiles  noirs  qui  couvraient  les  pâles  visages  en  pleurs. 

Quand  Aida  releva  la  tête,  elle  aperçut  Cristina  de  Lodatz 
agenouillée  à  l'autre  extrémité  de  la  chapelle  ;  son  beau  profil 
tendu,  ses  lèvres  immobiles  la  montraient  engagée  tout  entière 
dans  une  oraiion  sans  paroles  et  comme  fixée  dans  quelque 
rêve  suprême.  Aida  eut  l'intuition  certaine  qu'en  cet  instant  et 
après  avoir  répandu  tant  de  larmes  inutiles,  Cristina  ne  priait 
plus  pour  celui  qui  avait  cessé  de  vivre,  mais  pour  elle-même, 
vivante,  et  accablée  de  tumulte  ;  elle  priait  pour  son  propre 
bonheur;  elle  exigeait  une  compensation,  une  consolation  à 
cette  injustice  qui  la  laissait  seule,  triste  et  passionnée.  Aida  la 
regardait  avec  une  pitié  sincère.  «  Tout  à  l'heure,  se  disait-elle, 
elle  sortira  de  son  oraison;  elle  passera  dans  la  nef  qui  nous 
sépare;  alors  j'irai  la  rejoindre  et  je  mettrai  ma  main  dans  la 
sienne.  »  Elle  se  disait  encore  :  «  Cette  femme  est  presque  ma 
mère;  si  Bernard  n'était  pas  mort,  elle  serait  maintenant  ma 
mère.  Pourquoi  donc  n'ai-je  pas  une  plus  vive  tendresse,  un 
plus  vif  élan  envers  elle?  »  Elle  ne  comprenait  pas  bien.  Elle 
songeait  au  temps  qu'elle  avait  passé  à  la  villa  Forba,  parta- 
geant ses  angoisses,  ses  afTres  mortelles.  Le  jour  où  ensemble 
elles  avaient  appris  le  suicide  de  Bernard,  elles  avaient  mêlé 
leurs  sanglots  et  leurs  cris.  Elles  avaient  parcouru  les  allées 
ombreuses  du  parc  en  cherchant  quelque  chose  de  la  présence 
évanouie:  elles  avaient  dans  sa  chambre  d'adolescent  rangé 
l'une  avec  l'autre  les  tristes  reliques  de  cette  vie  brisée  dans  sa 
fleur.  Et  aujourd'hui  la  mère  et  la  fiancée  se  retrouvaient  au 
pied  du  même  autel;  —  mais  était-ce  le  même  pieux  souvenir 


654  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

qui  les  amenait  devant  la  Vierge  compatissante?  Aida  s'effarait, 
s'irritait,  n'osait  pousser  plus  avant  l'examen  de  ces  nuances 
infinies  de  la  douleur  et  de  l'espoir.  Elle  se  cacha  le  front  sous 
sa  main;  et,  quanâ  Gristina  quitta  la  chapelle,  elle  ne  fît  aucun 
mouvement  pour  la  suivre. 

A  présent  elle  était  dehors,  sur  la  place.  Un  clair  rayon  de 
soleil  avait  fait  fondre  la  neige  au  milieu.  Des  gamins,  babillards 
comme  des  oiseaux  après  l'orage,  récoltaient  ce  qui  restait  de 
cette  neige  dure  et  brillante,  et  en  modelaient  des  boules  dont 
ils  s'attaquaient  furieusement;  ils  jouaient  à  la  guerre,  et  ce 
jeu  les  ravissait;  leur  force  neuve  s'y  épanouissait  avec  leurs 
instincts  d'audace;  l'ardeur  atavique  de  leur  sang  renaissait 
pour  de  nouvelles  victoires.  Quand  la  neige  fut  épuisée,  ils  se 
prirent  au  corps  à  corps  de  la  lutte;  l'un  d'eux,  dans  la  pose 
du  jeune  coureur  de  Subiaco,  avait  mis  un  genou  à  terre,  et, 
le  bras  levé,  attendait  l'agresseur  prudent.  Attentifs,  les  autres 
petits  athlètes  suivaient  les  péripéties  du  combat;  leurs  applaii- 
dissemens  allaient  d'avance  à  celui  qui  saurait  le  mieux  ruser 
pour  vaincre.  Mais  bientôt  ils  se  lassèrent  de  ces  brutales 
étreintes  :  une  fillette  venait  de  passer,  qui  leur  jetait  des  fleurs 
au  visage;  ils  la  poursuivirent  en  riant;  leurs  voix  aiguës 
avaient  ces  vibrations  singulières  que  prennent  tous  les  sons 
dans  l'atmosphère  purifiée  par  une  averse  récente;  et  cela 
augmentait  ce  qu'il  y  avait  d'émouvant  et  de  joyeux  dans  cette 
matinée  d'hiver  où  l'on  devinait  déjà  palpiter  l'âme  nouvelle 
du  printemps.  La  vie  s'efforçait  de  renaître  partout,  de  réparer 
partout  les  désastres  de  la  mort.  Et  l'amour,  que  la  mort  avaît 
cru  coucher  au  cercueil,  sortait,  nu  et  vigoureux,  de  ces 
emprises  funèbres.  Il  avait  fait  un  pacte  nuptial  avec  la  vie; 
il  dédaignait  la  mort,  sa  sœur  jalouse  et  cruelle.  Et  cela  était 
si  flagrant  que,  dans  sa  poitrine  virginale,  Aida  sentait  s'éveiller 
un  désir  inconnu;  l'amour  n'était  plus  pour  elle  un  rêve  précoce 
et  fugace;  elle  ne  songeait  plus  à  ces  émois  puérils,  à  cette  prU 
mavera  de  l'amour  qui  l'avait  charmée  naguère,  —  mais  aux 
féconds  lendemains;  elle  regardait  les  enfans,  les  beaux  enfans, 
aux  gestes  prompts  qui  s'égaillaient  dans  l'allégresse;  et,  pour 
la  première  fois,  le  désir  de  la  maternité  entrait  en  elle,  la 
forçait  à  s'avouer  prête  à  ce  que  la  vie  attendait  d'elle. 

Et  elle  comprenait  que  le  miracle  des  neiges  venait  encore 
une  fois  de  s'accomplir. 


LES    VOIX    DU    FORUM.;  655 


XXVI 


Remigio  achevait  de  mettre  les  dernières  touches  au  portrait 
de  Cristina. 

Un  regret,  un  remords  presque,  lui  était  venu  d'avoir  laissé 
si  longtemps  abandonnée  cette  œuvre  à  laquelle  il  avait  travaillé 
jadis  avec  tant  d'ardeur;  la  toile,  retournée  contre  le  chevalet, 
n'était  plus  qu'un  objet  sans  regard  et  sans  vie;  elle  restait  en 
cet  état  d'humiliation,  tandis  que  sur  les  murs  du  vaste  atelier, 
sur  les  consoles  et  aux  tympans  des  portes,  les  dessins,  les 
tableaux,  les  figurines  évoquant  l'art  des  maîtres,  consciencieux 
ou  subtils,  jouissaient,  dans  la  fine  lumière  savamment  ménagée, 
de  la  plénitude  de  leur  existence  plastique.  La  délicatesse  de 
Remigio  s'attristait  à  ce  contraste;  l'artiste,  qui  n'avait  jamais 
cessé  de  vivre  en  lui,  s'en  indignait.  Un  soir,  il  s'était  hasardé 
à  demander  à  Cristina  la  permission  de  terminer  son  portrait. 
Elle  avait  dit  d'abord  :  «  A  quoi  bon?  N'avons-nous  pas  des 
choses  plus  utiles  à  réaliser?  »  Puis,  comme  il  avait  insisté,  lui 
assurant  qu'une  ou  deux  séances  suffiraient  pour  donner  à  sa 
peinture  l'expression  qui  lui  manquait  encore,  elle  avait  consenti 
enfin.  Peut-être  cédait-elle  à  la  curiosité  de  savoir  si  cette  fois 
Remigio  réussirait  à  saisir  les  élémens  fuyans  de  son  âme. 

Maintenant  l'effigie  resplendissait,  parée  de  toutes  les  grâces 
du  modèle.  Pour  reprendre  la  pose,  Cristina  avait  quitté  ses 
habits  de  deuil;  vêtue  de  blanc  et  les  cheveux  couronnés  d'une 
guirlande  de  laurier  noir,  elle  pouvait  se  reconnaître  dans  cette 
femme  a  la  beauté  passionnée  et  violente;  elle  reconnaissait 
l'Erynnis  dont  Remigio  avait  vainement  poursuivi  la  ressem- 
blance, celle  qui  s'était  réveillée  de  son  sommeil  et  qui  portait 
dans  son  sein  le  tourment  sacré  de  la  vengeance;  c'était  poui: 
accomplir  cette  tâche  qu'elle  avait  renoncé  à  tout  ce  qui  avait 
embelli  sa  vie,  à  tout  ce  qu'elle  avait  aimé.  Elle  s'étonnait  de 
se  voir  ainsi  face  a  face  et  mieux  que  dans  un  miroir. 

Il  croyait  deviner  ce  que  signifiait  son  silence.  Avant  de 
poser  les  pinceaux,  il  lui  demanda  : 

—  Est-ce  bien?  Etes-vous  satisfaite? 

—  Ah!  répondit-elle,  pourquoi  l'avez-vous  fini,  ce  portrait? 
Maintenant  il  y  a  entre  nous  quelque  chose  d'accompli,  d'irré- 
vocable, qui  nous  sépare.  Maintenant  vous  allez  me  dire  adieu! 


656  REVUE    DES    DEUX   MONDES.! 

Elle  le  regardait  avec  une  angoisse  si  vive  qu'il  ne  put  s'em- 
pêcher de  frémir. 

—  Il  me  semble,  suggéra-t-il,  que  jamais  au  contraire  nous 
n'avons  été  plus  rapprochés  par  l'esprit. 

—  C'est  vrai  1  Nous  sommes  arrivés  à  cet  accord  parfait  de 
nos  intelligences,  dont  j'avais  désespéré  si  longtemps;  nous 
avons  mis  en  commun  pour  la  même  cause  nos  efforts  et  notre 
volonté.  Cependant  jamais  en  réalité  je  ne  me  suis  sentie  aussi 
loin  de  vous. 

Elle  expliqua  : 

—  Quand  vous  avez  quitté  Rome  et  pendant  les  longs  mois 
de  votre  séjour  à  Pise,  un  espoir  nous  unissait  encore;  le  roseau 
n'était  pas  brisé,  la  lampe  vacillante  donnait  une  faible  clarté. 
Aujourd'hui  tout  cela  s'est  évanoui.  Que  reste-t-il  de  nos 
anciennes  espérances?  Un  peu  de  cendre  et  des  larmes. 

Et,  comme  il  allait  protester,  elle  continua  : 

—  Croyez-vous  que  nous  soyons  maîtres  de  parachever  notre 
vie,  comme  vous  venez  de  parachever  cette  image,  en  lui  don- 
nant son  sens  secret,  son  expression  définitive?  S'il  en  était 
ainsi_,  nous  ne  serions  pas  les  pauvres  êtres  incertains  que 
nous  sommes, 

—  Hélas!  avoua  Remigio,  rien  ne  nous  appartient  entière- 
ment. Un  seul  but,  une  seule  couronne,  voilà  tout  ce  que  nous 
pouvons  demander  au  destin. 

Elle  s'était  avancée  pour  lui  parler,  les  yeux  dans  les  yeux  : 

—  Avez-vous  entendu  la  voix  qui,  ce  soir  récent,  s'élevait 
de  la  Maison  des  Vestales.  Celte  voix,  c'était  la  mienne;  en  elle 
les  voix  du  peuple,  toutes  les  voix  de  la  ville  passaient,  et  je 
croyais  alors  que  rien  d'aussi  fort,  d'aussi  enivrant,  ne  saurait 
exalter  une  créature  humaine.  Mais  quand  je  suis  rentrée  ici, 
dans  cette  demeure  vaste  et  vide,  j'ai  eu  le  sentiment  profond 
de  ma  misère.  Le  passé  s'est  levé  devant  moi,  avec  ce  qu'il 
m'avait  offert  de  joies  et  de  douleurs,  et  j'ai  compris  que  c'était 
le  péché  d'orgueil,  le  péché  contre  moi-même,  qui  m'avait  fait 
repousser  les  joies  et  accepter  les  douleurs.  Je  revoyais  cet 
autre  soir  plus  lointain,  où  vous  étiez  venu  dans  cette  même 
demeure  déserte;  je  vous  disais  mon  isolement,  mon  inquié- 
tude, et  vous  me  tendiez  votre  main. 

—  Je  m'en  souviens,  dit  Remigio.  Avec  quelle  ardeur  sin- 
cère je  me  sentais  prêt  à  vous  donner  ce  qui  me  restait  de 


LES    VOIX    DU    FORUM.  657 

jours  et  k  abandonner  pour  vous  le  tumulte  dans  lequel  j'avais 
vécu  I  J'étais  comme  un  adolescent  qui  pour  la  première  fois 
vient  d'apercevoir  l'ombre  fugitive  du  bonheur.  J'aurais  voulu 
recommencer  auprès  de  vous  une  existence  sans  bruit  et  sans 
agitation  vaine.  Je  vous  aimais,  Gristina,  comme  la  femme  la 
plus  admirable  et  la  plus  digne  d'être  aimée.  Cependant  je  ne 
sus  pas  ce  jour-là  toucher  votre  cœur.  Vous  portiez  déjà  en  vous 
cette  puissance  de  domination  qui  s'est  manifestée  par  la  suite 
avec  tant  d'éclaÉ;  vous  redoutiez  que  je  vous  ôte  à  la  mission 
pour  laquelle  vous  étiez  faite,  et  vous  avez  continué  à  porter 
seule  le  poids  de  vos  peines. 

—  Vous  voyez,  répliqua-t-elle,  que  c'est  bien  le  péché 
d'orgueil,  le  mortel  péché  dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure, 
qui  m'empêcha  de  cueillir  ce  doux  fruit  offert.  Mais  il  y  avait 
aussi  une  raison  plus  noble,  une  plus  haute  visée.  Rappelez- 
vous,  Remigio,  et  ne  soyez  pas  injuste  I 

Tous  deux  avaient  courbé  le  front;  et  subitement  vieillis, 
craintifs  et  désabusés,  ils  écoutaient  dans  le  steppe  de  leur  âme 
passer  la  chevauchée  rapide  d'un  autre  bonheur  qu'ils  avaient 
chargée  de  leurs  vœux  propices,  —  ce  bonheur  jeune  et  frais, 
pareil  à  un  matin  de  printemps  et  qui  tout  à  coup  s'était  brisé 
contre  la  pierre  d'un  sépulcre.  Cristina,  qui  avait  cru  revivre 
dans  cette  jouissance  maternelle  et  y  goûter  les  dernières  satis- 
factions terrestres,  ne  se  résignait  pas  d'avoir  été  frustrée  de  sa 
plus  chère  espérance.  Elle  voulait  quand  même  sa  part;  elle 
était  semblable  au  voyageur  attardé  qui  frappe  à  coups  redoublés 
sur  la  porte  lente  à  s'ouvrir. 

—  Ahl  dit-elle,  ce  soir  nous  sommes  encore  libres  de  nos 
destins;  nous  sommes  en  face  l'un  de  l'autre,  comme  à  cette 
heure  décisive  où  vous  m'avez  tendu  cette  main...  Et  c'est  moi 
cette  fois  qui  vous  presse  de  mettre  votre  main  dans  la  mienne. 
Quel  malentendu  pourrions-nous  avoir  à  redouter  désormais? 
Ne  venez-vous  pas  de  me  dire  que  jamais  nos  esprits  ne  se  sont 
trouvés  aussi  étroitement  unis? 

Elle  osait  de  nouveau  le  regarder  face  à  face, et  elle  guettait 
sur  son  visage  les  signes  d'émoi  qu'elle  y  avait  si  souvent  sur- 
pris au  temps  de  leur  intimité  ancienne.  Remigio,  en  effet,  avait 
pâli;  ses  lèvres  se  crispaient  dans  les  affres  d'un  violent  combat 
intérieur,  et  il  tardait  à  répondre. 

—  Vous  vous  trompez,  dit- il  enfin,  en  supposant  que  nous 

TOME   XLII.   —   1917.  42  , 


638  REVUE    DES    DEUX    MONDES.1 

sommes  encore  libres  de  nos  destins;  chaque  aurore  qui  se 
lève  nous  apporte  sa  loi  inflexible.  Je  ne  suis  plus  libre,  Cris- 
tina;  je  suis  lié  à  des  devoirs  auxquels  je  ne  saurais  me  sous- 
traire sans  entendre  le  blâme  de  ma  conscience.  Et  vous  aussi, 
vous  avez  des  devoirs  qui  vous  contraignent;  ne  vous  êtes-vous 
pas  donnée  tout  entière  à  la  patrie? 

—  Je  savais  bien,  balbutia-t-elle,  que  vous  alliez  me  dire 
adieu  ! 

Penchée  sur  le  chevalet  oii  son  image  triomphante  avait 
atteint  la  perfection  immuable,  elle  eut  un  rire  amer  et  des 
lambeaux  de  phrases  convulsifs  : 

—  C'est  finil  Je  le  savais!  Plus  rien  entre  nous  ne  subsiste 
de  ce  qui  nous  rapprochait  autrefois. 

—  Je  serai  toujours  votre  ami,  dit  Remigio. 

—  J'aimerais  mieux  que  vous  fussiez  mon  ennemi,  rugit- 
elle;  du  moins  aurais-je  l'espoir  de  vous  ramener  à  moi. 

11  la  vit  sur  le  point  de  déchirer  la  toile  qui  était  comme  le 
sceau  posé  sur  ce  cycle  fermé  de  leur  vie.  Mais  elle  se  contint  : 

—  Vous  avez  raison;  une  œuvre  reste,  à  laquelle  nous 
continuerons  de  travailler  ensemble  :  l'avenir  de  l'Italie!...  Il 
n'y  a  que  cette  œuvre-là  qui  compte;  tout  le  reste  serait  égoisme 
ou  lâcheté. 

Elle  s'était  redressée,  fîère  et  hautaine,  toute  pareille  à  celle 
que  Remigio  avait  peinte,  et  dont  il  avait  enfermé  l'âme  dans 
la  magie  subtile  des  couleurs. 

Et  ils  se  quittèrent,  comme  si  rien  de  formidable  ne  s'était 
passé  entre  eux. 

En  sortant  de  la  villa  Forba,  Remigio  renvoya  la  voiture 
qui  l'attendait;  il  se  sentait  troublé  trop  violemment  pour  ren- 
trer chez  lui  par  ce  moyen  rapide.  Il  voulait  revenir  seul,  à  pied, 
en  suivant  le  chemin  le  plus  long,  et  ne  franchir  le  seuil  de  sa 
porte' que  lorsqu'il  aurait  retrouvé  la  maîtrise  de  soi-même. 

Il  ne  se  faisait  pas  d'illusion  :  en  refusant  d'épouser  Cris- 
tina,  il  venait  de  renoncer  à  la  plus  belle  fin  d'existence  qu'il 
aurait  pu  ambitionner  si  sa  conscience  paternelle  ne  se  fût  pas 
alarmée  de  cette  substitution  de  son  bonheur  à  celui  de  sa 
fille.  Gomment,  en  effet,  accepter  de  donner  à  Aida  le  spec- 
tacle d'une  félicité  conjugale  qui  lui  avait  été  si  cruellement 
dérobée  par  le  sort?  La  délicatesse    de  Remigio   ne  pouvait 


LES    VOIX    DU    FORUM.  659 

tolérer  une  situation  aussi  anormale;  mais  son  sacrifice  n'en 
était  pas  moins  douloureux.  Il  avait  aimé  passionnément 
Cristina;  il  savait  bien  qu'il  l'aimait  encore,  quoiqu'il  voulût 
se  le  cacher  à  lui-même,  et  que  ce  grand  feu  assoupi  ne  deman- 
dait qu'un  souffle  furtif  pour  jeter  de  nouvelles  flammes. 

Maintenant  tout  était  consommé.  La  vieillesse  ne  tarderait 
pas  à  étendre  sur  son  front  ses  ombres.  L'amour  qui  s'était 
prolongé  jusqu'en  son  automne  n'emprunterait  plus  de  jeunes 
rameaux  pour  lui  offrir  ses  fruits. 

Il  aurait  pu  s'asseoir  sur  la  colline,  respirer  l'odeur  des 
lauriers  et  des  myrtes,  penché  sur  l'épaule  d'une  femme  bien- 
aimée.  Il  l'aurait  pu...,  il  ne  l'avait  pas  voulu,  et  il  rentrait 
chez  lui  ce  soir,  accablé  par  sa  renonciation,  courbé  sous  le 
poids  de  cette  ultime  défaite. 

La  ville  était  plongée  dans  l'ombre;  le  long  du  Tibre, 
quelques  rares  lumignons  bleus  suivaient  la  courbe  molle  du 
fleuve  et,  sur  les  gradins  du  Capitole,  ces  mômes  lumières 
tremblotantes  indiquaient  l'esplanade  où  la  statue  de  Marc- 
Aurèle  méditait  sur  la  grandeur  romaine.  Alors  Remigio  se  mit  à 
penser  au  sublime  destin  de  cette  ville  unique  dans  les  fastes 
de  l'histoire.  Depuis  le  jour  où  la  charrue  de  Romulus  avait 
tracé  son  enceinte,  que  de  merveilles  étaient  nées  en  elle,  que 
de  voluptueux  ou  de  robustes  chefs-d'œuvre  elle  avait  présentés 
sur  ses  mains  patriciennes  aux  divins  baisers  de  la  lumière! 
Romel  Le  culte  de  Romel...  Des  horizons  où  la  pensée  délivrée 
prend  son  essor  vers  le  ciel  de  l'idéal  I  Des  colonnes  où  s'appuie 
la  foi  humaine  avant  de  s'élancer  dans  l'infini  I  Remigio  se 
sentait  rentré  comme  Eudore  dans  «  l'antique  jeunesse  »  du 
monde.  Et  il  évoquait  les  annales  de  cette  Rome  que  Marc- 
Aurèle  frôlait  encore  du  sabot  de  son  cheval  étrusque. 

Était-il  assez  calme  pour  regagner  sa  demeure  ?  Il  marchait 
à  travers  les  rues  mouvantes  et  vides,  d'où  surgissait  presque  à 
chaque  pas  la  vision  d'un  palais  ou  d'un  temple  hantés  par 
des  esprits  invisibles.  Maintenant,  la  colonnade  du  Panthéon 
était  devant  lui;  et,  au-dessus  des  chapiteaux  fleuris  d'acanthes, 
les  lettres  d'or  du  fronton  invoquaient  les  dieux  protecteurs 
commis  au  salut  de  la  race.  Ces  dieux  symboliques  mais  vivans, 
ces  dieux  qui  étaient  la  vertu,  l'harmonie,  le  juste  équilibre, 
ces  dieux  latins  offensés  et  qui  avaient  voilé  leur  face  auguste, 
n'allaient-ils  pas  revenir  enfin  présider  aux  nouvelles  destinées 


660  REVUE    DES    DEUX   MONDES.. 

de  la  patrie?  La  rotonde  de  pierre,  vaste  mausolée,  vaste  coupe 
remplie  nuit  et  jour  par  l'abondante  lumière  céleste,  n'allait- 
elle  pas  tressaillir  dans  ses  flancs  quand  s'annoncerait  le  retour 
des  dieux?  Ils  étaient  là,  n'attendant  qu'un  signe  pour  mani- 
fester leur  présence  :  la  terre  était  saturée  de  sang  ;  chaque 
aube,  en  se  levant,  éclairait  l'horreur  et  le  carnage  ;  la  haine  et 
la  cruauté,  comme  des  hyènes  aux  dents  insatiables,  déchiraient 
la  tendre  chair  des  jeunes  hommes;  mais  les  dieux  en  qui 
vivaient  les  idées  incorruptibles  ne  pouvaient  avoir  sombré 
dans  le  désastre  universel.  11  fallait  qu'ils  revinssent  ou  que 
l'humanité  pérît.  Remigio  les  appelait  de  toutes  les  forces  de 
son  âme.  Il  avait  cru  en  eux.  Il  ne  doutait  pas  que  leur  règne 
ne  fût  proche.  —  «  Que  cela  soit!  suppliait-il,  que  le  règne 
désiré  arrive,  et  j'aurai  assez  vécu  pour  fermer  les  yeux  sans 
regret.  » 

Mais  le  silence  se  fit  en  lui  tout  à  coup.  Il  venait  de  traverser 
le  court  espace  qui  le  séparait  de  la  place  Navone  ;  encore 
quelques  pas,  et  il  apercevait  le  décor  exotique  des  fontaines,  la 
façade  baroque  de  Sainte-Agnès  et  sa  haute  maison  étroite.  La 
vie  allait  le  reprendre  avec  une  tyrannie  plus  forte  ;  le  devoir 
était  là,  impérieux,  austère;  jamais  son  visage  ne  lui  avait  paru 
aussi  austère,  ni  sa  voix  aussi  impérieuse... 

Un  mince  croissant  de  lune  sortait  des  plages  du  ciel  ;  il 
naviguait  dans  l'azur  calme,  et  jetait  une  lueur  fragile  sur  ces 
choses  disparates  et  dures.  Quelle  paix  charmante  les  baignait! 
Paix  et  beauté  descendaient  ensemble  de  la  nuit  bleue  comme 
deux  sœurs  qu'une  même  écharpe  de  gaze  lie  à  la  ceinture. 
Remigio,  ayant  relevé  la  tête,  vit  Aida  et  Gino  qui,  par  la 
fenêtre  ouverte,  contemplaient  ces  présages  de  bonheur.  Ils  se 
tenaient  immobiles  et  il  était  évident  qu'une  entente  secrète 
les  unissait.  Cette  suavité  tranquille,  qui  ressemblait  au 
bonheur,  les  enveloppait,  passait  à  leurs  doigts  disjoints  l'anneau 
des  noces  prochaines... 

Remigio  monta  doucement  l'escalier  de  sa  maison. 

Jean  Bertheroy.] 


ALBERT  DASTRE 


La  tragédie  qui,  de  toute  part,  nous  presse  et  nous  enveloppe 
se  plaît  à  varier  ses  effets.  Il  y  a  je  ne  sais  quelle  ironie  stupide 
dans  le  contre-coup  lointain  de  la  guerre  qui,  en  plein  Paris  pai- 
sible, a  broyé,  sous  un  lourd  camion  militaire  follement  lancé, 
cette  belle  intelligence,  ce  précieux  Français  :  Albert  Dastre. 

Je  voudrais  retracer  ici,  en  quelques  pages  rapides,  ce  que 
la  science  lui  doit,  et  je  pense  montrer  ainsi  que,  tout  en  ayant 
vécu  loin  des  notoriétés  de  tréteaux  et  des  tapages  fallacieux, 
il  est  un  des  hommes  de  ce  temps  à  qui  le  pays  doit  le  plus  de 
ce  qui  fait  son  renom  dans  les  milieux  pensans  de  l'univers. 

Et  puis  un  double  devoir  qui  m'émeut  veut  que  je  dise  ici 
cet  adieu  au  maître  dont  nous  ne  reverrons  plus  le  visage  si  fin 
et  si  spirituel  —  je  veux  dire  si  plein  à  la  fois  d'esprit  et  de 
spiritualité.  Pendant  de  longues  années,  il  a  été  h  cette  Revue 
l'interprète  et  comme  la  personnification  même  de  la  science; 
il  a  su  l'y  faire  admirer  et  aimer;  grâce  à  lui  elle  y  a  fait 
vraiment  noble  figure.  Et  enfin  comment  ne  me  souviendrais- 
je  pas  qu'il  fut  dans  cette  maison  mon  parrain  et  mon  guide, 
et  que  c'est  lui  qui,  d'accord  avec  Francis  Charmes,  m'a  transmis 
l'honneur  d'y  tenir  une  plume  qu'avait  dû  abandonner  sa  main, 
défaillante  par  l'excès  même  des  recherches  qui,  de  plus  en 
plus,  réclamaient  sa  prodigieuse  activité? 

Albert  Dastre  avait  soixante-treize  ans  ;  mais  il  était  demeuré 
d'une  jeunesse  physique  et  morale  si  vigoureuse  qu'il  ne 
semblait  point  qu'il  dût  être  touché  par  cette  vieillesse  qu'il 
appelait  une  maladie.  Quand  on  relit,  aujourd'hui  qu'il  est  mort 
et  mort  de  telle  manière,  les  pages  nerveuses  qu'il  a  consacrées 


662  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

à  la  vie  et  à  la  mort,  ces  grandes  et  uniques  questions  qu'il 
abordait,  lui,  avec  son  lucide  scalpel  de  physiologiste,  on  reste 
troublé  par  les  vues  harmonieuses  qu'il  avait  été  conduit  à 
adopter  sur  ces  sujets,  et  auxquelles  sa  propre  fin  donne  un 
dramatique  relief. 

Après  avoir  établi  que  l'immortalité  des  organismes  vivans 
n'est  pas  une  impossibilité  et  qu'elle  existe  précisément  chez 
1^  êtres  les  plus  simples  qu'étudie  la  biologie,  après  avoir 
observé  que  cette  immortalité  des  protozoaires  ne  se  continue 
point  dans  les  organismes  plus  complexes,  et  que  ceux-ci 
cessent  d'être  soustraits  à  la  loi  douloureuse  de  la  léthalité,  il 
concluait  par  cette  remarque  dont  on  ne  sait,  sous  sa  froide 
apparence,  si  elle  est  plus  saturée  d'ironie,  d'amertume  ou 
de  sérénité  :  ((  La  mort  apparaît  ainsi  comme  la  rançon  d'une 
savante  complexité,  comme  un  singulier  privilège  attaché  à  la 
supériorité  organique.  » 

Mais  enfin,  nous  sommes  des  hommes,  et  malgré  l'étroite 
filiation  qui  nous  lie  aux  protozoaires,  nous  sommes  assez 
dépourvus  du  sentiment  de  la  famille  pour  trouver  plus  d'intérêt 
à  notre  sort  qu'au  leur.  Aussi  Dastre,  dans  ses  écrits  de  philo- 
sophie scientifique,  —  où  se  résume  magistralement  le  bilan 
de  son  savoir  et  de  ses  propres  travaux,  —  a-t-il  donné  une 
attention  particulière  au  problème  de  la  mort  dans  l'espèce 
humaine.  L'homme  ne  meurt  jamais  que  d'accident,  de  maladie 
ou  de  vieillesse  ;  or,  la  maladie  est  elle-même  un  accident.  La 
vieillesse  n'en  est-elle  pas  un  aussi?  Elle  est  en  tout  cas  une 
sclérose  des  tissus;  mais  cette  sclérose  sénile  est-elle,  comme 
toutes  les  autres  scléroses,  d'origine  morbide,  c'est-à-dire  évi- 
table?  Grave,  angoissante  question;  car  si  elle  était  résolue 
positivement,  l'homme  pourrait  entrevoir  la  possibilité,  théo-i 
rique  aujourd'hui,  pratique  peut-être  pour  nos  arrière-petits- 
neveux,  de  reculer  sans  limite  l'échéance  de  la  mort.  Nous  n'en 
sommes  pas  là,  d'ailleurs,  et  c'est  peut-être  heureux  en  un  sens, 
car  les  hommes  ont  déjà  sans  cela  bien  assez  d'autres  raisons  de 
s'entre-massacrer.  Dastre  d'ailleurs,  comme  MetchnikofT,  quoique 
pour  des  raisons  un  peu  différentes,  tendait  à  croire  que  la 
vieillesse  est  une  maladie  et  que  la  mort  est  donc  toujours 
causée  par  un  accident.  Hélas  I 

La  vieillesse,  en  tout  cas,  cette  vieillesse  que  n'a  point 
connue  sa  verdeur  infrangible,  et  qui  pour  lui  attendait  encore 


ALBERT    D ASTRE.  663 

le  nombre  des  années,  lui  apparaissait  sous  un  aspect  plein 
d'e'mouvante  sérénité.  On  connaît  les  pages  dignes  d'un  Marc- 
Aurèle,  —  qui  aurait  eu  un  laboratoire  perfectionné,  —  où  Dastre 
pose  à  l'appui  de  sa  thèse  que,  si  le  cycle  normal  de  l'existence 
était  rempli,  «  le  besoin  de  la  mort  devrait  apparaître  à  la  tin  de 
la  vie,  comme  le  besoin  du  sommeil  arrive  à  la  fin  du  jour.  » 

Quoi  qu'enferme  de  mystérieux  cette  cessation  de  la  vie  qui 
a  hanté  chez  Dastre  non  moins  le  philosophe  que  le  physiolo- 
giste, elle  ne  peut  pas  être,  dans  son  cas,  ce  qu'annonce  le  mot 
si  tristement  concis  de  Sénèque  :  «  Post  mortem  nihil;  ipsaque 
mors  nihil.  »  Du  moins  pour  Dastre  le  premier  terme  de  la 
définition  est  faux,  et  c'est  ce  que  je  voudrais  montrer  mainte- 
nant par  un  coup  d'oeil  rapide  sur  ses  contributions  positives 
à  la  science. 

Si  parfois  dans  ses  écrits  non  purement  techniques  Dastre  a 
effleuré,  et  d'une  main  infiniment  délicate  et  prudente,  ces  éter- 
nels problèmes  de  métaphysique  et  de  mystique  qui  échappent 
à  la  science  et  que  Claude  Bernard,  il  y  a  un  demi-siècle,  appe- 
lait ici  même  avec  tant  de  profondeur  «  les  sublimités  de  l'igno- 
rance, »  du  moins  au  laboratoire  Dastre  n'était  plus  que 
l'expérimentateur,  esclave  du  fait  ou  plutôt  de  la  catégorie  du 
fait,  infiniment  dédaigneux  des  apriorismes  et  des  systèmes.  Il 
professait,  comme  son  maître  Claude  Bernard  dont  il  fut  le  pré- 
parateur avant  de  lui  succéder,  après  Paul  Bert,  dans  sa  chaire 
de  physiologie  de  la  Sorbonne,  que  les  bâtisses  théoriques  oii  se 
complaisent  la  fantaisie  et  l'esprit  d'hypothèse  et  de  système,  ne 
peuvent  être  que  de  quelques  types  depuis  longtemps  connus; 
qu'elles  n'ont  d'intérêt  que  pour  servir  d'abris  transitoires  aux 
faits,  aux  phénomènes  seuls  perpétuellement  enrichis,  comme 
les  baraquemens  en  bois  ou  en  stuc  d'une  exposition  servent 
d'écrin  passager  aux  chefs-d'œuvre  de  l'art. 

Seuls,  les  phénomènes,  créés  et  scrutés  par  l'expérimenta- 
tion, l'intéressaient.  Par  elle  seule  il  voulait  que  la  science  en 
appelât  des  imperfections  présentes  aux  perfectionnemens  de 
l'avenir.  C'était  la  prudente  et  féconde  attitude  du  déterminisme 
physiologique  que  Claude  Bernard  avait  imposée  à  l'étude  scien- 
tifique des  phénomènes  vitaux. 

Les  découvertes  de  Dastre  ont  porté  d'abord  sur  cet  étrange 
système  nerveux  sympathique  qui,  parallèlement  au  système 
nerveux  proprement  dit,  —  comme  dans  les  campagnes  les  fils  du 


664  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

téléphone  sur  les  routes  à  côté  de  ceux  du  télégraphe  le  long 
des  rails,  —  régissent  et  modèrent  le  fonctionnement  de  nos 
organes.  Il  a  établi  l'existence  des  fibres  dites  vaso-dilatoires, 
c'est-à-dire  présidant  à  la  dilatation  des  vaisseaux  sanguins,  et 
qu'elles  agissent  non  pas  sur  les  vaisseaux  eux-mêmes,  mais  en 
paralysant  par  l'intermédiaire  de  ganglions  —  qui  agissent 
comme  des  centraux  téléphoniques  —  les  nerfs  antagonistes,  dits 
vaso-constricteurs,  qui  déterminent  la  contraction  des  vaisseaux. 
Ainsi  s'est  trouvé  éclairé  le  mécanisme  de  ces  actions  étranges 
qui  peuvent  faire  varier  indépendamment  l'injection  sanguine 
et  la  nutrition  dans  les  diverses  parties  du  corps,  et  qui  sont 
comme  des  organismes  provinciaux  autonomes  superposés  à 
la  centralisation  du  système  nerveux  proprement  dit. 

Le  mécanisme  des  contractions  cardiaques,  celui  de  l'inhi. 
bition  et  de  divers  phénomènes  asphyxiques,  s'en  sont  trouvés 
du  coup  lumineusement  élucidés  par  Dastre  lui-même  qui 
avait  l'art  de  dérouler,  quand  il  découvrait  un  fait,  tout  le 
ruban  subtil  des  corollaires.  Dans  le  domaine  des  fonctions  de 
nutrition  qui  sont  chez  l'animal,  —  s'appelât-il  homme,  —  les 
plus  importantes  de  toutes,  Dastre  a  fait  les  recherches  les  plus 
nombreuses  et  il  y  a  réalisé  une  ample  moisson  de  découvertes 
aujourd'hui  classiques  —  que  les  Allemands  eux-mêmes  citent 
abondamment  dans  leurs  traités,  ce  qui  n'est  pas  peu  dire,  —  et 
qui  ont  porté  le  nom  du  savant  français  dans  tous  les  lieux  de  la 
terre  où  «  savoir  »  est  tenu  pour  une  noble  fin  de  la  pensée. 

Ses  recherches  sur  les  fonctions  du  foie  sont  fondamen- 
tales. Claude  Bernard  avait  montré  que  le  foie  fabrique  les 
réserves  de  sucre  assimilable  nécessaires  à  l'organisme  et  en 
régularise  la  distribution.  A  cette  fonction  glycogénique  les 
découvertes  de  Dastre  ont  montré  qu'il  faut  en  ajouter  d'autres: 
le  foie  fabrique  et  retient  des  pigmens;  il  accumule  le  fer 
nécessaire  à  la  formation  des  globules  sanguins  (c'est  ce  qu'on 
a  appelé  sa  fonction  ynartiale;)  enfin  il  produit  des  graisses 
spéciales,  des  lécithines,  substances  que  Dastre  avait  eu  le  pre- 
mier l'honneur  de  découvrir  dans  les  œufs  et  qui  jouent  un 
rôle  important  dans  les  dégénérescences  graisseuses;  enfin 
Dastre  a  démontré,  contrairement  à  l'opinion  en  cours,  que  la 
bile  joue  dans  la  digestion  des  graisses  un  rôle  au  moins  ^al 
à  celui  du  suc  pancréatique. 

Il    faudrait   un   volume   pour   résumer    tous    les    travaux 


ALBERT    DASTRE. 


665 


connexes  que  Dastre  a  réalisés  à  propos  des  fonctions  de  nutrition. 

C'est  lui  qui,  par  l'administration  concomitante  de  l'atro- 
pine et  de  la  morphine,  a  rendu  inoffensif  l'emploi  jadis  si 
dangereux  du  chloroforme.  Toute  une  nouvelle  technique  de 
l'anesthésie  est  sortie  de  son  laboratoire. 

Pour  achever  de  donner  une  idée  très  sommaire  de  la  variété 
de  cet  immense  et  fructueux  labeur,  je  ne  saurais  passer  sous 
silence  les  travaux  de  Dastre  sur  le  lavage  du  sang  :  ils  ont  établi 
la  possibilité  d'introduire  dans  le  réseau  sanguin  des  quantités 
considérables  d'eau  salée  et  la  tolérance  surprenante  de  l'orga- 
nisme pour  cet  apport  liquide,  tolérance  dont  la  limite  corres- 
pond à  une  excrétion  urinaire  immédiate  de  l'excès  d'eau  salée 
introduite.  —  Ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  ce  phénomène,  c'est  que 
le  liquide  éliminé  n'entraîne  aucun  élément  essentiel  du  sang, 
ni  des  tissus,  mais  seulement  des  produits  solubles  indifférens, 
tels  que  l'urée.  11  était  donc  permis  de  dire  en  toute  rigueur 
qu'il  y  avait  eu  véritablement  lavage  du  sang  et  des  tissus. 

Ces  expériences  curieuses  ont  suggéré  à  Dastre  l'idée  d'une 
thérapeutique  rationnelle,  qui  pourra  avoir  assurément  un 
grand  avenir  pour  le  traitement  des  empoisonnemens  et  des 
maladies  infectieuses,  et  qui  permettrait  d'enlever  du  sang,  par 
lavage  à  l'eau  salée,  tout  poison  soluble  introduit  artificielle- 
ment ou  sécrété  parles  microbes. 

La  guerre  avait  détourné  vers  des  problèmes  de  défense 
nationale  l'activité  de  Dastre.  Un  grand  nombre  de  travaux, 
qui  ont  permis  de  protéger  efficacement  nos  soldats  contre  les 
gaz  toxiques  de  l'ennemi,  sont  sortis  de  son  laboratoire.  Enfin, 
la  question  si  gfave  du  traitement  des  plaies  de  guerre  ne  pou- 
vait manquer  de  solliciter  son  esprit  :  on  lui  doit  sur  ce  sujet 
des  directives  précieuses,  et  dont  la  simplicité  et  l'évidence 
dont  on  ne  s'était,  hélas  !  guère  avisé  avant  lui,  font  penser  à 
l'œuf  de  Colomb. 

C'est  l'image  radieuse  et  saignante  de  la  patrie  qui,  sur  son 
lit  de  mort,  obséda  jusqu'à  la  fin  sa  pensée.  Peu  avant  de 
fermer  les  yeux  sur  ce  monde  dont  ils  avaient  percé  quelques- 
uns  des  étranges  mystères,  une  seule  phrase  échappée  de  ses 
lèvres  sembla  une  révolte  contre  la  mort  doucement  attendue  : 
«  Un  Français  comme  moi  ne  peut  pas  mourir  sans  voir  la 
Victoire  1  »  —  Mot  doublement  touchant  parce  qu'il  jaillit 
d'une  noble  poitrine  expirante,  et  parce  qu'aussi  on  y  sent  le 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDÉS.i 

désir  de  savoir  et  de  voir,  cette  curiosité  scientifique  qui  console 
de  tout  ceux  qu'elle  enflamme,  et  qui,  à  cet  instant  suprême, 
se  fixait  sur  un  grandiose  phénomène  physiologique  :  la  lutte 
tragique,  sur  la  face  crispée  de  la  vieille  Gœa,  des  forces  inhibi- 
trices  et  des  puissances  de  libre  épanouissement. 

A  côté  de  cette  oeuvre  scientifique  toute  bourrée  de  décou- 
vertes importantes  et  qui  restera  comme  une  élégante  et  solide 
pierre  d'angle  dans  l'édifice  éternellement  inachevé,  mais  éter- 
nellement grandissant  de  la  science,  Dastre  avait  cherché  et 
trouvé  d'autres  manières  d'être  utile. 

Je  n'en  veux  citer  qu'une  entre  beaucoup  d'autres  :  son 
œuvre  d'écrivain  et  de  vulgarisateur.  Il  n'était  point  de  ces 
hommes  de  science,  —  je  ne  dis  pas  de  ces  «  savans,  »  car  il  est 
des  mots  à  ne  point  prodiguer,  —  qui  croiraient  déroger  en 
jetant, de  leur  tour  d'ivoire,  un  regard  sur  la  foule  et  qui  cachent 
dans  un  cercle  ésotérique  leur  spécialisation  étroite;  si  bien 
que  celle-ci  fait  songer  aux  œillères  qui,  dans  le  labour,  masque 
au  bœuf  tout  ce  qui  n'est  pas  son  sillon. 

Dastre  aimait  les  idées  générales;  il  savait  que  la  science  est 
un  tout,  et  qu'on  ne  connaît  point  un  palais  si  on  ne  sort  jamais 
de  la  mansarde  qu'on  y  habite.  Et  puis  il  aimait  la  vie  non 
seulement  en  physiologiste,  mais  en  homme;  c'est  pourquoi  il 
s'entourait  de  tant  d'élèves  venus  de  tous  les  points  du  globe 
et  au  milieu  desquels  il  aimait  à  s'asseoir  parfois,  cédant  sa 
chaire  à  l'un  d'eux  pour  qu'il  exposât  ses  plus  récentes  recher-. 
ches.  C'est  pourquoi  aussi  il  se  donnait  encore  dans  ses  livres, 
dans  ses  articles  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  à  des  milliers 
d'autres  disciples  inconnus,  mais  chers,  et  qui  communiaient 
avec  lui  dans  l'amour  religieux  de  la  vérité  scientifique  et  de 
la  beauté  qu'elle  répand  sur  les  choses. 

Gomme  d'AIembert,  comme  Fontenelle,  comme  Arago  et 
Claude  Bernard,  comme  Henri  Poincaré,  il  a  cru  nOn  mépri- 
sabje  mais  noble,  non  inutile  mais  précieux,  de  quitter  parfois 
son  laboratoire  pour  enseigner  la  foule  et  lui  parler  silencieuse-^ 
ment,  avec  sa  plume,  des  merveilles  que  la  philosophie  natu- 
relle entasse  Sous  les  yeux  de  ceux  qui  savent  regarder. 

Les  articles  qu'il  a  donnés  à  cette  Revue,  pendant  plus  de 
trente  ans,  et  qui  touchent  à  tous  les  aspects,  à  la  plupart  des 
problèmes  de  la  science,  sont  des  modèles  de  lucidité  française, 
de  composition  bien  ordonnée,  d'humour,  de  langue  nette  et 


ALBERT    DASTRE. 


66T 


concise.  Peut-être  même  pourrait-on  reprochera  son  style  d'être 
trop  ramassé,  tant  il  y  a  de  faits  et  d'idées  dans  chacune  de 
ses  pages,  tant  il  y  règne  de  concentration.  Depuis  Claude 
Bernard  et  Joseph  Bertrand,  il  n'y  a  pas  eu  un  écrivain  scienti- 
fique qui  l'égalât. 

Quanta  la  portée  de  son  œuvre  de  vulgarisation,  il  l'a  lui- 
même  définie  et  défendue  avec  une  si  malicieuse  précision, 
vis-à-vis  tant  du  public  quei  des  ((  forts  en  thème  »  renfrognés 
dans  leur  étroite  spécialité,  que  je  ne  puis  mieux  faire  que  de 
le  citer  lui-même  à  peu  près  textuellement: 

«  Les  lettrés  et  curieux  à  qui  je  m'adresse  pensent  avec  Bacon 
qu'il  n'y  a  de  science  que  du  général;  ce  qu'ils  veulent  connaître 
ce  n'est  pas  notre  outillage,  nos  procédés...  les  mille  détails 
d'expérimentation  où  nous  consumons  notre  vie  dans  nos  labo- 
ratoires. Ce  qui  les  intéresse,  ce  sont  les  vérités  générales  que 
nous  avons  acquises,  etc. 

«  Mais  j'ose  dire  que  je  m'adresse  aussi  k  une  autre  catégorie 
de  lecteurs  :  aux  professionnels.  Il  y  a  parmi  nous  beaucoup 
de  u  rats  de  laboratoire.  »  Ils  sont  guidés  dans  leur  besogne 
d'investigation  quotidienne  par  un  obscur  instinct  de  la  march© 
et  des  solutions  de  la  science.  Peut-être  leur  agréera-t-il  de 
trouver  leurs  idées  plus  ou  moins  inconscientes  exprimées  ici 
sous  une  forme  explicite.  » 

La  carrière  de  Dastre  a  eu  la  calme  régularité  qui  convient 
à  un  homme  de  pensée;  tous  les  honneurs,  les  académiques  et 
les  autres,  toutes  les  récompenses  en  usage  lui  ont  été  décernés. 
Il  n'importe  guère;  ce  qui  restera,  ce  n'est  pas  qu'il  fut  quelque 
chose,  c'est  qu'il  fut  quelqu'un. 

Il  sut  servir  la  science,  il  sut  la  faire  aimer,  il  sut  se  faire 
aimer  lui-même.  On  l'a  bien  vu  l'autre  matin  dans  cette  salle 
toute  nue  de  la  Charité  ou  mon  bon  maître  était  couché  dans 
l'éternel  repos.  Ce  n'était  point  l'acre  odeur  de  l'hôpital, 
épandue  \k  comme  un  encens  funèbre,  qui  était  cause  que  tant 
d'hommes  et  de  femmes  avaient  porté  leur  mouchoir  à  leurs 
lèvres...: 

CSAÏILES    NORDMANN.î 


«  L'INVIOLABILITE  » 

DU  LITTORAL  ALLEMAND 


Quand  on  soutient  une  thèse  qui  choque  certaines  idées 
reçues,  il  faut  s'attendre  à  être  vivement  combattu.  Du  moins 
a-t-on,  en  général,  l'avantage  de  savoir  exactement  sur  quels 
points  portent  les  objections  des  adversaires. 

Cette  fortune  m'avait  manqué  jusqu'ici.  Lorsque  j'affirmais 
que  le  littoral  allemand,  —  même  celui  de  la  Mer  du  Nord,  plus 
difficile  que  celui  de  la  Baltique,  —  était  accessible  et,  en  maints 
endroits,  parfaitement  attaquable,  on  se  contentait  de  protester' 
«  qu'il  y  aurait  folie  à  compromettre  les  grandes  unités  dans  des 
entreprises  hasardeuses,  en  présence  des  mines,  des  sous-marins 
et  des  batteries  de  côte...  »  Argumentation  commode  dans  sa 
généralité,  d'autant  plus  commode  qu'on  m'y  attribuait  des 
desseins  que  je  n'ai  jamais  conçus,  ayant  toujours  pensé  que 
dans  les  opérations  côtières,  il  y  a  lieu  de  distinguer  soigneu- 
sement entre  la  flotte  de  siège  proprement  dite,  et  la  flotte  de 
couvei'ture,  composée,  celle-ci,  des  précieux  dreadnoughts. 

Le  vrai,  c'est  qu'il  fallait  constituer  fortement  cette  flotte 
de  siège;  qu'il  fallait  lui  donner,  et  en  abondance,  les  engins 
nécessaires,  déjà  connus  mais  systématiquement  négligés;  qu'il 
fallait  surtout  en  faire  une  force  aéro-navale  où  les  appareils 
de  reconnaissance,  de  chasse  et  de  bombardement  seraient 
appelés  à  jouer  un  rôle  aussi  important  que  les  navires  de 
surface,  que  les  dragueurs  de  raines,  les  monitors  ou  batteries 
flottantes,  les  radeaux  armés  (1),   les  destroyers,  toujours  si 

(1)  Je  rappelle  que  les  Italiens,  qui  se  montrent  particulièrement  «  ingénieux  » 
dans  cette  guerre  navale,  ont  mis  en  jeu,  dans  les  lagunes  de  l'embouchure  de 


«    L  INVIOLABILITE     »    DU    LITTORAL    ALLEMAND. 


669 


utiles  partout,  enfin  les  sous-marins  d'un  type  approprié  à  ces 
opérations  spéciales. 

On  n'a  rien  fait  de  tout  cela  et,  qui  pis  est,  on  n'a  rien 
voulu  faire  parce  qu'on  s'est  attaché  avec  entêtement  à  une 
fausse  conception  de  la  guerre,  à  des  procédés  d'usure  écono- 
mique de  l'ennemi  dont  le  moins  qui  se  puisse  dire  est  qu'on 
en  attend  encore  le  succès  et,  donc,  que  du  fait  de  leur  exclu- 
sive mise  en  œuvre,  la  durée  du  conflit  a  été  fort  augmentée. 
Mais  n'insistons  pas,  et  revenons  à,  l'objet  de  cette  étude. 

Je  puis  donc  aujourd'hui,  à  la  suite  de  certaines  publications 
qui  se  sont  produites  récemment,  défendre  mes  propositions 
sur  les  points  précis  où  on  les  attaque.  Je  puis,  non  pas  tout 
dire,  —  moins  heureux  que  ceux  à  qui  de  simples  négations  suf- 
fisent, je  n'aurais  pas  licence  de  verser  au  débat  toutes  mes 
preuves,  —  mais  enfin  dire  l'essentiel  sur  ces  questions  de  fai^ 
où  il  importe  tant  qu'une  opinion  avertie  connaisse  la  vérité. 

Or  la  vérité,  c'est  que  la  côte  allemande,  parfaitement  unie, 
et  d'abord  facile  dans  la  Baltique,  —  personne  ne  le  conteste 
plus  —  est  fort  accessible  dans  quelques-unes  de  ses  parties  les 
plus  intéressantes,  du  côté  de  la  Mer  du  Nord.  Je  dis  fort 
accessible,  et  ici  il  faut  s'entendre  sur  les  termes,  de  même 
qu'il  faut  distinguer  en  ce  qui  touche  les  points  que  pourrait 
viser  une  offensive  maritime.  Il  est  clair  qu'une  côte  basse  est 
moins  «  accessible  »  à  d'énormes  unités  calant  entre  8  et 
9  mètres  qu'aux  bâtimens  spécialisés  de  la  flotte  de  siège  dont 
le  tirant  d'eau  varie  entre  2  et  5  mètres. 

Mais  il  est,  encore  une  fois,  bien  entendu  que  les  dread- 
noughts  ne  seraient  pas  à  leur  place  dans  les  opérations  d'attaque 
rapprochée  de  ce  littoral.  Du  moins  ces  grands  cuirassés  ne 
devraient-ils  entrer  en  jeu  qu'après  avoir,  comme  armée  de 
couverture  de  Varmèe  assiégeante,  définitivement  battu  et  mis 
hors  de  cause  l'armée  de  secours,  autrement  dit  la  «  Hoch  see 
flotte,  »  qui  serait  allée  les  chercher  au  large,  à  80  ou  100  milles, 
par  exemple. 

Et,  d'autre  part,  il  n'est  pas  moins  évident  qu'il  faut  dis- 
tinguer et  exercer  un  choix  judicieux  sur  les  points  où  l'on 
verrait  avantage  à  faire  agir  la  force  navale.  Il  semble  que  cer- 

risonzo,  des  chalands  ou  radeaux  armés  qui  ont  joué  un  rôle  intéressant  dans  le 
bombardement  des  ouvrages  du  Carso  méridional  et  qui  défendent  aujourd'hui 
les  lagunes  de  l'embouchure  de  la  Piave. 


670 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tains  cerveaux  s'hypnotisent  sur  les  difficultés  que  pre'sente 
l'estuaire  de  la  Jade,  qui  se  confond  avec  celui  de  la  Weser. 
Pourquoi  ne  considèrent-ils  pas  de  préférence  l'estuaire  de 
l'Ems  et,  mieux  encore,  celui  de  l'Elbe?  Là,  rien  de  semblable 
au  coude  délicat  qu'il  faudrait  faire  dans  un  chenal  resserré 
pour  doubler  l'ile  de  Wangeroog,  qui  doit  être  actuellement 
garnie  de  canons  puissans.  Encore  observerais-je  qu'il  ne  faut 
pas  s'en  laisser  imposer  par  les  chiffres  de  sondes  que  fournit 
la  carte  officielle  allemande  pour  cette  passe.  Ces  chiffres  sont 
faux.  «  Nous  ne  nous  considérons  pas  comme  obligés  de  donner 
des  sondes  exactes,  m'avouait,  en  189...,  un  important  person- 
nage. Il  suffit  que  nos  altérations  systématiques  ne  puissent 
nuire,  en  temps  de  paix,  à  la  navigation  commerciale.  »  En 
effet,  en  inscrivant  7  mètres  au  lieu  de  10,  par  exemple,  on  ne 
fait  qu'inciter  le  capitaine  de  «  cargo  »  à  plus  de  prudence; 
mais  on  prétend  faire  croire  —  et  on  yjéussitl  — •  aux  marines 
étrangères  qu'il  est  impossible  de  faire  passer  un  cuirassé  sur  le 
point  considéré. 

Mais,  je  le  répète,  laissons  la  Jade  et  la  Weser.  L'impor- 
tance que  Ton  attribue  au  premier  de  ces  estuaires  n'est  qu'un 
souvenir  de  la  guerre  de  1870.  A  cette  époque,  «  on  bloquait  la 
Jade,  »  et  l'on  eût  bien  voulu  pouvoir  y  pénétrer.  Or,  juste- 
ment, on  n'avait  pas  l'outillage  nécessaire  pour  entreprendre 
cette  opération  et  pour  attaquer  Wilhelm'shaven.  Je  laisse,  par 
parenthèse,  au  lecteur  le  soin  de  méditer  sur  la  valeur  des  ensei- 
gnemens  que  nous  avons  su  tirer  de  Thistoire  maritime. 

Et  pourquoi  bloquait-on  la  Jade  et  pas  l'Elbe?  Parce  que 
c'était  dans  la  Jade  que  se  tenait  la  force  navale  de  la  Confédé- 
ration du  Nord  et  que,  dans  ce  temps,  le  canal  maritime  n'exis- 
tait pas,  qui  a  si  profondément  modifié  les  valeurs  stratégiques, 
dans  la  Mer  du  Nord  et  dans  la  Baltique. 

Cessons  donc,  ou  bien  de  généraliser  à  outrance  en  disant  ; 
«  les  passes  des  estuaires  allemands  sont  très  difficiles,  »  ou 
bien  de  particulariser  sans  discernement  en  attribuant  à  la 
navigation  dans  les  estuaires  (1)  de  l'Elbe  et  de  l'Ems  des 
difficultés  qui  n'existent  que  dans  celui  de  la  Jade^ Weser. 

J'entends  bien  que  l'on  contestera  que  l'Elbe  et  l'Ems  soient 
si  faciles;  et,  évidemment,  il  faut  s'entendre  encore  sur  la  portée 

(i)  Nous  ne  considérerons  ici  que  1*  partie  extérieure  de  ce§  çgtuaireç,  celle 
par  exemple,  où  commence  l'emprise  des  ouvrages  de  côte  sur  le  plan  d'eau. 


«    l'inviolabilité    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND.]  671 

de  ces  mots,  faciles,  difficiles...  Disons  donc  que  l'on  peut  consi- 
dérer comme  facile  à  suivre,  en  s'entourant  de  toutes  les  pré- 
cautions que  suggère  l'expérience  et  de  toutes  les  garanties  que 
donne  un  judicieux  emploi  des  bàtimens  légers  doublés  des 
appareils  aériens,  une  passe  dont  la  largeur  atteint  environ 
180  mètres,  qui,  sans  être  rectiligne,  cas  très  rare,  naturelle- 
ment, ne  présente  pas  de  coudes  brusques,  et  où  l'on  peut,  sinon 
se  tenir  sur  un  alignement  à! amers  artificiels,  du  moins  se  guider 
au  moyen  de  relèvemens  de  points  k  terre  suffisamment  visibles, 
et  que  l'ennemi  n'aura  pu  détruire  ou  déplacer. 

Or,  ces  conditions  sont  remplies  dans  les  deux  cas  qui  nous 
occupent,  et  il  est  facile  de  s'en  assurer  en  consultant  une  carte 
hydrographique.  Quant  aux  détails  que  je  pourrais  donner,  il 
vaut  mieux  les  taire  pour  ne  pas  attirer  l'attention  de  l'ennemi 
sur  les  points  qui  accentuent  la  vulnérabilité  de  son  littoral. 

Pour  en  finir  avec  les  «  difficultés  »  que  de  grandes  unités 
peuvent  éprouver  sur  cette  côte  basse,  j'observerai  que  la  pente 
générale  de  la  cuvette  de  la  deutsche  bucht  est  assez  régulière 
pour  que  la  navigation  à  la  sonde  soit  praticable  jusqu'à  la 
limite  des  fonds  de  6  mètres,  à  peu  près.  En  tout  cas,  les 
échouages  seraient  peu  dangereux  sur  ces  sables  vasards,  étant 
admis  que  l'on  ne  marcherait  pas  à  une  allure  très  vive,  dans 
les  opérations  côtières.  Oa  n'en  saurait  dire  autant  des  parages 
où  la  flotte  allemande  vient  d'opérer  dans  la  mer  Baltique.  Autant 
la  côte  allemande  est  saine,  dans  cette  mer,  autant  le  littoral 
russe,  du  détroit  d'Irben  au  Nord  de  la  Finlande,  présente  de 
périls,  avec  la  multitude  de  ses  îlots  et  de  ses  rochers  détachés 
que  prolongent  sous  l'eau  de  vraies  u  chaussées  »  d'écueils. 

Ces  difficultés  fort  réelles,  cette  fois,  n'ont  pas  arrêté  les 
cuirassés  de  l'amiral  Schmidt.  On  peut  être  convaincu  que  si 
les  positions  respectives  des  belligérans  étaient  changées,  si  les 
Allemands  étaient  maîtres  de  la  mer  du  Nord,  ils  ne  se  laisse- 
raient pas  intimider  par  les  bancs  de  la  côte  anglaise,  qui 
cependant  sont  peu  commodes,  des  Dunes  à  l'Humber,  en  pas- 
sant par  la  Tamise,  Lowestoft  et  le  Wash.  il  y  aurait  beau 
temps  que  l'Angleterre  serait  envahie... 

Mais  il  convient  de  dire  un  mot  des  petites  îles  qui,  en  cha- 
pelet régulier  sur  la  côte  de  la  Frise  orientale  (Hanovre),  en 
groupe  plus  capricieux  sur  celles  de  la  Frise  septentrionale 
(Slesvig),  donnent  un  caractère  particulier  au  littoral  allemand 


672  REVUE    DES    DEUX    MONDËS.i 

de  la  mer  du  Nord.  On  a  dit  que  ces  îles  n'étaient  pas  abor- 
dables et,  donc,  qu'elles  couvraient  la  côte  d'une  barrière 
infranchissable.  11  est  difficile  d'accumuler  plus  d'erreurs. 
Toutes  les  îles  de  la  Frise  orientale,  sans  exception,  sont  parfai- 
tement abordables  sur  leur  revers  Nord.  J'en  parle  savamment. 
Quand  la  mer  bat  en  côte,  on  a  la  ressource,  en  dehors  de 
quelques  heures  de  marée  basse,  de  pénétrer  dans  les  chenaux 
ou  «  baljen  »  qui  les  séparent  les  unes  des  autres  et  dont  certains 
vont  jusqu'à  la  terre  ferme.  Il  est  aisé  de  comprendre  le  parti 
que  l'on  peut  tirer  de  ces  chenaux  de  pénétration  pour  isoler 
une  des  îles  et  s'en  emparer.  Il  est  bien  entendu  que  l'adver- 
saire en  supprimera  le  balisage  et  qu'il  les  minera,  —  du 
moins  qu'il  entreprendra  de  le  faire  quand  l'assaillant  pro- 
noncera son  attaque,  car,  jusque-là,  on  ne  voudra  pas  priver 
de  ces  passes  indispensables  les  pêcheurs  qui  contribuent  d'une 
manière  sensible,  en  ce  moment,  à  l'alimentation  de  l'Aile" 
magne.  Mais  une  «  flotte  de  siège  »  sait  draguer  toutes  les 
mines  et  retrouver  à  la  sonde  tous  les  chenaux,  grâce  à  ses 
navires  spéciaux  et  à  ses  bâtimens  légers,  aidés  par  les  appareils 
aériens.  N'appuyons  pas  davantage  sur  ces  considérations  qui 
ne  rentrent  pas  dans  le  cadre  de  notre  étude. 

Les  lies  de  la  Frise  septentrionale  ne  sont  peut-être  pas  aussi 
directement  abordables  du  côté  de  la  haute  mer,  sauf,  précisé- 
ment, la  plus  intéressante  au  point  de  vue  stratégique,  —  Hle  de 
Sylt,  —  mais,  en  revanche  les  chenaux  qui  les  séparent  et  qui, 
là,  portent  le  nom  de  «  tiefen,  »  sont  beaucoup  plus  larges,  plus 
profonds  et  fournissent,  quand  on  en  a  franchi  le  seuil  (1), 
d'excellens  mouillages.  Celui  du  Listertief,  derrière  l'île  de  Sylt, 
est  remarquable  par  l'étendue  de  son  plan  d'eau. 

En  tout  cas,  si,  géographiquement,  les  îles  en  question 
couvrent  la  côte,  elles  ne  la  protègent  pas,  bien  au  contraire. 
Ces  «  nids  à  bombes,  »  comme  les  appelle  Napoléon  en  parlant 
d'une  manière  générale  des  îles  littorales,  doivent  fatalement 
tomber  entre  les  mains  d'un  ennemi  résolu,  maître  de  la  mer, 
et  pourvu  des  moyens  d'action  nécessaires.  Les  Russes  viennent 
d'en  faire  l'expérience.  Dès  lors,  elles  favorisent  les  entreprises 
de  l'assaillant  en  lui  servant,  soit  de  places  d'armes  pour  pré- 

(1)  Ces  seuils  sont  franchissables  par  les  navires  spéciaux  de  la  guerre  de 
côtes  :  leur  profondeur  varie  de  1  mètres  à  4  mètres  à  mer  basse.  La  hauteur  de 
la  marée  sur  tout  ce  littoral  va  de  3  mètres  à  3  m.  SO  environ. 


«    l'inviolabilité    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND.  673 

parer  un  débarquement,  si  elles  sont  assez  grandes  et  quelque 
peu  éloigne'es  de  la  terre  ferme,  soit  d'admirables  emplacemens 
de  batteries  et  de  parcs  d'aviation  si  leur  superficie  est  médiocre 
et  que  leur  distance  à  la  côte  n'excède  pas  une  quinzaine  ou 
une  vingtaine  de  kilomètres. 

Dans  l'espèce,  le  chapelet  des  îles  de  la  Frise  orientale  n'est, 
en  moyenne,  qu'à  8  kilomètres  de  l'ourlet  de  digues  de  la  côte. 
Pour  celles  de  la  Frise  septentrionale,  cette  distance  varie  de 
5  kilomètres  à  12,  environ. 

Toutes  les  îles  sont-elles  armées?  C'est  douteux;  en  tout  cas, 
celles  qui  offrent  de  particuliers  avantages  au  défenseur  ou  qui, 
inversement,  en  présenteraient  de  très  marqués  à  l'assaillant, 
si  celui-ci  s'en  emparait.  A  cet  égard,  on  peut  citer  l'île  de 
Wangeroog,  que  borde  le  principal  chenal  de  la  Jade  extérieure. 
Il  est  clair  que  si  l'on  capturait  cette  île,  on  se  hâterait  d'y 
prendre  les  dispositions  nécessaires  pour  embouteiller  toute 
force  navale  existant  dans  la  Jade  intérieure.  Dans  les  îles 
défendues  il  faut  faire  rentrer  encore  les  deux  îles  terminales 
du  front  maritime,  Borkum,  à  l'embouchure  de  rEms,et  Sylt,du 
Slesvig,  dont  je  viens  de  parler;  et  aussi,  et  surtout  Helgoland.; 

Arrêtons-nous  un  moment  sur  ce  point  fort  intéressant  de 
Helgoland.  Un  point,  à  la  lettre,  un  faible  îlot  de  1  800  mètres 
de  long  sur  900  de  large  dans  sa  maîtresse  partie,  mais  un  îlot 
dont  les  Allemands  ont  fait  une  forteresse. 

Cette  forteresse  a  singulièrement  exercé  les  imaginations 
dans  ces  derniers  temps.  Des  écrivains  maritimes  ont  donné 
d'Helgoland  et  de  ses  défenses  des  descriptions  qui  touchent  au 
merveilleux,  au  merveilleux  dans  le  colossal,  comme  on  le  goûte 
en  Allemagne,  N'avons-nous  pas  lu,  par  exemple,  que  l'îlot 
était  ceinturé  d'une  cuirasse  métallique,  étrange  corselet  qu'il 
ne  serait  assurément  pas  facile  de  fixer  sur  les  falaises  en 
argile  rouge,  friable,  dont  la  mer  ronge  constamment  la  base(l). 
Je  laisse  à  penser  ce  qu'il  adviendrait  de  cette  ceinture,  —  à 
supposer  qu'on  ait  pu,  effectivement,  la  mettre  en  place  —  si 
elle  recevait  les  coups  directs  des  projectiles  des  canons  de  343, 

(1)  Helgoland  était,  au  moyen  âge,  beaucoup  plus  étendu  qu'aujourd'hui. 
Certains  documens,  qui  en  fournissent  la  carte,  affirment  que  l'île  était  le  siège 
dun  évéché.  Elle  avait  donc  plusieurs  paroisses,  atu  lieu  de  l'unique  bourgade 
de  pêcheurs  qui  borde  le  pied  de  la  falaise  du  Sud-Est,  sur  un  terre-plein  en  pente 
qui  n'est  qu'un  ancien  éboulis.  C'est  d'ailleurs  de  l'autre  côté,  à  l'Ouest  et  au 
Nord-Ouest,  —  côté  du  large  et  des  vents  régnans  — ,  que  l'île  s'est  le  plus  «  usée.  » 

TOUS  XLii.  -—1917.  43 


674  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

^«56  et 381  millimètres,  dont  lespoidss'étagentde  550  à  900  kilos. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  ce  bloc  d'argile  est  profondément 
fissuré  dans  le  sens  vertical  et  ce  sont  les  fissures  qui  en  favo- 
risent la  désagrégation,  sous  le  choc  des  lames.  Que  les  ingé- 
nieurs allemands  aient  cherché  le  moyen  de  supprimer  ces 
failles  dont  on  pouvait  justement  craindre  qu'elles  ne  s'élar- 
gissent sous  les  réactions  brutales  du  tir  des  grosses  pièces  de 
l'îlot  même,  c'est  fort  probable.  Qu'ils  y  aient  réussi,  c'est  plus 
que  douteux.  Le  moyen  dont  on  nous  parle  aurait  été  de  couler 
dans  lesdites  fissures  un  béton  de  ciment  ferrugineux.  Malheu- 
reusement, il  n'est  pas  possible  d'obtenir  une  adhérence  durable 
entre  l'argile  et  le  béton.  Peut-être  a-t-on  pu  masquer  le  mal 
jusqu'au  moment  où  les  intempéries  d'une  part,  les  secousses 
des  tirs,  de  l'autre,  enfin,  en  cas  d'attaque,  les  chocs  des  projec- 
tiles ennemis  le  fassent  réapparaître,  mais  on  ne  saurait  le 
guérir  et  rien  ne  prévaudra  contre  les  forces,  patientes,  mais 
irrésistibles,  que  la  nature  met  là  en  jeu. 

La  simple  vérité  est  que  l'on  a  dû  employer  beaucoup  de 
béton  pour  l'installation  des  plates-formes  des  bouches  à  feu  de 
calibre  élevé  qui  ont  remplacé  les  quatre  canons  de  240  du 
premier  armement.  C'est  ce  qui  a  donné  naissance  à  la  légende 
de  la  coulée  du  béton  dans  les  fissures,  légende  que  les  autorités 
allemandes  se  sont  bien  gardées  de  détruire,  la  jugeant  avec 
raison  utile  à  leurs  intérêts. 

De  même  est-il  possible  que  des  observatoires  cuirassés,  ou 
peut-être  des  sabords,  aient  été  pratiqués  dans  les  parois  les 
plus  solides  de  la  falaise  de  l'Ouest.  Ces  sabords  seraient,  en  fait, 
des  ouvertures  de  caponnières  dont  les  pièces  courtes  battraient 
le  pied  de  cet  escarpement  à  pic;  précaution  d'autant  plus 
judicieuse  qu'il  y  a  là  une  sorte  de  cuvette  assez  profonde. 

Passons  là-dessus,  et  bornons-nous  pour  l'instant  à  combattre 
deux  allégations  dont  les  éditeurs  responsables  sont,  pour  la 
première,  les  Allemands  eux-mêmes,  pour  la  seconde,  les 
marins  des  puissances  alliées  qui  se  laissent  hypnotiser  complè- 
tement par  la  crainte  des  mines  sous-marines. 

Helgoland,  disent  nos  adversaires,  n'est  pas  seulement  un 
admirable  poste  d'observation  avancé,  une  station  de  torpil- 
leurs, de  sous-marins,  d'appareils  aériens,  c'est  la  couverture  de 
Cùxhaven  et  des  batteries  qui  interdisent  l'accès  de  l'Elbe. 
On  ne  saurait  attaquer  cette  dernière  place  sans  avoir  réduit 


«    l'inviolabilité    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND.  675 

l'îlot,  parce  que  les  feux  des  canons  de  cet  îlot  et  ceux  des 
canons  de  Cïixhaven  se  croisent,  et  qu'ils  écraseraient  les  navires 
assez  imprudens  pour  venir  se  placer  dans  l'intervalle. 

Il  y  a  exactement  59  kilomètres  entre  les  deux  points 
considérés.  Admettons  que  les  bouches  k  feu  qui  y  sont  en 
batterie  soient  du  calibre  le  plus  élevé  et  que  la  portée  théo- 
rique  de  ces  bouches  à  feu  (1)  atteigne,  dépasse  même  30  kilo- 
mètres, on  voit  que  la  zone  battue  à  la  fois  par  les  deux  artil- 
leries est  assez  faible,  déjà.  Mais,  dans  la  pratique,  dans  la 
réalité  des  choses,  il  n'y  aurait  pas  effectivement  de  danger 
pour  les  bâtimens  de  recevoir,  des  deux  côtés,  des  coups  effi-- 
caces.  On  ne  peut  tirer  sur  un  but  aussi  mobile  qu'un  bâtiment 
que  quand  on  le  voit;  c'est  un  tir  au  vol  et  qui  n'a  rien  de 
commun  avec  celui  que  l'on  peut  exécuter,  à  terre,  sur  un 
point  fixe,  à  terre  aussi.  Or,  de  bonne  foi,  pense-t-on  que  les 
canonniers  d'Helgoland,  —  les  mieux  placés,  étant  à  l'altitude 
de  50  à  60  mètres  en  moyenne,  tandis  que  ceux  de  Giixhaven 
sont  quasi  au  ras  de  l'eau,  -—  apercevront  souvent  les  navires, 
à  30  kilomètres  de  distance,  dans  une  atmosphère  le  plus  sou- 
vent chargée  de  nuages,  en  tout  cas,  toujours  humide?  On 
n'est  point  là  dans  la  Méditerranée... 

Mais  il  y  a  mieux;  il  y  a  une  circonstance  à  laquelle  n'ont 
point  songé  les  gens  qui  accueillent  tout  ce  qu'il  plaît  à  nos 
rusés  ennemis  de  leur  faire  croire. 

L'ilot  d'Helgoland,  beaucoup  plus  long  que  large,  est  orienté 
à  peu  près  Nord-Ouest-Sud-Est.  Or,  cette  orientation  est  pré- 
cisément celle  de  la  route  qui  conduit  de  l'ilot  à  Giixhaven. 
Il  en  résulte  que,  des  quatre  tourelles  barbettes  échelonnées 
nécessairement  dans  la  même  direction  sur  l'étroit  plateau 
d'Helgoland,  une  seule  pourrait  donner  des  feux  sur  la  zone 
dont  je  parlais  tout  à  l'heure.  Gela  changerait  singulièrement 
déjà  la  face  des  affaires,  mais  il  suffit  d'observer,  pour  conclure, 
qu'aux  distances  énormes  de  30  000  mètres,  il  n'y  a  plus 
aucune  précision  à  espérer  du  tir  d'une  bouche  à  feu.  Encore 
une  fois,  on  peut,  dans  de  telles  conditions,  bombarder  une 
ville  comme  Dunkerque  ou  Nancy,  mais  il  n'est  pas  permis  de 
tirer  sur  un  bâtiment. 

(1)  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  dans  les  dispositifs  réguliers  de  mise  en 
action  des  pièces  de  côte,  on  perd  toujours  nécessairement  une  partie  de  l'angle 
de  projection  qui  correspond  à  la  portée  maxima. 


676  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

Il  ressort  de  tout  ceci  qu'on  peut  parfaitement  attaquer 
l'embouchure  de  l'Elbe  sans  avoir  réduit  Helgoland.  Il  serait 
d'ailleurs  aisé  de  montrer,  par  l'étude  des  forces  dont  disposent 
les  Alliés,  que  les  deux  opérations  peuvent  être  conduites  simul- 
tanément. En  tout  cas,  si  l'attaque  de  Guxhaven  passe  la  pre- 
mière, une  force  aéro-navale  spéciale  «  masquera  »  l'îlot  et 
interceptera  les  navires  légers,  aussi  bien  que  les  sous-marins 
qui  prétendraient  sortir  de  cette  base  pour  se  jeter  sur  les  der- 
rières de  la  flotte  de  siège.  Je  ne  m'attarde  pas  à  dire  quelle 
devrait  être  la  composition  de  cette  double  flottille  et  de  quels 
engins  particuliers  elle  devrait  faire  usage  (1). 

Parlons  maintenant  des  craintes  que  causent  à  certains  marins 
les  u  champs  de  mines  »  qui,  d'après  eux,  s'étendent  d'Helgo- 
land  à  la  côte  cimbrique,  d'un  côté,  à  la  côte  hanovrienne,  de 
l'autre,  interdisant  ainsi  l'accès  du  fond  de  l'entonnoir  de  la 
Deutsche  bucht,  l'embouchure  de  l'Elbe. 

Je.  ne  sais  rien  de  plus  maladroit,  d'une  manière  générale, 
que  les  appréhensions  excessives  que  laisse  voir  certaine  Ecole, 
dès  qu'il  est  question  d'amener  une  force  navale  quelconque 
dans  des  parages  où  il  pourrait  exister  des  lignes  de  mines.  Ces 
appréhensions,  proches  parentes  de  celles  que  causent  les  sous- 
marins,  mais  moins  justifiées,  ne  font  que  confirmer  le  public 
dans  l'idée  bien  établie  déjà  de  l'inutilité  pratique  des  coûteux 
mastodontes;  et  il  est  aisé  de  prévoir  les  conséquences  que  tire- 
ront, dans  l'après-guerre,  de  ces  fâcheuses  constatations,  les 
hommes,  les  partis,  pour  dire  plus  exactement,  qui  déjà,  avant 
ce  conflit,  contestaient  la  valeur  des  très  grandes  unités  en  même 
temps  qu'ils  en  faisaient  ressortir  le  prix  de  revient  exagéré. 

Il  est  vrai  qu'à  ce  moment-là  l'Ecole  en  question  ne  man- 
quera pas  de  rappeler  que  les  dreadnoughts  allemands  se  sont 
joués,  —  non  sans  y  mettre,  d'ailleurs,  le  temps  et  la  méthode, 
comme  il  convient,  —  des  mines  du  détroit  d'Irben,  cependant 
fort  bien  disposées,  nombreuses,  et  bien  défendues,  ainsi  que 
de  celles  des  «  sunds  »  de  l'archipel  livonien. 

Pour  l'instant,  ce  n'est  pas  ce  point  de  vue  qui  prévaut  et 
comme  il  s'agit  d'excuser  les  grands  cuirassés  des  Alliés  d'une 
inertie  que  d'aucuns  leur  reprochent,  des  deux  côlés  de  la 
Manche,  on  allègue  victorieusement  que  ce  n'est  qu'à  i'afl"aiblis- 

(1)  Voyez,  pour  ces  questions,  mon  étude  sur  «  L'attaque  des  côtes  »  (15  sep- 
tembre 1917). 


«    L  INVIOLABILITE    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND. 


677 


scraent  des  organes  de  toute  espèce  de  la  marine  russe  que  les 
Allemands  doivent  leurs  succès,  —  opinion  que  ne  justifie  pas, 
sur  ce  point  particulier,  l'étude  impartiale  des  opérations  d'oc- 
tobre dernier,  oii  la  division  navale  du  golfe  de  Riga  s'est  fort 
bien  conduite. 

Mais  revenons  aux  mines  qui  flanqueraient,  à  l'Est  et  au  Sud, 
la  position  d'Helgoland.  Il  faut  compter  en  moyenne  de  20  à 
25  milles  marins  entre  l'îlot  et  les  fonds  de  8  mètres  des  deux 
littoraux.  Gela  fait  40  000  mètres  environ,  soit,  à  raison  d'une 
mine  par  30  mètres,  1  333  de  ces  engins,  pour  une  seule  ligne, 
et  2666  pour  les  deux  lignes  en  quinconces  que  l'on  considère 
comme  indispensables  pour  barrer  un  passage.  En  tout,  donc, 
5332  mines  pour  le  seul  objet  qui  nous  occupe.  C'est  beaucoup. 

Mais  nos  adversaires  ne  se  sont  pas  crus  obligés,  que  dis- 
je?  ils  ont  bien  dû  se  donner  de  garde  d'établir  de  tels  chape- 
lets pour  barrer  les  deux  bras  de  mer  et  s'enfermer  ainsi  eux- 
mêmes  dans  l'entonnoir  dont  je  parlais  tout  à  l'heure;  car  les 
mines  ne  distinguent  pas  l'ami  de  l'ennemi  et  explosent  indiffé- 
remment sous  toute  carène  qui  les  heurte  ou  glisse  sur  elles. 

On  objectera  évidemment  que  les  Allemands  ont  ménagé 
dans  ces  lignes  des  portières,  des  passages  libres,  dont  l'exact 
gisement  est  connu  d'eux  seuls.  Sans  doute,  mais  de  deux 
choses  l'une  :  ou  bien  ces  portières  sont  indiquées  extérieure- 
ment à  la  surface  de  la  mer,  par  des  bouées  très  visibles, 
peut-être  des  bateaux  du  genre  des  bateaux-feux,  fixes  et 
aisément  reconnaissables  de  loin  ;  ou  bien  on  a  compté, 
pour  la  détermination  des  ouvertures  en  question,  sur  des 
points  à  terre.  Or,  ces  points  de  reconnaissance,  fournis- 
sant des  alignemens  de  direction  pour  pénétrer  dans  le  fond  de 
la  Deutsche  bucht,  ne  sauraient  être  empruntés  à  l'ilot  même 
d'Helgoland.  Il  les  faut  aller  prendre  sur  la  terre  ferme,  à 
quelque  vingt  milles  (37  kilomètres)  au  moins  de  distance. 
Voilà  qui  est  bien  peu  pratique,  assurémeïit,  et  même  absurde, 
pour  parler  net.  Restent  les  bouées  ou  bateaux  mouillés  des 
deux  côtés  de  la  portière,  ce  qui  est  simple  et  commode.  Seule- 
ment, dans  ce  cas,  l'assaillant  peut  bénéficier  de  l'indication 
fournie  par  ces  corps  flottans. 

D'une  manière  générale,  d'ailleurs,  on  peut  affirmer  qu'il 
n'est  pas  possible  de  garder  pendant  trois  ans,  —  on  oublie 
toujours  que  la  guerre  date  du  2, août  19141  —  le  sçcret  du 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gisement  de  lignes  de  mines  extérieures,  à  l'égard  d'un  adver- 
saire actif,  entreprenant,  habile,  qui  dispose  de  quantité  de 
petits  bâtimens  rapides  et  d'un  bon  nombre  de  sous-marins, 
sans  parler  des  appareils  aériens.  Et  comme  nous  savons  fort 
bien  que  les  marins  alliés  sont  actifs,  entreprenans  et  habiles, 
autant  que  courageux  et  dévoués  corps  et  âme  à  leur  tâche, 
nous  devons  conclure  que  l'on  est  parfaitement  renseigné,  là 
où  il  faut  qu'on  le  soit,  sur  les  grands  «  champs  de  mines  » 
d'Helgoland  et  sur  leurs  portières;  à  moins  que  ces  ((  champs 
de  mines  »  soient  du  domaine  de  la  légende,  réserve  faite,  bien 
entendu,  des  engins  de  la  défense  spéciale  de  l'îlot  et  de  celle 
du  mouillage  des  vaisseaux  qui  s'étend  à  l'Est  du  Sand  insel  (4).; 

Arrivons  aux  points  essentiels  du  camp  retranché  maritime 
de  la  Mer  du  Nord  :  Borkum  et  Sylt,  à  l'aile  gauche  et  a  l'aile 
droite,  Gûxhaven  en  arrière  du  centre  du  front  de  bandière. 

Si  la  défense  d'une  île  de  faible  étendue  est  toujours  pré- 
caire, c'est  d'abord  qu'il  est  aisé  de  la  couvrir  de  feux  conver- 
gens,  et  ceci  justifie  le  terme  de  «  nid  à  bombes  »  employé  par 
Napoléon,  comme  je  l'ai  déjà  rappelé,  pour  caractériser  à  la  fois 
le  point  faible  de  cette  défense  et  la  meilleure  méthode  d'attaque 
k  employer.  Encore  le  grand  homme  de  guerre  ne  connaissait- 
il  pas  les  appareils  aériens,  qui  donneront  aux  bombardemens 
maritimes  une  puissance,  une  justesse  incomparables. 

Il  est  évident,  d'autre  part,  que  les  feux  des  engins  flottans 
sur  le  but  en  question  seront  d'autant  plus  efficaces  que  ce  but 
présentera  moins  d'altitude,  moins  d'accidens  de  terrain,  moins 
de  «  couverts.  »  A  ces  divers  titres,  on  peut  affirmer  que  l'attaque 
de  Borkum  aurait,  pour  qui  la  conduirait  avec  méthode,  les  plus 
grandes  chances  de  succès. 

L'île  n'a,  en  effet,  que  9  kilomètres  de  long  sur  5  kilo- 
mètres de  large.  Le  centre  en  reste  à  11  kilomètres  seulement 
de  la  ligne  des  fonds  de  10  mètres  la  plus  éloignée,  celle  qui 
court  le  long  du  littoral  de  la  Frise  orientale.  Enfin,  une  cir- 
constance précieuse  favorise  la  convergence  des  feux  :  c'est  que 
les  bâtimens  qui  seraient  chargés  de  l'attaque  d'artillerie  par  le 
sud-ouest,  dans  l'Ems  occidental,  n'auraient  à  répondre  qu'aux 

(1)  C'est  à  ce  mouillage,  dont  les  limites  ne  sont  d'ailleurs  pas  définies  exac- 
tement, que  se  tenait  le  plus  souvent  notre  escadre  de  frégates  cuirassées,  dans 
l'hiver  de  1870-71    Mais  Helgoland  appartenait  alors  à  l'Angleterre  !... 


«    L  INVIOLABILITE    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND.! 


679 


coups  venant  de  Borkum  même,  puisque,  comme  on  le  sait,  la 
rive  gauche  du  fleuve  est  hollandaise,  ainsi  que  l'ile  de  Rottum, 
celle  qui  succède  k  Borkum  dans  la  chaîne  des  îles  frisonnes. 

Ne  tirer  que  d'un  seul  bord  et  sur  un  seul  groupe  d'ou- 
vrages! Avantage  considérable,  qu'on  apprécie  particulière- 
ment quand  on  lit,  dans  le  livre  de  Testis  (1),  le  dramatique 
re'cit  de  l'attaque  des  Dardanelles,  le  18  mars  1915. 

Je  pourrais  citer  une  autre  circonstance  précieuse,  cette 
fois  de  l'ordre  hydrographique  et  non  plus  de  l'ordre  politique., 
Mais  il  convient  de  réserver  celle-ci.  Notons,  pour  finir,  qu'il 
restera,  sur  Borkum  même,  des  amers  permanens  qui  favori- 
seront la  navigation  aux  abords  de  l'île,  navigation  toujours 
prudente,  entourée,  je  l'ai  déjà  dit,  de  toutes  les  précautions 
que  suggère  l'expérience  de  cette  guerre  et,  d'ailleurs,  l'expé- 
rience de  tous  les  temps  (2). 

Si,  toutefois,  ces  amers  permanens  venaient  à  manquer 
contre  toute  probabilité,  on  disposerait  de  ceux  de  la  côte  hol- 
landaise et  des  balises  de  Rottum,  sans  parler  des  bouées  de  la 
rive  gauche  de  l'estuaire,  que  les  Allemands  n'auraient  pu 
enlever  sans  porter  atteinte  aux  droits  souverains  de  la  Néer- 
lande.  Quant  aux  balises  de  la  rive  allemande,  il  est  possible 
qu'elles  n'aient  point  disparu.  Dans  ce  cas,  elles  auront  été 
certainement  déplacées^  aussi  bien  que  les  bouées  appartenant 
à  cette  rive.  C'est  une  ruse  connue,  dont  on  ne  sera  pas 
dupe. 

Les  ouvrages  de  Borkum  sont  relativement  nouveaux.. 
L'état-major  allemand  a  hésité  longtemps  à  les  entreprendre, 
des  raisons  d'économie  venant  appuyer  l'effet  de  principes 
généraux  sur  la  prééminence  de  la  défense  mobile  par  rapport 
à  la  défense  fixe,  car  jamais  côte  ne  fut  si  pauvrement  armée 
que  la  côte  allemande  jusqu'à  ces  tout  derniers  temps.  Il  serait 
oiseux  de  rechercher  quel  peut  être  le  calibre  des  canons  qui 
sont,  là,  mis  en  batterie.  Supposons-les  du  calibre  le  plus  élevé 
actuellement  en  service  sur  les  côtes.  Ce  calibre  ne  dépasse  pas 


(1)  L'Expédition  des  Dardanelles,  1  vol. ,  chez  Payot,  éditeur. 

(2)  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  l'on  aurait  encore,  dans  le  cas  qui  nous  occupe, 
la  facilité  de  se  procurer  des  pilotes  hollandais,  —  en  y  mettant  le  prix?  On  se 
procurera  d'ailleurs  dans  tous  les  ports  du  Nord  des  pilotes  de  l'Ems,  et  surtout 
de  l'Elbe.  Il  est  surprenant  que  les  tenans  de  l'abstention  systématique  ne 
s'avisent  jamais  de  cela. 


680  REVUE   DES    DEUX    MONDES., 

celui  des  grosses  pièces  des  vaisseaux,  et  celles-ci  gardent  le 
bénéfice  du  nombre  (1). 

Un  dernier  point  :  la  côte  ferme  d'Allemagne,  —  saillans 
de  Greetsiel  et  de  Nordern  (2),  —  est  à  plus  de  25  kilomètres 
des  passes  extérieures  et  de  la  ligne  Borkum-Rottum.  L'assail- 
lant n'aura  donc  pas  à  craindre  l'intervention  de  bouches  à  feu 
placées  sur  cette  côte,  pas  plus,  du  reste,  que  sur  l'ile  de 
Juist.  Cette  remarque  a  son  intérêt,  non  pas  seulement  pour 
la  conduite  de  l'opération,  mais  aussi  pour  l'utilisation  de  l'île, 
quand  elle  sera  tombée  aux  mains  de  l'assaillant. 

Quelle  utilisation?  —  Ici  il  convient  encore  de  garder  le 
silence.  Que  l'on  soit  assuré  seulement  de  la  haute  valeur  de 
l'ile  de  Borkum,  à  des  points  de  vue  militaires  très  variés. 

Franchissons  d'un  bond  les  100  milles  marins  qui  séparent 
Borkum  de  Sylt  et  étudions  un  moment  cette  grande  île  singu- 
lièrement découpée,  qui  semble  avoir  été  disposée  exprès  par 
la  nature  pour  défendre  la  côte  ouest  du  Slesvig  des  colères 
violentes  de  la  mer  du  Nord. 

Du  nord  au  sud,  en  effet,  Sylt  oppose  un  long  (3)  et  solide 
bourrelet  de  dunes  aux  entreprises  des  vagues  rageuses  qui 
accourent  de  la  côte  d'Angleterre,  poussées  par  le  vent  d'Ouest. 
Les  volutes  de  la  houle,  brisée  sur  la  pente  assez  roide  de  cette 
frange  littorale,  déferlent  alors  avec  une  violence  qui  interdi- 
rait tout  accostage.  Mais  le  tableau  change  quand  souftle  le 
vent  d'Est  et  que  quelques  jours  de  beau  temps  ont  aplani  la 
houle.  Un  débarquement  en  pleine  côte  pourrait  alors  être 
tenté,  que  favoriserait  justement  la  grande  étendue  de  la  plage 
abordable,  où  de  fausses  attaques,  des  diversions  tactiques 
seraient  nettement  indiquées.  Mais  les  défenseurs  auraient 
presque  partout  l'avantage  du  «  couvert  »  fourni  par  la  dune 
de  bordure.  Les  feux  des  vaisseaux  bouleverseraient  sans  doute 
ce  rempart  naturel,  mais  ne  le  détruiraient  pas.  Quoi  qu'il  en 
soit  de  ces  chances  diverses,  —  il  y  en  a  de  très  bonnes  que 

(1)  Je  rappelle  que  je  ne  discute  pas  ici  les  questions  relatives  à  la  lutte  entre 
navires  et  batteries.  Voir  l'étude  sur  «  L'attaque  des  côtes,  »  déjà  citée'. 

(2)  C'est  de  là  que  partent  les  câbles  transatlantiques  allemands,  avec  «  escale  » 
sur  Borkum  même. 

(3)  35  kilomètres.  La  largeur  maxima  de  l'ile  est  de  13  kilomètres,  mais  elle 
est  très  découpée,  et  sa  superficie  n'excède  pas  95  kmq,  ce  qui,  d'ailleurs,  lui 
donne  déjà  de  l'intérêt  comme  place  d'armes. 


«    l'inviolabilité    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND.  681 

je  passe  sous  silence,  —  de  l'attaque  purement  frontale,  il 
faudrait  compter  surtout,  je  crois,  sur  les  attaques  de  flanc  et 
de  revers  conduites  par  les  bâtimens  de  flottille  et  les  navires 
spéciaux  de  la  guerre  de  côtes,  au  moyen  des  chenaux  qui,  au 
Nord,  au  Sud,  à  l'Est,  bordent  les  capricieuses  de'coupures  de 
l'ile.  Le  principal  de  ces  chenaux,  je  l'ai  dit  déjà,  est  le  Lister- 
tief,  dont  le  seuil  laissera  passer,  à  marée  moyenne,  des  bâti- 
mens de  5  mètres  de  tirant  d'eau,  c'est-à-dire  tout  l'outillage 
flottant  des  opérations  côtières. 

Que  ce  passage  soit  aujourd'hui  défendu,  alors  qu'il  y  a 
quelques  années  à  peine,  il  n'y  avait  là  aucune  batterie  et  qu'on 
n'y  prévoyait  la  pose  d'aucune  ligne  de  mines,  c'est  ce  dont  je 
ne  doute  pas.  Je  ne  doute  pas  davantage  que  les  moyens  de 
l'attaque,  plus  puissans  encore  que  ceux  de  la  défense  et  concen- 
trant leurs  feux  sur  un  petit  nombre  d'ouvrages  qui  ne  jouiront 
pas  du  bénéfice  du  commandement  sur  la  mer,  ne  viennent  à 
bout  de  tous  les  obstacles.  Il  ne  faut  pas  se  lasser  de  répéter 
qu'il  n'y  a  là  aucun  rapprochement  à  faire  avec  la  situation 
011  se  trouvaient  les  Alliés  aux  Dardanelles,  étroitement  serrés 
entre  les  longues  branches  d'une  tenaille  formidable  et  obligés 
de  répondre  au  hasard  à  des  batteries  invisibles,  jetant  leurs 
projectiles  de  plates-formes  élevées  de  150,  200,  300  mètres 
quelquefois.  Je  rappelle  aussi  qu'il  ne  pourrait  être  question 
de  l'intervention  des  mines  dérivantes  pendant  la  lutte  d'artil- 
lerie. Ces  engins  bénéficiaient,  aux  Dardanelles,  d'un  courant 
permanent  et  rapide,  qui  les  poussait  sans  relâche  sur  les 
navires  assaillans. 

Je  puis  dire  un  mot  de  la  valeur  signalée  de  l'ile  de  Sylt, 
au  point  de  vue  des  opérations  qui  suivraient  sa  prise  de  pos- 
session, puisque,  déjà,  en  4915,  un  exposé  de  ce  genre  m'a  été 
permis.  D'ailleurs,  j'ai  à  peine  besoin  d'ajouter  que  nous  n'ap- 
prenons rien  aux  Allemands  sur  les  propriétés  stratégiques  de 
tous  les  points  intéressans  de  leur  littoral. 

Outre  que,  par  son  étendue,  Sylt  pourrait  parfaitement 
servir  de  place  d'armes  en  vue  d'une  descente,  —  au  moins  à 
titre  de  diversion,  —  sur  la  côte  du  Slesvig,  qui  n'en  est  dis- 
tante que  de  10  à  15  kilomètres;  outre  qu'en  s^en emparant,  on 
enlèverait  aux  flottilles  allemandes  qui  opèrent  au  Nord  du 
camp  retranché  maritime,  le  long  de  la  côte  du  Jutland,  un 
point  d'appui,  une  base  de  ravitaillement,  un  abri  également 


682  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

précieux  et  que  ces  avantages  seraient,  du  coup,  transférés  aux 
flottilles  alliées  contre  ce  même  camp  retranché,  il  faut  signa- 
ler comme  un  point  des  plus  intéressans  la  faculté  de  créer  dans 
l'ile  une  grande  station  aéronautique.  Cette  station  ne  tarderait 
pas  à  maîtriser  celle  de  Tondern,  où  se  trouvent,  on  le  sait,  de 
grands  hangars  de  dirigeables  (1).  On  y  aurait  une  base  excel- 
lente pour  organiser  des  «  raids  »  de  bombardement  et  de  des- 
truction visant  le  canal  de  Kiel,  ses  ouvrages  d'art,  ponts  mé- 
talliques très  élevés,  écluses,  bassins,  ponts  tournans,  passages 
souterrains  ou  tunnels  destinés  au  rapide  transport  des  troupes 
d'une  rive  à  l'autre;  ses  berges  qui,  sur  nombre  de  points, 
sont  fort  peu  solides,  étant  faites  de  matériaux  rapportés,  dont 
les  remblais  s'élèvent  sur  des  fonds  de  vases  et  de  sables  peu 
consistans  ;  les  établissemens  de  Brunsbûttel,  de  Rendsburg, 
de  Holtenau  ;  enfin  les  navires  qui  s'engageraient  dans  cette 
voie  navigable,  dans  un  sens  on  dans  l'autre.  De  Sylt  à 
Rendsburg,  qui  est  à  peu  près  au  milieu  du  canal,  il  n'y  a  que 
105  kilomètres,  —  une  heure  à  peine  de  trajet  pour  un  bon 
aéroplane.  Quant  à  Kiel  même  et  à  son  arsenal  d'Ellerbeck,  la 
distance  qui  les  sépare  de  Sylt  n'excède  pas  130  kilomètres. 
Hambourg  reste  à  180  kilomètres  de  l'île  qui  nous  occupe,  et 
Lûbeck  à  175  kilomètres.  Le  nœud  de  voies  ferrées  si  important 
de  Neumûnster  n'en  est  qu'à  140.  Je  n'ai  pas  besoin  d'insister 
sur  l'importance  de  ces  constatations,  en  cas  d'opérations  com- 
binées sur  l'un  ou  sur  l'autre  revers  de  la  péninsule  cimbrique. 
Le  canal  de  Kiel  avec  tout  ce  qui  y  touche,  de  près  ou  de  loin, 
est  l'organe  essentiel  de  la  défense  des  côtes  allemandes. 

Voilà  pour  les  deux  ailes  du  front  maritime  de  la  Deutsche 
bucht.  Voyons-en  maintenant  le  centre,  le  «  fort,  »  le  mu- 
seau  de  la  bête,  dont  l'estuaire  de  l'Elbe  est  bien  la  gueule  puis- 
sante. Et  ce  fort,  c'est  Cûxhaven. 

Une  chose  qui  frappe  tout  d'abord  l'œil  le  moins  attentif, 
quand  on  regarde  une  carte  de  cette  région,  c'est  que  Cûxhaven 
est  un  saillant,  circonstance  toujours  défavorable  à  la  défense. 
Cette  place  est  en  effet  à  la  pointe  de  la  presqu'île  formée  par 
les  deux  embouchures,  très  voisines  en  somme,  de  la  Weser  et 
de  l'Elbe.  L'idée  vient  donc  tout  de  suite  que  Cûxhaven  peut, 

(1)  C'est  de  là  que  partent  souvent  les  zeppelins  qui  opèrent  sur  l'Angle- 
terre. Des  hydravions  anglais  ont  survolé  Sylt  et  sont  allés  jeter  des  bombes  sur 
Tondern  dans  l'hiver  de  1915-1916. 


<(    l'inviolabilité    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND.  683 

presque  aussi  bien  que  le  serait  une  île,  être  battu  de  feux 
convergens.  Il  en  est  ainsi,  en  effet,  mais  pour  le  faire  com- 
prendre au  lecteur,  il  convient  d'entrer  dans  quelques  détails.^ 

Plaçons-nous  dans  l'estuaire  extérieur  de  l'Elbe,  à  quelques 
milles  marins  au  Sud  du  54^  parallèle.  Nous  avons  tout  près 
de  nous,  à  l'Ouest,  le  banc  de  sable  de  Scharhorn,  qui  émerge 
continuellement,  —  point  un  danger,  par  conséquent,  —  et  qui 
sera  dans  quelques  années  un  îlot  habité;  au  Sud  un  autre  îlot, 
très  bas,  mais  bien  défini,  celui-là,  et  défendu  contre  la  mer, 
Neuwerk,  qui  porte  depuis  des  siècles  une  énorme  tour  carrée, 
le  phare,  le  point  de  reconnaissance  essentiel  de  l'entrée  de 
l'Elbe;  plus  loin,  au  Sud-Est,  le  saillant  même  de  Cûxhaven, 
avec  ses  ouvrages,  —  Kûgelbaake,  Dose,  etc.,  —  trop  bas,  pour 
qu'on  les  distingue,  mais  dont  le  gisement  est  exactement  donné 
par  l'agglomération  urbaine  qui  s'étend  derrière  eux,  avec  cer- 
tains «  accidens  »  très  visibles. 

Scharhorn,  Neuwerk,  Ciixhaven  (ou,  si  l'on  veut,  la  pointe 
du  saillant,  qui  est  au  fort  même  de  Kûgelbaake)  sont  en  ligne 
droite  et  longés  par  le  chenal  principal,  disons  plutôt  le  chenal 
officiel  du  fleuve. 

Ces  trois  points  nous  apparaissent,  sur  les  cartes  géogra- 
phiques qui  se  piquent  de  donner  quelques  détails  d'hydrogra- 
phie, comme  enveloppés  par  le  même  immense  banc  de  sable 
vasard,  couvert  à  mer  haute,  découvert  à  mer  basse,  qui 
semble  s'étendre  sans  solution  de  continuité  jusqu'à  l'estuaire 
de  la  Weser.  Ce  n'e.st  là  qu'une  apparence.  Ces  «  watten,  » 
d'ailleurs  assez  fermes  pour  qu'on  puisse  aller  à  pied  ou  envoi- 
ture  légère  de  Ciixhaven  à  Neuwerk  (1),  —  ce  qui  détruit  une 
des  allégations  favorites  de  ij^es  adversaires  —  sont  en  réalité 
sillonnés  de  chenaux  assez  profonds,  les  «  baljen  »  dont  j'ai  déjà 
parlé  plus  haut  et  qui  sont  fort  bien  tracés  à  TOuest  et  au  Sud- 
Ouest  de  Neuwerk.  Que  Fon  se  serve  jde  ces  chenaux,  —  après 
les  avoir  balisés  à  nouveau  et  dragués,  —  pour  prendre  à 
revers  les  défenses  de  l'îlot,  s'il  en  existe  (2),  en  tout  cas  pour 
battre  d'écharpe  les  ouvrages  de  Dose,  ou  bien  que  l'on  se 
tienne  à  la  limite  des  Watten,  on  restera  toujours  en  dedans 

(1)  Fait  constaté,   du  reste,    dans   les   «  portulans  «  et  instructions  nautiques 
et  dont  j'ai,  de  visu,  constaté  l'exactitude. 

(2)  Un  doute  peut  subsister,  si  l'on  remarque  que  Neuwerk  est,  en  plein, 
dans  les  champs  de  tir  des  ouvrages  du  saillant  de  Gùxtiayen. 


684  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  portée  maxima  des  bouches  à  feu  des  bâtîmens,  par 
conséquent  on  exécutera  des  tirs  efficaces  sur  le  saillant  de 
Cûxhaven.  Mais  les  bâtimens  dont  il  est  question  ici  ne  peuvent 
être  que  des  navires  spécialisés  pour  la  guerre  de  côtes,  moni- 
tors  à  fond  plat,  batteries  flottantes,  canonnières  cuirassées, 
chalands  armés,  etc.  Les  bâtimens  de  haut  bord  se  réserveront 
le  grand  chenal  de  l'Elbe  et  le  vaste  espace  de  mer  libre  qui 
s'étend  au  Nord-Ouest  du  Medem  Sand. 

Les  feux  des  deux  groupes  d'unités  désignées  pour  l'attaque 
se  croiseront  ainsi  sur  les  buts  à  battre,  à  angle  droit,  à  peu 
près.  Serait-il  possible  de  faire  mieux  et  de  prendre  à  revers 
les  ouvrages  de  Cûxhaven  avec  des  bâtimens  de  tirant  d'eau 
moyen,  pénétrant  dans  l'Elbe  jusqu'en  amont  de  la  ville?  Peut- 
être.  Mais  c'est  encore  ici  un  point  réservé.  Quoi  qu'il  en  soit, 
observons  que,  ni  les  navires  spéciaux  opérant  dans  la  région 
des  Watten,ni  les  grandes  unités  opérant  dans  le  chenal  de 
l'Elbe  ne  sauraient  être  pris  entre  deux  feux.  Les  premiers  ont 
derrière  eux  la  mer  (1)  ;  les  seconds  présentent,  d'une  manière 
générale,  le  flanc  de  bâbord  aux  terres  des  Dittmarschen  qui 
forment  la  rive  Est  du  vaste  estuaire  extérieur;  mais  les  points 
les  plus  rapprochés  du  grand  chenal,  dans  ces  Dittmarschen,  en 
restent  encore  à  25  kilomètres.  On  se  trouve  donc  là,  pour  des 
motifs  différens,  dans  des  conditions  aussi  avantageuses  que 
pour  l'attaque  de  Borkum  par  l'Ems  occidental. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  les  observations  qui  précèdent 
n'épuisent  aucunement  la  question  de  l'attaque  de  Giixhaven. 
Il  ne  s'agit  pas  ici  de  plans  d'opérations.  Je  ne  prétends  qu'à 
montrer  quelles  peuvent  être  les  conditions  résultant,  pour  cette 
attaque,  des  véritables  caractères  géographiques  et  hydrogra- 
phiques des  points  considérés. 

Ne  nous  attardons  pas  davantage  à  discuter  l'intérêt  straté- 
gique de  cette  position.  En  fait,  il  y  en  a  peu  de  plus  importantes 
sur  toute  la  côte  allemande.  Et  ce  n'est  pas  seulement  à  cause 
de  la  valeur  de  l'Elbe,  du  fleuve  de  Hambourg,  de  l'artère  essen- 
tielle du  vaste  corps  de  l'Allemagne  du  Nord,  ni,  non  plus,  parce 
que  la  belle  rade  formée,  un  peu  en  amont  du  port,  par  l'estuaire 

(1)  Tout  au  plus  ces  bâtimens  devraient-ils  compter  avec  les  feux  qui  pour- 
raient leur  être  adressés  de  la  digue  littorale  qui  s'étend  au  Sud  de  Cûxhaven  ; 
mais  il  ne  s'agirait  là  que  de  batteries  de  circonstance,  de  pièces  de  campagne 
qui  tireraient  dilûcilernent  à  10  000  et  12  000  mètres. 


«    l'inviolabilité    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND.  685 

du  fleuve,  à  l'abri  relatif  du  Medemsand,  sert  de  mouillage 
d'attente  à  la  «  Hoch  see  flotte;  »  c'est,  avant  tout,  parce  que 
dans  cette  rade  même  débouche  le  canal  maritime  allemand  dont 
je  parlais  tout  à  l'heure  à  propos  de  Sylt,  de  sorte  que,  pour 
entrer  dans  ce  canal,  par  les  e'cluses  de  Brunsbiittel,  ou  pour 
déboucher  dans  la  mer  du  Nord  après  en  être  sorti,  il  faut  passer 
sous  le  canon  de  Giixhaven.  S'emparer  de  Gûxhaven,  c'est  donc 
paralyser  complètement  les  mouvemens  stratégiques  de  la 
flotte  allemande  en  lui  interdisant  les  «  jeux  de  navette  »  entre 
mer  du  Nord  et  Baltique  en  vue  desquels,  expressément,  cette 
belle  voie  de  communications  intérieure  a  été  créée. 

Aussi  n'est-ce  pas  sans  une  vive  surprise  que  j'ai  lu,  il  y  a 
quelques  mois,  sous  la  plume  d'un  officier  général  de  l'armée 
mieux  inspiré  d'ordinaire,  cette  singulière  question  :  «  A  quoi 
servirait  de  descendre  à  Giixhaven?  »  Et  l'auteur,  ne  voyant 
dans  la  prise  de  possession  de  ce  point  capital  que  l'intérêt 
—  fort  médiocre,  à  son  avis  (1),  —  d'un  débarquement  ayant 
pour  objectif  une  opération  dans  l'intérieur  du  pays,  ajoutait  : 
«  Dùt-on  réussir  dans  la  descente  même,  que  l'on  n'en  serait  pas 
plus  avancé,  au  fond.  On  ne  pourrait  pas  déboucher...  » 

Ge  n'est  point,  encore  une  fois,  le  moment  de  discuter  ces 
questions,  que  j'ai  d'ailleurs  effleurées  dans  mon  étude  du 
15  octobre  1916;  je  me  borne  à  observer  que  la  région  de 
Gijxhaven  se  prêterait  bien  aux  opérations  actives  qui  doivent 
suivre  une  descente  exécutée  avec  de  grands  moyens.  Ge  sail- 
lant, en  effet,  s'évase  rapidement  dans  le  sens  de  la  marche  en 
avant  de  l'armée  débarquée,  ce  qui  facilite  le  déploiement  de 
celle-ci  ;  et,  d'autre  part,  la  disposition  des  lieux  est  telle,  au 
double  point  de  vue  géographique  et  hydrographique,  que, 
pendant  les  deux  premières  marches,  les  plus  délicates  pour 
l'assaillant,  la  force  navale  serait  en  mesure  de  flanquer  les 
deux  ailes  de  l'armée  en  avançant  dans  les  deux  estuaires  de, 
l'Elbe  et  de  la  Weser. 

Mais,  à  n'envisager  que  les  résultats  politiques  et  militaires 
d'une  offensive  sur  le  sol  même  de  l'Allemagne,  ce  n'est  pas 
sans  doute  par  Gûxhaven  et  le  «  Land  Hadeln  »  qu'il  convien- 
drait le  mieux  de  débuter.  D'autres  points  de  descente  et  d'autres 

(1)  J'ai  déjà  noté,  dans  l'article  du  15  octobre  1916,  sur  les  «  Opérations  du 
débarquement,  »  les  répugnances  traditionnelles  des  officiers  de  l'armée  contre 
les  opérations  combinées. 


686  REVUE    DÉS    JDÈUX   MONDES. 

théâtres  d'opérations  présenteraient  des  avantages  d'une  plus 
grande  portée.  Et  ceci  nous  conduit  tout  droit  à  la  Baltique- 
Mais  avant  d'aborder  les  détroits  qui  donnent  accès  dans 
cette  mer  fermée,  ne  convient-il  pas  de  jeter  un  coup  d'œil  sur 
la  presqu'île  du  Jutland,  contrée  neutre,  c'est  entendu,  mais 
qui  ne  le  restera  peut-être  pas  toujours. 

Or  le  trait  intéressant  du  «  Danemark  de  terre  ferme,  »  au 
point  de  vue  qui  nous  occupe,  est  précisément  que  le  côté 
Cattégat  de  cette  presqu'île  offre  le  même  caractère  de  parfaite 
facilité  d'accès  que  le  littoral  allemand  qui  le  prolonge  au  Sud, 
puis  à  l'Est,  tandis  que  le  côté  mer  du  Nord  présenterait  au 
contraire  de  sérieuses  difficultés. 

Il  semble,  en  effet,  que  depuis  le  cap  Skagen  jusqu'au  Petit 
Belt,  la  géographie  ait  voulu  se  rendre  complice  du  général  qui 
chercherait  à  faire  du  Jutland  une  base  d'opérations  contre  l'Alle- 
magne. Rien  n'y  manque  :  îles  littorales  à  distance  convenable, 
saillans  et  petites  presqu'îles  tracés  à  souhait  pour  les  descentes, 
golfes,  baies,  mouillages  faciles  autant  que  sûrs,  côtes  saines, 
marées  peu  sensibles,  villes  importantes  en  bordure  de  la  côte 
et  qui  sont  des  ports  bien  outillés.  11  y  a  même,  tout  au  Nord,  un 
refuge  à  peu  près  inviolable  en  cas  d'échec,  la  région  du  «  Vend 
Syssel,  »  séparée  du  reste  du  Jutland  par  le  bras  de  mer  capri- 
cieux du  Lymfjord.  La  seule  objection  que  l'on  puisse  faire  à 
l'utilisation  militaire  de  la  presqu'île,  c'est  qu'elle  se  resserre  au 
Sud  et  que  le  Slesvig  n'a  plus  que  50  kilomètres  de  large,  au 
lieu  de  120  ou  130.  Ce  n'est  pas  là  un  inconvénient  rédhibitoire. 
Quoi  qu'il  en  soit,  et  pour  revenir  à  la  Baltique  même, 
répétons,  sans  nous  lasser,  ({u'aucHn  littoral,  sans  exception,  n'est 
aussi  favorable  aux  opérations  combinées  que  celui  qui  s'étend 
du  débouché  du  Petit  Belt  aux  bouches  de  l'Oder,  c'est-à-dire  la 
bordure  maritime  de  la  région  la  plus  importante,  à  tous  égards, 
de  l'Allemagne.  On  commence  à  le  comprendre  d'ailleurs,  et  les 
adversaires  immédiats  des  initiatives  que  je  préconise  se  sont 
contentés,  dans  ces  derniers  temps,  de  dire  :«  Oui,  mais  nous 
n'en  sommes  pas  plus  avancés  :  le  Danemark  est  neutre  et  le 
Grand  Belt  est  miné.  Il  est  donc  impossible  d'entrer  dans  la  Bal- 
tique. ))Les  objections  se  sont  même,  tout  récemment,  réduites 
à  un  seul  terme,  —  qui  a  paru  suffisamment  décisif,  —  et  on  a 
entendu  aux  Communes   de  l'Angleterre,  le  premier   lord  de 


«    L  INVIOLABILITE    »    DU    LITTORAL   ALLEMAND. 


681 


l'Amirauté,  sir  Eric  Geddes,  déclarer  que  si  la  flotte  anglaise 
n'avait  pas  pénétré  dans  la  Baltique,  pour  soutenir  la  Russie 
dans  ses  tragiques  épreuves,  c'était  parce  qu'elle  «  aurait  dû 
franchir  d'immenses  champs  de  mines.  »  Il  n'était  plus  question 
de  la  neutralité  danoise, 

Le  fait  que  l'on  ne  conteste  plus  la  facilité  d'abord  de  la  côte 
allemande,  dans  la  Baltique,  simplifie  et  abrège  ma  tâche.  Je 
n'ai  plus  qu'à  montrer  la  vanité,  en  ce  qu'elles  ont  d'excessif, 
des  craintes  que  l'on  exprime  au  sujet  du  passage  des  détroits 
par  une  grande  armée  navale. 

Puis-je  faire  observer  d'abord,  qu'il  est  singulièrement 
malavisé  de  proclamer  que  la  côte  allemande  est  inabordable, 
que  Ton  se  gardera  d'y  risquer  une  seule  unité  de  combat;  que 
d'ailleurs  les  débarquemens  sont  de  pauvres  opérations  destinées 
fatalement  à  de  retentissans  échecs;  qu'on  n'attaquera  jamais  tel 
point  parce  qu'il  y  a  de  gros  canons  et  qu'on  ne  passera  jamais 
tel  détroit  parce  qu'il  y  a  des  mines? 

A  supposer  que  tout  cela  fût  justifié,  il  faudrait  éviter  de  le 
dire  et,  tout  au  contraire,  insinuer  qu'on  a  les  intentions  les 
plus  hostiles  à  l'égard  du  littoral  de  l'ennemi.  Quelque  créance 
que  ce  dernier  donnât  réellement  aux  bruits  que  l'on  ferait 
courir  à  ce  sujet,  il  ne  pourrait  s'empêcher  de  prendre  certaines 
précautions  et  d'entretenir  sur  ses  cotes  des  effectifs  relative- 
ment sérieux  (1).  Il  serait,  du  reste,  bien  facile  de  le  tenir  en 
haleine  par  des  démonstrations  et  des  feintes.  Ce  sont  là  des 
moyens  qui,  pour  avoir  été  employés  de  tout  temps,  — et  très 
fréquemment  par  la  Grande-Bretagne  pendant  nos  grandes 
guerres  de  1793  à  1815,  —  n'en  conservent  pas  moins  leur  effi- 
cacité. Car  enfin,  on  ne  sait  jamais...  Le  belligérant  le  mieux 
renseigné  hésite,  en  pareil  cas,  à  passer  outre  à  la  menace. 

En  tout  cas,  on  conviendra  qu'il  serait  sage  de  ne  pas  avertir 
l'ennemi  qu'il  peut  être  bien  tranquille  de  tel  ou  tel  côté.  Il  est 
surprenant  qu'il  faille  donner  cet  avertissement. 

Ceci  dit,  remarquons  encore  que  lorsque,  pour  justifier  une 


(1)  Observons  que  l'intérêt  d'obtenir  ce  résultat  grandit  en  ce  moment  où  l'Al- 
lemagne, déjà  relativement  épuisée,  fournit  un  effort  encore  considérable  et  où 
il  lui  serait  fort  difficile  de  créer  de  nouvelles  armées.  Je  rappelle  à  ce  propos 
qu'en  1870,  la  Prusse  entretint  une  armée  dite  de  la  défense  des  côtes  jusqu'au 
moment  où  elle  acquit  la  certitude  que  nous  avions  renoncé  à  toute  descente. 


688  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

inertie  systématique,  on  affecte  de  s'indigner  à  l'idée  qu'un 
«  théoricien  »  puisse  proposer  de  risquer  des  dreadnoughts  sur 
des  champs  de  mines,  on  use  de  moyens  de  discussion  qui  sont 
peut-être  habiles,  mais  d'une  habileté  de  mauvais  aloi.  En  fait, 
je  le  dis  encore,  il  n'a  jamais  été  question  de  cela.  Personne, 
que  je  sache,  n'a  proposé  une  telle  absurdité.  Tout  le  monde 
sait,  en  revanche,  qu'il  y  a  de  nombreux  et  efficaces  moyens, 
soit  de  draguer,  soit  de  faire  exploser  prématurément  les  mines, 
soit  de  les  couler.  C'est  affaire  de  patience,  de  méthode,  d'engins 
appropriés,  et  je  ne  reviendrai  pas  aujourd'hui  sur  le  détail  de 
ce  que  j'ai  écrit  si  souvent  à  ce  sujet.  Rappelons  toutefois  qu'à 
ces  procédés  préventifs  il  ne  sera  jamais  inutile  de  joindre  des 
procédés  de  protection  immédiate  des  coques  plongées  des 
grands  bâtimens,  quand  ces  unités  lourdes  passeront  sur  les 
emplacemens  déblayés.  Deux  précautions  valent  mieux  qu'une., 
Kt  puis,  vraiment,  a-t-on  la  prétention  de  faire  la  guerre  sans 
jamais  courir  aucun  risque,  sans  accepter  d'avance  aucune  perte? 

En  ce  qui  touche  enfin,  d'une  manière  particulière,  les  opé- 
rations ayant  pour  but  de  faire  entrer  une  force  navale  très  im- 
portante dans  la  Baltique,  j'observe,  pour  conclure,  qu'en  raison 
de  la  très  grande  supériorité  de  nombre  des  flottes  alliées,  les 
résultats  poursuivis  seraient  obtenus  sans  qu'il  fût  nécessaire 
d'y  employer  les  «  superdreadnouglits.  »  Ceux-ci,  assez  nombreux 
et  assez  puissans,  à  eux  seuls,  pour  contenir  la  Hochsee  flotte, 
si  cette  dernière  essayait  de  prendre  à  dos  l'armée  engagée  dans 
les  détroits,  seraient  parfaitement  à  leur  place  en  un  point  d'où 
ils  pourraient  se  porter  en  peu  d'heures  soit  au-devant  de  la 
flotte  ennemie  sortie  du  camp  retranché  maritime  de  Ciixhaven, 
soit  au  secours  de  la  flotte  opérant  dans  les  Belts,  en  cas  de 
besoin  urgent. 

Mais  quels  sont  les  détroits  dont  il  s'agit  et  où  peut-on 
craindre  de  rencontrer  les  «  immenses  »  champs  de  mines  dont 
on  nous  a  parlé?  C'est  ce  qu'il  me  reste  à  examiner. 

Les  détroits  danois  sont  au  nombre  de  trois  :  le  Sund,  entre 
la  Suède  et  l'île  de  Seeland,  —  c'est  le  détroit  que  commande 
Copenhague;  —  le  Grand  Be!t,  entre  Seeland  et  Fionie;  le  Petit 
Belt,  entre  Fionie  et  le  Jutland-Slesvig.  Mettons  hors  de  cause 
ce  dernier,  bras  de  mer  très  étroit  et  dominé  de  près  par  des 
rives  qui  doivent  être  armées  depuis  le  commencement  de  la 
guerre,  du  côté  allemand,  à  partir  de  l'îlot  de  Brandsô. 


«    L  INVIOLABILITE    »    DU    LITTORAL    ALLEMAND. 


689 


Le  Sund  n'admet  que  des  bâtimens  de  moins  de  7  mètres  de 
tirant  d'eau.  On  dit  volontiers,  en  présence  d'une  si  faible 
profondeur,  que  ce  détroit  est  inutilisable  pour  une  armée 
qui  veut  entrer  dans  la  Baltique.  Il  s'en  faut  que  ce  soit  exact. 
Cette  armée  ne  se  composerait  pas  seulement  d'unités  calant 
8  mètres.  Tous  les  bâtimens  de  tonnage  moyen,  les  innom- 
brables unités  légères,  les  bâtimens  auxiliaires,  enfin  les  trans- 
ports de  troupes  et  de  matériel,  que  l'on  aurait  eu  soin  de  choisir 
parmi  les  «  cargo-boats  »  calant,  au  plus  6"", 50,  pourraient 
parfaitement  emprunter  le  Sund,  même  sans  attendre  certaines 
circonstances  de  vent  et  de  mer  où  le  niveau  des  eaux  s'élève. 

On  objectera  à  ceci  qu'il  y  aurait  inconvénient  à  ce  que  le 
gros  de  l'armée  fût  séparé,  au  moins,  de  ses  bâtimens  légers. 
C'est  entendu.  Il  y  a  là  une  question  de  mesure.  Il  est  absolu- 
ment indispensable,  évidemment,  que  le  dragage  des  mines  par 
les  navires  spéciaux  soit  protégé  par  un  grand  nombre  de  petits 
croiseurs  et  de  «  destroyers.  »  Il  faut  aussi  que  la  «  Kieler- 
bucht,  »  le  bassin  qui  s'étend  entre  l'archipel  danois  et  la  côte 
du  Holstein,  soit  rigoureusement  surveillée,  ainsi  que  le  fjord 
même  de  Kiel,  d'oii  peut  déboucher  la  force  navale  allemande, 
si  l'on  n'a  pas  réussi  à  oblitérer  le  canal  maritime  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  arrivons-en  au  Grand  Belt  et  notons  tout 
de  suite  que  ce  détroit  et  son  prolongement  au  Sud,  le  «  Lange- 
land  Biilt,  »  sont  exclusivement  danois.  Cette  remarque  n'est 
pas  inutile  si  l'on  veut  bien  se  rappeler  que  ce  n'est  qu'à  son 
corps  défendant  que  le  petit  royaume  a  miné  la  voie  d'accès  prin- 
cipale à  la  Baltique,  celle  des  cuirassés.  La  navigation  du 
Grand  Belt  ne  présente  quelque  difficulté  aux  très  grandes 
unités  de  combat  qu'au  coude  voisin  des  îlots  d'Agerso  et 
d'Omô.  Tous  les.  pêcheurs  et  pilotes  du  pays,  les  norvégiens  et 
les  suédois,  —  sans  parler  de  ceux  qui  ont  été  formés  ailleurs  et 
des  officiers  des  paquebots  qui  fréquentent  laBaltique,  — peuvent 
donner  sur  ce  passage  les  indications  les  plus  précises.  D'ailleurs 
rien  de  plus  aisé  aux  bâtimens  légers  qui  précèdent  les  unités 
longues  et  lourdes,  que  de  baliser  à  nouveau  les  points  délicats. 

Les  mines  danoises  draguées,  sans  qu'assurément  il  y  ait  à 

(1)  Je  rappelle  encore  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  plan  d'opérations,  qui 
comporterait  naturellement  l'occlusion  du  vestibule  du  fjord  de  Kiel  par  des 
mines  de  blocus.  Je  ne  donne  que  les  indications  les  plus  nécessaires,  —  et  très 
succinctement. 

TOMB  xLii.  —  1917.  44 


690  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

craindre  d'opposition,  il  est  fort  possible  que  l'on  ait  à  compter 
avec  des  mines  allemandes  dans  le«  Langeland  Belt.  »  On  affirme 
en  effet  que  nos  adversaires  ont  pris,  pour  plus  de  sûreté,  le 
soin  de  miner  eux-mêmes  ce  débouché  du  Grand  Belt  dans  la 
«  Kielerbucht.  »  Mais,  là  encore,  les  deux  rives  étant  danoises, 
l'opération  du  dragage  ne  saurait  présenter  de  difficultés  bien 
sérieuses,  —  étant  entendu  que  le  fjord  de  Kiel sera  «  masqué  » 
par  les  navires  légers  et  qu'ainsi  les  dragueurs  seront  protégés 
contre  les  entreprises  de  l'ennemi. 

Nous  arrivons  maintenant  au  vaste  plan  d'eau,  —  60  kilo- 
mètres environ,  de  l'Est  à  l'Ouest,  sur  50  du  Nord  au  Sud,  — 
que  les  Allemands  désignent  sous  le  nom  de  «  Kielerbucht,  » 
baie  de  Kiel.  Ce  ne  peut  être  que  là,  dans  des  eaux  à  peu  près 
exclusivement  sous  le  contrôle  de  la  marine  allemande,  que  se 
doivent  situer  les  «  immenses  champs  de  mines.  » 

Que  la  plus  élémentaire  prudence  prescrive  de  draguer  la 
route  que  suivra  l'armée  navale  pour  entrer,  par  le  Fehmarn 
Belt,  dans  la  Baltique  libre,  c'est  ce  que  personne  ne  contes- 
tera. Mais  qu'il  soit  nécessaire  de  draguer  tout  le  plan  d'eau  de  la 
«  Kielerbucht,  »  évidemment  non.  D'ailleurs,  le  bon  sens  indique 
qu'il  n'est  pas  possible  que  cette  petite  mer  intérieure  soit 
minée  partout.  Il  faut  bien  que  le  défenseur  puisse  l'utiliser 
pour  repousser  l'adversaire  en  combattant.  Qu'on  ne  m'objecte 
pas,  là  encore,  que  ce  défenseur  s'est  ménagé  des  chenaux  libres 
dans  ce  dédale  d'aveugles  engins  de  destruction.  Au  voisinage 
immédiat  des  côtes,  par  exemple  aux  débouchés  du  Grand  et 
du  Petit  Belt,  peut-être.  Au  débouché  du  fjord  de  Kiel,  cer- 
tainement. Mais  en  pleine  mer,  à  10,  15,  20  milles  de  toute 
terre,  comment  retrouver  les  amers  indispensables,  si  le  temps 
n'est  pas  absolument  clair,  si,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure, 
on  n'a  pas  un  ciel  de  Méditerranée? 

Défions-nous  donc  de  ces  jeux  d'imagination.  Prenons  garde 
surtout  que  c'est  le  premier  intéressé,  l'ennemi  lai-même,  qui 
nous  suggestionne,  aujourd'hui  comme  il  le  faisait  déjà,  il  y  a 
vingt-cinq  ans,  alors  qu'en  présence  des  rapports  fantastiques 
qu'il  nous  faisait  parvenir  sur  l'état  de  ses  défenses  côtières,  on 
sentait  impérieusement,  dans  certains  organismes  maritimes, 
le  besoin  de  savoir  la  vérité,  —  et,  donc,  daller  voir. 

Que  dirai-je,  pour  finir,  du  dernier  détroit,  le  Fehmarn 
Belt,  que  l'on   doit  supposçr  jniné?   Ici,  la  rive  Sud  est  aile- 


«    L'INVIOLABILITÉ    »    DU    LITTORAL    ALLEMANt».  691 

mande  et  les  lignes  de  mines  sont  certainement  de'fendues  par 
l'artillerie  de  côte,  en  position  vers  Marienleucht  de  Fehmarn. 
Heureusement  deux  circonstances  favorisent  l'assaillant, 
D'abord,  le  détroit  a  18  kilomètres  de  large  et  la  rive  Nord, 
celle  de  l'île  danoise  de  Lolland,  est  assez  saine  pour  qu'on  la 
puisse  longer  de  près.  A  supposer  que  les  bouches  à  feu  de 
la  défense  puissent  porter  à  18  000  mètres,  encore  faut-il  que 
l'atmosphère  soit  assez  claire  pour  que  les  pointeurs  puissent 
discerner  ces  petits  traits  noirs  glissant  sur  l'horizon  et  qui, 
difficulté  nouvelle,  se  confondront,  là,  avec  la  terre  danoise. 
Ensuite,  s'il  faut  absolument  engager  la  lutte  contre  les  batte- 
ries de  Fehmarn,  j'observe  qu'on  le  fera  dans  les  meilleures 
conditions  —  convergence  des  feux  des  vaisseaux  sur  des  ouvrages 
bas, —  si,  justement,  on  a  fait  passer  par  le  Sund,  entre  autres 
élémens  de  l'armée,  les  monitors,  batteries  flottantes,  etc.,  dont 
le  tirant  d'eau  est  certainement  inférieur  à  6  mètres  et  qui  sont 
munis  de  l'artillerie  nécessaire  à  l'attaque  des  ouvrages  à  terre. 

Toutefois,  —  prévoyons  une  ultime  objection,  —  pour 
atteindre  Fehmarn,  ces  bâtimens  auront  dû  franchir  une  sorte 
de  défilé  formé  d'un  côté  par  la  côte  de  la  petite  presqu'île 
allemande  de  Darss,  de  l'autre,  par  une  ligne  d'écueils  qui  pro- 
longe la  pointe  de  Gjedser,  extrémité  méridionale  de  l'île  danoise 
de  Falster.  Ce  passage,  miné  et  défendu  peut-être  du  côté 
allemand,  a  quelque  vingt  kilomètres  de  large.  Mais,  de  plus, 
—  et  il  convient  de  n'en  pas  dire  davantage,  —  ce  défilé  peut 
être  tourné,  tout  comme  celui  desThermopyles.  Qu'on  soit  donc 
assuré  que  ce  dernier  obstacle  n'arrêtera  pas  l'armée  navale, 
plus  que  celui  du  Fehmarn  Belt. 

Telles  sont  les  explications  que  je  puis  donner  sur  cette 
grave  question  de  la  soi-disant  invulnérabilité  des  côtes  alle- 
mandes, sans  dépasser  la  limite  de  ce  qu'il  est  permis  de  dire, 
sans  dépasser  non  plus  celle  qui  s'impose  à  un  article  de  Revue. 
Mes  lecteurs  me  feront  certainement  crédit  du  reste,  qui  pour- 
rait aller  aisément  jusqu'au  volume.  Il  suffît  que  je  leur  aie 
montré  sur  quelles  erreurs,  sur  quelles  équivoques  au  moins, 
repose  la  doctrine  de  l'abstention  systématique  de  toute  opéra- 
tion offensive  sur  le  littoral  allemand. 

Contre-amiral  Degouys 


REVUE  DRAMATIQUE 


Comédie-Française  :   D'un  jour  à   l'autre,    comédie    en   trois    actes,   par 
M.  Francis  de  Croisset,  —  Reprise  d'Œdipe-Roi.  —Adrien  Bertrand. 

Qui  donc  a  prétendu  que  la  guerre  ne  changerait  rien  à  l'atmo- 
sphère de  notre  littérature  dramatique  ?  Ce  sombre  pessimiste  s'était 
trop  hâté  de  répandre  la  rumeur  fâcheuse  :  après  beaucoup  d'autres 
démentis,  en  voici  un  de  plus,  que  lui  administre  M.  Francis  de 
Croisset.  Cet  auteur  s'était  naguère  distingué  dans  un  genre  de 
théâtre  agréablement  corrompu  ;  même,  il  se  laissait  gagner  à  la 
contagion  du  théâtre  brutal  :  quelques  mois  avant  la  guerre,  il  avait 
fait  jouer  une  pièce,  dont  je  n'ai  plus  le  détail  très  présent  à  l'esprit, 
mais  dont  je  me  souviens  très  bien  qu'elle  mettait  en  scène  d'affreux 
gredins  en  habits  noirs  et  robes  de  la  bonne  faiseuse.  Rien  de  pareil 
dans  sa  nouvelle  pièce.  Cette  fois,  nous  sommes  dans  la  meilleure 
société,  une  société  de  braves  gens,  oii  les  moins  bons  sont  encore 
excellens.  Les  propos  y  sont  châtiés,  et  jusqu'à  a  je  vous  aime,  » 
tout  s'y  dit  honnêtement...  Mais  comment,  si  ce  n'était  au  creuset  de 
la  guerre,  le  plomb  vil  se  serait-il  changé  en  cet  or  pur? 

De  toute  évidence,  M.  de  Croisset  a  voulu  faire  une  comédie 
légère,  presque  un  vaudeville,  empruntant  aux  choses  d'aujourd'hui 
l'actualité  du  cadre  et  des  figures,  sans  rien  refléter  de  leur  angoisse  : 
il  y  a  fort  bien  réussi.  D'un  jour  à  l'autre  est  une  pièce  d'un 
comique  facile,  où  l'éternuement  lui-même  n'est  pas  dédaigné  comme 
jeu  de  scène.  Gela  commence  le  jour  de  la  mobilisation.  Mais  ne 
craignez  pas  d'avoir  une  fois  de  plus  à  revivre  la  fiè^Te  de  ces  heures 
tragiques!  Tout  se  passe  le  mieux  du  monde,  sans  cet  excès  d'émo- 
tion qui  risque  de  devenir  douloureux,  et  nous  avons  tout  loisir  de 
nous  initier  aux  petites  affaires  de  la  famille  Chardin.  Les  vieux 


REVUE    DRAMATIQUE.  693 

Chardin  sont  de  doux  maniaques,  le  père  mélomane  et  la  mère 
malade  imaginaire:  c'est  elle  qui  éternue.  Ils  ont  une  fille,  Marthe, 
autour  de  qui  va  tourner  toute  la  pièce  :  M"*  Leconte,  qui  joue  le 
rôle,  en  a  fait  une  de  ses  meilleures  créations.         ' 

Marthe  n'a  pas  eu  de  chance.  Mariée  à  un  M.  de  Vrécourt,  elle  a 
été,  en  un  an  et  demi,  trompée  quatorze  fois.  L'arithmétique  tient 
dans  cette  pièce  une  place  importante  :  ainsi  on  calcule,  avec  une 
précision  qui  ne  laisse  rien  à  désirer,  que  M""*  Chardin  en  est  à  son 
quatre-vingt-treizième  éternuement,  et  que  ce  Don  Juan  de  Vrécom-t 
ébauchait  sa  quinzième  passade  lorsqu'est  intervenu  un  divorce, 
bientôt  suivi  d'une  annulation  en  cour  de  Rome  :  je  vous  ai  dit  que 
nous  sommes  dans  la  meilleure  société.  Marthe  vient  reprendre  chez 
ses  parens  sa  chambre  de  jeune  fille  ;  c'est  un  heureux  jour  :  pour- 
quoi faut-il  que,  ce  jour-là  même,  les  affaires  achèvent  de  se  brouiller 
entre  la  France  et  l'Allemagne?  C'est  un  vrai  guignon.  Cependant, 
chacun  prend  ses  dispositions  de  guerre  :  M.  Chardin  renonce  à  la 
musique,  M""*  Chardiu  renonce  à  ses  migraines,  le  docteur  Marinois, 
socialiste,  humanitaire,  renonce  à  son  antimihtarisme  et  tient  à  son 
fils,  André  Marinois,  le  langage  du  plus  pur  patriotisme. 

A  voir  l'insistance  avec  laquelle,  au  cours  de  ce  premier  acte,  on 
nous  parle  des  déboires  conjugaux  de  Marthe  et  de  la  fameuse  annu- 
lation de  mariage,  l'idée  nous  est  tout  de  suite  venue  que  l'orienta- 
tion de  la  pièce  devait  être  cherchée  de  ce  côté.  Un  ménage  est 
désuni;  la  guerre  éclate:  elle  va  rapprocher  les  époux.  Vrécourt 
se  conduira  en  héros;  il  sera  blessé;  mourant,  il  se  convertira; 
Marthe  le  raimera,  le  répousera,  et  d'ailleurs  il  ne  mourra  pas...  Nous 
avions  mal  conjecturé.  Ce  n'est  pas  cela.  Il  y  aura  bien  quelque 
chose  de  cela,  mais  seulement  quelque  chose...  Certes,  vous  ne 
voudriez  pas  que  Vrécourt  manquât  à  bien  se  battre  :  Don  Juan  est 
brave.  Nous  apprendrons  qu'il  s'est  brillamment  conduit,  qu'il  a 
été  cité,  décoré.  Le  vieux  Chardin, à  cette  nouvelle,  ne  se  sent  pas 
d'émotion  et  ne  parle  plus  de  son  «  gendre  »  qu'avec  des  larmes 
dans  la  voix.  Il  n'a  de  cesse  qu'il  ne  l'ait  ramené  auprès  de  Marthe. 
Et  Vrécourt  revient,  en  effet,  avec  une  aisance  parfaite  et  comme  si 
rien  ne  s'étaitpassé,  gai,  aimable,  brillant,  conquérant,  prêt  à  reprendre 
la  conversation  amoureuse  avec  sa  femme,—  d'autant  plus  volontiers 
qu'elle  n'est  plus  sa  femme.  Mais  il  trouve  Marthe  très  entourée. 
Il  y  a  autour  d'elle  un  certain  Michelot,  qui  fait  des  affaires  et, 
depuis  la  guerre,  les  fait  excellentes.  Et  il  y  a  le  jeune  Marinois. 
Camarade  d'enfance  de  Marthe,  il  l'aime  depuis  toujours.  Fils  d'un 


69i  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

médecin  de  campagne  et  flambant  d'amour  pour  une  jeune  châtelaine, 
vous  l'avez  nommé  :  c'est  le  jeune  homme  pauvre  et  c'est  le  beau 
ténébreux.  Entre  Marthe  et  lui  éclate  une  scène  de  dépit  amoureux, 
une  grande  scène,  une  scène  à  retournement  et  à  rebondissement,  la 
scène  qui  termine  «  le  deux.  »  Des  bruits  fâcheux  ont  couru  sur  ce  fils 
Marinois  :  on  raconte  qu'il  est  embusqué,  et  Marthe  l'a  cru  comme 
elle  l'entendait  raconter;  Elle  l'a  cru,  elle  a  pu  le  croire,  et  lui,  le  fils 
Marinois,  pendant  ce  temps-là,  se  couvrait  de  gloire  et  collection- 
nait les  citations  I  II  les  a  sur  lui,  ces  citations,  il  les  porte  dans  la 
poche  de  sa  vareuse ,  il  les  fait  lire  à  Marthe.  La  preuve  est  indé- 
niable :  le  fils  Marinois  volait  au  danger  ;  seulement  il  faisait  circuler 
le  bruit  qu'il  était  à  l'arrière,  afin  de  ne  pas  inquiéter  M""*  Marinois,  la 
mère,  qui  a  une  maladie  de  cœur.  C'était  pour  sa  mère  I  «  Premier 
prix  de  bon  fils!  »  comme  disait  Croizette,  dans  Jean  de  Thommeray. 
Marthe,  désabusée,  ravie,  se  jette  au  cou  du  héros,  dans  un  élan 
d'enthousiasme  et  d'amour.  Mais  lui,  la  repousse,  s'étant  avisé  que 
ce  baiser  de  femme  irait  non  à  l'homme,  mais  au  soldat  :  et  pour 
cela,  il  n'a  pas  besoin  de  Marthe,  il  a  son  général!...  A  condition 
qu'on  ne  nous  le  donne  pas  pour  cornélien,  le  mot  est  excellent. 

Donc,  au  troisième  acte,  Marthe  aie  choix  entre  trois  partis.  Comme 
le  personnage  antique,  elle  est  à  l'embranchement  de  trois  routes. 
Prendra-rt-elle  la  route  Michelot?  Mais  quoi  !  Ce  riche  est  un  nouveau 
riche.  Marthe  rejette  avec  horreur  celui  qui,  de  cette  guerre,  source 
de  tant  de  larmes,  a  fait  jaillir  un  Pactole.  La  solution  Michelot  signi- 
fiait :  l'argent.  Elle  est  écartée.  Vrécourt,  qui  parle  au  nom  du 
plaisir,  aura-t-il  plus  de  succès  ?  C'est  lui-même  qui  s'élimine,  à  la 
suite  d'une  conversation  avec  le  jeune  Marinois,  et,  comme  jadis 
Polyeucte  résignait  Pauline  entre  les  mains  de  Sévère,  conseille  à 
Marthe  d'épouser  un  jeune  homme  animé  de  si  beaux  sentimens. 
En  effet  à  la  théorie  de  la  vie  facile  et  du  plaisir  léger,  tel  que  le 
conçoit  l'incorrigible  Vrécourt,  le  fils  Marinois  oppose  celle  de 
l'amour  austère,  le  seul  qui  se  pratique  en  France  depuis  la  guerre, 
le  seul  qu'admettent  les  poilus.  C'est  ici  le  contraste  de  deux  généra- 
tions. Celle  d'hier  ne  songeait  qu'à  s'amuser.  Heureusement,  une 
autre  génération  va  revenir  des  tranchées  :  ce  qui  la  caractérise, 
c'est  qu'elle  a  le  respect  de  l'amour,  un  amour  grave,  pur,  fidèle,  etc. 
Allons,  tant  mieux  I  tant  mieux  ! 

Le  public  a  applaudi  du  meilleur  cœur  à  ces  déclarations  d'un  si 
moral  optimisme,  sans  toutefois  paraître  très  convaincu.  Je  crois, 
pour  ma  part,  et  en  dépit  de  certaines  apparences,  que  c'est  M.  de 


REVUE    DRAMATIQUB.'  695 

Croisset  qui  a  raison.  Et  si  j'ai  semblé  tout  à  l'heure  m'associer  à 
l'incrédulité  du  public,  on  a  bien  compris  ce  que  je  voulais  dire  : 
c'est  que,  sous  cette  forme  et  au  terme  de  cette  petite  histoire,  la 
démonstration  ne  me  paraissait  pas  extrêmement  concluante.  Mais 
il  est  bien  impossible  qu'une  nation,  destinée  à  vivre,  n'ait  pas  reçu 
de  la  grande  épreuve  qui  a  mis  son  existence  en  péril,  une  commotion 
profonde  et  durable.  Avant  1914  comme  avant  1789,  nous  nous  étions 
endormis  dans  la  douceur  de  vivre.  Encore  une  fois,  le  réveil  a  été 
terrible  ;  les  vérités  méconnues  nous  sont  apparues  dans  un  jour 
aveuglant  et  sinistre  :  nous  voyons  où  nous  a  menés  la  dérision  de 
toutes  les  idées  sérieuses  et  nobles.  Nous  renaîtrons  à  la  santé,  je 
n'en  doute  pas  un  seul  instant.  Sachons  seulement  que  la  transforma- 
tion ne  sera  pas  immédiate,  et  c'est  ce  qui  pourra  donner  le  change  : 
le  pli  est  pris  et  la  grimace  ne  s'effacera  pas  en  un  jour.  Mais  quel- 
ques années  ne  sont  rien  dans  la  vie  d'un  peuple.  Et  ce  n'est  pas  trop 
compter  sur  la  vertu  du  sacrifice  consenti  par  des  milhonsde  Français, 
que  d'en  attendre  pour  la  France  de  demain  une  atmosphère  purifiée. 

La  Comédie-Française  a  repris  Œdipe-Roi;  elle  le  devait  :  le 
chef-d'œuvre  antique  est  de  ceuxj  auxquels  notre  grande  scène  lit- 
téraire se  doit  de  garder  pieusement  leur  place. 

Nous  nous  étions  accoutumés  à  n'apercevoir  OEdipe  qu'à  travers 
la  magnifique  création  de  Môunet-Sully.  M.  Paul  Mounet  n'a  pas 
reculé  devant  la  lourde  tâche  de  reprendre  un  rôle  chargé  d'un 
si  grand  souvenir.  Il  y  a  brillamment  réussi,  et  le  succès  qu'U 
a  obtenu  lui  fait  beaucoup  d'honneur.  S'il  n'a  pas  hésité  à  s'inspirer 
de  la  tradition  créée  par  son  frère,  il  a  su  se  garder  des  dangers 
d'une  imitation  trop  prochaine.  Moins  de  lyrisme,  moins  de  beauté 
plastique  :  le  rôle  rapproché  de  nous.  En  cet  OEdipe  humanisé,  nous  ne 
voyons  plus  qu'un  malheureux  qui  lutte  désespérément,  raisonne,  dis- 
cute, se  débat  jusqu'au  moment  où  la  FataUté  le  terrasse.  La  salle 
a  récompensé  l'excellent  artiste  par  de  vigoureux  applaudissemens. 

Est-il  besoin  de  redire  que  l'image  de  Mounet-Sully  était  partout 
présente?  Aussi  la  Comédie  a-t-elle  été  bien  inspirée  de  nous  faire 
entendre  les  beaux  vers  de  M.  Charles  Clerc  :  A  la  mémoire  de 
Mounet-Sully ,  que  M'^^  Bartet,  après  le  dernier  acte,  est  venue  dire 
avec  tout  son  art  et  toute  son  irrésistible  émotion.  En  évoquant  en 
strophes  vibrantes  le  souvenir  du  doyen  d'hier,  le  poète  a  su 
exprimer  la  fervente  admiration  de  tous  pour  un  des  plus  grands 
artistes  de  notre  temps. 


696  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Avec  quelle  tristesse  j'ai  appris  la  mort  de  ce  noble  et  charmant 
Adrien  Bertrand,  — à  vingt-sept  ans  !  Mort  trop  prévue;  mais  parce 
qu'on  le  sentait  venir,  le  coup  n'en  est  pas  moins  rude.  La  dernière 
fois  qu'il  était  venu  causer  avec  moi,  j'avais  eu  la  douloureuse  sen- 
sation que  je  ne  le  reverrais  plus. Et  c'était  poignant  de  l'entendre  faire 
des  projets  d'avenir,  dans  l'instant  même  où  l'avenir  lui  échappait. 

C'était  une  des  âmes  les  plus  généreuses,  les  plus  vraiment  juvé- 
niles, les  plus  enthousiastes  que  j'aie  jamais  connues,  S'étant  fait  de 
la  vie  une  conception  toute  chevaleresque,  il  avait  mis  dans  sa  brève 
existence  des  pages  de  roman,  exquises  de  sensibilité  et  de  délicatesse. 
Ce  que  d'autres  avaient  imaginé  dans  les  plus  idéalistes  de  leurs 
fictions,  lui,  il  l'avait  réalisé.  Écrivain  à  ses  débuts  quand  la  guerre 
éclata,  tout  de  suite  il  se  passionna  pour  son  devoir  militaire,  parce 
qu'il  en  avait  compris  la  grandeur.  Officier  de  dragons,  il  alla  au 
danger  avec  la  même  bravoure  que  son  frère  Georges,  officier  de 
chasseurs.  L'un  et  l'autre,  ils  avaient  même  ardeur.  J'ai  lu  de  leurs 
lettres  écrites  du  front;  je  les  ai  vus  l'un  près  de  l'autre  :  que  c'était 
touchant,  cette  communion  des  deux  frères  dans  l'héroïsme  !  Griève- 
ment blessé,  Adrien  Bertrand  n'a  plus  fait,  pendant  deux  ans,  que 
s'acheminer  vers  la  fin.  Alors  le  peu  qui  lui  restait  de  \de,  H  l'a  consacré 
à  célébrer,  —  et  à  enrichir,  —  ce  pour  quoi  U  s'était  battu  :  lé  patri- 
moine de  l'esprit  français.  Car  c'était  le  sol  de  la  France  qu'il  avait 
défendu  les  armes  à  la  main,  mais  c'était  aussi  la  tradition  française, 
la  grande  tradition  classi(jue,  cette  langue  de  Racinç  dont  il  ne  parlait 
qu'avec  un  éclair  dans  le  regard  et  un  tremblement  dans  la  voix.  Il 
me  l'a  dit  maintes  fois  et  je  tiens  à  le  répéter,  pour  que  ceux  qui 
viennent  après  lui  le  sachent  et  recueillent  son  enseignement. 

Ici  nous  ne  l'oublierons  pas.  Il  avait  donné  à  cette  Revue  son 
premier  roman,  cet  Appel  du  sol  qui  restera  comme  un  des  livres  les 
plus  vrais  qui  aient  été  écrits  sur  la  guerre.  On  peut  le  lire  elle  relire, 
celui-là  :  on  n'y  trouvera  rien  dont  un  Français  n'ait  à  être  fier. 
Adrien  Bertrand  laisse  des  manuscrits,  vers  et  prose,  tous  animés  du 
même  esprit.  Et  il  nous  laisse  avec  son  souvenir,  avec  le  regret  de 
ce  vigoureux  talent  tranché  dans  sa  fleur,  ce  chef-d'œuvre  :  une  vie 
qui,  dans  son  court  espace,  résume  un  double  culte,  celui  des 
lettres  et  de  la  terre  françaises. 

René  Doumic. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


UN  PORTRAIT  DE  LA  FRANCE  (1) 


Il  y  a  quelques  années,  M.  Vidal  de  la  Blache  donnait  ce  «  tableau 
géographique,  »  La  France,  où  la  région  de  Lorraine  et  d'Alsace  ^st 
dépeinte  comme  les  autres  portions  de  la  France.  Il  ajoutait  û  son 
volume  une  carte,  et  non  seulement  de  la  France,  mais  de  la  France 
et  de  l'Europe  centrale,  «  carte  pour  servir  à  l'histoire  de  l'occupation 
du  sol,  »  carte  géologique,  où  les  frontières  pohtiques  ne  sont  pas 
marquées.  La  description,  dans  le  volume,  ne  s'arrêtait  pas  aux 
frontières  fixées  par  le  traité  de  Francfort.  EUe  allait  à  Strasbourg  et 
à  Metz.  L'auteur  ne  s'excusait  pas  de  dépasser  la  limite  officiellement 
reconnue  à  la  France;  et  il  ne  mettait  point  de  forfanterie  à  la  dépas- 
ser :  n  suivait  tout  simplement  la  vérité  géographique.  Il  reprend 
aujourd'hui  cette  partie  de  son  tableau.  Son  nouvel  ouvrage,  La 
France  de  C Est  (Lorraine  et  Alsace),  est  de  la  même  qualité  que  le 
précédent;  mais,  écrit  pendant  la  guerre  et  pendant  que  s'accomplit 
le  grand  effort  de  reconstituer  la  France  de  l'Est,  il  porte  la  marque 
de  tels  jours.  Il  est  tout  frémissant  d'espoir,  frémissant  même  de 
certitude  ;  mais  la  tribulation  ne  l'a  point  dérangé  de  son  caractère 
attentif,  honnête  ou,  comme  on  dit,  scientifique.  «  Il  n'y  a  pas  une 
Ugne  de  ce  livre  qui  ne  se  ressente  des  circonstances  parmi  lesquelles 
il  a  été  rédigé.   Gomment  pourrait-il  en  être  autrement  ?  Il  me  sera 

(1)  La  France  de  l'Est  (Lorraine,  Alsace),  par  M.  P.  Vidal  de  la  Blache 
(librairie  Armand  Colin).  Du  même  auteur,  La  France,  tableau  géographique 
(librairie  Hachette).  Cf.  La  relativité  des  divisions  régionales,  dans  le  recueil 
intitulé  tes  divisions  régionales  de  la  France  et  La  rivière  Vincent-Pinzoni, 
élude  sur  la  cartographie  de  la  Guyane  (librairie  Félix  Alcan). 


698  REVUE    DES    DEUX    MONDfS. 

permis  de  dire  cependant  que  ce  n'est  pas  une  œuvre  de  circonstance. 
Au  cours  de  mes  études  sur  la  géographie  de  la  France...  »  L'auteur, 
en  un  mot,  continue  ;  et,  si  la  soudaineté  des  événemens  ne  l'a  pas 
déconcerté,  ne  lui  a  pas  démenti  sa  méthode  et  les  résultats  qu'il  en 
avait  obtenus,  si  la  continuité  de  sa  pensée  accompagne  facilement 
la  continuité  des  épisodes  contemporains,  c'est  la  preuve  qu'il  était 
dans  la  bonne  voie,  dans  le  chemin  de  la  vérité,  naguère  aperçue,  et 
maintenant  vue,  car  elle  se  dévoile  et  devient  parfaitement  claire. 

La  géographie  avait-elle  donc  tout  prévu,  quand  la  politique  a  bien 
l'air  de  n'avoir  quasi  rien  deviné?  Je  disais  que  l'œuvre  de  M.  Vidal 
de  la  Blache  était  de  qualité  scientifique  :  autant  dire  qu'elle  est  pru- 
dente, et  se  méfie  de  tout,  et  principalement  se  méfie  d'une  fausse 
rigueur.  Nous  n'avons  que  trop  accoutumé  de  nous  représenter  la 
science,  et  toute  science  digne  de  ce  nom,  sous  la  forme  d'un  syllo- 
gisme ou  d'un  théorème.  D'ailleurs,  un  syllogisme,  si  d'aplomb  qu'U 
soit,  repose  sur  des  prémisses,  qui  elles-mêmes  ont  leur  appui  sur 
d'autres;  et  les  dernières  nous  échappent:  le  syllogisme  nous  mène 
avec  assurance  devant  lui,  mais  il  ne  nous  invite  pas  à  chercher  ses 
lointaines  origines,  son  mystérieux  départ.  Et  les  théorèmes  les 
mieux  conduits,  Henri  Poincaré  a  montré  ce  qu'ils  contiennent  d'es- 
sentiellement douteux.  En  outre,  le  mot  de  Science,  appliqué  à  des 
recherches  qui  n'ont  que  très  peu  d'analogie  entre  elles,  fait  Ulusion. 
N'est-ce  pas  Charles  Renouvier  qui,  à  ce  propos,  a  donné  le  premier 
avertissement?  Il  suppliait  qu'on  dit  «  les  sciences,  »  non  «  la 
science,  »  chacune  des  sciences  ayant,  avec  son  objet  particulier,  ses 
procédés,  ses  moyens  d'enquête,  ses  prétentions  légitimes,  ses  consé- 
quences. Mais  on  parle  de  la  science  comme  si  elle  n'était  pas  une 
réunion  d'études  variées,  comme  si  elle  était  un  ensemble  qui  fût 
réel,  inachevé  encore,  en  train  de  se  compléter,  pour  aboutir  à  un 
total  substantiel  et  organique.  Cette  illusion  n'est  pas  unique- 
ment populaire.  Elle  a  pénétré  jusqu'en  certains  laboratoires; 
elle  a  nui  à  plusieurs  études,  qui  voulaient  qu'on  les  traitât  douce- 
ment, à  leur  guise,  et  auxquelles  on  a  infligé  d'impitoyables  disci- 
plines. 

M.  Vidal  de  la  Blache  est  celui  de  nos  savans  qui  a  le  plus  contri- 
bué à  faire  de  la  géographie  une  science.  Il  l'a  dégagée  de  la  nomen- 
clature et  du  récit  de  voyage.  Il  n'a  pas  inventé  de  l'enrichir  par  la 
géologie,  la  climatologie,  l'économie  politique  et  l'histoire.  Avant  lui, 
les  atlas  contenaient  des  cartes  du  terrain,  des  cartes  des  courans  et 
des  températures,  des  cartes  des   empires  et  de   leurs  modifications 


REVUE    LITTÉRAIRE.  699 

territoriales,  des  tableaux  du  commerce  et  des  richesses  nationales. 
Ce  qu'il  a  inventé,  c'est  l'ordre  qu'il  amis  dans  tout  cela,  c'est  l'examen 
des  élémens  de  la  réalité  dans  leurs  rapports  de  phénomènes  et  de 
causes,  enfin  c'est  une  méthode.  Méthode  et  science  ne  font  qu'un. 
Mais  s'il  n'a  point  appliqué  à  la  géographie  «  la  méthode  scientifique,  » 
il  a  trouvé,  pour  la  géographie,  une  méthode.  Et  même,  pour  les 
différens  problèmes  de  la  géographie,  il  a  soin  de  varier  les  mé- 
thodes. Et  même,  à  tant  de  précautions,  il  ajoute  la  précaution  par 
excellence,  qui  est  de  ne  pas  croire  que  ses  déductions  le  conduisent 
tout  droit  et  presque  mécaniquement  à  la  formule  de  l'absolu. 

Dans  la  préface  de  La  France  de  l'Est,  ayant  dit  que  ses  études  sur 
la  géographie  de  la  France  l'ont  informé  de  la  contrée  qui  s'étend  de 
la  Meuse  au  Rhin,  de  l'Ârdenne  aux  chaînes  et  aux  vallées  du  Jura, 
s'il  écrit  que  cette  contrée  «  s'est  fixée,  après  de  nombreuses  oscilla- 
tions, du  côté  011  la  géographie  semblait  la  solliciter,  »  il  indique  déjà 
que  les  lois  géographiques  n'imposaient  pas  une  nécessité  pareille  à 
celle  qu'on  attribue  aux  lois  de  la  nature  et  que  se  partagent  les 
sciences  les  plus  volontiers  impérieuses.  Il  insiste  :  «  La  géographie 
suffit-elle  à  expliquer  ce  résultat?  »  Le  résultat,  c'est  que,  tiraillée 
entre  les  pays  et  les  influences  de  l'Europe  centrale  et  de  l'Europe 
occidentale,  par  la  compétition  de  l'Allemagne  et  de  la  France,  la 
contrée  d'entre  Meuse  et  Rhin  soit  allée  du  côté  de  la  France.  La 
géographie  n'établit  pas  qu'il  dût  en  être  ainsi.  Plutôt,  elle  y  consen- 
tait; si  l'on  veut,  elle  le  désirait:  elle  ne  l'a  point  exigé.  D'autres 
motifs  ont  eu  à  intervenir.  Les  gens  d'Alsace  et  de  Lorraine  ont  senti 
des  affinités  entre  eux  et  nous  ;  ils  nous  ont  préférés  à  leurs  voisins 
de  l'Est, pour  maintes  raisons  de  toute  sorte  et  qui  ne  dérivent  ni  de  la 
configuration  des  montagnes,  ni  du  régime  des  eaux,  ni  de  telles 
conditions  géographiques  :  la  contrée  d'entre  Meuse  et  Rhin  se  révèle 
comme  «  une  personnalité  régionale  qui,  avec  pleine  conscience  d'elle- 
même,  a  librement  apporté  son  adhésion  »  à  cette  grande  patrie,  la 
France.  L'idée  de  choix  et  de  liberté  corrige  ce  qu'ont  d'aventureux, 
en  général,  les  théories  scientifiques  appliquées  à  l'histoire  humaine. 
Ni  les  hommes  ni  l'humanité  ne  sont  de  la  dynamique  ou  de  la 
dialectique. 

Ni  les  hommes,  ni  l'humanité  ne  sont  hasard,  non  plus,  et  caprice. 
Alors,  il  n'y  aurait  presque  pas  à  les  étudier;  du  moins,  il  n'y  aurait 
pas  à  chercher  leurs  raisons.  La  réalité  vivante,  entre  la  mécanique 
et  le  hasard,  obéit  à  des  causes  très  nombreuses,  complexes,  qui 
parfois  se  contrarient,   s'annihilent  ou  se  diminuent  les  unes  les 


700  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

autres  et,  en  tout  cas,  ne  sont  jamais  toutes  perceptibles  au  patient 
ou  à  l'observateur.  Le  patient  n'est  pas  uniment  passif;  mais  il 
choisit.  Et  l'observateur,  semblablement,  choisit  les  argumens  de 
son  commentaire.  La  science  de  la  réalité  vivante  ne  saurait  se  dis- 
penser d'être  un  art. 

Voilà,  en  résumé,  les  principes  de  la  science  que  M.  Vidal  de  la 
Blache  a  faite  avec  la  géographie.  Et  son  chef-d'œuvre  est  d'avoir 
peint  un  portrait  de  la  France,  deux  fois  précieux,  pour  la  ressem- 
blance et  pour  la  beauté. 

Les  peintres  de  portraits,  —  s'ils  ne  sont  pas,  comme  il  arrive  trop 
souvent,  des  peintres  d'étofTes  et  de  colifichets,  habiles  à  imiter  les 
plis  et  les  reflets  d'une  riche  parure,  —  et  quelle  que  soit  l'origina- 
hté  de  leur  manière,  Holbein  est  leur  maître,  ou  bien  La  Tour  de 
Saint-Quentin.  Les  uns,  les  élèves  d'Holbein,  assemblent  dans  une 
physionomie  toute  la  méditation  d'un  être,  son  histoire,  ses  cou- 
tumes et  la  longueur  de  sa  vie;  les  autres,  les  élèves  de  La  Tour, 
fixent  un  moment,  un  sourire,  une  moue,  le  rapide  éclair  d'un  sen- 
timent. Les  uns  peignent  plus  de  passé  ;  les  autres  ne  peignent  que 
la  plus  récente  minute.  Et,  comme  le  passé  est  immobile,  les  portraits 
d'Holbein  ont  peu  de  mouvement.  Les  portraits  de  La  Tour  n'ont 
guère  de  repos  et  ne  laissent  pas  beaucoup  deviner  comment 
s'apaisent,  dans  une  âme,  ses  courtes  et  multiples  velléités.  Il  faut 
peindre  à  la  manière  de  La  Tour  les  êtres  jeunes  qui  sont  encore  à 
s'étonner  de  ce  qu'ils  voient,  de  ce  qui  les  touche  et  qui  attrapent,  à 
chaque  instant  de  leur  vie  neuve,  une  surprise  dont  frissonnent  leurs 
lèvres,  dont  rient  leurs  yeux;  et  à  la  manière  d'Holbein,  les  êtres  qui 
ont  déjà  recueilli  en  eux-mêmes  toute  la  merveille  et  le  chagrin  de 
leur  durée.  H  y  avait,  à  la  muraille  d'une  chambre,  le  portrait  d'une 
dame  âgée  ;  son  fils  l'avait  peinte,  l'ayant  bien  connue  et  bien 
aimée,  telle  qu'il  la  voyait  depuis  longtemps  et  telle  qu'elle  était 
devenue  jour  après  jour,  et  chaque  jour  ayant  laissé  sur  son  visage 
une  trace,  et  les  traces  de  chaque  jour  s'étant  jointes  pour  composer 
très  lentement  une  image  de  patience  et  de  bonté.  Le  visage  était 
immobile  et  avait  trouvé  son  repos.  Un  des  artistes  de  ce  temps  les 
plus  hardis  à  noter  nos  vivacités,  nos  agitations  et  nos  folies,  regardait 
cette  image  grave  et,  grave  lui-même,  dit  :  «  C'est  bien;  c'est  ainsi 
qu'on  peint  le  portrait  de  sa  mère  !  »  C'est  ainsi  que  M.  Vidal  de  la 
Blache  a  peint  notre  mère  la  France  :  il  a  donné,  à  son  portrait,  de 
la  durée . 

Mais  la  France   n'est  pas  vieille;  ou,   étant  vieille,  elle  est  jeune 


BEVUE    LITTÉRAIRE.  101 

aussi,  admirablement  jeune,  remuante,  éveillée.  Son  peintre  a  su  la 
peindre  en  jeune,  alerte  et  gaie.  Le  génie  de  son  peintre,  ce  fut 
d'avoir  les  deux  manières,  celle  de  la  durée  et  celle  de  l'instant,  comme 
elle  a  aussi  la  double  nature  des  siècles  et  de  la  perpétuelle  nou- 
veauté. 

Dans  le  passé  de  la  France,  M.  Vidal  de  la  Blache  remonte  loin, 
très  loin,  jusqu'à  la  géologie.  «  On  voit,  à  Loches,  le  château  des 
Valois  s'élever  sur  des  substructions  romaines,  lesquelles  surmontent 
la  roche  de  tuffeau  percée  de  grottes,  qui  ont  pu  être  des  habitations 
humaines...  »  Et  sous  la  roche  de  tuffeau?...  Nous  évaluons  auisi  de 
telles  profondeurs  et  de  tels  lointains  que  la  pensée  risquerait  de  s'j 
égarer,  si  elle  n'avait,  jusque  dans  la  préhistoire,  des  jalons  sûrs  et 
des  lieux  d'étape.  Il  est  vrai  qu'il  nous  faut  compter  avec  des  âges 
pour  lesquels  notre  vocabulaire,  de  même  que  notre  rêverie;  manque 
d'habitude.  Examinant  la  région  des  Flandres,  M.  Vidal  de  la  Blache 
reconnaît  que  les  caractères  géologiques  passent  de  l'Artois  au  Boulon- 
nais et  passent  du  Boulonnais  au  Weald  britannique.  Ils  se  pro- 
longent au  delà  du  détroit.  Mais  conmient  se  prolongent-ils,  si  le 
détroit  les  coupe?  «  Le  détroit  n'existait  pas, pendant  cette  période...  » 
Cette  période,  c'est  l'époque  tertiaire  en  son  début  :  des  mouvemens 
se  sont  produits,  qui  ont  amené  le  massif  primaire  au  voisinage  de 
la  surface,  depuis  l'Artois  jusqu'au  Hampshire.  Et,  le  détroit,  «  c'est 
bien  'postérieurement  qu'il  s'est  ouvert,  »  la  mer  ayant  rompu  la 
digue  énorme  qui  séparait  le  bassin  de  Londres  et  le  bassin  de  Paris. 
Et  puis  ce  détroit,  ce  reste  d'un  écroulement,  devint  l'un  des  pas- 
sages les  plus  fréquentés  de  l'univers  :  «  Les  navires  y  circulent  en 
foule.  Les  marées  y  ^ont  et  viennent,  et  continuent  d'élargir  la 
brèche  qu'elles  ont  ouverte.  C'est  peu  de  chose,  que  ce  fossé  de 
trente  kilomètres  :  par  un  temps  clair,  on  aperçoit,  de  Boulogne,  les 
blanches  falaises  d'en  face.  Et  cependant,  de  combien  de  séparations, 
politiques  et  morales,  cette  légère  entaille  au  dessin  de  la  terre 
n'a-t-elle  pas  été  le  principe  !...»  M.  Vidal  de  la  Blache  étudie  le  bassin 
de  Paris,  ses  rivières.  Petites  rivières,  si  sages,  et  qui  vont  leur 
chemin,  font  leur  besogne  si  docilement  qu'on  les  croirait  filles  de  la 
civilisation.  Mais,  pour  expliquer  leur  cours  et  l'économie  de  leurs 
eaux,  l'on  doit  se  reporter  à  leurs  ancêtres  véritables  et  aux  courans 
diluviens  d'où  elles  procèdent.  Les  courans  diluviens  et  nos  petites 
rivières?  «  Les  dii-ections  générales  des  courans  diluviens  ont  guidé 
les  directionsde  la  plupart  des  rivières  actuelles.  Le  centre  d'attraction 
vers  lequel  ces  masses  d'eau  se  sont  portées,  du  Nord,  de  l'Est  et  du 


702  BEVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

Sud-Est,  est  bien  encore  celui  vers  lequel  converge  le  réseau  fluvial. 
Les  rivières  principales  ont  tracé  indilTéremment  leur  lit  à  travers  les 
formations  diverses,  dures  ou  tendres,  qu'elles  rencontraient  :  elles 
sont  restées  fidèles  à  la  pente  géologique...  »  Hormis  la  Loire,  par 
exemple.  Celle-ci,  «  l'hériiière  des  grands  courans  que  le  massif 
central  poussa  jadis  vers  le  Nord,  »  s'est  détournée  de  la  voie  que 
l'inclinaison  des  couches  semblait  lui  indiquer  :  cela,  par  suite 
d'((  accidens  récens.  »  Pareillement,  le  Rhin.  Vers  le  commencement 
de  la  période  diluviale,  ses  eaux  s'écoulaient  dans  la  direction  de 
l'Ouest.  «  Une  traînée  de  cailloux  et  de  graviers  alpins,  qu'on  suit  au 
Sud  d'Altkirch  et  de  Dannemarie,  dénonce  l'ancienne  liaison  qui  se 
forma,  aux  débuts  de  la  période  actuelle,  avec  la  vallée  du  Doubs.  La 
dépression  formée  entre  la  Forêt-Noire  et  les  Vosges  s'ouvrit  alors 
pour  la  première  fois  aux  eaux  sauvages  des  Alpes.  Cependant,  il 
fallut  encore  attendre,  pour  que  la  vallée  eût  son  fleuve,  que  l'enfon- 
cement progressif  de  son  niveau  eût  détourné  vers  le  Nord  l'irruption 
des  eaux  rhénanes.  Le  Rhin  prit  alors  sa  direction  définitive;  il 
sillonna  dans  le  sens  de  la  longueur  cette  fosse  où  il  n'avait  pénétré 
que  tard  et  par  effraction...  »  En  somme,  le  Rhin  «  est  un  hôte  récent 
dans  la  vallée  qui  porte  son  nom.  » 

Ces  «  récentes  »  aventures  de  la  terre  et  de  l'eau,  qui  ont  ouvert 
entre  le  Boulonnais  et  le  Hampshire  un  détroit,  qui  ont  dirigé  sur 
l'Ouest  un  fleuve  et  sur  le  Nord  un  autre  fleuve,  nous  reportent  à  un 
passé  formidable  et,  en  quelque  sorte,  amènent  aussi  vers  nous  ce 
formidable  passé.  Récentes  aventures,  si  de  nos  jours  les  marées 
continuent  d'élargir  la  brèche  entre  le  Boulonnais  et  le  Hampshire. 
Récentes  aventures,  si  les  changemens  physiques  de  la  terre  conti- 
nuent. Dans  un  remarquable  essai,  La  rivière  Vincent-Pinzon,  «  étude 
sur  la  cartographie  delà  Guyane,  >>  M.  Vidal  de  la  Blache  nous  met 
sous  les  yeux  l'un  de  ces  changemens.  Un  litige  a  existé  jusqu'à  ces 
dernières  années,  et  depuis  le  traité  d'Utrecht,  entre  la  France  et  le 
Portugal,  plus  tard  le  Brésil,  au  sujet  de  la  partie  méridionale  de  la 
Guyane.  Le  traité  fixait  une  limite  des  Étals  à  la  rivière  Vincent- 
Pinzon.  Cherchez  la  rivière  Vincent-Pinzon.  Pour  cela,  consultez  les 
cartes  anciennes  :  elles  ne  concordent  pas  et  concordent  si  peu  qu'en 
1900  le  Conseil  fédéral  suisse,  appelé  à  résoudre  ce  différend  diplo- 
matique, a  identifié  la  ri\dère  Vincent-Pinzon  avec  l'Oyapok  du  cap 
d'Orange,  tandis  que  certains  géographes  et,  par  exemple,  M.  Vidal 
de  la  Blache,  la  veulent  identifier  avec  l'Araguary.  Les  argumens  des 
géographes  semblent  décisifs.  Mais,  ce  qui  augmente  la  difficulté. 


REVUE    LITTERAIRE. 


703 


c'est  «  l'instabilité  physique  »  de  la  côte,  dans  la  région  de  l'Amazone. 
Les  anciennes  cartes  marines  placent  au  large  de  ce  fleuve  une  zone 
qu'ils  appellent  «l'eau  trouble  et  fangeuse,»  acqua  torbida  e  fangosa. 
Cette  eau  trouble  et  fangeuse  a  déposé,  depuis  le  traité  d'Utrecht  jus- 
qu'à nos  jours,  des  atterrissemens  le  long  de  la  côte  :  déplacemens 
de  chenaux,  formation  d'îles,  éparpillement  d'îles,  formation  de  lacs 
intérieurs  ou  de  marais  ont  rendu  la  côte  méconnaissable  ;  et,  tout 
en  se  ralentissant,  la  modification  des  lieux  continue.  Récentes 
aventures,  celles  dont  les  preuves  n'ont  pas  disparu,  et  dont  les  consé- 
quences se  déroulent  près  de  nous,  à  notre  avantage  ou  à  notre 
détriment  :  celle  qui,  incurvant  à  l'Ouest  le  «  blanc  ruisseau  de  Loire 
étale,  »  donne  à  toute  une  portion  de  la  France  la  physionomie  qu  elle 
a;  et  celle  qui, brisant  le  lien  rocheux  du  Boulonnais  et  du  Hampshire, 
a  séparé  la  France  de  l'Angleterre  ou,  par  lu  chenal  d'eau,  les  a 
reliées,  selon  les  temps  et  les  modes  de  navigation  ;  ceUe  du  Rhin  qui 
a  créé  la  frontière  idéale  de  la  Gaule  et  de  la  Germanie.  L,es  accidens 
géologiques  durent,  si  l'un  d'eux  est  la  raison  de  nos  combats  sécu- 
laires, de  nos  angoisses  nouvelles  et  de  nos  deuils.  La  géologie  pré- 
parait tout  cela,  organisait  la  destinée  de  nos  pro\ànces,  la  fertilité 
heureuse  des  unes,  la  vie  perpétuellement  menacée  des  autres.  Et,  si 
les  mots  ont  l'air  de  manquer  pour  le  récit  des  catastrophes  qui  ont 
précédé  la  venue  des  hommes  sur  les  territoires,  c'est  que  lesdites 
catastrophes  sont  inhumaines,  ou  préhumaines,  tandis  que  les  mots 
sont  de  nous.  Mais  elles  nous  concernent  de  telle  façon  qu'il  sied 
pourtant  de  les  raconter  comme  étant  de  nous.  M.  Vidal  de  la  Blache 
ne  craint  pas  d'appeler  déjà  le  Rhin  la  masse  d'eau  qui,  vers  le 
début  de  la  période  diluviale,  se  ruait  «  par  la  porte  dérobée  de  Bâle  » 
et  trouvait  à  se  frayer  passage  dans  la  vallée  ;  et,  quand  cette  masse 
d'eau  se  rue  entre  la  Forêt-Noire  et  les  Vosges,  tout  n'est  pas  fait  : 
«  il  faut,  dit-il,  encore  attendre,  »  pour  que  le  fleuve  ait  son  itinéraire. 
Attendre  quoi?  Certains  enfoncemens  du  sol.  Et  qui  les  attend? 
Nous,  en  vérité  ;  nous  qui  n'étions  pas  là;  mais  nous  qui, des  milliers 
d'années  plus  tard,  \ivons  sous  la  dépendance  de  ces  événemens. 

Il  y  a  une  poésie  étrange  et  magnifique  dans  les  pages  où  l'auteur 
de  La  France  et  de  La  France  de  VEst  déroule  les  annales  des  âges  dont 
nous  sommes  les  héritiers  sans  y  avoir  eu  d'ancêtres.  L'héritage  est 
là,  sous  nos  pieds,  à  portée  de  nos  mains.  Nous  en  profitons,  nous  le 
subissons;  et  il  fait  toutes  nos  journées. 

Peu  à  peu,  dès  avant  nous,  puis  avec  nous  et  par  notre  effort, 
s'est  formée  la  France  :  elle  a  pâti,  eUe  est  sortie  des  tribulations  du 


'Î04  ,     REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sol.  Après  tant  de  hasards,  mérite-t-elle  le  nom  d'un  «  être  géogra- 
phique? »  Est-elle,  géographiquement,  une  personne,  selon  le  mot  de 
Michelet?  Certes,  oui!  C'est  la  réponse  qui,  du  cœur,  nous  saute  aux 
lèvres.  Sa  figure  nous  est  si  familière  I  Et,  quand  la  France  de  l'Est 
fut  arrachée  à  la  France,  nous  avons  eu  le  sentiment  qu'une  blessure 
se  marquait  à  ce  visage.  Nos  mémoires  ont  refusé  de  s'accoutumer 
au  visage  blessé  de  la  France.  Il  y  a  dix-neuf  cents  ans,  Slrabon, 
décrivant  notre  pays,  vantait  «  la  correspondance  qui  s'y  montre  sous 
le  rapport  des  fleuves  et  de  la  mer,  de  la  mer  intérieure  et  de  l'Océan.  » 
Les  marchands,  venus  de  partout  à  Marseille,  voyageaient  commo- 
dément chez  nous  et,  parnos  rivières  et  par  nos  vallées,  allaient  fort 
loin,  d'une  mer  à  l'autre.  C'est  leur  opinion  que  Strabon  reflète  ;  et  H  dit 
que  la  Gaule  est  composée  «  comme  en  vertu  d'une  prévision  intelli- 
gente. »  Cette  courte  phrase,  et  depuis  longtemps  célèbre,  nous  chante 
agréablement  à  l'esprit.  Cependant,  la  structure  géologique  de  la  France 
n'e=!t  pas  si  homogène  que  ce  soit  elle  qui  accomplisse  l'unité  de  la 
France.  «  Le  massif  central  ne  peut  être  considéré  comme  un  noyau 
autour  duquel  se  serait  formé  le  reste  de  la  France.  De  même  que  la 
France  touche  à  deux  systèmes  de  mer,  elle  participe  de  deux  zones  dif- 
férentes pai  leur  évolution  géologique.  Sa  structure  montre  à  l'Ouest 
une  empreinte  d'archaïsme  :  elle  porte,  au  contraire,  au  Sud  et  au 
Sud-Est,  tous  les  signes  de  jeunesse.  Ses  destinées  géologiques  ont 
été  liées  pour  une  part  à  l'Europe  centrale,  pour  l'autre  à  l'Europe 
méditerranéenne.  »  Ainsi,  l'unité  géologique  nous  manque.  Et  alors, 
l'individualité  géographique  de  la  France,  il  faut  la  chercher  ailleurs, 
en  d'autres  qualités.  A  défaut  d'unité,  n'a-t-elle  pas  la  variété  ?  Mais 
la  variété  est  un  principe  de  dispersion  :  oui,  sans  doute,  à  moins  que 
cette  variété  ne  soit  dominée  par  un  principe  d'harmonie.  Et  toute  la 
France  est  là  :  «  une  harmonie  vivante,  une  harmonie  dans  laquelle 
s'atténuent  les  contrastes  réels  et  profonds  qui  entrent  dans  la  phy- 
sionomie de  la  France.  »  Massifs  anciens  avec  leurs  terres  siliceuses 
et  froides,  zones  calcaires  chaudes  et  sèches,  bassins  tertiaires  diver- 
sement combinés  se  succèdent,  s'arrangent  et  s'agencent  bien.  Le 
bassin  parisien, le  bassin  d'Aquitaine  et  lebassinde  la  Saône  alternent 
avec  l'Ardenne,  l'Armorique,  le  Massif  central  et  les  Vosges.  Les 
régions  se  répartissent  de  sorte  que  nulle  d'entre  elles  ne  soit 
confinée,  isolée,  revêche  à  ses  voisines.  La  France  est  le  pays  du  voi- 
sinage. Et  cette  harmonie  heureuse  qui,  avec  tant  de  variété,  réalise 
l'unité  de  la  France,  le  sol  l'a  rendue  possible,  aisée  peut-être  :  ce  sont 
les  habitans  du  sol  qui  l'ont  achevée,  qui  l'ont  menée  à  la  perfection. 


BEVUE    LITTÉRAIRE.  705 

M.  Vidal  de  la  Blache  ne  sépare  pas  la  terre  et  lés  habitans  de  la 
terre.  Nous  avons  vu  que,  même  dans  le  récit  de  la  préhistoire,  il 
introduit,  ne  fût-ce  que  par  le  présage  de  la  destinée  humaine,  l'attente 
de  l'humanité .  Ensuite,  l'activité  humaine,  soumise  aux  possibilités 
que  lui  offre  la  nature,  —  et  soumise  en  effet,  mais  à  des  possibilités, 
non  pas  à  des  fatalités,  —  multiplie  ses  trouvailles  largement  effi- 
caces. On  a  bien  des  fois  posé,  depuis  quelques  années,  la  question 
de  savoir  si  les  divisions  administratives  de  la  France  ne  devaient 
pas  être  modifiées  ;  et  l'on  a  paru  tenté  de  recourir  aune  organisation 
plus  nettement  régionaliste.  Les  régions,  qui  ne  distinguent  pas  les 
provinces,  mais  véritablement  les  pays,  ne  sont-elles  pas  des  réalités, 
et  ainsi  ne  fourniront-elles  pas  un  type  et  même  une  hiérarchie  de 
divisions  naturelles?  «  Quelques-uns  l'ont  cru,  »  répond  M.  Vidal  de 
la  Blache,  —  dans  l'introductiom  d'un  recueil  où  l'on  a  groupé 
quelques  essais  de  plusieurs  auteurs,  et  relatives  aux  Divisions 
régionales  de  la  France  ;  —  «  on  a  voulu  chercher  dans  ces  divisions 
naturelles  et  dans  ces  pays  le  principe  de  divisions  et  de  subdi- 
visions administratives.  Il  est  dommage  seulement  que  l'élément 
humain,  avec  son  inquiétude  et  sa  recherche  perpétuelle  du  mieux, 
ne  se  laisse  pas  enfermer  dans  des  cadres  fixes.  L'homme  n'est  pas 
une  plante  esclave  du  miheu  où  elle  a  pris  racine.  C'est  un  être  mo- 
bile, et  qui  cherche  dans  les  associations  qu'il  combine  le  moyen  de 
subvenir  à  des  besoins  variés,  dont  la  somme  s'accroît  en  proportion 
de  ses  progrès  mêmes.  »  Éludons  ce  problème  :  je  ne  l'ai  mentionné 
que  pour  qu'on  vît,  dans  cette  réponse,  l'importance  que  ce  géo- 
graphe, et  géologue,  attribue  àl'  «  élément  humain.»  C'est,  d'ailleurs, 
ce  qu'on  voit  mieux  encore  en  lisant  son  Tableau  géographique  de 
la  France. 

Il  appelle  la  géographie  une  méthode  pour  interpréter  les  paysages. 
Un  paysage  est  un  ensemble  d'élémens  différens  par  l'âge  et  l'aspect. 
Toutes  les  lignes  et  toutes  les  formes  ont  leur  signification  :  les  unes 
proviennent  d'énergies  anciennes  et  mortes;  d'autres,  d'énergies 
moins  anciennes  et  diminuées  seulement;  d'autres,  d'énergies  en 
pleine  vigueur.  Ces  énergies  ne  travaillent  point  isolément  :  les  der- 
nières du  moins,  n'agissent  que  sur  le  terrain  façonné  par  les  précé- 
dentes et  dans  les  conditions  que  l'œuvre  des  précédentes  leur  im- 
pose. Toutes  agissent  pourtant  ;  et  leur  complexité  est  ce  que  démêle, 
avec  science  et  avec  art,  ce  paysagiste,  le  géographe.  «  Les  formes  de 
terrain  ne  sont  qu'une  partie  du  spectacle  étalé  sous  nos  yeux.  La  vé- 
gétation et  les  œuvres  de  l'homme  influent  aussi,  et  combien!  sur  la 

TOME  XLII.    —    i917.  45 


706  REVUE    DES    DEUX   MONDES.: 

physionomie  des  paysages  :  elles  ajoutent  de  nouvelles  touches  au 
tableau.  Les  cultures  et  les  étabhssemens  humains  ne  sont  pas 
groupés  au  hasard.  L'état  du  manteau  végétal  est  révélateur  de  chan- 
gemens  qui  intéressent  la  vie  tout  entière  de  la  contrée.  La  tâche  la 
plus  élevée  du  géographe  consiste  à  démêler  l'effort  incessant  par 
lequel  la  nature  animée  cherche  à  s'adapter  à  des  conditions  perpé- 
tuellement sujettes  à  se  modifier.  »  La  nature  animée, —  la  nature  et 
les  hommes,  —  voilà  ce  que  M.  Vidal  de  la  Blache  eut  le  souci  de 
peindre  en  chacune  de  nos  provinces,  en  chacun  de  nos  pays.  Sa 
peinture  est  savante  et  a  pourtant  les  plus  charmans  attraits  de  la 
spontanéité.  Je  veux  dire  qu'il  sait  les  causes  :  les  ondulations  des 
vallées  et  leur  dessin  ne  l'étonnent  pas.  Ne  l'étonnent  pas,  et  néanmoins 
l'émerveUlent.  Ce  qu'il  sait  ne  l'empêche  pas  de  garder  une  délicieuse 
fraîcheur  de  l'émoi  ;  et  nos  peintres  les^  plus  décidément  impression- 
nistes, qui  ne  veulent  que  noter  les  dehors  soudains  et  momentanés 
d'un  site,  n'ont  pas  aperçu  de  plus  menus  détails,  plus  remuans  et 
fugitifs,  ne  les  ont  pas  indiqués  avec  plus  de  \ive  justesse,  en  leur 
laissant  leur  frisson.  Mais  lui  ne  se  contente  pas  de  ces  visions 
rapides;  et  U  ne  se  contente  pas  de  ces  fragmens  épars  d'une  réalité 
dont  il  saisit  l'ensemble,  et  dont  il  a  posé  fortement  les  bases,  les 
soutiens,  les  tréfonds,  et  dont  il  fait  frémir  les  surfaces  :  ainsi,  bien 
enracinés  dans  le  sol,  frémissent  les  trembles. 

Il  montre  la  relation  du  sol  et  des  habitans.  Ceux-ci,  le  sol  les  a 
rendus  ce  qu'Us  sont,  laborieux  ou  nonchalans,  selon  l'effort  que  leur 
demande  le  sol.  Et  ils  ont  emprunté  au  sol  de  leur  pays  les  matériaux 
de  leurs  maisons,  de  leurs  chaumières,  de  leurs  granges,,  de  leurs 
étables,  qui  sont,  à  cause  de  cela,  de  la  même  couleur  que  le  paysage. 
Eux  aussi,  les  paysans,  prennent  la  couleur  des  entours  et  prennent 
la  forme  où  les  incline  leur  besogne.  Les  âmes  subissent  de  pareilles 
influences  :  les  horizons  larges  ou  étroits  étendent  ou  ramassent  leur 
rêverie... 

Sur  les  plateaux  limoneux  de  la  Picardie,  la  charrue  s'enfonce  bien,, 
ne  risque  pas  de  se  heurter  à  des  cailloux,  trace  facilement  ses  larges 
sillons.  Sur  de  tels  plateaux  se  sont  prises  les  habitudes  agricoles  de 
la  France...  «  Depuis  plus  de  vingt  siècles,  la  charrue  fait  pousser  des 
moissons  de  blé  sur  ces  croupes.  Le  chemin  se  creuse  dans  le  limon 
aux  abords  des  éminences  qu'occupent  les  villages.  Entre  les  champs 
MUS,  sillonnés  de  routes  droites  qui  souvent  sont  des  chaussées 
romaines,  le  regard  est  attiré  çà  et  là,  généralement  au  sommet  des 
•adulations,  par  de  larges  groupes  d'arbres,  d'où  émerge  un  clocher. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  707 

De  loin,  dans  la  campagne  désolée  de  l'hiver,  ces  agglomérations 
d'arbres  font  des  taches  sombres  qui  feraient  songer  aux  îles  d'un 
archipel.  En  été,  ce  sont  des  oasis  de  verdure  entre  les  champs 
jaunis.  C'est  ainsi  que  s'annoncent,  dans  le  Cambrésis,  le  Verman- 
dois,  le  Santerre,  les  villages...  Ces  villages  sont  nombreux,  à  peine 
distans  les  uns  des  autres.  Plusieurs  ont  recherché  les  plaques  de 
sable  argileux  dont  l'humidité  favorise  la  croissance  des  arbres... 
Presque  invariablement,  ils  se  composent  d'un  noyau  de  bâtimens 
côntigus,  disposés  sur  le  même  type.  C'est  une  agglomération  de 
fermes,  chacune  avec  sa  cour  carrée.  On  ne  voit  de  la  rue  que  la  pièce 
principale  de  la  ferme,  la  grange  au  mur  nu,  percé  d'une  grande  porte. 
En  face  d'elle,  la  maison,  suivie  à  son  tour  d'un  verger  et  d'un  plant 
où  les  peupliers  s'élancent  entre  les  arbres  fruitiers.  I.e  village  est 
ainsi  enveloppé  d'arbres...  »  Tous  les  traits  sont  justes,  sont  vrais, 
sont  à  leur  place.  L'ordre  est  celui  delà  réalité  ;  celui  de  la  logique,  en 
même  temps.  Si  l'on  cherche  d'où  vient  le  charme  de  ce  paysage,  son 
charme  vient  de  ce  qu'en  toutes  ses  parties  il  est  à  merveille  intelli- 
gible, étant  conforme  à  la  raison.  Or,  montrer  la  réalité  raisonnable, 
et  sans  l'avoir  appauvrie  à  cette  fin,  montrer  la  réalité  d'accord  avec 
une  intention  de  l'esprit,  c'est  le  service  que  nous  rend  la  science  et  le 
service  que  nous  rend  la  poésie  :  une  poésie  naît  ici  de  la  science. 

Ces  villages  des  plateaux  limoneux,  dans  les  pays  les  plus  fertiles, 
ne  contiennent  qu'un  petit  nombre  d'habitans;  et  le  nombre  diminue 
à  mesure  que  le  travail  du  sol  exige  moins  de  bras  et  que  disparais- 
sent plusieurs  industries  campagnardes  :  u  Les  maisons  où  résonne 
encore  le  cliquetis  du  métier  se  font  rares...  »  Les  unités  agricoles 
subsistent,  «  telles  que  les  conditions  du  sol  les  ont  très  anciennement 
fixées,  dans  le  cadre  monotone  et  grave  des  champs  ondulans  sous  les 
épis  :  »  un  contemporain  de  Philippe-Auguste  n'y  serait  pas  dépaysé; 
seulement,  si  l'on  abandonne  les  campagnes  !...  La  description  se  ter- 
mine sur  des  mots  inquiets. 

Cette  inquiétude,  M.  Vidal  de  la  Blache  l'a  notée,  d'une  façon  dis- 
crète et  pathétique,  à  la  fin  de  son  étude  sur  La  relativité  des  divisions 
régionales.  Maisons  délaissées,  dans  nos  villages  ;  bourgs  et  petites 
villes  très  languissantes  et  qui  ne  s'éveillent  qu'un  peu,  une  fois  la 
semaine,  aux  jours  de  marché  ;  beaucoup  de  vie  naturelle  et  saine 
f  ui  va  se  perdre  dans  les  grandes  villes  :  ces  phénomènes  sont  connus. 
Les  déplacemens  de  la  vie  se  remarquent,  sous  le  soleil,  partout  et  ne 
sont  aucunement  des  signes  de  décadence.  Mais  le  changement  se 
précipite,  chez  nous,  de  telle  manière   qu'il  déroule  les  prérisions. 


708  REVUE    DES    DEUX    MOxNDES. 

«  Notre  pays  est  encore,  surtout  dans  les  parties  qu'il  expose  au 
soleil  méridional,  une  terre  où  la  vie  est  douce  et  qui,  grâce  aux  faci- 
lités du  climat,  prolonge  des  modes  d'existence  que  condamnent  plus 
promptement  les  contrées  où  la  nature  est  plus  rude. ..  Mais  pour  com- 
bien de  temps?  On  voit  ainsi,  dans  les  calmes  automnes,  des  feuilles 
flétries  et  mortes  qui  ne  se  décident  pas  à  tomber  de  l'arbre  :  quelques 
jours  encore,  et  elles  auront  rejoint  leurs  aînées  !  »  Cette  mélancolie 
enveloppe,  menace  et,  parinstans,  blesse  la  méditation  de  l'écrivain 
qui,  avec  tant  de  fine  et  tendre  intelligence,  a  étudié  les  aspects  et 
l'intime  raison  de  la  vie  française.  L'accord  ancien,  Tentente  vitale  du 
sol  et  des  hommes,  n'est-ce  pas  une  vérité  qui  va  se  défaire?  Et, 
par  suite,  se  déferait  l'harmonie  des  paysages,  la  réalité  française 
qui,  ayant  duré,  semblait  devoir  durer.  Cette  mélancohe  achève  en 
doute  les  certitudes  patiemment  acquises.  Cette  mélancolie  pourtant 
ne  va  pas  jusqu'au  désespoir  delà  pensée.  Non  certes  !  L'écrivain  qui 
a  montré,  dans  le  présent,  l'épanouissement  du  passé  borne  son 
œuvre  à  ce  qu'il  a  vu,  mais  ne  borne  point  à  ce  qu'il  a  vu  les  res- 
sources parmi  lesquelles  se  compose  l'avenir.  Il  y  a,  dit-U,  dans  nos 
montagnes,  nos  fleuves,  nos  mers  et  dans  la  totalité  géographique  de 
la  France,  bien  des  énergies  qui  attendent  leur  tour.  Cela  s'épançuira  ; 
et  c'est  cela  qui,  tendant  au  jour,  dérange  la  surface  d'hier  et  d'au- 
jourd'hui. Mais  cela  même  est  contenu  dans  le  sol  et  sera  du  nouveau 
que  le  passé  produira.  Tout  vient  de  loin  ;tout  vient  des  profondeurs; 
tout  vient  d'un  sol.  Et,  dans  le  perpétuel  changement,  il  y  a  continuité 
s'il  y  a  nouveauté  :  ce  qui  change  ne  s'anéantit  pas.  La  continuité, 
c'est  le  sol.  Ainsi  l'étude  des  conditions  géographiques  donne,  dans 
la  métamorphose,  la  réalité  permanente.  D'ailleurs,  cette  réalité  per- 
manente n'accable  point  les  énergies  humaines  :  elle  les  appelle,  au 
contraire,  et  les  excite;  mais  elle  doit  les  diriger.  Le  sol  agit  sur 
nous,  en  réglant  nos  habitudes  :  et  U  agit  sur  nous,  par  nos  volontés 
qu'il  aguiche.  Entre  le  sol  de  France  et  les  Français  l'aventure  n'est 
pas  finie.  Les  Français  n'ont  pas  fini  de  fouiller  leur  sol,  de  l'exploiter, 
de  le  piller,  de  le  corriger,  de  rendre  ses  mines  fécondes,  ses  fleuves 
navigables,  ses  routes  rapides.  Une  mélancolie  qui  semblait  émaner 
du  sol  tourne  à  un  évangile  de  confiance  et  d'activité. 

André  Beaunier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Les  armées  austro-allemandes  s'appliquent  sans  relâche  à  exécuter 
le  mouvement,  modelé  en  quelque  sorte  sur  la  nature,  afin  de  tourner 
par  le  Nord-Ouest  chacune  des  lignes  d'eau  qui  pouvaient  servir  de 
lignes  de  défense  et  de  frapper  dans  son  flanc  gauche  l'armée  ita- 
lienne. Successivement,  et  rapidement,  le  général  Diaz,  qui  a  rem-: 
placé  au  Commandement  suprême  le  général  Cadorna,  a  dû  battre  en 
retraite  du  Tagliamento  sur  la  Livenza,  puis  sur  la  Piave  (ou  sur  le 
Livenza  et  le  Piave,  car  l'usage  en  Italie  met  les  noms  de  tous  ces 
fleuves  au  masculin).  Pour  le  moment,  le  front  de  bataille  principal, 
ou  le  plus  important,  ou  le  plus  menaçant,  est  presque  rectiligne, 
d'Asiago  sur  le  plateau  des  Sette  Comuni  à  Vidor  sur  la  Piave,  en 
passant  parle  mont  Grappa.  En  même  temps,  des  contingens  ennemis 
s'efforçaient  de  franchir  la  rivière  dans  son  cours  inférieur;  deux  déta- 
chemens  y  réussissaient,  mais  cet  avantage  d'un  instant  tournait  vite  à 
mauvaise  fin.  Entre  San  Dona  et  San  Michèle,  des  inondations  ont  pu, 
comme  on  dit  en  style  militaire,  être  «  tendues  »  :  les  experts  croient  y 
reconnaître  la  main  qui  arrêta  les  Allemands  sur  l'Yser.  Le  plus  grand 
danger  vient  toujours  de  là-haut,  de  l'arc  de  cercle  des  montagnes,  où 
s'est  constituée  et  concentrée  la  masse  de  manœuvre  austro- alle- 
mande. Une  grande  bataille  semble  imminente  sur  la  Piave,  où 
l'ennemi  a  aujourd'hui  transporté  son  artillerie  lourde.  L'armée  ita- 
lienne reformée  attend  le  choc,  et  les  renforts  franco-britanniques 
sont,  assure-t-on,  à  pied  d'œuvre.  Puisse  un  beaucoup,  et  un  coup 
heureux,  être  joué  sur  ce  magnifique  échiquier  de  la  plaine  véni- 
tienne, dont  chaque  case  a  vu  quelqu'une  de  nos  gloires,  et  dont,  à 
travers  les  siècles,  nos  chefs  et  nos  soldats  ont  pratiqué  tous  les 
coins  ! 


710  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Un  beau  coup  a  étc  joué,  l'autre  malin,  à  l'Ouest  de  Cambrai,  par 
le  général  anglais  sir  Julian  Byng.  De  la  Scarpe  au  canal  de 
l'Escaut,  la  ligne  Hindenburg  a  été  enfoncée,  crevée  en  plus  de  vingt 
endroits.  Gela  s'est  fait  au  pas  de  course,  sans  préparation  d'artillerie, 
par  un  procédé  inédit.  Plus  de  8  000  prisonniers,  et  la  capture  d'un 
matériel  énorme,  disent  assez  la  déconfiture  des  Allemands  fou- 
droyés. Mais  nos  regards,  pour  être  plus  attentivement  fixés  sur  les 
Alpes  du  Trentin  et  sur  les  Flandres,  ne  sauraient  se  détourner  tout  à 
fait  d'autres  théâtres  qui  ne  sont  secondaires  que  dans  l'ordre  de  noB 
préoccupations  immédiates.  Parce  qu'ils  sont  plus  loin  de  nous, 
ils  n'en  demeurent  pas  moins  au  centre  de  la  guerre  et  de  l'action. 
L'armée  du  général  Allenby,  après  s'être  emparée  de  Gaza  et  de 
Jaffa,  est  arrivée  à  quelques  kilomètres  de  Jérusalem,  qu'elle  enve- 
loppe par  le  Nord  et  par  l'Ouest.  L'effet  de  cette  expédition,  menée  si 
promptement  et  si  sûrement,  sera  politique  et  militaire  autant  que 
moral  ou  religieux  ;  il  se  fera  sentir  bien  au  delà  des  Lieux  Saints, 
d'une  part  en  Syrie  et  en  Asie-Mineure,  d'autre  part  jusque  dans  le 
iroyaume  arabe.  En  Mésopotamie,  la  mort  du  général  Maude,  enlevé, 
jeune  encore,  au  milieu  de  ses  succès,  ne  compromet  en  rien  l'exécu- 
tion du  plan  qu'il  avait  conçu  pour  maintenir  et  élargir  ses  positions 
autour  de  Bagdad.  Or,  tant  que  Bagdad  n'est  point  revenu  au  pouvoir 
des  Turcs,  c'est-à-dire  n'est  point  retombé  au  pouvoir  des  Allemands, 
le  plus  cher  et  le  plus  illustre  dessein  de  Guillaume  II  a  avorté  ;  il  a 
été  impuissant  à  réaliser  la  pensée  profonde  de  son  règne,  qui  fut  la 
pensée  orientale:  en  termes  plus  clairs  et  plus  corrects,  la  pensée 
de  la  conquête  de  l'Orient,  par  l'inlluence,  par  le  commerce,  au 
besoin  parles  armes.  Il  est  prudent  de  se  persuader  qu'il  n'y  renon-, 
cera  pas  aisément,  et  sage  de  se  souvenir  que  Salonique,  outre 
qu'elle  réveille  chez  l'Empereur  de  désagréables  impressions  de 
Grèce,  lui  barre  la  route  de  l'Orient.  Quelque  chose  se  machine 
probablement  en  Macédoine:  le  Prussien  volant,  l'ubiquiste  Mac- 
kensen,  est  sans  doute,  de  sa  personne,  plus  près  du  Vardar  que 
de  risonzo,  où  il  n'a  peut-être  jamais  été  que  de  son  ombre.  Il  suffit 
que  nous  soyons  avertis.  Nous  ferons  tête. 

Et  que  l'Orient,  non  plus,  ne  nous  cache  pas  l'Occident  :  la 
guerre  est  partout.  Elle  est  toute  partout.  EUe  n'est  ni  orientale  ni 
occidentale,  en  ce  sens  qu'on  ne  peut  opposer  l'Orient  à  l'Occident  ;  il 
faut  les  joindre,  au  moins  dans  les  combinaisons  de  la  diplomatie  et 
de  la  stratégie  ;  elle  est  orientale  et  occidentale  à  la  fois.  Si  la  réalité 
des  choses  oblige  à  modifier  une  formule  un  peu  hâtivement  jetée,  il 


REVUE.    —   CHRONIQUE.)  711 

y  a  pourtant  unité  de  guerre,  non  sur  un  front  unique,  mais  sur  un 
double  front.  De  plus  eu  plus  cette  unité  de  guerre  ressort  et  apparaît. 
Toutes  les  guerre  nostre  des  premières  années  se  soudent  et  se  fondent 
en  une  guerra  nostra^  qui  est  celle  de  tous  les  Alliés,  propre  à  chacun, 
Commune  à  tous.  Dans  la  guerre  commune,  pour  la  guerre  commune, 
à  fin  commune,  à  fortune  commune,  à  forces  et  ressources  communes, 
il  y  a  un  front  occidental  qui  s'étend  delà  Mer  du  Nord  à  l'Adriatique, 
articulé  en  trois  secteurs,  le  secteur  belge,  le  secteur  anglo-français, 
le  secteur  italien.  Il  y  a  un  front  oriental,  qui  se  divise  en  trois  ou 
quatre  parties  :  Russie,  dans  la  mesure  où  elle  résiste  encore  ;  Molda- 
vie, si  l'isolement  de  l'armée  roumaine  ne  la  paralyse  pas  ;  Orient 
européen,  Épire,  Thessalie,  Macédoine  ;  Orient  asiatique,  Mésopota- 
mie, Syrie,  et  sur  la  rive  africaine  du  canal,  gardant  ouvert  un  des 
grands  passages  du  monde,  protégeant  une  des  artères  de  l'Entente  et 
la  moelle  épinière  même  de  l'Empire  britannique,  Egypte.  De  Nieu- 
port  à  Venise,  le  front  occidental  se  tient  d'une  seule  tenue  ;  et  d'une 
seule  tenue  aussi  le  front  oriental,  de  Vallona  au  golfe  d'Aden  et  à  la 
presqu'île  du  Sinaï.  Séparés  sur  le  terrain  par  la  loi  physique  de  la 
distance,  ils  se  relient  et  se  réunissent  dans  l'esprit  parles  nécessités 
de  la  guerre. 

Sur  l'un  et  l'autre  de  ces  fronts,  de  l'un  à  l'autre  de  ces  secteurs,  et 
en  arrière,  dans  les  divers  pays,  l'Allemagne  promène  ses  feintes  et 
ses  offensives;  ses  offensives  et  ses  feintes  alternées,  souvent  conju- 
guées ;  ses  offensives  qui  sont  des  feintes,  ses  feintes  qui  sont  des 
offensives,  par  lesquelles,  à  toute  heure,  en  tout  lieu,  dans  toute 
occasion,  elle  fait,  de  toute  la  puissance  de  tous  ses  moyens,  la  guerre 
totale.  On  l'a  déjà  montré  ici  :  les  dialogues  et  monologues  sur  la 
paix  lui  servent  à  masquer,  pendant  qu'elle  les  monte,  des  opérations 
de  guerre  ;  telle  ou  telle  opération  de  guerre,  à  provoquer  et  à  essayer 
d'amorcer  des  conversations  sur  la  paix;  et  tantôt  c'est  l'opération  de 
guerre  qui  est  la  feinte,  tantôt  c'est  le  dialogue  sur  la  paix  qui  est 
l'offensive.  Au  point  où  elle  en  est,  il  importe  beaucoup  moins  à 
l'Europe  centrale  d'occuper  de  nouveaux  territoires  que  de  commen- 
cer à  traiter,  que  de  parler,  avant  l'entrée  en  scène  effective  des  États- 
Unis  avec  l'afflux  formidable  de  tout  ce  qu'ils  apportent  et  de  tout 
ce  qu'Us  entraînent  à  leur  suite. 

L'intrigue  patiente  et  savante  qui,  en  fait,  a  neutralisé  la  Russie 
est  perdue,  si  la  seconde  moitié  du  globe  a  le  temps  de  se  lever  vers 
l'Ouest  et  de  retomber  de  tout  son  volume  et  de  tout  son  poids  sur 
l'Allemagne.   C'est  ce  temps-là  que  les  Empires  du  Centre  veulent 


712  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  tout  prix  nous  ra\ir  :  c'est  ce  temps-là  qu'à  tout  prix  il  nous  faut 
gagner.  Il  n'y  a  d'ailleurs  pas  d'illusion  à  se  faire.  Si  le  besoin 
de  paix  pour  les  Empires  du  Centre  est  constant,  urgent,  croissant, 
leurs  conditions,  leurs  prétentions  ou  leurs  ambitions  sont  mobiles, 
comme  leur  «  carte  de  guerre.  »  Le  comte  Gzernin,  lorsqu'il  lança, 
avec  la  complicité  de  M.  Erzberger,  ses  dernières  propositions, 
espèce  de  rideau  derrière  lequel  s'assemblaient,  dans  les  A^pes  car- 
niques,  les  hordes  de  l'invasion,  et  lorsqu'il  déclara  que,  si  ces  pro- 
positions n'étaient  pas  acceptées,  l'Allemagne  et  l'Autriche  exigeraient 
davantage,  se  trouvait  dire  plus  vrai  qu'alors  il  ne  le  croyait  lui- 
même,  car  personne,  nilui,  ni  M.  MichaëUs,  ni  Borœvic,  ni  l'archiduc 
Eugène,  ni  Ludendorff,  ni  Hindenburg,  ni  l'empereur  Charles,  ni 
l'empereur  Guillaume,  n'attendait  de  l'agression  préméditée,  à  beau- 
coup près,  tout  ce  qu'elle  a  donné.  Mais,  précisément  parce  qu'elle  a 
trop  donné,  et  parce  que  la  coalition  germanique,  profilant  de  la  cir- 
constance favorable,  serait  prête  à  saisir  au  vol  ce  prétexte  de 
«  causer,  »  qu'il  soit  entendu,  quant  à  nous,  que,  dans  cette  même 
circonstance,  qui  se  retourne  contre  l'Entente,  nous  ne  devons  voir 
qu'une  raison  de  ne  pas  écouter  et  de  ne  pas  répondre. 

Pour  rester  plus  étroitement  dans  le  domaine  mihtaire,  en  ce 
domaine  surtout  les  feintes  et  les  offensives  s'entremêlent.  L'offen- 
sive, dessinée  des  îles  du  golfe  de  Riga  et  des  rivages  de  l'Esthonie 
contre  Pétrograd,les  démonstrations  navales  au  large  de  la  Finlande, 
n'étaient  qu'une  feinte.  La  feinte  aux  sources  de  l'isonzo  est  devenue 
une  offensive  dont  l'Allemagne  a  été  habile  et  ardente  à  exploiter  les 
chances,  mais  qui,  brisée  demain,  peut  redevenir  une  feinte  par 
rapport  à  ce  qui  serait  entrepris  dans  les  Flandres,  en  Champagne, 
sous  Verdun,  ou,  à  l'autre  bout  de  la  ligne,  contre  Salonique  ou  contre 
Bagdad.  Offensives  ou  feintes,  ce  qu'il  en  faut  retenir,  c'est  la  pensée 
unique,  la  volonté  unique,  la  conception  unique,  la  direction  unique. 
Si  les  malheurs  de  la  deuxième  armée  italienne,  après  tant  dautres 
expériences,  nous  ont  vraiment  fait  découvrir  la  vertu  de  l'unité, 
et  fait  désirer  non  seulement  de  la  proclamer,  mais  de  la  réaliser,  la 
leçon  aura  été  dure,  elle  n'aura  pas  été  vaine. 

Nous  espérons  qu'elle  ne  l'a  pas  été.  M.  Lloyd  George  et  M.  Pain- 
levé  ont  rapporté  de  Rapallo  un  arrangement  à  trois,  Angleterre, 
France,  Itahe,  qui,  «  en  A'ue  d'une  meilleure  coordination  de  l'action 
militaire  sur  le  front  occidental,  »  institue  unConseil  de  guerre,  com- 
posé du  premier  ministre  et  d'autres  membres  du  gouvernement  de 

chacune  des'grandes  Puissances  dont  les  armées  combattent  sur  le 

( 


REVUE      —    CHRONIQUE.  7l3 

front  occidental,  l'extension  des  pouvoirs  de  ce  conseil  aux  autres 
fronts  étant  réservée  à  une  discussion  ultérieure  avec  les  autres 
grandes  Puissances.  La  mission  du  Suprême  Conseil  de  guerre  est 
de  surveiller  la  conduite  générale  de  la  guerre.  Il  arrête  les  proposi- 
tions qui  doivent  être  soumises  à  la  décision  des  gouvernemens, 
veUle  à  leur  exécution  et  en  informe  les  gouvernemens  respectifs. 
Les  plans  généraux  de  guerre  élaborés  par  les  autorités  militaires 
compétentes  sont  soumis  au  Suprême  Conseil  de  guerre  qui,  sous  la 
haute  direction  des  Gouvernemens,  assure  leur  concordance  et  pro- 
pose les  modifications  quand  cela  est  nécessaire.  Chaque  Puissance 
délègue  au  Suprême  Conseil  de  guerre  un  représentant  militaire 
permanent,  dont  la  fonction  exclusive  sera  celle  de  conseiller 
technique  près  du  Conseil.  Les  représentans  militaires  reçoivent  de 
leurs  gouvernemens  toutes  les  propositions,  informations  et  docu- 
mens  relatifs  à  la  conduite  de  la  guerre.  Ils  surveillent  jour  par 
jour  la  situation  des  forces  et  des  moyens  de  toute  sorte  dont  dis- 
posent les  armées  alliées  et  les  armées  ennemies.  Le  Suprême  Conseil 
de  guerre  se  réunit  normalement  à  Versailles  ;  ses  conférences  auront 
lieu  au  moins  une  fois  par  mois. 

Il  y  aurait  bien  des  réflexions  à  faire  sur  les  détails  de  cet  accord. 
D'abord,  sur  la  date  où  il  a  été  conclu  et  la  manière  dont  il  le  fut. 
A  cet  égard,  il  porte  la  marque  des  partis  que  se  résignent  à  prendre 
«  les  États  mal  résolus,  qui  ne  les  prennent  que  par  force,  et  non  par 
prudence.  >>  Trop  tard,  et  ce  ne  serait  rien,  car  mieux  vaut  tard  que 
jamais  :  mieux  vaut  encore  se  résoudre  par  force  que  ne  pas  se 
résoudre  du  tout.  Si  le  véritable  auteur  de  la  convention  de  Rapallo 
est  bien  plus  le  général  Otto  von  Below,  commandant  la  XIV*'  armée 
allemande,  dans  l'occurrence  prête-nom  delà  nécessité,  que  M.  Lloyd 
George,  M.  Painlevé  ou  M.  Orlando  eux-mêmes,  il  nïmporte,  et  voilà 
le  Conseil  de  guerre  créé.  Mais  n'est-ce  pas  trop  peu?  L'accord  le 
qualifie  de  «  Suprême  Conseil;  »  non  seulement  supérieur,  mais 
suprême.  Suprême,  c'est-à-dire  souverain,  et  souverain,  c'est-à-dire, 
d'après  la  moins  imparfaite  des  définitions  de  l'école:  «  qui  n'a  pas 
de  supérieur  humain.  »  Or  ce  Conseil  suprême  a  un  supérieur, 
plusieurs  supérieurs,  trois  au  moins,  trois  pour  le  moment,  et  trois  à 
un  certain  nombre  de  têtes;  les  gouvernemens  des  grandes  Puissances 
qui  combattent  sur  le  front  occidental;  bientôt  quatre,  par  l'arrivée  de 
l'armée  américaine;  il  pourra  en  avoir  davantage,  si  l'on  étend  ses^ 
pouvoirs  aux  autres  fronts. 

Il   proposera,  les  gouvernemens  décideront.  Comment?  Chaque 


714  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gouvernement  pour  son  compte.  Et  s'ils  décident  en  sens  contraire, 
qui  tranchera?  Ce  ne  seront  pas  les  représentans  militaires  adjoints 
au  Suprême  Conseil,  puisqu'ils  doivent  être  exclusivement  des  conseil- 
lers techniques,  et  que  ce  ne  sont  pas  eux  qui  élaboreront  les  plans, 
mais,  dans  chaque  pays,  les  autorités  compétentes .  De  telle  sorte  que 
le  Suprême  État-major  sera  comme  le  Suprême  Conseil  de  guerre, 
avec  cette  différence  qu'au  lieu  d'avoir  une  série  de  supérieurs,  les 
gouvernemens,  il  en  aura  deux,  les  gouvernemens  respectifs  et  les 
états-majors  particuliers.  Sa  seule  qualité  est  la  permanence  ;  mais 
ce  n'est  vrai  que  du  Suprême  État-major;  il  n'en  est  rien  pour  le 
Suprême  Conseil  de  guerre,  qui  n'est  que  mensuel.  Vainement  on 
voudrait  faire  valoir  que  les  difficultés  théoriques  s'aplaniront  du  fait 
qu'une  fois  par  mois  le  premier  ministre  et  d'autres  membres  du 
gouvernement  de  chacun  des  pays  conféreront  :  on  n'aboutit  qu'à 
une  difficulté  de  plus,  peut-être  à  une  impossibilité  matérielle  ;  et  l'on 
ne  voit  guère  M.  Lloyd  George  venant  tous  les  mois  de  Londres,  ni 
M.  Orlando,  tous  les  mois,  venant  de  Rome  à  Versailles.  Non;  la 
solution  n'est  pas  une  solution,  la  mesure  n'est  qu'une  demi-mesure. 
Elle  retarde,  et  elle  ne  suffit  pas.  Organe  de  coordination,  nous  dit 
le  texte  de  l'accord.  Mais  c'est  de  quoi  nous  aurions  pu  nous 
contenter  il  y  a  deux  ans.  A  présent,  il  nous  faut  un  organe  non  de 
coordination,  mais  de  commandement.  On  ne  parle  que  de  coor- 
donner, parce  qu'on  craint  de  se  subordonner.  Pourtant  nous  n'en 
sommes  plus  là.  Hindenburg  ne  coordonne  pas,  il  ordonne.  L'Entente 
réclame  un  cerveau  :  on  lui  fabrique  une  boîte  crânienne,  où  l'on 
fera  la  compensation,  le  dosage,  le  mélange  des  pensées  et  des 
volontés.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'elle  vivra  et  qu'elle  vaincra.  Comme 
l'Europe  centrale,  et  plus  qu'elle,  n'étant  pas  centrale,  étant  dispersée, 
elle  appelle  une  pensée  unique,  une  volonté  unique,  une  impulsion 
unique,  une  direction  unique. 

Notons  tout  de  suite  que  c'est  plus  commode  à  dire  qu'à  faire,  et 
que  l'opinion  publique  n'y  est  pas  également  préparée,  même  dans 
chacun  des  trois  pays  seulement  dont  les  armées  combattent  aujour- 
d'hui sur  le  front  occidental.  Aussi  les  critiques  adressées  en  Angle- 
terre à  la  convention  de  Rapallo  et  celles  qu'on  lui  adresse  en  France 
sont-elles  opposées  et  contradictoires.  Les  Anglais  lui  reprochent  son 
excès,  et  nous  son  insuffisance.  Ils  se  plaignent  que  ce  soit  trop,  et  nous 
que  ce  soit  trop  peu.  Un  supplément  de  force  persuasive  nous  tiendra 
vraisemblablement  lorsque,  l'armée  des  Etals-Unis  étant  entrée  en 
ligne  sur  le  front  occidental,  le  gouvernement  américain,  —  par  qui?  par 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

quels  délégués?  — entrera  au  Conseil  de  guerre.  Déjà  l'esprit  lucide  du 
Président  Wilson  s'est  prononcé.  Et  l'esprit  vigoureux  de  M.  Lloyd 
George  n'hésitera  plus,  quand  il  aura,  comme  il  convient,  ménagé, 
caressé,  désarmé  tous  les  égoïsmes,  personnels  et  nationaux. 
L'amour  de  la  patrie  est  le  premier  amour.  Mais  les  temps  sont  tels 
qu'on  ne  peut  l'aimer  que  dans  la  \ictoire  commune,  et  le  lui  prouver 
qu'en  consentant,  fût-ce  comme  un  sacrifice  (on  en  a  fait  de  plus 
cruels),  le  moyen  indispensable  et  infaillible  de  cette  victoire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Lloyd  George  et  M.  Painlevé étaient  revenus 
de  Rapallo  très  satisfaits  de  leur  œuvre.  Bien  qu'on  ne  veuille  pas 
leur  faire  l'injure  de  rapetisser  leurs  motifs  à  cette  seule  considéra- 
tion, ils  s'en  promettaient,  M.  Painlevé  particulièrement,  de  bons  ré- 
sultats parlementaires.  Il  comptait  fortement,  pour  consolider  son 
ministère  chancelant  depuis  sa  naissance,  sur  ce  qu'il  avait  obtenu  à 
Londres  au  point  de  vue  économique,  en  Italie  au  point  de  vue  mili- 
taire. D'autant  plus,  calculait-il,  qu'un  adroit  aménagement  du 
calendrier  par  un  de  ses  collaborateurs  qui  excelle  à  échelonner  les 
échéances  semblait  lui  assurer  un  assez  long  délai.  La  conférence  in- 
teralhée  était  convoquée  pour  la  dernière  semaine  de  novembre.  La 
souscription  à  l'emprunt  de  dix  milhards  s'ouvrait  le  "26  et  ne  serait 
close  qu'en  décembre.  Il  était  incroyable  que  d'ici  là  le  Cabinet  pût 
être  renversé.  M,  Lloyd  George  et  lui  exprimèrent  donc,  à  la  fin  d'un 
déjeuner  où  il  groupa  autour  du  Premier  britannique  les  personnages 
les  plus  en  situation  des  deux  Chambres,  leur  joie  d'avoir  si  utilement 
travaillé.  Chacun  s'abandonna  à  son  tempérament  :  M.  Painlevé  opti- 
miste et  lyrique,  M.  Lloyd  George  pugnace  et  amer.  Il  fit  publique- 
ment sa  confession,  et  battit  violemment  sa  coulpe  sur  la  poitrine 
d'autrui.  Sur-le-champ,  on  eut  Timpression  que,  tout  en  touchant  un 
point  capital  de  la  politique  interalliée,  le  discours  de  M.  Lloyd 
George  était  surtout  un  acte  de  politique  intérieure  anglaise.  Ce 
qui  s'est  passé,,  la  semaine  suivante,  aux  Communes,  linterpella- 
tion  de  M.  Asquith,  l'a  démontré.  «  J'ai  voulu  frapper  l'attention,  a 
déclaré  M.  Lloyd  George,  et,  pour  la  contraindre  à  m'entendre,  je 
n'ai  pas  craint  de  la  secouer.  »  Mais  l'ayant  bousculée  d'un  peu 
plus  loin,  de  Paris,  à  Londres,  il  l'a  plutôt  apaisée,  sinon  flattée.  Sous 
les  différences  de  forme,  ce  qui  reste,  au  fond,  de  ses  aveux,  c'est  que 
les  déceptions,  parfois  si  douloureuses,  de  l'Entente  sont  venues  de 
ce  que  l'unité  de  front,  belle  maxime  à  mettre  en  exergue  sur  une  mé- 
daille, n'a  jusqu'ici  jamais  été  qu'un  mot.  IVords,  ivords,  ivords!  Mais 
pourquoi?  L'analyse  de  M.  Lloyd  George  était  exacte  et  sévère,  mais 


716  BEVUE    DES' DEUX    MONDES. 

incomplète.  Il  eût  dû  la  pousser  d'un  degré  plus  avant,  descendre 
plus  bas,  et  tandis  qu'il  était  en  veine  de  sincérité  brutale,  le  dire  à 
M.  Painlevé,  et  à  d'autres  peut-être  :  c'est  qu'il  n'y  avait  pas  de  gou- 
vernement. 

Qu'il  n'y  eût  pas  de  gouvernement,  et  que  tout  le  monde  s'en 
fût  aperçu,  explique  la  facilité  avec  laquelle  le  ministère  Painlevé 
est  tombé.  Dans  une  de  ces  manifestations  de  candeur  dont  il  a  été 
coutumier,  l'ancien  Président  du  Conseil  ayant  posé  lui-même  la 
question,  le  plus  clairement  qu'elle  pût  l'être,  s'étant  avisé  de  deman- 
der :  «  Ai-je  l'autorité  nécessaire  pour  représenter  la  France  à  la  pro- 
chaine conférence  des  Alliés?  »  la  Chambre  des  députés  se  devait  de 
répondre  à  une  pareille  francliise  avec  une  franchise  égale.  C'est  ce 
qu'elle  a  fait,  à  une  majorité  de  90  voix  ;  pour  la  première  fois  depuis 
le  mois  d'août  1914,  elle  a  formellement  ouvert  une  crise  ministé- 
rielle. 

Quelque  paradoxal  que  l'événement  eût  paru  il  y  a  vingt  ans, 
il  y  a  dix  ans,  ou  seulement  il  y  a  trois  ans,  le  sentiment  public 
presque  unanime  a  désigné  M.  Georges  Clemenceau.  Il  y  a  trois  ans, 
le  pire  blâme,  pour  ceux  qui,  aA'ant  lui  ou  avec  lui,  dénonçaient  la 
faiblesse  du  gouvernement,  était  de  leur  dire  :  «  Vous  parlez  comme 
l'Homme  enchaîné.  »  La  suite  a  rendu  évident  qu'ils  n'avaient  eu  que 
le  tort  d'avoir  raison  trop  tôt,  mais  le  tort  est  plus  grand  de  n'avoir 
point  voulu  les  entendre.  S'ils  avaient  été  mieux  sui^ds,  que  de  fautes 
eussent  été  réparées  à  moins  de  frais,  que  d'erreurs  évitées  !  Mainte- 
nant que  le  mal,  en  s'aggravant  et  en  atteignant  son  période  aigu,  a 
éclaté  à  tous  les  yeux,  on  demande  à  M.  Clemenceau  de  nous  donner 
enfin  le  gouvernement  qu'avec  une  âpre  éloquence  il  accusait  tant 
d'autres  de  ne  pas  nous  avoir  donné.  Et  c'est  là  justement  que  serait  le 
paradoxe,  si  le  Clemenceau  des  trois  dernières  années  n'avait  pu 
effacer  le  Clemenceau  d'il  y  a  vingt  ans,  qui  démohssait  tous  les  mi- 
nistères, ou  même  celui  d'il  y  a  dix  ans  à  peine,  qui  avait  commencé 
par  si  mal  bâtir  et  fini  par  si  bien  démolir  le  sien. 

Chose  curieuse  :  l'opinion,  après  s'être  longtemps  refusée,  s'est 
jetée  dans  les  bras  de  M.  Clemenceau  autant  pour  ses  défauts,  pour 
la  férocité  féline  qu'elle  lui  prête  un  peu  gratuitement,  que  pour  ses 
qualités,  qui  sont  moins  connues,  car,  comme  tous  les  hommes  de 
ce  tempérament,  il  met  une  espèce  de  coquetterie  à  étaler  ses  défauts 
et  à  cacher  ses  qualités.  Nous-même,  qui  signerons  ces  lignes,  nous 
avons  tracé  de  lui  dans  le  passé,  d'après  ce  qu'il  montrait  le  plus 
volontiers  de  lui-même,  deux  portraits  successifs   qu'il  jugea  peu 


REVUE.    CHRONIQUE.  117 

aimables.  Au  bout  de  cette  troisième  année  de  guerre,  nous  avouons, 
sans  nous  faire  prier,  que  deux  de  ses  plus  dangereux  travers,  l'impul- 
sivité et  l'incohérence,  les  seuls  dont  on  puisse  encore  avoir  peur,  il 
semble  les  avoir  maîtrisés.  La  campagne  de  presse  qu'il  a  menée 
quotidiennement,  comme  son  action  dans  les  commissions  du  Sénat 
qu'U  a  présidées,  a  été  remarquable  par  sa  continuité.  Il  lui  reste  à 
devenir  comme  président  du  Conseil  ce  qu'il  était  devenu  comme 
journaliste,  à  se  transformer  au  gouvernement  comme  il  avait  su  se 
transformer  dans  l'opposition.  M.  Clemenceau  est  capable  de  le 
faire.  Comme  il  avait  passé  la  soixantaine,  quand  il  découvrit  le 
gouvernement,  ses  devoirs,  ses  difficultés  et  ses  conditions  néces- 
saires, les  ayant  niés,  ignorés  ou  bouleversés  durant  un  quart  de 
siècle,  U  ne  les  sentit  que  plus  vivement,  et  la  guerre  les  lui  a  fait 
sentir  bien  plus  vivement  encore.  Même  s'il  ne  s'était  pas  convaincu 
qu'n  faut  dans  la  paix  un  gouvernement  fort,  il  a  appris  et  tient  de 
toute  certitude  qu'il  en  faut  un  pour  la  guerre. 

A  mesure  que  s'estompent  ses  deux  plus  gros  défauts,  apparaissent 
en  relief  ses  deux  qualités  les  plus  précieuses.  Ce  n'est  pas  faire  de 
lui  un  petit  éloge,  mais  c'est  n'en  faire  que  l'éloge  mérité,  de  dire  qu'il 
a  au  plus  haut  point  «  le  sens  français,  »  dont  la  verve  parfois  outrée, 
la  pointe  de  gaminerie  incorrigible,  l'accent  de  Paris  et  de  Montmartre 
qui  amuse  et  irrite  en  M.  Clemenceau,  ne  sont  que  l'exaspération. 
Mais  le  patriote  recouvre  le  jacobin,  et  le  gentilhomme  vendéen 
est  dessous.  On  retrouve  la  souche  et  la  branche.  Par  disposition  héré- 
<litaire,par  instinct  aristocratique,  M.  Georges  Clemenceau  a  le  mépris 
des  choses  basses  et  des  âmes  basses.  Il  est  tout  ensemble  très  nou- 
velle France  et  très  vieille  France,  très  France  éternelle.  Quoi  d'éton- 
nant que,  blessée  et  inquiète,  le  devinant  si  parfaitement,  si  pleine- 
ment, si  puissamment  français,  la  France  se  soit  réfugiée  en  lui? 
Furieuse,  pendant  qu'elle  subit  au  dehors  l'assaut  impitoyable  des 
barbares,  de  se  voir  rongée  au  dedans  par  une  lèpre  secrète, 
parmi  tous  ces  scandales  et  toutes  ces  obscurités,  elle  invoque  le 
chirurgien  qui  tiendra  ferme  le  bistouri,  la  main  rude  et  bienfaisante 
qui  portera  le  fer  et  le  feu.  De  lui,  de  sa  vie  et  de  son  histoire,  elle 
n'oublie  rien,  mais  elle  lui  pardonne  tout.  La  seule  défaillance  qu'elle 
ne  lui  pardonnerait  pas,  ce  serait  qu'ayant  paiié  comme  il  parlait  et 
écrit  comme  il  écrivait,  il  eût  laissé  son  énergie  dans  l'encrier  et 
»'eût  de  tranchant  que  la  langue. 

Ce  qu'elle  attend  de  lui  est  simple  :  qu'il  fasse  la  guerre  et  qu'il 
fasse  la  justice,  qu'il  ose  faire  la  justice  pour  qu'elle  puisse  faire 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  guerre.  Quand  ou  dit  que  c'est  simple,  encore  faut-il  le  faire.  Mais 
la  France  veut  que  l'œuvre  salutaire  s'accomplisse,  et  elle  n'a  élevé 
M.  Clemenceau  au  pouvoir  que  parce  qu'elle  a  cru  qu'il  l'accompli- 
rait. Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas,  et  personne,  même  en  Allemagne, ne 
s'y  est  mépris  :  ce  vœu  général  ne  marque  de  sa  part  qu'une  volonté 
de  vie  et  de  victoire.  En  d'autres  termes,  la  France  attend  de  M.  Cle- 
menceau deux  choses  :  la  restauration  du  moral  à  l'arrière,  l'intensi- 
fication de  la  bataille  à  l'avant.  Le  péril,  pour  lui,  il  en  a  conscience, 
serait  de  ne  pouvoir  tenir,  non  point  tout  ce  qu'il  a  promis,  mais  tout 
ce  qu'on  s'est  promis  de  lui.  La  tâche  est  lourde.  Pour  l'aborder,  il 
doit  premièrement  rendre  de  l'autorité  à  la  présidence  du  Conseil  et 
remettre  de  l'ordre  dans  le  ministère  de  la  Guerre.  Puis  procéder  au 
nettoyage.  En  ce  pays,  foncièrement  honnête  et  sain,  il  s'était 
formé,  par  l'indolence,  la  négligence,  l'indifférence,  le  laisser-aller,, 
des  goûts  fâcheux,  des  habitudes  morbides,  tout  un  monde  de 
liaisons  suspectes,  de  compromissions  inclinant  à  la  complaisance  et 
frisant  la  complicité;  pour  tout  dire  d'un  mot  qui  ne  fuie  pas  la  vérité 
crue,  dans  «  la  République  des  camarades,  »  d'affreuses  camarade- 
ries ;  une  atmosphère  corrompue;  et,  sinon  la  trahison  caractérisée, 
un  état  de  «  para-trahison,  »  —  comme  les  médecins  disent  :  la  para- 
typhoïde.  L'épreuve,  pour  un  homme  de  parti,  sera  de  savoir  ou  de 
ne  savoir  pas  se  faire  l'homme  du  pays  qui  entend  vivre'  et  vaincre, 
face  aux  partis  qui  entendent  régner,  et  qui,  acharnés  à  leurs  dis- 
putes, les  mêlent  jusqu'à  la  guerre  et  jusqu'à  la  justice. 

Objet  d'accusations  terribles,  sous  le  coup  desquelles  on  comprend 
qu'il  ne  puisse  pas  rester,  M.  Malvy,  usant  d'un  artifice  de  procédure 
parlementaire,  vient  de  mettre  la  Chambre  en  demeure  d'examiner 
s'U  y  a  heu  de  le  déférer  à  la  Haute -Cour  pour  crime  commis 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  lorsqu'il  était  ministre  de  l'Intérieur. 
Un  citoyen  quelconque,  qui  n'aurait  pas  été  ministre,  n'aurait  pas  eu 
le  choix  de  la  juridiction  :  il  n'aurait  pu  que  traduire  l'accusateur  en 
cour  d'assises,  pour  dénonciation  calomnieuse  ou  diffamation.  Mais 
le  verdict,  rendu  avec  l'assistance  du  jury,  se  fût  comme  éclairé  du 
reflet  de  la  justice  populaire.  M.  Malvy  a  préféré  la  Haute-Cour  :son 
choix  ne  va  pas  sans  inconvénient  pour  sa  cause,  s'il  tient  à  ce  que 
son  innocence  s'impose,  car  la  valeur  d'un  jugement  entaché  de  suspi- 
cionde  partialité  politique  pourra  toujours  être  contestée.  La  Chambre, 
la  première,  est  bien  embarrassée  de  la  faveur  qu'il  lui  a  faite.  La 
Constitution  lui  rend,  si  l'on  ergote,  malaisé  de  s'y  dérober,  mais  il  y 
a  peu  de  précédens,  sauf  le  procès  des  ministres  de  Charles  X,  et  il 


REVUE.    CHRONIQUE. 


71^ 


n'y  en  a  aucun  d'un  cas  où  l'accusé  l'a  saisie  lui-même.  C'est  un  joli 
fagot  d'épines  qu'on  lui  a  posé  sur  les  épaules.  Elle  n'a  que  le  désir 
de  s'en  décharger  le  plus  vite  possible.  Mais  ce  souci  prouve  à  lui 
seul  qu'une  Assemblée  ne  saurait  être  un  tribunal. 

En  toute  dernière  heure,  à  la  fin  de  notre  chronique  du  15  no- 
vembre, nous  avons  sommairement  signalé  le  mouvement  maxima- 
liste  de  Pétrograd.  Lénine,  disions-nous  (et,  entre  parenthèses,  avec 
un  point  d'interrogation,  nous  ajoutions  :  Zederblum?  nom  que 
prêtait  à  l'agitateur  une  liste  publiée  naguère  par  la  Morning  Post  : 
mais  il  paraît  que  décidément  il  s'appelle  Oulianoff,  et  les  gens  irré- 
prochables n'ont  pas  besoin  d'un  jeu  de  pseudonymes),  Lénine  est 
maître  de  la  capitale,  ce  qui  n'est  pas  encore  être  maître  de  la  Russie. 
Cette  note  hâtive,  après  quinze  jours  ensanglantés  par  des  luttes  cri- 
minelles, demeure  la  note  vraie.  Dans  la  confusion,  la  contradiction 
des  nouvelles,  voici  ce  qui  semble  surnager.  Kerensky  a  eu  la  velléité 
de  reprendre  Pétrograd  à  Lénine.  Mais  ce  déplorable  Hamlet  de  la  ré- 
volution russe  n'a  pu,  comme  toujours,  aller  au  bout  "de  son  dessein  : 
il  a  commencé  par  les  armes,  presque  réussi,  et  aussitôt  tout  perdu 
par  le  bavardage,  efîrayé  de  ce  qu'il  avait  gagné,  tremblant  du  geste 
à  demi  esquissé.  Il  a  été  battu,  s'est  enfui,  terré  quelque  part,  sans 
qu'on  ait  retrouvé  sa  trace,  et  cette  disparition  même  a  comme  un  air 
shakespearien.  Ainsi  que  Pétrograd,  Moscou  a  été  ravagée.  Ses 
habitans  et  ses  monumens  auraient  souffert.  Les  deux  grandes  villes, 
la  cité  impériale  et  la  cité  nationale,  ont  été  enlevées  au  gouvernement 
provisoire.  En  revanche,  l'hetman  des  cosaques  du  Don,  Kaledine, 
domine  dans  le  Sud,  assez  loin  sur  les  fleuves,  jusque  vers  la  Mer 
Noire  et  vers  le  Caucase.  La  façade  sans  épaisseur  et  sans  solidité  de 
la  Russie  unitaire  s'écroule,  mais  quelques  morceaux  en  sont  bons  : 
11  s'agit  de  les  utiliser. 

Nous  avons  dit  aussi,  dès  le  15  novembre,  que  nous  aimions  à 
eroire  que  les  gouvernemens  de  l'Entente  y  avaient  réfléchi.  Pour 
nous,  à  première  vue,  il  y  a  deux  choses  à  faire,  ou  plutôt  une  chose 
à  ne  pas  faire,  et  une  chose  à  faire.  Si  le  triomphe  des  maximalistes 
se  confirme,  il  ne  faut,  à  aucune  condition,  reconnaître  ce  faux  gou- 
vernement qui  n'est  que  l'usurpation  d'une  bande  délirante  d'anar- 
chistes et  d'agens  allemands.  La  chute  du  gouvernement  provisoire, 
qui,  lui,  avait  figure  de  gouvernement  régulier,  et  envers  qui  nous 
avions  des  précautions  à  prendre,  nous  laisse  le  champ  libre.  Le 
radiogramme  du  «  Soviet  des  commissaires  du  peuple  »  proclamant  un 
armistice  qui  est  une  défection,  a  achevé  de  nous  délier  vis-à-vis  de 


720  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Lénine  et  de  ses  compères.  Au  contraire,  il  faut  s'appuyer  franche- 
ment sur  le  mouvement  cosaque  et  l'appuyer  franchement.  Ne 
faisons  pas  de  roman-feuilleton,  mais  faisons  de  l'histoire  et  de  la 
politique.  Le  roman-feuilleton,  ce  serait  d'imaginer  une  puissance 
cosaque  qui,  en  un  clin  d'œO,  serait  à  même  de  reconquérir  et  de 
reconstruire  la  Russie  ;  mais  ce  ne  Test  pas  moins,  que  de  nous  repré- 
senter simplement,  sur  les  récits  de  18U-1815,  et  sur  les  images 
d'Épinal,  les  Cosaques  comme  des  cavaliers  «  mangeurs  de  chan- 
delle, »  qui  naissent  et  meurent  à  cheval,  entre  une  grande 
lance  et  un  grand  fouet.  La  vérité,  qu'on  doit  garder  présente  à  la 
mémoire,  est  que  les  institutions  cosaques,  bien  qu'affaiblies  depuis 
an  siècle  ou  deux  par  les  Tsars,  la  Cour  et  la  bureaucratie,  sont  les 
plus  anciennes,  les  plus  robustes,  et,  ce  qui  dans  l'espèce  ne  gâte 
rien,  les  plus  démocratiques  de  la  Russie,  dont  une  partie  du  moins, 
les  régions  du  Sud-Ouest,  à  défaut  de  l'immense  Empire  tout  entier, 
peut  retrouver  en  elles  une  armature.  La  position  géograpbique  elle- 
même,  qui  rapproche  de  la  Moldavie  ces  populations  indépendantes  et 
guerrières,  indique  ce  qu'on  en  doit  tirer. 

Subsidiairement,  il  y  aurait  peut-être  à  négocier  avec  le  Japon, 
par  l'intermédiaire  des  États-Unis,  à  toutes  fins  utiles  et  pratiques, 
conformément  à  la  pensée  unique,  à  la  volonté  unique,  à  la  direction 
unique,  qui  doit  être  de  faire  rendre,  à  tous  les  États  alliés,  sur  tous 
les  points,  tout  ce  que  l'Entente  est  capable  de  produire.  Voyons, 
cherchons,  essayons.  Mais  travaOlons,  aidons-nous.  Ne  cédons  pas 
trop  facilement  aux  objections  d'une  diplomatie  endormie  et  timide 
qui,  de  rien,  se  fait  des  mondes,  et  craint  toujours  d'avoir  à  faire 
quelque  chose  qui  ne  soit  pas  tout  fait.  Là  encore,  si  M.  Clemenceau 
peut,  dans  les  mœurs  et  les  traditions  du  temps  de  paix,  souffler  un 
esprit  nouveau,  qu'il  se  lève  et  souffle  l'esprit  de  guerre. 

Charles  Benoist. 


Le  Directeur-Gérant, 
René  Doumic. 


LA  JEUNESSE 


DE 


LOUIS-PHILIPPE' 


D'APRÈS  DES  DOCUMENS  NOUVEAUX 


Louis-Philippe,  Duc  d'Orléans,  premier  prince  du  sang  de 
France,  géne'ral  des  arme'es  de  la  République,  exilé  depuis  la 
seconde  année  de  la  Convention,  est,  en  1808,  à  Malte,  et  les 
drapeaux  de  France  flottent  maintenant  sur  les  villes  d'Alle- 
magne et  d'Italie. 

Ses  frères  bien-aimés,  le  Duc  de  Montpensier,  le  Comte  de 
Beaujolais,  à  la  fleur  de  leur  âge,  ont  passé  deux  ans  dans  les 
prisons  de  Marseille,  n'apercevant,  du  fond  d'une  petite  cour, 
qu'un  lambeau  polygonal  du  ciel  bleu  de  la  Provence.  Ce  long 
supplice  a  détruit  leur  santé;  la  liberté,  trop  tard  recouvrée, 
les  a  trouvés  languissans;  Montpensier,  le  premier,  est  mort, 
en  1807,  à  Salthil,  près  de  Windsor,  âgé  de  trente  ans.  Ses 
portraits  montrent  une  figure  charmante.  Les  récits  de  guerre 
contenus  dans  ses  lettres  sont  d'un  style  vif  et  brillant,  il  avait 

(1)  Pendant  une  visite  à  Relmont-IIouse,  peu  de  temps  avant  la  guerre,  Mgr  le 
duc  de  Vendôme  avait  bien  voulu  me  permettre  de  prendre  connaissance  de 
quelques-uns  de  ses  précieux  papiers  de  iamille,  et  de  garder  quelques  notes  qui 
m'ont  été  d'un  grand  secours  pour  la  présente  étude.  Je  prie  Son  Altesse  Royale 
d'agréer  mes  remerciemens.  Je  les  adresse  aussi  à  mon  vieil  et  cher  ami  le  mar- 
quis de  Lasteyrie,  qui  m'a  ouvert  les  archives  de  son  château  de  Lagrange, 
TO.\IE   XLII.   —    1917.  4g 


722  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

été  le  compagnon  de  campagnes  de  Louis- Philippe,  —  aide  de 
oamp,  âgé  de  seize  ans,  d'un  lieutenant  général  de  dix-neuf 
ans,  —  et  plus  tard  son  compagnon  de  voyages.  Un  cruel  regret 
avait  attristé  la  fin  de  cette  vie  si  courte. 

A  Twickenham,  Montpensier  s'était  pris,  pour  une  voisine 
de  leur  demeure,  d'une  vive  passion.  Lady  Charlotte  Randon 
était  issue  d'une  maison  noble  et  ancienne,  mais  non  royale.  Et 
le  frère  aine,  fils  de  Philippe-Egalité,  s'était  opposé  à  cette 
alliance  inégale.  Dans  l'esprit  de  ces  jeunes  princes,  l'éduca- 
tion de  M""*  de  Genlis,  les  leçons  tirées  de  Rousseau  n'avaient 
pas  laissé  de  profondes  traces.  Montpensier  était  inconsolable  > 
on  s'adressa  au  chef  de  la  Maison  de  France,  le  Roi,  depuis  la 
mort  du  fils  de  Louis  XVI;  car  entre  Louis  XVIII  et  ses  cousins 
une  réconciliation  venait  de  s'accomplir,  grâce  aux  conseils  du 
général  Dumouriez  et  aux  -bons  offices  d'un  fidèle  ami  de  la 
famille  royale,  le  comte  d'Avaray.  L'avis  du  Roi  fut  conforme 
à  celui  du  frère  aîné,  devant  lequel  s'était  incliné  déjà  Montpen- 
sier, étouffant  ses  larmes. 

Il  repose  à  Westminster,  sous  un  monument  et  une  épitaphe 
latine.  Sa  sépulture  y  fut  transférée,  en  1829,  par  les  soins  du 
Duc  d'Orléans. 

Le  Comte  de  Beaujolais  ne  survécut  pas  longtemps.  Les 
médecins  conseillèrent  d'éviter  les  brumes  d'un  hiver  en 
Angleterre.  Louis-Philippe  le  conduisit  à  Malte,  et  Beaujolais 
y  mourut  au  printemps  de  1808.  Ses  funérailles  eurent  lieu 
en. l'église  de  Saint-Jean,  suivies  par  les  principaux  officiers  de 
la  flotte  et  de  la  garnison  anglaises,  et  par  son  frère  désolé. 

I.    —   DE   l'ancien    régime   A    LA    TERREUR 

Le  prince  dont  j'essaie  non  d'écrire  l'histoire,  mais  de  des- 
siner la  figure,  montra  une  tendre  et  constante  affection  à  ses 
enfans,  ses  frères  et  sa  sœur;  à  sa  mère,  et  à  son  père  même, 
dont  il  condamna  sévèrement  la  conduite,  sans  pouvoir  cesser 
de  le  plaindre  et  de  l'aimer.  Aucun  mariage  ne  fut  jamais  plus 
heureux  ni  plus  fidèle  que  celui  qui  devait  plus  tard  l'unir  à 
la  fille  du  Roi  de  Naples. 

Et,  en  ce  moment,  dans  ses  promenades  solitaires,  les 
souvenirs  de   sa  vie    reviennent    en    foule  devant    son   esprit. 

Que  va  faire  le  Duc  d'Orléans?   A  Malte,  où  les  Chevaliers 


LÀ   JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE. 


723 


Hospitaliers,  il  y  a  dix  ans,  rép^naient  encore;  dans  la  Valette, 
entourée  des  remparts  bâtis  par  Charles-Quint;  devant  les  tom- 
beaux des  baillis  et  des  commandeurs,  les  pompes  et  les  gloires 
d'autrefois  ont-elles  ému  l'imagination  d'un  prince  exilé,  et 
dissipé  les  illusions  de  sa  jeunesse? 

Ne  cherchons  pas  un  portrait  de  ce  prince  parmi  les  héros 
de  la  poésie  romantique.  Il  ne  ressemble  en  aucune  manière  à 
Oswald  rêvant  avec  Corinne  sur  les  ruines  de  Rome.  Jamais 
âme  ne  fut  moins  docile  à  des  impressions,  moins  emportée 
par  l'imagination.  Le  tumulte  de  l'extérieur  n'obscurcit  jamais 
sa  raison.  Son  solide  et  froid  bon  sens  se  maintiendra  toujours 
en  pleine  santé,  en  pleine  maîtrise  de  soi-même  à  travers  les 
aventures  les  plus  extraordinaires  qu'une  existence  humaine  ait 
traversées.  Ce  bon  sens  est  la  qualité  remarquable  de  son  esprit.: 
M°"  de  Genlis,  qui  lui  apprenait  l'Histoire  ancienne  quand  il 
avait  neuf  ans,  avait  dit  de  lui  :  «Son  bon  naturel,  dès  Tabord, 
me  frappa.  l\  aimait  la  raison,  comme  tous  les  autres  enfans 
aiment  les  contes  frivoles;  dès  qu'on  la  lui  présentait  à  propos 
et  avec  clarté,  il  l'écoutait  avec  intérêt.  » 

n  a  maintenant  trente-cinq  ans  à  peine,  et  il  a  vu  la  cour 
de  Versailles,  la  Terreur,  les  guerres,  l'essor  prodigieux  de 
l'Empire  de  Napoléon.  Il  est  né  au  Palais-Royal,  et,  quand  il 
était  enfant,  son  père  lui  apprenait  à  chanter  :  «  Ça  ira!  »  11 
est  premier  prince  du  sang  de  France,  et  général  de  division 
de  la  République,  petit-fils  de  Henri  IV,  neveu  de  Louis  XIV, 
et  fils  de  conventionnel.  La  Convention  a  fait  périr  son  roi,  et 
peu  de  mois  après  le  conventionnel,  son  père,  a  subi  le  même 
sort. 

Versailles  maintenant,  et  la  Convention,  sont  des  rêves 
évanouis.  La  France  est  aux  pieds  de  l'Empereur.  Ses  armées 
victorieuses  de  l'Europe  entière  ont  bousculé  toutes  les 
anciennes  monarchies.  De  quel  côté  le  Duc  d'Orléans  dirigera- 
t-il  ses  pas?  Où  cherchera-t-il  pour  sa  vie  errante  un  établis- 
sement définitif?  Comment,  après  le  trouble  des  débuts, 
se  formeront,  s'installeront  dans  son  esprit  d'invariables  opi- 
nions, une  doctrine  définitive  qui,  par  la  suite,  est  apparue 
dans  toutes  ses  actions,  et  les  a  dirigées  et,  on  peut  le  dire, 
commandées? 

Nous  devons  supposer  que,  vers  la  douloureuse  année  de  la 
mort  de  ses  frères  et  dans  les  premiers  momens  de  repos  qui 


724  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

succédèrent  à  une  existence  fort  agitée,  à  Twickenham,  à 
Malte,  à  Palerme,  il  se  mit  à  repasser  dans  sa  mémoire  les 
événemens  de  sa  vie.  Il  a  pensé  et  écrit  beaucoup  :  non  pas  au 
jour  le  jour,  mais  après  le  temps  de  la  réflexion,  avec  le  recul 
de  quelques  années.  Le  style,  un  peu  prolixe,  sans  viser  à  l'éclat, 
est  d'une  sincérité,  d'une  précision,  d'une  clarté  de  procès- 
verbal.  ((  J'étais  là,  »  écrit  souvent  l'auteur.  Et  à  quelles  scènes 
n'a-t-il  pas  assisté! 

Il  est  né  au  Palais-Royal,  en  1773.  Son  grand-père,  le  Duc 
d'Orléans,  vivait  encore;  son  père  est  le  Duc  de  Chartres,  et 
lui-même,  en  naissant,  reçoit  le  titre  de  Duc  de  Valois.  De 
Versailles,  de  Louis  XVI,  il  gardera  les  souvenirs  d'enfant 
que  les  hommes  do  mon  âge  ont  pu  garder  du  second  Empire. 
Nous  avons  couru  dans  les  Tuileries,  pour  voir  passer,  les 
Cent  Gardes  et  les  grandes  voitures  aux  livrées  vertes;  en  rhé- 
torique, on  nous  a  menés  au  Corps  législatif,  pour  entendre 
Jules  Favre.  Et  nous  demeurons  encore  sous  l'impression  de 
critiques  et  d'attaques  très  vives,  qui  abondaient  parmi  les 
conversations  de  nos  parens,  de  leurs  amis,  de  nos  professeurs, 
ou  de  nos  aînés  déjà  admis  aux  grandes  écoles.  Sous  Louis XVI, 
le  jeune  Duc  de  Valois  avait  vu  non  seulement  Paris,  mais 
la  Cour,  étant  élevé  dans  le  plus  proche  voisinage,  sinon  dans 
le  respect  du  Trône.  Le  Palais  Royal  par  tradition  ne  ménageait 
pas  Versailles;  il  était  le  lieu  de  réunion  d'une  autre  Cour 
indépendante  et  opposante. 

Louis-Philippe  n'a  connu  que  par  les  récits  de  ses  parens 
son  arrière-grand-père,  le  fils  du  Régent;  savant  et  saint  homme, 
occupé  d'une  collection  de  médailles  et  d'un  cabinet  d'histoire 
naturelle,  et  qui,  depuis  la  mort  prématurée  de  sa  femme, 
passait  ses  jours  à  l'abbaye  de  Sainte-Geneviève. 

Le  grand-père,  de  mœurs  beaucoup  moins  sévères,  avait 
été  un  homme  aimable  et  gai,  très  généreux,  très  bien- 
faisant. 

Lors  de  l'installation  du  Parlement  Maupeou,  il  avait  pris 
parti  pour  les  magistrats  dépossédés  et  défendu  contre  Louis  XV 
des  principes  violés  depuis  par  d'autres  que  Louis  XV.  Il  dut 
justifier  sa  conduite  auprès  du  Roi  et  le  Mémoire  commençait 
en  ces  termes  :  «  Je  suis,  par  conviction  et  par  ce  que  m'impose 
nîa  naissance,  le  plus  zélé  défenseur  de  l'autorité  royale...  Mai§ 


LÀ    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE.-  725 

parce  que  les  parlementaires  e'taient  coupables,  fallait-il  les 
détruire,  attaquer  la  loi  de  rinamovibilite'  des  offices  pour 
rappeler  les  magistrats  à  leur  devoir?  » 

Le  grand-père  de  Louis-Philippe  aimait  la  banlieue  de  Paris, 
où  nous  découvrons  encore  tant  de  jolis  coins  entre  les 
tramways  et  les  usines.  II  avait  acheté  un  beau  domaine  au 
Raincy,  et  s'était  fait  construire  k  Bagnolet  une  maison  fort 
agréable.  Son  fils  habitait  Saint-Leu.  Ce  goût  de  Paris  et  de  ses 
proches  environs  a  persévéré  dans  la  famille.  Le  Prince  de  Join- 
ville  a  commencé  ses  délicieux  Mémoires  par  ces  mots  :  «  Je 
^uis  né  à  Neuilly  (banlieue).  » 

Aux  beaux  jours,  M.  le  Duc  d'Orléans  commandait  ses  voi-^ 
tures  de  voyage  :  ses  écuries  étaient  installées  rue  Vivienne,en 
face  de  la  Bourse,  en  ce  temps-là  attenante  aux  terrains  de  la 
bibliothèque  du  Roi,  —  et  il  se  transportait  à  Villers-Gotterets. 
Là,  le  théâtre  de  société  était  une  grande  affaire  ;  M"^  de  Mon- 
tesson,  secrètement  épousée,  se  piquait  d'être  auteur.  L'acteur 
Grandval  venait  mettre  en  scène  les  œuvres  de  la  dame  du  lieu; 
ou  bien  Collé  et  Sedaine,  eux-mêmes,  importans  et  gourmés, 
venaient  faire  répéter  leurs  propres  œuvres  :  Le  Déserteur,  Vcr- 
tumne  et  Pomone.  Garmontelle  dessinait  des  costumes  ou  des 
portraits.  Le  prince  lui-même  consentait  volontiers  à  prendre 
un  rôle.  Mais  un  seul  convenait  vraiment  à  ses  facultés,  nous 
dit  M"*  de  Genlis  ;  il  n'avait  qu'une  note  :  il  jouait  rondement 
les  paysans. 

Il  mourut  à  soixante  ans,  à  Sainte-Assise,  en  l'an  1785.  Son 
fils,  Louis-Philippe-Joseph,  Duc  de  Chartres  jusqu'alors,  depuis 
Duc  d'Orléans,  et  enfin  Egalité,  âgé  de  trente-huit  ans  alors, 
avait  fort  grand  air,  mais  le  teint  gâté  par  une  vie  licencieuse, 
toujours  au  dire  de  M™'  de  Genlis.  Il  y  a  à  Chantilly  un  beau 
portrait  de  lui,  par  M™^  Lebrun,  en  tenue  de  colonel  général 
des  hussards,  en  bottes  de  maroquin  rouge,  la  figure  pleine,  le 
teint  enluminé. 

Louis-Philippe-Joseph,  quelques  années  plus  tôt,  avait  refusé 
de  siéger  au  Parlement  Maupeou,  suivant  en  cela  les  avis  de 
son  père  qu'il  outrepassa  bientôt.  Après  le  combat  d'Ouessant 
et  le  refus  du  titre  d'amiral  qu'il  croyait  dû  à  ses  mérites,  il 
avait  attribué  cette  disgrâce  à  la  mauvaise  volonté  de  la  Reine, 
et,  se  faisant  recevoir  franc-maçon,  s'était  rais  à  la'  tête  des 
mécontens. 


726  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

A  l'assemblée  des  Notables,  Louis-Philippe-Joseph  n'av-ait 
pas  manque'  de  protester  contre  les  édits  bursaux,  au  Parle- 
ment, de  s'élever  contre  l'exil  des  conseillers  Sabatier  et  Fre- 
teau.  Il  fut  exilé  lui-même  :  exilé  en  son  château  de  Villers- 
Gotterets.  Doux  exil  1  Paris  n'était  pas  si  loin  qu'une  chaise 
bien  attelée  ne  pût  en  quelques  heures  amener  deux  ou  trois 
philosophes,  et  M™^  de  Genlis. 

De  ce  château  partent  de  grandes  allées  vertes,  entre  de 
hautes  futaies  de  hêtres  ;  plus  loin,  on  découvre  les  débuchés  de 
Pierrefonds,  puis  les  monts  de  Compiègne  et  les  détours  de  la 
belle  rivière  d'Oise  entre  cette  ville  et  Ourscamp,  pays  mer- 
veilleux, au  cœur  de  la  vieille  France,  peuplé  de  grands  ani- 
maux et  presque  toujours  résonnant  de  la  voix  des  chiens  de 
meute  et  des  trompes.; 

La  chasse  a  ses  modes  et  ses  usages  et  la  mode  anglaise 
avait  séduit  Louis-Philippe-Joseph. 

Comparez  d'après  les  peintures  d'Oudry,  à  Fontainebleau, 
les  chasses  de  Louis  XV,  au  tableau  de  Carie  Vernet  que  pos- 
sède le  Palais-Bourbon  :  Chartres,  Valois  et  son  tout  jeune  fils 
attendent  l'attaque,  près  d'une  enceinte;  les  selles,  les  brides, 
la  tenue  des  veneurs  et  leur  habit  rouge  sont  ce  que  l'on  a 
maintenant  l'habitude  de  voir.  Le  grand  cheval  gris  et  l'alezan 
sont  de  ceux  qu'on  aimerait  monter  aujourd'hui  :  le  tout  bien 
différent  du  luxe  des  anciens  équipages.  Chasser  à  courre,  sans 
perruque,  sans  bottes  à  chaudron,  marquait  un  dédain  des 
vieux  usages. 

Pendant  le  triste  séjour  de  Malte  oîi  son  dernier  frère  vient 
de  mourir,  les  souvenirs  de  Louis-Philippe  exilé  et  proscrit  le 
reportaient  sans  doute  beaucoup  moins  vers  Villers-Cotterets, 
le  Raincy,  le  Palais-Royal,  splendides  demeures  de  sa  famille, 
que  vers  Bellechasse.  Bellechasse  :  ce  nom  revient  sans  cesse 
dans  les  lettres  des  jeunes  princes,  colonels,  capitaines  de 
quinze  ou  seize  ans,  à  peine  échappés  du  nid.  C'était  leur 
domaine  propre,  disposé  par  leur  père  pour  leur  éducation,  un 
petit  paradis  créé  pour  eux  et  où  ils  étaient  chez  eux.  Il  est  de 
vieux  parcs  ou  même  de  modestes  petits  jardins,  embellis, 
agrandis  par  notre  imagination  d'enfans,  oii  la  vue  d'une  rose 
de  Noël,  d'un  tournesol,  ou  bien  le  sifilet  d'un  merle  ont  été 
pour  nous  des  sensations  nouvelles  ;  là,  des  joies  ont  été  goû- 
tées entre  nous  et  nos  frères,  en  une  foule  de  petites  occasions 


i.\   JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE.t 


727 


sans  le  moindre  intérêt  pour  le  reste  des  hommes.  Elles  se 
représentent  à  nous,  alors  que  beaucoup  d'événemens  plus 
graves  sont  effacés,  et  nous  jettent  dans  une  émotion  que  nous 
ne  saurions  assez  exprimer,  tant  notre  sentiment  est  profond, 
et  tant  la  cause  qui  le  réveille  est  futile! 

La  rue  de  Bellechasse  n'était  percée  alors  que  jusqu'à  la  rue 
Saint-Dominique.  Le  plan  de  Turgot,  qui  nous,  promène  dans 
le  Paris  de  Louis  XV,  montre  au  bout  de  cette  rue,  et  fermant 
le  passage,  le  couvent  des  religieuses  de  Bellechasse,  dont  les 
jardins  s'étendaient,  le  long  de  la  rue  Saint-Dominique,  jusqu'à 
l'hôtel  de  Broglie,  au  coin  de  la  rue  de  Bourgogne;  cet  hôtel 
existe  encore.  Dans  leur  largeur,  ces  jardins  couvraient  les  ter- 
rains que  la  rue  Las-Cases  occupe  aujourd'hui  et  n'étaient 
bornés  que  par  ceux  de  l'hôtel  de  Villars,  mairie  actuelle  du 
7«  arrondissement  et  ceux  du  couvent  de  Pentemont. 

Dans  ce  vaste  domaine,  Louis-Philippe-Joseph  avait  installé 
ses  enfans;  et  près  de  l'ancien  couvent  abandonné  par  les  reli- 
gieuses, on  peut  dire  qu'il  avait  établi  une  nursery.  Car  ayant 
remarqué  trop  de  pédantisme  chez  M.  de  Schomberg,  trop 
«  d'imagination  et  d'emphase  »  chez  M,  de  Durfort,  il  avait 
jugé  bon  de  donner  à  ses  fils  une  gouvernante  au  lieu  d'un  gou- 
verneur. ((  Qu'il  fasse,  avait  dit  le  roi  Louis  XVI,  comme  il  lui 
plaira  ;  j'ai  des  frères!  » 

La  gouvernante  avait  très  vite  acquis  une  considérable 
influence.  Les  enfans  l'appelaient  «  mon  amie,  »  et  rien  ne  se 
décidait  sans  elle.  Stéphanie-Félicité  Ducrest  de  Villeneuve 
avait  épousé  un  officier  de  marine,  Bruslart  de  Genlis,  celui-ci 
l'ayant  rencontrée  avec  sa  mère  dans  une  somptueuse  maison 
de  Passy,  où  le  financier  La  Popelinière  donnait  des  fêtes,  et  où 
la  jeune  Félicité  jouait  de  la  harpe  et  récitait  des  vers. 

Bruslart,  comte  de  Genlis,  plus  tard  marquis  de  Sillery, 
descendait  d'un  magistrat  honoré  de  la  faveur  de  Flenri  IV.  Par 
son  mariage,  M"*  de  Genlis  était  devenue  la  nièce  de  M"-  de 
Montesson,  —  qu'elle  juge  durement,  mais  qu'atout  propos  elle 
appelle  «  Ma  Tante  ;  «nièce  aussi  de  M™^  de  Puisieux,  — Bruslart 
de  Puisieux,  «  m-a  seconde  mère,  »  dit-elle,  avec  plus  d'attache- 
ment encore  qu'elle  n'en  montre  à  la  première.  M.  de  Puisieux, 
dévoué  à  M.  le  Duc  de  Penthièvre,  avait  fort  contribué  à  obtenir 
le  consentement  de  celui-ci  au  mariage  de  sa  fille  avec  le  Duc 
de  Chartres. 


728  BBVUE    DES    DSUX   MOUDSS^ 

M™»  de  Genlis  avait  ainsi,  dans  la  maison  d'Orléans,  de 
puissans  appuis.  Belle  d'ailleurs,  spirituelle,  ayant  des  connais- 
sances étendues  et  se  prêtant  aux  idées  nouvelles.  Elle  se  défend 
de  les  avoir  poussées  à  l'excès  et  prétend  s'être  toujours  appli- 
quée à  modérer  M.  le  Duc  d'Orléans,  à  demeurer  royaliste,  à 
ne  pas  s'avancer  plus  loin  que  ne  faisait  le  Roi  lui-même.  Ses 
Mémoires  donnent  l'idée  d'une  femme  très  occupée  du  monde, 
de  ses  anciens  usages,  et  non  exempte  de  ses  préjugés.  Parmi 
les  nombreuses  déclarations  d'amour  dont  elle  aime  célébrer  le 
souvenir,  celle  d'un  médecin  non  gentiltiomme  causa  à 
M"^  Ducrest  une  vraie  stupéfaction  I 

En  un  passage  amusant,  elle  blâme  les  mauvaises  manières, 
les  formes  de  langage  défectueuses  et  basses  qu'elle  trouva  à 
Paris,  après  la  Révolution. 

Cependant  cette  femme  du  monde,  —  et  de  l'ancien  monde,  — 
joua  le  rôle  d'une  Romaine  de  la  République  en  tant  qu'institu- 
tiùce.  Les  jeunes  princes  eurent  de  bons  maîtres  de  littérature, 
mais  furent  aussi  habitués  aux  travaux  manuels.  Elle  leur  fit 
enseigner  un  peu  de  chimie  par  M.  Alyon,  maître  apothicaire.' 
Elle  leur  choisit  un  aumônier,  en  môme  temps  professeur 
d'italien,  l'abbé  Mariottini  :  choix  malheureux, l'aumônier  étant 
un  jour,  avec  de  brûlantes  déclarations,  tombé  aux  pieds  de  la 
gouvernante,  au  dire  de  cette  dernière. 

S'il  est  vrai  qu'elle  eût  cherché  à  modérer  les  opinions  de 
M.  le  Duc  d'Orléans,  elle  ne  prit  pas  le  même  soin  pour  ses 
enfans.  Nos  enfans  quand  ils  sont  petits  acceptent  nos  idées, 
et  leur  affectueuse  et  encore  aveugle  confiance  les  conduit 
même  à  les  exagérer  :  c'est  une  joie  que  la  Providence  nous 
accorde,  et  une  responsabilité  dont  elle  nous  charge,  tant 
qu'ils  n'ont  pas  l'âge  d'homme  et  n'ont  pas  pris  possession 
d'eux-mêmes. 

Louis-Philippe  rend  justice  à  M"*^  de  Genlis.  «  Elle  avait, 
a-t-il  écrit,  l'intention  de  faire  de  moi  un  honnête  homme  :  ma 
conscience  me  permet  de  dire  qu'elle  a  réussi.  » 

Il  ajoute,  non  sans  finesse  et  sans  clairvoyance  :  «  Habituée 
à  tout  rapporter  à  elle-même,  elle  disait  que  la  meilleure 
réponse  qu'elle  pût  faire  à  ses  ennemis  et  aux  calomnies  dont 
ils  l'avaient  noircie,  était  de  donner  à  ses  élèves  une  vertu 
austère  :  cette  vertu  et  cette  austérité  s'accordaient  très  bien 
avec  la  tendance  des  idées  du  siècle  et  la  théorie  des  principes 


LÀ    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPB.;  129 

démocratiques  et  révolutionnaires.  M"^  de  Genlis  faisait  de 
nous  des  républicains  honnêtes  et  vertueux.  Et  néanmoins,  sa 
vanité  lui  faisait  désirer  que  nous  continuassions  à  être  Princes. 
Il  était  difficile  de  concilier  tout  cela.  » 

Epaminondas,  Phocion,  Cincinnatus,  Epictète,  Marc- 
Aurèie  étaient  les  sujets  des  conversations  habituelles,  Les 
figures  de  ces  grands  hommes,  peintes  sur  des  toiles  de  Jouy, 
ornaient  les  murs  de  la  maison.  Les  élèves  de  M"®  do  Genlis 
se  créaient  des  âmes  antiques  et  pensaient  voir  autour  d'eux, 
au  lieu  de  Paris,  celle  Athènes  de  convention,  ou  celle 
inhabitable  Rome  qui  décorent  le  fond  des  tableaux  do  David. 
Le  pavillon  de  Bellechasse,  par  la  variété  de  la  décoration, 
devait  rappeler  la  maison  de  Fragonard  à  Grasse  :  les  délicieuses, 
«  Saisons  »  sur  les  panneaux  du  salon,  pour  le  bonheur  du 
maître;  de  solennels  Romains  dans  l'escalier  afin  d'édifier  les 
visiteurs.  v 

Elle  leur  lisait  aussi  l'Ancien  Testament,  «  omettant  les  pas» 
sages  dont  la  pudeur  pouvait  s'alarmer.  »  Et  il  semble  qu'elle 
devait  transformer  l'Ancien  Testament  en  une  sorte  d'Ancien 
Régime.  «  Que  de  cruautés,  s'écriait-elle,  que  d'abus!  Mais,. 
Notre-Seigneur  a  été  envoyé  sur  la  terre  pour  abroger  l'ancienne 
loi  :  nous  ne  devons  la  suivre  qu'autant  qu'elle  s'accorde  avec 
la  nouvelle,  qui  est  notre  guide...  Elle  s'efforçait  de  nous  rendre 
très  religieux,  et  nous  excitait  à  braver  sur  ce  point  les  idées 
modernes.  Elle  nous  engageait  à  nous  distinguer  de  la  masse 
de  nos  contemporains  par  une  dévotion  très  rigoriste.  En  un 
mot,  elle  faisait  de  nous  de  véritables  catholiques  puritains.   » 

Elle  commentait  pour  eux  ce  passage  de  Rousseau  :  «  Si 
j'avais  le  malheur  d'être  né  prince,  d'être  enchaîné  par  les 
convenances  de  mon  état,  que  je  fusse  contraint  d'avoir  un 
train,  une  suite,  des  domestiques,  c'est-à-dire  des  maîtres,  et 
que  j'eusse  pourtant  une  âme  assez  élevée  pour  vouloir  être 
homme  malgré  mon  rang...  »  etc. 

'(  Il  est  facile  d'imaginer,  fait  remarquer  Louis-Philippe,  de 
combien  d'amplifications  et  de  commentaires  ce  texte  est  sus- 
ceptible. Quelle  fermentation  ne  devait  pas  produire  un  pareil 
levain  dans  la  tête  d'une  femme  exallée  et  dans  celle  de  jeunes 
princes  ardens  et  portés  à  l'enthousiasme!  Ils  devaient  considé- 
rer leur  rang  de  princes  comme  un  fardeau...  voir  avec  trans- 
port une  grande  révolution  politique  qui  s'annonçait  sur  ces 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

principes.  C'est  ce  qui  nous  est  arrivé.  Nous  ne  doutions  pas 
que  les  pertes  personnelles  que  la  Révolution  nous  faisait  faire 
ne  fussent  un  avantage  pour  l'humanité  :  celte  opinion  nous 
portait  à  nous  enorgueillir  de  la  joie  avec  laquelle  nous  faisions 
notre  sacrifice.  » 

A  Bellechasse  était  admis  César  Ducrest,  très  jeune  frère  de 
«mon  amie;  »  et  cette  mystérieuse  et  belle  Paméla,  envoyée  un 
jour  de  Londres,  âgée  de  six  ans,  sous  prétexte  de  parler 
anglais  aux  enfans.  Le  Duc  d'Orléans  s'était  adressé,  ou  avait 
fait  semblant  de  s'adresser  à  Saint-Denis,  son  marchand  de 
chevaux,  et  avait  reçu  de  lui  cette  lettre  :  «  Je  vous  envoie. 
Monseigneur,  la  plus  jolie  jument, et  la  plus  jolie  petite  Anglaise 
que  j'aie  pu  trouver.  » 

Au  milieu  de  ces  évocations  des  temps  anciens,  Louis-Phi- 
lippe revoit,  en  de  rares  visites  à  Bellechasse,  la  belle  et  inquiète 
figure  de  sa  mère  :  inquiète,  parce  qu'elle  croyait  toujours  se 
voir  ravir  le  cœur  de  ses  enfans.  Héritière  de  grands  biens,  fille 
du  meilleur  et  du  plus  respectable  des  princes,  le  Duc  de  Pen- 
thièvre,  mais  descendante  du  Comte  de  Toulouse,  fils  légitimé 
de  M"®  de  Montespan,  elle  s'était  crue  fort  honorée  en  épousant 
le  Duc  de  Chartres,  fils  du  premier  prince  du  sang  royal.  Les 
idées,  les  mœurs  de  ce  prince  avaient  fait  hésiter  beaucoup 
M.  le  Duc  de  Penthièvre.  Son  ami  Puisieux  l'avait  décidé  à 
conclure  l'alliance.  Elle  était  restée  deux  ans  sans  enfans.  Après 
une  saison  à  Forges,  sa  santé  s'était  rétablie  ;  elle  avait  donné 
le  jour  à  Louis-Philippe,  Comte  de  Valois,  à  deux  autres  fils,  à 
deux  filles.  Ayant  pris  son  parti  des  habitudes  légères  de  son 
mari,  elle  reportait  sur  ses  enfans  une  affection  tendre  et  un 
peu  jalouse. 

Une  belle  miniature  d'Augustin  la  montre  souriante  et 
heureuse  pendant  un  séjour  à  Spa.  La  source  de  la  Sauvinière 
lui  avait  été  salutaire,  et  ses  enfans  avaient  voulu  tracer  des 
allées  dans  le  bosquet  de  la  source  et  élever  en  l'honneur  de  la 
Nymphe  bienfaisante  un  petit  autel  orné  de  guirlandes.  C'est  la 
spène  qu'Augustin  a  représentée. 

Mais,  pour  des  enfans  tendrement  attachés  à  leur  père,  à 
leur  mère,  et  aussi  à  celle  qu'ils  appelaient  «  mon  amie,  »  les 
discussions  entre  ces  trois  personnes  avaient  dû  laisser  de 
cruels  souvenirs.  Ils  étaient  pris  à  témoin,  au  besoin  choisis 
comme  intermédiaires.  La  correspondance  autographe  que  pos- 


LA   JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE. 


731 


sède  l'Institut  (i)  qui  a  paru  en  partie  ici  même  (2)  et  dont  M.  le 
baron  deMaricourt,dans  unde  ses  intéressans  ouvrages,  a  publié 
quelques  lettres,  nous  donne  l'idée  de  ces  querelles  de  famille., 

La  Duchesse  d'Orléans  écrit  un  jour  à  son  mari  :  «  Vous 
avez  résolu  de  m'ôter  plus  que  jamais  mes  enfans.  » 

«  Je  prendrai  mes  précautions,  riposte  celui-ci,  pour  les 
élever  dans  mes  principes  et  non  dans  les  vôtres.  » 

La  fille  du  Duc  de  Penthièvre  répond  avec  une  bonté  et  une 
résignation  touchantes  : 

«  Vous  semblez  craindre  que  je  communique  à  mes  enfans 
mes  opinions.  Vous  vous  trompez  bien.  Je  les  aime  trop  pour 
cela.  Je  sens  que  ce  serait  faire  leur  malheur,  que  de  leur 
donner  de  l'humeur  contre  un  état  de  choses  qui  s'établit,  et  sous 
lequel  ils  sont  destinés  à  vivre.  Je  ne  les  porterai  jamais  à  l'exa- 
gération, et  je  leur  conseillerai  d'avoir    une   opinion  à  eux.  » 

Cette  sagesse  est  un  héritage  de  son  père.  Le  Duc  de  Pen- 
thièvre, vieux  soldat  de  Dettingen  et  de  Fontenoy,  ayant  fait 
avorter  en  Bretagne  un  projet  de  débarquement  des  Anglais, 
et  mérité  le  titre  de  grand  amiral  de  France,  passa  ses  der- 
nières années  à  Rambouillet  dans  une  pieuse  et  charitable 
retraite  :  si  aimé,  si  respecté  de  tous  que,  sans  avoir  embrassé 
les  idées  de  la  Révolution,  il  n'eut  pas  à  souffrir  de  ses  excès. 

A  la  lettre  touchante  de  sa  femme  Louis-Philippe-Joseph 
répondait  brutalement  :  <(  Vous  m'avez  privé  de  la  personne  en 
qui  j'avais  mis  ma  confiance  pour  l'éducation  de  mes  enfans.  Je 
prendrai  moi-même  les  précautions  nécessaires  pour  achever 
leur  éducation  dans  mes  principes  et  non  dans  les  vôtres.  Je 
me  chargerai  de  décider  de  tout.  Vous  ne  serez  l'instrument  de 
rien.  Quant  au  devoir  et  au  besoin  de  faire  tout  ce  qui  peut  me 
plaire,  vous  ne  vous  flattez  pas  que  j'y  croie,  après  ce  qui  s'est 
passé  hier.  Je  vous  verrai  demain  entre  midi  et  une  heure.  >> 

En  effet,  après  un  fâcheux  incident,  une  personne  indigne 
admise  au  service  de  la  jeune  princesse  Adélaïde   (3),   la  gou- 


(1)  Fonds  Beugnot. 

(2j  Voyez  dans  la  R«vue  des  1"  et  13  avril  1913,  La  Duchesse  d'Orléans  et 
Madame  de  Genlis,  par  G.  Buboscq  de  Beaumont  et  M.  Bernos. 

(3)  «  Vous  me  mandez  que  vous  m'avez  toujours  consultée.  Vous  savez  que  je  ne 
l'ai  été  sur  rien.  Toutes  les  fois  que  vous  m'avez  annor.cé  quelque  chose  qui  avait 
rapport  à  mes  enfans,  c'était  toujours  chose  décidée.  Les  personnes  qui  les  entourent 
ont  été  choisies  par  M,"®  de  Sillery,  comme  cette  Évelina  qui  est  une  fille  publique, 
et  oui  avait  une  fort  mauvaise  réputation  »vant  d'entrer  au  service  de  ma  Ê'ie.  » 


732  ,  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vornante  a  été  momentanément  mise  en  congé.  Mais  le  père 
poussait  ses  enfans  à  demander  le  rctouT  de  u  mon  amie.  »  Ils 
écrivent  à  leur  mère,  ils  la  supplient;  Adélaïde  tombe  malade 
d'émotion  et  de  regrets.  <(  Mon  amie  »  revient  bientôt  de  Lyon 
et  M™''  la  Duchesse  d'Orléans  part  pour  le  château  d'Eu. 

M™*  de  Genlis  était  fort  attachée  à  sa  tâche  d'oducatrice  ; 
elle  tenait  à  la  pousser  jusqu'au  bout.  Elle  raconte  dans  ses 
Mémoires  que  sa  situation  de  fortune  changea  du  tout  au  tout 
pendant  qu'elle  était  à  Bellechasse.  Elle  y  était  entrée,  comme 
on  l'a  vu,  sous  les  auspices  de  M""*  de  Montesson,  tante  de 
M.  de  Genlis.  Inopinément,  une  autre  tante,  la  maréchale 
d'Estrées,  laissa  à  celui-ci  cent  mille  livres  dô  rente.  Il  voulut 
emmener  sa  femme  :  elle  refusa,  et  le  mari  céda,  mais  à  la 
condition  d'être  noBimé  capitaine  des  gardes  du  duc  d'Orléans. 

Egalité  avait  donc  un  capitaine  des  gardes.  Le  petit  Duc  de 
Chartres,  colonel  de  dragons  à  seize  ans,  écrit  aux  autres 
enfans,  demeurés  k  Bellechasse,  et  signe  «  colonel  du  premier 
régiment  de  Krance,  et  prince  français  pour  mon  malheur  I  » 
Non,  comme  l'a  écrit  plus  tard  Louis- Philippe,  tout  cela 
n'était  pas  très  facile  à  concilier. 

Les  lettres  du  fonds  Beugnot,  lettres  fort  enfantines  que  les 
jeunes  princes  s'adressent  entre  eux,  font  connaître  le  langage 
qu'on  leur  a  appris.  Le  Duc  de  Chartres  écrit  à  sa  sœur  :  «  A  la 
citoyenne  Adèle-Egalité.  »  Une  autre  lettre  est  du  «  républicain 
Philippe  au  républicain  Leodgar.  »  Le  petit  Beaujolais,  encore 
dans  la  princière  nursery  de  Bellechasse,  écrit  à  son  grand 
frère  :  «  Ça  ira,  ça  ira;  les  enrôlemens  sont  nombreux,  tout  le 
monde  veut  partir.  Mais  sais-tu  ce  qui  s'est  passé  dans 
les  prisons?  On  dit  qu'il  y  a  cinq  ou  six  mille  personnes  de 
tuées.  »  Le  Duc  d'Orléans  ne  se  trouble  pas  davantage.  «  Je 
suis  enchanté  de  ta  conduite,  écrit-il  à  Louis-Philippe,  colo- 
nel des  dragons  de  Vendôme  et  âgé  de  dix-sept  ans  ;  j'en  reçois 
des  complimens  de  tout  le  monde...  Tu  recevras  incessam- 
ment les  cent  louis  que  tu  m'as  demandés.  Tout  se  passe 
fort  bien  ici  et  est  parfaitement  tranquille.  Je  t'embrasse  de 
tout  mon  cœur.  » 

Tout  se  passe  fort  bien  ;  tout  est  tranquille  !  La  lettre  est  du 
27  juin  1791.  Et  le  retour  de  Varenne  avait  eu  lieu  le  221 

Leur  mère  essayait  encore  de  les  retenir,  au  moins  sur  le 
terrain   de    la    religion  ;     elle    s'efforçait,     en     s'aidant     des 


LA    JEUNESSE    DÉ    LOUlS-t'HiLII>Pfi.,  733 

conseils  du  grand-père  Penthièvre,  de  les  garder  bons  catho- 
liques, et  recevait  du  colonel  de  Vendôme  une  demi-satisfac- 
tion :  «  Je  ne  puis  parler  à  maman  que  de  mon  opinion  per- 
sonnelle, et  quel  que  soit  le  prix  que  j'attache  à  celle  de  mon 
grand-père,  non  seulement  je  n'ai  aucun  scrupule  d'aller  à  ma 
nouvelle  paroisse,  mais  je  regarde  ce  devoir  comme  absolument 
indispensable,  parce  que  je  crois  fermement  que  les  décrets 
n'ont  porté  aucune  atteinte  aux  dogmes  de  la  religion,  pour 
lesquels  j'aurai  toute  ma  vie  le  respect  le  plus  inviolable  ;  que 
je  regarde  toutes  les  opérations  de  l'Assemblée  comme  pure- 
ment temporelles  et  que  dans  cette  riiatière  je  ne  reconnaîtrai 
jamais  d'autre  autorité  que  celle  de  la  Nation.  Votre  éloigne- 
ment  pour  ces  principes  m'afflige  d'autant  plus  que  je  crains 
qu'il  ne  vous  éloigne  de  nous.  Mais  je  ne  doute  pas  qu»  ma 
chère  maman  ne  s'en  rapproche  et  qu'alors  elle  ne  rende  au 
tendre  et  respectueux  attachement  de  ses  enfans  la  justice 
qu'il  mérite  ;  en  particulier  celui  de  son  tendre  fils.  » 

Les  conseils  du  père  sont  autres.  Il  n'avait  pas  osé  parler  de 
franc-maçonnerie.  Mais  il  ne  permettait  pas  de  déserter  les 
clubs.  Un  jour  M"'"  de  Genlis  a  mené  le  Duc  de  Chartres  aux 
Gordeliers  :  il  y  a  vu  des  femmes  qui  interrompaient  les  ora- 
teurs, et  prenaient  la  parole  de  leur  place  :  en  quels  termes  ! 
avec  quelles  propositions! 

Louis-Philippe-Joseph  l'avait  fait  admettre  aux  Jacobins  : 
au  début,  aux  premiers  Jacobins,  quand  cette  réunion  était 
fréquentée  par  des  hommes  tels  que  M.  Mathieu  de  Montmo- 
rency et  M.  de  Biron. 

Le  jeune  adepte  montrait  d'ailleurs  peu  d'enthousiasme.  Les 
assistans  étaient  rares,  dit-il,  et  de  graves  décisions  étaient 
adoptées  par  peu  de  suffrages.  Les  séances  étaient  d'uH  mortel 
ennui. 

Mais  le  père  insistait.  Au  lendemain  du  décret  du  29  sep- 
tembre 1791  (contre  les  clubs)  il  écrit  au  colonel  de  Vendôme  : 
((  Je  ne  crois  pas  que  ce  décret  veuille  dire  grand'chose...  Mais 
je  crois  aussi  qu'on  cherchera  à  s'en  servir  pour  nous  donner 
quelque  désagrément.  Prenez  bien  vos  précautions,  mon  cher 
enfant,  ne  donnez  aucune  prise.  Mais  il  ne  faut  certainement 
pas  pour 'cela  cesser  d'aller  aux  Sociétés  des  Amis  de  la  Consti- 
tution 1  » 

Ainsi  les  soins  du  Duc  d'Orléans  et  ceux  de  M™»  de  Genlis 


734  REVUE    DES    DEUX    MONDES.^ 

avaient  obtenu  le  re'sultat  souhaité  (1).  L'éducation  est  com- 
plète. Quand,  —  en  1791,  —  le  sej:'ment  civique  sera  exigé,  le 
colonel  des  dragons  de  Vendôme  verra  partir  sans  regret  ses 
meilleurs  officiers  :  M.  de  Martin,  M.  de  Lagondie.  Lui-même, 
se  dépouillant  de  son  cordon  du  Saint-Esprit,  écrira  à  Beaujo- 
lais :  «  J'ai  bondi  de  joie  en  ôtant  la  bandoulière  aristocra- 
tique. » 

'       Il  garde  cependant  ses  épaulettes  de  colonel,  et  il  a  dix-huit 
ansi 

Lorsque  s'ouvre  la  période  révolutionnaire,  on  trouve  le  Duc 
de  Chartres,  à  son  rang  de  prince  du  sang,  dans  la  suite  du 
Roi.  Le  5  mai  1789,  il  se  rend  dans  le  cortège  royal,  à  l'ouver- 
ture des  États  généraux.  La  Reine  était  assise  à  la  gauche  du 
Roi  sur  un  trône  moins  élevé,  les  princesses  à  gauche  de  la 
Reine,  les  princes  à  droite  du  Roi,  les  pairs  sur  l'estrade  der- 
rière le  Roi  et  les  princes  :  salle  magnifique,  séance  belle  et 
solennelle,  sans  incidens,  mais  rendue  fort  longue  par  la  lec- 
ture d'un  Mémoire  de  M.  Necker.  Le  Duc  de  Chartres  est  rentré 
au  château  de  Versailles  entre  les  rangs  des  soldats  et  parmi 
les  acclamations  de  la  foule,  dans  la  voiture  du  Roi.  Le  soir,  il 
est  parti  pour  Saint-Leu. 

Il  est  encore  à  Saint-Leu,  le  22  juin,  dans  le  jardin  de  sa 
mère,  «  en  habit  de  coutil  :  »  arrive  un  ordre  du  Roi  d'être  le 
lendemain  matin  à  sept  heures  à  Versailles,  en  costume  de  pair. 
Il  trouve  le  Roi  tout  prêt,  au  bas  des  escaliers,  ses  voitures 
attelées,  attendant  que  les  députés  aient  consenti  à  prendre 
séance.  Il  faut  se  rappeler  que  cinq  jours  plus  tôt,  le  17  juin, 
sur  la  motion  de  Sieyès,  le  Tiers  Etat  s'est  déclaré  Assemblée 
nationale,  invitant  le  clergé  et  la  noblesse  à  se  joindre  à  lui, 
abrogeant  les  impôts  existans,  et  les  rétablissant  seulement 
pour  la  durée  de  l'Assemblée  nationale.  Le  Roi  avait  fermé  la 
salle  :  les  députés  s'étaient  rendus  au  Jeu  de  Paume  et  avaient 
prêté  le  fameux  serment. 

(1)  A  la  Législative,  il  avait  prononcé  ces  paroles  :  «  Je  ne  crois  pas  que  vos 
Comités  entendent  priver  aucun  parent  du  Roi  de  la  faculté  d'opter  entre  la  qua- 
lité de  citoyen  français  et  l'expectative  soit  prochaine  soit  éloignée  du  trône... 
Si  vous  adoptez  l'article,  je  déclare  que  je  déposerai  sur  le  bureau  une  renoncia- 
tion formelle  aux  droits  de  membre  de  la  dynastie  régnante  pour  m'en  tenir  à. 
ceux  de  citoyen  français.  Mes  enfans  sont  prêts  à  signer  de  leur  sang  qu'ils  sont 
dans  les  mêmes  sentimens  qu*?  moi.  »  (Fonds  Beugnot.) 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPB.i 


735 


Le  23,  le  Roi  a  cédé,  la  salle  est  ouverte  ;  mais  les  membres 
du  Tiers  Etat  discutent  avec  agitation  devant  la  porte.  D'abord, 
ils  ne  veulent  plus  porter  ce  nom.  Ils  sont  l'Assemblée  natio- 
nale, ou  tout  au  moins,  les  Communes  de  France,  comme  il  y 
a  des  Communes  en  Angleterre.  Ils  ne  veulent  pas  être  intro- 
duits et  installés  par  bailliages.  Ils  finissent  par  obtenir  gain 
de  cause,  accordant  seulement  ce  point  :  les  ordres  seront 
séparés,  le  clergé  et  la  noblesse  garderont  leurs  bancs. 

Le  Roi  attend,  dans  un  «  cabinet  »  du  rez-de-chaussée  de 
Versailles.  Il  a  admis  auprès  de  lui  ses  deux  frères,  ses  deux 
neveux  et  le  Duc  de  Chartres.  Celui-ci,  fatigué  d'être  debout, 
n'ose  pas  demander  la  permission  de  s'asseoir,  encore  moins  la 
prendre.  Il  raconte  que  les  autres  jeunes  princes  et  lui  ont  fini 
par  se  percher  sur  une  table,  les  jambes  pendantes,  derrière 
le  Roi.  Le  Roi  s'est  fait  apporter  un  fauteuil,  et  s'est  fait 
remettre,  pour  passerle  temps,  la  liste  des  députés.  Il  la  lit 
tout  au  long;  à  propos  des  noms  qu'il  connaît,  il  fait  des 
réflexions,  le  plus  souvent  peu  bienveillantes.  Il  répète  :  «  Que 
diable  celui-ci  ou  cet  autre  sont-ils  venus  faire  là?  » 

«  C'est  lui-même  pourtant,  pensait  le  jeune  prince,  colonel  de 
dragons  de  Vendôme,  qui  a  convoqué  cette  assemblée;  c'est  par 
son  ordre  que  le  peuple  l'a  élue.  Aimerait-il  mieux  qu'elle  ne  fût 
composée  que  d'inconnus?  Il  y'en  a  déjà  trop  de  cette  espèce.  » 

Ainsi  raisonnait  le  futur  Roi  des  Français,  entendant  les 
propos  de  Louis  XVI  sur  les  premières  élections  parlemen- 
taires! L'attente  dura  cinq  heures  (1). 

Vers  midi  seulement,  le  cortège  royal  se  met  en  marche  et 
traverse  la  ville.  Le  Roi  et  sa  suite  montent  sur  l'estrade,  dans 
la  salle  des  Etats  généraux.  La  Reine,  les  princesses  sont  de- 
meurées chez  elles;  M.  Necker  aussi.  Il  a  voulu  s'abstenir. 
Point  de  cris  de  :  «  Vive  le  Roi  I  »  comme  au  premier  jour. 
Point  de  spectateurs  étrangers.  Le  souverain  a  pris  une  grave 
décision.  Il  prononce  quelques  paroles;  puis  il  donne  ordre  de 
lire  la  Déclaration  dite  du  23  juin.  Les  arrêtés  du  17  juin  et 
des  jours  suivans  sont   cassés  ;  le  nom    d'Assemblée  nationale 

(1)  Il  est  possible  que  Louis-Philippe  n'ait  pas  saisi  toute  la  portée  des 
réflexions  du  Roi.  On  lit  dans  le  premier  volume  de  Taine  (p.  155,  citation  de 
Bûchez  et  Roux,  IV,  p.  39)  :  «  Le  Roi  disait  en  lisant  pour  la  première' fois  la 
liste  des  députés  :  Qu'aurait  pensé  la  nation,  si  j'eusse  ainsi  composé  les 
notables  de  mon  Conseil?  » 


736 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


interdit.  Des  assemblées  provinciales  seront  organisées  suivant 
un  nouveau  plan  et  des  États  généraux  tenus  tous  les  trois 
ans.  Le  Roi  se  retire  aussitôt,  ordonnant  aux  trois  ordres  de 
faire  de  même.  Le  Tiers  n'obéit  pas  et  M.  de  Brézé,  qui  apporte 
la  sommation  du  Roi,  reçoit  la  fameuse  réponse  de  Mirabeau  : 
«  Allez  dire  à  votre  maître  que  nous  sommes  ici  par  la  volonté 
du  peuple,  et  n'en  sortirons  que  par  la  force  des  baïonnettes.  » 

Que  se  passe-t-il  alors?  Ces  paroles,  le  Duc  de  Chartres  ne 
les  a  pas  entendues.  Il  était  parti,  avec  le  Roi  et  les  princes. 
Mais  la  suite  de  cette  célèbre  histoire  est  peu  connue;  et  il  en 
fut  témoin.  Il  a  vu  arriver  chezson  maître  M.  de  Brézé  «  tout 
hors  de  lui,  et  très  défait...  »  «  Le  Roi  pâlit  de  colère  :  il  dit, 
en  jurant  :  Qu'on  les  chasse!  et  se  retira  tout  de  suite  dans  ses 
appartemens  intérieurs  où  je  ne  le  suivis  pas.  »  Brézé  repart 
toujours  courant  et  dans  la  salle  des  Etats  ne  trouve  plus  per- 
sonne. Le  Tiers,  sans  discours,  avait  maintenu  ses  décisions, 
protesté  contre  la  déclaration  royale,  et  s'en  était  allé  au  plus 
vite. 

Le  Tiers  revint  le  24,  et  trouva  encore  la  porte  ouverte. 
Quelques  nouveaux  curés  et  la  noblesse  du  Dauphiné  se  joi- 
gnirent à  lui.  Le  25  juin  arrivèrent  aussi  47  nobles,  — et  non 
des  moindres,  — les  47  qui  se  mirent  ce  jour-là  à  la  suite  du 
Duc  d'Orléans,  Le  26  continua  l'arrivée  des  ecclésiastiques.  Et 
enfin  le  27,  vint  un  ordre  du  Roi  ;  il  cédait  au  mouvement  et  il 
enjoignait  au  clergé  et  à  la  noblesse  de  se  joindre  au  Tiers-Etat 
pour  former  l'Assemblée  nationale. 

Citons  une  autre  scène  de  la  Révolution,  beaucoup  plus  lon- 
guement racontée  dans  le  Journal,  et  dont  les  principaux  traits 
ne  peuvent  s'effacer  de  la  mémoire  d'un  lecteur. 

Le  5  octobre  1789,  le  Duc  de  Chartres  est  allé  avec  son  frère 
à  l'Assemblée;  ils  sont  assis  dans  la  tribune  des  suppléans. 
Il  est  parfaitement  faux,  quoi  qu'en  ait  dit  le  rapport  du 
Conseiller  Boucher  d'Argis,  dans  le  procès  intenté  à  leur  père 
devant  le  Parlement,  que  son  frère  et  lui,  de  cette  tribune, 
aient  crié  :  «  Ça  ira  !  »  La  vérité  est  qu'un  message  de  M™®  de 
Genlis,  apporté  par  un  cavalier,  lui  enjoignit,  —  enjoignit  à  ce 
colonel,  pair  de  France,  — devenir  la  retrouver  à  Passy,  et  de 
passer  par  Saint-Cloud  et  le  Bois  de.  Boulogne.  Il  évite  ainsi 
l'avenue  de  Paris  où  la  foule  arrive  par  la  montée  de  Sèvres, 
descend  de  Saint -Cloud  à  Suresnes,  passe  la  Seine,  et  enfin,  entre 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPrE.  737 

le  Rond  Mortcmart  et  la  Muette,  rencontre  un  groupe  de  femmes  : 
elles  reconnaissent  la  livrée  d'Orléans;  elles  crient  :  «  Où 
courez-vous  si  vite?  Vous  êtes  bien  pressé,  notre  grand 
Duc!  » 

A  Passy,  la  garde  nationale  lui  rend  les  honneurs.  ïra-t-elle, 
n'ira-t-elle  pas  à  Versailles?  La  compagnie  est  aussi  hésitante 
que  son  grand  chef  La  Fayette,  actuellement  encore  à  l'Hôtel  de 
Ville. 

11  fend  la  foule,  entre  dans  la  maison  où  M"'^  de  Genlis 
l'attend,  et  se  meta  la  fenêtre.  Le  flot  populaire  s'avance  gaie- 
ment. Les  marchands  de  coco  crient  :  «  A  la  fraîche!  »  Aux 
jours  de  grandes  eaux  de  Versailles,  la  route  de  Sèvres  est 
presque  aussi  animée.  Cependant  il  recueille  de  méchans  pro- 
pos, terribles  parfois,  contre  la  Cour,  surtout  contre  la  Reine. 
Le  retour,  à  la  nuit  tombante,  devient  sinistre.  Il  aperçoit  dans 
une  grande  voiture  marchant  au  pas,  le  Roi,  la  Reine, 
Madame  Elisabeth,  l'air  fort  calme.  Quelques  soldats  du  régi- 
ment de  Flandre  font  escorte,  mais  débordés  et  mêlés  à  la  foule. 
Tout  à  coup,  vision  d'horreur  :  une  tête  apparaît  portée  au  bout 
d'une  pique.  Et  il  a  vu,  au  milieu  des  éclats  de  rire,  un  perru- 
quier arraché  de  sa  boutique  et  contraint  de  friser  des  cheveux 
sanguinolens! 

Où  était  le  Duc  d'Orléans?  M'"'^  de  Boigne  prétend  qu'un 
cavalier  poudreux  excitait  et  dirigeait  la  foule  quand  elle  força 
la  grille  de  la  Cour  de  Marbre,  et  que  sa  femme  de  chambre, 
d'une  lucarne  de  la  bibliothèque,  reconnut  le  prince.  Légende 
peu  vraisemblable.  Lui-même  a  dit  avoir  voulu  se  rendre  le 
matin  à  l'Assemblée  et  n'avoir  pu  franchir  le  pont  de  Sèvres, 
un  poste  ayant  arrêté  et  menacé  d'un  coup  de  fusil  son  jockey 
anglais,  qui  poussait  en  avant,  sans  comprendre.  Et  son  fils 
assure  qu'il  demeura  tout  le  jour  à  Passy,  —  et  fit  bien,  —  sans 
réussir  à  désarmer  la  calomnie. 

Il  n'en  fut  pas  moins  invité  par  le  Roi,  après  un  procès 
commencé  devant  le  Parlement  et  étouffé,  à  se  rendre  en 
Angleterre.  La  Fayette  lui  transmit  la  commission  chez  M"^^  de 
Coigny.  Le  prétexte  était  une  mission  secrète  au  sujet  du 
Brabant  révolté,  appelant  l'Assemblée  nationale  à  son  aide  et 
peut-être  souhaitant  un  souverain.  Le  Duc  d'Orléans  demeura  à 
Londres  plus  d'un  an. 

Louis-Philippe,  arrivant  à  l'âge  d'homme,   a  la  bonne  for- 

TOMz  XLii.  —  1917.  47 


738  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tune  de  trouver   contre  la  politique  un   refuge  dans  l'armée. 

Son  ardeur  enfantine  pour  les  manifestations  civiques  s'est 
éteinte.  De  nouveaux  sentimens  se  sont  élevés  dans  son  âme  : 
la  passion  du  métier  des  armes  auquel  le  colonel  adolescent, 
dès  le  premier  jour,  avait  consacré  toute  son  intelligence,  et 
l'amour  de  la  patrie,  l'horreur  de  toute  connivence  possible 
avec  l'étranger.  Il  trouve  de  bons  exemples  parmi  les  généraux 
amis  de  son  père,-brillans  seigneurs  de  l'ancienne  Cour,  comme 
Biron,  comme  Montesquiou,  ayant  accepté  les  idées  nouvelles, 
et  couru  consacrer  leurs  talens  et  leur  vaillance  à  la  défense 
de  la  frontière  :  ils  y  demeurent  même  quand  les  troupes  ont 
pris  la  cocarde  républicaine.  Troupes  commandées  par  les  chefs 
de  l'ancienne  armée,  conservant  heureusement  bon  nombre  de 
ses  soldats,  et  fidèles  à  ses  traditions.  Il  veut  devenir  l'émule 
de  ces  généraux  patriotes,  avec  ou  sans  cordon  bleu.  Hélas!  il 
subira  bientôt  le  même  sort. 

Très  vite  la  politique  paternelle  l'avait  inquiété  :  le  premier 
enthousiasme  s'était  éteint.  Les  déclamations  des  Assemblées, 
dans  lesquelles  son  père  se  délectait,  étaient  pour  lui  sans 
intérêt.  Ce  n'est  pas  qu'il  dédaignât  les  événemens  politiques  : 
il  s'est  livré  à  leur  sujet  à  de  profondes  réflexions,  dont  nous 
fournirons  plus  loin  des  aperçus.  Il  est  honnête  homme,  et 
déteste  les  crimes;  il  est  plein  de  bon  sens,  et  se  désole  des 
fautes  et  des  faiblesses. 

Provisoirement,  la  Patrie  étant  en  danger,  le  plus  simple, 
le  plus  sûr  devoir  était  d'aller  se  battre  pour  elle.  Il  n'y  a  pas 
manqué.  Un  joli  mot  exprime  ses  sentimens  d'alors.  A  l'un  de 
ses' passages  à  Paris,  Robert  Keraglio,  collègue  de  son  père, 
familier  du  Palai.s-Royal,  lui  offre  un  siège  à  la  Convention. 
Le  Duc  d'Orléans  approuve  l'idée.  «  Oh!  non,  répond  Louis- 
Philippe  :  je  ne  troque  pas  contre  un  banc  la  selle  de  mon 
cheval.  » 

Le  boute-selle  fut  sonné  pour  le  bon  motif,  je  veux  dire  pour 
l'entrée  en  campagne,  en  1791.  Enfin!  s'écrie  le  jeune  colonel  : 
il  attendait  ce  beau  jour  à  Vendôme  depuis  deux  ans.  Lors  de 
la  prestation  du  serment  civique,  le  régiment  avait  perdu 
beaucoup  d'officiers.  M.  de  Martin,  M.  de  Lagondie  lui  disaient: 
«  Permettez  que  nous  prêtions  serment  au  Roi  en  même  temps 
au  h  la  loi.  »  Il  n'avait  pu  le  permettre.  Vingt  officiers  sur  vingt- 
fcuit  étaient  partis.  li  lui  restait  sept  officiers  «  de  fortune  » 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE. 


139 


et  deux  cent  quarante  dragons.  Mais  tout  va  bien,  puisqu'on 
part  pour  la  frontière!  La  colonne  suit  les  longues  routes  de 
Beauce  et  pénètre  en  triomphe  dans  les  petites  rues  de  Chartres; 
la  foule  applaudit.  Pendant  une  halte  à  Paris,  le  colonel  court 
à  Bellechasse  :  il  trouve  le  salon  de  M"'«  de  Genlis  plein  de 
députe's  :  Pétion  entre  autres,  à  qui  elle  marque  une  estime 
particulière.  Il  part  à  la  hâte,  ravi  d'entraîner  comme  adjudant- 
major,  son  frère  Montpensier,  âgé  de  seize  ans.  Le  colonel 
en  avait  dix-huit. 

En  1792,  soixante  mille  hommes  sont  réunis  à  Valenciennes, 
Maubeuge  et  Sedan,  autour  de  Luckner,  «  un  bon  vieux 
hussard  (ce  mot  est  de  Louis-Philippe)  aimant  la  guerre,  » 
sachant  peu  le  français.  «  Vous  avez  carte  blanche,  lui  dit  un 
jour  le  ministre  Lajard.  —  Carte  blanche!  Que  diable  voulez- 
vous  dire?  »  répondait  le  vieux  soldat  interloqué. 

Au  20  juin  1792,  grand  émoi  dans  les  camps.  La  Fayette 
s'est  rendu  à  Paris;  il  a  protesté  bravement  contre  l'invasion 
des  Tuileries,  et  réclamé  par  pétition  la  fermeture  des  Clubs. 
Il  est  revenu  suspect,  avec  l'ordre  de  s'en  aller  à  Sedan.  En 
route,  à  la  Capelle,  il  s'est  arrêté;  il  a  envoyé  Duport  offrir 
au  Roi  de  le  rejoindre  :  c'est  le  2  juillet,  dernier  mois  de  la 
monarchie.  Louis  XVI  a  refusé.  La  Fayette  proscrit  a  dû  fuir 
à  Sedan,  et  les  Autrichiens  l'ont  enfermé  dans  la  citadelle 
d'Olmutz. 

Le  10  août,  le  peuple  de  Paris  achève  la  ruine  du  vieil 
édifice  :  le  Roi  est  enfermé  au  Temple.  Mais  le  12  août,  aux 
armées,  c'est  Valmyl  Dumouriez  a  tout  sauvé  en  tenant  ferme 
dans  l'Argonne.  Le  camp  de  la  Lune  a  été  levé;  et  Kellermann 
qui  courait  à  Sommesuippe,  pensant  trouver  Brunswick  en 
marche  sur  Paris,  n'aperçoit  plus  personne  :  l'ennemi  a  re- 
broussé chemin.^ 

Dès  lors,  et  pendant  quelques  mois,  Paris  a  été  oublié  par 
le  prince  ;  l'activité  guerrière  a  absorbé  son  attention  et  ses 
forces;  et  la  joie  de  vaincre  l'envahisseur  a  enivré  son  âme. 
Avoir  la  passion  de  l'art  militaire,  en  avoir  compris  la  grandeur 
et  pénétré  les  secrets,  aux  côtés  d'un  chef  plein  de  génie;  être 
général  avant  vingt  ans,  et  le  meilleur  général  de  l'armée,  au 
dire  de  ce  chef:  n'était-ce  pas  de  quoi  enchanter  son  âme  et 
occuper  toutes  ses  facultés?  —  L'ennemi  lui  fait  oublier  les  fac- 
tions et  les  intrigues  1 


740  REVUE    DES    DEUX  MONDES* 

II  suit  Dumouriez  dans  les  Flandres;  échange  le  comman- 
dement de  la  brigade  des  dragons  Chartres,  contre  une  lieute- 
nance  générale.  A  Jemraapes,  c'est  lui,  à  n'en  pas  douter,  qui 
a  assuré  la  victoire. 

On  avait  organisé,  à  Chàlons,  les  demi-brigades;  la  vieille 
troupe  de  ligne  était  placée  au  centre  pour  soutenir  les  volon- 
taires. ({  En  avant,  Navarre  sans  peur  !  »  criait  le  vieux  comman- 
dant Blanchard.'  On  n'avait  jamais  pu  l'en  déshabituer.  «  Et 
nous,  Auvergne  sans  reproche  !  »  répondaient  d'autres  vieux 
soldais.  L'ardeur  était  unanime,  et  ces  anciens  cris  de  guerre 
ne  détonnaient  pas  au  milieu  des  «  Ça  ira,  »  de  la  troupe 
nouvelle. 

Dans  ses  souvenirs,  Louis-Philippe  revoit  le  champ  de 
bataille  de  Jemmapes  :  quelle  peine  pour  débrouiller  et  ranger 
ses  demi-brigades I  Mais  sa  division  occupe  le  plateau,  et 
s'empare  de»  redoutes  en  face  de  Mons,  Ferrand  l'appuie  à 
gauche,  débouchant  du  village  de  Cuesmes.  Quel  beau  jour! 
Patrie,  nouvelles  et  généreuses  idées  emplissant  les  cœurs  :  et 
devant  les  yeux  l'ennemi  en  déroute  I 

Ce  bonheur  avait  peu  duré.  L'année  1792  finissait  mal. 
Moins  d'ordre  et  de  discipline  dans  l'armée.  Il  assiste  à  de 
ridicules  élections, d'officiers  :  un  garçon  d'hôtel,  nommé  capi- 
taine, commande  un  jour  :  a  Sauve  qui  peut!  »  croyant  fort 
sincèrement  bien  faire.  Les  volontaires  de  92,  troupe  révo- 
lutionnaire que  Louis  XVI  avait  refusée,  étaient  loin  de  valoir 
ceux  de  91. 

Dumouriez  l'avait  envoyé  assiéger  Maëstricht,  inutilement, 
sous  les  ordres  du  médiocre  Miranda.  Après  l'échec  de 
Neervvinden,  l'armée  abandonnant  la  Hollande  s'était  repliée 
devant  le  prince  de  Cobourg  et  son  lieutenant  Quasdanovitch, 
jusqu'à  de  nouvelles  lignes  voisines  de  Tournai. 

C'est  là  que  l'odieuse  politique,  évitée  au  profit  des  camps, 
vint  poursuivre  le  jeune  prince  patriote.  Elle  l'amena  à  fuir 
l'armée  qu'il  aimait,  où  il  s'était  réfugié;  elle  l'y  contraignit 
comme  La  Fayette,  comme  Montesquiou  et  tant  d'autres.  Elle 
l'arracha  de  la  selle  de  son  cheval,  préférée  avec  taijt  de  raison 
et  d'honneur  aux  bancs  des  assemblées  politiques. 

Une  catastrophe,  hélas I  trop  prévue,  va  fondre  sur  la  tête 
du   Duc  de  Chartres  et  de   ses  frères  :  une  honte,  une  tache 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILlPPÉ.  141 

infligée  par  leur  propre  père.  Ils  ont  toujours  aimé  ce  père 
fastueux,  léger,  aimable,  très  affectueux.  Ils  ont  abondé  gaie- 
ment dans  ses  idées,  avec  le  sans-souci  et  la  générosité  de  leur 
âge,  riant  de  leurs  dignités,  et  oublieux  de  leur  fortune.  Mais 
le  roi  est  en  prison  ;  et  un  crime  se  prépare. 

Que  peut-on  attendre  du  Duc  d'Orléans,  mal  conseillé,  mal 
entouré  et  faible  ?  —  A  l'armée,  le  Duc  de  Chartres  est  dévoré 
d'inquiétude.  Que  n'a-t-il  pu  le  garder  avec  lui  à  la  guerre, 
l'éloigner  des  clubs  et  des  assemblées?  Orléans  en  avait  le 
désir;  mais,  en  1791,  Lonis  XVI  avait  obstinément  refusé  un 
commandement  h  son  cousin.  Il  était' alors  venu  à  Maubeuge, 
en  volontaire,  amenant  avec  lui  le  petit  Beaujolais,  le  faisant 
assister  au  combat  de  Wevelghem.  11  avait  voulu  aussi  suivre 
Luckner  à  Metz,  Mais  le  Roi  avait  défendu  au  vieux  maréchal 
de  recevoir  le   Duc  d'Orléans. 

Pendant  que  Louis-Philippe  se  livrait  tout  entier  à  ses 
devoirs  de  soldat,  son  père,  rentré  à  Paris,  s'abandonnait,  sans 
défense,  à  ses  camaraderies  et  à  ses  habitudes.  On  allait  tous 
les  jours  à  la  Convention,  tous  les  soirs  au  théâtre.  De  cette 
routine,  de  cette  manie  persévérante  en  des  temps  si  troublés 
il  existe  de  curieux  exemples.  Quand  les  Girondins  devinrent 
suspects  au  31  mai  1793,  il  fut  décrété,  jusqu'à  nouvel  ordre, 
que  chacun  serait  suivi  d'un  gendarme.  Vergniaud  échappe  à 
son  gendarme,  sort  de  Paris,  arrive  sur  les  hauteurs  de  Saint- 
Cloud.  Là  il  se  retourne  :  la  nuit  tombe  sur  la  grande  ville,  les 
flambeaux  et  les  lanternes  s'allument;  c'est  l'heure  de  l'Opéra, 
tous  les  autres  vont  s'y  rendre...  A  cette  pensée,  la  tristesse 
l'accable.  Héros  en  même  temps  que  maniaque,  il  descend  à  la 
hâte  dans  Paris,  va  chercher  son  gendarme,  et  court  ainsi 
accompagné  au  théâtre  ! 

En  décembre  1792,  Louis-Philippe,  ayant  obtenu  un  congé 
de  quelques  jours,  allait  voir  son  père  à  Paris. 

Le  Duc  d'Orléans  est  devenu  Philippe-Egalité;  le  Palais 
Royal,  Palais-Égalité. 

Le  prince  conventionnel  habite  encore  ce  palais,  alors  que 
toutes  les  demeures  des  princes,  ses  parens,  sont  désertes  ou 
envahies  par  des  intrus,  et  que  le  Roi  est  prisonnier  au  Temple. 

A  la  vérité  ce  Palais  Royal  ne  ressemblait  guère  à  ce  qu'il 
était  encore  lorsque  Camille  Dèsmoulins  dépouillait  de  leurs 
feuilles  vertes  les  arbres  du  jardin  et  distribuait  cet  emblème 


742  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

à  la  foule.  Les  antichambres  vides,  sans  serviteurs,  sans 
solliciteurs,  résonnent  sous  les  pas  du  jeune  vainqueur  de 
Jemmapes. 

Les  tapisseries  des  Gobelins  et  de  Beauvais,  les  portraits  des 
plus  illustres  personnages  peints  à  partir  du  siècle  de  Glouet, 
par  Philippe  de  Champagne,  Rigaud,  Nattier,  M™«  Lebrun, 
David,  le  grand  tableau  entre  autres  qui  représente  les  enfans 
au  pavillon  de  Bellechasse,  avec  Paméla  et  M™^  de  Genlis, 
n'ornaient  plus  les  murs.  Les  vaisselles  d'argent,  chefs-d'œuvre 
de  Germain,  les  boîtes  ornées  de  délicieuses  miniatures,  images 
des  princesses  et  des  enfans  de  la  famille,  tous  ces  trésors  de  la 
maison  d'Orléans  avaient  été,  malgré  la  confiance  affectée  par 
le  maître  en  le  nouveau  régime,  portés  en  des  lieux  plus  sûrs., 

Égalité  est  fort  appauvri  :  la  fille  du  Duc  de  Penthièvre 
s'est  séparée  de  lui  après  «  un  concordat  désastreux.  » 

Le  jeune  général  aperçoit  son  père,  et  son  cœur  s'émeut. 
Toutes  les  fautes,  et  même  le  crime  final,  n'ont  jamais  effacé 
chez  les  enfans  du  Duc  d'Orléans  le  souvenir  de  sa  bonté  et  de 
son  affection  paternelle. 

Il  est  là,  dernière  épave  de  l'ancienne  monarchie,  premier 
espoir  de  \^  Révolution,  abandonné  des  deux  côtés,  «  isolé,  » 
disent  des  notes  de  son  fils,  «  par  la  politique...  Je  le  défends 
quand  je  puis...  Je  gémis  de  ce  que  je  ne  puis  défendre...  Per- 
sonne n'avait  voulu  le  porter  au  trône  et  Dieu  sait  que  lui- 
même  n'y  pensait  pas  davantage...  »  «  Il  n'y  a  jamais  eu  de 
parti  d'Orléans...  Tous  voulaient  s'affranchir  du  soupçon  d'être 
ses  partisans.  Les  scélérats  l'ont  envoyé  à  l'échafaud  quand  il 
n'était  plus  qu'un  embarras,  un  moyen  d'attaque  I  »  Telle  était 
la  destinée  de  ce  prince  applaudi  naguère.  11  était  un  embarras, 
après  avoir  été  un  instrument  ;  et  cela,  toujours  aux  mains  des 
mêmes  personnes  ;  il  ne  savait  pas  se  dégager  d'elles. 

Dans  le  palais  presque  désert,  le  dîner  a  lieu  avec  les  rares 
fidèles  :  le  petit  Beaujolais,  Biron,  une  femme  dont  la  liaison 
avec  le  Duc  d'Orléans  était  avouée  et  que  ses  enfans  appellent 
la  dame  de  la  rue  Bleue  ;  elle  avait  de  bons  sentimens  et 
essayait  d'exercer  sur  le  prince  déchu  une  salutaire  influence.; 

Le  fils  a  le  soir  un  entretien  suprême  avec  son  père  :  c'est 
en  ces  jours  de  décembre  1792  qu'il  le  vit  pour  la  dernière 
fois.  «  Pourquoi  siégez-vous  à  la  Montagne?  —  Tous  les 
autres  groupes  depuis  1789  m'ont  repoussé  :  j'ai  pourtant  tout 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE.i  743 

abandonné,  titres  et  argent.  —  Renoncez  à  la  Convention, 
allez  vivre  en  Angleterre,  pays  que  vous  aimez.  —  C'est 
impossible.  —  Ou  bien  en  Amérique?  —  Des  plantations, 
des  nègres!  Comme  Washington!  Oh!  non.  Ici  du  moins  on  a 
l'Opéra.  » 

Et  il  y  entraîne  son  fils.  Pas  un  soir  il  ne  manquait  d'aller 
au  théâtre.  A  la  fm  de  la  soirée,  une  actrice,  un  drapeau  à  la 
main,  chante  les  couplets  fameux  de  la  Marseillaise  : 

Amour  sacré  de  la  Patrie 

Conduis,  soutiens  nos  bras  vengeurs. 

Le  public  acclame.  Le  jeune  général  se  sent  ému.  Il  regarde 
son  père  :  Philippe-Egalité  dormait. 

Le  lendemain,  il  le  suit  à  la  Convention  et  va  s'asseoir  dans 
les  tribunes.  Citons  ici  quelques  lignes  de  ses  notes  : 

«  Mon  Dieu,  est-ce  là  l'Assemblée  qui  va  régler  sans  frein 
les  destinées  de  la  France?... 

«  ...Il  était  impossible  de  ne  pas  distinguer  son  père,  tant  sa 
contenance  simple  et  noble  et  sa  tenue  toujours  soignée  faisait 
contraste...  Leurs  costumes  plus  que  négligés  se  ressentaient 
de  l'esprit  d'une  époque  où  la  grossièreté  passait  pour  une  vertu 
républicaine.  » 

Lors  d'un  précédent  voyage,  il  avait  vu  Marat  monter  à  la 
tribune,  un  foulard  sale  autour  de  la  tête.  Marat  demandait  un 
verre  d'eau.  <(  Apportez,  lui  crie  quelqu'un,  un  verre  de  sang!  » 
Marat  était  venu  dénoncer  les  Brissotins.  Personne  ne  Técoute. 
Il  appuie  sur  sa  tempe  le  canon  d'un  pistolet.  Nous  imaginons 
une  scène  de  terreur  :  ce  ne  fut  qu'une  scène  grotesque.  De 
toutes  parts  éclataient  les  rires  et  les  huées.  On  se  moquait  de 
Marat,  dont  les  restes  devaient  être  quelques  mois  plus  tard 
portés  au  Panthéon  ! 

Cependant,  le  Roi  est  prisonnier  au  Temple  et  va  être  mis 
en  jugement.  Le  jeune  prince,  toujours  plein  de  respect  et 
d'affection  pour  son  père,  mais  saisi  d'une  affreuse  angoisse,  le 
questionne  franchement.  «  Ne  crains  rien,  répond  celui-ci;  il 
est  otage  pour  notre  sécurité  et  aussi  pour  la  sienne.  Il  retrou- 
vera sa  liberté  à  la  paix.  —  Et  si  vous  aviez  à  le  juger?  —  Je 
me  récuserais.  » 

Le  Duc  de  Chartres  rejoint  donc  sa  brigade  en  Flandre.  Il 


744  BEVUE   DES    DEUX   MONDESa 

est  pressé  de  reprendre  son  métier  de  soldat.  Mais,  toujours 
mortellement  inquiet,  il  prie  son  frère  Monlpensier  d'aller  le 
remplacer  à  Paris.  Il  fait  plus,  il  pense  avoir  trouvé  un  moyen 
d'arracher  son  malheureux  pore  de  la  Convention  ;  et  il  l'essaie 
aussitôt. 

Au  moment  où  va  commencer  le  procès  du  Roi,  un  décret 
est  proposé  pour  exiler  les  membres  de  sa  famille.  C'est  peut- 
être  le  salut.  Il  sait  quelle  peine  il  aurait  eue  à  décider  son  père 
à  partir  :  l'Angleterre,  —  aimée  du  duc  d'Orléans,  —  lui  est 
fermée.  La  force  seule  pourra  le  conduire  aux  Etats-Unis 
d'Amérique,  dernier  asile  qui  lui  soit  ouvert. 

Le  déèret  n'est  pas  volé  encore  ;  mais  Louis-Philippe  le  croit 
voté,  et  veut  se  sacrifier  lui-même  sans  retard  pour  brusquer 
les  choses,  et  sauver  son  père.  11  écrira  au  Président  de  la 
Convention  qu'obéissant  à  ses  ordres  sans  délai,  il  va  quitter 
l'armée,  et  entraîner  les  siens  dans  son  exil.  «  Je  regardais, 
a-l-ii  écrit,  ce  décret  de  bannissement  comme  un  coup  du 
ciel.  » 

Mais  le  ciel  en  décida  autrement. 

Malheureusement,  les  choses  n'étaient  pas  aussi  avancées 
que  Louis-Philippe  le  pensait.  Le  décret  n'était  pas  voté.  Le 
vote  était  demandé  seulement  par  les  Girondins. 

<(  Nous  sortons,  disait  Buzot  (1),  d'un  long  esclavage...  Vous 
avez  immolé  Louis  XVI  à  la  sûreté  publique.  Vous  devez  à  cette 
sûreté  le  bannissement  de  sa  famille.  La  liberté...  veut  éteindre 
tout  espoir  de  royauté,  effacer  toute  image  qui  pourrait  en 
rappeler  le  souvenir...  Si  Philippe  aime  la  liberté,  s'il  l'a  servie, 
qu'il  achève  son  sacrifice  et  nous  délivre  de  la  présence  d'un 
descendant  des  Capets. 

a  ...  Je  demande  que  Louis-Philippe  et  ses  fils  aillent  porter 
ailleurs  les  malheurs  d'être  nés  près  du  trône.  » 

A  la  Montagne,  tant  d'empressement  provoquait  des  soup- 
çons. Saint-Just  répond,  et  entre  les  deux  orateurs  se  livre  un 
assaut  de  la  pi  us  affreuse  déclamation. 

...  «  Brutus  chassa  les  Tarquins.  Mais  ici  je  ne  sais  pas  si 
on  ne  chasse  pas  les  Bourbons  pour  faire  place  à  d'autres 
Tarquins...  Rome  avait  des  Brutus  :  je  n'en  vois  pas  ici...: 
J'attends  Gatilina  avec  son  armée.  J'abhorre  tous  les  Bourbons, 

(l)  Moniteur  du  18  dérembre  i792. 


La   JËUNESSB    de    LOUIS-PUILiPPE.-  l4o 

Je  demande  qu'on  les  chasse  tous,  excepté  le  Roi  :  vous  savez 
pourquoi.  (On  applaudit.)  » 

Et  cetera.  Gela  voulait  dire  :  u  Je  suis  d'avis  d'ajourner  la 
proposition.  »  Barrère  voulut  l'amender,  joindre  aux  Bourbons 
exilés  Roland  et  Pache.  Un  autre  fit  rem-arquer  qu'elle  méritait 
plus  d'attention,  un  des  Gapets  se  trouvant  être  représentant  du 
peuple.  Bref,  elle  fut  ajournée.  Mais  Louis-Philippe  ne  lo  savait 
pas,  lorsque  de  Tournai,  il  écrivit  au  Président  de  la  Convention, 
la  lettre  que  voici  : 

«  J'apprends  par  les  journaux  qu'un  décret  nous  enjoint  de 
ilous  éloigner  de  la  France,  et  de  quitter  ses  armées.  Quelle 
que  soit  l'amertume  de  mes  regrets,  en  me  séparant  de  mes 
compagnons  d'armes,  je  désire  informer  la  Convention  natio- 
nale de  mon  entière  soumission  à  ce  qu'elle  a  cru  devoir  pres- 
crire dans  l'intérêt  du  repos  de  la  France  et  de  la  consolidation 
de  la  liberté  glorieusement  conquise  par  elle.  Etranger  à  tous 
lôs  partis,  animé  d'un  dévouement  à  la  Patrie  et  à  la  cause 
sacrée  de  la  liberté,  égal  à  celui  dont  mon  père  a  donné  tant  de 
preuves,  j'emporterai  sur  la  terre  étrangère,  avec  l'espoir  que 
des  temps  plus  propices  me  rouvriront  les  portes  de  la  France, 
le  souvenir  si  consolant  pour  moi  qu'avant  de  la  quitter  j'ai 
eu  le  bonheur  de  combattre  pour  elle,  et  de  concourir  à  la 
délivrer  de  l'invasion  étrangère  dont  elle  vient  de  triompher!  » 

Quel  contraste  entre  cet  honnête  langage,  et  la  rhétorique 
pitoyable  de  la  Gironde  et  de  la  Montagne! 

Il  prend  toutes  précautions  pour  que  sa  lettre  soit  remise 
en  propres  mains  au  Président,  lue  par  conséquent  par  celui-ci 
à  l'Assemblée,  et  publiée  dans  le  Moniteur.  Après  cela,  il  n'y 
aura  plus  d'hésitation  possible. 

Comme  il  veut  forcer  la  main  à  son  père,  il  prend  les  plus 
grands  soins  pour  ne  le  point  avertir  de  sa  démarche.  Il  envoie 
à  Paris  son  valet  de  chambre  Gardanne  en  qui  il  a  toute 
confiance;  il  règle  le  voyage  de  façon  que  celui-ci  arrive  le 
matin,  avant  neuf  heures.  Gardanne  ne  se  montrera  ni  au 
Palais-Royal,  ni  aux  écuries  de  la  rue  Vivienne  avant  d'avoir 
accompli  son  message  :  il  ira  tout  droit  à  la  Convention.  Le 
prince  sait  que  son  père,  régulier  dans  ses  habitudes,  n'y 
parait  jamais  avant  midi. 

Mais  ce  jour-là  est  précisément  le  18  décembre  1192,  jour 
fixé  pour  discuter  l'ajournement  du  décret;  le  Duc  d'Orléans 


746  REVUE    DES    DEUX   MONDES.i 

n'a  pas  voulu  assister  à  la  séance  où  son  sort  et  celui  des  siens 
va  être  débattu;  et  pour  un  motif  quelconque,  il  a  voulu  passer 
à  la  Convention  le  matin.  Le  fidèle  serviteur  est  occupé  à 
demander  accès  au  cabinet  du  Président  quand  une  voix  bien 
connue  l'appelle  :  «  Hél  que  faites-vous  ici,  Gardanne?  Mon  fils 
est-il  donc  à  Paris?  »  Le  voici  obligé  de  tout  dire.  Il  est  envoyé 
de  Tournai.  Il  a  une  lettre  à  remettre  au  prince;  mais  d'abord 
une  autre  lettre  à  faire  parvenir  au  Président.  «  Donnez,  don- 
nez, je  me  charge  de  cela.  »  Et  le  message  ne  fut  pas  accompli  1 

Montpensier  écrit  à  Chartres  que  leur  père  parla  le  soir  de 
l'incident,  sans  humeur  :  «  il  n'en  avait  jamais!  » 

M"'^  de  Genlis  raconte  que  le  Duc  de  Chartres,  «  tombé  dans 
le  plus  grand  découragement  après  la  mort  du  Roi,  »  se  serait 
décidé  à  écrire  à  la  Convention,  la  priant  d'approuver  son 
projet  de  quitter  la  France.  Sur  ce  projet  il  aurait  consulté  son 
père;  et  le  Duc  d'Orléans  aurait  répondu  :  «  Cette  idée  n'a  pas 
de  sens  :  n'y  plus  penser.  » 

M™''  de  Genlis  ne  se  trompe  pas  sur  les  sentimens  des 
deux  princes.  Mais  elle  commet  une  erreur  de  date  :  aucun 
doute  n'est  possible  sur  celle  du  18  décembre  1792.  C'est  avant 
le  procès  de  Louis  XVI  que  Louis-Philippe,  regardant  le  décret 
de  bannissement  comme  un  coup  du  ciel,  voulut  partir  le 
premier,  afin  d'entraîner  son  père,  et  de  l'arracher  à  ce  tri- 
bunal fatal  où  ce  malheureux  allait  siéger  et  voter!  Le  fils 
clairvoyant  et  courageux  tentait  un  effort  désespéré  pour  pro- 
téger le  père  contre  sa  faiblesse  trop  connue. 

Mais  aucun  effort  ne  pouvait  l'emporter  contre  la  volonté 
entêtée  de  rester  à  Paris.  Voici  un  brouillon  de  discours  écrit 
un  peu  plus  tard,  après  la  mort  de  Louis  XVI,  par  le  Duc 
d'Orléans  et  destiné  à  la  Convention  (1)  : 

«  A  la  fin  d'octobre  1789,  La  Fayette,  sur  les  sentimens 
duquel  j'étais  abusé,  ainsi  que  presque  tous  les  Français, 
m'engagea  à  m'éloigner  pour  quelque  temps  de  France,  Aujour- 
d'hui, mêmes  discours,  mêmes  moyens.  Je  retrouve  toutes  les 
mêmes  choses,  excepté  la  plate  et  froide  figure  de  La  Fayette., 
Moi  et  mes  enfans,  nous  nous  soumettrons  toujours  sans  mur- 
murer. Nous  ne  serons  jamais  que  de  simples  citoyens  français, 
ou  bien  rien.  » 

(1)  Fonds  Beugaot. 


LÀ    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE.  T47 

Ou  bien  rien  :  cela  est  écrit  peu  de  mois  avant  sa  pi^^pre 
condamnation  à  mort  1 

Sa  dernière  tentative  ayant  échoué,  Louis-Philippe,  du 
moins,  supplie  Montpensier  de  demeurer  au  Palais  Royal  et 
de  veiller  sur  leur  père.  Il  y  demeura  jusqu'en  février.  «  Ses 
opinions,  a  écrit  le  frère  aine  (bien  changées  depuis)  étaient 
plus  voisines  de  celles  de  mon  père  que  des  miennes.  » 

Rien  ne  put  empêcher  la  catastrophe. 

Montpensier  dine  au  Palais  Royal  la  veille  du  vote.  Lui  et 
la  dame  de  la  rue  Bleue  implorent  et  protestent.  «  Rassurez- 
vous,  répond  invariablement  Orléans.  Non,  je  ne  ferai  pas 
cela.  Je  ne  puis  pas  le  faire.  Je  suis  incapable  d'une  pareille 
action,  et  d'ailleurs  je  n'irai  pas  à  la  Convention.  »  Le  fils, 
l'amie  se  retirent  sans  trop  de  crainte.  Le  matin  deux  députés 
arrivent.  Ce  sont  des  collègues,  habituellement  assis  auprès 
d'Egalité  pendant  les  séances  et  qu'il  aime  retrouver  à  ses  côtés. 
L'un  d'eux  est  son  conseil,  son  avocat  dans  ses  affaires  de 
fortune.  Ils  viennent  le  chercher.  Ils  triomphent  de  ses  hési- 
tations. 

Quand  Montpensier^  suivant  sa  coutume,  vient  assister  à  la 
toilette  de  son  père,  on  lui  dit  que  le  prince  est  sorti  avec 
MM.  Merlin  et  Treilhard.  Orléans  s'est  défendu  encore;  il  ira; 
soit,  mais  il  ne  votera  pas...  Funeste  influence  des  groupes  et 
des  camaraderies  parlementaires  !  Tyrannie  exercée  par  des 
figures  qui  prennent  l'air  indigné,  ou  offensé,  ou  stupéfait,  à 
l'annonce  d'une  résolution  !  Il  faut  souvent,  au  Parlement,  se 
fâcher  pour  suivre  son  propre  avis  ;  il  faut  braver  des 
reproches  et  l'accusation  d'abandonner  ses  amis.  Mais  si  une 
scène  de  couloirs  explique  à  la  rigueur  une  faiblesse,  elle 
n'excuse  pas  un  crime.  A  quel  sentiment  cet  homme  a-t-il  pu 
obéir?  Ce  n'est  pas  l'ambition;  il  devait  en  être  guéri.  Son  fils 
nous  assure  que  jamais  personne  n'a  songé  à  lui  pour  la  royauté 
et  qu'à  proprement  parler,  il  n'avait  point  de  parti.  Ce  n'est 
pas  non  plus  la  rancune.  Le  titre  d'amiral,  tant  souhaité  et 
refusé  par  le  Roi,  avait  fini  par  lui  être  accordé  le  16  sep- 
tembre 1791  ;  le  18  janvier  1792,  Bertrand  de  MoUeville  lui  en 
avait  apporté  la  nouvelle.  Il  est  à  remarquer  cependant  que  le 
brevet  ne  lui  avait  pas  été  délivré,  et  le  fut  seulement  par 
Monge,  le  28  janvier  17931  D'autre  part,  Louis-Philippe-Joseph 
n'était  pas  méchant;  l'amour  de  tous  ses  enfans  en  est  garant. 


748  '  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Il  n'était  pas  lâche;  il  marcha  quelques  mois  plus  tard,  sans 
faiblir,  au  dernier  supplice.  On  est  réduit  à  expliquer  un  acte 
monstrueux  par  de  petites  raisons,  puissantes  sur  un  caractère 
faible  :  la  tyrannie  de  l'habitude  chez  un  Parisien  que  les 
émeutes  et  les  ruines  ne  pouvaient  éloigner  de  son  banc  au 
Parlement  le  matin,  de  son  fauteuil  à  l'Opéra  le  soir;  la  cama- 
raderie, d'autant  plus  impérieuse  que  le  nouveau  camarade 
s'est  donné  plus  de  peine  afin  de  faire  oublier  aux  autres  son 
origine,  et  de  se  ranger  à  leur  niveau... 

Il  vola...  A  peine  les  poignées  de  main  et  les  accolades 
refroidies,  il  revint  désolé.  On  l'imagine  rentrant  dans  son 
palais. 

Montpensier,  atterré  des  le  matin  à  la  nouvelle  du  départ 
du  Duc  d'Orléans  avec  ses  deux  collègues,  et  prévoyant  un 
désastre,  avait  été  s'enfermer  dans  sa  chambre  où  il  resta  tout 
le  jour.  «  Mon  père  (je  cite  ici  le  journal)  l'envoya  chercher.  Il 
le  trouva  fondant  en  larmes,  assis  devant  son  bureau,  et  les 
deux  mains  sur  ses  yeux.  «  Montpensier,  lui  dit-il  en  tanglo- 
«  tant,  je  n'ai  pas  le  courage  de  te  regarder.  »  Mon  frère  m'a 
dit  qu'ayant  lui-même  perdu  la  parole,  il  avait  voulu  l'embrasser 
et  que  mon  père  s'y  était  refusé,  en  disant  :  «  Non,  je  suis 
«  trop  malheureux.  Je  ne  conçois  plus  comment  j'ai  pu  être 
«  entraîné  à  ce  que  j'ai  fait.  » 

«  Et  ils  restèrent  longtemps  dans  cette  position  sans  pro- 
férer une  parole  de  plus  1  » 

II.    —   CONVERSATIONS   AVEC   DANTON    ET    DUMOURIKZ 

Après  cette  catastrophe  commence  pour  le  Duc  de  Chartres 
une  période  cruelle.  Que  fera-t-il?  Il  veut  servir  encore,  servir 
plus  que  jamais  :  c'est  le  meilleur  refuge  dans  les  embarras  de 
la  politique.  C'est  l'honneur  retrouvé,  après  la  chute  paternelle.- 
Il  avait  eu  ce  pressentiment  dès  le  début  de  la  Révolution  ;'il 
s'était  promis  à  lui-même  de  n'avoir  pas  d'autre  ambition.  Bien 
plus,  il  avait  pris  à  cet  effet  un  engagement;  et  cela  dans  de 
terribles  circonstances. 

Il  était  venu  à  Paris,  récemment  nommé  lieutenant  général, 
désirant  ne  point  changer  d'armés  g"  demeurer  aux  côtés  de 
Kellermann.  C'était  en  1792,  peu  de  jours  après  les  massacres 
de  septembre.  Il  va  chez  Servant,  ministre,  de  la  guerre,  pour 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE. 


149 


présenter  sa  requête.  Il  trouve  Servant  couché,  malade,  la  tôle 
dans  un  bonnet  de  coton,  orné  d'un  larj^c  nœud  de  ruban 
jaune,  —  une  fontange,  disait-on  alors,  —  et  de  fort  mauvaise 
humeur.  Il  éprouve  un  refus  très  sec  et  se  retire.  Un  homme 
était  dans  la  chambre,  le  dos  tourné,  regardant  par  la  fenêtre. 
Cet  homme  le  suit,  et  l'aborde  avec  ces  mots  :  «  Ne  vous 
inquiétez  pas  de  cet  imbécile,  et  venez  me  parler.  —  Qui  donc 
êtes-vous,  vous  qui  traitez  ainsi  les  ministres?  —  Danton.  » 
Et  Danton  lui  donne  un  rendez-vous. 

L'anecdote  a  été  souvent  contée.  Le  prince  a  pris  soin, 
beaucoup  plus  tard,  après  la  Restauration,  de  l'écrire  très  au 
long. 

Le  rendez-vous  eut  lieu  chez  le  garde  des  sceaux,  déjà 
installé  place  Vendôme,  au  premier  étage.  Dans  la  même  salle, 
en  1814,  Louis-Philippe  rencontrait  le  chancelier  Dambray, 
qui,  dit  le  prince,  faillit  tomber  à  la  renverse,  quand  il  entendit 
le  récit  de  l'aventure  et  le  hom  du  précédent  interlocuteur. 

<<  Demeurer  à  l'armée  de  Kcllermann,  dit  Danton,  n'est  pas 
possible  :  le  mouvement  des  lieutenans  généraux  est  décidé. 
Vous  irez  avec  votre  frère,  nommé  lieutenant  colonel,  et,  qui  a 
bien  mérité  ce  grade  à  Valmy,  à  l'armée  de  Dumouriez.  » 

Celte  armée  venait  d'être  séparée  de  celle  de  Kellermann. 
Le  prince  s'incline,  mais  non  sans  exprimer  de  vifs  regrets. 
L'armée  qu'il  va  quitter  conserve  plus  de  troupes  de  ligne, 
observe  mieux  la  discipline.  Mais  Danton,  et  le  fait  est  digne 
de   remarque,  le  pressa  de  se  rendre  à  l'armée  de  Dumouriez. 

Il  se  retirait.  Danton  le  rappelle  par  ces  mots  :  «  Vous  en 
avez  fini  avec  moi.  Mais  moi,  je  n'ai  pas  fini  avec  vous.  Vous 
êtes  bien  jeune,  quoique  lieutenant  général.  —  Je  vais  avoir 
dix-neuf  ans!  —  Vous  êtes  patriote.  —  C'est  vrai,  et  ce  senti- 
ment domine  tout  dans  mon  cœur.  » 

La  conversation  se  poursuit  et  bientôt  le  prince  déclare  que, 
dévoué  à  la  cause  de  la  liberté,  il  souffre  de  la  voir  déshonorée 
par  la  violence  et  le  sang.  On  est  au  lendemain  des  massacres 
de  septembre... 

((  Ah!  nous  y  voilà,  dit  Danton.  Je  sais  que  vous  ne  cachez 
pas  vos  sentimens,  que  vous  en  régalez  vos  auditeurs...  Prenez 
garde  pour  vous  et  pour  eux!  Ne  savez-vous  pas  que  ces  gens-là 
étaient  les  ennemis  de'  nous  tous,  que  nous  avons  pris  part  à  la 
Révolution,  comme  votre  père,  de  votre  famille?  Vous  avez  vu 


750 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


comme  moi  la  liste  abominable  publiée  à  Goblentz.  E.  R.  P.  : 
écartelés,  rompus,  pendus.  J'y  figure;  votre  père  aussi.   » 

«  Cette  liste  est  apocryphe,  tout  le  monde  le  sait,  »  riposte 
le  prince.  Et  il  maintient  son  jugement  sur  d'horribles  repré- 
sailles prises  par  avance,  sans  condamnation,  contre  des  gens 
sans  armes. 

Danton,  enfin  (j'ai  pu  copier  ces  quelques  lignes  dans  les 
pages  nombreuses  du  manuscrit),  s'écrie  :  «  Savez-vous  qui  a 
fait  les  massacres  de  Septembre  ?  C'est  moi.  »  Et,  sur  un 
mouvement  d'horreur  que  le  prince  ne  peut  maîtriser  :  «  Oui, 
c'est  moi.  Remettez-vous  et  écoutez  tranquillement...  Au 
moment  où  toute  la  partie  virile  de  la  population  se  précipi- 
tait aux  armées  et  nous  laissait  sans  force  dans  Paris,  les  pri- 
sons regorgeaient  d'un  tas  de  conspirateurs  et  de  misérables 
qui  n'attendaient  que  l'approbation  de  l'étranger  pour  nous 
massacrer  nous-mêmes.  Je  n'ai  fait  que  les  prévenir...  » 

Il  a  dû  voir,  à  la  figure*  du  jeune  lieutenant-général,  que 
l'argument  semblait  médiocre.  Il  en  saisit  un  autre.  «  Je  ne 
suis  pas  dupe,  dit-il,  de  l'enthousiasme  patriotique  qui  trans- 
porte notre  jeune  vertu  !  Je  crains  ces  changemens  subits  qui 
nous  exposent  à  des  terreurs  paniques,  à  des  sauve-qui-peut, 
même  à  des  trahisons.  J'ai  voulu  que  toute  la  jeunesse  pari- 
sienne arrivât  en  Champagne  couverte  d'un  sang  qui  m'assurât 
de  sa  fidélité;  j'ai  voulu  mettre  entre  eux  et  les  émigrés  un 
fleuve  de  sang.  » 

La  scène,  l'aveu  sont  vrais,  car  le  récit  du  témoin,  est  d'un 
ion  sincère  et  minutieusement  précis.  Le  Roi  avait  souvent 
raconté  l'histoire  à  ses  enfans,  et  je  l'ai  moi-même  entendue 
redire  un  jour  à  Chantilly  par  Mgr  le  Duc  d'Aumale,  avec  le 
terrible  mot  final. 

Danton  expliquait  un  acte  abominable  par  de  bien  mau- 
vaises raisons!  Quand  des  armées  se  rencontrent,  elles  sont 
vite  séparées  par  un  fleuve  de  sang  :  le  combat  marque  bientôt 
entre  elles  cette  aff'reuse  frontière.  S'assurer  de  la  fidélité  des 
siens,  en  essayant  de  les  compromettre  dans  de  préalables 
assassinats,  est  odieux  et  superflu.  Danton  avoue,  mais  ne  jus- 
tifie pas.  L'audace  n'est  pas  d'avoir  accompli  de  tels  actes  :  car 
il  ne  les  a  pas  accomplis,  mais  laissé  commettre.  L'audace, 
c'est  de  les  prendre  à  son  compte. 

Le  reste  de  la  conversation  se  passa  en  conseils  de  prudence 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE. 


751 


politique  et  d'action  militaire.  «  Vous  me  faites  frémir,  avait 
dit  le  prince.  —  Frémissez  à  votre  aise,  mais  taisez-vous.  On 
a  les  yeux  sur  vous.  Votre  père,  simple  député,  ne  marque 
pas  autant  dans  les  rangs  de  la  Convention  que  vous  dans  ceux 
de  l'armée.  » 

Ceci  confirme  ce  que  Louis-Philippe  a  toujours  dit  du  peu 
d'importance  du  rôle  politique  de  s^on  père.  IJ  n'y  avait  pas, 
a-t-il  souvent  répété,  de  parti  d'Orléans. 

Le  jeune  général  ayant  interrompu  :  «  Comment  faire  taire 
le  cri  de  ma  conscience?  »  Danton  reprit  :  «  On  ne  demande 
rien  à  votre  conscience,  sinon  de  ne  point  juger  celle  des 
autres.  Enfermez-vous  dans  votre  métier  de  soldat,  sans  vous 
occuper  de  nos  actes,  ni  vous  mêler  de  politique.  Cela  est  essen- 
tiel pour  vous,  pour  les  vôtres,  même  pour  nous,  et  surtout 
pour  votre  père...  Emportez  ces  conseils  à  i'armée.Ils  sont  dictés 
par  un  intérêt  sincère.  Gravez-les  dans  votre  mémoire,  et 
réservez  votre  avenir.  » 

Le  conseil  :  k  En  fermez- voiis  dans  votre  métier  de  soldat,  » 
était  bon.  Le  Duc  de  Chartres  l'a  fldèlement  suivi.  Mais  le 
pourra-t-il  longtemps?  Où  sont  l'insouciance  et  la  sécurité  de 
conscience  que  lui  donnait  l'accomplissement  de  son  devoir 
militaire?  Où  sont  les  beaux  jours  de  Valmy  ?  Malgré  lui, 
d'autres  pensées  l'assiègent.  Il  sent  peser  sur  lui  le  crime  de 
son  père.  Il  doute  de  l'avenir  pour  son  pays  et  pour  les  siens. 

Et  d'abord,  au  camp  de  Dumouriez,  il  n'est  plus  seul  et 
détaché  de  tout  :  il  a  charge  d'àme.  Sa  sœur  Adélaïde,  amie 
et  conseil  de  toute  sa  vie,  est  venue,  accompagnée  de  M"*  de 
Genlis,  se  mettre  sous  sa  protection.  Celle  qu'il  s'amusait,  si 
peu  de  temps  avant,  à  appeler  la  citoyenne  Adèle  Egalité,  est 
proscrite,  fugitive,  émigrée  :  les  Mémoires  de  M"'"  de  Genlis 
nous  disent  à  la  suite  de  quelles  aventures. 

La  gouvernante  avait  souvent  offert  de  conduire  ses  élèves 
à  l'étranger  :  proposition  écartée,  dit-elle,  par  peur  de  nuire  à 
la  fatale  faveur  populaire  de  la  maison  d'Orléans.  Cependant, 
au  commencement  de  1792,  Louis-Philippe-Joseph  avait  auto- 
risé un  séjour  en  Angleterre  :  M""*  de  Genlis,  Adélaïde  et 
Paméla  étaient  parties.  VAles  s'étaient  d'abord  installées  à 
Londres  dans  une  maison  achetée  par  le  prince,  puis  à  Bury, 
Elles  recevaient   d'assez  nombreuses  visites,   surtout  celles  de 


îsâ 


ttBVtJfi    DÉS    DEUX   M0NDES.1 


Sheridan,  qui  s'ëtait  épris  de  Paméla.  Cette  charmante  et  mys- 
térieuse personne  ressemblait  beaucoup  à  l'épouse  que  l'illustre 
écrivain  venait  de  perdre.  Cette  ressemblance,  par  malheur, 
avait  frappé  aussi  lord  Edw^ard  Fitzgerald,  fort  amoureux  jadis 
de  M""^  Sheridan;  et  celui-ci  devint  l'heureux  fiancé  de  Paméla, 
ayant,  une  fois  au  moins,  supplanté  le  pauvre  grand  homme. 

Tout  à  coup)  en  octobre,  Louis- Philippe-Joseph  avait  rap- 
pelé sa  fille.  Le  décret  de  la  Convention  contre  les  émigrés 
avait  paru;  le  délai  de  rentrée  était  fixé  et  une  menace  de 
mort  suspendue  sur  cette  tête  innocente.  L'ordre  du  père  fut 
exécuté  trop  tard  et  le  délai  légal  dépassé  de  quelques  jours  ; 
M™*  de  Genlis  a  raconté  par  suite  de  quels  étranges  incidcns. 

Une  tentative  d'enlèvement  de  la  princesse  devint  manifeste. 
Des  postillons  entre  Londres  et  Douvres  prirent  délibérément 
une  fausse  route.  Des  amis  inconnus  avaient,  au  passage  des 
voitures, crié  en  français  :  «On  ne  vous  conduit  pas  à  Douvres.» 
Les  cris  des  voyageuses  avaient  ameuté  le  peuple  d'un  village 
fort  distant  de  la  vraie  route,  et  les  postillons,  le  coup 
manqué,  avaient  dû,  à  contre-cœur  et  fort  lentement,  reprendre 
le  chemin  de  Londres,  où  M™^  de  Genlis,  la  princesse  Adélaïde 
et  la  belle  Paméla  reçurent  l'hospitalité  chez  M.  Sheridan. 
Celui-ci,  quelques  jours  plus  tard,  voulut  les  accompagner  à 
Douvres.  La  mer  était  furieuse,  mais  le  vent  favorable,  et  le 
navire,  enlevé  sur  les  vagues,  les  jeta,  «  en  cinq  quarts 
d'heures  et  douze  minutes,  »  sur  la  côte  française.  On  pense  au 
beau  tableau  de  Turner  :  Départ  du  paquebot  de  Douvres^  par 
gros  temps. 

A  Calais,  le  retour  de  M"®  d'Orléans  avait  été  joyeusement 
acclamé  par  la  foule  :  dernier  hommage  I  De  poste  en  poste,  on 
arrive  à  Paris.  Au  Palais  Royal,  Louis-Philippe-Joseph  accueille 
les  trois  voyageuses;  ses  traits  expriment  la  tristesse,  l'inquié- 
tude, la  fatigue.  Il  a  envoyé  un  messager,  les  invitant  à 
rebrousser  chemin.  On  no  l'a  rencontré  qu'à  Chantilly;  et 
M™«  de  Genlis  a  voulu  passer  outre.  Il  faut  repartir  au  plus  vite. 
Aller  où?  Il  serait  dangereux  de  retourner  en  Angleterre.  Les 
Flandres  sont  occupées  par  nos  armées  sans  être  encore  an- 
nexées à  la  République.  Chartres  est  général,  Dumouriez  est  un 
ami  :  pour  ces  raisons,  la  princesse  fugitive,  sa  compagne  et  sa 
fidèle  gardienne  s'en  iront  le  lendemain  matin  demander  asile 
auprès  du  camp  de  Dumouriez. 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE. 


753 


Mais  le  soir,  —  admirons  le  calme,  et  aussi  l'infatigable  santé 
(les  héroïnes  de  ce  temps  sinistre,  —  M'"«  de  Genlis,  inquiète  de 
l'air  consterné  du  Prince,  fait  part  de  ses  craintes  à  son  mari.i 
Le  capitaine  des  gardes  a  perdu  son  dernier  hallebardier; 
en  revanche,  il  est  devenu  collègue  de  son  maître  à  la  Conven- 
tion. <(  Le  Duc  d'Orléans  obéit  aux  plus  mauvais  conseils,  dit- 
il.  Il  se  perd.  —  Et  vous?  —  Oh!  ne  craignez  rien  et  ne 
voirez  pas  les  choses  en  noir.  Robespierre  et  sa  bande  sont  trop 
médiocres  pour  garder  longtemps  le  pouvoir.  »  Et  le  mari  et  la 
femme,  sans  plus  se  troubler  du  présent  ni  de  l'avenir,  —  elle 
descendant  de  sa  chaise  de  poste,  —  s'en  vont  passer  leur  soirée 
à  l'Opéra,  où  se  donne  le  ballet  de  Lodoïska! 

Le  lendemain,  au  départ,  trouvant  le  Prince  plus  sombre  et 
plus  consterné  que  jamais.  M™®  de  Genlis  risque  quelques 
conseils.  «  J'avais  toujours,  dit-oUe,  essayé  de  le  modérer.  »  Il  lui 
fit  sa  réponse  habituelle  :  u  Parlez-moi  d'histoire  ou  de  littéra- 
ture. En  fait  de  politique  et  d'idées  modernes,  vous  n'êtes  pas 
à  la  hauteur.  » 

Les  fugitives  arrivent  sans  trop  de  difficultés  à  Tournai.] 
Elles  y  passeront  cinq  mois  au  milieu  des  armées,  revenues  de 
Hollande.  Le  Duc  de  Chartres  n'est  pas  loin,  avec  sa  division 
oîi  Montpensier  est  capitaine.  Bientôt  Lord  Edward  vient  ré- 
clamer sa  fiancée;  le  mariage  est  célébré,  et  Paméla,  devenue 
lady  Edward  Fitzgerald,  part  entourée  des  vœux  de  son  amie 
proscrite.  Elle  n'a  plus  d'autre  appui  que  son  frère,  et  celui-ci 
n'a  plus  d'espoir  qu'en  Dumouriez. 

Mais  Dumouriez  lui-même  est  devenu  suspect.  Il  a  suffi 
pour  cela  qu'il  allât  à  Paris  pendant  le  procès  du  Roi  et  essayât 
de  le  défondre.  Chartres  voit  son  chef,  qu'il  aime,  menacé  du 
sort'  de  tant  d'autres  brillans  soldats.  Depuis  longtemps  La 
Fayette  est  enfermé  à  Olmutz;  le  pauvre  vieux  Luckner  est  en 
prison;  Montesquiou  en  fuite;  Biron  déjà  suspect,  bien  qu'il 
combatte  la  Vendée.  A  l'armée  de  Belgique,  armée  qui  ne  peut 
faire  de  grands  progrès,  —  car  elle  manque  de  tout,  —  pa- 
raissent, avec  des  figures  sévères,  les  délégués  de  la  Convention. 

Le  jeune  général,  souffrant,  s'étant  mis  au  lit  au  deuxième 
étage,  dans  la  maison  qu'habite  sa  sœur  à  Tournai,  entend,  à 
travers  le  plancher,  un  bruit  de  grosses  bottes  et  de  voix 
impérieuses;  les  délégués  ont  forcé  la  porte  et  pénètrent  dans 
le  salon  de  sa  sœur.  Ce  sont  des  jacobins,  Proly,  Pereira  et 
TOME  xLii.  —  1917.  48 


754  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Dubuisson.  Ils  s'installent  bruyamment;  ils  rédigent  un  procès- 
verbal  qui  paraîtra  dans  le  Moniteur  du  3  avril  4793,  où  ils 
déclarent  avoir  fait  comparaître  le  général,  ce  qui  est  inexact* 
Il  paraît  que  les  malheureux  furent  guillotinés  plus  tard,  comme 
complices  1 

Un  soir,  —  c'était  le  22  mars,  —  dans  le  «  grand  bâtiment 
de  Sainte-Gertrude  de  Louvain,  »  le  général  Dumouriez  s'en- 
ferme avec  le  Duc  de  Chartres.  Il  n'oublie  pas,  dit-il  au  Prince, 
un  entretien  que  tous  deux  ont  eu  précédemment  à  Anvers. 
Louis-Philippe,  attaché  à  la  ligne  de  conduite  qu'il  s'est  tracée, 
l'avait  ce  jour-là  signifiée  à  son  chef.  «  Laissez-moi  tout  entier 
à  mon  devoir  militaire,  avait-il  dit,  et  ne  me  demandez  jamais 
aucune  coopération  politique.  »  Entre  eux,  cette  convention 
avait  été  jurée,  Dumouriez  ne  l'oublie  pas;  il  veut  cependant 
que  le  Prince  sache  tout  ce  qui  se  passe.  Déjà  la  situation 
militaire  lui  est  connue  :  la  France  est  en  guerre  avec  toute 
l'Europe,  sauf  quelques  pays  assez  vaguement  neutres,  la  Suède» 
le  Danemark  et.  Dieu  merci,  la  Suisse,  «  car  elle  couvre  nos 
régions  les  plus  vulnérables;  »  puis  les  républiques  aristocra- 
tiques de  Gênes  et  de  Venise.  Un  assaut  général  se  prépare. 
Quand  l'Angleterre  s'en  mêlera,  la  guerre  deviendra  «  en 
quelque  sorte  circulaire,  »  cette  puissance  pouvant  faire  débar- 
quer des  forces  sur  celle  de  nos  côtes  qu'elle  choisira. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  guerre  civile  commence;  la  Vendée  se 
soulève.  Que  peut  opposer  la  Convention?  Quelques  troupes 
mal  entretenues,  indisciplinées,  découragées  par  de  récens 
échecs  comme  celui  de  Neerwinden.  A  défaut  de  troupes,  elle 
lance  d'horribles  menaces  sanguinaires,  comme  en  contient  le 
récent  projet  de  Cambacérès,  dignes  des  gens  que  l'on  appelle 
déjà  «  les  buveurs  de  sang.  » 

La  nuit  s'avance.  Représentons-nous  deux  hommes  assis 
auprès  d'une  table  ;  deux  visages  éclairés  par  une  chandelle 
dans  un  coin  de  la  grande  salle  obscure  et  silencieuse  de  Sainte- 
Gertrude  de  Louvain. 

«  Que  faire?  continue  le  général.  Il  faut  pourtant  sauver 
la  France.  Les  Vendéens  sont  trop  purement  religieux  et  roya- 
listes :  ils  n'entraîneront  pas  le  reste  du  pays.  Mais  on  peut 
s'entendre  avec  leurs  chefs.  Je  les  connais.  J'ai  commandé  à 
Niort  en  1790,  et  j'ai  eu  avec  eux  des  entretiens.  Gensonné,  le 
Girondin  en   avait  eu  aussi.  Ils  tiennent  avant  tout  au  Roii 


LA    JEUNESSE    DE    LOUIS-PHILIPPE.-  155 

s'ils  le  voient  sur  le  trône,  ils  accepteront  tout  :  même  une 
Constitution.  La  preuve,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  protesté  contre 
l'œuvre  de  l'Assemblée  nationale;  ils  n'ont  pas  bougé,  tant  que 
le  Roi  a  été  vivant.  Il  meurt,  et  leur  révolte  éclate. 

«  Enlevons  donc  au  Temple  le  fils  de  Louis  XVL  Procia- 
mons-le  Roi  dans  un  de  nos  camps.  Et  nous  donnerons  à  la 
Vendée  le  Roi,  à  la  Nation  la  Constitution  de  1191. 

«  Il  faut  pour  cela,  dit  encore  Dumouriez,  que  mon  armée 
soit  tenue  en  rapport  avec  les  armées  insurgées  de  l'Ouest, 
avec  celles  qui  pourront  se  former  dans  le  Midi. 

«  Et  il  faut  d'abord  qu'elle  existe,  et  que  je  ne  sois  pas  écrasé., 
Vous  savez  comme  moi  où  nous  en  sommes.  Nous  sommes  hors 
d'état  de  soutenir  un  combat  de  quelque  importance.  Rien 
n'empêche  les  Autrichiens  de  s'insinuer  entre  nous  et  la  fron- 
tière de  France.  Ils  n'ont  qu'à  marcher  droit  sur  Ath,  Mons  et 
Tournai.  Le  moindre  désastre  qui  puisse  nous  frapper  sera  la 
perte  de  notre  artillerie. 

«  Aussi,  poursuivit  le  général,  sa  voix  s'abaissant  jusqu'à 
n'être  plus  qu'un  murmure,  j'engage  une  conversation  avec  le 
prince  de  Cobourg.  Rassurez-vous,  je  ne  lui  ai  pas  demandé 
une  C€K)pération.  Elle  nous  serait  funeste.  Mais  seulement  un 
armistice.  II  sait  que  je  replierai  mes  troupes,  rappelant  les 
garnisons  qui  sont  encore  en  Hollande  et  resterai  en  deçà  de  la 
frontière  française  que  lui-même  n'essaiera  pas  de  franchir.  Il 
sait  que  j'enlèverai  le  jeune  prisonnier  du  Temple,  et  le  ferai 
roi  de  France  sous  le  nom  de  Louis  XVII.  La  Constitution  de 
1791,  remise  en  vigueur,  mettra  fin  au  régime  de  violence 
et  de  sang,  et  assurera  au  pays  la  liberté,  la  prospérité  et  la 
paix. 

«  J'ai  voulu  que  vous  n'ignoriez  rien,  ajoutait  le  général. 
J'estime  heureux  pour  vous  que  vous  soyez  séparé  de  votre  père, 
étant  donnée  «  la  déplorable  position  qu'il  a  prise  dans  la  Conven- 
«  tion  Nationale.  »  Je  respecte  malgré  tout  votre  piété  filiale  et 
ne  vous  demanderai  jamais  rien  qui  puisse  la  froisser.  Au  reste, 
je  ne  sollicite  de  vous  dans  mes  projets  politiques  aucune  col- 
laboration. Restez  à  votre  poste,  faites  votre  devoir  d'officier  et 
soyez  discret  :  c'est  tout  ce  que  je  vous  demande.   )> 

Nous  avons  résumé,  à  l'aide  de  la  mémoire,  quelques  traits 
de  ce  discours  fort  long.  Nous  avons  copié,  en  ayant  obtenu  la 
permission,  la  réponse  du  Prince  : 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

<(  Je  n'avais  pas,  dis-je  à  Dumouriez^  à  examiner  les  mesures 
déjà  prises  ni  les  projets  qu'il  venait  de  me  faire  connaître.  Il 
savait  que  c'était  au  gouvernement  de  la  Convention  nationale 
que  j'attribuais  les  maux  que  la  France  souffrait  déjà,  et  les 
malheurs  plus  grands  encorq  que  la  continuation  de  cette 
odieuse  tyrannie  me  paraissait  devoir  attirer  sur  elle.  Mais 
désillusionné  comme  je  l'étais  des  lois,  des  théories  gouver- 
nementales dont  j'avais  été  enthousiasmé  antérieurement,  je 
m'étais  décidé  à  me  renfermer  exclusivement,  comme  il  me 
demandait  de  le  faire,  dans  l'accomplissement  de  mes  devoirs 
militaires.  Il  n'y  avait  plus  pour  moi  en  France  de  position 
tenable  qu'à  l'armée,  ni  d'autre  rôle  qui  pût  me  convenir  que 
celui  d'un  soldat  dévoué  à  son  pays.  Je  voulais  donc  suivre  ou 
subir  le  sort  de  l'armée  dans  toutes  ses  phases,  et  j'étais  résolu 
à  ne  pas  m'en  séparer,  tant  que  je  n'y  serais  pas  contraint  par 
une  nécessité  absolue. 

«  Je  le  remerciai  de  la  confiance  qu'il  me  témoignait  et  je  lui 
promis  de  lui  garder  le  secret.  Il  n'y  eut  jamais  d'autre  pacte 
que  celui-là  entre  le  général  Dumouriez  et  moi.  » 

Personne  ne  doutera  de  l'affirmation  de  cet  honnête  homme. 
Comment  jugera-t-on  sa  conduite?  Il  fautle  reconnaître  d'abord  : 
les  projets  de  Dumouriez  ne  servent  aucunement  l'intérêt  per- 
sonnel de  Louis-Philippe  et  les  prétendues  ambitions  de  la 
maison  d'Orléans.  Il  s'agit  de  mettre  sur  le  trône  le  fils  de 
Louis  XVI.  Le  prince  est  demeuré  ennemi,  —  il  le  sera  toute 
sa  vie,  —  de  l'émigration.  Négocier  avec  Cobourg  le  révolte  î 
il  ne  le  fera  jamais.  Cependant  il  a  reçu  la  confidence  de  son 
chef.  Est-il  obligé  de  trahir  ce  chef?  De  livrer  le  secret,  de 
livrer  Dumouriez  lui-même  à  la  Convention?  A  la  Convention 
qu'en  ce  moment  même  Louis-Philippe  estimait  coupable  de  la 
ruine  de  son  pays  et  du  déshonneur  de  son  père!  Il  écrit  à  ce 
dernier,  lui  exprimant  son  chagrin  et  ses  inquiétudes.  La 
lettre  est  saisie  au  camp.  Il  se  tait.  Il  continue  à  exécuter  les 
ordres,  à  faire  silencieusement  son  service. 

Mais  les  événeraens  se  précipitent.  A  Paris,  le  rapport  de 
Cambacérès  propose  la  condamnation  de  tous  les  Bourbons. 
Dans  le  Nord,  Dumouriez  a  ordonné  la  retraite;  ses  troupes 
sont  aux  environs  de  Saint-Amand,  près  de  Valenciennes. 

Pendant  un  dîner,  arrivent  les  lettres  de  Paris.  «  Voilà 
votre  affaire,  dit  Dumouriez  :  vous  êtes  proscrit.  —  Je  restç 


LA    JEUNESSE    DE    LOUTS-PHILIPPE.  757 

donc  comme  auparavant  à  l'armée  :  elle  est  mon  seul  refuge.- 

—  Vous  y  êtes  le   bienvenu.    —   Soit   :   Vous    voudrez  bien, 
mon  général,  envoyer  en   lieu  sûr  ma  sœur  et  M™®  de  Genlis. 

—  Certainement,  mais  à  qui  les  confier,   sinon   à  Quasdano- 
vitch?  ))  C'est  le  nom  du  lieutenant  de  Cobourg. 

Que  faire,  en  effet?  Chartres  s'occupe  encore  de  son  frère 
Montpensier;  il  est  à  l'armée  du  Var,  avec  Biron.  L'a-t-on  pré- 
venu ?  Un  officier  a  été  chargé  de  cette  mission  :  il  arrivera 
tout  juste  à  temps  pour  voir  arrêter  Montpensier. 

Le  lendemain  matin,  ils  se  rendent  aux  cantonnemens.  Les 
commissaires  de  la  Convention  Lamarque,  Quinette,  Publicola 
Chaussard,  ont  harangué  les  fédérés  et  les  ont  emmenés  à  leur 
suite.  Les  deux  généraux  mettent  leurs  chevaux  au  galop  et  rat- 
trapent la  colonne  ;  elle  se  retourne  et  tire  sur  eux.  Il  faut 
fuir,  Dumouriez  perdant  ses  étriers,  prenant  les  crins.  Cette 
fuite  éperdue  les  jette  dans  un  poste  autrichien. 

Ils  s'arrêtent;  un  repas  leur  est  offert.  Arrivent  à  ce  poste 
autrichien  des  officiers  de  Dumouriez.  «  Revenez,  disent-ils, 
tout  peut  être  sauvé.  Une  grande  partie  de  l'armée  tient  pour 
vous. 

—  Le  puis-je?  répond  le  général.  Ne  suis-je  pas  prison- 
nier? » 

A  ce  moment  Mack,  si  célèbre  plus  tard,  se  présente.  Le 
prince  de  Cobourg  l'envoie  :  il  déclare  laisser  aux  Français 
toute  liberté.  Ceux-ci  repartent  donc  et  courent  à  un  petit  camp 
près  de  Brouilh.  Le  petit  camp  crie  :  «  Vive  Dumouriez  !  »  L'ar- 
tillerie est  tout  près,  à  Rumegies.  Ils  s'élancent  vers  Rume- 
gies.  Mais  tout  est  parti,  hommes,  chevaux  et  canons.  Et  les 
régimens  les  abandonnent,  même  ceux  qui,  une  heure  plus  tôt, 
criaient  :  «  Vive  Dumouriez  I  » 

Celui-ci,  serrant  les  poings,  s'écrie:  «  Ehl  bien,  la  Conven- 
tion verrai  —  C'est  tout  vu,  pour  ce  qui  me  concerne,  dit 
le  Duc  de  Chartres.  Hors  de  la  France  et  hors  de  son  armée,  je 
ne  suis  plus  qu'un  proscrit.  » 

Il  trouve  non  sans  peine  une  voiture  pour  sa  sœur  et  M"' de 
Genlis,  et  les  suit  de  Valenciennes  à  Mons,  ayant  pris  congé  du 
général.  A  Mons,  il  se  présente  à  son  parent  l'archiduc  Charles, 
Celui-ci  s'efforce  de  le  retenir;  les  plus  brillantes  faveurs  lui 
sont  offertes.  Louis-Philippe  n'en  accepte  qu'une  :  la  permission 
de  s'en  aller  en  Suisse.. 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Tel  est  le  re'sumé  fidèle  d'un  long-  récit.  Dumonriez  a 
conspiré.  Louis-Philippe  l'a  su  et  n'en  a  rien  dit.  Que  pouvait- 
il  faire?  —  Dénoncer  son  chef  et  se  livrer  lui-même  à  la 
Convention?  —  Mais  depuis  la  fin  de  1792  il  s'est  attendu  à 
être  proscrit;  il  l'a  été  en  réalité  :  il  avait  même,  on  l'a  vu, 
essayé  de  hâter  cette  proscription  qui  eût  sauvé  son  père  et  mis 
les  siens  en  sûreté.  Et  depuis  le  21  janvier,  la  Convention  lui 
fait  horreur  I  Son  courage,  sa  piété  filiale,  son  bon  sens  poli- 
tique, son  ardeur  militaire  n'avaient  pu  se  relever  de  tels  coups. 
Il  était  désespéré  le  22  mars  1793  quand  il  reçut  k  Louvain  les 
confi/îences  de  son  chef.  II  ne  les  trahit  donc  pas,  mais  ne  s'y 
associe  pas  non  plus,  répétant  :  «  Je  suis  soldat  et  je  reste  à 
mon  poste,  tant  que  je  le  pourrai,  n  II  ne  fait  pas  autre  chose 
pendant  les  folles  galopades  du  5  avril  que  suivre  et  obéir. 
L'a-t-on  To  mettre  au  service  des  projets  de  Dumouriez  les 
illustres  relations  de  famille  qu'il  possède  en  Autriche,  et  qui, 
au  premier  mot,  lui  valent  le  plus  chaud  accueil  et  les  propo- 
sitions de  l'archiduc  Charles?  En  aucune  façon.  Plus  lard,  avec 
son  ton  simple  et  honnête,  il  a  écrit,  et  il  en  avait  le  droit  : 
«  Je  ne  rejoignis  pas  plus  le  drapeau  de  l'émigration  de  4793 
cfue  celui  de  Ganden  i815.  » 

Ne  jugeons  pas  à  la  légère  la  conduite  des  gens  qui  ont 
vécu  dans  ces  temps  effroyables  ;  mais  démêlons  le  vrai,  et  ne 
leur  prêtons  pas  des  actes  qu'ils  n'ont  pas  accomplis. 

Dents  Coghin.: 


MADAME  FIRMIN 


(1) 


Leur  maison  était  la  dernière  du  village,  sur  la  grand'route 
qui  descend  vers  Marseille,  isole'e  des  autres  par  un  champ 
bien  tenu  et  un  petit  verger.  Un  laurier-rose  poussait  devant  la 
porte;  une  peinture  blanche  rajeunissait  les  vieux  murs;  un 
basilic,  dans  sa  jarre  de  terre  jaune,  embaumait  le  vent  qui 
passait.  Cependant  les  femmes,  en  approchant  de  cette  maison, 
tordaient  sans  indulgence  une  bouche  de'daigneuse,  et,  quand 
elles  criaient  sur  le  seuil  :  «  Bonjour,  madame  Firminl  »  ce 
n'était  nullement  pour  marquer  de  la  politesse  à  celle  qui 
demeurait  là,  mais  bien  pour  l'insulter  en  lui  jetant  ironique- 
ment à  la  face  un  nom  qui  n'était  pas  le  sien. 

«  Madame  Firmin  »  n'était  point  du  tout  mariée  avec 
((  Monsieur  Firmin.  Tout  le  monde  savait  cela.  Tout  le  monde 
savait  aussi  que  dix  années  d'âge  les  séparaient  l'un  de  l'autre 
et  que  la  femme  se  flétrissait,  presque  vieille  déjà,  alors  que 
l'homme  demeurait  jeune  et  robuste,  et  fort  beau  garçon.  A  ce 
déshonneur,  comme  à  ce  ridicule,  sans  doute  eût-on  montré  de 
l'indulgence,  car  les  gens  des  campagnes  n'ont,  à  bien  des  égards, 
que  de  petits  scrupules.  Mais  ce  couple  était  heureux,  et  cela  dé- 
chaînait autour  de  lui  toutes  les  haines  villageoises,  âpres,  tena- 
ces, et  si  promptes  à  s'engraisser  de  lear  nourriture  misérable. 

On  riait  du  soin  extrême  que  prenait  de  sa  personne 
]y[me  pirnain^  et  de  la  voir  toujours,  mince,  grande,  brune,  avec 

(1)  Copyright  by  André  Corthis,  1917. 


760  REVUE    DES    DEUX   M0NDB9« 

des  traits  fins  et  de  longues  rides,  plus  coquettement  coiffée 
qu'une  jeune  fille  et  cambrant  son  buste  long  dans  des  cor- 
sages à  raies  tendres.  On  riait  des  attentions  qu'avait  pour  elle 
M.  Firmin  et  de  la  façon  orgueilleuse  dont  le  ditnanclie  il  la 
menait  à  son  bras,  tout  éclatante  d'une  joie  amoureuse  qui 
se  laissait  trop  voir.  On  riait  de  la  façon  dont  ils  travaillaient 
l'un  et  l'autre  :  lui,  qui  se  louait  à  la  journée  pour  la  besogne  des 
champs^  s'appliquant  comme  un  petit  enfant  à  bien  faire  et  h 
n'être  point  blâmé  ;  elle,  ayant  pris  un  métier  de  rôdeuse,  colpor- 
tant de  grange  en  grange,  dans  un  panier  plat  pendu  à  son  cou, 
des  broches,  des  épingles,  des  poignes  et  des  rubans.  Et  l'on 
raillait  leur  prospérité  modeste  plus  cruellement  certes  qu'on 
n'eût  blâmé  leur  paresse. 

Ils  ne  s'occupaient  guère  de  tout  cela,  prenant  trop  de  plaisir 
à  leur  bonne  entente  pour  avoir  besoin  de  personne.  Chaque 
matin,  de  fort  bonne  heure,  ayant  bien  fermé  leur  porte  et 
caché  la  clef  dans  la  terre  ou  les  trous  du  mur,  à  des  places 
toujours  différentes,  ils  se  séparaient  au  seuil  de  leur  maison- 
Et  leur  baiser  d'adieu  avait  tant  de  violence  que  les  commères 
voisines,  si  elles  venaient  à  le  surprendre,  en  demeuraient  pour 
tout  le  jour  égayées.  Et  puis  l'homme  gagnait  l'une  ou  l'autre 
des  fermes  où  on  l'employait,  et  la  femme  s'en  allait  dans  la 
campagne  plate  autour  de  laquelle  s'arrondissent  les  collines 
aux  variables  couleurs. 

Vêtue  l'été  de  percale  claire  et  fraîchement  lavée,  l'hiver  de 
lainages  bleus  ou  gris,  point  grossiers,  elle  portait  toujours 
des  cols  blancs  bordés  d'une  dentelle  solide,  et,  sous  le  vent  qui 
suffoque  ou  le  soleil  étourdissant,  elle  marchait,  l'éventaire  au 
cou,  les  cheveux  lustrés  d'huile,  roulés  au  fer  sur  les  tempes  et 
relevés  par  des  peignes  brillans. 

D'une  grange  à  l'autre,  il  y  avait  quelquefois  plusieurs  kilo- 
mètres; mais,  quel  que  fût  le  temps,  elle  ne  s'arrêtait  jamais 
au  bord  du  chemin,  et  son  pas  ferme  se  marquait  régulière- 
ment dans  la  boue  ou  dans  la  poussière.  Elle  allait  à  la  Mesu- 
rade,  à  la  Cloche,  au  Mas  de  l'Aze;  elle  allait  plus  loin  encore, 
au  delà  de  la  digue,  dans  les  maisons  des  u  Iles  »  que  le  Rhône 
grondant  menace  nuit  et  jour.  Sous  l'ombre  en  taches  rondes 
des  bouleaux  agités,  par  de  petits  chemins  de  raccourci  qui 
sentent  la  feuille  chaude  et  la  vase  desséchée,  elle  avançait 
dans  la  broussaille  et  le  silence.  Tout  d'un  coup,  de  très  loin. 


MADAME    FIRMIN. 


761 


elle  entendait  les  chiens  de  garde  hurler  sauvagement  et  se 
précipiter.  Mais  elle  ne  les  redoutait  pas  et  savait  qu'ils  devien- 
draient paisibles  en  la  reconnaissant. 

Au  fond  des  salles  obscures  où  bourdonnent  les  mouches, 
les  jeunes  filles  riaient  en  apercevant  la  colporteuse,  et  les 
femmes,  après  avoir  dit  :  «  Sûr  qu'il  ne  faut  rien  aujourd'hui, 
c'était  vraiment  pas  la  peine  de  faire  un  pareil  chemin,  » 
venaient  aussitôt  soulever  la  toile  qui  recouvrait  le  long  panier 
aux  bords  plats. 

—  Tout  de  même,  vous  allez  vous  rafraîchir,  madame 
Firmin. 

M"'  Firmin  acceptait  généralement,  parce  qu'elle  savait 
qu'au  bout  d'une  demi-heure  de  réflexion,  les  plus  prudentes  se 
laissaient  tenter  et  les  plus  économes  tiraient  quelques  francs 
de  leur  tiroir.  Bravement  ensuite  elle  se  dirigeait  vers  une 
autre  demeure,  puis  vers  une  autre  encore,  et,  quand  le  soir 
approchait,  elle  s'en  revenait  vers  le  village,  plus  lasse  que  le 
matin  sans  doute,  mais  sans  traîner  la  jambe  et  sans  courber 
les  épaules.  Elle  longeait  de  nouveau  les  champs  de  betteraves 
et  de  tabac,  les  blés,  les  maïs  et  les  fourrages  odorans.  Enfin, 
elle  apercevait  les  toits  pressés,  couleur  du  pain  qui  sort  du 
four,  et  le  bouquet  de  platanes  d'où  jaillissait  le  'clocher  gris 
tout  bourgeonnant  de  sculptures  simples  et  lourdes. 

Elle'  apercevait  sa  maison  solitaire  au  bout  de  son  petit 
champ,  au  bord  de  son  humble  verger,  et  qui  semblait  ne 
s'être  ainsi  séparée  de  toutes  les  autres  que  pour  venir  au- 
devant  d'elle.  Elle  voyait  le  laurier-rose  du  seuil  avec  ses  fleurs 
vives  qui  brûlaient  comme  des  flammes  et  ses  fleurs  mortes, 
noirâtres  et  consumées;  elle  voyait  la  vigne  bien  soignée,  le 
puits,  le  banc,  la  jarre  de  terre  jaune  avec  son  basilic.  Elle 
voyait  un  peu  de  fumée  qui  sortait,  à  l'angle  du  toit,  de  la 
cheminée  basse;  elle  pensait  que  Firmin  était  là,  qu'il  l'at- 
tendait... ;  et  son  bonheur  toujours  neuf,  lui  coupant  les  jambes 
mieux  que  la  fatigue,  elle  s'arrêtait  un  instant.  Mais  tout 
d'un  coup,  elle  se  précipitait  comme  une  amoureuse  de  vingt 
ans,  riante  et  les  yeux  éblouis,  parce  que  M.  Firmin  se  mon- 
trait à  la  porte,  sous  le  laurier-rose,  et  qu'il  disait  doucement  ; 

—  Peuchère  (1)1  te  voilà...  Que  tu  dois  être  lasse I 

(1)  Pauvrette. 


762  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 


* 
*    * 


Elle  se  pressait  contre  lui  comme  elle  avait  fait  le  matin, 
et,  comme  le  matin,  ils  s'embrassaient  passionnément.  Et  puis 
elle  lavait  son  visage  de  la  poussière  des  routes,  rajustait  son 
col,  soulevait  et  gonflait  de  la  pointe  d'une  longue  épingle  ses 
cheveux  aplatis,  et  ils  s'asseyaient  près  de  la  table  ronde, 
devant  la  petite  fenêtre  que  faisaient  plus  étroite  encore  la  cage 
aux  parois  pleines  où  pépiait  une  caille,  et  un  arrosoir  suspendu. 

Ils  ne  soupaient  point,  comme  font  les  gens  des  campagnes, 
dans  un  silence  recueilli;  mais  elle  racontait  ses  courses,  il 
disait  ses  mivaux,  et  les  paroles  de  chacun  avaient  pour  l'autre 
un  intérêt  profond.  Leurs  voix  cependant  diminuaient  avec  le 
jour,  et  quand  la  nuit,  autour  d'eux,  avait  cessé  de  s'accroître, 
ils  se  taisaient  tout  à  fait,  les  coudes  à  la  table,  le  corps  plus 
pesant,  les  yeux  vagues,  et  regardant  venir  les  songes  de  la 
nuit. 

Les  braises  mouraient  dans  le  foyer;  on  entendait  les  gril- 
lons; la  veste  en  coutil  jaune  de  M.Firmin  faisait  dans  l'ombre 
une  ombre  plus  claire  qui  marquait  la  forme  de  ses  épaules 
robustes.  A  ce  moment,  quelquefois  M"*  Firmin  s'en  retournait 
vers  son  passé...  Elle  le  faisait  sans  amertume,  avec,  au  contraire, 
une  espèce  de  plaisir  farouche,  et  elle  dressait  glorieusement  sa 
joie  présente  devant  les  vieux  souvenirs  qui  la  gonflaient  toute 
d'une  haine  inépuisable... 

Une  à  une,  pour  le  plaisir  une  fois  de  plus  de  la  sentir  au 
fond  d'elle  se  remuer,  cette  haine,  elle  regardait  derrière  elle 
les  années  de  sa  jeunesse,  comme  on  regarde  par-dessus  son 
épaule  la  meute  grondante  et  lointaine  à  quoi  l'on  échappa. 
Elle  regardait...  Et  le  mas  de  l'Olivette,  Ik-bas,  dans  la  plaine 
grasse  et  bleue,  d'où  l'on  voit  au  matin,  dans  Arles  lointaine, 
se  dorer  Saint-Trophime  au-dessus  des  toits  d'or,  levait  autour 
d'elle  ses  gros  murs  tout  ornés  d'armoires  luisantes,  de  vaisselles 
peintes  et  de  bassines  de  cuivre.  —  Qu'elle  était  donc  riche, 
<(  Madame  Firmin,  »  du  temps  qu'elle  ne  portait  pas  encore  ce 
cher  nom  dont  les  gens  l'insultaient,  et  qu'elle  avait  eu  d'or- 
gueil et  de  plaisir  d'abord,  oh!  pas  bien  longtemps!  les  trois 
premiers  mois  de  son  mariage  peut-être,  et  peut-être  seulement 
les  trois  premières  semaines;  oui,  trois  semaines  et  pas  plus, 
à  moins  que  ce  ne  fussent  trois  journées.. s 


MADAME    FIRMIN. 


763 


Tout  de  suite  son  mari,  Vincent  Roux,  avait  bien  su  lui 
faire  comprendre  qu'il  l'avait  e'pousée  ainsi,  pauvre  et  sans 
parens,  pour  qu'elle  fût  docile  et  se  laissât  écraser.  Il  était  dur 
à  tous  et  si  farouche  d'humeur  que  les  servantes,  jamais,  ne 
renouvelaient  chez  lui  leur  engagement  annuel.  Sa  femme,  du 
moins,  ferait  quotidiennement  la  besogne  utile  et  ne  pourrait 
ne  plaindre,  ni  s'en  aller.. 

C'est  cela  qu'il  avait  voulu,  Vincent  Roux,  du  mas  de  l'Olive, 
et  c'est  cela  qui  advint.  Opprimée,  bousculée,  plus  chargée  de 
travail  qu'un  âne  misérable,  Adeline  tomba  du  haut  de  ses 
rêves,  et  d'abord  elle  en  eut  un  étourdissement  dont  elle  pensa 
et  souhaita  mourir.  Mais  l'habitude  vient  vite,  et  toute  sa  vie 
d'orpheline  et  de  pauvre  fille  l'avait  dressée  aux  sagesses  rési- 
gnées. Elle  s'accoutuma  donc  aux  injures  et  à  la  besogne, 
comme  font  les  bêtes  domestiques  ;  et  le  grand  cheval,  traînant 
sous  la  morsure  des  taons  sa  charrette  de  foin  ou  de  blé,  le 
chien  saignant  sous  son  collier  trop  dur  et  qui  grondait  au 
passant,  les  moutons  grelottans  après  qu'on  avait  pris  leur 
laine,  né  se  soumettaient  pas  plus  qu'elle  au  machinal  devoir.: 
Son  cœur  cependant,  dont  nul  ne  se  souciait,  la  tourmentait 
quelquefois.  Il  lui  venait  des  révoltes,  et  aussi  des  langueurs  et 
des  rêves.  Elle  était  jolie,  avec  un  visage  doré  sur  lequel  sem- 
blait toujours  poser  un  peu  de  soleil,  des  cheveux  lisses  et  drus, 
un  nez  mince,  et  ces  longs  yeux  sarrasins  d'un  bleu  sombre  «t 
velouté  qu'ont  encore  certaines  tilles  en  ce  pays  où  des  aïeules 
lointaines  connurent  Les  beaux  vainqueurs  dont  le  souvenir 
continue  de  chanter  dans  les  petits  vers  bien  rythmés  du 
Romancero  provençal... 

L'été,  dans  son  potager,  tandis  qu'elle  fichait  en  terrejsi  liait 
trois  à  trois  les  cannes  où  s'aeeroeheront  les  fragiles  tomates  ; 
l'hiver,  au  coin  du  feu,  tout  ea  ra-ceommodant  le  linge  de  cet 
homme  qui  .était  eoû  homme  et  qu'elle  n'aimait  pas,  ii  lui 
advenait  de  di^sser  son  buste  las  ;  ses  yeux  se  détournaient  de 
l'ennuyeuse  besogne  et  son  regard  tendu  cherchait  et  suppliait 
la  lumière  du  ci«el  ou  l'ombre  de  la  pièce.  Elle  soupirait,  elle 
tordait  dow cernent  ses  mains  engourdies.  I>e«  larmes  gonflaient 
sa  gorge,  brûlaient  ses  yeux.  Elle  haletait,  elle  penchait  un  peu 
la  tête  comme  cherchant  une  main  où  reposer  sa  joue.  Ces 
minutes  avides  et  désespérées  étaient  le  plus  vivant  de  sa  vie. 

Quand  elle  sut  que  Vincent  Roux  la  trompait  avec  des  filles 


764  REVUE    DES    DEUX   MONDES* 

d'Avignon,  elle  n'en  souffrit  pas.  Et  quand  il  prit  l'habitude  de 
la  battre,  les  coups  ne  lui  firent  mal  que  dans  sa  chair  meur- 
trie. Elle  était  indifférente  à  tout,  et  le  dimanche,  à  la  grand'- 
messe,  elle  tramait  sans  honte  devant  tout  le  monde  son  pauvre 
corps  et  son  visage  désolé. 

Oh!  ces  dimanches,  tous  ces  dimanches  1  Vincent  Roux, 
plein  de  vanité,  exigeait  qu'elle  s'attifàt  avec  un  chapeau  à 
fleurs  et  une  jupe  de  dame,  mal  coupée  par  la  petite  ouvrière  à 
dix  sous  la  journée,  et  qui  pendillait  par  derrière.  Les  gens  se 
poussaient  du  coude  quand  elle  entrait  dans  l'église.  On  disait  : 
«  C'est  l'Adeline  Roux,  du  mas  de  l'Olivette.  Hier,  avec  la  char- 
rette et  les  deux  chevaux,  elle  était  dans  le  champ  à  peiner 
comme  un  homme;  et  ce  matin  encore  son  mari  l'a  battue  ;  le 
valet  l'a  raconté  tout  à  l'heure  en  allant  boire  chez  Linsolas.  » 
Oui,  on  parlait  ainsi,  elle  le  savait,  elle  l'entendait.  Cependant, 
elle  gagnait  sa  place,  paisible  et  morne,  insensible  à  ces  mur- 
mures, trop  profondément  malheureuse  pour  demander  la  pitié 
des  autres  ou  pour  la  redouter. 

Elle  se  rappelait  tout  cela.  Elle  se  rappelait  aussi,  après  huit 
années  de  cette  vie  maudite,  la  naissance  de  son  fils  et  sa  joie 
délirante,  —  une  joie  dont  craquaient  son  cœur  et  son  cerveau, 
—  devant  le  petit  paquet  laineux,  pleurant  et  chaud.  Elle  se 
mettait  à  genoux  devant  la  barcelonnette  de  bois  clair  où  étaient 
sculptées  des  abeilles,  elle  chantait  tout  bas,  et  sa  chanson 
ralentie  devenait  une  prière  et  sa  prière  n'était  plus  qu'un  acte 
d'amour  passionné.  Oui,  elle  se  rappelait  cela  et  comme  elle  le 
portait  dans  ses  bras  pour  voir  danser  les  «  demoiselles  »  au- 
dessus  du  ruisseau,  et  comme  il  riait  d'apprendre  à  marcher  et 
posait  fortement  ses  petits  pieds  sur  la  terre.  Mais  elle  ne  vou- 
lait retrouver  ces  choses  que  confusément,  parce  que,  si  tout  le 
reste  lui  donnait  un  sauvage  plaisir,  ces  choses  lui  faisaient  du 
mal.  Si  vite,  le  père  brutal  avait  entendu  le  lui  prendre,  son 
Pascalet!  Il  ne  permettait  point  qu'elle  lui  donnât  un  ordre,  et 
si  elle  l'osait  cependant,  il  disait  au  petit  de  hausser  les  épaules, 
comme  il  faisait  lui-même,  et  de  ne  rien  écouter.  Quand  elle 
voulait  punir,  aussitôt  il  supprimait  le  châtiment  et  si,  au 
contraire,  elle  montrait  de  l'indulgence,  il  était  si  sévère  que 
l'enfant  haïssait  les  douceurs  de  sa  mère  d'où  résultaient  pour 
lui  tant  de  coups  et  d'heures  passées  dans  la  «  patouille  »  au 
charbon  avec  les  souris  prestes  et  les  frôlantes  araignées. 


MADAME    F1RMIN.1 


765 


Il  prit  l'habitude  de  la  traiter  avec  ce  dédain  dont  tout  le 
monde  à  la  maison  usait  envers  elle,  et  sans  doute  n'eut-elle 
point  la  force  de  considérer  dans  sa  pauvre  âme  déchirée  qu'il 
n'en  pouvait  être  autrement!  Pascalet  eut  six  ans,  huit  ans,  il 
en  eut  dix  ;  il  était  fort  et  grand,  mais  au  lieu  de  s'enorgueillir, 
Adeline  le  voyait  avec  horreur  devenir  un  homme,  comme  le 
père;  elle  le  contemplait  avec  une  épouvante  haineuse  pour 
tout  le  mal  qu'elle  recevait  de  lui  ;  et  elle  fermait  son  cœur 
devant  cet  enfant,  comme  on  plie  les  bras  pour  se  protéger 
devant  qui  a  toujours  la  main  levée  pour  vous  battre. 

11  lui  parlait  rudement,  lui  aussi,  et  lui  aussi  ricanait  bien 
haut  si  elle  osait  montrer  de  l'indignation.  Souvent  il  lui  don- 
nait des  ordres,  et  il  frappait  le  sol  du  pied  et  criait  des  injures 
si  elle  n'obéissait  point  assez  vite.  Alors  le  père  disait  :  «  A  la 
bonne  heure  1  »  en  le  voyant  tout  gonflé  envers  elle  de  puérile 
fureur.  Oui,  il  y  avait  eu  cela  dans  sa  vie,  il  y  avait  eu  celai 
Quelquefois  cependant,  en  des  élans  subits,  Pascalet  lui  mon- 
trait bien  quelque  chose  qui  ressemblait  à  de  la  tendresse.  Il 
souriait  gentiment  si  elle  passait  près  de  lui,  il  rendait  avec 
forcé  un  baiser  qu'elle  lui  donnait,  ou  bien  il  portait  à  sa  mère 
un  beau  fruit  qu'il  avait  trouvé.  Une  fois  qu'elle  eut  la  fièvre 
pendant  deux  jours  et  ne  cessa  de  gémir  à  cause  de  grandes 
douleurs  qui  lui  traversaient  la  tête,  il  pleura.  Une  autre  fois, 
ils  étaient  tous  à  ramasser  du  foin  ;  un  chien  errant  voulut  la 
mordre.  L'enfant  se  jeta  sur  la  bote  et  la  chassa  avec  un  bâton. 
Oui...  oui...  il  y  avait  eu  cela  aussi,  évidemment.  Mais  ces 
pauvres  douceurs  étaient  trop  petites  parmi  de  trop  grandes 
meurtrissures.  Elle  avait  peur  de  cet  enfant,  elle  en  avait  peur  I 
Et  parce  qu'il  avait  un  peu  la  mâchoire  lourde  du  père  et  la 
couleur  claire  de  ses  cheveux,  elle  ne  voyait  pas  qu'il  avait  ses 
longs  yeux  à  elle  et  sa  bouche  gonflée,  sinueuse  et  tendre. 

Le  temps  passa.  Adeline  avait  plus  de  quarante  ans.  Des  coins 
de  sa  belle  bouche  aux  ailes  de  son  nez  mince,  un  pli  profond 
commençait  à  se  creuser.  Toute  sa  jeunesse  était  derrière  elle, 
comme  ces  étangs  d'eau  morte  qu'on  appelle  des  «  lônes  »  dans 
le  pays,  noirs,  plats  et  tristes,  remplis  d'une  vase  abondante  et 
tranquille.  Et  malgré  l'âge  cependant,  et  la  sagesse  douloureuse  â 
quoi  son  pauvre  destin  l'avait  accoutumée,  elle  avait  quelquefois 
encore  de  ces  arrêts  brusques  pendant  son  travail,  et  de  ces  sou- 
pirs, et  de  ces  longs  regards  tendus  vers  on  ne  sait  quel  inconnu. 


766  REVUE    DES    DEUX   MONDESa 

Un  jour,  le  valet,  chasse'  du  logis  après  une  dispute  terrible 
avec  Vincent  Roux,  fut  remplacé  par  un  autre  qui  s'appelait 
Firmin.  li  avait  un  beau  visage  à  moustache  frisottante,  les 
épaules  larges,  les  cheveux  épais.  —  «  Il  est  imbécile,  »  déclara 
brutalement  Roux  dès  le  troisième  jour  qu'il  l'employait.  Mais 
cet  homme  était  seulement  très  doux  et  d'intelligence  un  peu 
lente. 

Quand  il  vit  de  quelle  façon  la  maîtresse  était  traitée  au 
mas  de  FOliv^tte,  il  laissa  paraître  sur  son  simple  visage  un 
étonnement  considérable.  Cependant  il  parlait  peu  et  ne  fit 
aucune  remarque. 

Deux  semaines  après  son  arrivée,  il  était  à  rentrer  les  foins 
dans  la  grande  prairie  d'où  l'on  voit  le  Rhône  tourner  et  fuir 
en  grondant  au  bord  de  la  ville.  Adeline  l'aidait.  Elle  parais- 
sait lasse.  Un  orage  se  préparait  au  fond  du  ciel,  et,  crain- 
tive toujours,  n'osant  une  seule  minute  prendre  du  repos,  elle 
respirait  trop  souvent,  gênée  par  la  lourdeur  de  l'air.  Firmin 
hésita  pendant  une  demi-heure  et  puis  il  s'approcha  d'elle  : 

—  Laissez  donc  1  Est-ce  que  ce  sont  des  besognes  pour  une 
femme...  et  pour  une  femme  comme  vous? 

li  lui  prit  la  fourche  des  mains  et  accomplit  en  deux  heures, 
en  même  temps  que  son  ouvrage  à  lui,  tout  le  travail  qu'elle 
aurait  dû  faire.  Sur  leur  tête,  le  ciel  était  d'un  bleu  dur  et 
menaça\it.  Des  grondemens  se  levaient  derrière  les  Alpilles 
légères.  La  sueur  luisait  aux  tempes  de  Firmin.  Elle  mouillait 
son  cou  et  plaquait  à  ses  épaules  sa  chemise  de  cotonnade.; 
Adeline  le  regardait  en  silence.  Elle  ne  lui  dit  point  même  merci, 
et  au  retour  ils  marchèrent  côte  à  côte  derrière  la  grinçante 
charrette  sans  que  l'une  ou  l'autre  prononçât  une  parole. 

Le  lendemain,  la  pluie  n'étant  point  tombée  encore  et  le 
ciel  gardant  sa  menace,  ils  se  retrouvèrent  devant  les  grands 
tas  de  foin  odorant  où  bondissent  les  sauterelles,  et  tout  de 
suite,  avecuû  bon  sourire,  Firmin  enleva  ia  fourche  aux  mains 
d'Adeline  et  lui  montra  un  coin  de  la  prairie  où  les  longs 
peupliers  couchaient  leur  ombre  légère.  Il  dit  :  «  Reposez-vous, 
Dame,  »  et  elle  obéit.  Elle  était  là,  toute  pénétrée  d'une  béati- 
tude qui  lui  venait  d'un  alanguissement  singulier  de  son  corps 
au  repos  et  de  son  cœur  détendu,  quand  Vincent  Roux  passa 
derrière  les  peupliers  monté  sur  la  grande  charrette  peinte  en 
bleu  et  menant  avec  lui  ^on  fils  et  deux  hommes  peur  tjavailier 


MADAME    FIRMIN. 


767 


dans  les  îles  à  des  coupes  de  bois.  Il  vit  sa  femme  étendue  à 
demi  dans  l'ombre,  parmi  les  herbes;  il  vit  le  grand  valet  qui 
travaillait  seul  ;  et,  jetant  les  guides  au  petit  Pascalet,  il  bondit 
de  la  charrette. 

Marchant  sur  Adeline,  de  la  même  allure  qu'un  chien 
féroce  sur  un  passant  haillonneux,  il  lui  ordonna  de  se  lever  et 
elle  dut  le  faire,  tremblante  et  humiliée  devant  ces  hommes 
qui  la  regardaient,  et  devant  son  fils.  A  cause  de  tout  ce  monde 
sans  doute,  il  n'osa  point  la  battre,  quoiqu'il  en  eût  une  envie 
telle  que  son  gros  poing  serré  tremblait  au  bout  de  son  bras. 
Mais  il  l'injuria  grossièrement,  la  traitant  de  gueuse  et  de  fai- 
néante, prenant  tous  ceux  qui  étaient  là  à  témoin  de  cette 
paresse  et  se  lamentant  de  devoir  nourrir  une  telle  créature 
qu'il  avait  prise  toute  misérable  et  qui,  sans  lui,  bien  sûr,  n'eût 
été  bonne,  pour  gagner  sa  vie,  qu'à  courir  les  ruelles  infâmes 
d'Arles  ou  d'Avignon. 

Il  employait  pour  dire  ces  choses  des  paroles  brutales  qui 
faisaient  rire  autour  de  lui  ces  hommes  sans  finesse,  sauf 
Firmin  dont  le  simple  visage  montrait  de  la  stupeur,  et  le 
petit  qui  ne  comprenait  pas...  Enfin,  jetant  au  valet  l'ordre 
d'avoir  à  le  rejoindre  dans  les  bois  d'ici  vingt  minutes,  et  rica- 
nant qu'Adeline  était  bien  capable  de  rentrer  seule  tout  le 
fourrage  demeuré  sur  la  prairie,  et  qu^elle  le  ferait,  Vincent 
Roux  remonta  sur  sa  charrette.  On  l'entendit  gronder  encore; 
puis  sa  voix  en  colère  décrut  avec  le  grincement  plus  lointain 
des  roues.  Alors,  et  pour  la  première  fois,  Adeline  à  son  tour 
serra  et  tendit  le  poing.  Le  sang  remontait  avec  violence  à  son 
visage  défait. 

—  Et  dire   qu'il  en  a  été  ainsi  toute  ma  vie,  clama-t-elle, 
toute  ma  vie!  ah!  —  son  cri  rauque  et  long  lui  déchirait  la., 
gorge...  —  ma  vie,  ce  qu'a  pu  être  ma  vie  ! 

Elle  crachait  ce  mot  avec  dégoût,  haletante,  secouée  d'un 
emportement  si  vif,  le  visage  en  feu  et  tordant  ses  deux  mains 
qu'une  espèce  de  folie  semblait  la  posséder.  Sa  fureur  l'étour- 
dissait, et  tout  ce  désespoir  qui  depuis  tant  d'années  ne  s'était 
soulagé  par  aucun  gémissement.  Tout  à  coup  elle  chancela; 
ses  bras  étendus  rencontrèrent  le  talus  derrière  elle  et  elle 
glissa  parmi  les  menthes  dont  les  petites  feuilles,  au  froisse- 
ment de  ce  corps  désespéré,  rendirent  leur  bonne  odeur. 

—  Oh!  Damel  suppliait  Firmin.  Damel..,] 


768  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

De  son  pas  pesant  il  était  venu  auprès  d'elle;  il  ne  savait 
de  quels  gestes  la  secourir,  ni  de  quelles  paroles,  et  cependant 
il  tremblait  de  pitié.  Dans  l'herbe  où  elle  s'allongeait,  se  collant 
à  la  terre  avec  le  désir  que  la  terre  la  gardât,  Adeline  se 
redressa  tout  à  coup.  Elle  regarda  cet  homme...  et  elle  le 
regarda  encore...  et  ses  yeux  avides  et  douloureux  ne  se  déta- 
chaient plus  de  lui.  Peu  à  peu,  lentement,  il  s'avançait  vers  ce 
regard.  Enfin,  il  s'assit  auprès  d'elle,  il  considéra  le  bras  dont 
elle  se  soulevait,  ferme  et  brun,  que  découvrait  la  manche 
relevée  au-dessus  du  coude,  et  ses  deux  mains,  violentes 
autant  que  pitoyables,  s'abattirent  sur  ce  bras  nu. 


La  nuit  qu'ils  se  sauvèrent  tous  les  deux,  Vincent  Roux 
était  h  la  «  vole  »  à  Barbentane.  Tout  de  suite,  dès  qu'elle  eut 
passé  la  haie  vive  qui  marquait  la  fin  de  son  domaine,  Adeline 
sentit  tomber  d'elle  toute  sa  misère.  Et  cette  misère  était  si 
grande  que,  désormais,  de  ce  qui  était  derrière  elle,  elle  devait 
lui  cacher  tout,  jusqu'à  la  minute  bénie  où  l'enfant  était  né, 
jusqu'à  la  petite  chambre  où  il  dormait  à  l'instant  de  la  fuite 
et  où  elle  n'était  pas  entrée  pour  lui  dire  adieu.  Dans  le  duf 
wagon  qui  les  emporta,  dans  l'auberge  sale  où  ils  mangèrent  à 
l'aube,  en  face  de  Firmin  qui  prenait  soin  de  sa  fatigue  et  la 
regardait  doucement,  elle  sentait  dans  son  pauvre  cœur  couler 
tout  le  paradis.  De  temps  en  temps  elle  répétait  tout  bas  :  «  Ce 
n'est  ]f)as  possible  I  »  Et  croyant  qu'elle  avait  encore  des  scru- 
pules, Firmin  essayait  de  les  dissiper  par  des  phrases  simples 
qu'il  cherchait  longtemps;  mais  c'était  le  bonheur  qui  sem- 
blait impossible  à  cette  créature  douloureuse. 

Ils  remontèrent  jusqu'au  delà  d'Avignon  pour  être  plus  loin 
du  mas  de  l'Olivette  et  de  la  colère  possible  de  Vincent  Roux, 
jusqu'au  delà  d'Orange,  et,  dans  un  petit  bourg  du  nom  de 
Piolenc,  ils  louèrent  cette  maison  où  ils  habitaient  aujourd'hui.. 
Firmin  bientôt  trouva  du  travail,  et  d'abord  il  prétendit  que 
sa  compagne  n'eût  rien  à  faire  qu'à  balayer  la  salle  et  préparer 
les  repas,  donner  aux  lapins  leur  verdure  et  leurs  grains  aux 
poules.  Mais  elle  avait  trop  l'habitude  de  l'activité.  Son  bon- 
heur lui  donnait  une  jeunesse  et  des  forces  nouvelles  et  elle 
souffrait  de  ne  les  pouvoir  employer  utilement,  alors  qu'ils 
étaient  si  misérables,  elle  et  Firmin,  sans  un  billet  de  cinquante 


MADAME    FIRMIN. 


769 


francs  derrière  eux  pour  les  tranquilliser  aux  jours  de  mala- 
die ou  permettre  l'achat  d'une  chèvre.  Un  matin,  après  avoir 
causé  longtemps  avec  un  homme  qui  menait  par  les  villages 
une  grande  voiture  et  vendait  de  la  bonneterie,  de  la  vaisselle 
et  des  bijoux  faux,  elle  décida  tout  à  coup  de  prendre  le  métier 
de  colporteuse. 

Il  ne  lui  parut  point  trop  dur  et,  le  premier  jour,  elle  fit 
alertement  ses  douze  kilomètres  dans  la  plaine  brûlante  oîi 
grésillent  les  cigales.  Tout  lui  était  aisé  maintenant.  Le  soir,  en 
rentrant,  elle  trouva  que  Firmin,  revenu  avant  elle,  avait  déjà 
cuit  la  soupe  pour  qu'elle  n'eût  ni  le  mal  de  la  faire  ni  la  peine 
d'attendre;  il  avait  mis  la  table  et  tiré  de  l'eau  fraîche.  Alors, 
devant  tant  de  tendresse  et  de  soins,  elle  se  mit  à  pleurer.  Ces 
larmes  bienheureuses  furent  les  seules  que  dans  sa  vie  nouvelle 
elle  devait  verser. 

Elle  ne  pensait  plus  qu'à  l'amour  maintenant,  dont  la  fréné- 
sie terrible  l'envahissait  toute;  elle  devenait  coquette  un  peu 
ridiculement  puisqu'elle  avait  des  rides  et  qu'elle  n'était  plus 
jeune.  Mais  son  ardeur  justement  était  plus  vive  à  cause  de 
toutes  CCS  années  qu'elle  avait  derrière  elle,  vaines  et  dessé- 
chées. Un  vent  d'ivresse  et  de  légèreté  passait  sur  elle.  Elle 
vendait  des  peignes  brillans  et  de  petites  broches,  des  rubans 
étroits,  des  garnitures  de  chemise  et  des  romans  imprimés  sur 
papier  gris,  avec  des  titres  violens.  Dans  les  granges,  tout  en 
offrant  ses  babioles,  elle  parlait  aux  femmes  du  devoir  de  se 
parer  pour  plaire  aux  hommes  et  d'être  belles.  Elle  leur 
enseignait  que,  pour  être  heureuse,  il  faut  provoquer  l'amour, 
d'abord,  et  l'entretenir  ensuite,  ce  qui  est  plus  difficile.  Elle  ne 
parlait  pas  ainsi  dans  le  seul  désir  de  vendre  ses  marchandises, 
mais  parce  que  ces  pensées  étaient  en  elle,  l'obsédaient,  et 
qu'elle  ne  pouvait  pas  les  taire.  Et  son  ton  âpre  et  passionné,  la 
façon  dont  flambaient  ses  yeux  dans  sa  face  flétrie,  en  trou- 
blaient quelques-unes,  tandis  que  les  autres,  derrière  elle, 
disaient  des  mots  grossiers  et  haussaient  les  épaules. 

Huit  années  avaient  passé  ainsi.  Pas  une  fois  les  fillettes 
curieuses  qui  vont  étendre  leur  linge  sur  la  haie  du  voisin,  ou 
les  cancanières  de  village  traînant  sur  la  route,  de  porte  en 
porte,  leur  jupe  pendante  et  leurs  talons  poussiéreux,  ne  purent 
se  vanter  d'avoir  entendu  chez  M.  Firmin  la  moindre  dispute. 
Seulement,  comme  il  faut  bien  se  moquer  quand   même,  elles 

TOME    XLII.    1917.  49 


770  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

se  gaussaient,  k  défaut  d'injures,  des  «  mon  ciiéri,  »  des  «  mon 
amour,  »  «  mon  trésor  »  et  «  ma  belle,  »  qui  revenaient  trop 
souvent  dans  le  tendre  langage  de  ce  docile  beau  garçon  et  de 
cette  femme  sans  fraîcheur. 

Elle  marchait  non  loin  du  village,  un  soir  d'août,  calculant 
qu'elle  aurait  le  temps  de  se  rendre  avant  la  nuit  du  mas  de 
la  Faine  à  la  Grange  Brûlée,  lorsqu'un  appel  de  tambour,  pres- 
sant, haletant,  affolé,  roula  par-dessus  les  maisons.  Des  gens 
allèrent  de  ce  côté,  d'autres  en  courant  revinrent  vers  les 
champs  où  étaient  demeurés  les  travailleurs,  et  elle  sut  ainsi 
que  c'était  la  guerre.  —  La  guerre!  —  Elle  continuait  sa  route 
avec  plus  de  lenteur,  interdite  et  répétant  pensivement  ce  mot. 
Brusquement  toute  sa  signification  terrible  lui  entra  dans  l'âme 
et  la  déchira.  —  Firmin  travaillait  chez  les  Calvier  ce  soir,  au 
quartier  des  Frémigières.  Elle  se  mit  à  courir  de  ce  côté,  le 
cou  scié  par  la  courroie  du  panier  qui  sautait  devant  elle.  Elle 
traversa  la  grand'route,  prit  un  chemin  creusé  d'ornières  dures 
qu'elle  ne  regardait  pas  et  où  pliaient  ses  chevilles,  puis  un 
sentier  presque  invisible,  filant  comme  un  lézard  sous  les 
luzernes  moirées.  Enfin  elle  vit  la  Grange  des  Calvier  avec  ses 
toits  inégaux  et  trois  platanes  devant  la  porte,  elle  sentit  l'odeur 
de  la  paille,  elle  vit  les  tas  de  blés  et  l'aire  d'où  montait  encore 
une  vapeur  dorée;  mais  le  grand  cheval,  attelé  au  rouleau  de 
pierre  qui  foule  les  épis,  inactif,  oublié,  cherchait  l'herbe  qui 
monte  aux  fentes  des  carreaux,  et  tous  les  travailleurs  avaient 
quitté  la  besogne.  Adeline  vint  à  leur  groupe.  Elle  appela  : 
«  Firmin!  »  et  quand  il  fut  devant  elle,  elle  demanda  :  a  Est-ce 
que  tu  vas  partir?  »  d'un  ton  si  farouche  que  tous  les  hommes 
se  retournèrent.  Ils  commençaient  même  de  rire,  malgré  leur 
angoisse,  de  voir  cette  M""^  Firmin  avec  son  visage  usé,  son 
cou  jaune,  ses  tempes  maigres,  et  cette  grande  ardeur  d'amour 
qui  la  tenait  toute.  Mais  Firmin  emmena  sa  compagne  derrière 
le  pailler  inachevé.  Il  lui  dit,  avec  sa  tranquille  douceur  : 

—  Mais  non,  je  ne  pars  pas...  Tu  sais  bien...  J'ai  eu  une 
mauvaise  fièvre  autrefois  au  régiment...  Ça  m'a  laissé  des 
suites,  comme  ils  disent,  et  ils  m'ont  réformé.  Tu  sais  bien... 
C'est  sur  mon  livret. 

—  Ah  oui!  dit-elle., 


MADAME    FIRMINï 


771 


Elle  réfléchit,  mal  tranquillisée  encore,  et  elle  supplia  : 

—  C'est  bien  vrai? 

Il  répéta  simplement  : 

—  Tu  sais  bien. 

L'air  était  lourd  et  chaud  comme  le  jour  oii  elle  avait 
commencé  de  l'aimer  et,  comme  ce  jour-là,  il  avait  les  tempes  et 
le  cou  ruisselans  de  la  sueur  de  son  travail.  Elle  se  jeta  dans 
ses  bras. 

—  Ahl...  ça  m'est  égal,  alors...  ça  m'est  bien  égal. t. 

Des  femmes  en  criant  arrivaient  par  le  chemin.  Adeline 
les  entendit,  fronça  un  peu  les  sourcils  et,  se  vengeant  des 
injures  de  toutes  par  la  plénitude  de  joie  qui  gonflait  son  cœur, 
alors  que  les  autres  souffraient  tant,  elle  répéta  haineuse, 
bienheureuse  et  farouche  : 

—  Ça  m'est  égal,  la  guerre,  ça  m'est  bien  égal. 

Elle  revint  chez  elle  pendue  au  bras  de  M.  Firmin,  serrant 
contre  lui  son  flanc  creux  et  sa  hanche  plate,  et  ne  cessant  de 
lever  vers  lui  son  amoureux  visage.  Le  plus  beau  des  soirs 
tombait  sur  la  misère  du  monde  et  sur  son  bonheur  à  elle.  Ce 
fut  la  plus  légère  et  la  meilleure  des  promenades  qu'elle  eût 
faites  encore  auprès'  de  son  amant. 


Son  ivresse  s'accrut  de  le  tenir  là,  près  d'elle,  tandis  que  les 
autres  femmes,  le  soir,  s'asseyaient  seules  à  leur  table  et  se  cou- 
chaient seules  dans  les  lits  profonds  sous  les  rideaux  de  percale 
foncée,  à  fleurs  vives.  La  nuit,  elle  se  réveillait  en  sursaut  pour 
le  bonheur  de  penser  :  «  Il  est  là!  ■»  et  le  jour,  pendant  ses 
marches  interminables  à  travers  la  campagne,  elle  se  répétait 
avidement  qu'au  retour  elle  Je  trouvei'ait  à  la  maison  et  qu'elle 
sentirait  des  bras  forts  autour  de  sa  taille  toujours  droite. 

L'automne  merveilleux  se  suspendait  aux  branches  et  l'on 
eût  dit  que  le  mistral  avait  secoué  sur  toute  la  plaine  et  emtaêlé 
aux  branches  les  longs  cheveux  d'or  de  cette  reine  Jeanne  que 
chanta  le  poète  Aubanel,  après  beaucoup  d'autres  poètes.  L'air 
savoureux  et  vif  avait  la  fraîcheur  des  pommes  acides,  et  quel- 
ques figues,  trop  mûres,  pendaient  encore  entre  les  feuilles 
bleues  des  figuiers.  Dans  toutes  les  granges  oii  elle  passait, 
Adeline  ne  voyait  plus  que  de  sombres  visages.  Les  femmes, 
harassées  et  sales,  sortaient  du  fond  des  étables,  ou  mettaient  les 


*772  REYUE    DES    DEUX    MONDES^ 

chevaux  à  la  charrue,  ou  encore  essayaient  de  se  tenir  en 
équilibre  sur  le  siège  étroit  des  faucheuses.  Puisque  les  hommes 
n'étaient  plus  là,  elles  faisaient  la  besogne  des  hommes. 
Quelques-unes,  assises,  près  des  carreaux  de  leurs  petites 
fenêtres,  devant  un  encrier  poussiéreux  et  un  cahier  de  papier 
blanc,  rêvaient  longuement. 

Elles  recevaient  bien  la  colporteuse  et  lui  demandaient  si 
dans  ses  courses  elle  n'avait  pas  recueilli  quelques  nouvelles  de 
là-haut,  de  ces  nouvelles  qu'on  ne  met  pas  sur  le  journal  et 
qui  sont  plus  sûres.  Mais  elles  n'achetaient  plus  de  peignes,  ni 
de  bijoux  et  le  commerce  allait  mal.  Adeline  ne  s'en  apercevait 
pas.  Quand  le  vent  glacé  la  frappait  aux  épaules  ou  lui  brûlait 
le  visage,  quand  ses  semelles  collaient  à  la  terre  boueuse,  elle 
pensait  seulement,  sans  pouvoir  se  rassasier  de  cette  joie  :  «  Il 
est  là!  Je  le  garde.  »  Et,  ne  sentant  point  le  froid,  elle  brûlait 
toute  au  contraire  du  grand  frisson  qui  secouait  son  corps  sec. 

L'hiver  venu,  elle  dut  comme  chaque  année  interrompre 
ses  courses  pendant  quelques  semaines.  La  maison  était  basse 
et  chaude.  Firmin,  en  cette  saison,  faisait  métier  de  vannier. 
11  s'asseyait  au  coin  du  feu,  une  corbeille  hérissée  de  joncs 
entre  ses  genoux,  et  Adeline  demeurait  auprès  de  lui,  à  ra- 
vauder du  linge  et  quelquefois   à  ne  rien  faire  qu'à  le  regarder. 

Elle  ne  s'inquiétait  point  des  nouvelles  de  laguerre  et, quand 
M.  Firmin  tenait  son  journal  à  la  main,  elle  ne  demandait 
jamais  :  «  Qu'est-ce  qu'on  dit  là-dessus?  »  Pourtant  elle  rentra 
un  soir  bouleversée  d'avoir  entendu  crier  de  la  route  la  jeune 
femme  du  charron  à  qui  le  garde  venait  d'apprendre  la  mort  de 
son  mari.  Et  elle  plaignit  une  fille  en  service  chez  les  Galvier 
et  qui  avait  perdu  son  amant.  Elle  imaginait,  comprenait,  par- 
tageait seulement  la  douleur  des  amoureuses,  et  l'on  eût  dit  que 
pour  elle  nulle  autre  douleur  que  celle-là  ne  dût  se  lamenter 
sous  le  terrible  ciel.  D'ailleurs  elle  voyait  peu  de  femmes,  ne 
recevait  point  de  confidences,  ne  s'attardait  jamais  chez  la 
bouchère  malveillante  ou  l'épicière  hostile,  et  l'hiver  semblait 
isoler  encore  davantage  des  autres  maisons  sa  maison  isolée. 

Un  jour  de  février,  oii  le  vent  du  Nord  soufflait  avec  moins 
de  force,  elle  voulut  recommencer  à  sortir  et  s'en  aller  vendre 
aux  gens  des  fermes  des  mitaines  en  tricot  qu'elle  avait  reçues 
de  Paris.  Mais,  vers  le  milieu  de  l'après-midi,  comme  elle 
était  très  loin,  dans  les  «  [les,  »  des  nuages  de  nouveau  se  for- 


MADAME    FIRMIN. 


113 


mèrent  dans  le  ciel  et  la  pluie  bientôt  tomba  avec  force. 
jyjme  Firmin  se  mit  à  courir  et  vint  se  réfugier  dans  une  petite 
grange  où  vivait,  seule  en  ce  moment,  son  fils  étant  à  la  guerre, 
une  femme  veuve  qu'on  appelait  la  Biaise  et  qui  avait  un  bon 
cœur. 

—  Est-ce  que  je  peux  m'abriter  un  peu  chez  vous,  madame 
Biaise? 

—  Sûr,  madame  Firmin.  Entrez  donc  et  chauffez-vous 
bien.  Voyez.  Je  suis  en  train  à  finir  mes  «  caillettes.  » 

Eclairée  par  un  grand  feu  de  bois  et  par  une  petite  lampe  de 
cuivre  suspendue  aux  solives  enfumées,  elle  hachait  avec  de  la 
chair  de  porc  les  herbes  odorantes  de  la  montagne  et  elle  en 
faisait  de  petits  pâtés.  Quand  ils  furent  terminés,  elle  planta 
sur  chacun  un  brin  de  «  farigoule  »  qui  lui  fit  un  panache 
aigu,  se  tenant  tout  droit,  et  elle  les  rangea  soigneusement 
dans  un  long  plat  de  terre  brune. 

—  Je  les  donnerai  ce  soir  à  la  boulangère,  dit-elle,  et  elle 
les  mettra  dans  son  four.  Demain  elles  seront  cuites  et  je  les 
porterai  à  la  gare. 

Elle  essuya  ses  mains  grasses  à  son  tablier  de  toile  bleue. 
Ses  yeux  se  mouillèrent.  Sa  bouche  trembla. 

—  Il  sera  content,  le  petit,  pensez  donc,  d'avoir  des 
caillettes.  Il  les  aime  tant!  Il  m'a  écrit  l'autre  jour  :  «  Nous 
ne  manquons  de  rien,  mais  je  voudrais  manger  des  choses  de 
chez  nous.  »  Alors,  j'ai  fait  des  caillettes.  Ça  se  conserve  bien. 
Je  les  mettrai  dans  une  petite  caisse  pour  qu'elles  ne  lui  arri- 
vent pas  tout  écrasées. 

—  Elles  sentent  bon,  dit  Adeline...  oui,  elles  sentent  bon. 
Elle  regardait  cette  femme  qui  pleurait  tout  à  fait,  qui  se 

permettait  de  pleurer  maintenant  que  sa  besogne  était  accomplie. 

—  C'est  trop  dur  tout  de  même  qu'on  nous  les  prenne 
comme  ça.  Ah  1  je  dis  toujours,  moi,  si  toutes  les  mères  s'étaient 
réunies  pour  crier  et  empêcher  qu'on  leur  prenne  leur  fils,  ça 
n'aurait  pas  été,  cette  guerre!  Sur,  que  ça  n'aurait  pas  pu  être. 

Et  la  Biaise  s'assit  en  face  de  M""®  Firmin,  sur  une  chaise 
de  paille  boiteuse  et  basse;  joignant  les  mains,  ses  bras  nus 
allongés  entre  ses  genoux,  elle  continua  de  parler  lentement 
en   regardant  le  sol  de  terre  battue. 

—  Penser  qu'on  les  a  faits  avec  son  sang,  que  pour  les 
avoir  on  a  manqué  d'y  rester;  qu'on  a  passé  les  jours,  les  nuits, 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  avait  mal  dans  la  poitrine  seulement  de  les  entendre 
tousser;  penser  qu'on  était  si  fièrc  quand  ils  savaient  lire, 
quand  ils  tournaient  si  bien  une  lettre  que  père  et  mère 
étaient  devant  eux  comme  de  pauvres  ignorans.  Et  puis,  ça 
devient  fort.  C'est  des  hommes.  Ça  vous  dit  :  la  terre  du  clos 
est  dure  à  retourner,  n'aie  pas  peur!  j'en  viendrai  bien  à  bout. 
Ça  compte,  ça  discute,  ça  sait  tout  faire  avec  sa  tête,  avec  ses 
bras.  Et  puis,  voila,  on  vous  les  emmène  pour  qu'on  vous  les 
tue...  Il  est  peut-être  mort,  le  mien,  en  ce  moment...  J'ai  eu  sa 
lettre  hier,  mais  depuis...  Ah!  madame  Firmin,  j'ai  honte  de 
parler  comme  je  fais  et  de  pleurer  devant  vous,  mais  j'ai  trop 
pensé  à  tout  ça  aujourd'hui  en  faisant  mes  cailleltes...  Allez!... 
faut  en  avoir  pour  comprendre  ce  que  c'est,  et  dans  quel  état 
ça  vous  met  et  comme  ça  vous  fait  mourir,  de  savoir  qu'on 
vous  les  tue... 

—  Oui,  dit  Adeline...  évidemment...  ahl  c'est  dur...  c'est 
dur...  oui...  pour  être  dur... 

Sa  parole  était  preste  d'ordinaire,  mais,  en  ce  moment,  elle 
cherchait  ses  mots  avec  un  peu  de  peine.  Elle  attendit  quelques 
instans  et  puis  elle  s'approcha  de  la  fenêtre,  regarda  dehors  la 
terre  mouillée,  revint  près  du  feu  et  fut  à  la  fenêtre  une  fois 
encore.  Elle  était  comme  étourdie.  Elle  dit  à  voix  haute:  «  J'aurai 
pris  froid  tout  de  même.  »  Et  elle  demeura  plus  de  trois 
minutes  le  front  aux  vitres,  avant  de  pouvoir  se  rendre  compte 
si  la  pluie  avait  cessé  ou  si  elle  tombait  encore.  Enfin  elle  dit  : 

—  Ce  n'était  qu'une  averse.  Faut  profiter  de  l'éclaircie.  Je 
m'en  vais,  madame  Biaise...  Au  revoir  et  merci  bien. 

Elle  aurait  dû  ajouter  quelques  paroles  de  reconfort  et 
d'espérance,  elle  le  sentait  bien  ;  mais  elle  continuait  de  ne 
rien  pouvoir  trouver  dans  sa  tête  qui  tournait  un  peu.  Elle  s'en 
alla  lentement.  Et  quand  elle  eut  fait  deux  cents  mètres  : 

—  Qu'est-ce  Je  me  pense?  dit-elle.  Voilà  que  j'ai  pris  le 
chemin  tout  à  l'envers. 

Elle  ne  revint  point  cependant  sur  ses  pas.  Elle  n'avait  pas 
envie  de  marcher  aujourd'hui  et  elle  se  trouva  rentrer  chez  elle 
plus  tôt  qu'elle  n'avait  résolu.  La  fumée  de  son  toit,  comme 
toujours,  fut  douce  à  son  cœur.  Et  quand  elle  fut  dans  la  pièce 
accueillante  où  M.  Firmin,  près  d'un  grand  feu,  tressait  des 
corbeilles,  elle  oublia  son  malaise. 

Lo  soir,  après  le  souoer,  M.  Firmin  prit  son  journal  et  elle 


MADAME    FIRMIN.  775 

de  gros  bas  qu'elle  reprisait.  La  lampe  sans  abat-jour  les  éclai- 
rait durement.  On  entendait  le  vent  se  déchirer  en  sifflant  à 
l'angle  de  la  maison.  Le  chat  blanc,  près  des  cendres,  râlait  de 
béatitude.  L'édredon  qui  couvrait  le  lit  de  noyer  se  gonflait 
chaudement  dans  l'ombre  des  rideaux.  L'homme  tout  à  coup 
leva  les  yeux. 

—  A  quoi  donc  que  lu  te  penses?  demanda-t-il. 

Adeline  était  inactive,  l'aiguille  aux  doigts,  la  tête  penchée 
un  peu,  les  yeux  fixes  sous  ses  sourcils  froncés  qui  faisaient  son 
front  plein  de  rides. 

—  A  rien,  dit-elle. 

Mais,  un  peu  plus  tard,  elle  interrompit  Firmin  dans  sa 
lecture. 

—  Tout  de  même,  dit-elle,  ce  ravin  de  la  Fille-Morte  où  ils 
se  battent  si  fort  en  ce  moment...  En  voilà  un  endroit!  ça  doit 
porter  malheur,  un  nom  pareil! 


Des  semaines  passèrent,  des  mois  peut-être.  M"*^  Firmin 
était  toujours  coquette  et  toujours  heureuse.  Au  printemps,  elle 
porta  des  corsages  clairs  et  des  tabliers  de  soie.  Un  rayon  de 
jeunesse  faisait  son  visage  plus  lisse,  quand  elle  passait  le  soir 
sur  les  routes,  tendrement  suspendue  au  bras  de  M.  Firmin.  Et 
les  femmes,  au  seuil  des  portes,  n'avaient  plus  envie  de  rire 
devant  son  bonheur  et  l'enviaient  sombrement. 

Elle  avait  eu  l'idée  d'adjoindre  à  la  bimbeloterie  qu'elle 
continuait  de  vendre  et  que  personne  n'achetait  plus,  quelques- 
uns  de  ces  menus  objets  que  vantent  les  journaux  à  leur  der- 
nière page  comme  étant  aux  soldats  d'une  utilité  extrême  : 
briquets,  boutons,  épingles  ou  chaînes.  Elle  les  faisait  venir  de 
Marseille  ou  même  de  Paris  ;  cela  se  vendait  très  bien  :  toutes 
les  femmes  en  voulaient  avoir  pour  les  glisser  dans  les  paquets 
qu'elles  envoyaient  au  front.  Et  les  longues  courses  d'Adeline 
étaient  rarement  inutiles;  sa  fatigue  redevenait  fructueuse. 

Un  jour,  elle  passa  devant  la  grange  de  la  Biaise;  aj'ant 
réfléchi  un  moment,  elle  s'arrêta  pour  demander  si  le  petit 
soldat  avait  bien  reçu  les  «  caillettes.  »  Et  de  nouveau,  sans  la 
moindre  nécessité,  elle  repassa  par  là  la  semaine  suivante  et 
chacune  des  autres  semaines.  Cela  se  trouvait  ainsi.  Un  hasard. 
Elle  pensait  elle-même  :  «  C'est  drôle..  Voilà  que  je  viens  bien 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

souvent  de  ce  côte'  maintenant.  »  Une  fois,  le  lendemain  d'une 
bataille  où  le  chiffre  de  nos  morts  avait  été  très  grand  et  dont 
on  parlait  dans  toiit  le  pays,  elle  dit  à  la  mère  désolée  : 

—  Tenez,  vous  enverrez  cela  de  ma  part  à  votre  fils.  11  ne 
faut  pas  me  payer.  C'est  un  cadeau. 

Elle  lui  tendait  le  plus  beau  de  ses  briquets.  La  semaine 
suivante,  elle  offrit  un  savon  et  deux  douzaines  d'épingles 
nickelées.  Peu  à  peu  elle  prit  l'habitude  de  venir  plus  souvent. 
Quand  elle  arrivait,  elle  ne  demandait  plus  des  nouvelles  de 
l'enfant,  elle  ne  prononçait  pas  même  son  nom.  Elle  disait 
simplement,  avec  une  émotion  visible  :  u  Eh  bien?  «Et  la  Biaise 
reconnaissante  savait  ce  que  signifiait  cette  question  et  ce  qu'il 
fallait  y  répondre.  La  pauvre  femme  faisait  entrer  Adeline  dans 
la  maison.  Elle  apportait  les  enveloppes  jaunes,  sans  timbre, 
reçues  du  front.  Souvent  elle  s'excusait  : 

—  Vous  êtes  pressée...  Je  vous  fais  rester  là...  Mais  je  ne 
vois  personne  par  ici.  Ça  me  fait  du  bien  de  parler  de  lui  avec 
vous.  ) 

—  Et  ça  me  fait  plaisir,  à  moi,  répondait  Adeline. 

Elle  parlait  en  vérité,  mais  ne  cherchait  point  à  connaître  les 
raisons  de  ce  plaisir  dont  elle  devenait  singulièrement  avide. 
Vers  le  milieu  de  juillet,  un  soir,  en  approchant  de  la  grange, 
elle  s'étonna  de  voir  grande  ouverte  la  porte  de  l'étable.  Les 
quelques  moutons  que  possédait  la  Biaise  rôdaient  sans  surveil- 
lance dans  le  potager  et  broutaient  voracement  la  feuille  tendre 
des  haricots  et  les  petits  choux  qui  sortaient  de  terre.  Adeline 
pour  les  chasser  de  là  leur  jeta  quelques  pierres.  Elle  appela  : 

—  Madame  Biaise  ! 

N'ayant  point  de  réponse,  elle  entra  dans  la  salle  et  ne  trouva 
personne.  Mais  un  gémissement  venait  de  la  «  patouille.  » 
Adeline  poussa  la  porte  derrière  laquelle  stagnait  une  odeur  de 
vin,  de  pommes,  de  bois  et  d'oignons.  La  Biaise  était  là,  couchée 
sur  de  vieux  sacs,  dans  l'ombre  moisie.  Elle  ne  pleurait  pas. 
Au  fond  de  sa  gorge  roulait  un  râle  interminable,  terrible  à 
entendre,  et  qu'un  désespoir  où  se  roidissaient  tous  les  nerfs 
empêchait  de  devenir  un  sanglot. 

—  Madame  Biaise!  répéta  Adeline  épouvantée. 

L'autre  se  dressa  brusquement,  hagarde  et  d'abord  ne  la 
reconnaissant  pas.  Son  regard  était  sec  et  trouble.  Elle  bégayait. 
Enfin  elle  prononça  : 


MADAME    FIRMIN^ 


771 


—  Vous  ne  sarez  pas...  Le  garde  est  venu...i 

D'avoir  parlé  la  soulagea.  Elle  cria,  les  poings  aux  joues  : 

—  Secours,  mon  Dieu,  secours! 

Tout  d'un  coup  elle  s'emporta  contre  cette  femme  qui  était 
là,  près  d'elle,  immobile  et  n'osant  rien  dire. 

—  Laissez-moi,  proféra-t-elle,  laissez-moi.  Allez  me  chercher 
ma  sœur  qui  est  au  bourg.  Vous,  d'abord,  vous  ne  pouvez  pas 
comprendre. 

—  Mais  si,  dit  Adeline,  je  comprends. 

Et  elle  se  mit  à  sangloter.  Elle  pleurait  à  plein  cœur,  comme 
pour  son  propre  compte.  Ceci  sauva  la  Biaise  qui,  devant  tant 
de  larmes,  put  pleurer  à  son  tour.  Elle  tomba  dans  les  bras  de 
Mme  Fiiniin,  et  celle-ci,  la  retenant  contre  elle,  sentait  toute 
son  épaule  mouillée  par  le  ruissellement  du  pauvre  visage, 
tandis  que  ses  larmes  à  elle  trempaient  le  cou  et  les  cheveux  de 
la  mère  infortunée. 

Le  bêlement  d'une  brebis,  étonnée  de  sa  liberté  et  qui 
hasardait  deux  pattes  tremblantes  sur  la  marche  du  seuil,  les 
sépara.  La  Biaise,  laissant  le  vent  froid  sécher  son  visage,  courut 
dehors,  rassembla  son  petit  troupeau,  le  poussa  dans  l'étable, 
ferma  la  porte;  mais,  avide  de  retrouver  sa  peine,  elle  se  hâta 
de  rentrer  dans  la  salle  où  Adeline  pleurait  toujours,  pressant 
son  mouchoir  sur  ses  deux  yeux  et  ne  pouvant  se  calmer.i 

—  Secours!  gémit  encore  la  Biaise.  Ah!  secours... 

Elles  restèrent  ensemble  plus  de  deux  heures  assises  côte  à 

côte,  pressées  l'une  contre  l'autre  et  parlant  du  mort.  La  mère 

évoquait  des  souvenirs.  Et  voici  qu'Adeline,  bien  que  n'ayant 

'  jamais  connu  ce  jeune  homme,  se  mit,  elle  aussi,  d'une  voix 

lente  et  sourde,  à  raconter  des  choses  de  sa  petite  enfance. 

—  Il  était  grand  pour  son  âge.  A  dix  ans  on  lui  en  donnait 
quinze,  des  fois.  Il  promettait  bien  de  devenir  beau  et  fort. 

— '  Il  était  intelligent.  Le  maître  m'avait  dit,  un  jour,  quand 
je  l'ai  retiré  de  l'école  :  «  Si  vous  me  le  laissez,  je  l'enverrai  dans 
un  lycée  des  villes.  Il  n'a  qu'à  lire  une  chose  pour  la  savoir 
par  cœur.  » 

—  C'est  bien  vrai  qu'il  élaît  un  peu  colère.  Il  s'emportait 
trop  vite...  il  disait  des  choses... 

—  Oui,  mais  si  brave  au  fond,  si  bon  cœur. 

—  Ce  qu'il  avait  de  mauvais,  c'était  la  faute  du  père,  bien 
sûr! 


778 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


—  Et  de  la  mère  aussi.  Qui  peut  savoir?  quand  ils  sont 
petits,  ils  prennent  tout  le  mauvais  de  l'un  comme  de  l'autre. 
Le  bon  vient  plus  tard  :  quand  ils  grandissent  et  quand  ils 
savent  comprendre  les  choses. 

—  Une  fois  il  s'est  jeté  devant  le  chien  qui  voulait  me 
mordre...  Oui...  le  cœur  était  bon  au  fond... 

—  Une  fois  qu'ils  étaient  à  prendre  des  poissons  au  «  Gour  » 
il  a  repêché  un  petit  qui  se  noyait.  Il  m'est  revenu  tout  déchiré, 
sale,  couvert  de  vase.  Je  l'ai  fâché  bien  fort.  Je  crois  même  que 
je  l'ai  battu.  Oui,  je  l'ai  battu.  Ah  I  que  le  bon  Dieu  me  par- 
donne, qu'il  me  pardonne,  mon  petit.  On  n'a  jamais  assez  d'in- 
dulgence pour  ses  enfans. 

—  Non...  jamais...  jamais... 

—  Et  les  remords  qu'on  a  après... 

—  Ah!  les  remords!... 

Elles  dialoguaient  ainsi,  s'imaginant  parler  d'une  même  per- 
sonne, se  comprendre,  se  répondre...  Et  la  Biaise,  dans  sa  dou- 
leur, ne  songeait  pas  à  s'étonner  de  certaines  incohérences... 

La  nuit  vint,  l'heure  sonna.  Adeline  se  leva  pour  partir. 
Rentrée  chez  elle,  elle  ne  prit  d'autre  soin  que  de  relever  d'un 
coup  de  main  ses  .cheveux  tout  défaits  qui  tombaient  sur  ses 
yeux  et  s'assit  à  table  en  face  de  M.  Firmin,  coiffée  en  sorcière 
et  toute  gonflée  de  larmes.  Il  la  regarda  avec  surprise,  la  trou- 
vant bien  vieille,  ainsi  défaite,  et  laissant  voir  toute  sa  contra- 
riété sur  son  naïf  visage. 


* 


Elle  retourna  deux  fois  chez  la  Biaise  et  puis  cessa  de  s'in- 
téresser à  elle.  Mais  une  autre  mère,  dont  le  fils  se  battait  du 
côté  de  l'Alsace,  habitait  au  bout  du  village  une  pauvre  maison 
et  racontait  sa  peine  à  qui  voulait  l'entendre. 

Adeline  prit  l'habitude  de  venir  chez  cette  femme;  elle  por- 
tait chaque  fois  un  petit  présent  et  se  faisait  lire  les  lettres  du 
soldat.  Cette  maison  n'était  pas  isolée  comme  celle  de  la  Biaise. 
Des  gens  à  tous  momens  passaient  devant  la  porte.  Ils  regar- 
daient curieusement,  ils  entraient  même,  voyant  M"^  Firmin 
installée  là  et  se  demandant  ce  qu'elle  pouvait  bien  y  faire. 

—  Ah!...  ah!  ricana-t-on  bientôt,  voici  qu'elle  ne  trouve 
plus  M.  Firmin  assez  frais  pow:  elle...  Il  les  lui  faut  plus  jeunes 
encore... 


MADAME    FIRMIN. 


719 


Et  Ton  chuchota  quelque  temps  plus  tard  : 

—  Vous  ne  le  saviez  pas,  que  M™"  Firmin  avait  été  avec  le 
fils  de  la  Biaise  et  avec  le  fils  de  Mélie  Mornas.  Elle  se  dessèche 
de  ce  que  l'un  soit  mort  et  l'autre  au  danger...  Tout  de  même, 
cette  femme  ! 

M.  Firmin  entendit  parler  ainsi  un  soir  qu'il  travaillait  à 
la  presse  à  fourrage  du  côté  de  Mondragon.  Il  ne  releva  pas  ces 
propos  et  s'écarta  seulement  un  peu  de  ceux  qui  les  tenaient. 
Pendant  le  souper  il  rapporta  la  chose  à  Adeline  avec  douceur 
et  prudence  et  sans  lui  faire  aucun  reproche. 

—  Après  tout,  qu'est-ce  que  tu  as  besoin  d'y  aller  tout  le 
temps,  chez  cette  Mélie  Mornas?  demanda-t-il  songeur  et  lent, 
cherchant  gravement  à  comprendre,  qu^est-ce  que  tu  as  besoin 
d'y  aller? 

Adeline,  accoudée  sur  la  table,  regardait  fixement  la  flamme 
dure  de  la  lampe. 

—  Ahl...je  ne  sais  pas... dit-elle  aveè  sincérité,  je  ne  sais  pas... t 
Comme   elle   paraissait    n'avoir    point    envie    de    bouger, 

M.  Firmin  tira  devant  lui  le  saladier  et  se  mit  en  devoir  d'as- 
saisonner les  petites  feuilles  de  chicorée,  dures  et  vertes,  avec 
les  tomates  coupées  en  tranches.  Il  versa  le  vinaigre  et  l'huile, 
mit  le  poivre,  et  battit  soigneusement.  Ensuite  il  servit  sa 
femme,  lui  coupa  une  tranche  de  pain  et  se  mit  à  manger. 

—  Et...  des  fois...  dit-il  après  avoir  mâché  longuement  ses 
premières  bouchées,  si  tu  n'y  retournais  plus  chez  Mélie 
Mornas?...  Ça  vaudrait  peut-être  mieux. 

—  Pourquoi?  cria  Adeline,  s'emportant  si  brusquement 
qu'il  demeura  tout  interdit.  A  cause  de  ce  que^  disent  les  gens? 
Est-ce  que  nous  avons  à  nous  en  occuper,  nous,  de  ce  que 
disent  les  gens? 

—  Sur,  dit  M.  Firmin  parlant  pour  la  calmer  plus  précipi- 
tamment que  de  coutume,  oh!  sûr  que  ça  nous  est  bien  égal...; 

Il  reprit  un  peu  de  salade,  but  du  vin  dans  son  gros  verre  et 
hocha  la  tête. 

—  Tout  de  même...  ajoula-t-il. 

* 

Le  fils  de  Mélie  Mornas  fut  tué  au  début  de  l'automne.  Ade- 
line pleura  ce  jeune  homme  inconnu  comme  elle  avait  pleuré 
le  fils  de  la  Biaise  qu'elle  ne  connaissait  pas  davantage. 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

Un  camarade  ayant  écrit  aux  parens  tous  les  détails  de  cette 
mort,  elle  les  entendit  avec  une  avidité  sombre.  Et  elle  les 
redit  plusieurs  fois  à  M.  Firmin  qui  l'écoutait  avec  patience 
mais  s'étonnait  un  peu.  Maintenant,  chaque  soir,  elle  s'emparait 
du  journal  et  il  devait  attendre  qu'elle  en  eût  terminé  la  lec- 
ture. Elle  s'indignait,  elle  grondait  en  serrant  le  poing  :  tout  de 
même,  si  ça  ne  devrait  pas  finir!.,.  Fréquemment  elle  entrait 
dans  la  salle  de  la  mairie,  regardait  la  carte  pendue  au  mur, 
jaunie,  moisie,  tachée  des  mouches,  où  étaient  piqués  de  petits 
drapeaux.  Et  elle  disait  tout  bas,  pensivement  : 

—  Ils  sont  là,  alors...  ils  sont  là!... 

Elle  se  lia  d'amitié  avec  une  autre  mère  encore,  Jeanne 
Lignon,  qui  tenait  dans  la  grande  rue  un  commerce  de  boulan- 
gerie. De  tout  l'hiver,  elle  ne  bougea  point  de  chez  elle.  La 
Lignon  n'était  point  une  bonne  femme  comme  la  Biaise  ou 
Mélie  Mornas,  mais  elle  tolérait  la  colporteuse  à  cause  des 
cadeaux  que  celle-ci  apportait  et  qui  permettaient  d'adresser  au 
front  des  envois  peu  dispendieux.  Adeline,  plusieurs  fois  par 
semaine,  venait  à  la  boulangerie.  Elle  disait:  «  Bonjour!...  Et 
alors,  les  nouvelles,  toujours  bonnes?  »  Si  Jeanne  Lignon  consen- 
tait à  lui  montrer  une  lettre  reçue  et  de  petites  photographies 
prises  dans  les  tranchées,  où  souriaient  crânement  de  jeunes 
têtes  sous  des  casques  bien  enfoncés,  elle  allait  s'asseoir  au 
fond  de  la  boutique,  dans  la  poussière  blanche  de  la  farine  et  la 
bonne  odeur  du  pain  chaud.  Elle  restait  là,  tenant  ces  pauvres 
papiers  dans  sa  main  après  les  avoir  lus  et  les  avoir  regardés; 
et  tout  d'un  coup  elle  se  levait,  nerveuse,  serrant  son  châle  sur 
ses  épaules. 

—  Eh!  bien!  au  revoir,  madame  Lignon.  J'espère  que  tout 
va  continuer  à  marcher  comme  ça,  pour  le  mieux. 

Vers  la  fin  de  l'hiver,  elle  vint  plus  souvent,  toujours  inquiète 
et  impatiente  de  savoir,  mais  elle  ne  s'asseyait  plus  et  retour- 
nait bien  vite  chez  elle,  n'aimant  point  à  s'éloigner  lorsque 
M.  Firmin  était  seul  au  logis,  à  cause  d'une  voisine  fâcheuse  qui 
lui  donnait  du  tourment.  C'était  une  belle  fille  d'une  trentaine 
d'années,  Mion  Madier,  qui  se  disait  couturière  et  ne  paraissait 
que  fort  peu  sérieuse.  Elle  était  venue  habiter  au  bout  du  verger 
des  Firmin  la  première  maison  qui  se  trouvait  là  et  elle  se  mon- 
trait trop  aimable  et  trop  gaie,  agitée,  chantante,  coquette,  et 
riant  hardiment  à  M.  Firmin  dès  qu'il  venait  dans  son  jardin. 


MADAME    FIRMIN. 


* 
*    « 


781 


C'était  le  second  printemps  de  la  guerre,  et  le  jour,  couleur 
d'argent,  demeurait  longtemps  au  fond  du  ciel.  Dans  les  jardins 
broussailleux  où  bleuissent  les  figuiers,  les  femmes  vaquaient, 
plus  paresseusement  à  leur  travail.  Mion  Madier,  quand  elle 
venait  sur  sa  porte,  dégrafait  trois  boutons  de  son  corsage  qui 
laissaient  voir  son  cou  blanc. 

Elle  était  ainsi  un  matin,  appuyée  des  deux  épaules  au 
battant  de  bois  plein,  la  tête  renversée  un  peu,  et  tout  enve- 
loppée de  la  brise  chaude  qui  apportait  de  la  montagne  le  goût 
des  herbes  odorantes.  M.  Firmin,  qui  était  venu  jusqu'à  la  haie 
tirer  de  l'eau  du  puits  commun  aux  deux  maisons,  la  vit  et 
oublia  de  rentrer  chez  lui. 

—  Hé  bonjour,  Mionet,  dit-il,  ayant  cherché  longtemps  ce 
qu'il  pourrait  dire. 

—  Bonjour  !...  dit-elle.  Et  montrant  le  seau  plein  :  C'est 
lourd,  n'est-ce  pas,  par  ce  beau  temps?...  Puis  voulant  plai- 
santer :  Est-ce  que  vous  ne  pourriez  pas  en  tirer  un  pour  moi 
aussi,  pendant  que  vous  y  êtes? 

Il  hésita  un  moment,  mais  il  hésitait  toujours  avant  de 
parler. 

—  A  votre  service!  répondit-il  enfin. 

Alors,  en  riant,  elle  prit  le  seau  qui  était  à  ses  pieds  et  le 
lui  tendit  par-dessus  la  haie.  Elle  se  pencha  pour  le  regarder 
monter  du  puits  noir  et  quand  il  fut  à  sa  portée,  ruisselant  et 
glacial,  elle  le  tira  à  elle  et  le  déposa  sur  la  margelle. 

—  Grand  merci,  dit-elle,  vous  êtes  complaisant  et  fort, 
monsieur  Firmin.  M™*  Firmin  a  de  la  chance. 

—  Hé,  riposta-t-il  avec  une  fatuité  qui  voulait  être  légère 
et  pleine  de  finesse,  oui,  pour  sûr,  qu'elle  en  a,  de  la  chance  ! 

H  hésita  encore,  voulant  être  aimable  et  s'embarrassant 
dans  des  projets  de  phrases  dont  il  ne  trouvait  pas  la  fin.  H 
prononça  cependant,  après  trois  minutes  de  silence  : 

—  Pour  ce  qui  est  de  vous  aider,  Mionet,  chaque  fois  que 
je  pourrai  le  faire... 

Jamais  il  n'en  avait  dit  aussi  long.  Elle  le  regarda  de  son 
regard  provocant,  qui  ne  baissait  point  devant  les  yeux  des 
hommes,  et  elle  rit  doucement,  comme  si  dans  c»s  par«l©«  ell« 
avait  su  voir  des  choses  qui  lui  faisaient  plaisir. 


782 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


M.  Firmin  la  suivit  du  regard,  tandis  qu'elle  s'éloignait  entre 
les  cardons  et  les  choux,  roulant  ses  hanches  fortes  dans  son 
jupon  à  deux  volants.  Quand  il  se  retourna,  il  vit  Adeline,  debout 
devant»  l'appartement  »  des  lapins.  Elle  attendait  l'eau,  pour 
mettre  la  soupe  qui  cuirait  pendant  son  absence,  et  elle  parais- 
sait me'contente  et  triste.  Aussitôt  M.  Firmin  fut  tout  pénétré 
de  remords.  Il  retourna  vers  elle  avec  un  bon  regard  plein  de 
promesses  et  de  confusion  : 

—  Je  ne  lui  parlerai  plus,  dit-il,  si  tu  le  défends. 

Elle  haussa  tristement  les  épaules.  Mais  il  la  prit  dans  ses 
bras.  Elle  avait  mis  sur  elle  un  parfum  dont  elle  vendait  de 
petits  flacons.  Son  linge  était  propre  et  ses  cheveux  bien 
soignés.  Et  M.  Firmin  l'embrassa  avec  un  plaisir  dont  elle  sut 
bien  reconnaître  qu'il  était  réel  et  même  violent.  Alors  elle 
reprit  un  peu  de  confiance  :  -, 

—  Partons  ensemble,  ordonna-t-elle.  Ce  soir  je  rentrerai  de 
bonne  heure  et  tu  viendras  sur  la  route  au-devant  de  moi.  Je  te 
causerai  au  sujet  de  cette  fille... 

—  C'est  cela,  approuva  docilement  Firmin. 

Ils  se  retrouvèrent  sur  la  route,  au  petit  pont  de  la  Pierre, 
comme  le  soleil  venait  de  disparaître.  Et  tout  de  suite  Adeline 
commença  de  dire  ce  qu'elle  avait  tu  le  matin  afin  que  la 
journée  de  travail  ne  fût  gâtée  pour  personne. 

—  Qu'est-ce  je  vais  devenir  maintenant,  s'il  faut  que  je  te 
surveille  à  toutes  les  heures  du  jour?  Ce  n'est  pas  une  vie.  Dès 
que  lu  la  vois,  cette  Mion  de  rien  du  tout,  il  faut  que  tu  t'en 
ailles  rôder  autour  d'elle.  Quand  je  pense  «jue  tu  lui  as  tiré  de 
Feau  du  puits!  Qu'est-ce  que  je  suis,  moi,  alors,  si  tu  l'aides 
dans  son  travail  comme  moi  dans  le  mien?  Est-ce  que  tu  ne 
m'aimes  plus,  dis,  ou  si  tu  ne  veux  plus  que  je  t'aime  ?...  Il  y  a 
des  momens  où  je  me  pense  :  «  Mais  est-ce  que  je  ne  vais  pas 
devenir  plus  malheureuse  encore  que  dans  le  temps,  quand  il 
m'a  emmenée  de  là-bas?...  » 

—  Oh!...  non,  supplia  M.  Firmin  avec  une  désolation  si 
sincère  que  ses  yeux  devenaient  humides,  non!  Je  promets... 

Elle  riposta  : 

—  Tu  es  faible.  Sûr  que  tu  ne  veux  pas  me  faire  de  cha- 
grin, mais,  si  ça  se  présente,  tu  m'en  feras  tout  de  même.. 

Humblement  il  répéta  sa  promesse  du  matin  : 

—  Je  ne  lui  parlerai  plus,  à  cette  Mion. 


MADAME    FIRMIN.  783 

—  Si,  affirma-t-elle,  tu  lui  parleras  quand  j'aurai  le  dos 
tourné,  et  tu  ne  t'apercevras  même  pas  que  tu  fais  le  mal. 
Mais  vois-tu,  si  tu  lui  dis  jamais  autre  chose  que  bonjour  ou 
bonsoir...  Ah  !...  tu  sais! 

—  Je  dirai  seulement  bonsoir  et  bonjour,  et  pas  même  cela, 
si  tu  le  défends,  ma  Deline. 

Il  prononça  cela  de  telle  sorte  qu'elle  en  fut  attendrie  mal- 
gré sa  colère  ;  et  elle  l'eût  embrassé  volontiers.  Mais  à  ce 
moment  ils  traversaient  le  village.  Des  gens  les  regardaient. 
Elle  ne  put  que  presser  contre  elle  le  bras  enlacé  au  sien. 

—  Ne  pas  lui  dire  bonjour,  ni  rien  du  tout,  c'est  difficile. 
Elle  penserait  que  je  suis  jalouse,  peut-être...  Ahl  là...  là... 
Jalouse  de  çal...  Mais  écoute.  Voilà  comme  j'ai  pensé  qu'on 
pourrait  faire... 

Elle  s'interrompit  brusquement.  Ils  arrivaient  devant  la 
maison  de  la  boulangère  ;  il  y  avait  là  une  carriole  attelée  et 
Jeanne  Lignon  montait  dedans,  toute  larmoyante  et  ne  voyant 
personne.  Des  voisines,  se  précipitant  à  l'aider,  lui  tendaient  de 
petits  paquets,  pressaient  sa  main,  et  elles  crièrent  dans  la 
poussière  que  soulevaient  en  tournant  les  roues  rapides  :  Que 
le  bon  Dieu  vous  accompagne  ! 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  demanda  M.  Firmin.  Où  va- 
t-elle? 

—  Peuchère  I...  dit  une  femme,  c'est  son  fils  qui  est  blessé, 
dans  un  hôpital,  et  qui  la  demande.  La  dépêche  est  arrivée  tout 
à  l'heure. 

—  Savoir,  dit  une  autre,  si  elle  le  trouvera  encore  vivant  1 

—  Savoir  !  dit  Firmin  avec  un  geste  vague  et  un  soupir 
apitoyé. 

Ils  passèrent.  Adeline  ne  s'était  point  exclamée.  Elle 
avait  en  silence  regardé  partir  Jeanne  Lignon  et  pas  un  mot  de 
pitié  ne  lui  était  venu  pour  ce  jeune  homme  dont  tout  l'hiver 
elle  s'était  si  passionnément  inquiétée.  Seulement,  au  bout 
d'un  petit  instant,  elle  détacha  son  bras  du  bras  de  son  amant, 
et  elle  se  mit  à  marcher  plus  vite,  avec  une  espèce  de  fièvre. 
Firmin ,  gêné  et  la  croyant  tout  à  coup  furieuse,  voulut  reprendre 
leur  entretien. 

—  Qu'est-ce  que  tu  disais  donc?  demanda-t-il. 

—  Je  ne  sais  plus,  répondit-elle  si  doucement  qu'il  vit  bien 
que  ce  n'était  pas  par  mauvaise  humeur  qu'elle  répondait  ainsi. 


7S4  REVUE    DES    DEUX   MONDBSji 

Et  ils  ne  parlèrent  plus  de  Mion  Madier. 

Arrivée  chez  eux,  Adeline  continua  de  se  taire  et  après  le 
souper,  dans  la  lumière  finissante,  elle  se  mit  à  disposer  son 
petit  éventaire  comme  elle  faisait  au  moment  des  grandes  fêtes, 
quand  la  vente  promettait  d'être  belle. 

M.  Firmin,  inquiet,  demandait  de  temps  à  autre  : 

—  Tu  es  fâchée? 

—  Mais  non,  répondait-elle  avec  toute  sa  tendresse. 

La  nuit  entière,  pendant  qu'il  ronflait  à  ses  côtés,  elle 
demeura  soulevée  sur  le  traversin,  regardant  l'ombre  avec  ses 
yeux  brillans;  et  elle  se  leva  vers  quatre  heures,  comme  l'aube 
venait  de  paraître,  paisible  et  n'ayant  point  dormi. 

—  Je  m'en  vais  pour  deux  ou  trois  jours,  tantôt,  dit-elle  à 
M.  Firmin  comme  elle  lui  servait  le  café  du  matin,  deux  ou 
trois  jours...  ou  peut-être  davantage. 

—  Tu  t'en  vas!...  dit-il  sans  beaucoup  s'étonner.  Puis, 
ayant  réfléchi  :'Tu  ne  peux  donc  pas  écrire  pour  qu'on  t'envoie 
les  choses,  ajouta-t-il,  car  il  croyait  qu'il  s'agissait  d'un 
achat  d'objets  destinés  à  son  commerce...  Il  vaudrait  mieux 
écrire. 

—  Non  !  dit  Adeline.  Il  n'y  a  pas  à  écrire.  On  ne  me  répon- 
drait pas.  C'est  chez  moi  que  je  m'en  vais. 

—  Chez  toi  ? 

Et  M.  Firmin  ne  comprenait  plus  du  tout.  Il  regarda  au- 
tour de  lui  les  murs  peints  à  la  chaux,  et  il  regarda  au-dessus 
de  sa  tête  les  poutres  du  plafond. 

—  Est-ce  que  tu  n'y  es  pas  chez  toi? 

Tout  d'un  coup,  il  pencha  son  buste  vers  sa  compagne, 
inquiet,  craignant  que  le  soleil  de  mai  ne  lui  eût  un  peu,  pen- 
dant ses  longues  courses,  dérangé  la  tête... 

—  Dis...  Deline...  ça  n'est  donc  pas  ici  chez  toi?... 

—  Non,  dit-elle. 

D'un  geste  de  la  tête,  par-dessus  son  épaule,  elle  indiquait 
la  grand'route  qui  passait  devant  la  maison  et  descendait  vers 
le  Sud. 

—  C'est  là-bas... 

—  Lk-basI  s'exclama  Firmin. 

Il  avait  compris.  11  demeura  la  bouche  entr'ouverte  et  les 
paupières  battantes  sur  ses  yeux  stupéfaits.  Avec  une  tranquil- 
lité très  grande,  Adeline  expliqua  : 


MADAME    FIRMIN. 


785 


—  Je  veux  savoir  des  nouvelles  de  mon  fils.  Il  le  faut.  Je  ne 
peux  plus  durer  comme  ça. 

—  Ahl  dit  M.  Firmin  au  bout  d'un  instant...  oui...  C'est 
vrai... 

Plusieurs  fois,  depuis  que  c'était  la  guerre,  il  y  avait  pensé 
à  ce  petit  que  sa  mère  semblait  oublier.  Un  commencement 
d'indignation  se  formait  en  lui.  «  Gomment  peut-elle?...  »  se 
demandait-il.  Puis  il  laissait  cela,  trouvant  que  ce  n'était  pas 
à  lui  d'en  parler  et  jugeant  que  peut-être  les  choses  étaient 
mieux  ainsi.  A  présent,  dans  son  accommodante  sagesse,  il 
disait  encore  :  «  Tant  mieux...  »  et  il  lui  plaisait  qu'Adeline 
n'eût  pas  à  l'égard  de  l'enfant  ce  cœur  fermé  et  monstrueux 
dont  sa  simple  bonté  s'épouvantait  un  peu.; 

—  Oui...  oui...,  dit-il  encore. 

nia  regardait  aller  et  venir  dans  la  chambre,  tirer  de  l'ar- 
moire sa  jupe  de  drap  bleu  et  son  corsage  de  soie  à  raies 
blanches  et  vertes.  Puisqu'il  admettait  son  projet,  il  n'avait 
plus  rien  à  ajouter  là-dessus.  Il  demanda  seulement  : 

—  A  quelle  heure  est-il,  le  train? 

—  A  six  heures,  répondit-elle  brièvement. 

Il  ajouta,  deux  minutes  plus  tard,  parce  que  le  silence,  en 
ce  moment,  le  gênait  un  peu  : 

—  Tu  es  bien  sûre  ? 

—  Oh  1  dit  elle,  oui!  Je  me  suis  informée  déjà  il  y  a  plus 
de  trois  semaines. 

—  Bien  1...  approuva  M.  Firmin. 

Et,  quelques  minutes  ayant  passé  encore  : 

—  Mais  si  tu  arrives  là-bas  comme  ça,  ton  mari?... 

—  Ecoute,  dit-elle,  j'ai  pensé  à  tout.  J'arriverai  à  la  nuit.  Je 
ne  coucherai  pas  à  l'auberge  pour  ne  pas  qu'où  me  reconnaisse 
et  que  personne  dans  le  pays  ne  puisse  dire  que  je  suis  là.  Je 
marcherai  sur  la  route.  Je  m'assiérai  sur  le  petit  mur  qui  borde 
la  propriété  de  M.  TanJier.  Les  nuits  sont  chaudes.  Quand  il 
fera  jour,  je  tirerai  mon  chapeau  sur  mes  yeux  et  je  marcherai 
vers  l'Olivette.  Vincent  Roux  ne  sera  pas  là.  Pendant  dix-huit 
ans  qu'a  duré  notre  mariage,  il  a  passé  à  Avignon  toutes  ses 
nuits  du  samedi  au  dimanche  et  sa  journée  du  dimanche.  Ses 
habitudes  n'ont  pas  dû  changer.  Il  n'y  aura  à  la  maison  qu'une 
servante.  Et  elle  ne  me  reconnaîtra  pas,  même  si  c'est  une 
fille  du  pays...  parce  qu'en  huit  années,  je  me  suis  faite  vieille. 

TOME    XLII.    —    1917.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES* 

Elle  n'avait  pas  hésité  avant  de  prononcer  cette  phrase 
redoutable.  Et  même,  comme  Firmin  paraissait  n'avoir  pas 
entendu,  elle  insista,  cherchant,  sans  bien  savoir  pourquoi,  à 
ce  qu'on  lui  fit  du  mal  : 

—  N'est-ce  pas  que  je  me  suis  faite  vieille  ? 

—  Dame  I...  avoua-t-il  simplement. 

Un  soupir  souleva  la  poitrine  d'Adeline.  Elle  continua  bien 
vite  : 

—  Je  m'approcherai.  Je  dirai  à  cette  fille  que  je  veux  lui 
vendre  quelque  chose,  et  nous  causerons...  Voilai 

Firmin  remarqua  : 

—  C'est  bien  arrangé,  mais  depuis  quand  as-tu  pu  te  penser 
tout  ça  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  dit-elle.  Depuis  des  jours  et  des  mois.: 
Une  fois,  je  trouvais  un  empêchement  et  une  fois  un  autre; 
mais  je  trouvais  toujours  aussi  le  moyen  de  tout  arranger. 
Hier  soir,  je  me  suis  pensé  :  «  Ça  y  est  !  Cette  fois  je  n'en  peux 
plus.  J'y  vais,  »  mais  tout  était  arrangé  déjà  dans  ma  tête,  et 
ça  fait  que  je  peux  partir  tout  de  suite. 

Firmin  se  leva  et  alla  décrocher  sa  veste  de  travail  pendue  à 
un  clou,  entre  l'armoire  et  le  lit. 

—  Comme  ça,  dit-il,  quand  je  rentrerai  ce  soir,  je  ne  te 
trouverai  plus  à  la  maison  ? 

—  Non  pas,  mon  pauvre,  dit-elle  en  le  regardant  avec  une 
tristesse  tendre. 

—  Et  tu  reviendras  quand? 

—  Après-demain  peut-être...  ou  plus  tard...  Quand  on  est 
parti,  on  ne  sait  pas  !.. . 

Dans  sa  pensée,  elle  entrevoyait  un  voyage  qui  pouvait  être 
long.  Si  le  petit  était  à  un  hôpital,  par  exemple,  comme  celui 
de  Jeanne  Lignon,  bien  sûr  qu'elle  prendrait  tous  les  trains 
qu'il  faudrait  pour  aller  l'embrasser  et  rester  un  peu  près  de 
lui. 

—  Ce  que  le  temps  va  me  durer  !  dit  Firmin  en  secouant  la 
tête. 

Songeur,  il  regardait  dehors,  cherchant  le  ciel  comme  font, 
sans  même  y  réfléchir,  tous  ceux  qui  sont  en  tourment.  Mais  ce 
qu'il  rencontra,  au  bout  de  son  regard,  ce  fut,  au  milieu  des 
troènes  poussiéreux,  le  visage  frais  de  Mion  Madier.EUe  n'était 
pas  coiffée  encore.  Ses   cheveux  lâches  se  gonflaient  au  bord  de 


MADAME    FIRMIN. 


787 


ses  joues  lumineuses.  On  voyait  ainsi  comme  ils  étaient  abon- 
dans.  Leur  masse  était  sombre,  mais  des  mèches  fauves  cou- 
raient et  se  tordaient  au  travers.  La  belle  fille  étendait  du 
linge  sur  une  corde,  et  c'étaient  trois  chemises  à  elle,  fort 
courtes  et  d'une  étoffe  légère,  qui  n'étaient  point  festonnées 
lourdement  à  la  mode  des  campagnes,  mais  garnies  d'une  den- 
telle large  qui  devait  faire  tout  le  tour  du  corps  et  repasser 
sur  les  épaules.  Le  regard  de  M.  Firmin  ne  se  leva  pas  jus- 
qu'au ciel  ;  il  demeura  là  sur  cette  fille  et  ses  chiffons  blancs,  et 
]y|me  Firmin  vit  tout  cela  comme  il  le  voyait  lui-même.  Son 
visage  fiétri  se  contracta,  ses  yeux  brillèrent,  sa  bouche  trem- 
bla. Une  dernière  hésitation  torturante  lui  fit  emmêler  et  tordre 
ses  doigts.  Elle  ouvrit  la  bouche... 

Qu'allait-elle  dire  à  son  amant  ?  Quelle  défense  prononcer 
ou  quelle  prière?  Mais  elle  haussa  les  épaules.  Puisqu'il  lui 
fallait  partir,  de  quoi  serviraient  les  paroles  dites  en  ce  mo- 
ment, au  moment  qu'elle  ne  serait  plus  là?  Et  silencieuse,  avec 
un  grand  soupir,  pauvre  être  tourmenté  par  des  instincts 
profonds,  passive  devant  eux  comme  sont  toujours  les  simples 
aux  grandes  heures  de  leurs  petites  vies,  elle  commença  de 
brosser  avec  soin  la  jupe  qu'elle  mettrait  tout  à  l'heure  pour 
voyager. 


* 


La  nuit  de  mai,  pure  et  ronde,  s'appuyant  tout  autour  de 
l'horizon  sur  les  petites  collines,  enferme  la  plaine.  Il  y  flotte 
une  odeur  de  terre,  d'herbes  et  de  fleurs,  légère  à  respirer  et  - 
qui  cependant  oppresse  un  peu.  M"^*^  Firmin  est  assise  sur  le 
mur  bas  de  la  propriété  de  M.  ïardier.  Elle  a  posé  son  éven- 
taire  auprès  d'elle  et  joint  ses  mains  sur  ses  genoux.  Tout  à 
l'heure,  dans  la  petite  gare,  elle  a  passé  si  vite,  tendant  son 
billet  à  l'employé  et  détournant  le  visage,  qu'elle  n'a  pas  eu  le 
temps  de  se  reconnaître.  Elle  ne  pensait  à  rien,  elle  n'avait 
pensé  à  rien  tout  le  temps  du  voyage  qu'à  n'être  pas  reconnue 
quand  viendrait  ce  moment-là.  Ensuite  elle  a  marché  pendant 
plus  d'une  heure.  Et  maintenant,  tranquillisée,  sachant  sa 
maison  là-bas  devant  elle,  au  bout  de  ce  chemin,  dans  lé  tas 
sombre  que  font  les  chênes  et  les  platanes  pressés,  elle  peut 
réfléchir.  Elle  pense.  Jamais  de  sa  vie  elle  n'a  pensé  ainsi  ;  elle 
ne  croyait  pas  qu'on  pût  le  faire  et  sentir  de  si  violentes  émo- 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lions  sans  rien  voir,  sans  rien  entendre,  sans  rien  faire  que 
d'être  assise  sur  un  petit  mur,  au  bord  d'une  route  nocturne, 
avec  ses  deux  mains  croisées  sur  ses  genoux. 

Elle  pense  à  son  fils,  et  c'est  une  douceur  dont  son  cœur 
tremble  et  dont  tremble  tout  son  être,  une  douceur  pareille  à 
celte  nuit  toute  pleine  de  bonnes  odeurs  et  de  petits  souflles 
délicieux.  Il  est  là-bas,  sans  doute,  sur  le  front;  mais  cependant 
elle  est  tout  près  de  lui,  parce  que  c'est  être  tout  près  des  gens 
que  d'approcher  la  maison  dont  les  murs  ont  enfermé  chacune 
des  heures  de  leur  vie.  Son  fils!...  Elle  a  un  fils!...  Le  frisson 
dont  tremble  son  cœur  devient  un  battement  puissant,  qui  fait 
courir  en  elle,  avec  son  sang  plus  vif,  la  force  et  la  joie.  La 
Biaise  disait  :  «  Faut  en  avoir  pour  comprendre  ce  que  c'est.  » 
Elle  comprend,  puisqu'elle  en  a  un.  C'est-à-dire  qu'elle  a  tou- 
jours compris,  mais  elle  ne  le  savait  pas.  Maintenant,  elle  sait, 
et  c'est  tout  le  changement.  11  y  avait  quelque  chose  qui  a 
commencé  de  la  préoccuper  un  peu,  et  ce  quelque  chose  est 
devenu  de  l'inquiétude,  puis  du  tourment.  Et  ce  quelque  chose 
c'était  l'amour  de  son  fils,  et  ce  tourment,  depuis  la  veille,  est 
devenu  de  la  fièvre.  Oui,  de  la  fièvre,  une  impatience  dont  elle 
brûle.  Elle  a  besoin  à  tout  moment  de  se  répéter  :  «  iMais  je 
n'ai  plus  besoin  de  me  presser,  puisque  je  suis  là.  Je  suis  toute 
rendue.  »  Il  n'y  a  pas  un  quart  d'heure  de  marche  d'ici  au  mas 
de  l'Olivette.  Elle  se  rappelle  le  chemin  avec  ses  ornières  dan- 
gereuses, le  petit  pont  renflé  au-dessus  du  ruisseau,  le  gros 
chêne  qui  laisse  à  l'automne  tomber  ses  glands. 

Oui,  un  quart  d'heure  et  même...  quand  le  jour  sera  levé,.., 
quand  le  soleil  aura  commencé  de  monter  un  peu,  elle  mar- 
chera si  vite,  ohl  si  vite.  Avoir  attendu  tant  d'années  et  ne 
plus  pouvoir  supporter  les  dernières  heures!  Comme  il  y  a  des 
choses  tout  de  même  qu'on  ne  peut  pas  expliquer!... S'il  pouvait 
y  avoir  un  portrait  de  son  fils  dans  la  grande  salle!  Il  faudra 
qu'elle  y  entre,  pour  voir!  Elle  voudrait  tant  savoir,  après 
qu'elle  saura  des  nouvelles  de  sa  santé,  comment  il  est  devenu! 
Et  s'il  était  en  permission,  par  hasard?  Non,  elle  a  bien  réfléchi, 
elle  ne  le  voudrait  pas,  parce  que  dans  ce  cas  le  père  serait  là, 
sans  doute.  Ce  qu'il  y  aurait  de  mieux,  c'est  qu'il  soit  blessé 
un  peu,  très  peu,  à  un  pied  par  exemple,  ou  au  bras  gauche. 
Elle  se  ferait  donner  l'adresse  de  l'hôpital;  elle  y  arriverait  un 
matin...  un  si  beau  matin!...  demain  peut-être...  Elle  dirait  tout 


MADAME    FIRMIN. 


789 


bas  :  «  Bonjour,  mon  Pascalet!  »  et  il  crierait  :  «  Bonjour, 
maman I  »  Elle  dirait  :  «  Je  t'ai  quitté  autrefois,  c'est  mal!...  » 
Et  lui  :  «  J'étais  bien  méchant,  c'est  mal  aussi.  »  Et  elle  expli- 
querait, après  qu'ils  se  seraient  embrassés  plus  de  cent  fois  : 
«  C'est  que  j'étais  bien  malheureuse  1  »  Et  il  expliquerait  à  son 
tour  ;  ((  C'est  que  j'étais  bien  petit !..;,  » 

La  nuit  s'avance.  Une  ligne  pâle  devient  rose  peu  à  peu 
derrière  les  collines.  Adeline  se  lève  et  se  rassied  tout  de  suite  : 
«  Voyons  1  je  suis  folle!  Le  jour  vient  de  bonne  heure  au  mois 
de  mai.  Il  est  quatre  heures  peut-être.  Les  gens  dorment.  » 
C'est  le  petit  qui  l'attire  ainsi,  et  c'est  au  petit  qu'elle  pense 
pour  passer  le  temps., 

Elle  se  dit  :  «  Comme  il  s'est  bien  battu  dans  les  marais  de 
l'Yser!  »  Mais  aussitôt  elle  secoue  la  tête.  Non!  le  soldat  de 
l'Yser,  c'était  le  fils  de  la  Biaise,  ce  n'est  pas  le  sien.  Et  elle 
pense  un  peu  plus  tard  :  «  Dans  un  bois...  un  bois...  le  bois...i 
ah!  je  ne  sais  plus  quel  bois,  on  lui  a  donné  la  croix  de  guerre.i 
Je  lui  ferai  compliment.  » 

Et  puis  il  lui  vient  envie  de  rire.  «Mais  non,  voyons,  c'était 
le  fils  de  Mélie  Mornas,  celui-là,  ce  n'était  pas  le  mien!  Ah! 
heureusement...  heureusement,  puisque  celui-là  est  mort!  »  Et 
voici  maintenant  qu'elle  pense  à  Jeanne  Lignon,  la  boulangère, 
dont  le  départ  brusque  lui  fît  connaître  que  l'heure  de  partir 
était  venue.  Ce  devait  être  un  pressentiment,  hier  soir,  cette 
chose  qui  semblait  la  prendre  aux  épaules  pour  la  pousser  sur 
Ja  grand'route.  Oui,  Pascalet  doit  être  blessé.  C'est  bien  cela.j 
Elle  aura  l'adresse.  Elle  ira  le  voir.  La  ligne  rose  derrière  les 
collines  prend  un  éclat  aigu  dont  la  plaine  s'éclaire  toute... 
Ah!  Pascal!...  mon  Pascalet!...  Elle  l'aime  avidement,  sauva- 
gement. Il  est  son  fils.  C'est  l'heure  merveilleuse  de  sa  vie,  et 
son  cœur  gonflé  l'éblouit  de  sa  plénitude... 

...  Les  blés  verts  montaient  à  sa  droite,  et  les  luzernes  de  la 
première  coupe,  à  gauche  du  chemin,  se  moiraient  sous  le 
vent  comme  un  vaste  et  sombre  lac.  Adeline  ne  les  regardait 
point;  elle  ne  se  rappelait  plus  tout  ce  qui  avait  coulé  de  sa 
sueur  sur  cette  terre  féconde  et  comme  elle  y  traînait  ses 
pieds  brûlans  par  les  jours  de  travail  interminable,  et  elle 
oubliait  de  tirer  son  chapeau  sur  ses  yeux,  comme  elle  avait  dit 
qu'elle  le  ferait.  Elle  s'occupait  seulement  de  se  presser  pour 
arriver  plus  vite,  pour  savoir   plus  tôt.  Et  la  rapidité  de  sa 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

marche,  autant  que  les  bonds  de  son  cœur,  si  violens  qu'elle 
croyait  les  entendre,  la  faisaient  toute  haletante,  trop  rouge  et 
les  yeux  dilatés. 

Un  mur  de  pierre  enfermait  le  long  du  chemin  la  maison  et 
ses  dépendances.  Et  il  y  avait  pour  entrer  un  portail  de  fer  avec 
des  barreaux  solides.  Combien  de  fois  l'avait-elle  ouvert,  ce 
portail,  pour  laisser  passer  les  charretées  de  fourrage  ou  la 
carriole  qui  emmenait  le  maître  vers  son  plaisir!  Son  grince- 
ment déchirait  encore  ses  oreilles,  et  elle  crut  l'entendre  au 
moment  que  sa  main  fiévreuse  se  posait  sur  la  lourde  serrure. 
Mais  avant  que  de  l'entendre  véritablement,  elle  s'arrêta  dans 
spn  geste.  N'était-elle  pas  folle  de  penser  aujourd'hui  entrer 
dans  cette  maison  comme  on  rentre  chez  soi?  Et  si  Vincent 
Roux  était  là?  Qui  pouvait  savoir?  Il  lui  faudrait  donc  se 
sauver  sans  avoir  rien  appris!  Ceci  la  rendit  prudente.  Elle 
observa  d'abord,  à  travers  les  barreaux,  et  elle  vit  la  cour  où 
pépiaient  de  maigres  volailles,  le  fumier  jaune  et  brun,  l'élable 
aux  moutons,  et  l'écurie  au-dessus  de  laquelle  s'ouvrait  la 
grande  fenêtre  du  grenier  à  fourrage.  Que  d'heures  elle  y  avait 
passées  dans  ce  grenier,  suante,  et  suffoquée  par  la  poussière 
qui  monte  des  herbes,  à  recevoir  au  bout  d'une  fourché  le  foin 
lourd  que  lui  tendait  Vincent  Roux,  l'injuriant  à  chaque  fois 
qu'elle  s'épongeait  le  front  ou  que  ses  bras  fléchissaient  de 
fatigue  ! 

La  maison  de  sa  haine  était  devant  elle.  Elle  n'avait  plus 
envie  que  de  s'en  aller  après  avoir  craché  sur  le  seuil.  Mais  un 
grand  chien  tout  à  coup  bondit  vers  elle  en  aboyant  terrible- 
ment et  une  jeune  fille  aussitôt  parut  au  seuil  de  l'étable  aux 
moutons.  C'était  la  servante;  tout  se  passait  comme  Adeline 
l'avait  annoncé  à  Firmin.  Elle  se  rappela  pourquoi  elle  était 
venue,  et  la  tendresse  sauvage  et  profonde  dont  toute  la  nuit 
s'était  délecté  son  cœur.  —  Et  d'abord  elle  craignit  de  ne  pou- 
voir parler;  mais  elle  put  se  remettre  pendant  tout  le  temps 
que  la  lente  jeune  fille  mettait  à  traverser  la  cour. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  demanda-t-elle. 
La  voix  d'Adeline  fut  ferme  et  presque  dure  : 

—  Le  maître  est  là? 

•  —  Non,  dit  l'autre  brièvement.  C'est  dimanche. 

—  Et  vous?...  ne  voulez-vous  pas  voir  ce  que  j'ai  là? 
^-.  Je  ne  suis  pas  bien  riche. 


MADAME    FIRMIN.  791 

—  Ce  n'est  pas  bien  cher  non  plus,  implora  la  colpor- 
teuse. 

—  Entrez  donc,  permit  la  servante. 

Elle  poussa  le  loquet  et  le  grincement  détestable  de  la  porte 
vint  déchirer  les  oreilles  d'Adeline.  Elle  était  dans  la  cour, 
maintenant,  et  son  talon  dur  en  frappait  les  cailloux.  Sol 
mauditi  Elle  regarda  autour  d'elle.  Du  fumier  mal  rangé  des 
rigoles  dégoûtantes  s'écoulaient  au  hasard.  Les  volailles  étaient 
maigres,  le  chien  galeux,  l'étable  infecte.  Et  combien  cette  fille 
avait  d'imprudence  qui  ouvrait  ainsi  la  porte  aux  passans  de 
hasard!  Tout  cela  sentait  le  désordre  que  font  les  mauvais 
maîtres  et  les  serviteurs  sans  bonne  volonté.  Adeline  se  réjouit 
d'abord,  du  fond  de  sa  haine.  Elle  pensa  :  «  C'est  bien  fait!  » 
Mais  aussitôt  elle  réfléchit  que  ce  bien  était  aussi  le  bien  du 
petit  et  elle  s'indigna  :  «  Il  faudra  que  je  l'avertisse,  »  songea- 
t-elle,  en  promenant  autour  d'elle  un  si  lent  et  lourd  regard  que 
la  servante  insoucieuse  commença  de  s'inquiéter. 

Mais  Adeline  posa  son  panier  sur  le  banc,  près  de  la  porte, 
sous  la  treille  dont  les  jeunes  feuilles  étalaient  au  soleil 
un  tendre  vert  traversé  d'or  limpide,  et  invitant  la  jeune 
fille  : 

—  Voyez...  vous  pouvez  tout  examiner  à  votre  aise. 
Aussitôt    la  souillon    commença    de    prendre    l'un   après 

l'autre  tous  les  objets  brillans  rangés  dans  le  panier.  Elle  se- 
couait de  petites  boîtes  avec  un  couvercle  de  verre  laissant  voir 
des  épingles  dorées;  elle  admirait  des  broches  représentant  des 
coqs  ou  des  cigales.  Pensivement  ensuite,  elle  toucha  les  pipes 
destinées  aux  soldats,  les  briquets  avec  leurs  longues  mèches 
d'amadou;  mais  elle  écarta  tout  cela  pour  revenir  aux  bijoux., 
Adeline  debout  devant  elle,  laissant  pendre  ses  mains  jointes, 
réfléchissait.  Elle  paraissait  peu  bavarde,  cette  fille,  malgré  son 
accueil  facile  à  la  passante  étrangère.  Que  voudrait-elle  répondre, 
et  comment  l'interroger?  Gela  était  bien  simple  et  cela  cepen- 
dant paraissait  terrible  parce  que  la  peur  d'être  reconnue,  une 
fois  de  plus,  prenait  Adeline  à  la  gorge.  Elle  se  demandait  si 
ce  n'était  pas  là  quelque  enfant  du  village,  devenue  femme 
aujourd'hui  et  qu'elle  ne  pouvait  reconnaître,  mais  qui  saurait 
peut-être  bien  démêler  sous  sa  peau  flétrie  les  traits  d'Adeline 
Roux  qui  s'était  sauvée  dans  le  temps  et  qui  voulait  avoir 
aujourd'hui  des  nouvelles  de  son  enfant.  Et  elle  demeurait  là. 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

stupide,  n'osant  rien  dire,  rien  demander.  Elle  pensait  :  «  C'est 
l'adresse  surtout  qui  sera  difficile  à  avoir.  C'est  si  long  et  si 
compliqué,  ces  adresses  de  soldats  I  —  EL  comment  est-ce  que  je 
vais  faire  pour  la  retenir?  » 

Pendant  qu'elle  songeait  ainsi,  tendant  et  préparant  sa  pauvre 
mémoire,  la  servante  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  vous  la  vendez,  cette  broche? 

Elle  était  en  argent,  ronde  et  petite,  et  représentait  un  trèfle 
à  quatre  feuilles.  Adeline  répondit  : 

—  Trois  francs  ! 

Mais  aussitôt,  voyant  l'autre  secouer  la  tête  et  remettre  le 
bijou  dans  sa  boite  de  carton  blanc  : 

—  Pour  vous  ce  sera  moins  cher...  deux  francs,  voulez- vous? 
et  même  un  franc  cinquante. 

L'habitude  de  son  commerce  lui  fit  ajouter  : 

—  J'y  perds.  Faudra  me  faire  retrouver  cela  une  autre 
fois.i 

—  Je  veux  bien,  mais  il  faudra  venir  me  voir  ailleurs.  Je 
quitte  d'ici  à  la  Saint-Jean., 

Elle  entra  dans  la  maison  pour  prendre  de  l'argent.  Adeline 
entendit  sonner  sous  ses  talons  l'escalier  de  bois  qui  menait  à 
la  chambre  des  servantes,  et  comme  la  porte  de  la  salle  était 
restée  ouverte,  elle  entra. 

Elle  entra  sans  plus  d'hésitations,  soulevée  d'un  courage 
brusque  et  plein  d'imprudence,  et  plus  hardiment  certes  qu'elle 
ne  l'avait  jamais  fait  quand  elle  était  ici  la  maîtresse  et  péné- 
trait dans  sa  maison.  Au  long  des  murs  brunis  par  la  fumée 
les  grands  meubles  étaient  les  mêmes,  avec  leur  vaisselle  peinte 
qui  ne  servait  jamais;  mais  les  vieux  bois  ne  luisaient  plus  et 
les  hautes  ferrures,  chargées  de  rouille,  s'éteignaient  dans 
l'ombre.  La  colporteuse  remarqua  cela  vaguement,  avec  indiffé- 
rence. Elle  regarda  la  table,  les  deux  bancs,  le  fauteuil  du 
maître  dont  la  paille  ternie,  salie,  avait  pris  la  même  couleur 
que  les  deux  bras  de  noyer.  Et  le  petit;  où  donc  s'asseyait-il?... 
Le  passé  ne  la  tourmentait  point  ;  elle  n'était  possédée  que  par 
le  présent.  Elle  s'approcha  de  la  cheminée,  chercha  un  cadre 
pendu  avec  la  photographie  qu'elle  voulait  voir,  le  portrait  de 
Pascalet  comme  il  était  aujourd'hui;  et,  ne  trouvant  rien,  elle 
vint  ensuite  regarder  à  droite  et  à  gauche  du  vaissellier.  Elle 
était  là,  tout  absorbée  dans  sa  recherche,  trop  près  des  beaux 


MADAME    FIRMIN.  793 

étains  et  des  chandeliers  de  cuivre  quand  la  servante  reparut  et 
demeura  stupéfaite. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  là?  demanda-t-elle  effrayée  et 
mécontente.  Pourquoi  êtes-vous  entrée?  Il  faut  vous  en  aller 
maintenant. 

—  Je  vous  demande  pardon,  balbutia  Adeline.  Je...  je  regar- 
dais ces  belles  assiettes.  —  Mais,  dit-elle  précipitamment,  comme 
l'autre  la  poussait  vers  la  porte,  ne  voulez-vous  rien  d'autre? 
Vous  voyez  comme  je  suis  arrangeante.  Si  vous  avez  un  souvenir 
à  envoyer  au  front. 

—  Non,  je  n'ai  personne  là-bas.  Pas  de  frères... pas  de  mari...: 
un  père  trop  vieux.  Je  suis  bien  heureuse. 

Elles  passaient  le  seuil. 

—  Et...  ici?  demanda  Adeline,  voyant  bien  qu'il  ne  fallait 
pas  tarder  davantage,  n'y  a-t-il  donc  personne?... 

—  Personne,  dit  la  jeune  fille.  —  Elle  lui  mit  dans  la  main 
une  pièce  de  deux  francs.  —  Le  fils  a  été  tué  l'année  dernière, 
et  il  n'y  avait  que  celui-là.  Est-ce  que  vous  avez  dix  sous  à  me 
rendre? 

—  Ah!...  dit  Adeline...  dix  sous...  oui! 

Elle  fouilla  dans  sa  poche.  Tout  d'un  coup,  son  bras  se  mit 
à  trembler.  Elle  mit  son  porte-monnaie  de  grosse  peau  jaune 
dans  les  mains  de  la  servante. 

—  Voilà!  voilà!...  Ah!  oui...  (Elle  fit  un  grand  effort.)  Je 
voulais  encore  vous  demander...  l'adresse... 

—  Quelle  adresse? 

Ayant  pris  ce  qu'il  lui  fallait,  la  jeune  fille  rendait  le  porte- 
monnaie. 

—  Allez  donc,  dit-elle,  allez!  Si  Vincent  Roux  revenait  par 
hasard  et  qu'il  nous  trouve  ici,  qu'est-ce  que  nous  prendrions, 
toutes  les  deux  ! 

—  Oui...  oui,  dit  Adeline.  Je  m'en  vais. 

Elle  comprenait  qu'il  ne  faudrait  regarder  au  fond  d'elle- 
même  que  quand  elle  serait  dehors,  sur  la  route,  mais  elle  com- 
prenait aussi  que  tout  ce  qu'elle  saurait  jamais  de  son  fils,  c'est 
maintenant  qu'il  lui  fallait  le  savoir.  Et  elle  avait  envie  de 
supplier.  Elle  demanda  :  . 

—  Tué...  comme  cela  alors...  Et  comment? 

—  Mais  comme  les  autres,  riposta-t-elle,  presque  égayée 
par  la  naïveté  de  cette  question,  à  la  guerre. 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES^ 

—  Je  veux  dire...  tout  d'un  coup,  n'est-ce  pas? 

—  Ohl  que  non...  Paraît  même  qu'il  a  langui  trois  mois  à 
l'hôpital.  Et  tout  seul  encore.  Le  père  est  bien  allé  le  voir  deux 
fois,  mais  quoi?...  un  père,  surtout  celui-là...  Et  la  mère,  dans 
le  temps,  elle  s'est  sauvée  avec  un  homme.  Ahl  c'est  une  drôle 
de  maison,  je  vous  assure!  Aussi,  je  m'en  vais  à  la  Toussaint. 
Je  suis  engagée  du  côté  de  Graveson,  au  mas  de  l'Agneau.  Vous 
connaissez?  Si  vous  passez  par  là,  venez  me  voir.  C'est  une 
grande  ferme.  Il  y  a  trois  servantes,  et  des  jeunes  filles  dans  la 
maison.  On  vous  achètera  beaucoup  de  choses  si  vous  êtes 
accommodante  comme  aujourd'hui. 

Elle  marchait  devant  l'étrangère  un  peu  vite,  ayant  grand'- 
hâte  de  la  voir  s'en  aller.  Et  Adeline  suivait  docilement, 
ne  sachant  plus  que  dire  pour  demeurer  encore  auprès  de 
cette  femme.  —  Une  oie  dandinante,  grise  et  grasse,  seule 
de  son  espèce  parmi  les  autres  volailles,  et  qui  traînait  son 
ventre  lourd  dans  la'  poussière  et  le  fumier,  cancana  sou- 
dain, le  col  tendu,  ironique  et  stupide...  Eperdue,  Adeline 
la  regarda  et,  prenant  ce  pauvre  prétexte  pour  s'arrêter  une 
seconde  : 

—  Vous  élevez  donc  des  oies,  par  ici  ? 

—  Non...  C'est  le  garçon,  il  paraît,  un  jour..,  le  dimanche 
d'avant  la  guerre,  qui  a  rapporté  ça  d'un  concours  de  tir  où  il 
avait  été  premier,  là-bas,  dans  une  u  vote.  »  Il  voulait  la 
manger  quand  la  guerre  serait  finie.  Maintenant,  je  ne  sais 
pas...  Le  père  ne  voulait  pas  qu'on  y  touche,  mais  il  dit  lui- 
même  que  c'est  imbécile...  La  viande  devient  dure... 

—  Oh  1  il  ne  faut  pas  la  tuer...  Il  ne  faut  pas. 

Elle  touchait  à  la  porte,  la  porte  s'ouvrait  devant  elle. 
Alors,  sans  plus  s'occuper  de  ce  que  pourrait  supposer  cette 
fille,  elle  demanda  encore,  et  sa  voix  maintenant  commençait 
à  trembler  : 

—  Il  devait  être  fort  et  beau?... 

—  Qui  ça?...  Le  garçon  d'ici?  Je  ne  sais  pas;  je  ne  l'ai 
pas  connu.  C'est  même  avant  moi  qu'il  est  mort,  alors,  vous 
voyez.  Et  puis  je  m'en  moque.  Il  n'en  manque  pas  qui  sont 
plus  intéressans  que  le  fils  au  père  Roux...  Ah!  là!  là!  le  sale 
bonhomme. 

La  servante  refermait  la  grille. 

—  Au  revoir,  madame...  au  revoir.  Il  n'aurait  qu'à  vous 


MADAME    FIRMIN.1  795 

trouver  ici,  je  vous  dis,  ça  serait  terrible,  pour  vous  comme 
pour  moi. 

—  Adieu  donc,  dit  Adeline... 

«   « 

Elle  s'éloigna.  Elle  regardait  fixement  le  sol  de  la  route  ;  et 
elle  pensait  à  la  Biaise  couchée  dans  la  <(  patouille  »  à  côté  des 
barils.  Mais  elle  n'était  encore  qu'au  début  de  sa  détresse. 

Elle  fit  tout  le  chemin  de  son  grand  pas  régulier,  et  atteignit 
la  petite  route  ;  après  qu'elle  eut  marché  pendant  cinquante 
mètres  encore  elle  sentit  ses  jambes  fléchir  tout  à  coup  et  elle 
dut  s'arrêter.  Elle  s'assit  sur  le  petit  mur  de  M.  Tardier,  à 
l'endroit  même  où  elle  avait  passé  sa  nuit  et  senti  si  chaude- 
ment remuer  son  cœur  mort.  La  poussière,  étincelante  au  soleil, 
brûlait  ses  yeux,  mais  au-dessus  de  sa  tête,  à  la  cime  des  bou- 
leaux, s'agitait  ce  petit  bruit  de  pluie  rafraîchissant  et  fin  que 
fait  le  vent  léger  dans  les  feuilles  légères. 

Elle  ne  s'aperçut  de  rien  d'abord,  ni  du  soleil,  ni  de  la  brise, 
mais  tout  à  coup  regardant  autour  d'elle,  elle  s'étonna  d'être 
là. 

«  Qu'est-ce  que  tu  es  venue  faire  ici  du  moment  qu'il  est 
mort?  »  se  demanda-t-elle  durement. 

Beaucoup  de  choses  tournaient  dans  son  pauvre  cerveau. 
Une  petite  idée,  parmi  toutes  les  autres,  la  traversa  comme 
une  aiguille  rougie.  Elle  tira  du  fond  de  son  panier  une  glace 
ronde  devant  quoi  elle  avait  coutume  d'ajuster  ses  cheveux 
pendant  ses  courses,  et  elle  se  regarda  longuement. 

La  glace  était  petite;  elle  n'y  pouvait  rien  voir  que  ses 
yeux,  longs  et  bleus,  frangés  de  noir  et  il  lui  sembla  que 
c'étaient  les  yeux  de  son  fils  qui  la  considéraient.  Et  elle 
sentit  qu'en  se  regardant  ainsi,  ce  sont  ses  yeux  à  lui  qu'elle 
avait  voulu  revoir.  A  ce  moment,  elle  se  rappela  qu'elle  l'avait 
renié,  haï  presque,  pour  toutes  les  ressemblances  qu'elle  lui 
trouvait  avec  le  père,  et  elle  gémit  tout  haut,  dans  une  sorte  de 
stupeur  comme  si  pour  la  première  fois  elle  découvrait  cette 
vérité  émouvante  et  terrible. 

—  Il  était  de  moi,  tout  de  mêmel  ce  petit  que  j'ai  laissé.. a 
il  était  de  moi. 

Ceci  la  mit  debout  dans  une  sorte  de  soubresaut  et  lui  donna 
l'envie   de  fuir.  Elle  repartit  dans  la  direction  de   la  gare.;  A 


796  REVUE    DES    DEUX    MONDÉS.i 

cause  d'une  grande  douleur  qui  lui  serrait  les  tempes,  elle  avait 
retiré  son  chapeau  et  le  portait  à  la  main.  Une  carriole  passa 
près  d'elle  ;  se  retournant  sur  leur  banc,  les  gens  qui  la  mon- 
taient regardèrent  cette  passante.  Mais  elle  n'avait  plus  peur 
d'être  reconnue,  et  Vincent  Roux  lui-même,  s'arrclant  devant 
elle  pour  la  dévisager,  ne  l'eût  pas  fait  tressaillir.  Elle  prome- 
nait sur  les  champs  plats,  sur  l'horizon  lointain  et  bleu,  un 
œil  un  peu  hagard  et  qui  semblait  demander  aux  choses  une 
explication,  mais  elle  ne  pleurait  pas;  elle  attendait  le 
moment  épouvantable  qui  se  préparait  oii  elle  sentirait  tout 
son  mal. 

La  gare  était  silencieuse  ;  le  chef  en  chapeau  de  paille  arro- 
sait les  géraniums  et  les  salades  de  son  petit  jardin.  M™"  Firmin 
resta  un  moment  plantée  devant  lui,  sans  plus  se  rappeler  ce 
qu'elle  avait  à  lui  dire,  et  il  commençait  à  s'étonner.  Mais  elle 
put  enfin  demander  : 

—  A  quelle  heure  le  train  de  montée  ? 

—  Il  n'y  en  a  pas, dit-il,  avant  cinq  heures  du  soir. 

—  Bien,  dit  Adeline. 

Elle  s'assit  sur  le  banc  vert  placé  au-dessous  de  l'hor- 
loge, détacha  son  panier  et  croisa  ses  deux  bras  sur  son  cor- 
sage de  soie  à  rayures  blanches  et  vertes.  Le  chef  de  gare, 
la  voyant  s'installer  ainsi,  crut  qu'il  s'était  mal  expliqué.  Il  lui 
cria  : 

—  Je  vous  ai  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  train  pour  vous  avant 
cinq  heures  du  soir. 

—  J'ai  bien  entendu  ainsi,  répondit-elle. 

Il  était  dix  heures  du  matin.  Elle  n'avait  pas  mangé  depuis 
la  veille  ;  mais  elle  ne  sentait  pas  la  faim. 

Quand  le  soleil  en  tournant  commença  de  lui  brûler  les 
genoux,  elle  ne  le  sentit  pas  davantage.  Et  ses  paupières 
battirent  à  peine  au  passage  d'un  rapide  lancé  d'un  bout  à 
l'autre  de  l'horizon,  étincelant,  grondant,  fumant,  qui  pendant 
dix  secondes  fit  vibrer  les  rails,  trembler  la  terre  et  sauter  les 
vitres  de  la  petite  salle  d'attente. 

—  Il  s'en  va  vers  le  Nord.  C'est  là-bas  qu'il  est  enterré.  Cet 
hôpital  où  il  a  langui  trois  mois,  tout  seul...  ça  doit  être 
loin... 

Elle  se  répéta. 

—  Tout  seul  1 


MADAME    FIRMIN.  ^97 

Et  elle  secouait  la  tête.  Peu  à  peu  une  image  se  formait 
dans  son  simple  cerveau,  mal  habile  aux  imaginations,  et  peu 
à  peu  l'horreur  et  le  désespoir  entraient  en  elle,  plus  clairs  et 
plus  violens,  à  mesure  que  passaient  et  que  passeraient  les 
heures,  sans  qu'il  pût  y  avoir  de  limite  à  leur  abondance. 

—  Tout  seul,  à  l'hôpital,  comme  ça...  Et  le  père?...  Il  ne 
l'aimait  donc  pas,  le  père... 

Elle  tirait  la  petite  glace  de  sa  poche  et  regardait  encore 
ses  yeux. 

—  11  était  de  moi,  ce  petit...  alors? 

Et  elle  se  répétait  :  «  Alors?...  »  stupidement,  sansbien  savoir 
quelle  était  cette  question  à  laquelle  elle  demandait  une  réponse. 
Vers  trois  heures  de  l'après-midi,  des  jeunes  filles  en  robes 
claires  envahirent  le  quai.  Comme  chaque  dimanche  elles 
venaient  du  village  et  des  granges  environnantes  pour  voir 
passer  les  trains  de  soldats  qui  descendent  vers  Marseille.  C'était 
la  seule  distraction  d'un  temps  où  il  n'était  plus  permis  de  se 
distraire.  Elles  chuchotèrent  de  voir  cette  maigre  fenlme  qui 
occupait  le  banc  où  elles  s'asseyaient  d'habitude.  Elles  l'exami- 
nèrent avec  une  curiosité  méchante,  et  soudain  l'une  d'elles, 
plus  âgée  que  les  autres  et  se  souvenant  mieux,  chuchota,  tout 
animée  de  ce  qu'elle  venait  de  découvrir  : 

—  Adeline  Rouxl 

Tirant  ses  compagnes  à  l'écart,  elle  leur  conta  toute  l'his- 
toire. Et  les  autres,  après  elle,  s'exclamèrent  à  voix  étouffées, 
mais  qui  cependant  allaient  loin  : 

— '  Adeline  Rouxl...  Adeline  Roux. 

Adeline  Roux  entendait  ainsi  siffler  vers  elle  son  nom 
d'autrefois;  elle  avait  redouté  cela  à  l'égal  de  la  mort,  et  cela 
désormais  la  laissait  calme  et  tout  insensible.  Elle  ne  s'anima 
un  peu  qu'au  passage  des  trains  de  soldats.  Ce  fut  vers 
quatre  heures.  Ils  arrivaient  lentement,  à  dix  minutes  d'inter- 
valle. Des  jeunes  hommes,  tête  nue,  en  manches  de  chemise,  se 
penchaient  aux  fenêtres.  Adeline  dressa  le  buste,  tendit  la  tête, 
se  leva. 

—  Ils  viennent  du  Nord,  ces  garçons.  Ils  ont  marché  peut- 
être  sur  la  terre  qui  le  recouvre... 

Elle  fit  un  pas  en  avant,  mais  les  trains  ne  s'arrêtaient  point. 
Quand  ils  furent  passés,  elle  se  rassit.  Les  jeunes  filles  ricanaient 
plus  fort. 


798  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Qu'est-ce  qu'elle  voulait  leur  dire,  aux  soldats,  l'Ade- 
line  Roux? 

Un  souffle  plus  frais  se  leva  des  prairies.  Le  soleil  adouci 
envoyait  vers  les  arbres  de  longs  rayons  rouges.  Adeline,  dépla- 
çant ses  bras  croisés,  pencha  sur  sa  main  sa  tête  trop  lourde. 
Et  elle  n'entendit  pas,  un  peu  plus  tard,  le  halètement  d'une 
machine,  un  coup  de  sifflet,  la  trépidation  de  roues  qui  appro- 
chaient. 

—  Eh  bien,  mais  le  voilà,  votre  train  I  lui  cria  le  chef 
de  gare. 

Il  ajouta  par  plaisanterie  : 

—  A  moins  que  vous  ne  vouliez  attendre  encore,  si  ça  vous 
amuse.  Il  y  en  a  un  autre  demain,  à  six  heures  du  matin. 

Elle  répondit  doucement,  sans  comprendre  qu'on  se  moquait 
d'elle  : 

—  Non,  monsieur,  merci.  J'aime  mieux  prendre  celui-ci. 
Elle  monta,  maladroite  et  lourde  comme  si,  depuis  la  veille 

où  elle  escaladait  si  lestement  le  haut  marchepied,  vingt  années 
eussent  passé  sur  elle. 

* 

Le  wagon  sentait  le  vin,  la  sueur  et  la  fumée.  Il  était 
rempli  de  soldats  qui  revenaient  de  permission  et  qui  criaient 
et  chantaient  très  fort  pour  ne  pas  laisser  voir  qu'ils  étaient 
tristes.  Mais  il  y  en  avait  un,  assis  en  face  d'Adeline,  qui  ne 
disait  rien  et  qui  avait  les  yeux  bleus.  Elle  le  regarda  fixement 
pendant  un  quart  d'heure  et  puis  elle  se  pencha  vers  lui. 

—  Est-ce  que  vous  venez  du  Nord?  demanda-t-elle. 

—  J'y  étais,  dit-il,  et  j'y  retourne. 
Elle  laissa  passer  encore  cinq  minutes. 

—  Est-ce  que  vous  avez  connu...  Pascal  Roux?  demanda- 
t-elle. 

—  Quelle  arme?  interrogea  le  petit  soldat.  Quel  régi- 
ment? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Ahl  dit-il  en  souriant,  c'est  pourtant  la  première  chose 
qu'il  faut  savoir  quand  on  s'intéresse  aux  gens. 

Adeline  tressaillit.  Elle  sentit  d'une  façon  confuse  qu'il 
valait  mieux  ne  plus  parler  à  ce  jeune  homme  parce  qu'il  conti- 
nuerait peut-être  à  la  blesser  comme  il  venait  de  le  faire.  Et 


MADAME    FIRMIN.  799 

cependant  elle  lui  demanda  presque  aussitôt,  avec  une  angoisse 
dont  elle  tremblait  : 

—  Est-ce  que  vous  avez  une  mère? 

II  baissa  ses  yeux  bleus  sur  la  musette  gonfle'e  et  sur  tous 
les  paquets  qui  remplissaient  ses  mains. 

—  Pour  sûr,  dit-il,  et  une  bonne!  Grâce  à  elle  je  peux  dire 
que  j'ai  souffert  de  rien  jusqu'à  présent...  sauf,  bien  entendu,  de 
ce  qu'elle  pouvait  pas  empêcher.  Ah!...  Et  c'est  pas  qu'elle 
soit  des  riches,  vous  savez! 

Il  regardait  Adeline  avec  un  pauvre  sourire  qui  se  mouil- 
lait, un  sourire  d'enfant  triste  dont  la  bouche  se  gonfle  et 
tremble  ;  mais  elle  crut  qu^il  l'examinait  avec  méfiance  et  que 
décidément  il  ne  pouvait  rien  répondre  qui  ne  fût  pour  la 
punir  et  pour  lui  faire  du  mal.  Elle  se  rejeta  en  arrière, 
appuya  sa  tête  au  bois  dur,  et  ne  dit  plus  rien. 

La  nuit  maintenant  descendait  sur  la  campagne.  Un  brouil- 
lard blanc  011  roulaient  des  fantômes  montait-  des  champs 
tristes.  Les  soldats  se  taisaient.  De  temps  en  temps  l'un  ou 
l'autre  jurait  ou  ronflait.  Adeline  murmurait,  avec  ses  lèvres 
qui  remuaient  sans  cesse:  «Mon  petit...  mon  petit...  »  Quelque- 
fois sa  pensée  inerte  et  stupide  ne  parvenait  à  soulever  devant 
elle  aucune  image,  —  mais  plus  souvent  le  chagrin  la  te- 
naillait d'une  façon  féroce,  et  elle  ouvrait  la  bouche  à  demi, 
suffocante  et  ne  sentant  plus  l'air  descendre  jusqu'à  ses 
poumons. 

—  A  l'hôpital...  oui...  il  est  mort  comme  ça,  tout  seul...  Et 
pendant  les  dejjx  ans  queç.a  a  duré  pour  lui,  cette  vie-là,  qu'est- 
ce  qu'on  lui  a  envoyé  pour  lui  faire  plaisir?  Rien  du  tout, 
pour  sûr,  puisque  je  n'étais  pas  là  ! 

Ses  deux  mains,  repliées  et  crispées  sur  sa  poitrine,  étaient 
comme  des  griffes  sous  lesquelles  elle  eût  voulu  faire  saigner 
ses  épaules. 

—  Est-ce  que  ça  ne  se  répare  pas,  tout  ca?  Ça  ne  peut 
pas  se  réparer?  Et  si  je  veux  lui  demander  pardon,  tout  de 
même? 

Elle  promenait  autour  d'elle  un  regard  de  sombre  révolte. 
S'ils  voulaient  l'emmener  avec  elle,  ces  soldats  qui  s'en  allaient 
vers  le  Nord?...  Mais  qu'est-ce  qu'elle  pourrait  faire  puisqu'elle 
ne  connaissait  pas  le  nom  de  l'arme,  puisqu'elle  ne  connais- 
sait pas  le  numéro  du  régiment?  La  tombe  I...  Il  n'y  avait  plus 


SQO  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

qu'une  tombe  et  elle  n'en  connaîtrait  jamais  la  place.  D'ail- 
leurs, c'est  trop  simple  d'aller  se  mettre  à  genoux  près  d'un 
mort,  et  parce  qu'on  lui  dit  :  «  Pardonne-moi  1...  «dépenser 
qu'on  est  pardonnée! 

Le  nom  de  Piolenc  crié  tout  près  d'elle,  dans  la  nuit,  la  fit 
tressauter.  Elle  se  leva,  passa  la  courroie  de  cuir  autour  de  son 
cou  et  descendit  bien  vite.  Ce  n'était  point  comme  la  veille  à 
cette  autre  gare  où  elle  avait  si  grand'peur  d'être  reconnue. 
L'employé  qui  prit  son  billet  dit  :  «  Bonsoir,  madame  Firmin. 
Et  vous  venez  de  promener  alors?  »  La  femme  du  chef  de  gare 
lui  dit  aussi  bonsoir.  Et  la  sœur  de  la  Biaise  qui  était  venue 
avec  sa  carriole  chercher  une  caisse  de  volailles  lui  offrit  de 
la  faire  monter,  ce  qu'elle  refusa. 

Elle  était  chez  elle.  Et  ce  soir  serait  comme  tant  d'autres 
soirs  où  elle  était  revenue  tard  de  ses  courses  dans  les  granges. 
L'émoi  délicieux  du  retour  à  la  maison,  cette  petite  fièvre 
heureuse  à  laquelle  depuis  tant  -d'années  elle  ne  s'était  pas 
habituée  encore,  secoua  ses  épaules.  Elle  allait  revoir  Firmin... 
Firmin  I  11  'u  avait  fait  un  peu  de  chagrin  ces  temps-ci,  à 
cause  de  cette  Mion  iMadier.  Mais,  au  fond,  il  n'y  avait  pas  à  se 
tourmenter  beaucoup.  Firmin  était  faible  devant  cette  fille,  sans 
doute,  mais  plus  faible  encore  devant  elle.  Elle  continuait  à  se 
faire  obéir  de  lui  et  elle  s'en  ferait  obéir  toujours.  Il  l'aimait 
encore,  malgré  l'âge  qu'elle  avait  aujourd'hui.  Tant  qu'elle 
serait  là  pour  veiller  à  son  bonheur,  elle  le  garderait,  elle  le 
savait.  Mais  il  fallait  être  là,  naturellement.  Et  elle  y  serait!  Elle 
marcha  un  peu  plus  vite,  avide  de  retrouver  sa  maison  bien- 
heureuse, la  petite  table  avec  sa  toile  cirée  nette,  les  chande- 
liers de  cuivre  sur  la  planchette  de  la  cheminée,  l'armoire  dont 
elle  était  orgueilleuse,  et  le  grand  lit  sous  ses  rideaux  de  cre- 
tonne à  Heurs  rouges  et  violettes,  avide  d'une  façon  animale  et 
frénétique —  ohl...,  plus  avide  encore  de  retrouver  tout  cela 
après  avoir  touché  le  passé  maudit  de  son  œil  hagard  et  de  son 
cœur  frémissant  comme  elle  venait  de  le  faire!  C'était  fini, 
cette  détresse  que  tout  à  l'heure  elle  voyait  sans  fin.  C'était  fini, 
bien  fini  !  Dans  quelques  minutes  elle  oublierait  ce  voyage  et  ce 
grand  coup  reçu  dont  elle  était  encore  tout  étourdie.  Elle 
oublierait...  oui...  Et  cependant  il  était  mort  à  l'hôpital..^  le 
petit...  tout  seul...  Il  était  mortl 

Tout  d'un  coup  sur  la  route  noire,  cela  lui  apparut  d'une 


MADAME    FIRMIN.-  801 

façon  plus  réelle  qu'elle  n'avait  pu  le  connaître  encore.  Et  les 
paroles  de  la  lourde  servante  ne  l'avaient  point  déchirée  comme 
elle  fut  à  ce  moment.  Elle  faillit  crier.  Elle  chancela  et  elle  dit  : 
«  Mon  petit!  «tout  haut  avec  une  passion  telle  que  ces  mots  lui 
semblèrent  vibrer  et  continuer  longtemps  de  bourdonner  au- 
tour d'elle.  Elle  répétait  :  «  Mon  petit  !...  mon  petit I  »  Ce  n'est 
point  qu'elle  le  revit  aux  heures  de  sa  première  enfance  où  il 
lui  avait  fait  connaître  une  joie  qui  comblait  tout  son  cœur  1  Et 
ce  n'est  point  qu'elle  imaginât  ce  qu'il  avait  pu  devenir  pen- 
dant toutes  les  années  oii  elle  avait  vécu  loin  de  lui...  Non. 
Elle  voyait  seulement  d'une  façon  de  plus  en  plus  précise, un 
lit  étroit  devant  un  mur  triste,  et  sur  ce  lit,  il  y  avait  un 
homme  qui  était  Pascalet  et  qui  mourait  seul,  tout  seul.  Et  cela 
provoquait  au  fond  d'elle  tout  un  grondement  de  choses  ter- 
ribles et  délicates  qu'elle  ne  comprenait  pas,  qu'elle  ne  devait 
jamais  comprendre,  mais  auxquelles  cependant  il  lui  faudrait 
obéir... 

Une  nuit  aussi  douce  que  la  nuit  de  la  veille  s'alanguissait 
sur  le  village  silencieux.  Adeline  distingua  la  masse  des  mai- 
sons et  la  forme  de  son  toit  à  elle  sur  le  ciel  étoile.  Et  elle  mar- 
chait plus  vite  parce  qu'elle  ne  se  sentait  plus  la  force  que  de 
s'abattre  dans  les  bras  de  Firmin  et  de  pleurer  toute  la  nuit.. 
Mais  la  porte  était  close,  la  fenêtre  obscure  et  le  loquet  de  fer 
ne  céda  point  sous  son  pouce  appuyé.  Un  instant  elle  trembla, 
la  gorge  trop  serrée  pour  prononcer  un  mot,  le  poing  trop  lourd 
pour  se  lever  et  heurter  le  battant  de  bois.  Et  puis  elle  se  rappela  : 
c'était  dimanche,  Firmin  devait  être  au  café.  Les  cafés,  le 
dimanche,  ferment  un  peu  plus  tard.  Elle  pensa  aussitôt  qu'il 
n'y  fût  point  allé  si  elle-même  était  demeurée  à  la  maison,  et 
elle  remarqua  en  même  temps  qu'il  n'y  avait  pas  de  lumière 
non  plus  chez  Mion  Madier.  Sans  doute  elle  se  promenait  sur 
le  cours  avec  d'autres  filles  du  pays,  légères  autant  qu'elle- 
même;  elle  riait  avec  les  hommes  accoudés  aux  petites  tables 
que  poissent  le  sirop  et  la  limonade,  dans  la  lumière  crue  des 
ampoules  suspendues  aux  branches  des  grands  platanes.  Tout  à 
l'heure  elle  regagnerait  sa  maison  :  ce  serait  l'heure  même  où 
Firmin  rentrerait,  et  peut-être  ils  marcheraient  côte  à  côte  sur 
la  route  qui  était  obscure  et  longue... 

Mais  ces  imaginations  jalouses  qui  l'eussent  déchirée  quelques 
heures  auparavant   ne  lui   faisaient  plus  de  mal.   Tout   elle- 

TOME  XLII.    —    1917.  51 


802 


REVUE    DES    DEUX   MONDES.] 


même  se  transformait  de  minute  en  minute  et  cela  était  un 
vertige  tel  qu'elle  n'avait  pas  le  temps  de  s'étonner  et  qu'elle 
pensait  simplement  :  «  La  tête  me  tourne.  »  Elle  s'assit  comme 
une  mendiante  au  seuil  de  sa  maison,  les  bras  croisés,  et  elle 
se  balança  doucement,  berçant  son  cœur  pesant  et  lourd  pour 
engourdir  sa  douleur.  Mais  le  mal  devenait  plus  aigu.  Elle 
ferma  les  yeux.  Tout  ce  travail  secret  et  déchirant  qui  se  faisait 
en  elle,  elle  le  subissait  en  silence.  Elle  ne  suppliait  pas,  elle 
ne  se  révoltait  plus.  Elle  cherchait  à  sentir  ce  qui  lui  était 
ordonné  par  les  forces  obscures  qui,  plusieurs  fois  dans  sa 
pauvre  vie,  et  la  veille  encore,  quand  elle  ne  pouvait  pas  ne 
point  partir,  avaient  semblé  la  prendre  aux  épaules  pour  la  jeter 
sur  les  chemins.  Et  voici,  que  dans  la  confusion  de  son  cœur 
misérable,  elle  commençait  à  distinguer  quelque  chose  et  elle 
commençait  à  dire  :  «  Il  faut  !...  Je  ne  sais  pas...  Je  ne  peux  pas 
m'empêcher...  mais  il  le  faut!...  » 

Dix  heures  sonnèrent  au  clocher.  Elle  se  leva  brusquement.: 
Elle  était  résolue  maintenant  comme  le  soir  de  son  départ  avec 
Firmin.  Comme  ce  soir-là,  elle  sentait  que  ce  serait  pour  tou- 
jours et  ne  regardait  point  son  passé...  Et  dans  la  nuit  pro- 
fonde elle  s'en  alla  sur  la  route  droite  et  longue,  au  hasard, 
vers  le  Nord,  ne  faisant  pas  de  projets,  ne  pensant  à  rien, 
connaissant  seulement  qu'elle  n'avait  plus  de  droits  aux  dou- 
ceurs de  sa  vie  et  qu'elle  ne  retrouverait  son  petit  que  sur  le  lit 
d'hôpital  où  elle  se  coucherait  un  soir  pour  mourir,  toute  seule, 
sans  tendresse,  comme  il  avait  fait. 

AjNdré  Corthis* 


LA  MISSION 

DE 


M.  JONMRT  EN  GRÈCE 


I 

L'ABDICATION  DU  ROI  CONSTANTIN 


Dans  les  premiers  jours  du  mois  de  juin  1917,  M.  Jonnart, 
ancien  gouverneur  général  de  l'Algérie,  ancien  ministre  des 
Travaux  publics  et  des  Affaires  étrangères,  partait  pour  la  Grèce 
en  qualité  de  Haut  Commissaire  des  Puissances  protectrices.  Il 
arrivait  à  Athènes  et,  quelques  jours  à  peine  après  son  arrivée, 
on  apprenait  qu'il  avait  adressé  au  roi  Constantin  un  ultimatum 
catégorique;  vingt-quatre  heures  plus  tard,  Constantin  avait 
abdiqué, et,  le  surlendemain,  il  quittait  la  Grèce. 

Cette  Heureuse  nouvelle  provoqua  chez  les  Alliés  une 
immense  satisfaction.  Deux  semaines  se  passèrent:  M.  Venizelos, 
le  grand  homme  d'Etat  hellène,  reparaissait  dans  la  capitale 
grecque  et  reprenait  le  pouvoir  ;  l'unité  du  royaume  était 
restaurée;  notre  armée  d'Orient  était  délivrée  du  péril  qui  l'avait 
menacée  ;  la  Grèce  était  rentrée  dans  les  voies  de  l'Entente  d'où 
on  n'aurait  jamais  dû  la  laisser  sortir. 

Cette  double  opération  s'était  faite  avec  une  extrême  rapi- 
dité, sans  qu'un  coup  de  fusil  eût  été  tiré,  sans  qu'une  goutte 
de   sang  eût  été   versée.   Enfin  l'Entente  obtenait    un  succès 


804  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

signalé  dans  cet  Orient  oii,  depuis  le  début  de  la  guerre,  elle 
avait  commis  tant  de  fautes  et  éprouvé  tant  de  revers!  L'affaire 
cependant  présentait  de  grandes  difficultés;  et  c'étaient,  nous 
disait-on,  ces  difficultés  qui  avaient  jusqu'alors  empêché  qu'on 
ne  la  tentât.  Mais,  cette  fois  enfin,  au  lieu  de  tergiverser, 
d'hésiter,  de  biaiser,  on  s'était  placé  résolument,  courageuse- 
ment, devant  l'obstacle  ;  on  avait  choisi,  et  c'était  l'essentiel,  un 
homme  de  tête  froide,  que  les  responsabilités,  si  lourdes  soient- 
elles,  font  réfléchir,  mais  n'effraient  point.  Et  ce  qui  paraissait 
si  difficile,  presque  impossible,  avait  été  aussitôt  réalisé. 

Je  voudrais,  en  m'aidant  de  renseignemens  inédits  et  des 
documens  les  plus  sûrs,  présenter,  dans  son  détail  et  dans  sa 
précision,  le  récit  de  cette  mission  si  heureusement  remplie. 

l'accord  entre  LES   PUISSANCES 

On  connaît  trop,  pour  qu'il  soit  besoin  d'y  revenir,  les  rai- 
sons impérieuses  qui  nous  imposaient  le  devoir  d'écarter  du 
trône  le  roi  Constantin.  Son  «  dossier  »  pourrait  se  résumer 
ainsi  : 

1°  Ce  souverain  constitutionnel  avait  ouvertement  violé  la 
Constitution  garantie  à  son  peuple  par  les  trois  Puissances  pro- 
tectrices, l'Angleterre,  la  Russie  et  la  France.  Il  avait  fait  de 
la  Grèce,  que  tout  oriente  de  notre  côté,  la  complice,  presque 
l'alliée  de  l'Allemagne. 

2"  Obligé  par  un  traité  formel  de  secourir  la  Serbie  attaquée, 
il  avait  rompu  délibérément,  cyniquement,  ce  traité,  provoqué 
par  là  l'écrasement  des  Serbes  et  rendu  possibles  les  victoires 
de  l'Allemagne  en  Orient. 

3''  A  la  suite  de  machinations  tortueuses,  il  avait  attiré  dans 
un  véritable  guet-apens  et  fait  massacrer  une  centaine  de 
marins  français  (l^""  et  2  décembre  1916)  (1). 

Au  printemps  de  1917,  la  révolution  russe  prive  Constantin 
de  l'appui  qu'il  trouvait  à  la  cour  de  Pétrograd.  Le  ministère 
Briand  cède  la  place  au  ministère  Ribot,  qui,  sous  la  poussée 
de  plus  en  plus  énergique  de  l'opinion  publique  et  du  Parlement, 
songe  à  employer  en  Grèce  des  moyens  plus  radicaux.  M.  Jon- 
nart  fait  adopter  par  la  commission  extérieure  du  Sénat  pré- 

(1)  Voir  dans  la  Reoue  du  l"  mars  1917  :  «  Les  Événemens  d'Athènes  des  1"  et 
2  décembre  1916,  »  par  M.  LéonMaccas. 


LÀ    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRÈCE.'  805 

sidée  par  M.  Clemenceau  un  long  rapport  sur  notre  politique 
en  Orient.  La  conclusion  en  est  d'une  importance  qu'il  est  h 
peine  besoin  de  souligner  :  «  L'unité  de  politique,  y  est-il  dit, 
nous  paraît  commander  l'unité  d'action.  Cest  le  moment  d'en- 
visager la  nomination  à  Athènes  cCun  m,andataire  unique  des 
Puissances  protectrices,  ramassant  entre  ses  mains  les  rênes 
éparses  du  char  de  C Entente,  capable  d'assurer  aux  résolutions 
des  Allies  l'esprit  de  suite,  la  fermeté  et  la  dignité.  »  Le  mot 
est  prononcée  ;  c'est  de  là  que  tout  allait  sortir  :  mission  de 
M.  Jonnart,  déposition  de  Constantin,  restauration  de  l'unité 
hellénique,  retour  de  la  Grèce  dans  les  voies  de  l'Entente. 

Jusqu'alors  en  effet,  — et  de  là  provenait  tout  le  mal,  —  les 
Alliés  n'avaient  jamais,  à  vrai  dire,  regardé  en  face  le  problème 
grec.  Ils  avaient  négligé  de  se  mettre  d'accord  sur  un  certain 
nombre  de  principes,  très  faciles  à  poser  cependant.  Leurs  repré- 
sentans  à  Athènes,  laissés  sans  instructions  nettes,  sans  direc- 
tions précises,  agissaient  chacun  de  son  côté.  Constantin,  au 
courant  de  tout  ce  qui  se  passait,  poursuivait  adroitement  sa 
politique  germanophile  au  travers  des  fluctuations  et  des  tâton- 
nemens  qu'il  constatait  chez  les  ministres  de  l'Entente. 

A  plusieurs  réprises  déjà,  en  avril  1916,  en  septembre  de  la 
même  année,  il  avait  été  question  d'envoyerenGrèceM.  Jonnart: 
n'était-ce  pas  lui  qui  avait  représenté  la  France,  en  qualité 
d'ambassadeur  extraordinaire,  aux  obsèques  du  roi  Georges, 
en  1913?  Chaque  fois,  après  un  examen  attentif  et  minutieux 
de  la  question,  et  en  possession  de  tous  les  documens  diploma- 
tiques, il  avait  fait  la  même  réponse  :  sa  présence  à  Athènes 
ne  servirait  de  rien,  tant  que  deux  conditions  essentielles  n'au- 
raient pas  été  préalablement  remplies  : 

1°  Accord  des  Puissances  sur  la  politique  à  suivre, 

2°  Désignation  d'un  mandataire  unique  qui  aurait  seul 
qualité  pour  traiter  avec  Constantin. 

C'est-à-dire  :  unité  dans    le  plan,  unité   dans    l'exécution. 

La  commission  extérieure  du  Sénat  approuve  à  l'unanimité 
le  rapport  de  M.  Jonnart.  L'idée  d'un  mandataire  unique  recrute 
peu  à  peu  des  adhérens.  M.  Malcolm,  sous-secrétaire  d'Etat  au 
ForeignOffice,  adjoint  de  M.Balfour,vientàParis  en  fe'vrierl917. 
Il  s'entretient  avec  M.  Jonnart  des  affaires  de  Grèce.  «  Nous 
serions  très  heureux,  lui  dit-il,  devons  savoir  là-bas.  »  Revenu 
à  Londres,  il  en  confère  avec  M.  Balfour,  qui  témoigne  des  mêmes 


80G  REVUE    DES    DEUX   MONDES.i 

sentimens.  Le  4  mai,  au  cours  d'une  conférence  qui  se  tient  à 
Paris,  M.  Lioyd  George  et  lord  Robert  Gecil  envisagent  nette- 
ment la  nomination  d'un  Haut  Commissaire  des  Puissances  pro- 
tectrices. Le  nom  de  M.  Jonnart  retient  de  nouveau  leur  atten- 
tion. M.  Jonnart,  président  de  la  Compagnie  de  Suez,  où  les 
administrateurs  britanniques  collaborent  d'une  façon  conti- 
nue avec  les  administrateurs  français,  les  uns  et  les  autres 
faisant  ensemble  le  meilleur  ménage,  inspire  une  absolue 
confiance  en  Angleterre  :  il  y  est  très  connu  et  y  compte  les 
plus  solides  amitiés.  On  se  souvient  que  le  roi  Edouard  VII 
l'honorait  d'une  estime  toute  particulière.  Accoutumé,  de 
très  longue  date,  à  traiter  avec  les  Anglais,  il  sait  que,  dans  les 
négociations  que  l'on  conduit  avec  eux,  et  qu'il  s'agisse  d'ailleurs 
de  politique,  de  diplomatie  ou  d'affaires,  la  sincérité,  la  fran- 
chise sont  les  conditions  essentielles  du  succès.  Tout  le  désigne 
au  choix  des  Puissances. 

Enfin,  dans  les  derniers  jours  du  mois  de  mai,  M.  Ribot, 
Président  du  Conseil,  Ministre  des  Affaires  étrangères, M.  Pain- 
levé,  Ministre  de  la  Guerre,  se  rendent  à  Londres  pour  conférer 
avec  les  ministres  anglais.  Il  s'agit  de  procéder  à  un  examen 
attentif  de  la  situation  en  Orient  :  action  diplomatique  et  mili- 
taire, effectifs,  ravitaillement,  etc.  Ce  sera  l'honneurde  M.  Ribot, 
chef  du  gouvernement  français,  d'avoir  compris  qu'en  Orient  le 
problème  le  plus  important  à  ce  moment,  celui  dont  la  solu- 
tion est  la  plus  pressante,  c'est  le  problème  grec.  Bien  décidé  à 
mettre,  dans  ses  entretiens  avec  les  hommes  d'Etat  britanniques,  ' 
cette  question  au  premier  plan,  à  demander  qu'on  prenne  à  ce 
sujet  des  résolutions  énergiques,  il  prie  M.  Jonnart  de  l'accom- 
'pagner  à  Londres.  L'absence  dure  trois  jours.  Les  ministres 
anglais  ne  font  aucune  difficulté  d'accepter  la  nomination  de 
M.  Jonnart  comme  mandataire  unique  des  Puissances. 

Le  Haut  Commissaire  une  fois  nommé,  quelles  vont  être  ses 
instructions?  Une  seule  solution  est  possible  :  la  déposition 
du  roi  Constantin.  C'est  le  moyen,  et  le  seul,  de  restaurer 
l'unité  du  royaume  et  de  ramener  la  Grèce  à  nos  côtés.  Tant 
que  Constantin  restera  sur  le  trône,  toutes  les  mesures  qu'on 
pourra  prendre,  tous  les  arrangemens  qu'on  pourra  conclure 
seront  exactement  comme  s'ils  n'étaient  pas. 

Cette  solution  est,  en  effet,  celle  que  propose  le  gouvernement 
français.  Quelle  va  être  l'attitude  du  gouvernement  anglais? 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART   EN    GRÈCE.  807 

Aucun  gouvernement  au  monde  ne  reflète  plus  exactement 
que  le  gouvernement  britannique  les  dispositions  et  les  mou- 
vemens  de  l'opinion.  Or,  il  y  a,  au  sujet  de  la  Grèce,  deux 
courans  chez  les  Anglais.  Gomme  en  font  foi  la  plupart  des 
grands  journaux,  la  majorité  du  pays  est  d'avis  qu'on  en 
finisse  une  fois  pour  toutes  avec  Gonstantin,  qu'on  traite  en 
ennemi  de'clare'  un  monarque  qui  n'a  jamais  manqué  l'occasion 
de  manifester  son  hostilité  contre  nous.  Mais,  d'autre  part,  un 
certain  nombre  de  personnes,  généralement  des  conservateurs, 
n'envisagent  pas  sans  hésitation  et  même  sans  déplaisir  une 
politique  aussi  rigoureuse  à  l'égard  du  roi  de  Grèce.  Gelui-ci 
est,  ne  l'oublions  pas,  le  propre  neveu  de  la  reine  Alexandra. 
La  déposition  d'un  souverain,  d'autre  part,  ne  risque-t-elle  pas 
de  porter  atteinte  à  l'idée  monarchique?  Ges  scrupules,  qui 
aussi  bien  s'expliquent  parfaitement  chez  un  grand  peuple, 
respectueux  plus  qu'aucun  autre  des  traditions,  sont  examinés, 
pesés,  placés  dans  l'un  des  plateaux  de  la  balance.  On  met 
dans  l'autre  plateau  toutes  les  raisons  impérieuses,  péremp- 
toires,  qui  contraignent  les  Alliés  à  agir  immédiatement  contre 
Gonstantin  :  sécurité  de  notre  corps  expéditionnaire,  nécessité 
absolue  d'arrêter  la  mainmise  allemande  sur  la  Grèce,  etc. 
Veut-on,  oui  ou  non,  gagner  la  guerre?  Si  oui,  il  faut  la  mener 
énergiquement,  et  lorsqu'un  souverain  qui  nous  doit  tout, 
trahissant  tous  ses  engagemens,  se  met  obstinément  sur  notre 
route,  ne  pas  hésiter  à  s'en  débarrasser.  Dans  cette  lutte  tita- 
nique,  où  l'Angleterre  et  la  France  versent  sans  compter  le  meil- 
leur de  leur  sang,  que  pèsent  des  raisons  sentimentales?...  G'est 
l'autre  plateau  de  la  balance  qui  s'incline.  Les  ministres  anglais,, 
après  une  longue  délibération,  acceptent  le  principe  de  la 
déposition  de  Gonstantin.  Ici  encore  l'influence  personnelle 
de  M.  Ribot  et  son  éloquence  ont  convaincu  les  auditeurs. 

Il  reste  à  réaliser  cette  déposition,  en  évitant,  autant  que  pos- 
sible, toute  effusion  de  sang,  et  tout  risque  de  nous  mettre  sur  les 
bras  une  lutte  armée  avec  l'armée  royaliste.  G'est  là  l'opération 
délicate  qui  est  confiée  à  M.  Jonnart.  Il  est  décidé  qu'il  partira 
le  plus  tôt  possible  pour  la  Grèce.  Les  Anglais  donnent  leur 
consentement  à  un  certain  nombre  de  mesures  militaires  :  éta- 
blissement de  postes  en  Thessalie,  destinés  à  assurer  le  contrôle 
des  récoltes;  troupes  tenues  prêtes  parle  général  Sarrail  pour 
occuper  l'isthme  de  Gorinthe  en  cas  de  nécessité;  que  si  le  Roi 


808  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

essayait   de    déplacer  l'armée  du   Péloponèse,    l'isthme   serait 
immcdialemont  occupe... 

M.  Joniiart,  tout  en  remerciant  les  ministres  anglais  de 
ce  grand  honneur,  tout  en  se  déclarant  prêt  à  accepter  la 
lourde  tâche  dont  on  le  charge,  tient  à  formuler  ses  réserves 
touchant  la  réalisation  du  projet.  Il  fait  observer  que  les  peuples 
orientaux,  tels  qu'il  les  connaît,  et  il  les  connaît  bien,  sont 
prompts  à  saisir  la  moindre  hésitation,  à  profiter  du  plus  petit 
retard.  Il  faut  prévoir  le  cas  où  Constantin  refuserait  d'ab- 
diquer. Le  Haut  Commissaire  risquerait  alors,  faute  de  pouvoir 
employer  la  force  à  l'instant  même,  de  se  trouver  en  l'air  avec 
un  sabre  de  bois.  Il  est  donc  indispensable,  ajoute-t-il,  et  il 
insiste  sur  ce  point,  qu'une  certaine'  latitude  lui  soit*laissée 
dans  l'emploi  des  moyens.  Ce  sont,  en  fait,  les  Français,  qui 
au  point  de  vue  militaire  assument,  pour  les  neuf  dixièmes, 
les  risques  de  l'opération  :  les  contingens  alliés  n'y  participe- 
ront que  d'une  manière  nominale,  afin  d'affirmer  l'accord  des 
Puissances.  Un  Français  en  accepte  la  direction  générale  :  c'est 
bien  le  moins  qu'on  lui  laisse  sur  place  le  choix  des  mesures 
à  prendre.  Les  Anglais  expriment  le  désir  qu'on  n'ait  recours 
à  la  force  qu'à  la  dernière  extrémité  et  seulement  au  cas  où 
Constantin  se  livrerait  à  des  actes  d'hostilité.  M.  Jonnart  est 
aussi  désireux  que  personne  de  ne  pas  employer  la  violence; 
mais  le  meilleur  moyen  pour  atteindre  ce  but  est  justement 
d'avoir  la  force  toute  prête.  Si  l'on  adresse  à  Constantin  une 
sommation  menaçante,  il  faut  être  en  état  d'appuyer  immédia- 
tement cette  menace;  si  on  lui  laisse  le  temps  de  se  ressaisir, 
d'organiser  la  résistance,  le  conflit  sanglant  qu'on  cherche  à 
éviter  se  produira  presque  immanquablement... 

LE   VOYAGE   DE  M.    JONNART 

Les  ministres  français  rentrent  à  Paris  le  30  mai.  M.  Jonnart, 
sentant  la  nécessité  de  faire  vite,  n'y  reste  que  deux  jours,  le 
temps  de  boucler  ses  valises.  Dès  le  2  juin,  il  part  pour  la  Grèce. 
Haut  Commissaire  des  Puissances,  il  a  toute  la  direction,  — 
politique,  diplomatique  et  militaire,  —  de  l'opération:  toutes 
les  forces  militaires  et  navales  sont  mises  à  sa  disposition.  Le 
gouvernement  lui  donne  comme  collaborateurs  :  M.  Clausse, 
conseiller  d'ambassade,  le  lieutenant-colonel  Georges,  ancien 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GREGE.i 


809 


sous-chef  d'état-major  des  arme'es  allie'es  à  Salonique.  La  mis- 
sion doit  traverser  toute  l'Italie,  et  s'embarquer  h.  Brindisi. 
M.  Dervillé,  président  du  Conseil  d'administration  de  Paris- 
Lyon-Méditerranée,  ami  personnel  de  M.  Jonnart,  a  obligeam- 
ment mis  à  sa  disposition  son  wagon-salon  qu'il  ne  quitte  qu'à 
Brindisi.  C'est  là  que  M.  Robert  David,  ancien  secrétaire  du 
gouverneur  général  de  l'Algérie,  rejoint  la  mission. 

Cependant  M.  Jonnart,  en  méditant  les  instructions  qu'il  a 
reçues,  se  rend  compte  que  sur  un  point  elles  sont  défectueuses., 
A  la  conférence  de  Londres,  il  a  été  prévu  un  certain  nombre  de 
mesuves  successives  :  saisie  des  récoltes  en  Thessalie,  ultimatum 
signifié  à  Constantin,  occupation  de  l'isthme  de  Corinthe, 
débarquement  des  troupes  françaises.  Or,  pour  que  le  résultat 
recherché  soit  atteint  dans  les  conditions  les  meilleures,  il 
apparaît  à  M.  Jonnart,  avec  une  évidence  croissante,  que  ces 
mesures  ne  doivent  pas  être  successives,  mais  simultanées.  Toute 
la  question  est  là;  il  faut  déployer  l'appareil  de  la  force  pour 
ne  pas  avoir  à  se  servir  de  la  force.  Durant  les  longues  années 
qu'il  a  passées  en  Algérie  comme  gouverneur  général,  c'est 
la  règle  essentielle  dont  il  s'est  inspiré.  C'est  le  principe 
dont  le  général  Lyautey  s'est  si  admirablement  servi,  dans  la 
province  d'Oran  d'abord,  au  Maroc  ensuite.  M.  Jonnart  est 
donc  placé  en  face  de  ce  dilemme  :  s'il  suit  à  la  lettre  le  pro- 
gramme établi,  il  laisse  à  Constantin  la  possibilité  de  résister. 
L'opération  risque  d'échouer  ou  de  provoquer  un  conflit  avec 
les  troupes  royalistes,  de  créer  un  nouveau  front,  ce  qu'il  faut 
éviter  par-dessus  tout.  Pour  que  l'affaire  se  réalise  aisément, 
sans  conflit  sanglant,  il  est  indispensable  de  modifier  quelque 
peu  l'exécution  des  mesures  envisagées.  M.  Jonnart  prend 
courageusement  ce  parti,  sans  se  dissimuler  que,  pour  le  cas 
où  il  ne  réussirait  pas,  sa  responsabilité  s'en  trouve  augmentée 
d'autant. 

Durant  sa  traversée  de  l'Italie,  il  lui  suffisait  de  lire  les 
journaux  dé  la  Péninsule  pour  apercevoir  un  autre  aspect  du 
problème,  qui,  au  surplus,  ne  lui  a  pas  échappé  La  presse 
italienne  dans  son  ensemble  s'est  montrée  violemment  hostile  à 
M.  Venizelos.  Elle  n'a  point  caché  qu'elle  lui  préférait  Constan- 
tin. La  Tribuna  écrivait,  à  la  suite  des  événemens  du  l^""  dé- 
cembre :  «  Les  désordres  athéniens  prouvent  que  Constantin  et 
son  pays  s'entendent  profondément,  que  nulle  dynastie  autant 


810  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

que  la  sienne  ne  fut  jamais  plus  fidèle  interprète  de  l'esprit  et 
de  la  volonté  d'une  nation.  De  là  toute  la  dangereuse  absurdité 
des  efforts  sentimentaux  et  magnanimes  tentés  par  les  Alliés 
pour  faire  revivre  et,  pis  encore,  pour  reconnaître  une  autre 
Grèce,  fantastique,  inexistante,  directe  héritière  de  l'ancienne. 
Laissons  de  côté  l'Hellade  et  pensons  que  nous  avons  à  discuter 
seulement  avec  la  Grèce.  Il  est  déplorable,  —  et  les  événemens 
récens  en  sont  les  tristes  effets,  —  que,  dans  une  certaine  presse 
et  même  dans  les  Parlemens  de  l'Entente,  on  n'arrive  pas 
encore  à  reconnaître  courageusement  cette  vérité,  et  que  l'on 
continue  à  parler  d'une  Hellade  qui  réside  tout  entière  dans  la 
personne  de  M.  Venizelos.  »  Le  Cu^^riore  délia  Sera,  l'un  des  plus 
importans  journaux  d'Italie,  prétendait,  à  la  suite  de  ces  mêmes 
événemens,  que  M.  Venizelos  était  d'accord  avec  Constantin, 
qu'il  était  par  conséquent  plus  qu'inutile,  insensé,  de  vouloir 
remplacer  l'un  par  l'autre. 

Certes,  le  gouvernement  italien  ne  s'associait  pas  à  toutes 
ces  critiques.  Toutefois,  dans  une  entreprise  ayant  pour  but  la 
déposition  de  Constantin  et  le  retour  au  pouvoir  de  M.  Venizelos, 
il  serait  imprudent  de  ne  pas  compter  avec  cet  état  d'esprit  d'une 
partie  du  public  italien.  On  risque  de  voir  l'Italie  élever  sa  pro- 
testation contre  une  entreprise  sur  le  principe  de  laquelle 
l'accord  entre  les  cabinets  de  Londres  et  de  Paris  a  été  assez 
long  à  établir.  Or,  l'amitié  de  l'Italie,  l'accord  absolu,  sans 
nuages,  avec  elle,  sont  choses  précieuses,  auxquelles  nous 
tenons  par-dessus  tout.  Voilà  en  perspective  des  complications 
nouvelles  dans  une  affaire  déjà  si  compliquée! 

M.  Jonnart  arrive  à  Brindisi,  le  4  juin  à  midi.  Il  est  reçu 
par  les  représentans  des  autorités  navales  françaises  et 
italiennes.  L'amiral  Gauchet,  commandant  l'armée  navale 
interalliée,  n'est  pas  venu,  pour  ne  pas  éveiller  l'attention.  Des 
automobiles  amènent  directement  la  mission  au  port  où  elle 
s'embarque  sur  le  contre-torpilleur  Mangini  qui,  coïncidence 
curieuse,  porte  le  nom  d'un  oncle  de  M.  Jonnart. 

A  une  heure  de  l'après-midi,  le  Mangini,  escorté  du  Protée 
du  même  modèle  que  lui,  prend  la  mer  par  un  très  beau 
temps.  Les  deux  navires  franchissent  à  une  vitesse  de  vingt- 
trois  nœuds  le  canal  d'Otrante.  On  est  bientôt  en  vue  de  la  côte 
albanaise,  près  de  Vallona  et  Santi-Quaranta.  On  contourne 
l'Ile  de  Corfou   par  le    Sud,   des  mines  flottantes  pouvant  se 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRECE.  811 

trouver  dans  la  passe  Nord  qui  n'a  jms  élé  suffisamment  dra- 
guée. A  la  nuit,  vers  neuf  heures,  les  lumières  de  Corfou 
apparaissent.  Voici  ia  rade  Une  chaloupe  conduit  M.  Jonnarl 
et  ses  trois  compagnons  h  bord  de  la  Provence,  le  magnifique 
cuirassé  où  se  trouve  l'amiral  Gauchet  qui,  par  radiotélé- 
gramme,  les  a  invités  à  diner. 

L'amiral  reçoit  M.  Jonnart  à  la  coupée.  Il  lui  présente  le 
chef  d'état-major,  le  commandant  du  cuirassé.  Le  dîner  a  lieu 
dans  le  grand  salon.  Ainsi  que  le  note  M.  Robert  David  dans  le 
«  journal  »  très  vivant,  plein  de  détails  savoureux,  qu'il  a  bien 
voulu  me  communiquer  et  qui  m'a  été  d'un  grand  secours,  il 
y  fait  terriblement  chaud  :  aucun  hublot  n'est  ouvert  et  il  n'y 
a  pas  de  ventilateur;  les  marins  sont  en  toile  blanche,  tandis 
que  leurs  hôtes  sont  ev  costume  de  drap,  d'autant  qu'étant 
partis  à  l'improviste,  ils  août  guère  eu  le  loisir  de  préparer 
une  garde-robe  variée,  u  La  conversation  s'en  ressent,  remarque 
M.  Robert  David.  On  fond  en  silence.  » 

Après  le  diner,  M.  Jonnai^t  entre  en  conférence  avec  l'amiral. 
Au  cours  de  son  voyage,  son  opinion  sur  la  nécessité  d'occuper 
l'isthme  de  Gorinlhe,  de  manière  à  couper  le  Roi  de  ses  troupes 
du  Péloponèse,  n'a  fait  que  se  confirmer.  Dans  l'opération  qu'il 
va  entreprendre,  il  est  essentiel  que  la  coopération  de  la  marine 
et  des  troupes  de  terre  s'effectue  d'une  manière  parfaite,  sans 
retard  et  sans  flottement.  Le  moindre  retard  pourrait  tout  com- 
promettre. Toutes  les  dispositions  sont  dès  lors  arrêtées  pour 
que  la  marine  protège  le  débarquement  des  troupes  et  assure 
par  sapuissante  artillerie  de  bord  le  tlanquement  parfait  de  leurs 
positions.  On  se  met  en  même  temps  d'accord  sur  la  démons- 
tration navale,  qui,  pour  appuyer  l'ultimatum,  pour  protéger 
au  besoin  un  débarquement,  va  être  faite  aussitôt  en  vue 
d'Athènes.; 

Ces  grosses  questions  réglées,  à  minuit,  par  un  beau  clair  de 
lune,  la  mission  gagne  la  terre,  accompagnée  de  M.  Boppe, 
ministre  de  France  auprès  du  gouvernement  serbe,  qui  avait  été 
invité  au  diner,  —  et  qui  transmet  à  M.  Jonnart  les  inquiétudes 
des  Serbes  au  sujet  du  rétrécissement  éventuel  du  front  de 
Salonique.  Des  chambres  ont  été  retenues  à  l'hôtel  Saint-Georges. 
Le  lendemain  matin,  M.  Boppe  conduit  la  mission,  en  automo- 
bile, par  une  superbe  route,  à  travers  les  bois  d'oliviers,  jus- 
qu'à la   petite  terrasse    qui   domine  l'îlot  d'Ulysse  :  c'est  un 


812  REVUE    DES    DEUX    MOXDES.i 

des  plus  beaux  paysages  du  monde.  Au  retour,  le  général 
Bauraann,  gouverneur  de  Gorfou,  vient  saluer  le  Haut  Commis- 
saire, et  l'amiral  Gauchet  se  rend  à  bord  du  Mangini  pour 
prendre  congé  de  lui. 

Le  départ  a  lieu  à  dix  heures.  On  navigue  dans  le  long  canal 
de  Corfou  fermé  à  ses  deux  extrémités  par  des  barrages,  ce  qui 
permet  à  l'escadre  d'y  faire  en  toute  sécurité  ses  tirs  de  combat. 
Le  barrage  Sud  franchi,  les  deux  torpilleurs  longent  la  côte 
Ouest  de  Sainte-Maure,  l'antique  Leucade.  Voici  le  promontoire 
célèbre  où  Sapho,  la  poétesse,  se  précipita  dans  les  flots  pour 
mettre  un  terme  aux  dures  souffrances  d'un  amour  non  partagé. 
Tout  près,  c'est  l'île  d'Ithaque,  la  patrie  d'Ulysse,  et  de  l'autre 
côté  Céphalonie.  Voici,  à  l'entrée  du  golfe  de  Corinthe,  Misso- 
longhi  où  mourut  Byron!...Mais  ces  beaux  souvenirs  ne  retien- 
nent qu'un  instant  l'esprit  de  nos  voyageurs,  absorbés  par  de 
tout  autres  préoccupations. 

Vers  huit  heures,  les  torpilleurs  pénètrent  dans  le  canal  de 
Corinthe,  étroit  couloir  de  cinq  kilomètres,  taillé  à  môme  le 
roc.  A  l'entrée,  un  détachement  français  fait  le  contrôle  des 
fusils  grecs  expédiés  dans  le  Péloponèse,  conformément  aux 
injonctions  des  Alliés.  Après  dîner,  vers  dix  heures,  les  torpil- 
leurs passent  en  vue  du  Pirée  et  mouillent  à  Keratsini,  dans 
la  rade  de  Salamine.  M.  Jonnart  s'installe  sur  le  cuirassé  la 
Vérité.  La  soirée  du  5  juin  et  toute  la  journée  du  6  sont 
employées  à  des  conférences  avec  M.  Guillemin,  ministre  de 
France,  sir  Francis  Elliot,  ministre  d'Angleterre,  le  général 
Braquet,  notre  attaché  militaire,  M.  de  Castillon,  secré- 
taire de  la  légation  de  France,  qui  va  remplir  les  fonctions 
de  chargé  d'affaires,  le  commandant  Clergeau,  notre  attaché 
naval. 

Ce  qui  se  dégage  pour  M.  Jonnart  de  ces  conversations, 
c'est  qu'à  Athènes,  ville  de  bavardages,  de  graves  indiscrétions 
ont  été  commises.  Constantin, 'prévenu  de  tout,  sait,  à  n'en 
pouvoir  douter,  ce  que  signifie  pour  lui  l'arrivée  de  la  mis- 
sion :  il  a  eu  tout  loisir  de  se  préparer  à  la  résistance.  Des  gens 
qui  se  prétendent  bien  informés  de  l'état  des  esprits  et  des 
intentions  du  Roi,  affirment  que  l'opération  projetée  va  faire 
couler  des  torrens  de  sang.  Et  voici  qui  est  plus  grave:  les 
craintes  qu'ils  expriment  ont  déjà  trouvé  leur  écho  dans  cer- 
taines capitales.  Ne  sont-elles  pas  de  nature  à  faire  hésiter,  à 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRECE. 


813 


la  dernière  minute,  les  gouvernemens  ?  La  main  qui  s'apprête 
à  frapper  Constantin  risquerait  alors  d'être  retenue  ou  tout  au 
moins  gêne'e. 

Pour  échapper  à  ces  risques,  il  n'y  a  qu'un  moyen,  tou- 
jours le  même  :  précipiter  les  évéïiemens.  A  quelque  chose, 
d'ailleurs,  malheur  est  bon.  Constantin,  précisément  parce  qu'il 
sait  tout,  n'ignore  pas  les  hésitations  qui  peuvent  se  produire 
dans  les  gouvernemens  alliés,  il  compte  bien  en  bénéficier  une 
fois  de  plus.  Ce  n'est  certes  pas  la  première  menace  qu'il  reçoit 
de  l'Entente  II  y  a  juste  un  an,  une  puissante  escadre  alliée 
est  venue  dans  la  rade  de  Salamine;  elle  était  suivie  de  trans- 
ports qui  amenaient  un  corps  de  débarquement.  L'escadre  n'a 
rien  fait;  le  corps  de  débarquement  n'a  pas  débarqué;  les  pa- 
labres diplomatiques  ont  recommencé  de  plus  belle.  Pourquoi 
n'en  serait-il  pas  de  même  cette  fois  encore? 

M,  Jonnart,  tout  à  son  désir  de  presser  le  plus  possible 
l'opération,  décide  de  partir  le  soir  même  pour  Salonique. 
Entre  temps,  M.  Robert  David  s'était  rendu  à  Athènes  où  il 
avait  eu  une  entrevue  avec  M.  Zaïmis,  président  du  Conseil, 
dont  il  était  depuis  longtemps  l'ami.  M.  Zaïmis  lui  manifeste  le 
désir  de  venir  causer  avec  le  Haut  Commissaire  dès  son  retour 
de  Salonique.  Voilà  qui  tombe  à  merveille.  Le  Haut  Commis- 
saire des  Puissances,  portant  la  paix  ou  la  guerre  dans  les 
plis  de  sa  toge,  ne  pouvait  guère,  pour  des  raisons  que  l'on 
comprend,  se  rendre  de  sa  personne  dans  la  capitale  de  Cons- 
tantin que  ses  vaisseaux  seraient  peut-être  obligés  de  bombar- 
der. Le  chef  du  gouvernement  grec  offrant  de  venir  jusqu'à  lui, 
c'était  le  fil  tout  trouvé,  par  lequel  ses  messages,  même  les 
'  comminatoires,  seraient  transmis  à  leur  destinataire. 

Le  6  juin,  à  cinq  heures  et  demie  du  soir,  le  Mangini  appa- 
reille pour  Salonique.  La  mer  devient  forte,  la  nuit,  dans  le 
canal  d'Oro.  A  l'entrée  du  golfe  de  Salonique,  on  rencontre,  en 
plein  chenal,  une  mine  flottante.  Le  Mangini  fait  un  crochet 
pour  l'éviter,  et  le  Protée,  qui  suit,  tire  sur  elle  un  obus  qui  la 
fait  exploser., 

Le  7,  à  neuf  heures  du  matin,  les  deux  torpilleurs  jettent 
l'ancre  dans  la  rade  de  Salonique.  Le  contre-amiral  Salaiin, 
commandant  les  forces  navales,  monte  aussitôt  à  bord.  11  con- 
duit à  terre  le  Haut  Commissaire  et  les  membres  de  la  mission. 
Le  général  Sarrail  les  reçoit,   accompagné  de   M.  de   Billy, 


8i4  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

ministre  de  France  auprès  du  gouvernement  de  M.  Venizelos. 
Une  première  confe'rence  a  lieu  dans  la  villa  occupée  par  le 
ge'néral  à  l'ancien  consulat  de  Bulgarie. 


LES   DISPOSITIONS    PRISES 

M.  Jonnart  et  le  général  Sarrail  examinent  la  situation,  et 
règlent  les  opérations  militaires  sur  lesquelles  ils  se  trouvent 
en  parfait  accord.  Le  commandant  en  chef  des  armées  d'Orient, 
sur  des  instructions  de  Paris,  avait  déjà  procédé  à  tous  les  pré- 
paratifs en  vue  de  l'action  projetée.  On  décide,  pour  éviter 
toute  possibilité  de  résistance,  pour  garder  à  l'opération  son 
caractère  pacifique,  d'exécuter  en  même  temps  : 

1°  L'occupation  de  la  Thessalie; 

2°  La  saisie  de  l'isthme  de  Corinthe; 

3"  Le  débarquement  dans  la  région  d'Athènes. 

Il  est  à  prévoir  que  ces  trois  actions  simultanées,  rapide- 
ment conduites,  mettront  Constantin  hors  d'état  de  tenter  quoi 
que  ce  soit. 

Les  résolutions  définitives  sont  arrêtées  en  conséquence  : 
l'ultimatum  sera  remis  à  Constantin  le  40  au  soir;  l'entrée  en 
Thessalie  aura  lieu  dans  la  nuit  du  10  au  11;  l'occupation  de 
l'isthme  de  Corinthe,  le  débarquement  en  Attique  s'opéreront 
au  même  moment,  et  l'état-major  français  va  régler  dès  main- 
tenant le  départ  des  troupes  expéditionnaires  pour  qu'elles 
soient  rendues  sur  place  et  prêtes  à  agir  à  la  date  fixée.  Ce 
n'est  pas  une  tâche  facile  d'embarquer  toutes  ces  troupes  dans' 
un  aussi  court  délai;  mais, grâce  à  l'activité  intelligente  de  tous 
les  services,  état-major,  marine,  intendance,  etc.,  tout  s'exécute 
dans  les  meilleures  conditions. 

Le  général  et  M™^  Sarrail  reçoivent  la  mission  à  déjeuner. 
M.  Jonnart  se  rend,  aussitôt  après,  chez  M.  Venizelos,  et  il  a 
avec  lui  un  très  long  entretien,  qui  devait  d'ailleurs  se  pour- 
suivre le  jour  suivant. 

Rencontre  émouvante.  Les  deux  hommes  d'Etat  se  sont 
connus  et  appréciés  en  1913,  quand  M.  Jonnart  vint  en  Grèce 
pour  les  obsèques  du  roi  Georges;  ils  éprouvent  l'un  pour 
l'autre  une  sympathie  des  plus  vives;  ils  ont  l'un  dans  l'autre 
une  confiance  absolue.  Ce  qui  fait  l'originalité,  la  force,  et  l'on 
peut  dire  le  génie  de  M.  Venizelo-s,  c'est  la  réunion  de  qualités 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRÈCE.  815 

qui  paraissent  contradictoires.  Il  a  la  foi  impétueuse,  le  superbe 
élan,  et  c'est  en  même  temps  la  tête  la  plus  froide,  l'esprit  le 
plus  prudent  et  le  plus  réfléchi.  Quand  il  harangue  la  foule,  qui 
boit  littéralement  ses  paroles,  on  croirait  entendre  un  apôtre  :  le 
discours  achevé,  le  fin  politique,  l'homme  de  cabinet,  attentif  et 
laborieux,  reparaît.  De  toute  sa  personne  se  dégage  une  impres- 
sion de  loyauté,  d'honnêteté  et  de  franchise.  De  là  vient  l'in- 
fluence énorme  qu'il  exerce  sur  tous  ceux  qui  l'approchent  :  il 
est  l'objet  d'un  véritable  culte. 

M.  Venizelos  trouve  excellentes  les  dispositions  prises  par 
le  Haut  Commissaire,  d'accord  avec  le  général  Sarrail.  Il  est 
convaincu  que  les  opérations  projetées  rendront  impossible 
tout  essai  de  résistance.  Venant  d'un  homme  qui  connaît  mieux 
que  personne  la  GrècC;,  cette  opinion  a  une  importance  capi- 
tale. Il  affirme  encore  à  M.  Jonnart  que  nos  troupes  seront 
reçues  en  Thessalie  comme  des  libératrices,  et  que,  dès  leur 
arrivée,  les  populations  elles-mêmes  chasseront  les  agens  du 
roi  Constantin, 

La  France  et  la  Grande-Bretagne,  en  exigeant  l'abdication 
de  Constantin,  sont  résolues  à  écarter  du  trône  le  Diadoque,  dont 
les  sentimens  germanophiles  sont  bien  connus  et  qui,  au  l^""  dé- 
cembre dernier  notamment,  a  tenu  sur  l'Entente  des  propos 
odieux.  C'est  le  second  fils  du  Roi,  le  prince  Alexandre,  qui  sera 
appelé  à  lui  succéder.  M.  Venizelos  se  prononce  en  faveur  de 
ce  prince.  Pour  ce  qui  est  de  lui-même,  il  estime  qu'une  fois  le 
changement  de  règne  effectué,  il  devra,  avant  de  revenir  à 
Athènes  et  de  reprendre  le  pouvoir,  laisser  aux  esprits  le 
temps  de  s'apaiser.  Un  ministère  de  transition  sera  nécessaire  : 
M.  Zaïmis  paraît  le  plus  qualifié  pour  en  être  le  chef.  Cette 
période  d'attente  devra  se  prolonger  peut-être  plusieurs  mois... 
Le  gouvernement  français  était,  à  cet  égard,  exactement  du 
même  avis  :  M.  Ribot  et  M.  Jonnart  avaient  reconnu  la  nécessité 
de  ne  pas  trop  presser  le  retour  de  M.  Venizelos,  et  d'attendre 
que  les  passions  se  fussent  calmées.  L'accord, l'identité  de  vues 
sont  donc  complets.  Voilà  qui  est  d'un  excellent  augure  pour 
le  succès  de  l'opération. 

La  journée  du  8  fut  employée  à  mettre  au  point  tous  les 
détails  de  l'entreprise.  L'intendant  général  Mettas  et  le  sous- 
lieutenant  Bonnier  règlent,  au  point  de  vue  financier,  l'achat 
des  récoltes  thessaliennes.  Nouveau  déjeuner  chez  le  général 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

commandant  l'armée  d'Orient,  avec  l'amiral  Salaiin  et  le  général 
Regnault,  qui  prend  le  commandement  des  divisions  désignées 
pour  débarquer  à  Gorinthe  et  au  Pirée.  Dans  l'après-midi, 
M,  Venizelos  rend  visite  au  Haut  Commissaire.  On  dine  chez 
M.  de  Billy  avec  M™*  Argyropoulo,  u  l'Égérie  du  parti  venize- 
liste,  »  comme  l'appelle  M.  Robert  David.  C'est  dans  son  salon 
h  Salonique  que  fut  constitué,  en  octobre  1916,  le  gouverne- 
ment provisoire  de  M.  Venizelos.  Après  le  dîner,  M.  Venizelos 
et  deux  de  ses  ministres,  dont  M,  Repoulis,  viennent  saluer 
M.  Jonnart. 

Le  9  juin,  à  huit  heures  du  matin,  M.  Jonnart  quitte  Salo- 
nique à  bord  du  Mangini.  Le  général  Regnault  l'accompagne; 
deux  de  ses  officiers  s'embarquent  sur  le  Protée.  Il  fait  un  très 
beau  temps,  et  la  traversée  est  magnifique.  Près  du  canal  de 
Skopélos,  on  rencontre  nos  premiers  transports  chargés  de 
troupes  à  destination  du  Pirée  :  ils  font  route,  survolés  par  un 
dirigeable  qui  surveille  les  sous-marins.  On  arrive  à  neuf  heures 
du  soir  en  rade  de  Keratsini  (Salamine),  où  M.  Jonnart  prend 
congé  du  très  aimable  commandant  du  torpilleur,  M.  Magnier, 
de  ses  officiers  et  de  l'équipage.  La  mission  s'installe  à  bord  du 
cuirassé  La  Justice. 

A  Salonique,  M.  Jonnart  avait  eu  surtout  affaire  aux  mili- 
taires. Tout  le  côté  matériel  de  l'opération  avait  été  réglé  et 
bien  réglé.  Le  mécanisme  était  monté,  l'organisation  était 
prête  qui,  ligotant  les  forces  de  Constantin,  rendrait  vaine  toute 
tentative  de  résistance.  L'affaire  à  cet  égard  semblait  donc  en 
très  bonne  voie.  Mais,  dès  l'arrivée  dans  les  eaux  d'Athènes, 
voici  que  surgissent  à  nouveau  les  complications  diplomatiques. 
Les  ministres  des  Puissances  alliées  attendaient  M.  Jonnart 
à  son  bord  :  ils  miinifeslent  une  vive  émotion  à  la  pensée 
qu'on  va  agir  si  vite,  ils  craignent  pour  la  sécurité  des  Légatious 
et  de  leurs  nationaux.  Cette  inquiétude  a  trouvé  un  écho  jusque 
dans  les  capitales  de  l'Entente.  L'émotion  qu'elle  y  provoque 
se  manifeste  déjà  par  des  télégrammes  qui  parviennent  à 
M.  Jonnart.  Au  dernier  moment,  alors  qu'il  est  sur  le  point  de 
remettre  son  ultimatum  au  Roi,  le  Haut  Commissaire  va-t-il 
être  contrarié,  paralysé? 

Cet  ultimatum,  d'après  un  plan  soigneusement  étudié  et 
mûri,  doit  être  appuyé  d'une  double  action  militaire  :  occupa- 
tion   de   l'isthme  de  Corinthe,  débarquement  au   Pirée.   Mais 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRECE.  817 

voici  que  des  protestations  s'élèvent  contre  cette  modification 
aux  mesures  envisage'es  à  Londres,  où  l'on  avait  conçu  cette 
action  comme  devant  être  subordonnée  à  une  menace  effective 
des  troupes  royales.  De  nouveau  des  craintes  se  font  jour  : 
la  guerre  civile  ne  va-t-elle  pas  éclater  en  Grèce?  Les  Venize- 
Iljtes,  les  sujets  des  Puissances  alliées  ne  seront-ils  pas  massa- 
crés dans  la  capitale  ?  Peut-être  vaudrait-il  mieux,  pour  éviter 
tous  ces  risques,  atténuer  un  peu  la  rigueur  des  premières  déci- 
sions, et,  au  lieu  d'exiger  l'abdication  du  Roi,  se  contenter  de 
son  éloignement  pour  la  durée  de  la  guerre? 

l'abdication  du  roi 

L'instant  est  décisif.  Si  M.  Jonnart  faiblit,  s'il  écoute  ces 
plaintes,  s'il  cède  tant  soit  peu  à  ces  suggestions,  le  succès  de 
l'opération  est  compromis.  Toute  hésitation  permettra  à  Cons- 
tantin de  gagner  un  temps  précieux,  d'amuser  le  tapis  par  des 
négociations  où  il  est  passé  maître,  de  s'en  tirer  par  des  enga- 
gemens  et  des  promesses  qui  auront  le  sort  des  promesses  anté- 
rieures. L'Entente  n'aura  à  enregistrer  en  Grèce  qu'un  échec, 
qu'une  reculade  de  plus. 

Cette  fois,  l'échec  sera  particulièrement  grave,  parce  qu'il 
sera  public,  patent,  connu  de  tous.  Nul  ne  pourra  ignorer  que 
toutes  les  dispositions  avaient  été  prises,  que  les  troupes  avaient 
été  embarquées  et  qu'au  dernier  moment,  par  manque  d'accord 
entre  les  Alliés  ou  par  crainte  des  conséquences,  on  a  pure- 
ment et  simplement  reculé. 

Heureusement,  M.  Jonnart  est  inébranlable.  On  l'a  chargé 
d'obtenir  l'abdication  de  Constantin  :  il  est  résolu  à  remplir 
cette  mission  coûte  que  coûte.  L'opération  a  été  préparée  :  elle 
s'exécutera  à'ia  date  fixée.  Des  retards,  des  délais  ne  serviraient 
qu'à  tout  gâter.  Seulement,  pour  prouver  à  quel  point  il  est 
respectueux  des  décisions  prises  à  Londres,  pour  établir  qu'il  ne 
les  modifie  que  dans  la  mesure  strictement  indispensable,  il  se 
résout,  après  réflexion,  à  suspendre  de  vingt-quatre  heures 
l'une  des  deux  actions  projetées,  à  savoir  :  le  débarquement  de 
nos  troupes  au  Pirée.  L'autre,  l'occupation  de  l'isthme  de 
Corinthe,  est  absolument  nécessaire,  car  elle  prive  Constantin 
du  secours  de  son  armée.  M.  Jonnart  donne  ainsi  le  meilleur 
gage  de  ses  dispositions  conciliantes.  Il  fera  tout  ce  qui  dé- 

TOME    XLII.    1917.  52 


8J8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pend  de   lui  pour  garder  à  l'opération  son  caractère  pacifique^ 

L'amiral  de  Gueydon,  le  général  Regnault,  le  général  Bra- 
quet ont  été  convoqués  à  son  bord.  Les  transports  amenant  nos- 
troupes  doivent  arriver  le  soir  même.  Par  suite  de  la  grande 
chaleur,  il  y  a  de  gros  inconvéniens  à  ne  pas  faire  débarquer 
aussitôt  les  hommes  et  surtout  les  chevaux.  M.  Jonnart  décide 
de  passer  outre  :  il  fait  accepter  par  les  généraux  un  délai  de 
vingt-quatre  heures,  il  y  a  des  cas  où  les  nécessités  militaires 
doivent  s'accommoder  dans  une  certaine  mesure  des  exigences 
diplomatiques. 

Entre  temps,  M.  Robert  David  s'est  rendu  à  Athènes  où  il  a 
un  entretien  avec  M.  Zaïmis.  Le  président  du  Conseil  accepte 
de  venir  voir  M.  Jonnart  le  soir  même.  Afin  de  lui  épargner  un 
assez  long  trajet  en  canot,  on  décide  que  l'entrevue  aura  lieu» 
non  point  dans  la  rade  de  Salamine,  mais  dans  le  port  du 
Pirée,  à  bord  du  croiseur  français  Le  Bniix,  qui  y  est  ancrée 

La  baie  de  Salamine,  où  se  livra  la  fameuse  bataille,  est 
située  entre  l'ile  du  même  nom  et  la  côte  d'Attique.  Toute 
l'escadre  française  s'y  trouve.  C'est  un  magnifique  paysage  de 
beauté  et  de  lumière.  D'un  côté,  la  baie  d'Eleusis  avec  le  petit 
village  d'Eleusis  dans  le  fond  ;  en  face,  les  hauteurs  du  mont 
Aegaléos;  de  l'autre  côté,  la  rade  et  le  port  du  Pirée. 

A  l'heure  fixée,  M.  Jonnart  quitte  le  cuirassé  La  Justice,  et 
se  rend  abord  du  Bruix  pour  rencontrer  M.  Zaïmis.  Cette  entre- 
vue est  d'une  extrême  importance.  Il  est  essentiel,  pour  le 
succès  de  l'opération,  que  M.  Zaïmis  conserve  le  pouvoir.  Il  est 
l'homme  de  transition,  de  conciliation  rêvé.  Au  cas  où  Cons- 
tantin songerait  à  résister,  à  provoquer  un  conflit,  M.  Zaïmis 
peut  l'en  dissuader,  lui  démontrer  l'inutilité  de  toute  résistancea 
Constantin  écarté,  il  s'agit  de  préparer  le  retour  de  M.  Venizelos» 
de  faire  le  pont.  Ici  encore,  M.  Zaïmis  est  à  même  de  rendre 
les  plus  grands  services.  Si,  par  crainte  des  responsabilités,  il 
quittait  maintenant  le  pouvoir,  Constantin  ne  manquerait  pas 
de  le  remplacer  par  un  ministère  hostile  à  l'Entente.  Avec 
ce  ministère,  ainsi  qu'avec  le  monarque,  les  seuls  rapports 
possibles,  au  point  où  en  sont  les  choses,  ce  seraient  des  coups 
de  canon,  ce  qu'il  faut  éviter  par-dessus  tout. 

M.  Jonnart,  qui  s'en  rend  bien  compte,  décide  de  faire  tout 
son  possible  pour  maintenir  M.  Zaïmis  au  pouvoir,  pour  gagner 
sa  confiance,  pour  lui  représenter  la  grandeur  et  l'utilité  de 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRÈCEa  819 

l'œuvre  de  restauration  nationale  qu'il  peut  maintenant  accom- 
plir. Afin  de  ne  pas  reffaroucher  de  prime  abord,  il  a  pris  la 
résolution  de  proce'der  avec  lui  par  étapes.  Il  ne  lui  remettra, 
au  cours  de  la  première  entrevue,  que  les  deux  notes  relatives 
au  contrôle  des  récoltes  en  Thessalie  et  au  renforcement  de  nos 
postes  dans  l'islhme  de  Gorinthe  :  la  note  exigeant  l'abdication 
du  Roi  ne  lui  sera  remise  que  le  lendemain.  En  attendant,  il 
lui  expose  les  desseins  et  les  désirs  des  Puissances  protectrices. 
«  Elles  ne  cherchent,  lui  dit-il,  qu'à  reconstituer  l'unité  de  la 
Grèce,  qu'à  accroître  sa  prospérité  et  sa  grandeur.  Si  la  crise 
actuelle  peut  se  dénouer  pacifiquement,  le  blocus  sera  immé- 
diatement levé  ;  la  liberté,  les  biens  de  tous  les  Grecs,  sans 
distinction  de  parti,  seront  sauvegardés.  »  L'entretien  reste 
très  cordial.  M.  Zaïmis  ne  fait  aucune  objection  au  contenu  des 
notes  :  il  semble  même  un  peu  étonné  qu'on  ne  lui  demande 
pas  davantage.  M.  Jonnart  l'informe  qu'il  attend  cette  nuit  de 
nouvelles  instructions.  Rendez-vous  est  pris  pour  le  lendemain 
matin  à  neuf  heures  et  demie,  à  bord  du  Bruix. 

Une  grave  question  se  pose  maintenant  :  faut-il,  en  prévi- 
sion des  troubles  ou  des  massacres  qui  pourraient  se  produire, 
évacuer  d'Athènes  les  sujets  des  Puissances  alliées  ?  L'affaire 
est  discutée  en  présence  du  ministre  d'Angleterre,  de  M.  de 
Castillon,  à  qui  M.  Guillemin,  notre  ministre,  sur  des  instruc- 
tions de  Paris,  vient  de  remettre  les  services  de  la  Légation.^ 
L'évacuation  présente  beaucoup  d'inconvéniens.  Tout  de  suite, 
le  débat  est  tranché  par  l'attitude  énergique  de  notre  chargé 
d'affaires  déclarant  qu'il  n'évacuera  pas  ses  nationaux. 

Dans  Athènes  où  tout  se  sait,  oii  tout  se  colporte  aussitôt, 
l'arrivée  soudaine  de  M.  Jonnart  n'a  pas,  comme  bien  on  pense, 
passé  inaperçue,  On  ne  l'attendait  pas  aussi  tôt;  on  pensait 
qu'il  resterait  beaucoup  plus  longtemps  à  Salonique.  La  pré- 
sence de  ces  cuirassés,  de  ces  croiseurs  dans  la  rade  de  Sala- 
mine,  l'apparition  des  transports  militaires  qui  déjà  se  montrent 
au  Pirée,  à  Phalère,  les  allées  et  venues  du  président  du  Conseil, 
tout  cela  est  gros  de  signification  et  fait  présager  l'imminence 
des  plus  graves  événemensj 

Ge  soir  du  10  juin,  à  la  nuit  tombante,  il  y  eut,  à  ce  que  m'ont 
raconté  plusieurs  témoins,  une  assez  vive  effervescence  dans  les 
rues  et  sur  les  places  d'Athènes.  Dans  certaines  églises,  le 
iocsin  sonne  appelant  les  épistrates  (réservistes)  aux  armes.  Des 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

groupes  se  forment  ;  quelques  meneurs  royalistes  essayent  de 
haranguer  la  foule  ;  mais  rien  de  sérieux  ne  se  produit.  Un 
communiqué  officiel  de  M.  Zaïmis  contribue  beaucoup  à  calmer 
les  esprits.  Le  Haut  Commissaire,  debout  toute  la  nuit,  se  fait 
rendre  compte,  heure  par  heure,  de  la  situation,  prêt  à  parer  à 
toutes  les  éventualités. 

Le  lendemain,  lundi  10  juin,  est  la  grande  journée,  la 
journée  historique.  M.Jonnart,en  ce  qui  concerne  notre  action 
militaire,  a  reçu  dès  le  matin  d'excellentes  nouvelles.  La  pro- 
gression de  nos  troupes  se  poursuit  en  Thessalie  sans  le  moindre 
incident.  Le  colonel  Boblet,  chargé  d'occuper  l'isthme  de  Co- 
rinthe,  a  procédé  sans  coup  férir  à  cette  occupation.  Nos  soldats 
ont  débarqué;  ils  se  sont  installés  dans  l'isthme  sans  rencontrer 
aucune  résistance  de  la  part  des  Grecs  (IV^ corps),  qui  avaient 
d'ailleurs  reçu  de  leur  gouvernement  des  ordres  en  conséquence. 

Dans  la  nuit,  de  nouveaux  télégrammes  sont  parvenus  à 
M.  Jonnart.  Le  débarquement  de  nos  troupes  au  Pirée  étant  de 
nature  à  provoquer  un  vif  mécontentement  chez  l'un  de  nos 
plus  puissans  alliés,  on  lui  demande  formellement  d'y  renoncer. 
Si  les  circonstances  l'exigent  impérieusement,  le  débarquement 
pourrait  s'opérer  à  Eleusis.  Le  Haut  Commissaire,  avec  l'amiral 
de  Gueydon  et  le  général  Regnault,  se  livre  à  un  examen  mi- 
nutieux de  cette  solution.  Tous  trois  s'accordent  pour  lui  recon- 
naître les  plus  graves  inconvéniens  :  une  baie  peu  profonde 
qui  se  prête  mal  au  débarquement;  insuffisance  du  matériel 
pour  la  mise  à  terre  des  troupes;  région  malsaine  et  sans  eau  ; 
la  distance  d'Eleusis  à  la  capitale  étant  de  vingt  kilomètres,  les 
troupes  seraient  dans  l'impossibilité  d'agir  immédiatement; 
elles  auraient  de  plus  à  franchir  le  défilé  de  Daphné  où  l'état- 
major  hellénique  pourrait,  avec  quelques  mitrailleuses,  retarder 
singulièrement  la  marche  de  nos  troupes...  Ces  raisons  sont 
convaincantes.  Le  projet  est  donc  écarté.  Entre  deux  maux 
M.  Jonnart  choisit  le  moindre  :  il  préfère  maintenir  provisoi- 
rement les  troupes  à  bord  :  ainsi,  on  ne  pourra  pas  l'accuser 
d'avoir  exercé  une  pression  militaire  trop  directe  sur  le  roi 
Constantin. 

A  neuf  heures  et  demie  du  matin,  a  lieu  l'entrevue  avec 
M.  Zaïmis.  Le  Haut  Commissaire  remet  au  Président  du  Conseil 
hellénique  la  note  suivante  exigeant  l'abdication  et  le  départ 
du  Roi  : 


la  mission  de  m.  jonnart  ex\  grèce.  821 

«  Monsieur  le  Président, 

<(  Les  Puissances  protectrices  de  la  Grèce  ont  décidé  de 
reconstituer  l'unité  du  royaume  sans  porter  atteinte  aux  insti- 
tutions monarctiiques  constitutionnelles  qu'elles  ont  garanties 
à  la  Grèce. 

u  Sa  Majesté  le  roi  Constantin,  ayant  manifestement  violé, 
de  sa  propre  initiative,  la  Constitution  dont  la  France,  la 
Grande-Bretagne  et  la  Russie  sont  les  garantes,  j'ai  l'honneur 
de  déclarer  à  Votre  Excellence  que  le  Roi  a  perdu  la  confiance 
des  Puissances  protectrices  et  que  celles-ci  se  considèrent 
comme  dégagées  à  son  égard  des  obligations  résultant  de  leurs 
droits  de  protection. 

«  J'ai,  en  conséquence,  pour  mission,  en  vue  de  rétablir  la 
vérité  constitutionnelle,  de  réclamer  l'abdication  de  Sa  Majesté 
le  roi  Constantin,  qui  désignera  lui-même,  d'accord  avec  les 
Puissances  protectrices,  un  successeur  parmi  ses  héritiers. 

((  Je  suis  dans  l'obligation^de  vous  demander  une  réponse 
dans  un  délai  de  vingt-quatre  heures. 

«  Veuillez  agréer,  Monsieur  le  Président,  l'assurance  de  ma 
haute  considération. 

((  JONNART.    » 

Le  document  officiel  était  suivi  d'un  aide-mémoire  précisant 
certains  points  importans  :  exclusion  du  Diadoque;  promesse 
au  roi  Constantin,  après  son  abdication  et  son  départ  de  la 
Grèce,  d'un  revenu  personnel  viager  d'un  demi-million  de 
francs,  garanti  par  les  Puissances  ;  engagement  formel  de  ne 
tolérer  aucunes  représailles. 

L'émotion  étreint  M.  Zaïmis.  Dans  les  termes  les  plus  cha- 
leureux, les  plus  pressans,  M.  Jonnart  fait  appel  à  son  patrio- 
tisme. 11  lui  montre  la  Grèce  divisée,  amputée  déjà  de 
quelques-unes  de  ses  provinces,  en  état  de  complète  anarchie, 
à  la  veille  d'une  guerre  civile.  «  Les  Puissances  protectrices, 
lui  dit-il,  ne  veulent  pas  renverser  la  dynastie  ni  supprimer 
la  forme  monarchique  du  gouvernement.  Elles  ne  cherchent 
qu'à  assurer  l'unité  de  la  Grèce,  sa  grandeur  et  son  indé- 
pendance. »  Le  Haut  Commissaire,  exécuteur  de  la  décision 
des  grandes  Puissances,  fera  ce  qui  dépend  de  lui  pour  que  le 
changement  de  règne  s'accomplisse  dans  les  conditions  les 
plus  pacifiques.  Mais  la  volonté  des  Puissances  est  absolument 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

formelle.  Elle  ne  souffrira  aucune  échappatoire,  aucun  délai  : 
tout  essai  de  résistance  sera  impitoyablement  brisé.  D'ailleurs 
la  résistance  est  inutile  :  une  puissante  escadre  est  là  dont  les 
canons  sont  braqués  sur  la  capitale.  Des  troupes  françaises, 
excellentes  et  nombreuses,  se  trouvent  dans  le  port  du  Pirée  et 
au  Phalère,  prêtes  à  débarquer  au  premier  signal  et  à  marcher 
sur  Athènes. 

u  Dans  cette  guerre,  ajoute  M.  Jonnart,  où  l'Allemagne  a 
accumulé  les  férocités  et  les  crimes,  où  elle  a  dévasté  nos  pro- 
vinces, réduit  les  populations  en  esclavage,  violé  les  lois  divines 
et  humaines,  nous  nous  défendons  ;  nous  défendrons,  sans 
jamais  nous  laisser  abattre,  les  intérêts  essentiels  et  l'existence 
de  notre  patrie.  Mon  département  d'origine,  le  Pas-de-Calais, 
est  en  partie  dévasté  par  les  barbares.  Arras,  oii  je  me  trou- 
vais il  y  a  quelques  jours,  est  en  ruines.  S'il  faut  que  demain 
je  fasse  subir  à  Athènes  le  même  sort,  la  mort  dans  l'âme,  je 
le  ferai,  je  vous  l'affirme.  Les  troupes  que  j'ai  amenées  de 
Salonique  doivent  retourner  au  plus  tôt  sur  le  front  macédo- 
nien. Je  suis  pressé.  » 

C'est  sur  ces  déclarations  très  nettes  que  l'entretien  prend 
fin.  Un  délai  de  vingt-quatre  heures  est  accordé  au  Roi  pour 
faire  connaître  sa  réponse.  Ce  délai  expire  le  lendemain,  à  midi. 

M.  Zaïmis  rentre  en  toute  hâte  à  Athènes,  tandis  que 
M.  Jonnart  regagne  l'escadre  à  Salamine.  Sur  les  cuirassés  et 
les  croiseurs,  le  branle-bas  de  combat  est  ordonné;  toutes  les 
vitres  et  les  glaces  sont  enlevées.  Nos  marins  procèdent  allè- 
grement à  ces  préparatifs. 

Cependant  M.  Zaïmis  s'est  rendu  auprès  du  Roi  et  lui  a 
remis  l'ultimatum.  Le  Conseil  de  la  Couronne  est  immédiate- 
ment convoqué.  Il  se  réunit  à  midi  au  palais.  Tous  les  anciens 
présidens  du  Conseil  y  prennent  part  :  MM.  Rhallys,  Dragou- 
mis,  Skouloudis,  Gounaris,  Lambros,  Callogeropoulos,  ainsi 
fl[ue  MM,  Dimitracopoulos  et  Stratos,  chefs  de  partis.  Le  secret 
a  été  gardé  sur  cette  dramatique  séance;  on  peut  cependant, 
d'après  les  journaux  locaux,  d'après  quelques  récits  qui  ont 
filtré,  avoir  une  idée  de  ce  qui  s'y  passa. 

Un  examen  rapide  de  [la  situation  militaire  fait  apparaître 
tout  d'abord  l'inanité  de  toute  résistance.  La  capitale  est 
sous  les  canons  de  l'escadre,  sous  la  menace  d'un  débarque- 
ment; l'isthme  de  Corinthe  est  déjà  occupé  cependant  que  les 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRÈGE.  823 

troupes  françaises  s'avancent  en  Thessalie.  Donc  impossibilité 
absolue  de  résister  aux  Alliés.  Sur  ce  point,  l'avis  est  una- 
nime... Le  Roi  fait  alors  connaître  son  intention  d'abdiquer. 
Certains  voudraient  qu'il  se  laissât  faire  violence,  qu'il  ne  cédât 
que  contraint  et  forcé...  Cette  opinion  est  rejetée.  Constantin 
décide  d'abdiquer  immédiatement  pour  éviter  un  coup  de 
force  et  les  représailles  qui  pourraient  en  résulter. 

Le  soir  même,  M.  Zaïmis  fait  savoir  à  M.  Jonnart  que 
l'ultimatum  est  accepté  sans  aucunes  réserves.  Le  lendemain 
matin,  il  remet  au  Haut  Commissaire  la  réponse  officielle  du 
gouvernement   grec  : 

Athènes,  le  11  juin  1917. 
«  Monsieur  le  Haut  Commissaire, 

«  La  France,  la  Grande-Bretagne  et  la  Russie  ayant  ré- 
clamé par  votre  note  d'aujourd'hui  l'abdication  de  S.  M.  le  roi 
Constantin  et  la  désignation  de  son  successeur,  le  soussigné, 
président  du  Conseil  des  ministres,  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, a  l'honneur  de  porter  à  la  connaissance  de  Votre  Excel- 
lence que  S.  M.  le  Roi,  soucieux  comme  toujours  du  seul 
intérêt  de  la  Grèce,  a  décidé  de  quitter  avec  le  Prince  royal  le 
pays  et  désigne  pour  son  successeur  le  prince  Alexandre. 

«  Veuillez  agréer.  Monsieur  le  Haut  Commissaire,  les  assu- 
rances de  ma  haute  considération. 

«  Zaïmis.  » 

le  départ 

Constantin  avait  cédé,  —  faute  de  pouvoir  faire  autrement. 
Le  but  principal  était  d'ores  et  déjà  atteint.  Mais  il  s'en  fallait 
que  tout  fût  terminé.  Le  Roi,  s'il  avait  abdiqué,  n'était  pas  partis 
Une  vive  effervescence  se  produisait  dans  la  capitale;  des 
bandes  de  manifestans  massés  devant  le  Palais  prétendaient 
s'opposer  au  départ  du  souverain. 

Il  fallait  couper  court  à  ces  manifestations,  assurer  dans  le 
plus  bref  délai  l'embarquement  du  Roi,  préparer  le  retour  de 
M.  Venizelos, rétablir  entre  le  peuple  hellénique  et  l'Entente  des 
relations  cordiales  et  confiantes  de  manière  à  parfaire  sans 
incident,  sans  effusion  de  sang,  ce  qui  avait  été  si  bien  com- 
mencé. C'est  à  quoi  M.  Jonnart  allait  activement  s'employer,; 


824  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  12  juin,  à  neuf  heures  du  matin,  M.  Zaïmis,  président 
du  Conseil,  remettait  à  M.  Jonnart,  Haut  Commissaire  des 
Puissances  protectrices,  la  réponse  officielle  du  gouvernement 
grec,  acceptant  dans  le  délai  de  vingt-quatre  heures  prévu 
toutes  les  demandes  des  Alliés.  M.  Jonnart  profite  aussitôt  des 
dispositions  conciliantes  de  M.  Zaïmis  pour  régler  avec  lui  la 
délicate  question  du  débarquement  de  nos  troupes  au  Pirée. 
L'abdication  de  Constantin  est  dès  maintenant  chose  acquise  ; 
on  ne  saurait  prétendre  qu'elle  a  été  obtenue  par  une  pression 
militaire  trop  directe  :  les  objections  formulées  contre  le 
débarquement  se  trouvent,  par  cela  même,  supprimées.  Le  Haut 
Commissaire  informe  M.  Zaïmis  de  la  nécessité  absolue  où  nous 
sommes  de  mettre  à  terre  nos  soldats,  retenus  depuis  deux 
jours  déjà  à  bord  des  transports.  H  exprime  le  désir  que  ce 
débarquement  s'opère  en  complet  accord  avec  le  gouvernement 
grec.  Afin  de  bien  établir  cet  accord  aux  yeux  de  tous,  il 
demande  qu'un  officier  de  l'état-major  grec  soit  placé  à  la 
disposition  du  commandement  français. 

M.  Jonnart  remet  une  note  en  ce  sens  à  M.  Zaïmis  :  la  voici, 
telle  qu'elle  fut  publiée  le  soir  même  dans  les  journaux  locaux  : 

«  Vous  avez  bien  voulu,  dit  cette  note,  prendre  en  considé- 
ration les  raisons  qui  ne  me  permettent  pas  de  retenir  plus 
longtemps,  sur  les  navires  qui  les  ont  amenées,  les  troupes  que 
mon  gouvernement  a  mises  à  ma  disposition. 

a  Je  suis  en  effet  dans  l'obligation  de  les  faire  débarquer* 

«  Un  examen  attentif  de  la  question  m'a  conduit  à  écarter 
tout  projet  de  débarquement,  oit  dans  la  baie  d'Eleusis,  soit  à 
Salamine. 

«  C'est  au  Pirée  que  cette  opération  pourra  être  réalisée  de 
la  manière  la  plus  pratique. 

((  J'ajoute  que  nos  troupes  y  trouveront  les  conditions 
d'installation  les  plus  favorables,  jusqu'au  jour  prochain  où 
elles  pourront  regagner  le  front  macédonien  pour  y  continuer 
vaillamment  la  lutte  contre  les  ennemis  héréditaires  de  la 
Grèce  :  les  Bulgares  et  les  Turcs. 

«  Aujourd'hui,  après  les  communications  que  vous  avez  bien 
voulu  me  faire,  nos  soldats  seront  heureux  de  fraterniser  avec 
les  populations  helléniques* 

«  Quand  ils  rallieront  leur  poste  de  combat,  fiers  d'avoir 
pacifiquement  coopéré  à  l'unité  de  la  Grèce,  ils  emporteront. 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRECE,  825 

j'en  suis  sur,  de  leur  court  séjour  sur  le  sol  glorieux  de 
l'Attique,  un  souvenir  attendri  et  reconnaissant.  » 

Le  débarquement  commence  aussitôt  :  il  s'opère  dans  les 
conditions  les  meilleures. 

Vers  midi,  le  lieutenant-colonel  Antoniadis,  de  l'état-major 
hellénique,  accompagné  d'un  officier  du  contrôle  allié,  s'était 
rendu  au  Pirée  pour  préparer  les  cantonnemens.  Vers  deux 
heures,  une  brigade  française  (40^  et  ^8"  régimens  d'infanterie) 
débarque  près  du  pavillon  royal  sur  le  quai  de  Miaoulis.  La 
garde  grecque,  qui  se  trouvait  au  Pirée,  rentre  aussitôt  à 
Athènes.  L'orphelinat  et  le  théâtre  municipal  sont  occupés  par 
nos  troupes,  ainsi  que  l'Hôtel  de  Ville,  où  s'installent  les  états- 
majors.  Une  compagnie  prend  son  cantonnement  à  la  place 
Thémistocle.  Le  débarquement  des  autres  unités  continue  :  le 
4®  régiment  russe,  un  groupe  d'artillerie  français.  Ces  troupes 
s'établissent  en  arc  de  cercle  autour  de  la  ville.  Quinze  cents 
hommes  environ  s'avancent  jusqu'aux  prisons  de  Syngros  et 
aux  casernes  de  Rouf  sur  la  route  d'Athènes.  Une  seconde 
colonne,  forte  de  huit  cents  hommes  environ,  prend  le  boule- 
vard Syngros  et  s'arrête  à  l'église  du  Sauveur. 

Nos  soldats  reçoivent  partout  le  meilleur  accueil.  Partout 
la  foule  se  presse  pour  les  voir  défiler,  u  Ces  hommes  à  l'aspect 
énergique,  au  visage  bronzé,  ont  tous  une  superbe  allure, 
écrit  un  journal  d'Athènes.  Certains  d'entre  eux  portent  accro- 
chés à  leurs  sacs  des  casques  à  pointe  allemands,  glorieusement 
conquis  dans  les  batailles.  Nul  doute  que  le  camp  français  du 
Pirée  ne  devienne  rapidement  la  promenade  favorite  des 
Athéniens!  » 

Cette  épineuse  question,  qui  préoccupait  beaucoup  M.  Jon- 
nart,  se  trouve  donc  réglée.  Il  s'agit  maintenant  d'assurer  dans 
le  plus  bref  délai  le  départ  de  Constantin. 

C'est  le  11,  vers  cinq  heures  après-midi,  que  la  nouvelle  de 
l'abdication  du  Roi  commence  à  se  répandre  dans  la  capitale. 
Beaucoup  de  boutiques  ferment  aussitôt;  des  rassemblemens 
se  forment;  à  tous  les  carrefours,  la  nouvelle  est  commentée, 
discutée;  une  foule  nombreuse  se  rassemble  devant  le  palais 
royal.  Dans  la  soirée,  pendant  la  nuit,  plusieurs  délégations 
sont  reçues  par  Constantin  au  palais  royal.  Une  réunion  se  tient 
au  Cercle  militaire  et  ne  prend  fin  que  vers  deux  heures  du 
matin.  Les  esprits  y  sont  très  échauffés,  affirment  les  journaux 


826  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

locaux  (le  Progrès  cV Athènes,  13  juin).  Après  une  longue  discus- 
sion entre  civils  et  militaires,  on  décide  que  la  population  de  la 
capitale  sera  convoquée  au  son  des  cloches,  afin  d'empêcher  par 
tous  les  moyens  le  départ  du  Roi. 

Le  lendemain  matin,  la  foule  n'a  fait  qu'augmenter.  Une 
proclamation  du  Roi  annonçant  son  abdication  et  son  départ 
est  affichée  dans  les  principales  rues.  On  se  presse  pour  la  lire. 
La  grande  place  de  la  Constitution,  devant  le  palais  royal,  est 
grouillante  de  monde;  les  épistrates  y  dominent;  on  parle,  on 
crie,  on  gesticule.  Les  esprits  se  montent,  les  manifestans  s'ex- 
citent :  les  voitures  qui  emmèneront  le  Roi  devant  nécessaire- 
ment passer  par  cette  place,  on  décide  de  les  arrêter. 

Vers  onze  heures  du  matin,  arrive  le  Métropolite,  qui  se 
rend  au  palais  pour  la  prestation  de  serment  du  prince 
Alexandre.  La  foule  se  porte  instinctivement  vers  lui  et  l'em- 
pêche de  passer;  même,  on  brise  les  vitres  de  sa  voiture.  Le 
Métropolite  est  obligé  de  rebrousser  chemin,  de  faire  un  long 
détour  et  d'entrer  au  palais  par  une  porte  de  service.  M.  Stratos, 
qui  avait  assisté  la  veille  au  Conseil  de  la  Couronne,  est  aperçu 
par  des  manifestans  :  il  est  aussitôt  entouré,  injurié  et  quelque 
peu  houspillé.  On  lui  reproche  violemment  de  s'être  déclaré  la 
veille  pour  le  départ  du  Roi.  Il  essaie  de  prononcer  un  discours 
pour  se  défendre,  mais  on  ne  le  laisse  pas  parler. 

Sans  prendre  au  tragique  ces  manifestations,  il  importe 
cependant  d'en  tenir  compte,  et  surtout  de  ne  pas  les  laisser 
grossir  sous  peine  de  fâcheux  incidens.Le  roi  Constantin,  la  reine 
Sophie,  n'avaient  rien  épargné  pour  se  rendre  populaires  dans 
la  capitale.  Faveurs  de  toutes  sortes,  distributions  en  argent 
et  en  nature,  au  moment  le  plus  critique  du  blocus,  sans  parler 
des  dizaines  de  millions  dépensés  trente  mois  durant  par  la  pro- 
pagande allemande,  avaient  servi  à  constituer  une  nombreuse 
clientèle  de  royalistes  dévoués.  Il  y  a  là,  tout  préparé,  le  noyau 
d'un  soulèvement. 

M.  Jonnart  s'est,  dès  la  veille  au  soir,  transporté  de  Keratsini 
au  Pirée  sur  Le  Bruix  pour  être  tenu,  heure  par  heure,  au 
courant  de  tout.  Il  décide  d'agir  sans  retard.  Dès  le  matin,  il 
envoie  M.  Robert  David  auprès  de  M.  Zaïmis  pour  lui  demander 
de  presser  le  plus  possible  le  départ  du  Roi  et  de  faire  dégager 
par  la  police  les  abords  du  palais.  Vers  deux  heures  et  demie, 
deuxième  visite  de  M.  Robert  David,  qui  a  l'ordre  de  tenir  un 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GREGE.:  827 

langage  énergique.  Il  insiste  à  nouveau  pour  que  la  foule  soit 
écartée.  Si  la  police  ne  dispose  pas  de  moyens  suffîsans,  le  Haut 
Commissaire  est  prêt  à  envoyer  du  Pirée  quelques  compagnies 
de  mitrailleuses. 

M.  Zaimis  assure  qu'il  fera  tout  le  nécessaire  et  que  le  Roi 
dans  quelques  heures  aura  quitté  le  palais. 

Le  départ  a  lieu  en  effet  vers  cinq  heures.  M.  Helleu,  secré- 
taire à  la  légation  de  France,  en  apporte  la  nouvelle  à 
M.  Jonnart.  La  foule  a  été  avisée  des  résolutions  irréductibles 
du  Haut  Commissaire  :  elle  se  débande  en  partie.  Pour  dépister 
ceux  qui  restent,  on  a  usé  du  stratagème  classique.  Quelques 
voitures  vides,  aux  stores  baissés,  ont  quitté  le  palais  dans  la 
direction  du  Zappeion.  Les  manifestans  se  portent  immédiate- 
ment de  ce  côté.  Pendant  ce  temps,  les  automobiles  royales 
sortent  du  côté  opposé  et  gagnent  le  boulevard  de  l'Université. 
Dans  la  première  se  trouvent  le  roi  Constantin,  la  reine  Sophie, 
le  Diadoque  et  les  princesses  Hélène  et  Irène.  Les  aides  de  camp 
du  Roi,  MM.  Paparigopoulos  et  Lévidis,  suivent  dans  une  autre. 
La  petite  princesse  Catherine  est  avec  sa  gouvernante  dans  une 
automobile  escortée  par  une  voiture  où  se  trouve  un  général 
du  palais. 

Par  la  route  de  Décélie,  la  famille  royale  se  rend  à  Tatoï, 
résidence  d'été  du  Roi,  située  à  soixante  kilomètres  au  Nord,  non 
loin  de  l'endroit  où  s'élevait  la  citadelle  lacédémonienne  de 
Décélie  qui  joua  un  grand  rôle  dans  les  guerres  helléniques. 
Le  Roi  possède  là  deux  villas  entourées  de  beaux  jardins  d'où 
l'on  jouit  d'une  admirable  vue  sur  la  plaine  d'Athènes  et  sur  la 
mer.  Le  navire  anglais,  offert  toutd'abord  par  sir  Francis  Eliott, 
n'est  pas  arrivé.  M.  Jonnart  compte  mettre  deux  contre-torpil- 
leurs français  à  la  disposition  du  Roi,  qui  pourra  s'embarquer 
dans  le  port  voisin  d'Oropos,  sur  le  canal  de  l'Eubée.  Mais 
Constantin  exprime  le  désir  de  partir  sur  un  bateau  grec.  Il 
aurait  dit,  assure-t-on  :  «  J'aime  encore  mieux  souffrir  des 
punaises  que  recourir  à  des  bateaux  français.  »  Qu'à  cela  ne 
tienne  :  la  traversée  s'accomplira  sur  l'ancien  yacht  royal 
Sphactérie,  qui  sera  escorté  par  deux  de  nos  contre-torpilleurs. 

Constantin  avait  fait  savoir  par  l'intermédiaire  de  M.  Zaimis 
qu'il  ne  lui  serait  pas  possible  de  s'embarquer  le  jour  suivant  : 
M.  Jonnart  répond  qu'en  aucun  cas  le  départ  ne  pourra  être 
reculé  au  delà  du  14  juin  à  midi.  Le  Roi  ayant  exprimé  le  désir 


828  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  se  retirer  en  Suisse,  les  Puissances  protectrices  déclarent 
qu'elles  n'y  voient  pas  d'inconvénient. 

Le  capitaine  de  frégate  Glergeau,  notre  attaché  naval  en 
Grèce,  est  chargé  par  le  Haut  Commissaire  d'assister  à  l'embar- 
quement du  Roi  et  de  l'escorter  jusqu'à  son  arrivée  dans  un 
port  italien.  Il  part  pourOropos  avec  les  deux  contre-torpilleurs 
d'escorte,  le  Protée  et  le  Faulx.  Le  lieutenant  de  Cazotte,  de 
notre  mission  navale,  l'accompagne.  Aussitôt  arrivé,  il  se  met 
en  rapport  avec  M.  Theotokis,  maréchal  de  la  Cour,  chambellan 
de  la  Reine,  et  les  colonels  Sotiris  et  Manos,  de  la  maison  du 
Roi.  La  famille  royale  s'embarquera  le  lendemain  14  juin  à 
onze  heures  du  matin. 

Deux  heures  avant,  le  commandant  Clergeau  règle  avec 
l'amiral  Damianos,  commandant  le  yacht  royal,  tous  les  détails 
de  la  traversée.  Il  avait  été  décidé  d'abord  que  le  Roi  ferait 
escale  à  Corfou  et  y  attendrait  d'être  fixé  sur  sa  destination. 
Mais  cet  arrêt  est  supprimé.  Le  roi  se  rendra  directement  dans 
un  port  italien,  et  de  là  il  gagnera  la  Suisse.  Le  port  choisi  est 
Villa  di  San  Giovanni,  en  face  de  Messine.  Sur  la  demande  de 
M.  Zaïmis,  le  gouvernement  allemand,  par  l'intermédiaire  de 
l'ambassade  d'Espagne  à  Paris,  sera  informé  de  la  date  du 
départ  ainsi  que  de  l'itinéraire,  afin  d'éviter  les  attaques  des 
sous-marins. 

A  l'heure  fixée,  la  famille  royale  arrive  à  Oropos.  Une  cen- 
taine de  personnes  de  la  haute  société  d'Athènes  sont  venues 
prendre  congé  du  souverain.  Constantin,  la  reine  Sophie,  le 
Diadoque,  le  prince  Paul  et  les  trois  princesses  Hélène,  Irène 
et  Catherine  prennent  place  sur  la  chaloupe  à  vapeur  qui  les 
conduit  à  bord  du  Spliactérie.  Le  roi  Alexandre,  le  prince 
Christophore  accompagnent  leur  père  jusqu'à  bord.  Le  Spetse, 
un  petit  bateau  grec,  transporte  les  personnes  de  la  suite  et  les 
bagages. 

A  midi  vingt,  les  deux  navires  escortés  des  torpilleurs  lèvent 
l'ancre.  Ils  traversent  pendant  la  nuit  le  canal  de  Corinthe.  Au 
petit  jour,  se  lève  une  brise  assez  forte  qui  fait  rouler  le  yacht 
royal.  A  midi,  l'amiral  grec  informe  par  signaux  le  commandant 
Clergeau  qu'il  va  relâcher  dans  l'île  Oxia.  Un  aide  de  camp 
vient  aussitôt  informer  le  commandant  que  le  Roi,  pour  éviter 
le  roulis,  désire  remonter  la  cote,  passer  entre  Corfou  et  la 
terre    et    gagner    ensuite    le   cap  Santa    Maria  di  Luca,  et    le 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRÈGE.  829 

détroit  de  Messine.  Mais  l'amiral  aurait  besoin  pour  cela  de 
-cinquante  tonnes  de  charbon  et  de  trente  tonnes  d'eau.  Le  Roi 
voudrait  aussi  que  Berlin  fût  avisé  par  télégramme  du  chan- 
gement d'itinéraire. 

Le  commandant  Clergeau  fait  immédiatement  observer  à 
d'aide  de  camp  que  l'amiral  français  commandant  en  chef  notre 
«scadre,  à  supposer  qu'il  dispose  sur  le  moment  d'un  char- 
bonnier, ne  pourrait  pas  l'envoyer  avant  vingt-quatre  heures. 
Si  la  brise,  au  lieu  d'être  locale,  souffle  dans  toute  la  Méditer- 
ranée, on  aura  la  mer  par  le  travers  pour  aller  de  Santa  Maria 
di  Luca  à  Spartivento.  Par  conséquent,  pour  éviter  le  léger 
roulis  qui  incommode  les  princesses,  on  risque  une  mauvaise 
traversée  pendant  ce  dernier  trajet.  Il  est  en  outre  impossible 
de  franchir  la  passe  Nord  de  Gorfou  interdite  à  la  navigation  à 
«cause  des  mines  mouillées  par  les  Allemands.  Enfin,  et  ceci  est 
l'argument  décisif,  les  torpilleurs  français,  pas  plus  d'ailleurs 
que  les  bateaux  grecs,  ne  seraient  en  sécurité,  la  nuit  suivante, 
à  Oxia.  Si  un  sous-marin  ennemi  s'approchait,  il  pourrait  fort 
bien,  faute  de  les  avoir  reconnus,  torpiller  les  navires  royaux. 

De  tels  argumens  étaient  sans  réplique.  Quelques  instans 
après,  l'aide  de  camp  revient  et  déclare  que  le  Roi  se  rend  à 
ces  raisons,  que  le  départ  aura  lieu  vers  huit  heures  du  soir  et 
qu'on  fera  route  directement  vers  le  détroit  de  Messine. 

Le  commandant  Clergeau  ayant  demandé  le  nom  des  per- 
sonnes composant  la  suite  royale,  la  liste  officielle  lui  en  est 
remise. 

Font  partie  de  la  suite  du  Roi  :  le  colonel  C.  Levidis;  capi- 
taine de  vaisseau  E.  Papparigopoulos  ;  lieutenant-colonel  Manos  ; 
médecin-major  Anastasopoulos;  M.  Streit. 

Suite  de  la  Reine  :  maréchal  de  la  Cour  J.  Theotokis; 
M"''  A  Gontostavlos. 

Suite  du  Prince  royal  :  lieutenant  d'infanterie  D.  Levidis. 

Le  n  juin,  à  neuf  heures  trente,  le  convoi  royal  mouille  à 
Villa  di  San  Giovanni.  De  là,  le  Roi  et  sa  famille  gagnent  la 
Suisse  par  un  train  spécial. 

A  peine  Gonstantin  a-t-il  quitté  le  sol  hellénique,  que 
M.  Jonnart  adresse  la  proclamation  suivante  au  peuple  pour 
annoncer  la  levée  immédiate  du  blocus,  le  rétablissement  des 
relations  cordiales  entre  les  Puissances  protectrices  et  la  Grèce, 
la  restauration  prochaine  de  l'unité  nationale  : 


830  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

Au  Peuple  hellène. 

«  La  France,  la  Grande-Bretagne  et  la  Russie  ont  voulu 
l'indépendance,  la  grandeur  et  la  prospérité  de  la  Grèce. 

«  Elles  entendent  défendre  le  noble  pays  qu'elles  ont  libéré 
contre  les  efforts  réunis  des  Turcs,  des  Bulgares  et  des  Alle- 
mands. 

((  Elles  sont  ici  pour  déjouer  les  manœuvres  des  ennemis 
héréditaires  du  royaume. 

«  Elles  veulent  mettre  fin  aux  violations  répétées  de  la 
Constitution  et  des  Traités,  aux  déplorables  intrigues  qui  ont 
abouti  au  massacre  des  soldats  des  pays  amis. 

((  Berlin  commandait  hier  à  Athènes  et  conduisait  graduel- 
lement le  peuple  sous  le  joug  Bulgare-Allemand. 

«  Nous  avons  résolu  de  rétablir  la  vérité  constitutionnelle 
et  l'unité  de  la  Grèce. 

«  Les  Puissances  garantes  ont  en  conséquence  demandé  au 
roi  Constantin  d'abdiquer. 

«  Elles  ne  prétendent  pas  toucher  à  la  Royauté  constitu- 
tionnelle. Elles  n'ont  d'autre  ambition  que  d'assurer  le  fonc- 
tionnement régulier  de  la  Constitution  à  laquelle  le  roi  Georges, 
de  glorieuse  mémoire,  avait  toujours  été  scrupuleusement 
fidèle  et  que  le  roi  Constantin  a  cessé  de  respecter. 

Hellènes! 

«  L'heure  de  la  réconciliation  est  venue.  Vos  destinées  sont 
étroitement  associées  à  celles  des  Puissances  garantes.  Votre 
idéal  est  le  même,  vos  espérances  sont  les  mêmes. 

((  Nous  faisons  appel  à  votre  sagesse  et  à  votre  patriotisme. 

«  Aujourd'hui  le  blocus  est  levé.  Toute  représaille  contre 
les  Grecs,  à  quelque  parti  qu'ils  appartiennent,  sera  impitoyable- 
ment réprimée. 

«  Aucune  atteinte  à  l'ordre  public  ne  sera  tolérée. 

((  Les  biens  et  la  liberté  de  chacun  seront  sauvegardés. 

«  C'est  une  ère  nouvelle  de  paix  et  de  travail  qui  va  s'ouvrir 
devant  vous. 

«  Sachez  que,  respectueuses  de  la  Souveraineté  nationale, 
les  Puissances  protectrices  n'ont  nullement  l'intention  d'im- 
poser au  peuple  grec  la  mobilisation  générale. 


LA    MISSION    DE    M.    JONNART    EN    GRÈCE.  831 

«  Vive  la  Grève  unie,  grande  et  libre  ! 
«  Au  nom  de  la    France,  de  la  Grande-Bretagne  et  de   la 
■Hussie, 

((  Le  Haut  Commissaire  des  Puissances  protectrices, 

<(  JoNNART.    » 

Dès  la  veille,  M.  Jonnart  s'est  préoccupé  de  faire  rechercher 
à  Athènes  et  au  Pirée,  tous  les  stocks  de  blé  et  de  farine  dispo- 
nibles :  ils  seront  achetés  par  nos  soins  et  distribués  aux  plus 
nécessiteux.  Ordre  est  envoyé  par  radiotélégramme  aux  navires 
chargés  de  vivres,  de  rallier  au  plus  vite  les  ports  grecs.  Une 
note  à  ce  sujet,  communiquée  à  la  presse,  produit  la  meilleure 
impression. 

Constantin  est  parti,  l'ordre  n'a  pas  cessé  de  régner  dans  la 
capitale,  nos  troupes  n'ont  pas  eu  intervenir.  Voilà  donc  la 
première  partie  de  la  difficile  mission  brillamment  remplies 
Tout  a  marché  on  ne  peut  mieux;  le  plan  avait  été  judicieuse^ 
ment  conçu;  l'exécution  a  été  parfaite. 

L'action  simultanée  de  nos  forces  sur  ces  trois  points 
vitaux,  —  Thessalie,  isthme  de  Gorinthe,  Athènes,  —  suppri- 
mait toute  possibilité  de  résistance.  L'extrême  rapidité  avec 
laquelle  a  agi  M.  Jonnart  a  été  un  des  élémens  essentiels  du 
succès.  Par  suite  des  indiscrétions  commises,  son  interven- 
tion était  attendue,  mais  beaucoup  plus  tard.  L'entourage  du 
Roi,  le  Roi  lui-même  n'imaginaient  pas  qu'il  put  aller  si  vite  en 
besogne.  Gomment  supposer  qu'il  ne  resterait  que  deux  jours  à 
Salonique,  qu'un  temps  si  court  lui  suffirait  pour  mettre  sur 
pied  un  plan  d'action  très  compliqué,  comportant  une  coopé- 
ration minutieusement  réglée  de  la  marine  et  de  l'armée  de 
terre?  L'Entente  jusqu'ici  n'avait  pas  accoutumé  Gonstantin  à 
des  décisions  aussi  promptes  :  elle  ne  comptait  point  par  jours, 
mais  par  semaines  ou  par  mois  1 

Gonstantin  comptait  en  outre  sur  les  retards,  les  hésitations, 
qui,  une  fois  de  plus,  rendraient  inopérante  la  décision  des  Alliés. 
Des  fluctuations  faillirent  en  effet  se  produire.  L'histoire  impar- 
tiale fera  plus  tard  la  pleine  lumière  sur  les  graves  diffi- 
cultés dont  le  Haut  Gommissaire  dut  triompher  à  force  d'éner- 
,gie  et  d'esprit  de  décision.  La  veille  même  de  l'exécution,  des 
voix  murmuraient,  susurraient  à  ses  oreilles  des  conseils  de 
compromis  :  il  ne  les  écouta  point.  Décidé  à  remplir  sa  mission 


832  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

coûte  que  coûte,  il  coupa  court  à  toutes  les  hésitations,  et  mit 
tout  le  monde  en  présence  du  fait  accompli. 

Les  broyeurs  de  noir  avaient  annoncé  que  le  peuple 
d'Athènes  se  soulèverait  comme  un  seul  homme  si  l'on  essayait 
de  toucher  au  Roi.  Or  le  peuple  ne  bougea  pas.  Même  les  par- 
tisans les  plus  dévoués  du  Roi,  cette  clientèle  personnelle  que 
Constantin  et  la  reine  Sophie  s'étaient  constituée  par  leurs 
largesses,  ces  épistrates  embrigadés  pour  soutenir  la  politique 
personnelle  du  souverain,  tout  ce  monde  se  résigna  immé- 
diatement à  l'inévitable.  Ils  sentirent  tous,  —  et  le  mot  d'ordre 
venait  d'en  .haut,  —  qu'on  était,  cette  fois,  en  présence  d'une 
force  supérieure  qui  briserait  impitoyablement  toute  résistance. 

Pour  l'ensemble  du  pays  d'ailleurs,  la  solution  intervenue,, 
quelque  radicale  qu'elle  pût  paraître,  marquait  la  fin  d'un  véri- 
table cauchemar.  La  situation  si  troublée,  si  confuse,  redevenait 
claire.  Depuis  des  mois  et  des  mois,  la  Grèce  étouffait  sous 
l'inimitié  des  Alliés  qui  bloquaient  ses  ports,  arrêtaient  ses 
bateaux,  rationnaient  ses  vivres.  Elle  se  demandait  chaque  jour 
quelle  nouvelle  exigence  apporterait  le  lendemain.  C'est  que  la 
Grèce,  maritime  et  commerçante  avant  tout,  ne  saurait  vivre 
dans  un  état  d'hostilité  prolongée  avec  les  grandes  Puissances 
maîtresses  de  la  mer.  Dans  ce  pays  si  intelligent  où  les  esprits 
déliés  et  subtils  saisissent  si  rapidement  les  choses,  la  plupart 
se  rendaient  bien  compte  que  cette  situation  ne  pouvait  pas 
indéfiniment  se  prolonger.  Il  fallait  en  sortir  d'une  manière 
ou  d'une  autre.  L'ultimatum  de  M.  Jonnart  dénouait  cette  crise. 
La  vie  redevenait  normale.  On  pourrait  maintenant  se  remettre 
à  travailler.  Ce  sentiment  fut  pour  beaucoup  dans  l'apaisement 
et  la  détente  qui  se  produisirent  aussitôt. 

Cependant  M.  Jonnart  recevait  des  télégrammes  de  Paris  lui 
apportant  les  chaleureuses  félicitations  du  gouvernement  fran- 
çais. M.  Ribot,  président  du  Conseil,  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, faisait  à  ce  sujet  une  déclaration  à  la  Chambre  qui  votait 
l'affichage  de  son  discours. 

Raymond  Recouly. 

(A  suivre.) 


LA  FLAMME 

QUI  NE  DOIT  PAS  S'ÉTEINDRE 


COMMENT    LA    RANIMER? 


I 

Notre  race  est  donc  un  cliamp  de  bataille  où  la  mort  et  la 
vie  se  combattent.  La  mort  a  pris  l'offensive  et,  dans  la  majo- 
rité des  familles,  marque  sa  victoire  par  la  stérilité.  La  vie 
garde  des  places  oîi  elle  est  intacte  et  d'où  elle  peut  regagner 
l'avance  perdue.  L'heure  présente  est  la  halte  qui,  dans  l'équi- 
libre des  décès  et  des  naissances,  prépare  la  France  à  reprendre 
sa  marche  vers  les  anciennes  victoires  ou  vers  la  défaite 
définitive^  La  France  le  sait.  Son  inquiétude  est  un  premier 
progrès  sur  l'inertie  comateuse  qui  dormait  au  péril.  Mais 
croire  que  le  craindre  suffise  à  le  guérir  serait  avoir  seulement 
changé  d'erreur,  et  préférer  la  fatigue  de  l'insomnie  a  l'immo- 
bilité de  l'inconscience. 

Cette  anxiété  a-t-elle  été  inspiratrice  de  remèdes  nouveaux 
et  efficaces?  Elle  n'a  que  reconnu  les  sièges  du  mal.  Elle  a 
constaté  que  si  la  stérilité  la  moins  excusable  et  la  plus  démo- 
ralisante par  l'exemple  est  celle  de  la  bourgeoisie,  la  plus  funeste 
à  l'existence  nationale  est  celle  du  peuple,  que  le  peuple  des 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  novembre  et  1"  décembre. 

TOME    XLII.    —    1917.  53 


834  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

paysans  résiste  à  la  dépopulation,  que  le  peuple  des  ouvriers 
la    précipite.    Elle    a  vu    que    le    paysan,    sans    se    concerter 
avec  personne,  fait   obstacle  par  son  sens  traditionnel    et  son 
obstination  silencieuse  aux  mesures   pulvérisatrices  du  foyer, 
du  domaine,  garde  la  vie  à  la  terre  et  aux  travailleurs  de  la 
terre.  Elle  a  vu  que  l'ouvrier  a  abdiqué  entre  les  mains  de  chefs 
qui  font  la  loi  au  prolétariat  et  qui,  la  recevant  eux-mêmes  des 
influences  étrangères,  cherchent  à  détruire  à  la  fois,  par  le  col- 
lectivisme dans  les  biens  et  par  la  stérilité  dans  les  familles, 
notre  passé  et    notre    avenir.    Les   nihilismes  désespérans  de 
l'ouvrier  ont  instruit  les  plus  cultivés  et  les  plus  sages  de  la 
bourgeoisie  à  réfléchir  que  pour  être  si  insensé  il  devait  être  très 
malheureux,  à  se  demander  dans  quelle  mesure  elle  était  res- 
ponsable, à  comprendre  qu'elle  serait  la  plus  atteinte   par  les 
dépossessions  socialistes,  à  conclure  qu'elle  les  devait  devancer 
par  ses  initiatives,  rendre  à  l'ouvrier  l'existence  assez  tolérable 
pour  qu'il  l'accepte  et  la  transmette.  La  sagesse  du  paysan  a  fini 
par   étendre    jusqu'à    l'Etat,    devenu  par  l'intransigeance   des 
préjugés  égalitaires  l'aveugle  ennemi  de  la  race,  quelque  lueur 
des  réparations  opportunes.  L'initiative  privée  voudrait  com- 
battre par  des  réformes   la  stérilisante   idolâtrie  des  ouvriers 
pour  la  loi,  et  la  loi  voudrait,  au  profit  du  paysan,  se  modifier 
elle-même  :  qu'ont-elles  produit? 

Le  sort  des  ouvriers  si  longtemps  abandonnés  à  ses  pires 
chances  comme  à  des  fatalités  qui  n'accusaient  personne, 
commence  à  rencontrer  une  bienveillance  consciente  qu'elle  ne 
se  débarrassera  pas  de  sa  tâche  envers  eux  par  des  aumônes. 
On  répugne  à  mêler  une  apparence  de  mendicité  à  ce  qui  doit 
être  un  labeur  de  justice,  un  relèvement  de  condition.  C'est 
surtout  à  l'hygiène  qu'on  emploie  pour  l'ouvrier  l'argent,  sans  le 
lui  donner.  On  a  compris  combien,  pour  la  foule  entassée  dans 
les  villes  et  contrainte  aux  travaux  épuisans  de  l'industrie, 
l'insuffisance  malsaine  des  demeures  est  funeste.  Des  patrons, 
des  sociétés  bienfaisantes,  çà  et  là  des  municipalités,  élèvent  des 
habitations  saines,  et  fortifier  la  santé  des  ouvriers  c'est  préparer 
la  venue  des  enfans.  On  ne  s'était  pas  avisé  d'abord  d'y  réserver 
aux  familles  nombreuses  la  préférence,  mais  cette  préférence 
de  plus  en  plus  leur  appartient.  Depuis  1913,  la  ville  de  Paris 
offre  des  logemens  aux  familles  d'ouvriers  qui  ont  au  moins 
quatre   enfans.    A   Paris  et  à  Lyon,  des   sociétés  particulières 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  835 

paient  le  surplus  du  loyer  aux  familles  qui  abandonnent  leur 
ancien  logis  pour  un  plus  vaste.  De  l'intuition  ingénieuse 
que  l'ouvrier  est  un  déraciné  et  qu'il  faut  le  rapprocher  de 
la  terre,  sont  nés  les  jardins  ouvriers.  Ils  semblèrent  d'abord 
un  agrandissement  du  pot  minuscule  où  Mimi  Pinson  soigne 
sur  sa  fenêtre  sans  soleil  une  fleur.  L'ardeur  avec  laquelle 
ils  furent  disputés  et  mis  en  état,  pour  le  plus  grand  profit 
et  la  plus  grande  moralité  des  cultivateurs  urbains,  donna 
raison  à  la  tentative  de  mettre  en  présence  de  la  mère-nour- 
rice ces  émigrés  des  champs.  Les  séjours  de  repos  à  la  cam- 
pagne ou  à  la  mer  pour  les  enfans  ou  les  adolescens  des 
villes  étaient  connus  :  les  dames  de  Villepinte,  les  admirables 
ennemies  de  la  tuberculose,  avaient  les  premières  constaté  l'in- 
fluence de  l'air  et  du  soleil  sur  les  ouvrières  que  les  jours  d'ate- 
lier et  les  nuits  de  mansardes  ont  anémiées,  et  c'est  sur  l'exemple 
de  ces  initiatrices  que  ce  joli  remède  a  fait  une  fortune  rapide. 
Dans  tous  les  pays  de  France,  sous  les  noms  les  plus  divers,  par 
les  générosités  les  plus  multiples,  l'hospitalité  offerte  à  la  jeu- 
nesse ouvrière  des  villes  réduit  le  nombre  des  u  candidats  à  la 
tuberculose,  »  et  s'annonce  comme  le  début  d'une  bonne  habi- 
tude. Elle-même,  il  faut  l'espérer,  est  le  commencement  d'une 
cure  meilleure.  Enlever  quelques  semaines  l'organisme  affaibli 
au  milieu  qui  le  débilite  est  suspendre  le  développement  du 
mal,  mais  non  en  détruire  la  cause,  et  un  mois  d'air  rural  forme 
un  insuffisant  antidote  à  onze  mois  d'empoisonnement  urbain. 
Ce  qu'il  faudrait  aux  ouvriers,  c'est  la  continuité  de  l'existence 
saine  hors  des  villes,  l'émigration  de  l'industrie  vers  les  cam- 
pagnes. L'art  d'utiliser  la  réserve  inépuisable  que  les  hautes 
montagnes  amassent  avec  les  glaciers  et  de  transporter  au  loin 
cette  force  rendra  bientôt  l'homme  plus  maître  de  fixer  où  il 
voudra  ses  places  de  travail.  Si  le  volume  et  le  poids  de  cer- 
tains produits  exigent  un  gigantesque  outillage,  et  si  l'économie 
de  fabrication  conseille  parfois  le  groupement  des  travailleurs 
par  masses  compactes  en  immenses  usines,  beaucoup  d'indus- 
tries plus  simples  emploient  peu  de  mains,  peu  de  puissance 
motrice,  et  la  facile  division  de  l'énergie  électrique  permet 
de  reconstituer,  au  lieu  des  usines  où  père,  mère,  enfans  entrent, 
demeurent  et  sortent  séparés,  l'atelier  familial  où  le  père,  la 
mère  et  les  enfans  vivront  unis,  même  dans  le  labeur. 

Ce  n'est  pas  assez  que  le  droit  de   l'ouvrier  à  la  vie  soit 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

défendu  contre  les  contagions  malsaines  des  ateliers  et  des 
villes;  il  faut  que  l'insuffisance  du  gain,  multipliée  par  le  nombre 
des  enfans,  ne  devienne  pas  le  plus  insurmontable  obstacle  à 
la  fécondité  des  foyers.  Prévoir  cela  avait  été  la  plus  sociale 
sollicitude  d'Harmel.  Les  difficultés  très  multiples  de  toute 
association  entre  le  capital  et  le  travail  ont  laissé  sa  tentative 
au  rang  de  ces  exemples  qu'on  admire,  mais  qu'on  n'imite  pas; 
du  moins  a-t-on  étudié  une  réforme  plus  simple,  l'augmen- 
tation de  salaire  proportionnelle  au  nombre  des  enfans.  De 
novateurs  déjà  nombreux  je  citerai  un  seul,  qui  a  apporté  à 
plusieurs  problèmes  les  solutions  d'un  cœur  généreux  et  d'un 
esprit  réalisateur.  M.  Michelin,  par  qui  le  travail  du  caoutchouc 
el  la  fabrication  des  pneumatiques  sont  devenus  en  France  une 
industrie  nationale,  n'a  pas  établi  ses  usines  dans  une  ville, 
mais  aux  environs  de  Glermont,  à  Royat;  il  a  assuré  à  une 
partie  des  ouvriers  une  demeure  saine,  vaste,  gaie  et  qui, 
par  un  jardin,  leur  fait  reprendre  familiarité  avec  la  terre; 
enfin  il  a  accru  leurs  salaires  à  proportion  que  leur  famille 
s'accroit  (1). 


(1)  <■  L'arrivée  de  la  guerre  fit  suspendre  nos  études,  mais  en  voyant  sa  prolon- 
gation, nous  nous  décidâmes  au  contraire  à  réaliser  nos  projets,  pensant  que  ce 
serait  un  excellent  réconfort  pour  les  pères  de  famille  qui  sont  au  front  de  savoir 
c|u'à  leur  retour  ils  trouveraient  aide  et  secours. 

Comment  et  sur  quelles  bases  nous  avons  établi  l'échelle  de  ces  supplémens? 

Nous  donnons,  pourun  troisième  enfant,  540  francs  par  an.  Dans  notre  pensée, 
ces  540  francs  sont  suffisans  pour  compenser  les  dépenses  supplémentaires 
qu'amène  ce  troisième  enfant.  Chaque  enfant  ensuite  donne  droit  à  un  nouveau 
supplément. 

Plus  le  nombre  d'enfans  augmente,  moins  le  chiffre  par  enfant  est  élevé.  C'est 
que  nous  considérons,  —  c'est un  fait  de.xpérience,  —  que  les  dépenses  du  ménage 
n'augmentent  pas  proportionnellement  au  nombre  des  enfans. 

Du  reste,  si  nous  avions  continué  au  taux  de  .j40  francs  par  enfant,  nous 
serions  arrivés  à  des  taux  tels  qu'ils  seraient  devenus  absurdes;  il  vous  est  facile 
de  vous  en  rendre  compte. 

Nous  n'avons  pas  hésité  à  mettre  une  somme  importante  pour  le  troisième 
«nfant,  car  il  n'est  pas  douteux  que  si  les  ménages  à  un  enfant  sont  assez  nom- 
breux, si  ceux  à  deux  enfans  ne  sont  pas  très  rares  non  plus,  ceux  à  trois  enfans 
sont  déjà  des  exceptions.  C'est  contre  cette  limitation  à  deux  enfans  que  nous 
avons  voulu  lutter,  et  nous  avons  lutté  par  une  pension  importante  attribuée  au 
troisième  enfant. 

Nous  donnons  quelques  allocations  dès  le  deuxième  enfant.  Ce  n'est  pas 
là  une  partie  essentielle  de  notre  fondation,  mais  nous  croyons  cependant  que 
c'est  une  bonne  chose  que  l'arrivée  de  ce  deuxième  enfant  soit  accompagnée  de 
quelques  avantages  pécuniaires,  car  notre  but  a  été  de  provoquer  la  naissance  du 
troisième  enfant  et  des  suivans. 

Ces  premières  décisions  prises,  nous  nous    sommes  aperçus  qu'un  père   de 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  837 

Cette  munificence  intelligente,  à  mesure  que  s'étendra  son 
efficacité  d'exemple,  apportera  aux  ouvriers  un  secours  sensible. 
Toutefois,  elle-même  n'est  pas  la  reconnaissance  que  tout  colla- 
borateur a  droit  à  une  fraction  de  la  richesse  "produite;  elle  n'est 
pas  le  contrat  social,  pour  le  partage  du  gain,  entre  ceux  qui 
dirigent  et  ceux  qui  exécutent,  entre  ceux  qui  fournissent  leur 
argent  et  ceux  qui  fournissent  leurs  bras.  Or,  ce  contrat  est  la 
seule  nouveauté  qui  apporte  une  chance  de  paix  durable.  Les 
ouvriers  tiennent  à  lui  comme  à  la  sauvegarde  de  leur  intérêt, 
plus  encore  peut-être  comme  à  la  garantie  de  leur  dignité, 
comme  à  la  charte  de  leur  affranchissement,  comme  à  la  consé- 
cration de  l'égalité  entre  eux  et  le  patronat.  Les  plus  modérés 

famille  qui,  confiant  dans  nos  rentes,  aurait  créé  une  famille,  la  laisserait  dans 
une  situation  bien  lamentable  s'il  mourait  jeune. 

Il  y  avait  là  pour  lui,  ou  plutôt  pour  sa  famille,  un  risque  considérable. 

Nous  avons  pensé  que  ce  risque,  considérable  pour  l'ouvrier,  l'était  beaucoup 
moins  pour  la  maison,  étant  donné  qu'en  somme  on  meurt  peu  jeune.  Nous  l'avons 
donc  pris  à  notre  charge  par  la  création  de  pensions. 

Combien  nous  coûte  l'ensemble  de  cette  création? 

Actuellement:  10  000  francs  par  mois  en  moyenne.  Nous  évaluons, —  lorsque 
les  mobilisés  seront  rentrés  à  l'usine,  —  que  cette  dépense  sera  de  16  à  20  000  francs 
par  mois. 

Vous  nous  demandez  si  nous  avons  créé  ainsi  une  œuvre  temporaire  ou  non. 
Nous  pensons  bien  que  cette  œuvre  durera  autant  que  notre  Société. 

Et  enfin  vous  demandez  comment  les  ouvriers  ont  accueilli  la  réforme.  Nous 
pouvons  dire  que  l'annonce  de  cette  institution  a  produit  le  meilleur  eîTet  auprès 
de  notre  personnel.  Ceux  même  qui  n'ont  pas  d'enfans  reconnaissent  qu'il  est  très 
légitime  que  l'on  vienne  en  aide  à  leurs  camarades  dont  les  charges  de  famille 
sont  importantes,  et,  dès  maintenant,  nous  espérons  que  le  but  que  nous  recher- 
chions sera  atteint. 

Pour  permettre  à  nos  ouvriers  de  se  procurer  des  appartemens  donnant  tout 
le  confort  et  l'hj^giène  possibles,  nous  avons  fondé  une  société  d'habitation  qui  a 
construit,  à  cette  heure  plus  de  420  logemens,  dont  300  dans  des  maisons  séparées, 
chacun  de  nos  appartemens  ayant  un  jardin. 

Cette  société  vient  d'acquérir  de  grands  terrains,  et,  dès  que  les  circonstances 
le  permettront,  elle  continuera  la  construction  de  logemens  qu'elle  a  l'intention 
de  tripler. 

Le  prix  de  nos  logemens,  quatre  pièces  avec  jardin,  est  en  moyenne  de  260  francs  ; 
mais  nous  faisons  bénéficier  nos  ouvriers  d'une  réduction  en  raison  du  nombre 
de  leurs  enfans. 

Ainsi  :  Une  famille  de  3  enfans  ne  paie  plus  que  '200  francs;  une  famille  de 
4  enfans  ne  paie  plus  que  ISO  francs;  une  famille  de  5  enfans  ne  paie  plus  que 
160  francs;  une  famille  de  6  enfans  ne  paie  plus  que  140  francs;  et  ainsi  de  suite, 
-en  diminuant  20  francs  par  enfant. 

Laissez-moi  vous  indiquer  ici  l'argument  de  fait  très  simple  et,  à  mon  avis, 
très  convaincant  qui  nous  a,  décidés  à  entreprendre  cette  question.  Un  ouvrier 
^agne  5  francs  par  jour;  s'il  est  marié  et  sans  enfant,  il  a  à  dépenser  2  fr.  50 
par  tête;  mais  s'il  a  6  enfans,  — je  prends  ce  cas,  parce  que  moi-même  j'en  ai  6, 
—  il  aura  à  dépenser  par  tête  5  :  8  =  0  fr.  62.  Il  ne  lui  sera  pas  possible  de 
•vivre,  lui  et  les  siens.  »  (Lettres  de  M.Michelin,  9  juillet  1916  et  lo'mars  1917.) 


838  ■       REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  prolétaires  se  refusent  à  admettre  qu'un  accord  si  libéra- 
teur soit  irréalisable  et  l'attendent  pour  se  réconcilier  avec  la 
société  et  avec  la  famille. 

Les  paysans  ont-ils  obtenu  davantage  de  l'Etat?  Lui  aussi, 
dans  ces  dernières  années,  parfois  inquiet  du  vide  qu'il  voyait 
se  creuser  dans  le  bloc  le  plus  massif  de  notre  race,  a  esquissé 
le  geste  d'encourager  par  quelques  mesures  de  détail  la  fécon- 
dité. En  imposant  chaque  propriété  d'après  ce  qu'elle  rapporte 
et  sans  déduction  des  dépenses  qu'elle  paie,  notre  fisc  donne 
au  célibataire  un  privilège  aux  dépens  de  la  famille.  On  a 
entrevu  la  justice  de  soustraire  à  l'impôt  le  revenu  employé 
par  les  contribuables  à  leur  entretien  :  et  cela,  parce  que  cet 
entretien  coûte  au  père  de  famille  des  dépenses  épargnées 
au  célibataire,  parce  que  le  père  de  famille  en  élevant  des  tra- 
vailleurs et  des  soldats  paie  un  service  public  dont  le  célibataire 
se  dispense,  parce  que  déjà  sur  le  père  les  impôts  indirects 
pèsent;d'un  poids  multiplié  par  le  nombre  des  enfans.  Ce  dégrè- 
vement qui  est  le  droit  commun  hors  de  France  a  été  introduit, 
dans  nos  lois,  mais  comme  une  exception  et  combien  res- 
treinte (1)1  Même  dans  des  lois  récentes  et  déjà  confiscatrices 
de  la  propriété  individuelle  par  l'impôt,  on  a  essayé  de  rendre 
plus  inébranlable  la  possession  du  domaine  familial,  plus  facile 
l'acquisition  de  demeures  à  bon  marché  (2).  On  a  ouvert  à  la 
famille  une  propriété  qui  ne  puisse  être  ni  saisie,  ni  hypothé- 
quée, ni  vendue,  mais  la  valeur  de  cet  asile  inviolable  est  bornée, 
demeure  et  terre,  à  8  000  francs  (3).  La  disposition  fondamen- 
tale de  notre  régime  successoral,  le  partage  forcé  et  immé- 
diat de  chaque  bien  entre  tous  les  héritiers,  soit  par  lotisse- 
ment, soit  par  vente,  a  reçu  elle-même  un  démenti.  Une  loi 
autorise  le  conjoint  ou  les  enfans  du  défunt  à  convenir 
qu'un  seul  reprendra  le  domaine,  quitte  à  assurer  aux  autres 
ayans  droit  leur  part  en  argent;  la  désignation  du  fils  qui 
demeurera  l'unique  détenteur  du  domaine  peut  être  faite  par 

(1)  La  loi  de  finances  du  17  juillet  1889  dispensait  de  la  cote  personnelle  mobi- 
lière lesparens  de  T  enfans  vivans.  Mais  la  loi  du  8  août  1890  restreignait  aussitôt 
cette  faveur  aux  parens  dont  la  contribution  ne  dépasse  pas  10  francs  et  dont  les 
7  enfans  sont  mineurs.  La  loi  de  finances  du  16  juillet  1904  autorise  les  villes  de 
5  000  habitans  à  dégrever  les  pères  de  famille  de  plus  d'un  enfant,  mais  les  com 
plications  de  la  procédure  rendent  à  peu  près  vain  le  don. 

(2)  Lois  des  30  novembre  1894,  12  avril  1906  et  10  avril  1908. 

(3)  Loi  du  12  juillet  1909. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  839 

!e  testament  du  père,  et  si  l'indivision  semble  préférable  à 
l'un  des  cohéritiers,  il  la  peut  imposer  par  sa  volonté  seule 
à  tous  les  autres,  mais  pour  cinq  années  seulement,  et  ces 
dérogations  encore  sont  restreintes  aux  minimes  propriétés 
qui  ne  dépassent  pas  un  hectare  d'étendue  et  8  000  francs  de 
valeur  (1).  En  somme,  ces  repentirs  qui,  s'ils  eussent  été  larges 
et  définitifs,  auraient  amélioré  la  condition  de  nos  paysans,  ont 
été  des  infidélités  minuscules,  donc  inefficaces,  aux  erreurs  main- 
tenues comme  principes,  et  dans  ces  tentatives  fragmentaires  et 
contradictoires,  rien  n'est  complet  sinon  l'anarchie  de  doctrine 
où  s'agitent  ceux  dont  la  volonté  est  notre  loi. 

Enfin  la  guerre,  qui  ne  permettait  plus  à  personne  de  mécon- 
naître l'importance  du  nombre,  a  fait  ce  miracle  d'obtenir  au 
plus  méconnu,  au  plus  bafoué  des  services  publics,  à  la  pater- 
nité, quelques  égards  et  un  peu  de  respect.  En  1915,  étaient 
rappelés  dans  leurs  foyers  les  pères  de  six  enfans.  Il  fallait  la 
défaveur  où  était  tombée  la  famille  pour  qu'on  tardât  tant  à  lui 
rendre  son  chef.  Mais  il  était  rétabli  dans  sa  magistrature 
domestique,  dans  sa  dignité  nationale  :  de  l'aveu  de  l'Etat,  le 
père  avait  une  mission  égale,  supérieure  même  à  celle  du 
combattant.  Il  était  parti  accompagné  par  l'ironique  sourire 
qu'on  donne  aux  dupes,  il  revenait  reçu  par  les  foyers  moins 
féconds  avec  envie  et  par  l'opinion  avec  déférence.  Ménager  la 
fécondité  présente  n'était  pas  assez,  il  fallait-  veiller  sur  la 
fécondité  future.  Le  gouvernement  s'est  avisé  soudain  qu'il  la 
faut  défendre  dès  le  sein  de  la  mère  et  contre  la  mère  elle- 
même;  il  a  eu  des  paroles  menaçantes  contre  lesavortemensqui 
enlèvent  chaque  année  à  la  France  le  tiers  des  enfans  conçus, 
il  a  songé  à  gourmander  par  des  circulaires  la  mollesse  des 
magistrats,  il  a  projeté  de  retirer  ces  affaires  au  jury  devenu 
par  trop  d'acquittemens  un  complice  plus  qu'un  juge.  Il  sem- 
blait qu'il  voulût  mettre  un  terme  aux  manœuvres  plus  des- 
tructrices encore  des  naissances  que  les  avortemens,  à  la  pro- 
pagande contre  la  conception,  à  l'enseignement  pratique  de  la 
stérilité.  Là  seraient  de  vrais  remèdes.  Si  les  300  000  êtres  an- 
nuellement tués  dans  le  sein  de  la  mère  en  sortaient  saufs,  et 
si  les  êtres  plus  nombreux  que  tant  d'époux  se  refusent  à  créer 
«talent  admis    à  vivre,  1000  000    de    nouveau-nés    au  moins 

(1)  Loi  du  12  avril  1906. 


840  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'ajouteraient  aux  700  000  qui  chaque  année  viennent  au 
monde.  Et,  la  mort  continuât-elle  à  nous  prendre  chaque 
année  700  000  Français,  il  nous  resterait  assez  de  surcroît  pour 
égaler  les  peuples  prolifiques. 

Mais  la  rigueur  des  chàtimens  mit-elle  fin  aux  pratiques 
abortives,  comment  obtenir  des  époux  la  fécondité  de  leur 
union?  Par  quelle  persuasion  un  gouvernement  fondé  sur  la 
volonté  des  individus  substituerait-il  à  leur  volonté  la  sienne? 
Fait  pour  laisser  chacun  juge  et  maitre  de  sa  propre  vie,  par 
quelle  autorité  obligerait-il  les  adversaires  de  la  famille  à 
multiplier  leur  famille  ?  Etabli  par  eux  comme  l'intendant  de 
leui'  bonheur  personnel,  par  quel  illogisme  obtiendrait-il  d'eux 
le  sacrifice  de  leur  bonheur  à  celui  de  la  patrie  ?  Sa  doctrine 
ruine  son  autorité.  Toutes  ses  disciplines  sont  minées  par  son 
idolâtrie  du  libre  arbitre.  Et  c'est  pourquoi  cette  campagne  mo- 
ralisatrice, évanouie  en  projets,  n'a  été  elle-même  qu'un 
avortement  de  plus. 

Puisque  la  résurrection  de  la  race  devait  être  obtenue  à  tout 
prix,  ce  prix  ne  pouvait  être  que  l'avantage  présent  de  l'indi- 
vidu. L'État  n'avait  à  faire  appel  qu'aux  sentimens  formés  par 
lui;  il  lui  fallait,  pour  accroître,  les  familles,  r^endre  l'accroisse- 
ment profitable  à  leurs  chefs,  offrir  des  choses  qu'il  eût  sous  la 
main  contre  celles  qu'il  désirait,  pour  obtenir,  acheter.  Dès  qu'il 
s'agissait  d'un  marché,  il  devait  s'agir  d'argent.  L'argent  est  le 
commun  dénominateur  des  cupidités  terrestres.  Il  n'est  guère  de 
jouissances  qu'il  n'acquière;  le  posséder  est  avoir  le  droit  de 
choisir  entre  elles,  de  se  les  offrir  à  sa  faim,  et  d'en  changer  à 
son  gré.  Sous  un  régime  où  l'argent  est  devenu  le  maitre  d'à 
peu  près  tout,  a  abaissé  l'intelligence  qui  atterrit  au  ras  des 
désirs  dominés  autrefois  par  elle,  et  assure  non  seulement  la 
richesse,  mais  l'autorité,  mais  les  honneurs,  l'idée  devait  venir, 
puisque  la  famille  était  nécessaire,  de  la  payer  argent 
comptant.  Dès  le  début  de  la  guerre,  l'enfant  avait  valu  une 
allocation  à  la  mère  dont  le  mari  devenait  soldat.  On  songea 
à  étendre  la  méthode  de  rémunérer  la  famille,  soit  par  un 
fonds  permanent  et  confié  a  l'Etat,  soit  par  des  bourses,  soit  par 
des  pensions,  soit  par  des  primes  payées  ou  à  la  naissance  de 
chaque  enfant,  ou  quand  il  aurait  franchi  ses  mois  les  plus  dan- 
gereux, ou  quand  il  aurait  atteint  sa  dix-huitième  année,  ou  quand 
ils  seraient  déjà  quatre  au  foyer.  Les  projets  de  loi  ont  afflué. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  841 

concours  de  bonnes  intentions.  Mais  le  loisir  a  manqué  pour 
transformer  en  votes  les  désirs  qui  se  déclaraient  urgens.  Ils 
n'ont  qu'une  valeur  d'indices,  comme  ces  faibles  gestes  qui 
précèdent  le  réveil.  Le  réveil  est  encore  à  venir.  Et  si  quatre 
ans  de  guerre  n'ont  pas  obtenu  une  mesure  efficace  en  faveur 
de  la  famille,  qu'espérer  de  la  paix? 

Un  peu  de  philosophie  eût  révélé  à  ces  législateurs  pour- 
quoi leur  méthode  était  vaine.  Plus  ils  comptent  sur  l'intérêt, 
moins  ils  sont  excusables  de  n'avoir  pas  prévu  l'inefficacité 
de  leurs  offres.  Les  époux  formés  à  l'école  positive,  et  par 
elle  instruits  à  restreindre  le  foyer  comme  on  se  retire 
d'une  mauvaise  affaire,  doivent  examiner  tout  marché  relatif 
à  ce  foyer  avec  l'esprit  qu'on  leur  a  fait.  Ils  calculeront  ce 
qu'ajoute  à  leur  avoir  la  création  d'enfans.  Parmi  les  projets  pré- 
sentés pour  soutenir  d'une  aide  pécuniaire  la  famille,  un  seul 
est  devenu  loi,  la  loi  du  14  juillet  1913.  Elle  assure  au  père 
pour  les  enfans  qui  suivent  le  troisième,  de  60  à  90  francs  par 
enfant  de  moins  de  treize  ans.  C'est  pour  le  père  de  cinq  enfans 
de  120  à  180  francs  par  an,  et,  s'il  est  veuf,  de  180  à  280;  pour  la 
mère,  si  elle  est  veuve,  de  270  à  360  francs.  Or  des  subsides  qui 
commencent  seulement  k  la  venue  du  quatrième  enfant  et  qui 
disparaissent  dès  sa  treizième  année,  au  moment  où  la  dépense 
de  son  entretien  augmente,  ne  détermineront  pas  les  époux 
avares  de  leur  argent  ou  de  leur  peine  à  accroître  leur  famille. 
Le  secours  de  l'Etat,  selon  le  projet  le  plus  large  qui  ait  été  pré- 
senté au  Parlement  (1),  serait  de  2  000  francs  au  père  de  quatre 
enfans  lorsque  le  plus  jeune  de  ceux-ci  atteindrait  sa  quinzième 
année.  Suivons  dans  l'esprit  calculateur  des  époux  les  impres- 
sions produites  par  cette  offre.  Près  de  la  moitié  des  nouveau- 
nés  meurent  dès  leurs  premières  années  :  il  faudrait  que  les 
époux  missent  au  monde  plus  de  quatre  enfans  pour  acquérir 
des  chances  à  la  prime  ;  les  dépenses  faites  pour  les  disparus 
ne  donneraient  droit  à  aucune  indemnité  et  diminueraient 
d'autant  le  bénéfice  de  l'opération,  2  000  francs  partagés  en 
quatre  font  500  francs  par  enfant  :  500  francs  paieront-ils  quinze 
ans  et  plus  de  dépenses?  Quand  il  s'agit  de  la  famille,  ce  n'est 
pas  seulement  la  dépense  qu'il  faut  porter  en  compte,  c'est 
l'esclavage  continu,  c'est  la  certitude  de  sollicitudes  successives 

(1)  Le  projetée  M.  Bénazet,  député. 


842  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et,  pour  rançon  de  joies  intimes,  la  chance  de  grandes  douleurs- 
S'imagine-t-on  acquitter  tous  ces  sacrifices  par  desbonnes-main& 
dérisoires?  Ne  faisons  fi  de  rien  :  les  moindres  avantages  peu- 
vent déterminer,  dans  les  plus  âpres  calculateurs,  des  cupidités 
créatrices.  Mais  ne  mettons  pas  notre  confiance  en  de  tels  dé- 
dommagemens.  Pourquoi,  dira-t-on,  le  Parlement  n'élèverait-il 
pas  les  subsides  jusqu'à  les  rendre  efficaces?  L'argent  lui  coûte 
si  peu!  Au  contraire,  certain  argent  lui  coûte  fort  cher.  Il  faut 
pénétrer  au  fond  des  choses:  la  générosité  envers  la  famille  est 
incompatible  avec  certaines  doctrines  de  gouvernement. 

II 

Un  des  hommes  les  plus  éniinens  qu'il  m'ait  été  donné  de 
connaître,  l'amiral  de  Gueydon,  me  répétait  autrefois  :  «  Le 
célibat  mâle  est  le  maître  de  la  France.  Il  y  règne  seul  sous  le 
faux  nom  de  suffrage  universel.  La  est  notre  pire  malheur.  » 

La  France  a  dans  sa  population  d'adultes,  à  peu  près  six 
millions  de  célibataires  qui  ne  forment  pas  la  majorité.  Mais  il 
faut  leur  adjoindre  deux  millions  d'époux  qui  n'ont  pas^ 
d'enfans.  Ne  sont-ils  pas  des  demi-célibataires  les  trois  millions^ 
d'époux  qui  s'en  tiennent  à  un  enfant?  On  atteint  ainsi  à  onze 
millions.  Les  époux  qui  ont  plus  d'enfans,  —  et  parmi  lesquels 
plus  de  deux  millions  et  demi  en  ont  seulement  deux,  —  sont 
six  millions  et  demi.  Donc,  en  France,  l'autorité  n'appartient 
pas  à  ceux  qui  perpétuent  la  race. 

Le  principe  essentiel  de  la  société  contemporaine,  la  reli- 
gion du  bonheur  personnel,  eût  été  trahi  si  les  maîtres  de 
l'Etat  n'avaient  mis  en  exploita-tion,  à  leur  profit,  les  ressources 
de  l'Etat  :  secours,  places,  faveurs,  tous  ces  avantages  matériels 
se  sont  trouvés  acquis  et  comme  monopolisés  par  le  célibat. 
La  restauration  de  la  famille  française,  si  elle  doit  se  faire  à 
prix  d'argent,  apporte  aux  célibataires  un  double  préjudice  :  il 
leur  faudra  constituer  des  privilèges  pécuniaires  dont  ils  seront 
exclus  et  qu'ils  auront  à  payer.  Ils  représentent  des  intérêts  non 
seulement  étrangers,  mais  contraires  à  ceux  de  la  famille.  Voilà 
pourquoi  la  détresse  où  elle  sombre  n'a  obtenu  du  pouvoir  le 
plus  converti  à  la  toute-puissance  de  l'argent  que  l'intention 
de  subsides  misérables,  et  quand  lisseraient  votés,  les  époux 
gagneront  trop  pau  pour  conclure   le  mirché.   Hors  du  Parle- 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  843 

ment,  quelques  calculateurs  ont  parlé  d'autres  chiffres.  M.Leroy- 
Beaulieu  a  demandé  pour  le  début  175  millions  par  an,  et 
M.  Charles  Kichet  un  premier  fonds  d'un  milliard.  Milliard 
plus  nécessaire  que  celui  des  émigrés,  soit;  mais  c'étaient  les 
émigrés  qui  se  le  votèrent,  en  ne  laissant  à  la  nation  qu'à  le 
payer,  et  ce  sont  les  célibataires  qui  voteraient  et  paieraient 
celui-ci.  Celui-ci  et  bien  plus  :  car  la  France  ne  sera  pas  hors 
du  péril  avant  le  jour  où  elle  s'accroîtra,  comme  elle  faisait 
jadis,  comme  ses  rivaux  font  encore,  de  500000  à  1000  000 
d'hommes  par  an.  Si  c'est  avec  de  l'argent  qu'il  faut  acheter 
tant  de  naissances  aux  époux  jusqu'ici  satisfaits  et  félicités  de 
vivre  en  bons  célibataires,  quelle  somme  exigeront-ils  et  com- 
bien les  émigrés  auront  coûté  moins  cher! 

Il  s'agit  donc  pour  nos  célibataires  de  rendre  pire  leur 
sort?  Or  notre  dernière  religion  d'État,  le  culte  du  bonheur 
personnel,  a  livré  la  société  à  l'égoïsme.  C'est  contre  ce  senti- 
ment que  se  briseront  les  efforts  tentés  pour  la  famille.  Elle  n'a 
pas  cessé  de  paraître  à  la  majorité  de  ceux  qui  sont  les  maîtres 
en  France  la  créancière  importune  qu'ils  ne  sauraient  doter  sans 
s'appauvrir.  Ceux  qui  n'ont  pas  voulu  s'embarrasser  de  leurs 
propres  enfans  consentiront-ils  à  s'embarrasser  d'enfans  étran- 
gers? Sans  doute  l'intérêt  général  commande  :  mais  où  ces 
juges  de  l'intérêt  général  ont-ils  appris  à  préférer  les  autres  à 
eux-mêmes,  à  constituer  un  privilège  dont  ils  s'excluraient? 
Les  mouvemens  réflexes  de  leur  cupidité  saisissent  tout  ce 
qu'elle  peut  dérober  au  partage  pour  en  jouir  seule.  Le  jour 
où  la  velléité  de  réserver  aux  enfans  de  familles  nombreuses 
un  rien,  fût-ce  les  bourses  des  écoles,  se  transformerait  en 
projet  ferme,  les  pères  qui  ont  consenti  tout  juste  à  subir  la 
charge  d'un  ou  deux  enfans  accepteraient-ils  de  renoncer  à 
cette  éducation  gratuite  et  d'appesantir  leur  fardeau  pour 
alléger  celui  d'autres  pères  ?  Pour  que  les  fonctions  publiques 
s'entr'ouvrissent  comme  une  récompense  aux  chefs  de  nom- 
breuses familles,  l'élimination  des  célibataires  devrait  être 
consentie  par  un  gouvernement  de  célibataires  qui  perdrait  trop 
à  perdre  ce  moyen  d'influence  sur  les  célibataires  ses  cliens. 
Moins  encore  les  réductions  d'impôts  soulageront-elles  les  chefs 
de  famille,  tant  que  ces  réformes  seront  à  la  merci  de  ceux  qui 
ne  sont  pas  chefs  de  famille.  Dans  le  pays,  compterait-on  sur  la 
majorité  des  contribuables  pour  accepter  de  bon  cœur  la  formi- 


844  REVUE    DES    DEUX    MONDESii 

dable  surcharge?  Et  les  parlementaires  voteront-ils  des  mesures 
faites  pour  détacher  d'eux  leurs  électeurs?  Un  veto  perpétuel 
des  célibataires  fera  tir  de  barrage  contre  les  mesures  efficaces 
en  faveur  de  la  famille.  Où  ils  resteront  les  maîtres,  elle  conti- 
nuera d'être,  au  lieu  de  représentée,  sacrifiée. 

Que  la  famille,  sans  laquelle  il  n'y  a  ni  individus  ni  patries, 
n'ait  pas  autorité  dans  l'Etat,  voilà  le  désordre  générateur  de 
tous  les  autres.  Si  la  société  est  un  être  continu  dans  ses  évolu- 
tions successives,  si  chacune  des  générations  a  le  droit  et  le 
devoir  de  transmettre  intact  ce  qui  ne  vieillit  pas  dans  l'héri- 
tage des  pères,  il  est  inadmissible  que  le  destin  tout  entier  de 
l'être  durable  soit  abandonné  à  l'arbitraire  perpétuellement 
souverain  de  passans  ;  que  les  garanties  les  plus  essentielles  à 
l'avenir  puissent  être  détruites,  compromises,  maladroitement 
servies  par  les  haines,  les  préjugés,  les  zèles  insuffisans  de 
maîtres  éphémères  ;  que  des  êtres  déjà  vivans  ne  soient  pas 
admis  à  protéger  leur  avenir  déjà  contemporain.  Aujourd'hui, 
les  jeunes  gens  de  dix-huit,  de  dix-neuf  et  de  vingt  ans  sont  les 
soldats  de  la  France;  ils  souffrent,  et  beaucoup  meurent  pour 
des  fautes  plus  vieilles  qu'eux,  pour  la  longue  imprévoyance 
des  aînés,  et  parmi  ces  aînés  abondent  des  solitaires  hors 
d'âge,  incapables  de  se  battre,  destinés  à  disparaître  demain 
sans  descendans.  Les  premiers,  même  quand  ils  donnent  leur 
existence,  n'ont  pas  d'avis  à  donner;  les  seconds  gouvernent 
cet  avenir  qu'ils  ne  verront  pas.  Dans  l'Etat  comptent  pour 
rien  ceux  qui  sont  la  force,  la    durée  et  le  nombre. 

C'est  au  nombre  que  le  suffrage  universel  a  prétendu 
remettre  l'empire.  Il  ne  l'assure  qu'aux  majeurs  mâles;  or,  la 
totalité  des  adultes  n'atteint  pas  à  la  moitié  de  la  population. 
La  majorité  appartient  à  la  masse  des  enfans  et  des  adolescens. 
Pour  que  la  promesse  du  suffrage  universel  cessât  d'être  un  men- 
songe, il  ne  suffirait  pas  que  la  femme,  aujourd'hui  écartée  du 
vote,  partageât  avec  l'homme  la  souveraineté.  Chez  les  femmes 
aussi,  les  non-mariées  et  les  mariées  sans  enfans  l'emportent  : 
le  suffrage  des  femmes  n'assurerait  donc  pas  la  représentation 
de  la  famille.  La  réforme  essentielle  est  que  les  plus  nombreux 
de  la  famille,  les  non-adultes,  obtiennent  une  part  légitime  de 
pouvoir  dans  l'Etat.  Dès  qu'ils  naissent,  naît  leur  intérêt  à  la 
sagesse  des  lois,  à  l'ordre  des  finances,  à  la  paix  du  monde. 
Ils  sont  même  ceux  dont  l'intérêt  à  la  prospérité  générale  est 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  845 

le  plus  grand  :  car  ce  sont  eux  qui  auront  à  supporter  le  plus 
longtemps  le  poids  des  fautes  commises,  et,  quand  leurs  aînés 
auront  disparu,  eux  resteront.  Il  y  a  donc  une  iniquité  mani- 
feste à  ce  que  nulle  influence  ne  protège  contre  la  dilapidation 
leurs  biens  les  plus  précieux,  non  seulement  leur  patrimoine 
et  leur  autonomie  personnels,  mais  l'ordre,  juais  le  territoire, 
mais  la  force,  mais  l'honneur  de  la  patrie.  Si  la  génération  qui 
monte  est  inapte  à  sauvegarder  elle-même  son  avenir,  elle, 
indispensable  à  l'Etat,  n'aura-t-elle  donc  personne  dans  l'Etat 
pour  la  défendre?  Quand  un  droit  existe,  l'incapacité  de  ses 
possesseurs  à  l'exercer  n'autorise  personne  à  le  méconnaître, 
et,  pour  qu'il  ne  soit  pas  violé,  on  leur  constitue  un  manda- 
taire. Les  enfans  ont  un  mandataire,  sans  égal  par  l'attache- 
ment, la  fidélité,  la  similitude  entre  ses  propres  intérêts  et  les 
leurs,  c'est  le  père.  Le  père  ne  possède  pas  la  plénitude  de  son 
propre  droit  où  il  ne  peut  sauvegarder  l'avenir  des  siens.  La 
société  domestique  dont  il  a  le  poids  et  dont  la  nation  a  le 
profit  est  une  création  nécessaire  qui  ne  saurait  être  aban- 
donnée au  hasard  et  pour  le  salut  de  laquelle  son  fondateur 
doit  être  armé.  Et  puisque  sous  notre  régime  politique  la 
source  de  l'autorité  est  le  suffrage  populaire,  le  moyen  d'assurer 
à  la  famille  une  garantie  dans  l'Etat  est  d'offrir  au  citoyen, 
quand  il  est  père,  un  surplus  de  suffrages  (1). 

Tout  a  tourné  contre  la  famille  depuis  que  la  Révolution  a 
donné  le  pouvoir  au  célibat  mâle;  tout  deviendrait  favorable 
pour  elle  le  jour  où  la  majorité  des  suffrages  appartiendrait  aux 
pères.  N'y  eût-il  pas  d'autre  changement,  et  les  mêmes  hommes 
gardassent-ils  le  pouvoir,  tout  serait  changé.  Le  même  intérêt 
qui  tient  fidèles  aux  désirs  des  célibataires  les  candidats  ambi- 
tieux d'être  réélus,  attacherait  les  mêmes  empressés,  avec  le 
même  zèle,  à  des  volontés  contraires,  si  la  balance  indifférente 
oscillait  sous  un  poids  autre  et  plus  lourd,  et  les  privilèges 
de  la  famille  paraîtront  d'autant  moins  discutables  que  des 
suffrages    plus   nombreux   seront   assurés   aux  pères  des   plus 

(1)  «  Nos  lois  électorales  pourraient  et  devraient  faire  une  différence  entre  le 
citoyen  qui  représente  tout  un  groupe,  toute  une  famille,  tout  un  avenir,  et  celui 
qui,  vivant  seul,  ne  représente  que  lui-même.  »  (De  Foville.)  «  Celui  qui  ne  se 
marie  pas  n'est  pas  un  ancêtre  ;  il  ne  contribue  pas  à  créer  et  à  perpétuer  la 
société  dont  il  est  partie...;  est-il  juste  de  lui  donner,  à  lui  qui  n'est  qu'un  pas- 
sant au  milieu  de  nous,  la  même  voix  délibérative  qu'au  chef  de  famille  qui  est 
une  cellule  sociale  grosse  de  l'avenir?  »  (Charles  Gide.) 


S46  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

nombreux  enfans.  Or  il  y  a  six  millions  et  demi  de  familles. 
Si  le  père  obtient  un  double  vote,  les  pères  de  famille  auront 
treize  millions  de  suffrages;  les  célibataires  et  les  pères  stériles 
ne  comptant  que  pour  huit  millions,  la  prépondérance  familiale 
serait  établie.  Bille  aurait  plus  d'apparence,  peut-être,  que  de 
réalité  :  les  pères  de  deux  enfans  peuvent  être  suspectés  d'hési- 
tation entre  l'intérêt  individuel  et  l'intérêt  familial,  et  les  pères 
d'un  seul  enfant  suspectés  de  préférence  pour  l'intérêt  indivi- 
duel. C'est  au  troisième  enfant  que  les  époux  commencent  à 
accroître  la  population  et  ont  pris  parti  pour  le  devoir  social. 
Si  ces  derniers  obtiennent  plus  de  deux  voix,  elles  seront  fidèles 
à  l'intérêt  de  la  famille;  plus  fidèles  encore  celles  des  pères  qui 
lui  auront  donné  plus  de  gages  et  de  sacrifices.  Si  en  France 
le  père  disposait  d'autant  de  suffrages  qu'il  représente  d'enfans 
vivans,  la  famille  serait  sauve  dans  ses  membres  comme  dans 
son  chef. 

Ceux  qui  préfèrent  au  salut  la  mort  selon  les  phrases 
refusent  déporter  atteinte  à  l'égalité  politique  entre  les  citoyens. 
L'égalité  de  la  valeur  civique  existe-t-elle  donc  entre  l'homme 
qui  refuse  a  l'État  les  travailleurs  ou  les  soldats,  s'enrichit  des 
sommes  qu'ils  auraient  coûtées,  ne  sert  que  lui-même,  et 
l'homme  qui,  ne  songeant  pas  à  soi,  s'appauvrit  à  l'avantage 
de  la  nation?  Et  si  le  service  rendu  à  l'État  par  les  uns  et  par 
les  autres  est  inégal,  pourquoi  leur  autorité  dans  l'Etat  serait- 
elle  égale?  La  justice  n'a-t-elle  pas  aussi  sa  formule  :  «  A 
chacun  selon  ses  œuvres,  »  et  l'intérêt  public  n'exige-t-il  pas, 
quand  le  grand  mal  est  l'affaiblissement  de  la  famille,  qu'un 
surplus  de  puissance  revienne  à  la  famille  dans  la  personne 
de  ses  défenseurs?  Si  rendre  au  père  sous  une  forme  nou- 
velle l'ancienne  autorité  est  une  nouveauté,  innovons.  L'au- 
dace française,  que  le  goût  de  donner  l'exemple  excite  d'ordi- 
naire, reculerait-elle  devant  le  prétexte  que  le  droit  commun 
des  peuples  n'a  pas  encore  sanctionné  cette  mesure?  Tant 
mieux  si,  en  la  prenant  les  premiers,  nous  regagnons  un  peu 
de  l'avance  que  nous  leur  avons  laissé  prendre  sur  nous.  Il  ne 
s'agit  pas  de  subtiliser  sur  ce  que  nous  devons  à  l'opinion  des 
autres,  ou  à  nos  modes  d'hier;  il  s'agit  de  savoir  ce  que  nous 
devons  à  notre  salut.  Notre  mal  permet-il  ce  salut  à  prix 
réduit  et  avec  des  ménagemens  pour  les  fautes  dont  nous 
mourons  chaque  jour?  Le  meilleur  régime  est  le  plus  contraire 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  84T 

à  celui  qui  nous  perd  avec  la  famille,  celui  qui  la  ferait  la  plus 
maîtresse  de  son  sort. 

Le  jour  où  le  père  de  famille  deviendrait  un  citoyen  poli- 
tiquement supérieur  au  célibataire,  et  où  sa  puissance  électo- 
rale se  multiplierait  par  le  nombre  de  ses  enfans,  la  philoso- 
phie de  nos  institutions  sera  autre.  Ce  ne  sera  pas  seulement 
un  remède  assuré  au  plus  grave  de  nos  maux.  Ce  sera  la 
certitude  que  seront  découverts  tous  les  remèdes  capables  de 
nous  guérir  et  ignorés  de  nos  médecins  actuels.  On  ne  se  fiera 
plus  pour  chercher  des  lois  meilleures  aux  auteurs  des 
mauvaises  lois,  on  n'abandonnera  pas  le  soin  d'arrêter  la  dépopu- 
lation à  ceux  qui  laissent  dépérir  la  race.  Leur  bon  vouloir  fùt- 
il  sincère,  ils  n'ont  pas  le  sens  de  la  famille,  de  ce  qui  la  touche, 
l'attire,  la  paralyse,  la  blesse,  la  ressuscite.  Les  pères  épargne- 
ront à  la  réforme  essentielle  les  inerties,  les  hésitations  et  les 
méprises,  en  se  confiant  à  eux-mêmes  le  mandat  de  l'accomplir. 
Lorsque,  mandataires  inamovibles  de  la  famille,  chacun  par  droit 
personnel,  ils  seront  devenus  ses  mandataires  politiques  par 
leurs  votes  réunis,  sera  constitué  le  pouvoir  le  plus  apte  à  la 
régénérer.  Leur  expérience  et  leur  tendresse  s'élèvent,  quand  il 
s'agit  de  ce  qui  leur  est  le  plus  cher,  à  la  divination  ;  à  eux  le  cou  - 
rage  ne  faillira  pas  pour  mettre  où  il  faudra  l'énergie,  la  cons- 
tance et  le  prix  nécessaires.  Eux,  en  même  temps  qu'ils  restaure  - 
ront  la  race,  rétabliront  dans  notre  vie  nationale  la  gravité,  la 
décence,  le  souci  de  la  bonne  réputation,  le  goût  des  honnêtes 
gens  ;  ils  jetteront  bas  le  mur  que  les  gredins  ont  fait  bâtir  par  les 
niais  entre  la  vie  privée  et  la  vie  publique;  ils  rappelleront  que 
pour  les  hommes  publics  il  n'y  a  pas  de  vie  privée  ;  ils  mettront 
des  bornes  à  la  tolérance  infinie  dans  laquelle  pullulent  les 
scandales  ;  ils  ne  laisseront  pas  notre  esprit,  nos  allures  et  nos 
affaires  infectés  par  le  sans-gêne,  la  corruption,  le  cynisme  (1). 
Ces  vices  ne  se  développent  pas  au  foyer;  l'existence  familiale  ne 
s'accommode  pas  d'eux;  il  y  a  dans  la  magistrature  du  père  une 
vertu  éducatrice,  et  elle  le  forme  lui-même  aux  traditions  saines 

(1)  La  nécessité  d'unir  toute  ces  forces,  et  le  rang  qui  appartient  aux  forces 
morales  'ont  été  reconnus  'par  l'Académie  de  Médecine,  la  moins  mystique  des 
autorités,  dans  son  récent  débat  sur  la  population  où  M.  le  professeur  Jay le  a  dit  : 
«  La  repopulation  de  la  France  ne  peut  être  pleinement  réalisée  que  par  la 
coopération  de  toutes  les  classes  sociales  :  l'influence  des  idées  morales  et  reli- 
gieuses, les  mesures  administratives,  fiscales  et  législatives  sont  de  nature  à 
contribuer  puissamment  au  relèvement  des  bases  de  notre  natalité.  » 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  enseigne,  il  se  fortifie  dans  l'atmosphère  qu'il  crée.  Par 
lui  les  mœurs  de  la  famille  s'étendront  à  la  société.  Alors  le 
plus  essentiel  de  l'œuvre  nécessaire  sera  accompli.  Car  elle  est 
plus  morale  que  politique  et  s'il  importe  que  le  père  exerce 
une  autorité  politique,  c'est  surtout  afin  qu'il  rende  autorité  à 
la  morale,  car  il  faut  autre  chose  que  l'énergie  humaine  pour 
ouvrir  au  devoir  la  dureté  des  cœurs.  Quand  du  rocher  jaillit  la 
source,  il  n'avait  pas  été  frappé  par  Josué,  mais  par  Moïse.  Et 
cet  autre  roc,  la  stérilité  volontaire,  se  laissera  moins  vaincre 
par  les  armes  de  la  force  terrestre  que  par  le  commandement 
de  la  Foi. 


III 

Les  familles  fécondes  sont  celles  où  la  foi  religieuse  survit 
intacte  et  elles  sont  d'autant  plus  fécondes  que  la  foi  y  garde 
plus  d'empire:  voilà  une  leçon  de  choses,  la  leçon  continue  des 
choses.  Ce  serait  assez  pour  qu'elle  instruisît  un  temps  comme 
le  nôtre,  attentif  surtout  à  l'autorité  des  faits.  Mais  outre  que  ces 
faits  sont  en  réalité,  ils  sont  tels  qu'ils  doivent  être  en  raisons 

Non  pas  que  cette  raison  soit  incapable  de  discerner  par  sa 
propre  lumière  nos  intérêts  et  nos  devoirs.  Mais  quand  elle 
statue  seule  sur  le  devoir  familial,  elle  est  sollicitée  par  dès 
intérêts  contraires.  D'une  part,  elle  reconnaît  que  la  fertilité 
des  races  est  nécessaire  souvent  à  leur  salut,  toujours  à  leur 
influence,  que  les  foyers  aux  enfans  assez  nombreux  pour  for- 
mer une  petite  société,  vivre  en  égaux,  se  supporter,  se  juger, 
s'attacher  les  uns  aux  autres,  ne  pas  attendre  de  la  fortune 
paternelle  un  avenir  paresseux  et  compter  sur  eux-mêmes  sont 
les  meilleures  écoles  de  l'homme.  D'autre  part,  elle  constc^te 
les  surcharges  ajoutées  à  l'existence  des  époux,  par  la  présence 
de  fils  et  de  filles,  par  les  amoindrissemens  que  cette  tyrannie 
domestique  impose  à  la  liberté,  aux  plaisirs,  aux  succès,  à  la 
vocation  des  pères  et  des  mères,  quelquefois  par  la  détresse, 
la  faim,  le  désespoir  auxquels,  pour  donner  la  vie  à  d'autres, 
ils  condamnent  leur  propre  vie. 

Or,  ces  intérêts  opposés  n'exercent  pas  sur  la  raison  un  égal 
empire.  Ceux  d'ordre  général  la  surprennent  comme  lointains, 
l'obligent  à  sortir  de  ses  pensées  habituelles  et,  par  surcroît, 
la  convient  aux  renoncemens  dont  la  récompense  est  future  et 


LA   FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTElNDRE.i  849 

l'incommodité  immédiate  :  ils  exigent  d'elle  à  la  fois  un  effort 
et  un  sacrifice.  Au  contraire,  les  intérêts  particuliers  sont  ceux 
que  la  raison  de  chaque  homme  a  l'habitude  de  connaître.  S'il 
s'agit  d'eux,  elle  n'a  pas  à  se  mettre  en  garde  contre  ses  sollici- 
tudes les  plus  chères,  à  sortir  de  ses  familiarités  les  plus 
intimes.  C'est  au  milieu  d'eux  qu'elle  habite,  ils  ne  cessent  pas 
de  plaider  leur  cause  auprès  d'elle,  elle  a  d'avance  le  goût  de 
les  servir,  et,  comme  ils  ne  lui  proposent  aucune  privation, 
mais  des  avantages  immédiats  et  personnels,  ils  disent  ce  qu'il 
lui  plaît  d'entendre.  Et  par  cela  même  qu'elle  vit  en  ce 
moi  où  régnent  nos  égoïsmes,  entre  eux  et  elle  se  fait  une  confu- 
sion. Elle  leur  commande,  mais  ils  lui  commandent  plus 
encore.  Elle  est  leur  surveillante,  mais  aussi  leur  captive.  Elle  se 
persuade  de  nous  ordonner  ce  que  nous  avons  envie  de  faire  et 
nous  justifie  de  ne  pas  faire  ce  qui  nous  déplaît.  Il  est  donc 
naturel,  si  nous  sommes  seuls  arbitres  de  nos  actes,  que,  solli- 
cités en  sens  contraire  par  les  deux  raisons  qui  se  combattent 
en  nous,  nous  préférions  à  la  visiteuse  austère,  incommode 
et  porteuse  de  contraintes,  la  compagne  accommodante  et 
complice  de  nos  désirs,  car  c'est  celte  raison-là  que  notre 
égoïsme  appelle  la  raison.  Or,  seule  mérite  ce  nom  celle  qui, 
dégagée  de  notre  égoïsme,  est  indifférente  à  nos  préférences, 
n'emprunte  rien  de  son  autorité  à  notre  consentement,  ne  perd 
rien  de  ses  droits  par  nos  refus,  et  impose  son  infaillibilité  à  nos 
insoumissions.  Si  une  telle  lumière  n'existait  pas  pour  éclairer 
les  ombres  que  l'incertitude  des  jugemens  humains  laisse  sur  le 
devoir,  l'univers  serait  une  œuvre  imparfaite.  Si  cette  raison 
indépendante  de  l'homme  et  digne  de  le  gouverner  absolument 
et  sans  fin  existe,  qu'est-elle,  sinon  Dieu  lui-même  ? 

Tel  est  précisément  le  caractère  que  lui  reconnaît  ta  foi. 

Certes,  la  foi  ne  dissipe  pas  dans  l'âme  la  plus  religieuse  les 
inquiétudes  de  la  sagesse  humaine,  les  tentations  de  libertés,  les 
affres  de  misères  qui  s'élèvent  contre  l'enfant  dans  le  cœur  de 
l'incrédule.  Mais  entre  les  deux  hommes  voici  la  différence. 
L'incrédule,  qui  a  pour  guide  unique  de  ses  actes  sa  raison  per- 
sonnelle, a  pour  la  redresser,  si  elle  le  trompe,  une  seule 
autorité,  la  raison  faillible  d'hommes  semblables  à  lui.  Or, 
l'influence  des  uns  sur  les  autres  est  ruinée  par  cette  égalité 
d'origine  et  d'imperfection.  Si  donc  cet  homme  s'est  laissé 
gagner  par  les  sophismes  ennemis  de  la  famille,  il  y  a  invrai- 

TOME    XLIÏ.    —    1917.  54 


850  REVUE    DES    DEUX    MONDESa 

semblance  qu'il  se  laisse  convertir  au  devoir,  soit  par  lui- 
même,  soit  par  autrui  :  par  lui-même,  car  les  erreurs 
qui  l'ont  séduit  ne  cesseront  pas  de  le  tenter;  par  autrui, 
car  ce  serait  croire  plus  à  des  hommes  faillibles  comme  lui 
qu'à  lui-même.  Le  croyant  est  délivré  de  ces  conflits.  Entre 
les  craintes  qui  le  détournent  d'être  père  et  l'ordre  qui  lui 
commande  de  créer,  il  n'y  a  pas  égale  puissance.  Les  répu- 
"  gnances  sont  les  fantômes  d'une  imagination  tourmentée  par 
un  demain  qu'elle  ignore  ;  le  précepte  est  la  voix  du  maître  qui 
dispose  du  présent  et  de  l'avenir.  Dès  lors,  tous  les  conseils  de 
l'égoïsme  sollicitent  en  vain  le  croyant,  en  vain  les  apparences 
donnent  un  air  de  sagesse  à  ses  craintes.  Il  y  a  une  sagesse  à 
laquelle  il  croit  plus  qu'à  la  sienne,  celle-là  lui  rappelle  qu'il  est 
superflu  de  prévoir  et  utile  seulement  d'obéir,  et  que  Dieu 
dément  comme  il  lui  plaît  les  vraisemblances  au  profit  des  siens.-. 
Le  fidèle  parût-il  oublié  par  cette  miséricorde  et  puni  de  sa 
soumission,  il  sait  que  toutes  les  heures  ne  sont  pas  celles  de 
la  récompense,  il  accepte  celles  de  l'épreuve,  dussent-elles  toute 
la  vie  préparer  la  récompense  certaine  des  résignations  patientes. 
Cette  foi  qui  rend  le  devoir  perpétuellement  impérieux,  malgré 
les  souffrances  nées  de  lui,  est  la  source  de  la  fécondité  dans  les 
familles  et  dans  les  races.  Elle  agit,  et  elle  seule  peut  agir  dans 
toutes  les  circonstances  où  l'homme  doit  sacrifier  sa  satisfaction 
immédiate  à  son  vrai  bien,  ou  un  avantage  personnel  au  profit 
d'êtres  plus  nombreux,  plus  vastes,  plus  permanens,  la  famille, 
la  race,  l'humanité.  Et  l'incomparable  service  qu'elle  rend  au 
monde  est  de  sauvegarder  les  intérêts  généraux  qui,  sans  elle, 
seraient  vaincus  dans  la  raison  humaine  par  l'égoïsme  des 
intérêts  particuliers. 

Voilà  le  fait  évident  et  mystérieux.  Le  but,  l'ordre,  l'effi- 
cacité, la  noblesse  de  la  vie  sont  révélés  à  l'homme  par  un 
pouvoir  que  nulle  contrainte  extérieure  ne  sanctionne,  qui 
dans  le  plus  profond  de  la  conscience  préexiste  sans  avoir  été 
choisi,  et  règne  sans  se  montrer.  La  preuve  la  plus  certaine 
que  ce  Dieu  caché  existe  est  qu'il  s'impose  à  nous  contre  nous- 
mêmes  ;  toutes  nos  passions  ont  un  intérêt  constant  à  ce  qu'il 
ne  soit  pas,  et  c'est  lui  qui  obtient  notre  adhésion  volontaire  à 
ce  qui  nous  déplaît  et  nous  coûte.  11  accomplit  depuis  l'origine  du 
monde  le  plus  continu  des  miracles,  puisque  l'homme,  si  jaloux 
de  ne  pas  servir,  joint  les  mains  et  les  tend  aux  liens  sacrés.) 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    S  ETEINDRE. 


851 


Voilà  l'origine  de  la  perpétuité  familiale.  Sans  cette  contrainte 
surhumaine,  les  lois  les  plus  sages,  les  avantages  les  plus 
habilement  offerts  par  l'État  ne  parviendront  pas  à  équilibrer 
dans  les  calculs  de  la  volonté  les  mauvais  risques  apportés 
par  la  famille  à  l'existence  individuelle.  Par  cette  contrainte, 
toutes  les  oppositions  de  l'égoïsme  sont  détruites.  Et  le  père 
n'obtiendrait  pas  autorité  dans  l'État,  et  les  lois  continueraient 
à  dissoudre  le  foyer  des  paysans,  et  l'incertitude  continuerait  à 
compromettre  le  sort  des  ouvriers,  et  la  pauvreté  à  solliciter  dé 
son,  mauvais  conseil  la  plupart  des  époux  :  si  la  foi  restait 
pleine  resteraient  pleins  les  foyers. 

Mais,  par  cela  même  que  la  foi  nous  élève  au-dessus  de  notre 
nature,  elle  est  un  effort  et  notre  nature,  par  sa  pesanteur,  nous 
sollicite  sans  cesse  de  redescendre.  La  terre  qui  nous  attire 
semble  monter  vers  nous,  nous  ressaisit,  et  tous  les  reliefs  du 
sol,  qui  grandissent  de  notre  abaissement,  nous  dérobent  l'éten- 
due du  ciel.  Plus  nous  descendons,  plus,  pour  le  voir  encore,  il 
nous  faut  reprendre  nos  yeux  à  ce  qui  les  retient  et  relever  la 
tête  déshabituée  de  cette  fatigue.  Les  uns,  qui  se  laissent 
tomber  jusqu'à  l'enlizement,  peu  à  peu  engloutis  par  la  des- 
.tinée  présente,  n'appartiennent  plus  qu'à  la  matière.  D'autres, 
par  une  fidélité  d'exilés  à  la  patrie  lointaine,  conservent  la 
croyance  divine  :  mais  ici  pas  d'équivoque.  La  profession  de 
foi  la  plus  catholique  ne  confère  pas,  par  la  seule  vertu  des 
formules,  une  immunité  contre  les  pires  faiblesses.  Et  ce  n'est 
guère  la  posséder  que  l'avoir  seulement  sur  les  lèvres.  Des 
chrétiens  ressemblent-ils  au  païen  : 

...  qui  sentait  quelque  peu  le  fagot 
Et  qui  croyait  en  Dieu  pour  user  de  ce  mot, 

leur  foi  ne  gouverne  pas  l'habitude  de  leurs  actes,  ne  les  garde 
ni  du  mensonge,  ni  de  l'avarice,  ni  de  l'envie,  ni  de  la  cupidité, 
ni  de  l'injustice,  ni  de  la  galanterie,  et  leur  infidélité  habituelle 
aux  devoirs  n'a  pas  chance  de  se  transformer  en  fidélité  au 
devoir  le  plus  incommode,  la  fondation  des  familles.  Ce  sont 
des  croyans  nominaux,  leur  titre  est  un  titre  nu  et,  à  ne  pas 
se  distinguer  des  incrédules,  sinon  par  lui,  ils  font  tort  à  la 
religion  qu'ils  professent,  car  elle  semble  ou  impuissante  à  les 
rendre  meilleurs,   ou    complice  de    leur  duplicité  à  unir  les 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

beaux  préceptes  et  les  laides  actions.  Elle  devient  efficace  pour 
ses  fidèles  le  jour  seulement  où  elle  les  change,  c'est-à-dire  dans 
l'exactitude  du  terme,  les  convertit.  Dès  lors  et  par  toutes  les 
victoires  qu'ils  remportent  sur  eux-mêmes,  elle  les  habitue  à 
se  vaincre  plus  encore,  façonne  leur  liberté  à  vouloir  le  joug,  et 
leur  conscience  à  porter  chacun  de  leurs  actes  aux  pieds  du 
législateur  et  du  juge  souverain. 

Pour  les  soutenir  dans  ce  dur  exercice,  il  leur  faut  un 
appui  et  un  guide.  Ils  sont  rappelés  à  chacun  de  leurs  devoirs 
par  l'insistance  affectueuse,  mais  continue,  de  l'Égiise.  C'est 
l'Église  qui,  au  moment  où  le  monde  antique  s'éteignait  en 
débauche  stérile  et  préparait  la  déshérence  de  la  raison  humairfie, 
apprit  aux  barbares  la  raison  divine  de  la  fécondité  conjugale 
et  par  eux  repeupla  l'Europe.  La  loi  avait  été  si  profondément 
gravée  que,  jusqu'aux  derniers  siècles,  l'Eglise  n'eut  pas  à  se 
répéter  pour  être  obéie.  Elle  se  trouva  embarrassée  de  rompre 
je  silence  quand  les  naissances  commencèrent  à  se  restreindre. 
Elle  savait  que  le  mal  était  dû  à  de  vicieuses  pratiques,  mais 
c'étaient  les  vils  secrets  du  petit  nombre  parmi  les  époux.  Fallait- 
il,  par  une  condamnation  publique  des  pervertis,  apprendre  aux 
irréprochables  la  tentation  du  mal  qu'ils  ignoraient?  La  pru- 
dence parut  déconseiller  des  enseignemens  collectifs  et  trop 
précis  sur  des  matières  si  délicates  ;  des  conseils  discrets 
offraient  moins  de  dangers  et  suffiraient  peut-être.  Et,  quand 
il  fut  certain  qu'ils  ne  suffisaient  pas,  c'est  l'étendue  même  du 
mal  qui  fit  hésiter  la  parole  chargée  de  sauvegarder  la  doctrine. 
Le  parti  pris  de  restreindre  les  naissances  devenait  si  fort  que  le 
combattre  ouvertement  était  risquer  une  révolte  publique:  ne 
valait-il  pas  mieux  encore  patienter  que  rompre,  laisser  à  leur 
bonne  foi  les  époux  mal  instruits  de  la  faute  commise  par  eux 
qu'aggraver  leur  responsabilité  en  leur  donnant  la  pleine  cons- 
cience du  mal  où  ils  ne  cesseraient  pas  de  tomber?  Toutes  ces 
considérations  ont  contribué  au  silence  qui  coûtait  au  clergé  et 
le  laissait  anxieux  comme  tous  ces  compromis  faits  avec  le  mal 
par  peur  d'un  mal  pire.  Le  résultat  a  été  tel  qu'il  ne  laisse  plus 
de  place  à  aucun  doute.  La  prudence  humaine  cesse  d'être  légi- 
time où  il  faut  précisément  déjouer  les  calculs  de  la  prudence 
humaine.  L'Église  ne  doit  pas  par  son  silence  paraître  complice 
des  désordres  que  sa  loi  condamne.  Si  elle  amoindrit  le  devoir 
dont  elle  est  l'interprète,  c'est  son  autorité  qu'elle  amoindrit.) 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.  853 

Si  elle  se  taisait  devant  le  mal  pour  conserver  comme  disciples 
ceux  qui  ne  sont  plus  des  fidèles,  elle  se  déserterait  elle-même.. 
Sa  mission  n'est  pas  de  l'emporter  par  le  nombre,  mais  par  les 
vertus  de  ceux  qu'elle  guide.  Que  beaucoup  l'abandonnent  ne  se 
sentant  plus  le  courage  de  la  suivre,  c'est  leur  faute,  mais  ce 
serait  sa  faute  si  beaucoup  croient  qu'ils  peuvent  être  à  la  fois 
à  elle  et  à  leurs  vices.  Une  minorité  de  chrétiens  véritables  s'im- 
posera au  respect  et  par  lui  accréditera  sa  morale,  une  majo- 
rité de  chrétiens  trop  semblables  aux  incrédules  ne  persuade^ra 
pas  ceux-ci  de  venir  à  elle.  Ces  règles  s'appliquent  aux  doc- 
trines de  l'Eglise  sur  le  devoir  conjugal.  Les  progrès  du  savoir 
licencieux  sont  tels  qu'il  n'y  a  plus  grand  péril  de  troubler  des 
innocences  parfaites  en  condamnant  avec  la  précision  requise 
les  stérilités  volontaires.  La  loi  de  procréation  contient  plusieurs 
commandemens  qui  ne  sont  ni  à  amoindrir,  ni  à  diviser  :  elle  ne 
permet  ni  aux  époux  de  se  faire  plus  prévoyans  que  la  nature, 
ni  aux  maîtres  de  refuser  à  leurs  serviteurs  le  droit  d'être  pères 
et  mères,  ni  aux  propriétaires  d'interdire  systématiquement 
domicile  dans  leurs  maisons  aux  enfans  nombreux.  Tout  cela 
étouffe  la  race,  tout  cela  doit  être  déraciné  pour  la  sauver,  tout 
cela  appelle  l'action  courageuse  de  l'Eglise  (1).) 

(1)  «  Rien  ne  peut  dispenser  d'aborder  de  front  la  question,  si  épineuse  qu'elle 
puisse  être.  C'est  ce  que  comprenaient  les  grands  évêques  du  xvii«  siècle,  en  pré- 
sence des  premières  manifestations  du  mal  dont  nous  souffrons  ;  un  saint  Fran- 
çois de  Sales,  dont  l'Introduction  à  la  Vie  dévote,  trop  souvent  expurgée,  contient 
des  pages  si  nettes  et  si  fermes  sur  les  devoirs  du  mariage,  ou  un  Bossuet  qui, 
dans  son  catéchisme  de  Meaux,  n'avait  pas  craint  d'insérer  cette  demande  et 
cette  réponse  :  «  Dites-nous  quel  mal  il  faut  éviter  dans  l'usage  du  mariage  ?  — 
«  C'est  de  refuser  injustement  le  devoir  conjugal  ;  c'est  d'éviter  d'avoir  des  enfans, 
<i  ce  qui  est  un  crime  abominable.  » 

«  Ce  langage  serait-il  encore  possible  aujourd'hui?  Je  doute  qu'aucun  catéchismr 
le  tienne.  Est-ce  un  progrès  de  ne  plus  pouvoir  l'entendre  ?  Est-ce  par  l'effet 
d'une  pudeur  plus  susceptible?  Ou  bien  parce  que  nous  en  avons  perdu  l'habi- 
tude? Mais  pourquoi  ne  nous  le  laissait-on  plus  voir  dans  tel  livre  ou  le  sujet 
s'amenait  naturellement;  même  dans  les  examens  de  conscience  et  les  manuels 
de  confession  ?  N'a-t-on  pas  réservé  le  sujet  pour  la  confession  sous  prétexte 
qu'il  était  trop  délicat  pour  l'aborder  en  public?  Et  n'a-t-on  pas  ensuite  évité  de 
l'aborder  en  confession,  sous  prétexte  de  ne  pas  «  éteindre  la  mèche  qui  fume 
encore,  »  et  pour  laisser  à  des  fautes  qu'on  n'espérait  plus  empêcher,  du  moins  le 
bénéfice  de  l'excuse  et  de  l'ignorance?  Craignait-on  de  vider  les  églises  et  de 
faire  brusquement  apparaître  derrière  la  façade  catholique  effondrée  des  réalités 
décourageantes  ?  Autant  de  questions  intéressantes  qu'il  serait  prématuré  et  pré- 
somptueux de  traiter...  L'essentiel  est  qu'aujourd'hui,  sous  une  forme  ou  sous 
une  autre,  l'enseignement  nécessaire  soit  donné.  Et  il  l'est,  témoin  les  nombreux 
évêques,  qui  ont  dans  ces  dernières  années  consacré  à  la  dépopulation  des  lettres 
pastorales;  témoin  les  initiatives  particulières  de  plus  en  plus  nombreuses  et  de 


854  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Dès  1908,  alors  que  les  chaires  ne  retentissaient  pas  encore 
de  cet  enseignement,  un  docteur,  un  philosophe,  un  évêque, 
le  cardinal  Mercier,  opposait  en  Belgique,  au  tléau  de  la 
dépopulation  volontaire,  la  consciencieuse  et  justicière  intré- 
pidité qu'il  devait  opposer  plus  tard  au  fléau  de  la  conquête 
féroce.  Déjà  conscient  de  la  solidarité  entre  son  pays  et  le 
nôtre,  il  se  sentait  sollicité  par  «  le  mal  dont,  disait-il,  la 
France  soutîre  si  cruellement,  »  à  préserver  d'un  destin  sem- 
blable «  les  destinées  de  la  patrie  belge.  »  Par  une  lettre  pas- 
torale qui,  dépassant  les  limites  d'un  diocèse,  s'adressait  non 
seulement  à  la  Belgique,  mais  plus  encore  à  la  France,  et  à 
toute  la  société  humaine  où  les  ennemis  de  la  famille  sont 
répandus,  il  rappelait  avec  la  netteté  la  plus  rigoureuse  le 
devoir  chrétien  à  ceux  qui  «  s'insurgent  contre  l'Evangile  et 
contre  Dieu  et  abdiquent  leur  dignité  d'homme,  qui  se  laissant 
assujettir  par  la  passion,  ou  enchaîner  par  l'intérêt,  pratiquent 
le  commerce  conjugal  en  fraude  des  lois  qui  régissent  la  repro- 
duction de  la  vie  (1).  »  Et  chaque  page  deyson  mandement 
prouvait  qu'il  n'est  pas  de  sujet  où  la  pureté  d'un  apôtre  ne 
sache  jeter  sur  l'impureté  des  passions  la  lumière  sanctifiante  du 
devoir.  Cette  lumière  ne  manquera  pas  à  la  France.  Depuis  la 
guerre,  vingt  mandemens  épiscopaux  ont  dit  «  les  honteuses  ori- 
gines et  les  désastreux  ravages  de  la  dépopulation.  Jamais  la 
chaire  chrétienne  n'avait  fait  entendre  d'enseignemens  plus 
précis  sur  cette  matière  délicate  et  n'avait  rappelé  avec  plus  de 
fermeté  «  les  anathèmes  portés  par  Dieu  contre  les  profanateurs 
du  mariage  (2).  »  La  leçon  tombée  de  haut  se  propagera  par  les 
enseignemens  de  la  vie  paroissiale,  et  l'Eglise  accomplira  tout 
son  devoir.  Mais  à  son  courage  il  faut  l'indépendance. 

L'Etat  aussi  a  un  devoir  :  ne  pas  combattre  l'influence  qui 
rend  ce  service  social.  Si  le  catholicisme  a  perdu  en  France, 
il  ne  faut  pas  conclure  à  l'insuffisance  intime  d'un,  postulat 
ébranlé  par  les  attaques  scientifiques  du  scepticisme  contempo- 
rain. Les  deux  principes  hostile»  ne  sont  pas  demeurés  seuls  en 
conflit.  Le  résultat  de  la  lutte  a  été  faussé  parce  qu'un  tiers  est 

plus  eu  plus  zélées  au  fur  et  à  mesure  que  le  fléau  paraît  plus  grave.  »  Edouard 
Jourdan,  Contre  la  dépopulation,  p.  30  et  31. 

(1)  Les  devoirs  de  la  vie  conjugale.  Lettre  pastorale  du  cardinal  Mercier,  1908, 
Imprimerie  Wallon,  Saint-Étienne,  1916. 

(2)  Pour  l'honnêteté  conjugale.  Préface  au  mandement  du  cardinal  Mercier, 
pai"  le  Comité  de  défense  morale  et  religieuse  de  la  Loire,  p.  6. 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.i  855 

intervenu,  pour  soutenir  une  des  doctrines  et  combattre  l'autre-i 
Ce  tiers  est  l'État.  L'État  s'est  fait,  depuis  longtemps  déjà,  une 
foi  d'incrédulité;  au  service  de  cette  incrédulité  il  a  mis  le  pres- 
tige de  son  exemple,  de  ses  déclarations,  de  l'enseignement  qui, 
des  universités  célèbres  aux  écoles  de  village,  forme  le's 
intelligences. 

Se  fùt-il  borné  à  prendre  parti  entre  la  philosophie  incré- 
dule et  la  philosophie  religieuse,  l'État  aurait  méconnu  sa 
compétence.  Il  n'a  pas  pour  tâche  de  créer  l'opinion,  mais  de 
la  servir  :  il  l'avoue  en  parlant  sans  cesse  de  liberté,  et  quelle 
liberté  est  plus  jalouse  que  celle  des  consciences?  Mais  cet' 
appui  intellectuel  aux  théories  d'impiété  leur  fut  le  moindre 
secours  de  l'État:  Cet  État,  de  tous  le  mieux  organisé  pour 
rendre  son  inimitié  redoutable  et  sa  faveur  fructueuse,  a 
employé  toutes  ses  forces,  les  lois,  les  budgets,  les  fonctions  et 
l'arbitraire,  à  réduire  les  catholiques  à  la  condition  de  suspects, 
d'exclus,  d'ennemis  intérieurs.  Il  a  changé  une  lutte  de  doc- 
trine générale  en  une  lutte  d'intérêts  particuliers.  Ceux  qui 
promettaient  respect  à  toutes  les  libertés  pour  entrer  dans  la 
place,  pour  y  rester,  ont  voulu  se  faire  maîtres  de  tout.  Leur 
contradiction  fut  leur  force;  l'immense  butin  des  faveurs  gou- 
vernementales distribuées  sans  scrupule  attacha  à  leur  fortune 
même  une  partie  dé  ceux  qui  réprouvaient  les  luttes  religieuses.i 
Le  fait  que  manquer  à  sa  parole  assurait  l'avenir,  devint  pour 
la  nation  entière  une  leçon  de  scepticisme,  et  le  plus  grand  mal 
ne  fut  pas  que  ce  régime  déçût  la  foi  aux  libertés  publiques, 
mais  qu'il  la  détruisit.  Les  catholiques  même  furent  tentés,  au 
lieu  d'entreprendre  contre  lui  une  lutte  incertaine  et  longue, 
de  s'assurer,  par  l'abandon  de  leurs  croyances,  part  à  la  faveur 
de  l'État.  Ainsi  ont  été  détachés  ceux  qui  ne  sont  pas  faits 
pour  souffrir,  les  ambitieux,  les  timides,  les  tièdes,  les  serviles, 
c'est-à-dire  en  tout  pays,  même  dans  le  nôtre,  beaucoup  de  gens. 

L'irréligion  de  l'État  se  bornât-elle  à  un  apostolat  d'idées,  on 
chercherait  en  vain  une  excuse  à  son  choix.  Combattre  une 
croyance  qui  donne  de  la  noblesse  à  l'homme,  de  la  logique  à 
^existence,  de  l'infini  aux  espoirs,  et  commande  à  chaque  géné- 
ration et  à  chaque  individu  les  sacrifices  nécessaires  à  la  fore© 
des  peuples,  à  la  durée  de  l'espèce  ;  enseigner  comme  préférable 
une  ignorance  qui,  n'apprenant  à  l'homme  ni  son  origine,  ni 
sa  destinée  future,  fixe  toute   sa   sollicitude   sur  l'heure  préi 


856  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sente,  comme  sur  son  unique  bien,  et  rend  illogique  de  sacri- 
fier rien  aux  autres  et  à  l'avenir,  est,  pour  les  responsables  des 
intérêts  ge'ne'raux,  la  plus  pauvre  des  conceptions.  Mettre  à 
prix  l'impiété  des  citoyens  et  la  payer  avec  la  puissance  et  la 
richesse  de  l'Etat  est  la  perversion  la  plus  grossière  de  l'auto- 
rité. Méconnaître  que,  dans  une  démocratie,  la  collaboration 
au  pouvoir  doit  être  accessible  à  tous,  pour  le  profit  exclusif 
de  certains  détourner  ce  qui  appartient  à  la  communauté, 
écarter  ceux  que  leur  intelligence  de  la  vie  et  de  l'homme 
oblige  à  mieux  comprendre  et  à  mieux  servir  les  autres, 
prendre  pour  favoris  ceux  que  leur  scepticisme  destine  à  cher- 
cher et  à  satisfaire  partout  et  aux  dépens  de  tout  leur  propre 
avantage,  est  doublement  trahir  l'intérêt  public.  Encore  s'il 
ne  s'agissait  que  de  théories  fausses,  on  pourrait  prendre 
patience,  compter  sur  le  temps  qui  est  la  pierre  de  touche  des 
idées;  s'il  ne  s'agissait  que  des  accaparemens  iniques,  on  se 
dirait  que  l'injustice  est  le  droit  commun  des  pouvoirs,  qu'après 
celui-ci  un  autre  apportera  sinon  le  dédommagement  de  pra- 
tiques meilleures,  au  moins  la  diversion  d'autres  torts,  et  que 
même  sous  les  pires  régimes  les  peuples  continuent  à  vivre. 
Mais  voilà  précisément  ce  qui  n'est  pas  vrai  du  présent  régime. 
Ses  idées  engendrent  la  mort.  Par  lui  le  peuple  désapprend  de 
durer.  Nous  n'avons  plus  le  temps  d'attendre,  puisque  le  régime 
détruit  l'avenir,  qu'il  n'égare  pas  seulement,  mais  anéantit 
la  race. 

Les  semeurs  de  vide,  quand  ils  ont  commencé  d'étendre  au 
foyer  le  désert  créé  par  eux  dans  la  conscience,  avaient  peut- 
être  une  excuse  :  ne  pas  savoir  ce  qu'ils  faisaient.  Avant  la 
guerre,  l'orgueil  de  la  prospérité  et  les  mœurs  de  la  richesse 
conspiraient  avec  l'enseignement  qu'épuiser  tous  les  plaisirs  de 
toutes  les  heures  est  la  loi  de  la  vie.  Et  il  y  avait  une  rancune 
assez  répandue  de  cette  volupté  contre  la  croyance,  qui  avec  les 
mots  de  sobriété  et  de  sacrifice  montrait  aux  gais  compagnons 
sa  face  de  carême.  Mais  Dieu  a  une  façon  de  se  rappeler  aux 
sociétés  qui  l'abandonnent.  Il  détruit  en  elles  ce  qui  les  séparait 
de  lui.  Au  temps  où  chacun  se  choisissait  sa  vie  a  succédé 
un  temps  où  la  vie  d'un  coup  a  été  imposée  à  tous  par  le  devoir, 
le  devoir  qui  la  rend  triste,  rude,  laborieuse  et  non  seulement 
la  désenchante,  mais  la  sacrifie.  Le  scepticisme  eut  la  surprise 
que  les  attardés  se  trouvassent  des  prévoyans.  Qu'ils  se  fussent 


LA    FLAMME    QUI    NE    DOIT    PAS    s'ÉTEINDRE.i  837 

tenus  prêts  pour  l'épreuve  leur  valut  un  premier  retour  de  consi- 
de'ration.  Non  qu'ils  fussent  seuls  dévoués  et  braves  :  ce  fut 
au  contraire  la  beauté  de  cette  heure  que  la  générosité  ances- 
trale  survécut  intacte  chez  les  égoïstes  de  la  veille  :  mais,  si 
l'illogisme  ajoutait  à  leurs  vertus  plus  de  mérite,  la  constance 
assurait  à  celles  des  croyans  plus  d'autorité.  Surtout  les  croyans 
apportaient  à  la  défense  un  secours  qui  ne  s'improvise  pas,  et 
le  plus  nécessaire.  Quand  on  vit  leurs  fils  supporter  une  telle 
part  de  la  charge  commune  à  tous,  on  eut  quelque  embarras  que 
ces  Français  fussent  traités  en  suspects.  Par  une  intuition  de 
ces  changemens,  les  politiques  jusque-là  les  plus  ardens  aux 
luttes  religieuses  ont,  au  début  de  la  guerre,  en  gardant  pour 
eux  seuls  le  pouvoir,  concédé  du  moins  les  mots  d'Union  sacrée. 
Belle  parole,  si  elle  n'est  pas  qu'une  parole,  si  elle  est  la  pro- 
messe d'une  réforme  sincère,  complète  et  définitive. 

Elle  sera  ce  que  les  catholiques  la  feront.  A  eux  aussi  un 
devoir  s'impose.  Durant  bien  des  années,  ils  ont  pratiqué  sur- 
tout celui  de  la  patience.  Mal  gardés  contre  les  entreprises 
d'une  minorité  haineuse  par  l'indifférence  de  la  multitude,  ils 
redoutaient  d'aggraver  leur  sort  par  trop  d'énergie.  L'énergie 
leur  fut  plus  facile  contre  l'envahisseur.  Elle  réhabilita  les 
croyances  inspiratrices  de  belles  vertus,  à  ce  point  que  dans 
les  premiers  temps  de  la  guerre,  le  retour  à  la  foi  fut  soudain 
et  général.  Il  donna  aux  fanatiques  de  l'incrédulité  une  épou- 
vante qui  dure  encore.  Ils  ont  fait  tout  pour  ramener  à  la  matière 
ce  peuple  transfiguré  par  l'idéal.  Avec  eux  a  conspiré  la  lon- 
gueur de  l'épreuve  :  dans  son  traité  Du  sublime,  Longin 
constate  que  la  loi  du  sublime  est  d'être  courte.  Beaucoup 
après  le  souffle  de  tempête  qui  les  avait  élevés  à  l'extase,  sont 
retombés  où  ils  étaient.  Mais  ceux-là  même  ne  sont  plus  ce 
qu'ils  étaient.  Ils  ne  tiennent  plus  pour  ennemis  les  hommes 
dont  ils  constatent  depuis  quatre  ans  le  patriotisme,  ni  la 
doctrine  dont  ils  ont   reconnu,  fût-ce  un  seul  jour,  la  beauté. 

La  paix  intérieure  régnera  donc  si  elle  n'est  plus  troublée  par 
les  impénitens  du  fanatisme  irréligieux.  Et  leur  tentative  de 
continuer  leur  passé  se  heurterait  à  un  obstacle  nouveau.  La 
France  est  infiniment  lasse  des  bavardages  intellectuels  :  elle 
n'est  plus  sensible  qu'aux  simplicités  claires.  De  ces  évidences, 
la  plus  lumineuse  est  qu'avant  tout  il  faut  sauver  la  race.  Or 
ceux  qui  se  donnaient  pour  chefs  sûrs  ont  compromis  la  race,  et 


858  BEVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

ceux  qu'ils  tenaient  pour  adversaires  l'ont  maintenue.  Que,  déci- 
dément impitoyables  k  leur  pays,  ces  chefs  voient,  à  la  fin  de  la 
guerre  contre  l'étranger,  le  retour  des  discordes  entre  les  fils  de 
la  même  mère,  entre  les  vétérans  de  la  même  armée,  l'opinion 
jugera  tout  sur  un  fait.  La  doctrine  reniée  par  l'Etat  est  celle 
qui  soutient  la  famille  et  perpétue  la  France.  La  doctrine 
adoptée  par  l'Etat  est  celle  qui  diminue  et  détruit  les  nations. 
Le  pouvoir  est  exercé  contre  ceux  qui  peuplent  la  France  par 
ceux  qui  la  dépeuplent.  On  ne  saurait  admettre  que  le  pouvoir 
soit  au  service  des  doctrines  mortelles  à  la  France.  Plus  les 
incrédules,  persévérant  à  demeurer  tels,  et,  logiques  avec  une 
raison  qui  ne  leur  révèle  pas  de  devoirs  désormais,  laissent 
périr  la  famille,  plus  les  croyans  doivent  être  encouragés  à 
réparer  ces  vides,  à  défendre  avec  leurs  fils  nombreux  les  céli- 
bataires et  les  parens  de  fils  uniques.  Quand  les  incrédules, 
non  contens  d'habiter  le  vide  de  leur  foyer,  travaillent,  par  leur 
lutte  contre  les  croyances,  à  amoindrir  la  race,  ils  ne  sont  pas 
seulement  de  pauvres  philosophes,  mais  de  mauvais  Français 
et  les  complices  de  l'étranger. 

Les  catholiques  ont  mérité  ces  destins  meilleurs,  ils  s'en 
doivent  saisir  pour  la  France.  Tendre  la  joue  aux  humiliations 
et  aux  injustices  est  de  la  vertu  quand  on  reçoit  seul  le  soufflet. 
Mais  la  fin  de  l'ostracisme  n'est  pas  seulement  pour  les  catho- 
liques la  restitution  d'avantages  individuels  auxquels  ils  pour- 
raient renoncer,  elle  est  la  condition  d'un  service  national  qu'ils 
ont  à  accomplir.  Ils  n'ont  pas  le  droit  de  consentir  que,  par 
leur  condition  inégale  et  abaissée  dans  l'Etat,  on  fasse  tort  à 
leurs  doctrines,  et,  en  diminuant  leur  influence,  on  attente  à 
la  race. Us  n'ont  pas  le  droit  d'accepter  des  soufflets  qui  tombe- 
raient sur  la  face  de  la  France.  Qu'ils  n'aient  pas  peur  de  la 
défendre  en  se  défendant,  s'il  le  faut.  La  justice  publique 
n'accusera  pas  de  troubler  la  paix  ceux  qui  la  demandent.  Nulle 
garantie  contre  l'impopularité  ne  vaudra  désormais  l'apport 
des  belles  familles.  La  revaache  des  croyans  est  assise  à  leurs 
foyers.  Et  ce  sera  pour  la  civilisation  même  une  grande  victoire 
quand  le  catholicisme,  trop  longtemps  mis  en  échec  par  la 
coalition  des  intérêts  particuliers,  sera  réhabilité  comme  le 
défenseur  manifeste  des  intérêts  généraux. 

Etienne  Lamy. 


POÉSIES 


CELUI   QUI   MEURT 

Regarde  longuement  celui  qui  meurt.  Voilà 
Ce  que  la  guerre  atroce  k  tout  instant  consomme  : 
Elle  puise  en  ce  corps  son  effroyable  éclat; 
La  gloire,  c'est  Verdun,  c'est  la  Marne  et  la  Somme, 
Une  armée,  c'est  un  flot  compact  et  rugissant 
Où  nul  visage  encor  n'émerge  et  ne  se  nomme, 
Où  des  milliers  de  cœurs  ont  confondu  leur  sang, 
Mais  un  mourant,  c'est  un  seul  homme  1 

Un  seul  homme  étendu  :  austère  immensité  1 

Un  seul,  et  tout  le  poids  de  la  douleur  sur  luil 

Un  seul  supplicié  sur  qui  tombe  la  nuit 

Dans  les  champs.  Seul  vraiment.  Pour  lui  s'est  arrêté 

Cet  unanime  élan  de  colère  et  d'audace 

Qui  l'emportait,  puissant,  multiplié,  tenté, 

Epars  dahs  son  effort,  son  espoir  et  sa  race  1 

Il  est  seul,  il  n'est  plus  de  ce  groupe  irrité 

Qui  harcèle  âprement  l'obstacle,  et  l'escalade  1 

11  est  devenu  seul.  C'est  le  plus  grand  malade., 

La  mort  délie  en  lui  les  cordes  du  héros. 

Il  est  tout  seul,  avec  sa  chair,  son  sang,  ses  os, 

Et  toute  sa  chétive  et  faible  exactitude. 

Nul  n'est  semblable  à  lui  :  qui  meurt  n'a  pas  d'égaux. 

Rien  ne  peut  ressembler  à  cette  solitude  1 


860  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

0  corps  mourant  à  qui  plus  rien  n'est  marié  I 

—  L'Histoire  passe  avec  ses  canons,  ses  lauriers, 
Son  tremblement  qui  moud  les  routes  et  les  mondes  I 
Mais  cet  enfant  qui  meurt  ne  sait.  La  lune  est  ronde 
Au  haut  du  calme  ciel  où  tous  les  yeux  humains 

Se  posent  sans  conflit,  cependant  que  les  mains 

S'acharnent  à  tuer.  Où  sont  les  camarades 

De  cet  enfant  qui  meurt?  Mais  les  reconnaît-on 

Ces  guerriers  dans  la  nuit,  ces  obstinés  piétons 

Qui  n'ont  jamais  fini  de  servir?  A  tâtons 

Ils  continuent  l'épique  et  sombre  promenade. 

—  Et  que  pourraient-ils  dire  à  celui-là  qui  meurt?  — 
Que  vous  avez  vaincu,  cher  être,  on  est  vainqueur 
Quand  on  est  ce  mourant  sous  les  astres.  Naguère 
Un  homme  seul,  pareil  à  vous,  sans  qu'on  l'aidât, 

Et  sans  que  nul  scrutât  son  suprême  mystère, 
Mourut,  pareil  à  vous,  sans  se  plaindre,  les  yeux 
Semblables  à  vos  yeux  pleins  d'espace.  0  soldats, 
Dont  le  sang  juvénile  a  coulé  sur  la  terre, 
Soyez  bénis,  chacun,  comme  peut  l'être  un  dieu. 
Christ  de  la  monstrueuse  et  de  la  juste  guerre  I 


ÈPIGRAMME   VOTIVE 

Victoire  aux  calmes  yeux  qui  combats  pour  les  justes, 

Toi  dont  la  main  roidie  a  traversé  l'enfer, 

Malgré  le  sang  versé,  malgré  les  maux  soufferts 

Par  les  corps  épuisés  que  tu  prenais  robustes, 

Malgré  le  persistant  murmure  des  chemins 

Où  la  douleur  puissante  en  tous  les  points  s'incruste, 

Je  te  proclamerais  divine,  sainte,  auguste. 

Si  je  ne  voyais  pas  dans  ta  seconde  main. 

Comme  un  lourd  médaillier  à  jamais  sombre  et  fruste, 

Le  grand  effacemeat  des  visages  humains.» 


POESIES. 


A    MON    FILS 


S61 


Mon  enfant,  tu  n'avais  pas  l'âge  de  la  guerre, 
Tu  n'eus  pas  à  répondre  à  ce  grand  «  En  avant,  » 
Pouvais-je  me  douter,  quand  tu  naissais  naguère, 
Que  je  te  destinais  à  demeurer  vivant? 

Trois  ans,  quatre  ans  de  plus  que  toi,  les  enfans  meurent. 

Car  ce  sont  des  enfans,  ces  sublimes  garçons. 

Bondissant  incendie  au  bout  des  horizons. 

Tandis  que  ton  doux  être  auprès  de  moi  demeure. 

Et  qu'au  son  oppressant  et  délicat  des  heures 

Ta  studieuse  voix  récite  tes  leçons. 

—  Et  voici  qu'une  année  aisément  recommence I 

Mon  cœur,  de  jour  en  jour,  est  moins  habitué 

A  la  mystérieuse  et  sanglante  démence. 

Et  je  songe  à  cela,  d'un  cœur  accentué. 

Cependant  qu'absorbé  par  l'Histoire  de  France, 

Tu  poses  sur  la  table,  avec  indifférence. 

Ta  main  humble  et  sans  gloire,  et  qui  n'a  pas  tuéj 


ODE  A    UN    COTEAU    DE  SAVOIE 

Espiègle  soleil,  tu  ris 
Sur  la  sourcière  prairie. 
Où  trois,  quatre  sources  jettent 
Leur  eau  tintante  et  replète, 
Qui  gonfle,  el  vient  humecter 
L'herbeux  tapis  de  l'été  I 
Les  petits  arbres  fruitiers 
Sont  posés  tout  de  travers 
Sur  ce  coteau  lisse  et  vert! 
Un  neuf  et  frêle  poirier. 
Par  ses  feuilles  sans  repos, 
Pépie  autant  qu'un  oiseau  i 
Il  frémit,  babille,  opine, 
Sous  la  brise  la  plus  ûnQm 


862  REVUE    DES    DEUX   MONDES.t 

Quand,  le  soir,  la  lune  nette 
Le  peinture  d'argent  clair, 
Il  fait,  dans  le  calme  éther, 
Un  bruit  frais  de  castagnettes! 
J'entends  ce  bruit  d'arbre  et  d'eau 
Qui  s'obstine  et  se  de'pense 
Gomme  si  le  monde  immense 
Et  les  vents  qui  montent  haut 
Recherchaient  la  confidence 
De  l'humble  et  faible  coteau  I 

t—  0  petite  bosse  verte 

Que  le  soleil  illumine, 

Renflement  des  prés  inertes, 

Frère  cadet  des  collines, 

Coteau  dont  nul  ne  saurait 

Le  vif  et  pimpant  secret, 

Si  mon  œil,  en  qui  tout  chante, 

N'avait  posé  sa  folie, 

Sa  foi,  sa  mélancolie, 

Sur  ta  mollesse  penchante. 

J'aime  tes  airs  sérieux  ! 

—  Petit  fragment  sous  les  cieux 

De  l'univers  qui  tourmente, 

Toi,  fier  des  sources  ailées, 

De  tes  hautes  roses  menthes 

Dont  les  tiges  sont  mêlées 

A  l'absinthe  crêpelée, 

Toi,  laborieux  autant 

Qu'un  moulin  qui,  tout  le  temps, 

Fait  mouvoir  sa  forte  roue. 

Toi  qui  travailles  et  joues. 

Ne  devrais-je  pas  aussi 

Plier  parfois  mon  souci 

A  des  tâches  coutumières? 

Mais,  cher  coteau,  je  ne  puisi 

Il  faut  à  mon  âme  fière 

Tout  l'univers  pour  appui. 

Non,  je  ne  suis  pas  modeste, 

Je  n'ai  pas  d'humble  devoir^ 


POESIES. 

Tous  mes  rêves,  tous  mes  gestes 
Ont  les  matins  et  les  soirs 
Pour  témoins  sûrs  et  célestes  ! 
Que  veux-tu,  j'ai,  tout  enfant, 
Dans  le  soleil  et  le  vent, 
Gravi  un  secret  chemin, 
Où  ne  passe  nul  humain  ; 
Un  chemin  où  nul  ne  passe. 
Car  il  n'a,  en  plein  espace, 
Ni  bornes,  ni  garde-fou, 
Ni  discernable  milieu.! 
Ceux  qui  franchissent  ces  lieux 
Rendent  les  humains  jaloux! 
L'on  subit  grande  torture 
Sur  ces  sommets  de  Naturel 
Plus  jamais  l'on  n'est  pareil 
A  ce  qui  vit  sur  la  terre. 
Mais  on  est  un  solitaire 
A  qui  parle  le  soleil  1 
Jamais  plus  l'on  ne  ressemble 
A  tous  ceux  qui  vont  ensemble 
Travaillant,  riant,  dormant; 
On  rêve  du  firmament. 
Même  aux  bras  de  son  amant. 
Jamais  plus  l'on  n'est  joyeux. 
Mais  l'on  est  ivre  !  Parfois 
On  est  un  martyr  en  croix. 
D'où  coulent  des  pleurs  de  sang, 
Et  l'on  n'a  plus  d'envieux. 
Mais  on  est  un  cœur  puissant, 
Et  l'on  appartient  aux  dieux! 


PAROLES    DANS    LA    NUIT 

Le  soir  est  un  lac  pâle;  un  floconneux  nuage. 
Tendre  comme  un  œillet,  fleurit  le  bleu  du  ciel. 
C'est  l'heure  inexprimable  où  le  bonheur  voyage, 
Invisible,  certain,  obstiné,  sensuel.; 
11  n'est  de  ciel  vivant  qu'alentour  des  visages  : 


863 


864  REVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

Aimons.  Laisse  mon  front  rêver  sur  tes  genoux, 

Bientôt  ces  soirs  si  beaux  ne  seront  plus  pour  nous.: 

L'on  n'y  pense  jamais,  mais  la  jeunesse  passe. 

Et  puis  le  temps  aussi,  et  c'est  enfin  la  mort. 

Reste,  ne  bouge  pas.  Que  rien  ne  se  de'fasse 

De  tes  yeux  sur  les  miens,  de  tes  doigts  que  je  mords, 

De  tout  ce  qui  nous  fait  si  serrés  dans  l'espace, 

Allégés  de  souhaits,  de  crainte  et  de  remords. 

Et  conformes,  enfin,  aux  éternelles  choses 

Où  tout  penche,  s'apaise  et  humblement  repose. 

Il  n'est  que  de  mourir  pour  échapper  au  temps. 

Et  je  suis  morte  en  toi.  A  peine  si  j'entends, 

Dans  les  confus  soupirs  de  la  nuit  cristalline, 

Le  bruit  léger  d'un  train  faufiler  la  colline... 


Mais  mon  cœur  que  l'amour  avait  exténué, 

Hélas!  sent  rebondir  sa  guerrière  cuirasse. 

Le  vent  de  l'infini  sur  mon  front  s'est  rué, 

Il  n'est  jamais  bien  long  le  temps  qui  me  harasse.^ 

Est-ce  qu'un  jour  mon  cœur  pourra  n'espérer  plus? 

J'ai  toujours  attiré  tout  ce  que  j'ai  voulu. 

Vivre,  aimer,  endurer,  c'est  toujours  l'espérance  '^ 

Si  je  ne  t'aimais  pas  du  fond  de  ma  souffrance. 

Je  pourrais,  mon  amour,  croire  espérer  encor 

Un  autre  triste  amant  dans  un  autre  décor. 

Tu  comprends,  n'est-ce  pas,  ce  que  ces  mots  expriment, 

Puisque  l'amour  permet  que  l'on  rêve  tout  haut. 

Ne  te  tourmente  pas,  mon  âme  est  un  abîme 

De  fidélité  triste,  immense  et  sans  défaut. 

Je  suis  le  haut  cyprès,  debout  sur  la  pelouse. 

Dont  la  branche  remue  au  pas  du  rossignol, 

Mais  qui  reste  immobile  et  qui  bénit  le  sol. 

Tu  rirais  de  savoir  combien  je  suis  jalouse 

Dès  qu'un  de  tes  regards  semble  fixer  au  loin 

Je  ne  sais  quel  espoir  par  quoi  tu  semblés  moins 

Exiger  ma  prodigue  et  turbulente  offrande. 

Mais  je  t'écoute  vivre,  et  ta  faiblesse  est  grande 

Si  je  compare  à  toi  mon  cœur  retentissant. 

Comprends-naoi,  l'univers,  pensif  ou  bondissant. 


poiÉsiEs.  865 

Avec  sa  grande  ardeur  céleste  et  souterraine, 
Est  toujours  de  moitié  dans  mes  jeux  et  mes  peines. 
Ce  conciliabule  ébloui  où  je  vis 
Avec  l'ombre  agitée  et  les  matins  ravis 
M'a  donné  mon  orgueil  rêveur  et  solitaire. 
— '•  Rien  n'a  jailli  plus  haut  du  centre  de  la  terre!  -- 
Et  parfois,  retournant  sur  toi  mes  bras  chargés 
De  ce  fardeau  divin,  invisible,  léger, 
.   Je  te  parais,  dardant  mes  yeux  mystérieux. 
Un  monstre  lapidant  un  homme  avec  les  cieux  I 
Tu  ne  peux  déchiffrer  cette  énigme  qui  songe. 
Et  pourtant,  mon  esprit,  sans  masque  et  sans  mensonge, 
N'aime  que  toi,  ne  veut,  ne  peut  aimer  (i[ue  toi, 
Et  c'est  ce  qui  me  rend  souvent  chétive  et  triste  ; 
II  est  beau  qu'un  amour  obstinément  persiste 
Et  qu'il  soit  comme  un  ciel  d'automne,  lisse  et  coi. 
Et  qu'il  connaisse  aussi  les  misérables  transes 
Que  même  un  sûr  désir  traîne  encor  après  soi. 
Mais  quoil  Ne  plus  goûter  la  subite  présence 
D'un  bonheur  vague  encor,  d'un  brumeux  paradis, 
Ne  plus  rêver,  d'un  cœur  craintif  qui  s'enhardit, 
A  quelque  inconcevable  et  chaude  complaisance.. sj 
Hélas  !  N'écoute  pas  tous  ces  mots  que  je  dis.: 
Mais  j'avais  tant  aimé  l'espérance  ! 


DANS    LA    PAIX    DU    SOIR 

Dans  l'éther  où  la  lune  luit. 
Et  verse  sur  la  capitale 
Sa  grande  paix  provinciale. 
Une  horloge  sonne  minuit. 

—  A  travers  les  nocturnes  voiles. 
Elle  sonne,  on  ne  sait  pas  d'où, 
Et  ce  son  est  si  pur,  si  doux, 
Qu'il  semble  qu'une  blanche  étoile 
Tombe  du  ciel  à  chaque  coup,    . 

—  Douze  coups  lents,  chantans,  tranquilles, 
Comme  l'argent  dans  la  sébile...! 

TOME  XLII.  —   1917.  5S 


866  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 


LE   SOMMEIL 

Je  ne  puis  sans  souffrir  voir  un  humain  visage 
Clore  les  yeux,  dormir,  et  respirer  si  bas  : 
Un  mystère  m'étreint,  j'ai  peur,  je  ne  sais  pas 
Pourquoi  soudain  cet  être  est  devenu  si  sage, 
Sans  défense,  lointain,  hors  de  tous  les  débats... 

—  Ne  ferme  pas  les  yeux  1  Se  peut-il  que  je  voie, 
0  mon  unique  enfant,  ton  clair  et  jeune  corps 
Tout  plein  de  vive  humeur,  de  bourrasque,  de  joie, 
De  colère,  de  feu,  de  raison  et  de  torts. 
Emprunter  tout  à  coup,  dans  la  paix  qui  te  noie, 
L'humble  faiblesse,  hélas!  et  la  bonté  des  morts I 


RENONCIATION 

J'ai  cessé  de  t'aimer,  Vie  excessive  et  triste, 

Mais  tu  t'agrippes  à  mon  corps, 
Mon  être  furieux  veut  mourir,  et  j'existe! 

Et  ta  force  me  crie  :  «  Encor!  » 

Je  me  hausse  en  souffrant  jusqu'au  néant  céleste, 
Mais  tes  pieds  d'aigle  sont  sur  moi; 

Et  plus  je  te  combats.  Destin  sournois  et  leste, 
Plus  notre  embrassement  s'accroît. 

—  Quel. plaisir  désormais,  ou  quelle  accoutumance 

Mêlerait  nos  yeux  ennemis? 
Je  ne  peux  pas  vouloir  que  toujours  recommence 

Une  chance  éclose  à  demi. 

J'ai  tout  aimé,  tout  vu,  tout  su;  la  turbulence 
M'aurait  fait  marcher  sur  les  flots, 

Tant  le  suprême  excès  a  le  calme  et  l'aisance 
Des  larges  voiles  des  vaisseaux! 


POESIES. 


867 


Le  plaisir,  —  c'est-à-dire  amour,  force,  prière,  i — 

Eut  en  moi  son  prêtre  ébloui; 
Je  ne  puis  accepter  de  tâche  familière. 

J'étais  vouée  à  l'inouï. 

Je  ne  peux  pas  vouloir  que  toujours  se  prolonge 

Un  chemin  qui  va  décroissant; 
Le  réel  m'offensait,  la  tempête  et  le  songe 

Secouraient  mon  âme  et  mon  sang. 

Certes,  j'ai  bien  aimé  la  raison,  haute  et  nette, 

Elle  fut  mon  rocher  rêveur; 
Mais  ayant  soutenu  ses  volontés  secrètes, 

Je  cède  ma  force  à  mon  cœur. 

—  Beau  ciel  d'un  jour  d'automne,  où  vraiment  rien  n'espère, 

Ni  l'azur  froid,  ni  l'air  peureux, 
Accueillez  dans  le  deuil  calme  de  l'atmosphère 

Mon  chagrin  candide  et  fougueux! 

Accueillez  votre  enfant  qu'ici  plus  rien  ne  tente, 

A  qui  ce  drame  prompt  survint 
D'avoir  bu  la  douleur  au  point  d'être  contente 

De  quitter  le  soleil  divin! 


QUE   SUIS-JE    DANS    L'ESPACE?...    . 

Que  suis-je  dans  l'espace?  Et  pourtant  je  contiens. 
Cependant  que  le  temps  me  dédaigne  et  me  broie. 
L'infini  des  douleurs  et  l'infini  des  joies, 
Et  l'univers  ne  luit  qu'autant  qu'il  m'appartient  1 

Imperceptible  grain  de  la  moisson  des  mondes, 
Les  flagellans  destins  me  sont  des  oppresseurs. 
Et  pourtant,  par  mes  yeux  sans  entraves,  j'affronte 
Les  astres  dédaigneux  dont  je  me  sens  la  sœur. 
Nul  ne  peut  contester  cette  altière  concorde 
A  l'esprit  que  soulève  une  incessante  ardeur, 
Ca'r  c'est  par  le  regard  que  l'être  a  sa  hauteur, 
Et  l'âme  a  pour  séjour  les  sommets  qu'elle  aborde I 


3(J§  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

SIMILITUDE 

Nous  sommes  surpris  tous  les  deux 

D'être  nous  deux,  et  d'être  ensemble; 

Nous  devinons  que  nos  yeux  tremblent, 

Errant  sur  le  calme  des  cieux, 

Et  nous  croyons,  dans  la  faiblesse 

De  notre  bonheur  ample  et  coi, 

Que  ce  beau  ciel  aussi  nous  voit, 

Et  que  sa  suave  tristesse 

Avec  compassion  s'abaisse 

Sur  vous  qui  songez  près  de  moi.. 

—  Ce  serait  un  sublime  échange 

De  tout  secret  essentiel 

Si  la  musique,  comme  un  ciel 

Qui  soudain  délivre  ses  anges, 

Jaillissait  de  nous  tout  à  coup. 

De  mes  talons  jusqu'à  mon  cou, 

Épandait  son  langage  étrange, 

Ce  saint  langage  sensuel 

Que  seule  donne  la  musique. 

Et  notre  ardeur  serait  unique, 

0  mon  amour,  ma  passion. 

Si  dans  nos  rêves  sans  remède 

Nous  sentions  venir  à  notre  aide 

Cette  ineffable  explosion  I... 

LES    ESPACES    INFINIS 

«  Le  silence  éternel  de  ces  espaces  infiais 
m'effraie.  » 

Pascal. 

Je  reviens  d'un  séjour  effrayant;  n'y  vas  pasi 
Que  jamais  ta  pensée,  anxieuse,  intrépide. 
N'aille  scruter  le  bleu  du  ciel,  distrait  et  vide, 
Et  presser  l'infini  d'un  douloureux  compas! 

Ne  tends  jamais  l'oreille  aux  musiques  des  sphères, 
N'arrête  pas  tes  yeux  sur  ces  coursiers  brûlans  : 
Rien  n'est  pour  les  humains  dans  la  haute  atmosphère, 
Grois-en  mon  noir  vertige  et  mon  corps  pantelante 


POÉSIES.!  869 

Le  poumon  perd  le  souffle  et  l'esprit  l'espérance, 
C'est  un  remous  d'azur,  de  siècles,  de  néant; 
Tout  insulte  à  la  paix  rêveuse  de  l'enfance. 
En  l'abîme  d'en  haut  tout  est  indifférent! 

Et  puisqu'il  ne  faut  pas,  âme,  je  t'en  conjure, 
Aborder  cet  espace,  indolent,  vague  et  dur, 
Ce  monstre  somnolent  dilué  dans  l'azur, 
Aime  ton  humble  terre  et  ta  verte  nature  : 

L'humble  terre  riante,  avec  l'eau,  l'air,  le  feu, 
Avec  le  doux  aspect  des  maisons  et  des  routes, 
Avec  l'humaine  voix  qu'une  autre  voix  écoute, 
Et  les  yeux  vigilans  qui  s'étreignent  entre  eux. 

Aime  le  neuf  printemps,  quand  la  terre  poreuse 
Fait  sourdre  un  fin  cristal,  liquide  et  mesuré; 
Aime  l'humble  troupeau  automnal  sur  les  prés, 
Son  odeur  fourmillante,  humide  et  chaleureuse. 

Honore  les  clartés,  les  senteurs,  les  rumeurs; 
Rêve;  sois  romanesque  envers  ce  qui  existe; 
Aime,  au  jardin  du  soir,  la  brise  faible  et  triste. 
Qui  poétiquement  fait  se  rider  le  cœur. 

Aime  la  vive  pluie,  enveloppante  et  preste. 
Son  frais  pétillement  stellaire  et  murmurant; 
Aime,  pour  son  céleste  et  jubilant  torrent, 
Le  vent,  tout  moucheté  d'aventures  agrestes! 

L'espace  est  éternel,  mais  l'être  est  conscient, 

Il  médite  le  temps,  que  les  mondes  ignorent; 

C'est  par  ce  haut  esprit,  stoïque  et  défiant, 

Qu'un  seul  regard  humain  est  plus  fier  que  l'aurore! 

Oui,  je  le  sens,  nul  être  au  cœur  contemplatif 
N'échappe  au  grand  attrait  des  énigmes  du  monde, 
Mais  seule  la  douleur  transmissible  est  féconde. 
Que  pourrait  t'enseigner  l'éther  sourd  et  passif? 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  vain  j'ai  soutenu,  tremblante  jusqu'aux  moelles, 

Le  combat  de  l'esprit  avec  l'universel, 

J'ai  toujours  vu  sur  moi,  étranger  et  cruel, 

Le  gel  impondérable  et  hautain  des  étoiles  1 

Entends-moi,  je  reviens  d'en  haut,  je  te  le  dis, 
Dans  l'azur  somptueux  toute  âme  est  solitaire. 
Mais  la  chaleur  humaine  est  un  sûr  paradis; 
Il  n'est  rien  que  les  sens  de  l'homme  et  que  la  terre! 

Feins  de  ne  pas  savoir,  pauvre  esprit  sans  recours, 
Qu'un  joug  pèse  sur  toi  du  front  altier  des  cimes, 
Ramène  à  ta  mesure  un  monde  qui  t'opprime, 
Et  réduis  l'infini  au  culte  de  l'amour. 


—  Puisque  rien  de  l'espace,  hélas  1  ne  te  concerne. 
Puisque  tout  se  refuse  à  l'anxieux  appel. 
Laisse  la  vaste  mer  bercer  l'algue  et  le  sel, 

Et  l'étoile  entr'ouvrir  sa  brillante  citerne, 

'« 

Abaisse  tes  regards,  interdis  h.  tes  yeux 
Le  coupable  désir  de  chercher,  de  connaître, 
Puisqu'il  te  faut  mourir  comme  il  t'a  fallu  naître, 
Résigne-toi,  pauvre  âme,  et  guéris-toi  des  cieux..ïi 

C«"  DE  NoAÏLLESa 


LES  HÉRITIERS  ROIROUGE 

FRAGMENS  D'HISTOIRE  GÉNÉRALE 


SCÈNE  DE  LA  VIE  DE  PR0\1NCE 

FRAGMENT  PUBLIÉ  PAR  LE  VICOMTE  DE  SPOELBERCH  DE  LOVENJOUL 


NOTICE 


La  première  mention  connue  de  cet  ouvrage  si  longtemps  projeté 
par  Balzac  se  trouve  imprimée  au  bas  de  la  page  qui,  dans  l'édition 
originale  d'Eugénie  Grandet,  en^suit  immédiatement  le  titre.  Elle  y 
fait  partie  de  la  table  complète,  donnée  ainsi  d'avance,  des  quatre 
volumes  des  Scènes  de  la  Vie  de  Province,  dont  Eugénie  Grandet 
forme  le  tome  premier.  Il  fut  mis  en  vente  le  15  décembre  1833, 
portant  le  millésime  de  1834. 

A  cette  date,  l'œuvre  s'appelait  seulement  Fi'agment,  ou  Fragmens 
d'Histoire  générale.  Cette  étude,  dont  de  trop  courtes  pages  subsistent 
seules,  doit  avoir  été  écrite  vers  cette  époque.  Elle  était  alors  destinée 
au  dernier  volume  des  Scènes  en  question,  dont  les  tomes  trois  et 
quatre  devaient  contenir  les  récits  suivans  :Les  Amours  d'une  laide, 
la  Grande  Bretèche,  le  Cabinet  des  Antiques,  l'Original,  —  Fragmens 
d'histoire  générale,  et  Illusions  perdues.  Par  malheur,  ni  les  A7nours 
d'une  laide,  ni  l'Original,  ni  Fragmens  d'Histoire  générale  n'ont 
jamais  vu  le  jour.  Voici  la  seule  épave  qui  nous  soit  parvenue  de  ces 
trois  tableaux  de  mœurs  provinciales. 

Pendant  les  trois  ans  et  deux  mois  que  dura  la  publication  des 
douze  volumes  de  fees  Études  de  mœurs  au  dix-neuvième  siècle,  dont 

(1)  Copyright  by  la  «  Collection  Spoelberch  de  Lovenjoul,  »  1917. 


872  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

font  partie  les  Scènes  de  la  Vie  de  Province,  —  15  décembre  1833- 
15  février  1837,  —  le  maître  recula  plus  d'une  fois,  ainsi  que  le  fait  se 
produisit  trop  souvent  à  propos  des  écrits  annoncés  par  lui,  les  dates 
fixées  pour  l'apparition  des  différens  récits  que  l'ouvrage  devait 
contenir. 

Il  commença  d'abord  par  inscrire  l'annonce  suivante  au  revers  de 
la  couverture  du  tome  quatre  des  Scènes  de  la  Vie  Parisiemie,  mis  en 
vente  le  l*""  mai  1835  :  «  La  sixième  livraison  [des  Etwles  de  mœurs 
au  dix-neuvième  siècle],  qui  paraîtra  le  l^""  août  prochain,  se  compo- 
sera des  tomes  sept  et  huit  [tomes  trois  et  quatre  des  Scènes  de  la 
Vie  de  Province].  Ces  deux  volumes  compléteront  cette  deuxième 
série,  seront  complètement  inédits  et  coi^tiendront  :  La  Grande 
Brelèche,  le  Cabinet  des  Antiques.  —  Fragment  d'Histoire  Générale, 
Illusions  perdues.  » 

Puis,  n'étant  pas  prêt  le  1"  août,  il  fit  imprimer  ce  nouvel  avis 
au  revers  de  la  couverture  du  tome  premier,  —  publié  après  le  qua- 
trième,—  des  Scènes  de  la  Vie  Parisienne,  lequel  parut  le  15  no- 
vembre 1835  :  «  La  sixième  livraison  [des  Études  de  mœurs  au  dix- 
neuvième  siècle]  qui  paraîtra  en  décembre  prochain,  se  composera  des 
tomes  sept  et  huit  [tomes  trois  et  quatre  des  Scènes  de  la  Vie  de 
Province].  Ces  deux  volumes,  qui  complètent  la  deuxième  série  [et 
l'ouvrage  entier],  seront  entièrement  inédits  et  contiendront  :  la 
Grande  Bretèche,  le  Cabinet  des  Antiques.  —  Fragment  d'Histoire 
Générale,  Illusions  Perdues.  » 

Si,  désespérant  sans  doute  d'avoir  terminé  son  œuvre  à  temps, 
Balzac  renonça  définitivement  dès  le  début  de  1836  à  faire  entrer 
Fragment  d'Histoire  générale  dans  ses  Études  de  mœurs  an  dix-neu- 
vième siècle,  il  n'en  fut  pas  de  même  quant  à  son  intention  formelle 
d'achever  cet  ouvrage  et  de  le  faire  paraître.  C'est  en  1836,  en  effet, 
qu'il  compléta  son  titre,  légèrement  obscur,  en  le  faisant  précéder  de, 
celui-ci  :  Les  Héritiers  Boirouge. 

On  en  trouve  la  preuve  dans  la  lettre  qu'au  printemps  de  cette 
même  année  1836  il  fit  parvenir  à  Madame  Emile  de  Girardin.  Celle-ci 
étant  alors  sur  le  point  de  pubher  son  spirituel  roman  :  la  Canne  de 
Monsieur  de  Balzac,  lui  avait  demandé  quelle  était  l'œuvre  dont  il 
s'occupait  en  ce  moment.  Sa  réponse,  dont  nous  extrayons  le  passage 
suivant,  est  imprimée  tout  entière  dans  sa  Correspondance  :  «  Ma  pre- 
mière publication  sera  le  Lys  dans  la  Vallée;  mais,  si  le  procès  qui 
en  retarde  la  publication  est  perdu,  ce  sera  les  Héritiers  Boirouge.  » 

En  conséquence,  Madame  Emile  de  Girardin  termina  son  livre, 
qui  fut  mis  en  vente  en  mai  1836  (avant  le  gain  par  Balzac  du  procès 
en  question),  par  les  lignes  suivantes  :  «  Qu'est  devenue  la  canne? 
dira-t-on.  Vous  allez  le  savoir.  Elle  est  retournée   aux  mains  de 


LES    HÉRITIERS    BOIROUGE.;  873 

Monsieur  de   Balzac,    et...    les    Héritiers   Boirouge  vont  paraître.  » 

Mais  l'écrivain,  ayant,  en  juin  1836,  gagné  triomphalement  sa 
cause,  il  en  résulta  qu'il  fit  mettre  immédiatement  en  vente  le  Lys 
dans  la  Vallée,  et  qu'il  remit  de  nouveau  dans  ses  cartons  les 
infortunés  Héritiers  Boirouge. 

Toutefois,  à  la  fin  de  ce  même  mois,  Balzac  qui  se  reposait  à  Sache, 
chez  son  anii  de  Margonne,  des  longs  ennuis  causés  par  ce  procès, 
écrivit  à  Emile  Regnault,  le  gérant  de  la  Chronique  de  Paris,  une 
iongue  épitre  recueilHe  aussi  dans  sa  Correspondance. 

Les  lignes  suivantes  tirées  de  cette  lettre  précisent  de  nouveau  son 
intention  de  Livrer  prochainement  à  la  publicité  les  Héritiers  Boirouge 
sans  les  comprendre  dans  les  Éludes  de  mœurs  au  dix-neuvième  siècle 
dont  Madame  Béchet  était  l'éditeur  :  «  J'aurai,  suivant  toute  proba- 
bilité, terminé  les  Illusions  perdues  pour  samedi  prochain.  Je  crois 
que  cela  fera  quatre-vingt-dix  feuillets,  et  j'ai  bien  fait  de  commencer 
par  là,  car  alors  le  Cabinet  des  Antiques  suffirait  pour  compléter  les 
deux  volumes  de  la  veuve  Béchet  ou  dame  Jacquillat.  Elle  ne  mérite 
pas  que  je  lui  donne  les  Héritiers  Boirouge.  Cette  œuvre,  avec  César 
Birotteau,  remplira  la  caisse  du  sieur  Werdet.  » 

Observons  ici  que  les  deux  derniers  volumes  des  Scènes  de  la  Vie 
de  Province,  dus  à  M"^*  Béchet,  comme  complément  des  douze 
volumes  des  Études  de  mœurs  au  dix-neuvième  siècle,  ^aLTureiiisenleiaent 
le  15  février  1837,  alors  que  Werdet  lui  avait  racheté  la  propriété  de 
tout  l'ouvrage.  Le  contenu  de  ces  deux  volumes  trompa  bien  des 
espérances,  car  des  six  études  promises  dès  1833,  ils  n'en  firent  con- 
naître que  deux  :  la  Grande  Bretèche  et  Illusions  perdues.  Fragmens 
d'Histoire  générale  et  les  autres  récits,  annoncés  depuis  si  longtemps, 
y  furent  remplacés  par  la  seule  Vieille  Fille. 

Néanmoins,  les  Héritiers  Boirouge  ne  cessèrent  pas  encore  de 
hanter  l'esprit  de  Balzac.  En  1839,  au  cours  de  la  préface  du  Cabinet 
des  Antiques.  —  supprimée  depuis  dans  la  Comédie  humaine,  —  U 
donna  cette  fois  d'intéressans  détails  sur  l'ouvrage  en  question.  Les 
voici:  «  L'auteur  [du  Cabinet  des  Antiques]  n'a  pas  renoncé  non  plus  au 
Uvre  intitulé  :  les  Héritiers  Boirouge,  qui  doit  occuper  une  des  places 
les  plus  importantes  dans  les  Scènes  de  la  Vie  de  Province,  mais  qui 
veut  de  longues  études  exigées  par  la  gravité  du  sujet.  Il  ne  s'agit  pas 
moins  que  de  montrer  les  désordres  que  cause  au  sein  des  familles 
l'esprit  des  lois  modernes.  » 

Il  nous  faut  parler  maintenant  d'une  sorte  d'énigme,  dont,  par 
malheur,  le  mot  nous  échappe  absolument.  Il  s'agit  du  deuxième 
chapitre  des  Héritiers  Boirouge,  dont  le  titre  seul  est  écrit  sur  le 
manuscrit,  l'ouvrage  demeurant  inachevé  précisément  à  partir  de 
cet  endroit. 


874  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Or,  ce  chapitre  est  intitulé  :  Ursule  Mirouet.  Tout  semblerait  donc 
indiquer  que  l'œuvre  portant  ce  dernier  titre  aurait  pris,  dans  la 
Comédie  humaine,  la  place  qu'y  devaient  occuper  les  B entiers  Boi- 
rouge.  D'une  part,  le  sujet  d'Ursule  Mirouet,  aussi  bien  que  certains 
passages  du  manuscrit  des  Héritiers  Boirovge  faisant  partie  des  deux 
récits,  confirmerait  absolument  cette  opinion,  si,  d'autre  part,  on 
ne  retrouvait,  en  1845,  cette  dernière  œuvre  inscrite  sur  le  catalogue 
détaillé  de  la  future  seconde  édition  de  la  Comédie  humaine,  établi, 
comme  toujours,  longtemps  à  l'avance  par  Balzac. 

Donc,  puisqu'en  1845  les  Héritiers  Boirouge  sont  encore  annoncés 
parmi  ses  ouvrages  à  paraître,  alors  qu'Ursule  Mirouet,  publiée 
en  1841,  se  trouve  pourtant  indiquée  aussi  sur  la  même  liste  impri- 
mée, U  faut  bien  en  conclure  que  les  deux  romans  devaient  compor- 
ter des  sujets  complètement  distincts. 

Laissant  de  côté  cette  question,  insoluble  aujourd'hui,  nous  ter- 
minerons cette  notice  en  rappelant  au  lecteur  qu'Ursule  Mirouet  fit  sa 
première  apparition  dans  le  Messager  dn  25  août  au  23  septembre  1841, 
portant  la  date  de  juin-juillet  de  la  même  année.  L'action  des  Héri- 
tiers Boirouge  se  passe  à  Sancerre,  et  celle  d'Ursule  Mirouet  à 
Nemours.  Il  serait  curieux  d'attribuer  ce  dernier  choix  au  fait  de  la 
mort  de  Madame  de  Berny,  survenue,  comme  on  sait,  le  27  juillet  1836." 

En  effet,  jusqu'à  cette  date,  jamais  Balzac,  qui  venait  constam- 
ment voir  sa  dilecta  à  la  Bouleaunière,  —  habitation  voisine  de 
Nemours,  qu'il  connaissait  donc  parfaitement,  —  ne  prit  ce  cadre 
pour  y  développer  l'action  d'aucun  de  ses  romans.  Mais,  en  1841, 
cette  raison  de  réserve  par  rapport  à  Nemours  n'existait  donc  plus 
pour  lui.  Aussi  Balzac  jugea-t-D  sans  doute,  cinq  ans  après  la  mort 
de  la  meilleure  amie  qu'il  ait  jamais  rencontrée,  pouvoir,  sans  blesser 
aucune  délicatesse,  placer  dans  cette  ville  les  personnages  de  son 
œuvre  nouvelle.  Il  eût  été  d'aDieurs  impossible  de  les  maintenir  à 
Sancerre,  ceux  de  la  Muse  du  Département  étant  déjà  établis,  de- 
puis 1843,  dans  cotte  jolie  cité  du  Cher. 

EnfiuQ,  s'il  reprit  aux  Héritiers  Boirouge  le  nom  de  sa  nouvelle 
héroïne,  U  n'en  fut  pas  de  même  pour  celui  qu'il  avait  si  bien  adapté 
à  toute  cette  famille  de  vignerons,  buveurs  de  rouge,  très  à  leur  place 
à  Sancerre,  située  dans  un  pays  de  vignobles,  mais  dont  l'existence  à 
Nemours  eût  contrasté  comme  exactitude  avec  le  souci  du  détail  pré- 
cis qui  poursuivait  sans  relâche  le  génial  auteur  de  la  Comédie  hu- 
maine. En  revanche,  il  attribua  très  légitimement  ce  nom  à  quelques- 
unes  des  personnaUtés  sancerroises  jouant  un  rôle  dans  la  Muse  du 
Département. 

Comme  dernier  mot,  appelons  l'attention  sur  l'espèce  d'analogie 
existant  entre  ce  début  des  Héritiers  Boirouge,  et  la  généalogie  beau- 


LES    HÉRITIERS    BOIROUGE.  875 

coup  moins  étendue  établie  par  M.  Emile  Zola  pour  ses  Rougon- 
Macquart.  Il  y  a  là,  toutea  proportions  gardées,  une  sorte  de  curieuse 
rencontre  entre  le  maître  du  roman  moderne  et  l'un  de  ses  plus 
puissans  admirateurs. 

Vicomte  de  Spoelberch  deLovenjoul. 

Villa  close,,  août  1897. 

AVANT-SCÈNE 

Avant  d'entreprendre  le  récit  de  cette  histoire,  il  est  néces- 
saire de  se  plonger  dans  le  plus  ennuyeux  tableau  synoptique 
dont  un  historien  ait  jamais  eu  l'idée,  mais  sans  lequel  il  serait 
impossible  de  rien  comprendre  au  sujet. 

Il  s'agit  d'un  arbre  généalogique  aussi  compliqué  que  celui 
de  la  famille  princière  allemande  la  plus  fertile  en  lignes  qui 
se  soit  étalée  dans  Y Almanach  de  Gotha,  quoiqu'il  ne  soit  ques- 
tion que  d'une  race  bourgeoise  et  inconnue. 

Ge  travail  a  d'ailleurs  un  mérite.  En  quelque  ville  de  pro- 
vince que  vous  alliez,  changez  les  noms,  vous  retrouverez  les 
choses.  Partout,  sur  le  continent,  dans  les  îles,  en  Europe,  dans 
les  plus  minces  bourgades,  sous  les  dais  impériaux,  vous  ren- 
contrerez les  mêmes  intérêts,  le  même  fait. 

Ceci,  pour  employer  une  expression  de  notre  temps,  est 
normal. 


Sancerre  est  une  des  villes  de  France  où  le  protestantisme  a 
persisté.  Là,  le  protestant  forme  un  peuple  assez  semblable  au 
peuple  juif  :  le  protestant  y  est  généralement  artisan,  vendeur 
de  merrain,  marchand  de  vin,  prêteur  à  la  petite  semaine,  avare, 
faiseur  de  filles,  il  trace,  il  talle  comme  le  chiendent,  demeure 
fidèle  aux  professions  de  ses  pères,  par  suite  de  son  obéissance 
aux  vieilles  lois  qui  lui  interdisaient  les  charges  publiques;  et, 
quoique,  depuis  la  Révolution,  les  ordonnances  prohibitoires 
aient  été  abrogées,  le  libéralisme  et  l'aristocratie,  ces  deux 
opinions  ennemies,  [ont]  fait  moralement  revivre,  sous  la 
Restauration,  les  anciens  préjugés. 

Il  y  a  la  riche  bourgeoisie  protestante,  et  les  simples  artisans 
industrieux,  deux  nuances  dans  le  peuple.  Or,  la  bourgeoisie 


876 


REVUE    DES    DEUX    MONDES« 


protestante  ne  se  composait  que  de  trois  familles,  ou  plutôt  de  trois 
noms  :  les  Ghandier,  les  Bianchon  et  les  Popinot.  Les  artisans 
se  concentraient  dans  les  Boirouge.les  Mirouet  et  les  Bongrand. 

Toute  famille  qui  n'était  pas  plus  ou  moins  Ghandîer- 
Popinot,  Popinot-Chandier,  Bianction-Popinot,  Popinot-Bian- 
chon,  Chandier-Ctiandier,  Bianchon-Ghandier,  Bianchon-Grand- 
bras,  Ghandier-Grossequille,  Popinot  primu s ,  etc.,  ou  Boirouge- 
Mirouet,  Mirouet-Bongrand,  Bongrand-Boirouge,  etc.,  —  car 
chacun  peut  inventer  les  entre-croisemens  et  les  mille  variétés 
de  ce  kaléidoscope  génératif,  —  cet  homme  ou  cette  femme 
était  ou  quelque  pauvre  manouvrier,  [ou]  vigneron,  [ou]  domes- 
tique, sans  importance  dans  la  ville. 

Après  ces  deux  grandes  bandes,  où  les  trois  races  primi- 
tives se  panachaient  elles-mêmes,  il  se  trouvait  un  troisième 
clan,  dirait  Walter  Scott,  engendré  par  les  alliances  entre  la 
bourgeoisie  et  les  artisans.  Ainsi,  le  protestantisme  sancerrois 
avait  ses  Chandier-Boirouge,  ses  Popinot-Mirouet  et  ses  Bian- 
chon-Bongrand,  d'où  jaillissaient  d'autres  familles,  où  les  noms 
se  triplaient  et  se  sextuplaient. 

Il  résultait  de  ce  lacis  constant  des  familles  un  singulier 
fait  :  le  Mirouet  pauvre  était  étranger  au  Mirouet  riche;  les 
parens  les  plus  unis  n'étaient  pas  les  plus  proches;  une  Ghan- 
dier tout  court,  ouvrière  à  la  journée,  venait  pour  quelques  sous 
travailler  chez  une  Madame  Ghandier-Popinot,  la  femme  du 
plus  huppé  notaire. 

Les  six  navettes  sancerroises  tissaient  perpétuellement  une 
toile  humaine,  dont  chaque  lambeau  avait  sa  destinée,  serviette 
ou  robe,  .étoffe  splendide  ou  doublure;  c'était  le  même  sang  qui 
se  trouvait  dans  ce  corps,  cervelle,  lymphe,  sang  veineux  ou  arté- 
riel, aux  pieds,  au  cœur,  dans  le  poumon,  aux  mains  ou  ailleurs. 

Ges  trois  clans  exportaient  leurs  aventureux  enfans  à  Paris, 
où  les  uns  étaient  simples  marchands  de  vin,  à  l'angle  de 
deux  rues,  sous  la  protection  de  la  Ville  de  Sancerre.  Les  autres 
embrassaient  la  chirurgie,  la  médecine,  étudiaient  le  droit,  ou 
commerçaient. 

Au  moment  où  l'historien  écrit  cette  page  de  leurs  annales, 
il  existe  à  Paris  un  Bianchon,  illustre  docteur,  de  qui  la  gloire 
médicale  soutient  celle  de  l'Ecole  de  Paris.  Quel  Parisien  n'a 
pas  lu  sur  les  murs  de  sa  cité  les  grandes  affiches  de  la  maison 
Popinot  et  compagnie,  parfumeurs,  rue  des  Lombards?  N'y  a-t-il 


LES    HÉRITIERS    BOIROUGE.  877 

pas  un  juge  d'instruction  au  tribunal  de  la  Seine  ayant  nom 
Popinot,  oncle  du  Popinot  parfumeur,  et  qui  avait  épousé  une 
demoiselle  Bianchon,  car  les  Sancerrois-Parisiens  s'allient  entre 
eux  poussés  par  la  force  de  la  coutume,  et  ils  se  répandent  dans 
la  bourgeoisie  avec  la  ténacité  que  donne  l'esprit  de  famille? 

Portons  nos  regards  un  peu  plus  haut.  Examinons  l'huma- 
nité. Ce  coup  d'oeil  sur  l'union  du  protestantisme  sancerrois 
démontre  un  singulier  fait,  dont  voici  la  formule.  Toutes  les 
familles  nobles  du  treizième  siècle  ont  coopéré  à  la  naissance 
d'un  Rohan  d'aujourd'hui.  En  d'autres  termes,  tout  bourgeois  est 
cousin  d'un  bourgeois,  tout  noble  est  cousin  d'un  noble.  Comme 
le  dit  la  sublime  page  des  généalogies  bibliques,  en  mille  ans 
trois  familles  peuvent  couvrir  le  globe  de  leurs  enfans.  Il  suffît, 
pour  le  prouver,  d'appliquer  à  la  recherche  des  ancêtres  et  à 
leur  accumulation,  —  qui  s'accroît  dans  les  temps  par  une 
progression  géométrique  multipliée  par  elle-même,  —  le  calcul 
de  ce  sage  qui,  demandant  au  roi  de  Perse  en  récompense 
d'avoir  trouvé  le  jeu  d'échecs,  un  épi  de  blé  pour  la  première 
case,  en  doublant  la  somme  jusqu'à  la  dernière,  fit  voir  au 
monarque  que  son  royaume  ne  pouvait  suffire  à  l'acquitter. 

Il  s'agit  donc  ici  d'établir,  en  dehors  de  la  loi  générale  qui 
régissait  les  trois  principales  races  protestantes  à  Sancerre, 
l'arbre  généalogique  d'un  seul  rameau  des  Boirouge. 

En  1832,  il  existait  à  Sancerre  un  vieillard  âgé  d'environ 
quatre-vingt-dix  ans,  respectueusement  nommé  le  père  Boirouge. 

Lui  seul,  à  Sancerre,  se  nommait  Boirouge  tout  court,  sans 
aucune  annexe.  Né  en  1742,  il  était  sans  doute  l'enfant  de 
quelque  artisan,  échappé  aux  effets  de  la  révocation  de  l'Edit  de 
Nantes  à  cause  de  sa  pauvreté,  car  l'histoire  nous  apprend  que 
les  ministres  de  Louis  XIV  s'occupèrent  alors  exclusivement 
des  religionnaires  en  possession  de  grands  biens  territoriaux,  et 
furent  indulgens  pour  les  prolétaires.  Que  votre  attention  ne 
se  fatigue  pas! 

En  1760,  à  l'âge  de  dix-huit  ans,  Espérance  Boirouge  (1), 
ayant  perdu  son  père  et  sa  mère,  abandonna  sa  sœur,  Marie 
Boirouge,  à  la  grâce  de  Dieu,  laissa  son  frère,  Pierre  Boirouge, 
vigneron  au  village  de  Saint-Satur,  et  vint  à  Paris,  chez  un 
Chandier,  marchand  de  vin,  établi  carré  Saint-Martin,  au  Fort 

(1)  Balzac  lui  avait  d'abord  attribué  les  prénoms  de  «  Jacques,  Marie,  Joseph.  » 


878  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Samson,  enseigne  protestante,  que  tout  flâneur  pouvait  voir 
encore  en  1820,  au-dessus  des  barreaux  en  fer  de  la  boutique, 
toujours  tenue  par  un  Sancerrois,  et  où  se  buvait  le  vin  du 
père  Boirouge. 

Espérance  Boirouge  était  un  petit  jeune  homme  carré,  trapu 
comme  le  fort  Samson.  11  fut  second,  puis  premier  garçon  du 
sieur  Ghandier,  célibataire  assez  morose,  âgé  de  quarante- 
cinq  ans,  marchand  de  vin  depuis  vingt  années,  et  qui,  lassé 
de  son  commerce,  vendit  son  fonds  h  Boirouge,  afin  de  pouvoir 
retourner  à  son  cher  Sancerre.  Il  y  acheta  la  vieille  maison  qui 
fait  le  coin  de  la  Grande  Rue  et  de  la  rue  des  Saints-Pères,  en 
face  de  la  place  de  la  Panneterie. 

Cet  événement  eut  lieu  vers  la  fin  de  l'année  1765. 

Vendre  son  fonds  de  Paris  à  Espérance  Boirouge  n'était  rien, 
il  fallait  se  faire  payer,  en  toucher  le  prix. 

M.  Ghandier,  sa  maison  acquise,  ne  possédait  que  six  jour- 
nées de  vignes,  et  les  dix  mille  livres,  valeur  de  son  fonds, 
qu'il  voulait  placer  en  vignes,  afin  d'en  vendre  les  récoltes  au 
Fort  Samson,  et  vivoter  en  paix. 

Il  voulut  marier  le  jeune  Boirouge  à  une  Bongrand  (1),  fille 
d'un  marchand  drapier,  qui  avait  douze  mille  livres  de  dot, 
mais,  en  y  pensant  bien,  il  la  garda  pour  lui-même,  n'eut  pas 
d'enfans,  mourut  au  bout  de  trois  ans  de  mariage,  sans  avoir 
reçu  deux  liards  de  ce  coquin  de  Boirouge,  disait-il. 

Ce  coquin  de  Boirouge  vint  à  Sancerre  pour  s'entendre  avec 
la  veuve,  et  il  s'entendit  si  bien  avec  elle  qu'il  l'épousa. 

Sa  sœur,  Marie  Boirouge,  s'était  mariée  à  un  Mirouet,  le 
meilleur  boulanger  de  Sancerre,  et  son  frère,  le  vigneron,  était 
mort  sans  enfans. 

A  trente  et  un  ans,  en  1771,  Espérance  Boirouge  se  trouva 
donc  allié  aux  Bongrand,  eut,  sans  bourse  délier,  /e  Fort 
Samson,  et  sa  femme  lui  apporta  douze  mille  livres  placées  en 
vignes,  les  vignes  du  vieux  Ghandier,  et  la  maison  située  au 
coin  gauche  de  la  rue  des  Saints*Pères,  dans  la  Grande-Rue. 
Cette  maison,  il  la  loua;  les  vignes,  il  en  donna  le  gouverne- 
ment au  sieur  Bongrand,  son  beau-père,  en  se  promettant  bien 
d'en  vendre  lui-même  les  produits,  et  il  revint  à  Paris  faire 
trôner  sa  femme  au  comptoir  d'étal n  du  Fort  Samson. 

Une  circonstance  aida  à  la  fortune  de  l'heureux  Boirouge. 

(1)  Balzac  avait  d'abord  écrit  :  Une  Mirouet. 


LES    HERITIERS    BOIROUGE. 


879 


L'Opéra  brûla,  fut  reconstruit  à  la  Porte^Saint-Martin,  et 
comme  le  Fort  Samson  était  réputé  pour  débiter  du  vin  excel- 
lent et  non  frelaté,  tous  les  gens  des  bonnes  maisons  vinrent  y 
boire,  en  attendant  la  sortie  de  leurs  maîtres. 

La  femme  de  Boirouge  était  une  bonne  ménagère,  économe 
et  proprette;  elle  eut  trois  enfans,  trois  garçons,  l'aîné  Joseph, 
le  second  Jacques,  le  troisième  Marie.  Elle  les  éleva  tous  très 
bien  et  mourut  après  les  avoir  tous  établis  et  mariés  à  Sancerre, 
voici  comment  : 

Joseph  apprit  à  Paris  le  commerce  de  la  draperie,  et  succéda 
naturellement  à  son  grand-père  maternel,  Bongrand;  il  épousa 
une  Bianchon,  et  fut  la  tige  des  Boirouge-Bianchon. 

Le  second,  mis  chez  un  apothicaire  à  Paris,  vint  à  Sancerre 
épouser  la  fille  d'un  Chandier,  apothicaire  à  la  Halle,  dont  il 
prit  l'établissement,  et  fut  la  souche  des  Boirouge-Ghandier. 

Le  troisième,  le  plus  aimé  de  Boirouge  et  de  sa  femme,  fut 
placé  chez  un  procureur  au  Chlet  (1),  et  se  trouvait  juge  à 
Sancerre,  où  il  avait  épousé  une  Popinot.  Il  y  eut  donc  une 
troisième  ligne,  [celle]  de  [s]  Boirouge-Popinot. 

En  4800,  le  père  Boirouge  avait  rendu  ses  comptes  à  ses 
trois  enfans,  qui  avaient  également  tous  hérité  de  leurs  ayeux 
maternels,  et  le  bonhomme  était  revenu  habiter  sa  maison  de 
Sancerre,  après  avoir  vendu  le  fonds  du  Fort  Samson  au  fils  de 
sa  sœur,  Gélestin  Mirouet,  qui  se  trouvait  sans  un  sou. 

Ce  Gélestin  Mirouet  était,  depuis  dix  ans,  le  premier  garçon 
de  son  oncle,  et,  depuis  dix  ans,  il  menait  une  vie  très  dissi- 
pée, en  compagnie  d'une  mauvaise  fille  de  Sancerre,  qu'il  avait 
rencontrée  à  Paris.  Il  mourut  en  1810,  en  faisant  [une]  faillite 
où  le  père  Boirouge  perdit  environ  dix  mille  francs,  —  le  prix 
de  deux  récoltes  envoyées  au  Fort  Samson,  —  et  son  neveu  lui 
recommandait  une  petite  fille  de  dix  ans,  laquelle  se  trouvait 
[réduite]  à  la  mendicité. 

Madame  Mirouet,  mère  d'Ursule  Mirouet,  avait  quitté  son 
mari  pour  devenir  la  maîtresse  d'un  colonel.  Elle  fut  figurante 
au  théâtre  Montansier,  et  périt  misérablement  à  l'hôpital. 

Ainsi,  la  branche  collatérale  féminine  du  père  Boirouge  se 
trouvait  représentée  par  une  pauvre  enfant  de  six  ans  (2),  sans 

(1)  Pour  :  Procureur  au  Châtelet. 

(2)  Balzac  avait  d'abord  écrit  ci-dessus  :  six  ans,  puis  avait  corrigé  pour  mettre 
dix  ans  ;  ici,  il  a  laissé  :  six  ans. 


880  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pain,  sans  feu  ni  lieu.  En  mémoire  de  sa  sœur,  le  vieux  Boi- 
ronge  recueillit  donc  son  arrière-petite-nièce  dans  sa  maison 
de  Sancerre,  en  1810. 

Vers  la  fin  de  l'anne'e  1821,  époque  à  laquelle  commencent 
les  événemens  de  cette  histoire,  le  père  Boirouge  était  à  la  tête 
d'une  immense  famille. 

Boirouge-Bongrand,  son  fils  aîné,  était  mort,  laissant  deux 
fils  et  deux  filles,  tous  quatre  mariés  et  ayant  tous  quatre  des 
enfans,  ce  qui  faisait,  de  ce  côté,  quatre  héritiers  du  père  Boi- 
rouge, ayant  chacun  des  enfans.  Or,  à  quatre  par  famille,  cette 
branche  offrait  vingt-quatre  têtes,  et^se  composait  de  Boirouge- 
Bongrand,  dit  Ledaim,  de  Boirouge-Bongrand,  dit  Grosse-Tête, 
de  Mirouet-Boirouge-Bongrand,dit  Luciot,de  Popinot-Boirouge- 
Bongrand,  dit  Souverain,  car  chacun  des  chefs  avait,  d'un 
commun  atcord,  adopté  des  surnoms  pour  se  distinguer,  et, 
dans  la  ville,  ils  étaient  connus  plus  sous  les  noms  de  Ledaim, 
de  Grosse-Tête,  de  Luciot  et  de  Souverain,  que  sous  leurs 
doubles  noms  patronymiques.  Ledaim  était  drapier,  Grosse- 
Tête  faisait  le  commerce  du  merrain,  Luciot  vendait  des  fers 
et  des  aciers,  Souverain  tenait  le  bureau  des  diligences  et  était 
directeur  des  assurances. 

La  seconde  ligne,  cellje  des  Boirouge-Chandier,  l'apothi- 
caire, s'était  divisée  en  cinq  familles,  et  Boirouge-Chandier 
avait  péri  malheureusement  en  faisant  une  expérience  chimique. 
Son  fils  aine  lui  avait  succédé  et  gardait  le  nom  de  Boirouge- 
Chandier.  Il  était  encore  garçon,  mais  il  avait  deux  frères  et 
deux  sœurs.  L'un  de  ses  frères  était  huissier  à  Paris  ;  l'autre 
tenait  l'auberge  de  VÉcu  de  France;  l'une  de  ses  sœurs  avait 
épousé  un  fermier,  et  l'autre  le  maître  de  poste.  Cette  seconde 
ligne  présentait  un  total  de  trente  personnes,  tenant  par  ses 
alliances  à  toute  la  population  protestante. 

La  troisième  branche  issue  du  père  Boirouge  était  celle  du 
juge  Boirouge-Popinot.  M.  Boirouge-Popinot  vivait  encore; 
il  avait  six  enfans,  tous  destinés  au  barreau,  au  notariat  et  à  la 
magistrature.  L'aîné  était  substitut  du  procureur  du  Roi  à 
Nevers;  le  second  était  notaire  à  Sancerre;  le  troisième,  avoué 
à  Paris;  le  quatrième  y  faisait  son  droit;  le  cinquième,  âgé  de 
dix  ans,  était  au  collège  [à  Vendôme].  Le  premier  enfant  du 
juge  était  une  fille,  mariée  à  un  médecin  de  Sancerre,  M.  Bian- 
clion,  le  père  du  célèbre  docteur  Bianchon,  de  Paris,  lequel 


LES    HERITIERS    BOIROUGE.  881 

avait  épousé  en  secondes  noces  Mademoiselle  Boirouge-Popinot. 
Cette  ligne  avait  un  personnel  de  neuf  têtes;  mais  le  juge  était 
le  seul  héritier  vivant  direct  du  père  Boirouge.  Ainsi,  le  fils  le 
plus  aimé  parmi  les  trois  restait  le  dernier. 

A  moins  de  quelque  mort  nouvelle,  en  1821,1a  succession  du 
père  Boirouge  se  partageait  entre  neuf  pères  de  famille.  Le  juge 
y  prenait  un  tiers;  le  second  tiers  appartenait  aux  quatre  Boi- 
rouge de  la  première  branche,  et  le  dernier  aux  cinq  Boirouge 
de  la  deuxième  branche.  Le  bonhomme  avait  empli  Sancerre 
de  ses  trois  lignées,  qui  se  composaient  de  treize  familles  et  de 
soixante-treize  personnes,  sans  compter  les  parens  par  alliance. 
Aussi,  ne  doit-on  pas  s'étonner  de  la  popularité  attachée  à  la 
vieille  maison  située  dans  la  Grande-Rue,  que  l'on  nommait  la 
Maison  aux  Boirouge.  Au-dessus  de  cette  gent  formidable,  le 
père  Boirouge  s'élevait  patriarcalement  ;  uni  par  sa  femme  à  la 
grande  famille  des  Bongrand,  qui,  fleuve  humain,  avait  égale- 
ment envahi  le  pays  sancerrois,  et  foisonnait  à  Paris  dans  le 
commerce  de  la  rue  Saint-Denis. 

Toutes  ces  tribus  protestantes  n'expliquaient-elles  pas  les 
tribus  d'Israël?  Elles  étaient  une  sorte  d'innervation  dans  le 
pays;  elles  y  touchaient  à  tout.  Si  elles  avaient  eu  leur  égoïsme 
de  race,  comme  elles  avaient  un  lien  religieux,  elles  eussent  été 
dangereuses;  mais  là,  comme  ailleurs,  la  persécution  qui  res- 
serre les  familles,  n'existant  plus,  ce  petit  monde  était  divisé 
par  les  intérêts,  en  guerre,  en  procès  pour  des  riens,  et  ne  . 
s'entendait  bien  qu'aux  élections.  Encore  le  juge,  M.  Boirouge- 
Popinot,  était-il  ministériel;  il  espérait  être  nommé  président 
du  tribunal,  avancement  légitimement  gagné  par  vingt  années 
de  service  dans  la  magistrature. 

Les  membres  de  cette  famille  étaient  donc  plus  ou  moins 
haut  placés  sur  l'échelle  sociale.  Quoique  parens,  les  relations 
suivaient  la  loi  des  chacun  à  chacun  de  la  trigonométrie;  elles 
étaient  intimes  selon  les  positions. 

Enfin,  quoique  la  succession  du  père  Boirouge  intéressât 
treize  familles  et  une  centaine  de  personnes  dans  Sancerre,  le 
banhomme  y  vivait  obscurément;  il  ne  voyait  personne;  son 
fils,  le  juge,  le  visitait  parfois;  mais,  s'il  jouissait  du  plus  grand 
repos,  il  mettait,  le  soir,  bien  des  langues  en  branle,  car  il 
était  peu  de  ses  héritiers  qui,  à  propos  d'une  économie  ou  d'une 
dépense  ne  dît  :  «  Quand  le  père  Boirouge  aura  tortillé  l'œil, 

TOME    XLII.    1917.  56 


882  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

j'achèterai,  j'établirai,  je  ferai,  je  réparerai,  je  construi- 
rai; »  etc.  Depuis  dix  ans,  ce  cercueil  était  l'enjeu  de  vingt- 
cinq  personnes  dans  leur  partie  avec  le  hasard,  et  depuis  dix 
ans,  le  hasard  gagnait  toujours.  Quiconque  descendait  la 
Grande-Rue  de  Sancerre,  en  allant  de  la  Porte-César  à  la 
Porte-Vieille,  disait  en  arrivant  à  la  Place  de  la  Panneterie  et 
montrant  la  vieille  maison  aux  Boirouge  :  «  Il  en  a  des  écus^ 
celui-là!  » 

Gomme  dans  toutes  les  villes  de   province,  et  dans  tous  les     , 
pays,  chacun  avait  fait  un  devis  approximatif  de  la  succession 
Boirouge. 

Ses  enfans  établis,  sa  femme  morte,  ses  comptes  rendus,  le 
bonhomme  possédait  la  maison  que  lui  avait  léguée  sa  femme, 
trente  journée  de  vignes,  une  métairie  de  sept  cents  livres  de 
rente,  et,  disait-on,  une  somme  de  vingt  mille  francs  en  écus,  . 
de  laquelle  il  avait  frustré  ses  enfans  en  la  gardant  toute  pour 
lui,  au  lieu  de  la  faire  porter  à  l'actif  de  la  communauté  lors  de 
l'inventaire.  Comme  [le]  bonhomme  avait,  pendant  longtems, 
prêté  à  dix  pour  cent  en  dedans,  et  qu'il  vendait  avantageuse- 
ment ses  récoltes  au  Fort  Samson,  ses  revenus  étaient  évalués 
entre  dix  et  douze  mille  livres  qu'il  avait  dû  mettre  de  côté 
chaque  année,  en  grossissant  toujours  le  capital  par  l'adjonc- 
tion des  intérêts. 

Le  vieillard  avait  constamment  loué,  pour  deux  cents  francs, 
le  premier  étage  de  sa  maison,  et  sa  manière  de  vivre  per- 
mettait de  supposer  qu'en  ajoutant  mille  francs  à  cette  somme,, 
toutes  ses  dépenses  étaient  couvertes. 

Or,  vingt-deux  ans  d'économies  produisaient  un  capital 
d'environ  trois  cent  mille  francs  dont  il  n'existait  aucune  trace 
à  Sancerre.  A  l'exception  de  cent  arpens  de  bois  que  le  père 
Boirouge  avait  achetés  en  1812,  et  d'une  seconde  métairie,  d'un 
produit  d'environ  neuf  cents  francs,  qui  jouxtait  la  sienne  et  qu'il 
avait  acquise  en  1819,  personne  ne  savait  où  il  plaçait  ses 
économies.  Sa  fortune  au  soleil  était  évaluée  à  deux  cent  cin- 
quante mille  francs,  par  les  uns,  à  cent  mille  écus  par  les  autres. 
Mais,  généralement,  les  capitaux  mystérieux  et  les  biens  terri- 
toriaux représentaient  six  cent  mille  francs  dans  l'esprit  de 
chacun.  Depuis  deux  ans,  ce  capital,  fruit  de  la  longévité, 
devait  donc  s'augmenter  de  dix  mille  écus  par  an. 

Quelle  serait  cette  fortune,  si,  comme  le  prétendaient  quel- 


LES    HÉRITIERS    BOIROUGE.  883 

ques  malicieux  Sancerrois,  il  prenait  fantaisie  au  bonhomme 
d'aller  à  cent  ans! 

—  Il  enterrera  ses  petits-enfans!  disait,  au  commencement 
de  l'hiver,  en  1821,  le  fils  aîné  de  Boirouge-Soldet,  qui  servait 
de  commis  à  son  père,  et  qui  était  venu  parler  à  sa  cousine,  la 
femme  de  Boirouge-Chandier-fils-aîné,  l'apothicaire. 

La  reine  des  boutiquiers  de  la  Halle  était  une  Bongrand, 
célèbre  par  sa  beauté.  Elle  se  tenait  sur  le  seuil  de  sa  porte,  et 
regardait,  ainsi  que  son  cousin,  le  père  Boirouge  qui  marchan- 
dait un  sac  de  blé  à  un  de  ses  fermiers. 

—  Oui,  cousine,  ce  seront  les  enfans  de  ses  arrière-petits- 
enfans  qui  auront  à  partager  ses  biens. 

—  Beau  venez-ij-voir,  répondit-elle.  Laissàt-il  un  million, 
qu'est-ce  que  ce  sera,  s'il  faut  le  distribuer  à  cent  héritiers  ! 
Tandis  qu'aujourd'hui,  son  fils,  le  juge,  aurait  au  moins  le 
plaisir  de  jouir  d'un  bel  héritage,  et  mon  mari,  qui  aurait  le 
quart  du  tiers,  pourrait  en  faire  quelque  chose. 

—  Ses  héritiers  auront  des  noix  quand  ils  n'auront  plus  de 
dents,  dit  le  fils  du  maître  de  poste,  qui  venait  d'acheter  de 
l'avoine,  et  qui  s'approcha  de  la  boutique. 

—  C'est  vrai,  répondit  Madame  Boirouge-Chandier-fils- 
aîné;  il  se  porte  comme  un  charme.  Voyez!  il  fait  son  marché 
lui-même,  il  va  sans  bâton,  il  a  l'œil  clair  comme  celui  des 
basilics  dont  Chandier  vend  de  l'huile. 

—  Le  bonhomme,  voisine,  trouve  avec  raison  que  c'est  mal- 
sain de  mourir. 

—  Que  fait-il  de  ses  écus?  Pourquoi  n'en  donne-t-il  pas  à 
ceux  de  ses  héritiers  qui  en  ont  besoin?  dit  le  jeune  Soldet. 

— -  Cousin,  dit  la  femme  de  l'apothicaire,  ce  qu'il  ferait  pour 
l'un,  il  devrait  le  faire  pour  l'autre;  et  alors  il  aurait  trop  à  faire. 

—  Tenez,  cousine,  dit  en  souriant  le  fils  du  maître  de  poste, 
le  bonhomme  a  près  de  lui  une  pie  qui  s'entend  à  becqueter  le 
grain,: 

Et  il  salua  la  femme  de  l'apothicaire  et  le  jeune  Soldet,  après 
avoir  montré  du  doigt  une  jeune  fille  qui,  sans  doute,  venait 
quérir  le  père  Boirouge,  car  elle  le  cherchait  au  milieu  de  la 
foule,  le  trouva,  lui  parla,  et  reprit  de  compagnie  avec  lui  le 
chemin  de  sa  maison.  Mais  le  vieillard  fut  arrêté  précisément 
à  quelques  pas  de  la  boutique  de  l'apothicaire  par  un  [de]  ses 
vignerons. 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Croyez- VOUS,  cousine,  ce  que  l'on  dit  de  cette  jeunesse  ? 
demanda  Soldet  en  montrant  Ursule  Mirouet. 

—  Elle  pourrait  bien  écorner  la  succession;  en  tout  cas,  elle 
aurait  gagné  son  argent,  car  le  bonhomme  n'est  pas  un  Adonis, 

Ce  méchant  propos  aurait  certes  blessé  l'âme  d'un  de  ces 
jeunes  gens  que  les  romanciers  ne  mettent  pas  en  scène  sans 
leur  donner  une  provision  de  beaux  sentimens;  mais  il  fit 
sourire  Augustin  Soldet,  car  il  pensa  qu'Ursule  Mirouet  serait 
alors  un  bon  parti. 

—  Adieu,  cousine,  dit-il. 

Il  vint  pour  saluer  la  jeune  fille;  mais  en  ce  moment  même 
le  bonhomme  Boirouge  avait  fini  ses  recommandations  à  son 
vigneron,  et  prenait  la  Grande-Rue  pour  descendre  chez  lui, 
car  la  Grande-Rue  de  Sancerre  est  une  rue  en  pente  qui  mène 
au  point  le  plus  élevé  de  la  ville,  à  une  espèce  de  mail,  situé  à 
la  Porte-César,  que  domine  cette  fameuse  tour  aperçue  par  les 
voyageurs  à  six  lieues  à  la  ronde,  la  seule  qui  reste  des  sept  tours 
du  château  de  Sancerre,  dont  les  débris  appartiennent  à  M.  Roy. 

Soldet  regarda  la  jupe  plissée  que  portait  Ursule,  et  se  plut 
à  deviner  la  rotondité  des  formes  qu'elle  cachait,  leur  fermeté 
virginale,  en  pensant  que  la  femme  et  la  dot  étaient  deux 
bonnes  aflaires  qui  ne  lui  échapperaient  point.  En  effet,  en  pas- 
sant devant  la  fenêtre  de  la  salle  où  se  tenait  Ursule,  il  n'avait 
jamais  manqué  de  s'arrêter  et  de  faire  avec  elle  un  petit  bout 
de  conversation,  en  la  nommant  sa  cousine. 

II 

URSULE   MIROUET 

Jamais  nom  ne  peignit  mieux  la  personne  k  laquelle  il 
appartenait  :  Ursule  Mirouet  ne  réveille-t-il  pas  dans  l'esprit 
une     ï^     .; - 

H.  DE  Balzac. 


LA  FOIRE   DE  RABAT 


DANS  LE  MYSTÈRE  DU  MOGHREB 


VI.    —    UNE    NUIT    MAROCAINE 

Ces  nuits  d'été  marocaines,  je  les  préfère  encore  au  jour,  si 
traîtresses  qu'elles  soient  avec  leur  fraîcheur  mouillée.  L'œil  ne 
ressent  plus  la  fatigue  de  s'accommoder  à  la  lumière,  et  dans 
l'air  sont  suspendus  tant  de  bruits  singuliers  que  même  un 
aveugle,  je  crois,  y  trouverait  son  plaisir.  Mais  pourquoi  pro- 
noncer ce  mot  si  triste  :  aveugle?  Dans  ce  pays  où  ils  sont 
innombrables,  ceux  que  ne  réjouit  plus  le  spectacle  coloré  des 
choses,  on  ne  leur  donne  point  ce  nom  enténébré.  On  les 
appelle  des  «  clairvoyans,  »  comme  si  la  force  de  leurs  regards 
éteints  s'était  retournée  vers  l'invisible  et  que  Dieu  leur  permît 
de  lire  ses  secrets  dans  la  nuit. 

Au  milieu  du  quartier  des  grandes  maisons  silencieuses,  il 
est  une  rue  de  fruitiers,  de  bijoutiers  et  de  notaires,  où  chaque 
jour,  à  midi,  le  cadi  tient  ses  audiences  dans  une  petite  mos- 
quée assiégée  par  les  plaideurs.  A  cette  heure  avancée  du  soir, 
le  tribunal  est  fermé.  Fermées  aussi  les  armoires  où  les  graves 
notaires,  nonchalamment  étendus  sur  des  coussins  de  cuir, 
dans  leurs  vêtemens  de  fine   laine,  égrènent   un  chapelet  en 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  septembre. 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attendant  le  client,  ou  bien,  assis  devant  leurs  pupitres  de 
poupée,  une  plume  de  roseau  à  la  main,  semblent  écrire  des 
actes  fantaisistes,  tant  les  caractères  qu'ils  tracent  d'une  main 
grasse  et  légère  sont  bistournés  et  gracieux.  Il  n'y  a  d'ouvert  à 
cette  heure,  dans  cette  rue  de  la  basoche,  que  les  boutiques  des 
fruitiers,  gloire  de  l'été  finissant,  et  chacun  s'arrête  au  passage 
pour  rapporter  à  la  maison  des  raisins  ou  un  concombre.  Le 
feu  du  marchand  de  beignets,  allumé  sous  son  échoppe,  jette 
sur  tout  ce  coin  de  rue  une  Itieur  d'enfer.  Gomment  lui-même, 
assis  juste  au-dessus  de  son  fourneau,  n'est-il  pas  cuit,  recuit, 
bouillant  comme  l'huile  où  crépitent  ses  petits  gâteaux  au 
miel?  A  la  lumière  de  ce  brasier,  sous  un  plafond  de  cabats 
éventrés  d'où  s'échappent  des  plantes  jaunies,  l'herboriste- 
sorcier  va  chercher  dans  ses  poussières  de  quoi  brouiller  un 
ménage,  faire  mourir  un  mari,  ramener  l'amant  infidèle,  ou 
simplement  guérir  un  rhume,  —  vieille  herbe  séchée  elle- 
même,  vieux  débris  d'une  médecine  qui  fut  verdoyante  jadis 
sous  les  arceaux  d'Espagne,  et  qui  ne  vit  plus  aujourd'hui  que 
d'un  rayon  de  lune. 

Non  loin  du  magicien  blafard,  sous  l'auvent  du  bijoutier, 
une  boîte  à  musique,  parmi  les  colliers  barbares  et  les  bracelets 
d'or  et  d'argent,  joue  d'une  voix  édentée  une  musique  grêle  et 
mièvre,  où,  sur  un  fond  langoureux  de  violons,  se  détachent 
les  notes  aiguës  et  les  sonnettes  de  quelque  chapeau  chinois.  A 
force  d'avoir  tourné  dans  quelque  harem  inconnu  de  Rabat,  de 
Marrakech  ou  de  Fez,  cela  a  pris,  à  l'usage,  je  ne  sais  quel  air 
exotique,  plus  oriental  que  l'Orient  même,  sous  lequel  je 
reconnais,  tout  à  coup,  avec  étonnement,  quand  la  machine  a 
cessé  de  marcher,  ces  airs  de  valses  danubiennes  qui  semblent 
faire  glisser  les  bateaux  sur  les  lacs  de  la  Suisse  allemande. 

De  chaque  côté  de  cette  rue  qu'éclairent  le  four  aux  beignets 
et  cinq  ou  six  bougies  plantées  dans  des  concombres,  s'ouvrent, 
dans  la  masse  des  maisons  blanches  que  la  chaleur  du  jour 
paraît  avoir  fendues,  les  crevasses  de  ruelles  profondes  où  de 
loin  en  loin  clignote  un  réverbère  municipal. 

Les  passionnés  du  vieux  Maroc,  race  irritable  et  charmante, 
gémissent  avec  amertume  :  «  Que  n'êtes-vous  venu  ici  il  y  a 
seulement  quatre  ou  cinq  ans,  avant  ces  odieux  quinquets  ! 
Rabat,  la  nuit,  quelle  poésie  !  Quelle  adorable  symphonie 
d'ombre  blanc  e  et  de  nuit  bleue!  Vous    ne  pouvez  imaginer 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  887 

l'agrément  de  vagabonder,  chacun  avec  sa  lanterne.  C'était^ 
d'ailleurs,  un  des  plaisirs  des  bourgeois  de  Rabat  de  circuler 
ainsi  dans  l'ombre.  La  tête  sous  le  capuchon,  l'amoureux  gli.s- 
sait  dans  la  rue  et  courait  à  ses  plaisirs.  Gomme  dit  le  pro- 
verbe arabe  :  «  Allah  n'y  voit  pas  la  nuit.  »  Voulait-on  voir 
ou  être  vu,  on  allumait  son  falot,  et  tout  le  monde  était  satis- 
fait... » 

Ainsi  parlent  ces  délicats.  Leur  esthétisme  un  peu  fané, 
leur  poésie  un  peu  dolente  me  font  songer  à  ces  Mauresques 
voilées  que  l'on  rencontre  parfois  dans  la  rue,  et  qui  ont  la 
singulière  habitude  de  pousser  en  marchant  de  petits  soupirs 
qui  étonnent,  s'arrêtent  comme  prises  de  faiblesse,  s'appuient 
à  la  muraille  comme  si  elles  ne  pouvaient  supporter  le  poids  de 
leur  corps,  repartent,  soupirent,  s'arrêtent  encore,  —  simple 
coquetterie,  parait-il,  qui  témoigne  tout  ensemble  de  leur  fai- 
blesse et  de  leur  grâce. 

Mais,  même  par  le  plus  beau  clair  de  lune,  la  lune  ne  peut 
être  partout.  Une  ville  indigène  est'  une  vaste  chose  obscure. 
Que  seraient  ces  sombres  ruelles  sans  la  lumière  de  ces  quin- 
quets?  De  loin  en  loin,  ils  éclairent,  et  fantastiquement,  de 
hautes  murailles  unies  qui  font  penser  à  des  banquises  sou- 
dainement apparues  dans  la  brume,  des  tours  carrées  percées 
tout  à  la  cime  de  fenêtres  étroites  comme  des  meurtrières,  des 
voûtes,  des  tunnels,  de  lourds  marteaux  de  cuivre  qui  brillent 
sur  des  portes  fermées;  ils  éclairent  une  vie  furtive  de  fantômes 
vêtus  de  blanc  qui  surgissent  des  ténèbres,  s'illuminent  un 
instant  et  retournent  aussitôt  à  l'ombre  ;  ils  créent  avec  des 
choses  muettes,  enveloppées  et  glissantes,  une  petite  vie  noc- 
turne de  silence  en  mouvement  qu'une  ogive  encadre  et  limite, 
et  que  les  ténèbres  prolongent.  Gela  paraît  sans  âge,  semble 
n'appartenir  à  aucune  heure  du  monde.  Une  émotion  diffuse 
emplit  le  cœur  et  ralentit  le  pas;  volontiers  on  ferait  la  femme 
maniérée  qui  s'appuie  à  la  muraille;  on  regarde,  on  n'avance 
plus;  on  remercie  la  vie  un  instant  favorable,  le  temps  suspendu 
dans  sa  course,  la  poésie  arrêtée  là,  et  ce  quinquet  municipal, 
magicien  fabuleux,  lui  aussi  instrument  de  songe.; 

Un  marteau  qui  retombe  sur  son  heurtoir  de  cuivre  ébranle 
cette  rêverie.  Une  voix  sort  du  profond  d'un  logis  :  derrière 
l'épaisseur  de  la  porte  quelque  femme  parlemente  avec  le  bur- 
nous qui  frappe.   Un   colloque   de  syllabes    rauques;  la  porte 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'ouvre,  et  se  referme  comme  un  soufflet  sur  la  joue,  avec  cette 
violence  dont  se  ferment  toujours  les  portes  en  Islam,  ces 
portes  pourtant  si  accueillantes  à  l'invité,  à  l'ami...  Des  enfans 
se  poursuivent  avec  des  cris  aigus,  où  l'on  croit  reconnaître  les 
appels  et  jusqu'aux  mots  que  nous  prononcions  dans  nos  jeux. 
Sous  les  arceaux  d'une  mosquée,  où  brillent  des  veilleuses  et 
de  hauts  chandeliers  avec  des  cierges  allumés,  quelques  ado- 
lescens,  le  capuchon  relevé  sur  la  tète,  sagement  accroupis  en 
files,  et  un  livre  sur  les  genoux,  écoutent  un  professeur,  assis 
comme  eux  sur  la  natte,  commenter  d'une  voix  rapide  et  nasil- 
larde un  passage  du  Coran,' un  texte  de  grammaire,  un  poème, 
une  loi,  des  choses  que  j'ignorerai  toujours,  mais  qui  sont 
justement  celles  qui  conservent  à  ce  coin  du  monde  sa  poésie 
inaltérée  et  le  rendent  non  pareil...  De  loin,  je  ne  sais  d'où, 
des  ritournelles  de  tambour  et  de  flûtes,  et  des  voix  qui  chantent 
un  air  triste,  comme  pour  un  enterrement,  sortent  par  quelque 
fente  des  blancheurs  enténébrées.  Cela  tourne,  s'efface,  semble 
se  frayer  un  chemin  à  travers  les  banquises  blanches,  se  rap- 
proche et  puis  s'éloigne,  —  sans  doute,  quelqu'un  de  ces  cortèges 
qui  traversent  chaque  nuit  la  ville  :  jeune  fille  qu'on  emmène 
dans  la  maison  de  son  fiancé,  nouveau  marié  qui  va  prendre 
son  plaisir  avec  ses  amis,  fête  de  confrérie,  ou  bien  gens  qui 
s'en  vont  célébrer  chez  une  accouchée  la  naissance  d'un  enfant... 
Je  m'élance  à  la  poursuite  de  ce  bruit  qui  fuit  et  tournoie;  et  au 
moment  où,  de  détour  en  détour,  je  finis  par  découvrir  les  dra- 
peaux et  les  lanternes,  tout  s'engouffre  dans  un  couloir  au  sol 
badigeonné  de  rouge  qui  plonge  au  dessous  de  la  rue,  car  la 
plupart  de  ces  maisons  s'enfoncent  profondément  dans  la  terre. 
Lss  tambours  continuent  de  battre,  les  flûtes  de  jouer,  les  voix 
de  psalmodier  un  allègre  chant  de  joie.  Sous  ce  couloir  en 
tunnel  le  vacarme  s'assourdit,  pour  éclater  tout  à  coup,  tel  une 
fusée  qui  s'élève,  dans  le  plein  ciel  du  patio.  Et  moi,  je  reste, 
comme  toujours,  à  la  porte,  au  milieu  des  mendians  en  loques, 
tandis  que  les  litanies  succèdent  aux  litanies,  les  grands  airs 
d'allégresse  aux  monotones  appels  à  la  protection  des  saints,  et 
que,  de  moment  en  moment,  retentissent  les  you-you  des 
femmes,  aussi  inattendus  dans  ce  concert  de  voix  qu'un  sifflet 
de  locomotive  sous  une  nuit  étoilée. 

Ah!  oui,  j'avais  raison  de  dire  qu'un  aveugle,  un  clairvoyant 
trouverait  ici  son  plaisir!  Quel  musicien  de  chez  nous  viendra 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  889 

s'inspirer  de  ces  musiques  non  moins  curieuses  que  les  couleurs, 
—  airs  de  cérémonies,  de  chœurs,  de  défilés,  de  récitals  et  de 
danses?  Il  n'y  a  que  dans  les  beaux  couvens-,  aujourd'hui  soli- 
taires, des  moines  de  chez  nous,  que  j'ai  entendu  ces  grands 
airs  de  plain-chanl,  tantôt  d'une  mélancolie  monotone  qui 
renaît  sans  cesse  d'elle-même  et  ne  sait  pas  s'épuiser,  tantôt 
d'un  enthousiasme  et  d'une  étonnante  allégresse.  Mais  ici,  chez 
ces  Maughrabins,  l'adaptation  aux  circonstances  de  l'existence 
quotidienne  donne  à  ces  rythmes  tout  unis  un  mouvement  qui 
leur  fait  défaut  dans  les  demeures  monastiques. 

Sans  doute,  pour  ceux  qui  la  mènent,  cette  petite  vie  nocturne 
est  bien  bourgeoise  et  paisible,  et  ma  seule  ignorance  la  roman- 
tise  à  l'excès.  Déjà  au  milieu  de  cette  ombre  et  des  bruits  qui 
la  remplissent,  je  me  sens  presque  chez  moi.  Mais  comme  si 
la  nuit  marocaine,  offensée  de  mon  assurance,  voulait  m'étonner 
et  me  dire  :  «  Insensé  qui  te  figures  avoir  déjà  fait  le  tour  de 
ma  ceinture  étoilée,  égrené  toutes  les  perles  de  mon  collier 
mystérieux;  insensé  qui  t'imagines  que  je  n'ai  pas  mille  res- 
sources pour  t'intriguer,  te  ravir,  exaspérer  et  décevoir  ton  vain 
désir  de  comprendre!  »  voilà  qu'au  milieu  des  ténèbres  surgit 
tout  à  coup  devant  moi  le  monde  des  esprits  souterrains. 

C'était  au  fond  d'une  impasse  qu'éclairaient  violemment  la 
lune  et  des  jets  d'acétylène  qui  jaillissaient,  en  sifflant,  de 
vieux  bidons  à  pétrole  accrochés  à  la  muraille.  Au  pied  du  mur 
éblouissant,  une  foule  paraissait  attendre  comme  le  lever  d'un 
rideau.  Allais-je  voir  dans  ce  pauvre  quartier  se  dérouler,  sur. 
le  fond  blanc  du  mur,  un  de  ces  films  de  cinématographe  qui, 
jusque  dans  ce  lointain  Moghreb,  font  les  délices  des  badauds. ^ 
Ah!  c'était  bien  autre  chose!  Un  lever  de  rideau,  certes,  mais 
un  lever  de  rideau  sur  l'invisible  et  la  folie. 

Devant  un  brasero  de  terre  oii  fumait  de  l'encens,  un  nègre 
était  assis,  impressionnant  de  dignité  sauvage,  des  coquil- 
lages à  son  cou,  et  dans  les  mains  une  guitare.  Autour  de  lui, 
d'autres  nègres  musiciens  agitaient  les  cymbales  qu'Apulée  a 
décrites,  quand  son  âne,  comme  moi,  ce  soir,  se  mêle  aux 
mystères  d'Isis.  Et  cet  orchestre  de  fer  déchaînait  un  furieux 
vacarme,  monotone  et  précipité,  pareil  au  bruit  d'un  moteur 
qui  d'instant  en  instant  aurait  accéléré  son  allure. 

Et  c'était  bien  un  moteur,  cette  musique  infernale.  Sous 
son  rythme   hallucinant,  la  foule   s'émouvait  en  silence.   On 


890  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voyait  des  corps  accroupis  commencer  à  se  balancer  d'un  mou- 
vement presque  insensible,  et,  sur  les  marches  d'un  tombeau, 
dans  le  fond  de  l'impasse,  des  yeux  de  emme  qui  s'animaient 
sous  le  haïk  entr'ouvert. 

La   lune   brillait   à  son   dernier  quartier,  et  l'acétylène  sif- 
flante mêlait  sa  clarté  et  son  bruit  à  la  clarté  lunaire  et  au  bruit 
des  instrumens.  Un  tiomme  se  lève,  puis  un  autre;  un  autre, 
puis  un  autre  encore.  Ils  sont  dix  au   moins,  maintenant,  qui 
dansent  devant  les  musiciens,  sautent  d'un  pied  sur  l'autre  en 
frappant  le  sol  du  talon,  avec  une  telle  violence  qu'on  sent  la 
terre  battue  qui  tremble.  Que  veulent-ils?  Qu'attendent-ils  de 
cette  agitation  forcenée?  Leurs  pieds  appellent  les  Esprits  pour 
les  faire  sortir  du  sol,  les  incorporer  à  leur  être,  ou  rejeter  de 
leurs    corps    le    démon    qui   les    habite.    Celui-ci,    armé    d'un 
bâton,  trace  un  cercle  sur  le  sable  où  il  circonscrit  sa  danse; 
celui-là  se  jette  à  genoux  et  son  torse  se  balance  comme  un  ver 
ou  un  serpent  qui  se  dresse  et  se  tord.  Une  femme,  à  quatre 
pattes,  sa  chevelure  huileuse  et  frisée  répandue  sur  le  visage, 
lance  mille  fois  de  suite  en  avant  et  en  arrière  sa  tête  qui  balaie 
la  poussière  de  sa  crinière  échevelée.  Par  une  suite  de  bonds 
prodigieux,  un  vieillard  avance  à  pieds  joints,  une  besace  sur 
le  dos,  remplie  de  dattes  et  de  pain  dans  lesquels  son  agitation 
fait  passer  la  puissance  des  Esprits,  et  qu'il  distribue  au  public 
pour  qu'il   communie  avec  lui  dans  les    forces  infernales.   A 
l'écart,  une  bédouine,  au  visage  dévoilé,  couvert  de  ces  croûtes 
de  fard    dont  les   femmes  de   la  campagne    barbouillent   leur 
figure,  se  lamente  avec  des  pleurs,  car  le  rythme  de  la  musique 
met,  parait-il,  en  foreur   le   diable  qui  la  possède.  Des  jeunes 
gens,  liés  par  les  mains,  épaule  contre  épaule,  font  une  longue    . 
chaîne  ondulante,  en  saluant  les  quatre  points  cardinaux,  pour 
convoquer  à  leur  fête  les  démons  épars  dans  la  nuit.  Et  sous  les 
robes  agitées,  au  milieu   des  jambes  nues,  une  petite  fille,  de 
six  ou  sept  ans  à  peine,  trépigne  et  danse,  elle  aussi,  du  même 
mouvement  frénétique  où  les  cymbales,  de  plus  en  plus  rapides, 
entraînent  à  tout   moment  un  nouveau  lambeau  d'auditoire. 
L'orgie  sacrée  tourne  au  délire.  Les  vêtemens  sont  arrachés, 
les  torses  ruisselans  se  courbent,  se    relèvent,  se  cassent  avec 
des  gestes  saccadés  de  pantins  en  folie  ;  et  voilà  les  premiers 
qui   tombent  inanimés  sur  le  sol.  On    les   entraine    dans  un 
coin,  et,  les  saisissant  par  les  jambes,  on  leur  chauffe  la  plante 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  891 

des  pieds  sur  le  brasero  d'encens,  pour  honorer  le  bon  génie 
qui  vient  d'entrer  dans  leur  corps,  ou  pour  frayer  à  l'Esprit 
qui  les  quitte  une  sortie  embaumée.  Un  parent  ou  un  ami 
s'approche  du  corps  sans  mouvement,  l'éventé  avec  son  bur- 
nous, lui  passe  la  main  sur  le  visage  afin  de'prendre  la  sueur 
consacrée  et  s'en  frotter  la  figure.  Ranimé  par  la  fraîcheur,  le 
parfum  de  l'encens,  ce  repos  d'une  minute,  le  forcené  revient  à 
lui.  Tantôt,  rasséréné,  il  rassemble  ses  loques,  remet  sa  che- 
mise et  son  burnous,  baise  l'épaule  des  musiciens  et  s'éloigne 
du  cercle  magique,  l'air  satisfait  d'un  paysan  qui  sort  de  la 
voiture  du  dentiste  ;  tantôt,  il  rentre  péniblement  dans  la 
danse,  puis,  ressaisi  peu  à  peu  par  le  mouvement  endiablé,  il 
repart  de  plus  belle,  bondit,  se  disloque,  se  tord,  s'avance  vers 
les  musiciens  qui,  sentant  sa  frénésie,  tendent  vers  lui  les  bras 
et  entre-choquent  leurs  cymbales  avec  une  furie  décuplée. 

Par  une  stupéfiante  endurance,  la  petite  fille  mêlée  à  ces  bon- 
dissemens,  et  qui,  d'un  pied  sur  l'autre,  se  balance  depuis  une 
heure,  agitant  sa  tête  perdue  sous  un  grand  voile  noir,  n'est 
pas  encore  tombée,  cependant  qu'autour  d'elle  les  plus  robustes 
s'écroulent.  La  bédouine,  qui  pleurait  tout  à  l'heure  sous  ses 
croûtes  de  fard,  a  sans  doute  enfin  trouvé  la  musique  qui 
convient  à  son  démon,  car  elle  a  cessé  de  pleurer.  Parmi  le 
groupe  blanc  des  femmes  assises  près  du  mausolée,  on  en  voit 
qui  se  convulsent  et,  sans  même  entrer  dans  la  danse,  s'affalent 
sur  les  marches  du  tombeau.  Et  dans  les  maisons  muettes  de 
la  ville  ensommeillée,  que  d'autres  femmes  tourmentées  par  cet 
éternel  malaise  qui  leur  vient  des  vies  cloîtrées,  tendent  de 
loin  l'oreille  à  ce  concert  infernal,  balanc-ent,  elles  aussi,  la 
tète  au  rythme  démoniaque,  et  supplient  leurs  maris  d'inviter 
l'orchestre  bizarre  et  le  nègre  aux  yeux  blancs,  pour  qu'ils 
viennent  mener  la  danse  à  l'intérieur  du  patio! 

Les  mystères  d'Eleusis  et  de  la  grande  Déesse,  les  bondisse- 
mens  des  Gorybantes,  toutes  les  cérémonies  dionysiaques  de 
l'ancienne  Grèce,  étaient-elles  bien  différentes  de  cette  exaltation 
sauvage  dans  ce  fond  de  rue  marocaine?  la  musique  plus 
savante  que  ces  cymbales  de  nègres?  les  gestes  plus  harmonieux 
que  les  battemens  de  ces  pieds  qui  soulèvent  une  poussière 
écœurante?...  La  frénésie  religieuse,  les  esprits,  le  délire,  don- 
naient-ils plus  de  grâce  aux  possédés  des  collines  de  Grèce  qu'à 
ces  pauvres  gens  du  bas  peuple  qui  s'abandonnent  au  vertige, 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  celte  dune  du  Moghreb?  Les  prêtres  qui  menaient  les 
danses  étaient-ils  plus  solennels  que  ce  nègre  avec  ses  lèvres 
.sanglantes,  son  collier  de  coquillages,  ses  cicatrices  et  ses  yeux 
blancs?...  Et  comment  s'expliquer  le  sentiment  trouble  et 
voluptueux  qui  se  mêle  à  cette  fêle  barbare  ?  De  temps  en 
temps,  la  musique  semble  se  ralentir,  freiner,  se  faire  aussi 
câline  que  du  fer  choqué  contre  du  fer  peut  produire  de  la  dou- 
ceur. Dans  ces  instans  d'apaisement,  arrivent  de  la  mosquée 
voisine  les  phrases  chantées  de  la  prière  et  l'affirmation  du 
Dieu  un.  Tout  se  confond  dans  cette  nuit  marocaine,  la  reli- 
gion la  plus  dépouillée  et  l'émolion  la  plus  obscure,  le  divin  le 
plus  épuré,  le  sacré  le  plus  ténébreux.  La  démence  des  Gue- 
naoua  va  retentir  dans  la  mosquée  sans  y  gêner  la  prière,  et  le 
chant  de  la  mosquée  vient  s'achever  dans  le  tumulte  qui  fait 
jaillir  de  terre  les  esprits. 

C'est  l'Afrique,  la  noire.  Guinée,  les  fonds  troubles  de  l'àme 
humaine  qui  font  naître  ces  cauchemars;  ce  sont  les  phospho- 
rescences qui  s'enflamment,  la  nuit,  au-dessus  des  marais  du 
Sénégal  et  du  Niger,  et  aussi  les  immémoriales  rêveries  de  ces 
antiques  populations  maughrabines  qui,  dans  le  cours  des 
siècles,  ont  subi  les  empreintes  de  toutes  les  religions,  sans 
rien  abandonner  de  leur  attachement  filial,  craintif  et  recon- 
naissant aux  génies  innombrables  de  la  terre,  de  l'air  et  des 
eaux. 

Est-ce  prudence  de  la  part  de  ces  aïens  ?  Est-ce  une  hypo- 
crisie de  ces  dévots  des  puissances  souterraines?  Veulent-ils 
se  mettre  à  couvert  de  la  loi  coranique?  Ou  Allah  n'est-il  pour 
eux  qu'un  démon  plus  puissant  que  les  autres,  qu'ils  mêlent  à 
la  troupe  des  diables  dont  ils  peuplent  le  monde  et  leur  corps  ? 
Soudain  les  instrumens  s'arrêtent  et  les  danseurs  aussi.  Hommes 
et  femmes  tendent  leurs  mains,  réunies  comme  une  coupe,  dans 
le  geste  de  l'aumône  qui  est,  ici,  c^lui  de  la  prière;  le  nègre 
musicien  prononce  la  .formule  sainte,  le  premier  verset  du 
Coran;  et  dans  cette  accalmie  on  n'entend  plus  que  l'acétylène 
qui  siffle,  des  poumons  qui  halettent,  les  murmures  de  la  mos- 
quée et  le  grand  bruit  de  l'Océan  qui,  vainement  lui  aussi, 
s'agite  là-bas  sous  la  lune. 

Et  cela  dure  interminablement,  obsède,  me  relient  sur  le 
bord  de  ce  cercle  répugnant  et  sacré  (au  plus  vieux  sens  du 
mot  sacré),  où  montent  de  la  terre  des  esprits  mystérieux  aussi 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  893 

« 

vieux  que  le  monde.  Gela  dure  jusqu'à  l'aurore,  jusqu'au  mo- 
ment où  les  muezzins  chantent  «  l'enterrement  de  la  nuit.  » 
De  tous  les  côtés  de  la  ville,  leurs  lentes  phrases  désespérées, 
qui  semblent  avoir  de  la  peine  à  se  frayer  un  chemin  au  milieu 
de  ces  ténèbres  chargées  de  choses  et  de  pensées  plus  obscures 
encore  que  la  nuit,  descendent  du  haut  des  minarets.  On  dirait 
«n  puissant  effort  pour  faire  triompher  le  Prophète  et  l'idée 
du  Dieu  unique  sur  les  superstitions  flottantes  et  les  multiples 
divinités  qui  ont  régné  dans  les  ténèbres.  Puis,  quand  l'idée 
limpide  s'est  affirmée  avec  le  jour  qui  naît,  alors,  dans  l'air 
purifié,  se  déroulent  des  modulations  joyeuses,  une  sorte  d'allé- 
luia, le  grand  chant  de  victoire  de  la  clarté  sur  les  ténèbres, 
de  la  vérité  sur  l'erreur,  un  salut  au  Prophète  vainqueur  des 
forces  souterraines. 

Le  lion  Va  défendu; 

Le  ckameau  l'a  salué  en  lui  baisant  les  pieds; 
La  gazelle  lui  a  parlé;  le  image  l'a  abrité  ; 
L'araignée  a  tissé  sa  toile  devant  la  grotte... 

Ainsi  chantent  les  muezzins.  Et  les  coqs  réveillés  répon- 
dent à  la  voix  des  chanteurs,  si  bien  que  je  ne  sais  quel  com- 
mentateur du  Coran  interdit  d'en  tuer  aucun,  car  eux  aussi 
annoncent  la  fin  des  nuits  traîtresses  et  la  noble  lumière  du 
matin.  Çà  et  là,  les  ânes  qui  pullulent  au  fond  des  caves  et 
des  replis  souterrains  des  maisons  blanches  de  Rabat,  mêlent 
leurs  longs  braiemens  candides  à  cet  hymne  de  félicité  sacrée, 
impatiens,  dirait-on,  de  reprendre  leur  vie  de  misère  et  de  faire 
jaillir  sous  leurs  sabots  charmans  la  poussière  de  la  route  ou 
l'eau  limpide  de  la  noria...  C'est  le  jour,  la  nuit  est  en  fuiter 
Là-bas,  tout  en  haut  de  la  ville,  dans  son  palais  posé  au  milieu 
des  grandes  cours  désertes,  le  Sultan  s'arrache  au  sommeil 
pour  aller  faire  sa  prière. 

VIT.    —    UN    PARDON    EN    ISLAM 

Entre  les  vingt-neuf  marabouts  d'hommes,  les  dix  mara- 
bouts de  femmes  et  les  treize  zaïouas,  qui  sont  l'honneur  et  la 
décoration  de  la  banlieue  de  Salé,  le  tombeau  de  Sidi  Moussa 
brille  d'un  éclat  particulier.  Ce  saint  personnage  vivait,  il  y  a 
quelque  six  cents  ans,  dans  une  chambre  misérable  du  fondouk 


894  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  huiles,  à  Salé,  nourrissant  son  esprit  de  la  prière,  et  son 
corps  d'oignons  sauvages.  Chaque  jour,  il  consacrait  plusieurs 
heures  à  ramasser  sur  la  grève  les  e'paves  apportées  par  la 
marée,  et  de  l'argent  qu'il  en  tirait,  il  achetait  du  pain  pour  les 
pauvres.  Cependant,  une  fois  par  an,  aux  approches  de  la  fête 
du  mouton,  qui  marque  la  date  du  pèlerinage  à  la  Mecque,  il 
disparaissait  du  fondoukle  temps  que  durait  la  fête,  disant  qu'il 
se  rendait  à  quelques  lieues  de  là,  tuer  le  mouton  en  famille. 
Douze  années  consécutives,  on  le  vit  ainsi  disparaître.  Mais  des 
gens  de  Salé,  qui  faisaient  le  pèlerinage,  l'ayant  rencontré  auprès 
du  tombeau  du  Prophète,  on  connut  bien  que  douze  fois  il  y 
avait  élé  ainsi  miraculeusement  transporté.  Aujourd'hui  encore, 
son  tombeau  est  fréquenté  par  tous  ceux  qui  portent  au  cœur 
le  désir  de  visiter  la  ville  sainte.  11  lève  les  obstacles,  fournit  les 
moyens  matériels  de  subvenir  aux  dépenses  du  voyage,  rac- 
courcit même  les  distances,  et  dans  la  poésie  que  le  très  savant, 
très  docte  et  très  intelligent  Abbou  el  Abbas  Sidi  Ahmed  ben 
Abderrahman  el  Habi  es  Slaoui  a  gravée  sur  son  mausolée,  il 
est  nommé  le  patron  des  voyageurs. 

De  son  vivant,  le  saint  homme  possédait  un  autre  pouvoir, 
une  baraka,  comme  on  dit,  vraiment  inestimable  dans  ce  pays 
ardent  où  le  stérile  asphodèle  couvre  d'immenses  étendues  de 
sa  fleur  empoisonnée.  Il  transformait  en  légumes  exquis,  en 
frais  concombres,  en  citrouilles  fondantes,  la  plante  désolée  des 
sables.  Aussi,  lorsqu'il  mourut,  ne  laissant  pour  payer  les  frais 
>dô  son  enterrement  qu'un  Coran  et  sept  drahem  qu'il  avait 
gagnés  jadis  comme  gardien  d'une  vigne  aux  environs  d'Alexan- 
drie, chacun  voulut  l'enterrer  dans  son  jardin.  Une  véritable 
bataille  s'engagea  autour  de  son  corps.  Tantôt  un  groupe 
l'emportait,  tantôt  un  autre,  et  cette  lutte  dura  de  midi  jusqu'à 
minuit.  Il  demeura  d'abord  huit  jours  dans  le  jardin  de  Béni  El 
Kassem,  qui  avait  fini  par  triompher  dans  la  pieuse  bagarre. 
Mais  une  personne  dévote,  Menarra  bent  Ziadat  Allah,  le  fit 
transporter,  à  trois  kilomètres  de  Salé,  sur  une  haute  falaise 
qui  domine  la  grève  où  il  avait  couru  toute  sa  vie  pour  ra- 
masser les  épaves,  et  lui  fit  élever  une  Kouba  qui  lui  coûta 
cinq  cents  dinars. 

C'est  un  lieu  qui  d'ordinaire  est  tout  à  fait  sauvage,  excep- 
tion faite  du  lundi  où  les  femmes  stériles  viennent  se  baigner 
dans  une  grotte  sur  laquelle  le  saint  étend  sa  baraka.  La  falaise 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  895 

^st  à  pic>  très  inhospitalière.  Elle  se  creuse  en  anses  profondes, 
au  fond  desquelles  se  disposent  de  larges  dalles  en  gradins  que 
la  mer  vient  couvrir  et  d'où  elle  s'en  va  de  degré  en  degré 
par  larges  nappes  transparentes  et  en  cascades  d'écume.  De 
chaque  côté  de  ces  gradins,  le  flot  s'est  creusé  des  retraites 
dans  la  roche  noire  et  poreuse,  des  défilés,  de  longs  couloirs 
où  pénètre  la  vague,  et  qui  l'hiver  doivent  subir  de  formidables 
assauts,  quand,  bondissant  sur  l'escalier  de  pierre,  l'eau 
s'élance,  emplit  la  crique,  les  défilés  et  les  grottes,  et  vient 
jeter  sa  fureur  jusque  sous  les  murs  du  tombeau.  Non  loin 
du  marabout,  à  quelque  cinq  cents  mètres,  une  kasbah  ruinée, 
•construite  jadis  pour  surveiller  la  côte,  et  toute  pareille  à  celles 
que  j'ai  vues  de  Casablanca  à  Rabat,  augmente  encore  la  soli- 
tude. Personne  n'y  habite  plus.  Les  cigognes  même  l'ont 
quittée,  sentant  venir  l'automne,  pour  appareiller  vers  le 
Sud...  ou  vers  le  Nord,  je  ne  sais,  car  nul  ici  ne  peut  le  dire^ 
Entre  la  mer  stérile  et  un  long  champ  de  vignes,  ces  rouges 
murailles  édentées  semblent  plus  mortes  que  le  tombeau  ;  et 
dans  cette  solitude,  les  deux  bâtisses  sans  vie,  l'une  blanche  et 
l'autre  rouge,  racontent  à  la  vague  impatiente  toute  une  longue 
histoire  de  religion  et  de  guerre. 

Aujourd'hui,  entre  la  vieille  kasbah  et  le  mausolée  du  saint, 
de  riches  tentes  bien  dressées  animent  l'étendue  habituellement 
si  déserte.  Des  chants,  des  violons,  des  cymbales  retentissent 
entre  les  hauts  murs  de  toile  sur  lesquels  sont  posés  tantôt  des 
toits  pointus  comme  le  capuchon  d'un  burnous,  tantôt  des  toits 
allongés  en  forme  de  carènes.  Devant  les  portes  relevées  flottent 
des  drapeaux  multicolores  ;  des  cavaliers  étincelans  galopent 
dans  la  poussière  rouge.  On  dirait  que  tout  ce  monde  fait  le 
siège  de  ces  murs  ruinés  :  c'est  un  camp  au  bord  de  la  mer, 
quelque  chose  de  très  ancien,  de  primitif,  de  très  noble,  un 
chant  d'Homère  ou  de  Virgile. 

On  célèbre  la  fête  du  saint,  le  tnoussein  de  Sidi  Moussa,  le 
grand  pardon  de  Salé.  Devant  la  porte  du  tombeau,  la  foule  va 
et  vient  sans  cesse,  du  même  mouvement  inlassable  que  la  mer 
au  fond  des  anses.  Les  danseurs  des  confréries  forment  de  vastes 
cercles  blanchâtres,  autour  desquels  se  rassemble  la  multitude 
des  burnous;  et  les  tambours  et  les  flûtes,  déchaînés  en  tem- 
pête pour  exciter  leurs  danses,  ne  laissent  percevoir  qu'à  de 
Jointains   intervalles   les  salves  des  cavaliers  qui  font  la  fan- 


896  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tasia  devant  la  lente  du  Pacha,  et  couvrent  de  leur  fracas 
la  musique  des  violons,  des  luths,  des  mandolines,  des  rebecs 
et  des  tambourins  à  sonnettes,  qui,  là-bas,  sous  les  riches- 
tentes,  célèbrent  les  femmes  et  l'amour  à  la  manière  d'Anda- 
lousie. 

Qui  ne  danse  pas  devant  le  Saint  sera  malade  toute  l'année. 
Au-dessus  de  la  foule  immobile,  je  vois  des  têtes  bondissantes, 
surgir  et  retomber  en  cadence  comme  des  têtes  de  pendus 
secouées  par  une  corde  invisible.  11  y  a  le  cercle  des  Guenaoua, 
qui  sont  les  gens  que  j'ai  vus,  l'autre  soir,  évoquer  les  esprits 
du  profond  de  la  terre  aux  clartés  de  l'acétylène  et  de  la  lune 
passionnée  de  tout  temps  pour  ces  vertiges.  Il  y  a  le  cercle  des 
Beni-Hassen,  qui  font  une  sorte  de  ronde,  prodigieusement 
lente,  autour  d'énormes  tambours,  tandis  qu'un  musicien 
armé  des  larges  et  courts  ciseaux  dont  les  fabricans  de  babouches 
se  servent  pour  découper  leur  cuir,  fait  un  accompagnement 
étrange  en  ouvrant  et  fermant  les  deux  branches  de  fer  ou 
bien  en  les  frappant  avec  un  énorme  clou.  Et  la  lente,  la  très 
lente  danse  s'en  va  sautant  d'un  pied  sur  l'autre,  au  rythme 
des  ciseaux  et  des  tambours  que,  de  moment  en  moment,  les 
inusiciens  présentent  à  la  flamme  d'un  brasero  pour  retendre 
la  peau  distendue  par  l'humidité  marine...  Il  y  a  les  Hamadcha, 
disciples  de  Sidi  Ali  ben  Hamdouch,  dont  le  tombeau  est  a 
Rabat  près  du  Café  du  Commerce,  et  qui  se  tailladent  avec  des 
haches  ou  jonglent  avec  des  boulets  qu'ils  se  laissent  tomber 
sur  la  tête.  Aux  deux  bouts  d'une  longue  ellipse,  ils  forment 
une  ligne  d'une  cinquantaine  de  danseurs,  qui,  tous,  se  tien- 
nent par  la  main,  plient  les  genoux  tous  ensemble,  puis  se 
redressent  sur  les  pointes,  sans  presque  quitter  la  terre,  frappent 
le  sol  en  cadence,  lèvent  par  instant  la  jambe  droite  dans  ce 
geste  charmant  qu'on  trouve  si  souvent  inscrit  sur  le  flanc  des 
vases  antiques,  tandis  que,  d'un  même  mouvement,  ils  pro- 
jettent en  l'air,  avec  leurs  blancs  lainages,  leurs  mains  toujours 
emmêlées.  Et  au  milieu  de  ce  groupe  si  délicatement  harmo- 
nieux, des  forcenés,  la  tête  déchirée  et  le  burnous  en  sang, 
promènent  comme  un  trophée,  d'un  groupe  de  danseurs  à 
l'autre,  la  francisque  à  double  tranchant  dont  ils  se  sont  meur- 
tris... Il  y  a  le  cercle  des  Aïssaoua,  disciples  de  Sidi  Aïssa,  dont 
le  tombeau  est  à  Mecknès,  et  qui  répondit  un  jour  à  ses  élèves 
mourant  de  faim  au  milieu   du   désert  où   il  les  enseignait  :: 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  897 

«  Mangez  ce  que  vous  trouverez.  »  C'est  pourquoi,  clans  leurs 
jours  d'excès,  les  uns,  qu'on  appelle  les  Lions,  dévorent  des  mou- 
tons vivans,  et  leurs  entrailles  non  vidées,  et  les  autres,  qu'on 
appelle  des  Chameaux,  mangent  du  verre  cassé  et  des  figues  de 
Barbarie  armées  de  leurs  ceintures  d'aiguilles.  En  ce  moment, 
rangés  devant  leurs  musiciens,  ils  se  contentent  de  l'extase  que 
leur  procurent  la  musique  et  la  danse.  Les  plus  grands  au  milieu, 
les  plus  petits  aux  ailes,  ils  forment  comme  un  croissant  de  lune, 
et,  se  tenant  eux  aussi  par  la  main,  ils  piétinent  le  sol  en  cadence, 
projettent  imperceptiblement  leur  corps  en  avant  et  en  arrière, 
puis  ils  sautent  brusquement  en  l'air,  en  poussant  un  cri  rauque, 
une  sorte  de  «  han!  »  qui  se  traduit  par  Allah...  Il  y  a  le  cercle 
des  dévots  de  Sidi  Abd  el  Kader  Djelali,  enterré  à  liagdad,  proche 
parent  du  Prophète,  patron  des  aveugles  et  des  infortunés,  et 
dont  j'entends  tous  les  jours  le  nom  me  poursuivre  de  rue  en 
rue  dans  la  bouche  des  mendians.  «  Un  pain  pour  Sidi  Abd  el 
Kader  Djelali!  Une  bougie  pour  Sidi  Abd  el  Kader  Djelali I  » 
C'est  un  immense  cercle  de  désolation  et  de  misère,  de  loques 
couleur  de  terre  et  de  demi-nudités,  où  brillent  çà  et  là  les  fichus 
de  tète  éclatans  et  les  bijoux  sauvages  de  quelque  femme  de  la 
campagne  à  demi  dévoilée.  Trois  rangs  assis,  et,  derrière,  une 
multitude  debout.  Au  centre,  un  nègre  se  démène,  ses  cheveux 
noirs,  longs  et  crépus,  semés  de  coquillages  blancs,  affreux  à 
voir  comme  des  yeux  enfilés  en  chapelet.  Une  longue  canne  à 
la  main,  il  excite  un  orchestre  composé  de  trois  musiciens  qui 
frappent  à  tour  de  bras  sur  de  larges  tambours,  et  de  deux 
autres  qui,  le  regard  au  ciel,  la  tète  renversée  sur  l'épaule,  les 
joues  gonflées  et  luisantes  comme  celles  d'un  dieu  marin  sur 
un  bois  de  la  Renaissance,  soufflent  dans  de  longs  roseaux 
auxquels  ils  font  décrire  dans  l'air  des  arabesques  mystérieusess 
Les  tambours  marchent  vers  les  flûtes  et  les  flûtes  reculent; 
puis  à  leur  tour  les  deux  roseaux  marchent  vers  les  trois  tam- 
bours, et  les  tambours  semblent  fuir,  cependant  que  le  danseur 
aux  cheveux  dénoués  fait  des  bonds  désordonnés  en  proférant 
les  louanges  du  saint.  Et  entre  chaque  vers,  le  forcené  grimace, 
agite  sa  canne,  se  jette  à  terre  et  barbouille  dans  la  poussière 
rouge  son  front  noir  ruisselant  de  sueur.  Sous  les  liaicks,  tous 
les  yeux  suivent  cette  mimique  extravagante  ;  parfois  une  main 
sort  du  voile,  entr'ouvre  la  serviette  éponge,  laisse  voir  des 
choses  brillantes,   des  bijoux,   un  cou   ambré,  toute  une  cha- 

TOME   XLII,    —    1917,  57 


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pelle  éclatante.  La  main  jette  une  pièce  blanche  :  alors,  face  à  la 
donatrice,  le  nègre  lui  chuchote  à  l'oreille  une  bonne  aventure 
au  nom  d'Abd  el  Kader  Djelali. 

Et  voici  un  autre  cercle,  plus  haillonneux  encore,  les  adeptes 
de  Sidi  Haddi,  accroupis  autour  d'un  misérable  tapis  sur 
lequel  sont  posés  une  pauvre  théière  et  un  pot  de  fer-blanc 
plein  de  menthe  parfumée.  Ce  sont  des  errans,  qui  ne  vivent  que 
d'aumônes,  ceux  qui  sont  entrés  dans  la  misère  dès  le  premier 
jour  de  l'existence  et  ceux  que  la  destinée  a  conduits  dans 
l'infortune  par  ses  mille  chemins  :  des  gens  ruinés  par  un  caïd, 
dépouillés  par  un  cadi,  trompés  par  une  femme,  et  qui,  dégoûtés 
des  hommes,  se  réfugient  dans  le  vagabondage,  n'attendant  plus 
désormais  de  secours  que  du  hasard,  et  de  bonheur  que  du  kif 
qu'ils  fument  sans  arrêt  dans  leurs  pipettes  nacrées. 

Au  milieu  de  cette  foule  de  danseurs  et  d'agités,  comment 
démêler  dans  quelles  proportions  se  mêlent  le  goût  du  vertige 
commun  aux  religions  primitives,  les  dispositions  mystiques  de 
ces  populations  marocaines,  et  enfîn  la  misère  qui  a  toujours 
rejeté  vers  les  puissances  occultes  les  désespérés  du  monde?... 
Et  tout  près  de  ce  menu  peuple,  pour  qui  le  suprême  bonheur 
semble  être  de  s'évader  de  la  vie  par  le  tournoiement  et  la 
danse,  quel  repos,  quelle  volupté  sous  les  pavillons  de  toile 
où,  nonchalamment  étendus,  les  chefs  des  grandes  Confréries, 
dont  les  adeptes  se  démènent  dans  les  cercles  frénétiques,  les 
descendans  du  Prophète,  le  Pacha,  les  Caïds  des  tribus  venus 
assister  à  la  fête,  et  les  riches  bourgeois  de  Salé  et  de  Rabat 
se  livrent  au  délicat  plaisir  de  l'immobilité,  du  silence  et  de  la 
musique! 

Rien  de  plus  noblement  antique  que  ces  tentes  au  bord  de 
la  mer.  Elles  sont  toutes  de  toile  écrue,  décorées  à  l'extérieur 
de  dessins  noirs,  en  forme  de  créneaux  stylisés  pour  indiquer 
que  ces  murs  ont  le  caractère  d'un  rempart;  mais  comme  ces 
créneaux  ressemblent  davantage  à  des  alcarazas,  on  croit  com- 
munément que  cette  décoration  symbolise  la  fraîcheur  de  l'eau 
dans  l'aridité  du  désert.  De  longs  piquets,  fichés  obliquement 
en  terre,  relèvent  les  portes  des  tentes,  laissant  apercevoir  les 
bandes  d'étoffes  colorées,  découpées  en  arceaux,  qui  forment 
la  tenture  des  murailles,  les  tapis  de  haute  laine  fabriqués  dans 
la  montagne,  ceux  de  Rabat  pareils  à  des  jardins  fleuris,  ceux 
de  Salé  composés  de  larges  lignes  noires,  blanches,  jaunes   ou 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  899 

vertes,  et  tout  autour  les  matelas,  couverts  de  mousselines  ou 
d'indiennes  à  fleurs,  et  chargés  de  coussins  sur  lesquels  les 
iiivités  se  tiennent  assis  ou  étendus.  Dans  un  coin,  les  musi- 
ciens, les  chanteurs;  au  milieu,  le  samovar  où  l'eau  bout  pour 
le  thé,  les  grands  plateaux  de  cuivre  remplis  de  verres,  de 
tasses,  de  théières  et  de  ces  poires  d'argent  à  long  col  qui  ser- 
vent à  répandre  sur  la  tête  et  les  vêtemens  l'eau  de  géranium 
ou  de  jasmin,  et  le  brùle-pàrfum  d'oii  sort  la  fumée  du  santal. 

Du  fond  de  cette  ombre  odorante,  oii  gémit  le  violon  et 
ronfle  le  tambourin,  c'est  un  plaisir  homérique  de  suivre  dans 
la  poussière  brûlante  le  galop  de  la  fantasia.  Là-bas  aussi,  jadis, 
sur  les  plages  de  Troie,  au  son  des  lyres  et  des  cithares,  et 
couverts  d'huile  parfumée,  les  chefs,  les  prêtres,  les  devins 
se  réjouissaient  à  l'écart,  en  regardant  se  divertir  les  guer- 
riers. Ils  sont  deux  cents  peut-être  qui  se  livrent,  sous  le  grand 
soleil,  au  jeu  de  la  guerre  et  de  la  poudre.  Par  groupes  de  trente 
ou  quarante,  rassemblés  devant  la  porte  de  la  kasbah  ruinée,  on 
croirait  voir  des  combattans  qui  font  une  sortie  hors  des  murs. 
Cavaliers  de  tribus  pour  la  plupart,  ils  ont  de  longs  visages 
maigres  où  la  ruse  paysanne  s'allie  à  l'air  de  noblesse  que 
donne  la  vie  au  grand  air.  Les  uns  portent  autour  de  leur  tête 
rasée  une  simple  corde  de  chanvre,  d'autres  un  long  voile 
enroulé,  d'autres  sont  coiffés  d'un  fez  entouré  de  mousseline. 
Une  chemise  transparente  jetée  sur  le  caftan  de  couleur  laisse 
à  découvert  l'intérieur  brillant  des  manches  et  le  bas  des  robes 
éclatantes  sur  les  étriers  de  fer;  une  sacoche  de  cuir  jaune  ou 
rouge  est  pendue  à  leur  épaule  par  une  cordelette  de  soie. 

Leurs  petits  chevaux  noirs  ou  blancs,  au  cou  épais  et  court, 
à  la  longue  queue  traînante,  chargés  de  hautes  selles  et  d^e 
multiples  tapis,  s'alignent  sous  les  murs  de  la  kasbah.  Des 
gens  de  la  tribu,  un  esclave,  un  ami,  bourrent  le  fusil,  tassent 
la  poudre  dans  le  long  tube  argenté,  tandis  que  les  mendians, 
qui  savent  qu'au  moment  de  s'élancer  dans  l'arène,  un  cavalier 
est  toujours  généreux,  circulent  au  milieu  des  chevaux  et 
tendent  la  main  en  disant  :  «  Que  ta  main,  ô  cavalier,  frappe 
le  cœur  de  ton  ennemi  !  » 

Un  cri  :  «  ,0  Dieu  I  ô  Prophète  !  »  Et  les  chevaux  s'élancent 
au  galop.  Un  autre  cri  :  «  0  nos  pauvres  enfans!  »  comme  si 
tout  ce  monde  se  jetait  à  la  mort,  et  les  chevaux  précipitent 
leur  allure.  Les  cavaliers  brandissent  leurs  fusils,  abandonnent 


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les  rênes,  portent  les  mains  à  leur  tête,  pour  montrer  qu'ils 
ne  tiennent  plus  les  bêtes,  et  témoigner  qu'ils  se  placent  sous 
la  protection  de  Dieu,  mettent  en  joue  un  ennemi  imaginaire, 
déchargent  leur  fusil  tous  ensemble,  le  lancent  en  l'air,  le  rat- 
trapent, tournent  au  galop  et  s'arrêtent...  La  fantasia  dure  sept 
secondes,  l'amour  dure  sept  minutes  et  la  misère  toute  la  vie... 

Au  pas,  la  troupe  des  cavaliers  regagne  ,1a  muraille  rouge. 
Des  mendians  encore  les  accompagnent,  en  célébrant  leur 
éloge  :  «  Vous  avez  fait  une  belle  chevauchée.  Où  est  un  cava- 
lier plus  beau  que  le  Caïd  des  Séouls?...  »  Dans  le  vent  de  la 
course,  une  bande  de  mousseline  s'est  détachée  d'un  front,  et 
descend  lentement  dans  la  poussière  comme  un  long  fil  de  la 
Vierge.  Au  petit  trot,  un  cavalier  revient,  et  du  haut  de  sa 
selle,  du  bout  de  son  fusil,  ramasse  la  mousseline  blanche. 
Déjà  une  autre  fantasia  s'est  élancée  dans  la  poussière,  jette  ses 
cris,  excite  ses  chevaux,  décharge  ses  fusils  dont  on  voit  briller 
les  flammes,  les  lance  en  l'air,  s'arrête  brusquement,  s'en 
retourne,  et  inlassablement  recommence. 

Au-dessus  du  champ  de  vigne,  la  lune  semble  attendre  son 
heure  d'entrer  dans  la  fête,  pareille  à  quelque  premier  rôle 
ilepuis  longtemps  prêt  pour  la  scène.  Le  long  de  la  falaise,  où 
la  mer  devient  plus  mouvante  aux  approches  de  la  nuit,  de 
blanches  formes  assises  contemplent  le  coucher  du  soleil.  Dans 
la  majesté  des  grands  plis,  des  femmes  lentement  se  dirigent 
vers  la  grotte  de  Sidi  Moussa,  pour  aller  baigner  leurs  pieds 
nus  sur  les  larges  dalles  polies  où  l'Océan,  lui  aussi,  étend 
ses  tapis  d'argent.  Et  cela  encore  sort  du  profond  des  âges,  ces 
femmes  vêtues  en  prêtresses  de  Diane  qui  s'en  vont  vers  Aphro- 
dite implorer  la  fécondité.  Le  soleil  à  son  déclin  répand  sur 
toutes  choses  des  reflets  de  vermeil  qui  se  dédore.  Sitôt  qu'il  a 
disparu,  toute  blancheur  devient  fantôme.  Les  cavaliers  des 
tribus  regagnent  la  tente  de  leur  caïd,  entravent  leurs  chevaux 
et  rassemblent  les  fusils  brûlans  autour  du  màt  qui  soutient 
le  pavillon.  Plus  tenaces  que  les  cavaliers,  les  danseurs  n'ont 
pas  suspendu  leurs  inlassables  exercices.  Devant  le  tombeau  du 
Saint,  où  les  veilleuses  allumées  et  le  lustre  du  plafond  éclatent 
comme  un  feu  d'artifice,  leur  frénésie  poursuit  son  train,  et  le 
bruit  assourdissant  du  fer  choqué  contre  le  fer  accompagne, 
sans  jamais  faiblir,  le  bourdonnement  de  la  peau  infatigable- 
ment martelée.  Sur  cette  sombre  rumeur  glisse  un  bruit  cris- 


LA    FOlRE    DE    RABAT.  901 

tallin,  les  clochettes  des  nègres  qui  traversent  la  foule  altérée, 
l'outre  de  chèvre  sur  le  dos,  un  gobelet  de  cuivre  à  la  main.  Des 
relens  de  cuisine,  de  graisse  de  mouton,  se  mêlent  à  l'odeur 
de  la  menthe  et  des  burnous  en  sueur,  au  parfum  du  santal  et 
de  l'eau  de  géranium.  Le  long  des  vignes,  à  ras  de  terre,  sous 
les  cactus  où  s'accrochent  de  légers. abris  de  toile,  les  minces 
bougies  des  pauvres  gens  font  des  lumières  de  feu  follet  dans  la 
poussière  qui  retombe.  Sous  les  riches  pavillons  des  caïds  et 
des  cheurfas,  les  serviteurs  allument  les'  grands  cierges  de  cire 
dans  les  hauts  chandeliers  de  cuivre  qu'on  fabrique  à  Man- 
chester, et  aussitôt  qu'une  tente  s'illumine,  je  vois  de  blanches 
draperies  s'approcher  d'un  personnage  appuyé  sur  des  coussins, 
un  visage  qui  s'incline  et  le  baise  a  l'épaule  en  lui  souhaitant, 
avec  la  lumière  qui  parait,  une  heureuse  soirée. 

A  de  pareils  gestes  imprévus,  d'un  raffinement  si  gracieux, 
on  sent  mieux  sa  solitude.  On  voudrait  imiter  cette  noble  ten- 
dresse et  ne  pas  être  seul  à  errer  sur  la  falaise,  au  milieu  de 
cette  fête  étrangère.  Pourquoi  écouter  seul  cette  longue  caresse 
de  l'eau,  ces  chanteurs,  ces  violons,  cette  musicale  allégresse? 
On  voudrait  qu'un  être  cher  fût  là  pour  guider  sa  marche  incer- 
taifte,  prendre  sa  main  confiante,  Faider  à  enjamber  les  cordages 
des  tentes,  saisir  son  plaisir  dans  ses  yeux,  écarter  doucement 
la  tête  d'un  cheval  ou  d'un  petit  àne  entravé,  comme  on  écarte 
dans  une  allée  une  branche  tombante  pour  lui  faire  un  passage, 
l'arrêter,  lui  dire  :  u  Ecoute,  »  s'en  aller  sans  parler  parmi  ces 
bruits  discords,  ces  danses,  ces  chansons,  ces  lumières,  ces 
musiques,  transformer  pour  soi  cette  fête  au  lieu  d'être  dévoré 
par  elle,  ramasser  toutes  ces  fleurs  coupées  et  les  offrir  d'un 
geste  tendre  au  lieu  de  les  laisser  à  terre. 

Oh!  ce  serait  charmant,  après  avoir  marché  longtemps 
ensemble  parmi  des  choses  si  anciennes,  d'entrer  d'un  air 
joyeux  sous  la  tente  du  Pacha...  Sous  la  tente  du  Pacha,  le 
repas  nous  attend.  Un  repas  arabe,  c'est,  pour  l'amour,  la  plus 
aimable  fantaisie.  Dix  plats  s'alignent  sur  le  tapis,  dans  les 
bassins  de  cuivre  remplis  d'une  eau  bouillante  et  recouverts 
des  capuchons  de  sparterie  noire  et  rouge,  où  se  cache  le  mystère 
d'une  cuisine  originale  et  savante,  qui  attend,  comme  la  musique, 
ses  explorateurs  et  ses  peintres,  —  viandes  cuites  et  recuites,' 
mijotées  pendant  des  journées  sous  les  cendres  du  bain  maure 
et  que  l'odeur  des  fruits  pénètre,  gâteaux  et  pâtes  feuilletées  sur 


902  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lesquels  se  sont  posés,  durant  des  heures  et  -des  heures,  les  yeux 
blancs  des  négresses,  tournant  autour  des  petits  feux  de  braise, 
dans  les  cuisines  invisibles,  avec  leurs  bras  arrondis,  qu'elles 
portent  gracieusement  ployés  et  les  deux  mains  pendantes,  à  la 
manière  de  deux  ailes. 

Pour  table,  un  grand  plateau  de  cuivre;  pour  chaises,  des 
coussins;  pour  se  servir,  les  doigts.  Vrai  repas  d'amoureux.  11 
faut  aimer  pour  trouver  son  plaisir  à  cette  cuisine  embrasée. 
C'est  une  charmante  douleur  d'aller  chercher  sur  la  carcasse  le 
blanc  de  poulet  qui  se  détache  et  de  l'offrir  du  bout  des  doigts 
à  d'autres  doigts  plus  délicats  qui  ont  peur  de  la  brûlure. 
Plaisir  plus  agréable  encore  de  recevoir  de  ces  doigts  mal- 
habiles un  morceau  de  mouton  sur  lequel  est  posé  un  œuf 
comme  une  large  pièce  d'or... 

Louange  à  Dieu,  dit  la  chanson, 

qui  a  créé  les  doigts  pour  'prendre  les  bouchées  dans  le  plat 

et  les  dents  pour  déchirer  la  viande  du  mouton  et  du  poulet^ 

et  la  langue  pour  proclamer  la  douceur  du  concombre, 

des  raisins  et  des  grenades! 

Louange  à  Dieu,  parmi  les  hommes  libres,  * 

aussi  bien  que  chez  les  esclaves! 

Louange  à  Dieu,  qui  nous  a  gratifiés 

du  prince  célèbre  dans  toutes  les  tribus, 

notre  maître,  le  glorieux  Kouss-Kouss , 

et  des  crêpes  trempées  dans  l'huile, 

et  des  poules  farcies  d'amandes, 

et  du  très  adorable  vermicelle  au  beurre, 

et  des  beignets  au  safran  et  au  miel, 

et  de  cette  pâte  feuilletée 

garnie  de  fruits  et  cVépices  indiennes, 

et  du  ragoût,  fils  des  cendres, 

et  de  sa  sœur  bien-aimée  la  sefa 

aux  coings  sucrés  dans  la  viande  de  mouton! 

Pendant  que  les  plais  se  succèdent  sur  le  plateau  de  cuivre, 
UQ  violon,  une  guitare  et  un  tambourin  à  sonnettes  jouent  des 
airs  d'Andalousie.  La  plainte  du  violon  est  la  voix  de  l'amou- 
reuse qui  gémit  d'être  loin  de  ce  qu'elle  aime;  les  notes  graves 
de  la  guitare  renflée  sont  l'appel  de  l'homme  qui  soupire  après 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  903 

elle;  et  le  Pacha  se  penche  pour  me  dire  à  l'oreille  que  le 
tambourin  qui  s'agite,  et  va  et  vient  du  violon  à  la  guitare, 
avec  son  bruit  de  bourdon  et  ses  folles  sonnettes,  c'est  la  vieille 
entremetteuse,  toujours  présente  dans  les  amours  arabes,  et  qui 
s'efforce  de  réunir  et  l'amoureuse  gémissante  et  son  amant 
passionné. 

Tout  à  l'heure,  visible  encore  par  la  porte  de  la  tente,  la 
lune  a  monte  dans  le  ciel  et  ne  laisse  plus  voir  que  la  nuit 
qu'elle  illumine  et  les  reflets  de  sa  clarté  sur  les  mendians  qui 
attendent  dehors  la  fin  de  notre  repas  pour  s'en  partager  les 
restes.  Elle  règne  maintenant  sur  la  fête,  semble  protéger  le 
campement,  veiller  sur  les  animaux,  animer  les  fantômes  qui 
errent  le  long  de  la  falaise,  et  soutenir  de  sa  magie  les  orchestres 
de  cymbales  dont  le  tapage  continue  de  se  mêler  aux  mélopées 
langoureuses  des  violons  et  des  guitares.  Dans  cette  pénombre 
lunaire,  l'Océan  qui,  tout  le  jour,  semblait  avoir  résigné  son 
pouvoir,  retrouve  sa  puissance  et  domine  tous  les  bruits  épars. 
A  quelle  heure  du  temps  sommes-nous?...  Si  un  bateau  passe 
au  large,  voit-il  ces  pavillons  éclairés?  Soupçonne-t-il  cette  fêté 
de  religion  et  d'amour,  au  milieu  des  chevaux  qui  s'ébrouent, 
sur  cette  côte  rocheuse  et  brutale?  Pas  un  cri  dans  cette  foule; 
pas  d'autre  voix  dans  cette  multitude  que  la  voix  des  chan- 
teurs; pas  d'autre  bruit  que  le  mélange  des  instrumens  et  des 
airs,  et  le  tintement  des  sonnettes  qu'agitent  les  nègres  porteurs 
d'eau.  Dans  la  grotte  de  Sidi  Moussa,  les  femmes,  enhardies  par 
la  nuit  et  cachées  dans  les  couloirs  des  rochers,  se  livrent 
davantage  à  la  mer.  Devant  le  tombeau  où  brillent  les  veil- 
leuses et  le  lustre  aux  cent  bougies,  des  personnages  accroupis 
devant  des  chandeliers  de  cuivre  mettent  aux  enchères  les 
cierges  que  les  pèlerins,  dans  la  journée,  ont  apportés  au  mara- 
bout. A  l'écart  de  la  Koubba,  dans  un  endroit  ténébreux,  un 
tas  de  cailloux  consacré,  où  l'on  jette  son  mal  en  y  jetant  sa 
pierre,  sert  d'oreiller  aux  fauconniers  d'un  caïd  ;  et  leurs 
oiseaux,  posés  au  sommet  de  ces  pierres,  toutes  chargées  de 
pensées  humaines,  avec  leurs  yeux  de  feu  et  d'or,  semblent  les 
oiseaux  du  destin. 

Les  repas  sont  achevés  sous  les  tentes.  Il  en  est  de  silen- 
cieuses, où  les  gens  étendus  sur  les  coussins  se  reposent, 
causent  doucement,  cependant  qu'un  serviteur  prépare  les 
tasses  de  thé  et  les  distribue  à  la  ronde.  Il  en  est  où  l'on  joue 


904  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

aux  cartes,  sans  paroles,  avec  des  gestes  compliqués  et  rapides 
de  muets  qui  joueraient  une  manille  parlée.  Il  y  en  a  d'autres 
qui  resseinblent  k  une  véritable  mosquée,  où  tous  les  hôtes, 
réunis  autour  des  chandeliers  de  cuivre,  et  la  main  à  leur 
front  comme  s'ils  souffraient  de  la  migraine,  récitent  des  lita- 
nies que  ponctue  le  tambourin  et  qu'embaume  le  bois  odorant  : 
«  Il  n'y  a  de  Dieu  que  Dieu.  Il  n'y  a  de  Dieu  que  Dieu...  »  Et 
cette  phrase,  reprise  interminablement,  comme  sur  un  chape- 
let, emplit  tout  ce  coin  de  la  nuit,  jette  sa  monotone  paix  sur 
les  gens  et  sur  les  choses  et  sur  les  petits  ânes  entravés  aux 
piquets,  et  qui  tendent,  comme  autour  d'une  crèche,  leurs  jolis 
et  fins  visages  attentifs  et  résignés. 

Mais  la  plupart  de  ces  maisons  de  toile  sont  des  chambres 
de  musique,  des  pavillons  de  poésie.  Partout,  la  guitare  appelle, 
le  violon  gémit,  le  tambourin  se  démène.  En  face  des  musiciens, 
le  chanteur  accroupi  développe  son  poème,  les  yeux  fixés  tantôt 
sur  le  violon  dont  il  excite  la  plainte,  tantôt  sur  la  guitare 
dont  il  multiplie  les  appels,  tantôt  sur  le  tambourin  qui  s'affole. 
Lui-même  agite  à  ses  doigts  dos  castagnettes  de  cuivre  dont  il 
scande  son  rythme;  souvent,  d'autres  voix  l'accompagneut,  et 
tout  ce  monde  se  regarde  dans  les  yeux  comme  si  chacun  lisait 
son  chant  dans  le  regard  de  son  compagnon. 

C'est  toujours  le  même  poème,  vieille  tradition  andalouse, 
éternellement  la  même,  éternellement  rajeunie  : 

Dieu  a  créé  la  terre, 
et  il  nous  a  envoyé  le  Prophète. 
Il  a  partagé  le  monde 
entre  ceux  qui  travaillent 
et  ceux  qui  ne  travaillent  pas, 
ceux  qui  vendent  des  marchandises 
et  ceux  qui  s  occupent  des  moissons, 
ceux  qui  se  tournent  vers  le  ciel 
et  ceux  qui  restent  sur  la  terre, 
les  dévots  et  les  amoureux... 

0  délices!  Voici  le  mot  espéré,  dont  les  instrumens  se  sai- 
sissent pour  le  tourner  sous  mille  faces,  le  faire  briller,  s'exalter 
et  gémir  : 

0  mes  amis,  je  suis  amoureux 


L\    FOIRE    DE    RABAT.  905 

et  perso7Vie  ne  sait  ce  que  j'ai. 

Une  gazelle  m'a  laissé  derrière  elle,  dans  le  désert, 

sans  eau  pour  calmer  ma  soif. 

Elle  s'appelle  Chama. 

Elle  est  tatouée  sur  la  figure, 

sur  la  cheville  et  sur  les  bras  ; 

et  le  dessin  est  aussi  bleu  que  peut  l'être  ïeàu  de  la  mer. 

Ses  sourcils  sont  comme  deux  lames  de  sabre, 

son  nez  comme  le  bec  de  l'aigle. 

Elle  a  une  bouche  quun  graiti  de  raisin  peut  couvrir» 

Polirait  dont  chaque  mot,  chaque  syllabe  est  l'occasion 
d'une  roulade,  d'une  arabesque  sonore,  dessinée  avec  la  fan- 
taisie de  quelque  miniaturiste  qui  à  la  lettre  formée  ajouterait 
toujours  un  peu  d'or.  Puis,  le  quatrain  fini,  tout  le  monde 
reprend  les  derniers  vers  : 

Un  nez  comme  le  bec  de  l'aigle, 

une  bouche  qiHim  grain  de  raisin  peut  couvrir. 

Et  pendant  que  les  voix  se  taisent,  longuement,  longuement, 
les  violons  et  les  guitares  poursuivent  leur  chant  sans  paroles, 
un  concert  énamouré,  monotone  et  tout  chargé  de  modulations, 
de  nuances  et  de  déconcertans  accords. 

Puis,  comme  du  milieu  d'une  arène,  bondit  la  voix  du 
chanteur  impétueux,  exaspéré,  dirait-on,  d'être  resté  trop 
longtemps  silencieux  : 

O  mes  amis,  demandez  à  cette  gazelle  ce  que  je  lui  ai  fait,: 

Je  suis  un  homme  capable  de  monter  à  cheval  ; 

mes  ennemis  tremblent  à  mon  nom; 

ma  balle  a  des  yeux  et  obéit  à  ma  voix. 

Moi  qui  donne  des  conseils  dans  la  bataille, 

je  suis  dompté  par  elle. 

Quand  elle  parle,  c'est  un  sultan  qiii  commande, 

et  moi  je  n'ai  qu'à  dire  : 

Que  Dieu  protège  les  jours  de  mon  Seigneur! 

Et  toute  la  tente,  et  tous  les  instrumens  répètent  dans  le 
parfum  du  bois  odorant  et  de  l'eau  de  géranium  : 
Quand  elle  parle,  c'est  un  sultan  qui  commande, 
et  moi  je  n'ai  qu'à  dire  : 
Que  Dieu  protège  les  jours  de  mon  Seigneur! 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sous  tous  les  pavillons,  c'est  le  même  poème,  les  mêmes 
accens  passionnés,  la  même  musique  d'instrumens  assez  pauvres 
et  de  voix  au  contraire  prodigieusement  souples  et  fertiles.  Ces 
tentes  sur  cette  falaise  brillent  comme  des  kiosques  de  lumière, 
de  grâce,  de  raffinement,  de  politesse  et  d'accueil.  L'Andalousie 
refleurit  sur  ces  tapis  étendus  dans  le  sable.  La  nuit  prêta- 
l'oreille,  le  flot  accompagne  la  fête.  C'est  une  cour  d'amour 
sous  la  lune.  Je  ne  croyais  pas  cela  possible  que  tant  de  volupté 
pût  naitre  d'une  foule  qu'une  fête  rassemble  autour  d'un 
mausolée,  dans  un  endroit  perdu,  où  il  ne  restera  demain  que 
le  sable,  la  solitude,  le  bruit  des  vagues  et  le  tombeau. 

Mais,  il  y  a  dans  tout  ce  plaisir  quelque  chose  de  plus 
extraordinaire  encore  que  ces  voix,  ces  musiques,  ces  parfums, 
cette  politesse.  Pas  une  femme  sous  ces  tentes!  pas  une  femme 
dans  cette  fête  d'amour!  On  ne  parle  que  d'elle  dans  ces  chants, 
et  on  ne  la  voit  jamais.  La  musique,  les  .parfums,  la  poésie, 
tout  est  là  ;  mais  la  femme  pour  qui  toutes  ces  choses  semblent 
faites,  elle  est  absente.  D'un  pavillon  à  l'autre,  toujours  la 
même  plainte,  les  mêmes  bras  tendus,  le  même  appel  amoureux, 
mais  la  gazelle  demeure  toujours  invisible.  Toutes  les  imagi- 
nations sont  obsédées  par  le  mirage  de  sa  forme  qui  fuit,  et 
nulle  part  elle  n'apparaît...  Mais  justement  cette  absence  ne 
fournit-elle  pas  à  ces  raffinés  sensuels  un  élément  de  volupté? 
Ou  bien  ces  paroles  d'amour  n'ont-elles  pour  eux  d'en- 
chanté que  la  musique?  Prennent-ils  leur  plus  haut  plaisir 
à  l'incantation  harmonieuse  sans  plus  s'attacher  aux  paroles? 
Blst-ce  une  sorte  d'envoûtement  par  les  sons,  les  roulades,  les 
cordes  des  instrumens?  En  artistes  subtils  se  plaisent-ils 
surtout  à  la  forme  du  poème?  Tout  le  monde  s'accorde  à  dire 
que  ces  hommes  qui  passent  des  nuits  et  des  jours  à  écouter 
ces  gémissemens  passionnés  sont  assez  brutaux  dans  l'amour 
et  qu'ils  manquent  précisément  de  ces  délicatesses  dont  leur 
poésie  est  remplie  et  qui  vont  jusqu'à  la  fadeur.  En  vérité, 
ces  personnages,  sur  les  riches  tapis  des  tentes,  me  demeurent 
aussi  mystérieux  dans  leurs  raffinemens  que  les  Guenaoua  dans 
leurs  fureurs...  On  pense  à  leurs  prières,  à  ces  appels  constans 
à  la  divinité.  N'y  a-t-il  là  aussi  qu'une  forme  où  leur  cœur  n'est 
pas  intéressé?  un  rite,  une  liturgie  dans  laquelle  le  sentiment 
entre  pour  une  faible  part?  Religieux,  mais  pas  mystiques,  sen- 
suels, mais  pas  sentimentaux,  est-ce  ainsi  qu'il  faut  les  voir?.. 3 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  907 

A  Rabat,  tout  dormait  quand,  vers  les  deux  heures  du 
matin,  laissant  derrière  moi  sur  la  falaise  les  raffinés  et  les 
furieux  poursuivre  inlassablement  leur  plaisir  et  leur  vertige, 
je  regagnai  ma  charmante,  ma  paisible  maison  arabe.  Quelles 
délices,  ce  silence,  même  après  le» bruit  des  violons!  Mais  une 
nuit  marocaine  est-elle  jamais  silencieuse?...  Du  fond  du  patio 
voisin,  montent  des  cris  stridens,  affreux,  avec  de  traîtres 
repos  qui  ne  sont  là  que  pour  laisser  aux  vocifératrices  le  temps 
de  reprendre  haleine.  Quelqu'un  est  mort  dans  la  maison,  et  les 
pleureuses  hululent,  emplissent  les  ténèbres  mouillées  de  cette 
chose  plus  sinistre  qu'un  cri  de  bête  :  un  cri  humain.  Après 
ces  litanies  d'amour,  dont  j'ai  la  tête  encore  pleine,  ces  voix 
paraissent  plus  lugubres.  C'est  de  la  gorge  de  ces  femmes,  dont 
tout  à  l'heure  j'entendais  célébrer  les  enchantemens,  que 
sortent  ces  plaintes  hurlées!  Ce  sont  là  ces  gazelles,  ces  bouches, 
ces  lèvres  charmantes!  Ces  belles  amoureuses,  ce  sont  ces 
déchaînées  dont  les  cris  donnent  le  frisson  !  Après  cette  veillée 
d'amour,  le  rideau  se  déchire  et,  au  lieu  des  houris  divines, 
montre  les  sorcières  de  Macbeth. 

Oh!  les  sinistres  plaintes!  Sont-ce  même  des  plaintes? 
Comment  sentir  de  la  douleur  cependant  qu'on  gémit  si  fort? 
Ce  désespoir  forcené,  ces  cris  qui  semblent  n'avoir  d'autre 
objet  que  de  se  prolonger  le  plus  longtemps  possible,  de  se 
dépasser  les  uns  les  autres,  ce  n'est  pas  là  notre  douleur.  Ces 
poésies,  était-ce  de  l'amour?  la  prière,  une  prière?  cette  plainte, 
une  plainte?  Ou  tout  cela  n'est-il  que  tradition,  habitude', 
demi-sommeil,   demi-pensée,  un  curieux  décor  sans  âme?... 

J'y  suis  revenu  le  lendemain,  sur  la  lande  de  Sidi  Moussai, 
On  dirait  que  depuis  la  veille  les  chevaux  n'ont  cessé  de  galoper, 
les  violons  de  gémir,  les  chants  de  célébrer  une  beauté  absente, 
les  tambours  de  résonner  et  les  danseurs  de  piétiner  le  sol 
d'où  monte  la  troupe  des  esprits  souterrains.  Nul  sentiment  de 
lassitude  ne  se  remarque  dans  la  fête.  Il  semble  que  la  satiété 
soit  inconnue  de  tout  ce  monde.  La  répétition  fastidieuse 
paraît  ici  l'essence  du  plaisir.  Une  fantasia  succède  à  une  autre 
fantasia,  une  chanson  à  une  autre  chanson,  toujours,  infatiga- 
blement. Encore!  Encore!  Chez  nous,  c'est  la  variété,  la 
mesure,  qui  constituent  le  divertissement.  Ici  la  répétition  et 
l'excès.  Les  yeux  ne  se  lassent  jamais  d'un  spectacle  toujours 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  même,  non  plus  que  les  oreilles  de  ces  monotones  variations, 
ni  l'esprit  de  ces  poésies  qui  tournent  autour  d'un  même  thème, 
ni  l'estomac  du  poulet  et  du  mouton  accommodés  de  vingt  sortes 
différentes.  J'avoue  que  je  suis  un  peu  las  de  ces  tasses  de  thé 
trop  sucré,  du  parfum  un  peu  fade  des  eaux  de  géranium,  de 
jasmin  et  d'oranger,  dont  on  m'asperge  aussitôt  que  je  pénètre 
sous  la  tente.  Au  milieu  de  ces  plaisirs,  je  commence  à  bâiller 
comme  au  cours  d'un  chant  d'Homère,  quand  le  poète  s'attarde 
et  s'endort.  Et  puis  j'ai  trop  dans  l'oreille  les  cris  sauvages  des 
pleureuses,  qui,  longtemps  après  l'aube,  m'ont  empêché  de 
dormir,  pour  rien  imaginer  de  gracieux  sous  les  chansons. 

Mais  voilà  que  tout  a  coup,  en  entrant  sous  une  tente 
qu'une  énorme  foule  entoure,  voilà  qu'enfin  je  la  découvre,  la 
femme  mystérieuse  dont  j'entends  depuis  deux  jours  célébrer 
inlassablement  la  louange.  Cette  tente  appartient  à  la  tribu  des 
Séoul.  Au  milieu  de  ses  hôtes  accroupis  autour  de  lui,  le  Caïd 
est  assis  sur  une  chaise  pliante,  vrai  Numide  que  je  reconnais 
pour  l'avoir  vu  chez  Salluste  dans  les  troupes  de  Jugurtha,  le  nez 
droit  et  le  teint  sombre,  un  collier  de  barbe  noir,  l'œil  doux, 
cruel  et  voluptueux.  Devant  lui,  entre  le  mât  où  sont  appuyés 
les  fusils,  et  l'orchestre  qui  se  démène,  une  femme,  au  visage 
dévoilé,  chante  en  s'accompagnant  d'un  tambourin  de  faïence 
posé  dans  la  saignée  du  bras.  Un  bandeau  blanc  sur  le  front 
retient  ses  cheveux  noirs.  Sur  sa  tête  un  foulard  de  soie  dorée, 
d'où  sortent  deux  nattes  mêlées  de  laine.  Voilà  sa  bouche  qu'un 
grain  de  raisin  peut  couvrir,  ses  yeux  qui  font  la  roue  d'or, 
ses  pieds  nus  de  gazelle  qui  laisse  derrière  elle,  au  milieu  du 
désert,  l'amant  endolori.  Les  ongles  des  pieds  teints  au  henné 
brillent  comme  d'étranges  rubis.  On  devine  le  corps  souple  et 
fin  sous  l'épais  caftan  noir  voilé  de  mousseline,  qu'enserre  une 
ceinture  orangée.  Une  large  main  de  Fathma  en  argent  tombe 
sur  sa  poitrine  et  sépare  doucement  les  seins  qm  gonflent 
la  robe.  A  ses  épaules  est  suspendue  une  petite  aumônière 
d'argent  par  une  cordelette  de  soie  vert  pâle.  Des  boucles 
d'oreille  en  or  brillent  un  peu  trop  vivement  sur  la  peau  mate; 
une  pierre  dans  un  bijou  barbare  éclaire  son  petit  front  obstiné. 
Est-ce  de  l'avoir  si  longtemps  désirée,  que  je  la  trouve  si 
charmante?  Quel  agrément  de  contempler  enfin  un  visage  de 
femme,  et  ce  corps  que  n'enveloppe  plus  la  triste  serviette 
éponge,  et  ces  pieds  délicats  qui  ne  se  cachent  pas  dans  la  traî- 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  909 

nante  babouche  noire,  et  ces  chevilles  que  n'emprisonne  plus 
l'horrible  caleçon  aux  cent  plis!  Face  au  Caïd  impassible,  assis 
sur  sa  chaise  de  jardin,  au  milieu  de  ses  gens,  elle  chante  d'une 
voix  un  peu  haute,  un  peu  pressée  : 

«  Oh!  que  suh-je?  Rien,  une  errante. 

Rien  qu'une  pauvre  créature, 

une  paille  entre  vos  mains. 

0  Monseigneur ,  qui  vivez  dans  des  habits  de  soie 

et  montez  à  cheval  avec  un  fusil, 

que  suis-je?  Que  vous  ai-je  fait? 

Pourquoi  me  torturer,  Monseigneur? 

Le  pauvre  peut-il  être  l'égal  du  riche  ? 

Le  fatigué  peut-il  coucher  dans  le  lit  de  celui  qui  est  reposé? 

Monseigneur!  Monseigneur  !  ' 

0  ma  petite  sœur,  viens  me  sauver, 

mon  œil  ne  se  ferme  plus. 

Alors  une  autre  chanteuse  se  lève,  que  je  n'avais  pas  vue 
en  entrant,  vêtue  d'un  caftan  rouge,  celle-là,  moins  jolie,  plus 
chargée  de  bijoux,  les  pieds  dans  des  chaussettes  de  soie  verte. 
Ensemble  elles  esquissent  une  sorte  de  pas,  se  croisent, 
s'approchent,  se  rencontrent,  appuient  leur  corps  l'une  à 
l'autre;  puis  celle  qui  a  déjà  chanté  revient  s'asseoir  sur  je 
tapis,  tandis  que  l'autre  commence  sur  un  ton  qui  a  l'allégresse 
d'un  galop  de  cavalier  : 

0  Monseigneur,  soyez  le  bienvenu, 

Vous  le  plus  beau  des  cavaliers  qui  jouent  de  la  poudre. 

Que  veux-tu,  ma  sœur,  Dieu  l'a  voulu! 

Je  vous  souhaite  bonjour  et  bonsoir,  Monseigneur. 

Pour  vous,  je  chante  comme  le  rossignol  ; 

ne  repoussez  pas  mon  chant. 

Mon  cœur  m'a  forcé  de  ni  attacher  à  vos  pas. 

Boire  au  verre  où  vous  avez  bu  vaut  la  vie. 

0  docteur,  quel  médicament 

pour  me  guérir  de  l'amour  de  Monseigneur? 

Ne  partez  pas,  ne  partez  pas! 

Si  vous  partez,  vous  n  aurez  pas  bon  voyage. 

Elle  chante  d'une  voix  un  peu  éraillêe  par  la  fête,  hachée 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'arrêts  déconcertans.  C'est  une  ancienne  favorite  du  harem  de 
Moulay  Hafid.  Dans  sa  bouciie  brille  une  dent  qu'elle  s'est  fait 
aurifier,  dit-on,  par  amour  du  Sultan,  qui,  à  la  même  place, 
portait  une  dent  d'or. 

Près  de  moi,  la  chanteuse  au  caftan  noir  prépare  le  thé 
qu'on  offre  au  visiteur.  Elle  le  verse  dans  mon  verre,  en  levant 
très  haut  la  théière  qu'elle  fait  descendre  vivement  et  arrête 
d'un  coup  brusque;  puis,  elle  prend  le  verre  dans  sa  main,  le 
choque  à  droite,  ensuite  à  gauche,  sur  ses  boucles  d'oreille,  le 
fait  tinter  sur  ses  dents,  et  me  le  présente  enfin  de  ses  doigts 
teints  au  henné.  En  ce  moment,  j'ai  tout  à  fait  oublié  les  cris 
lugubres  des  pleureuses  de  la  nuit  ;  et,  près  de  cette  fille  char- 
mante, je  pense  à  Boabdil,  dernier  roi  maure  d'Espagne,  qui, 
au  milieu  de  son  harem  et  de  ses  musiciens,  apprenant  qu'Isa- 
belle la  Catholique  et  le  Capitan  de  Cordoue  étaient  aux  portes 
de  Grenade,  répondit  sans  s'émouvoir  :  «  Quand  il  y  a  le  verre 
«t  les  boucles,  rien  n'est  encore  perdu.  » 

VIII.    —   AINSI    PARLA   SIDI   MOUSSA 

Pour  avoir  de  beaux  songes,  nul  n'ignore  en  Islam  qu'il 
suffit  de  s'étendre  dans  l'ombre  d'un  saint  marabout  et  de 
s'abandonner  au  sommeil. 

A  l'ombre  de  son  mausolée,  Sidi  Moussa  m'est  apparu,  un 
chapelet  dans  une  main,  et  dans  l'autre  un  asphodèle. 

((  Qui  es-tu  !  ô  étranger,  toi  qui  ne  portes  ni  le  turban,  ni 
le  burnous,  ni  les  babouches,  me  dit  le  pieux  personnage.  Que 
viens-tu  chercher  près  de  moi  ?  Qui  t'a  conduit  vers  ces  rivages? 
A  ton  vêtement  et  h  ta  mine  je  crois  avoir  reconnu  que  ce  n'est 
pas  un  vil  amour  du  gain.  Si  c'est  le  pur  désir  de  connaître,  je 
ne  veux  pas  que  tu  te  réveilles  aussi  pauvre  que  tu  es  venu,  et 
que  tu  sortes  de  mon  ombre  avec  les  deux  mains  vides...  Sache 
donc  que  dans  la  bien-aimée  Salé,  oii  j'ai  mené  ma  vie  ter- 
restre, il  y  a  trois  choses  merveilleuses.  Tu  verras  la  première, 
si  tu  montes  demain,  à  midi,  tout  en  haut  de  la  ville,  à  deux 
cents  pas  de  la  grande  mosquée,  dans  la  direction  de  la  mer. 
La  seconde,  tu  la  trouveras  dans  la  demeure  d'El  Korbi,  dont 
chacun,  à  Salé,  pourra  t'indiquer  la  maison.  La  troisième,  c'est 
au  fondouk  des  huiles  qu'elle  te  sera  révélée...  Je  te  laisse 
avec  le  bien,  » 


LA    FOIRE    DE    RABAT.  9lt 

A  ce  moment  je  m'éveillai.  Autour  de  moi  s'étendait  la 
solitude  de  la  falaise.  La  poussière  était  retombée  sur  les  pistes 
des  fantasias  et  dans  les  cercles  magiques.  Des  chiens  ache- 
vaient de  dévorer  les  os  abandonnés  dans  la  ville  de  toile  éphé- 
mère. Le  tombeau  blanc,  la  Kasbah  rouge  avaient  recommencé 
leur  colloque  muet  au  bord  de  la  mer  attentive.  Seule,  une 
forme  blanche,  immobile  sur  les  rochers,  semblait  oubliée  par 
la  fête. 

Le  lendemain,  pour  obéir  aux  commandemens  du  Saint, 
je  gagnai  la  grande  mosquée,  maugréant  après  les  songes 
qui  me  jetaient  sous  le  soleil  par  un  de  ces  midis  brûlans 
où,  dans  la  tête  en  feu,  la  pensée  s'évapore  comme  une  goutte 
d'eau  posée  sur  une  pelle  ardente.  Ayant  fait  deux  cents  pas 
du  côté  de  la  mer,  je  me  trouvai  nez  à  nez  avec  un  petit  âne, 
qui,  les  yeux  couverts  d'un  sac,  faisait  tourner  une  noria.  L'an- 
tique engrenage  de  bois  que  ce  petit  âne  mettait  en  branle 
tirait  des  profondeurs  d'un  puits  des  ustensiles  hétéroclites, 
vieux  pots  de  terre,  boîtes  à  conserves,  fixés  de  distance  en  dis- 
tance sur  une  longue  chaîne  de  jonc  tressé,  et  qui,  surgissant 
tour  à  tour,  déversaient  dans  une  citerne  l'eau  dont  ils  étaient 
pleins. 

On  les  voit  dans  tous  les  jardins  de  l'Espagne  et  du  Maroc, 
ces  noria  dont  le  grincement  est  un  des  bruits  de  la  terre  afri- 
caine. A  Salé  même,  il  y  en  a  plus  de  cent,  répandues  çà  et  là, 
dans  les  vergers.  Les  plus  charmantes  s'abritent  sous  des 
mûriers  qui  leur  prêtent  leur  ombre.  Mais  celle-là  était  posée 
sur  un  tertre  embrasé;  aucun  arbre  ne  l'abritait  sous  ses 
feuilles;  le  soleil  implacable  tombait  sur  le  pauvre  animal  et 
sur  l'eau  éclatante  :  image  d'un  supplice  qui  durait  depuis  des 
siècles  et  durerait  des  années  et  des  années  encore,  —  image 
aussi  du  bon  accord  du  soleil  et  de  l'eau,  qui  au  pied  du  monti- 
cule sur  lequel  étaient  juchés  la  bête  et  l'appareil,  faisaient 
pousser  avec  une  admirable  abondance  un  frais  jardin  dans  le 
désert...  Et  je  compris  pourquoi  le  Saint  avait  choisi  l'heure 
de  midi  pour  m'envoyer  Jà-haut,  et  me  conduire  entre  cent 
noria,  jusqu'à  cette  triste  machine.;  L'infortunée  petite  bête, 
lentement  obstinée,  qui  tournait  son  manège  avec  une  cons- 
cience plus  qu'humaine,  faisait  et  refaisait  indéfiniment  le 
miracle  qui  lui  valait  encore,  à  lui  Sidi  Moussa,  une  prière 
des  ^hommes.   Cet    âne    résigné,    aussi    saint   que  lui-même. 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

transformait,  lui  aussi,  en  des  fruits  délicieux  la  tige  amère 
de  l'asphodèle. 

Je  caressai  l'ânon,  et  remerciant  Sidi  Moussa  de  ne  pas 
ressembler  à  ces  guides  importuns  qui  vous  promènent  au 
milieu  de  ruines  illustres  que  la  curiosité  de  l'univers  ruine 
davantage  encore,  je  me  rendis  chez  El  Korbi,  àtravers  le  quar- 
tier où  s'élèvent  la  grande  mosquée,  la  médersa  et  les  maisons 
des  riches  bourgeois  de  Salé.  Fallait-il  que  la  maison  d'El  Korbi 
fût  superbe,  pour  l'emporter,  au  sentiment  du  Saint,  sur  ces 
belles  demeures  mystérieuses,  et  sur  cette  médersa  même  dont  la 
petite  porte  disjointe  défend  des  siècles  de  rêve  suspendus  dans 
le  silence,  des  vieux  songes  défaits,  des  voix  qui  se  sont  tues 
avec  l'eau  des  fontaines,  un  passé  de  science  embaumé  dans  ce 
sarcophage  de  stuc,  tout  un  palais  croulant,  où  les  poutres  de 
cèdre  sculpté  blanchissent  comme  des  ossemens  sous  le  soleil 
et  la  pluie... 

Or  la  maison  d'El  Korbi  n'était  qu'un  fort  pauvre  logis. 
Son  maître,  minable  lui  aussi,  sommeillait  dans  le  vestibule 
qui  donne  accès  à  la  maison  arabe  et  où  l'on  goûte,  aux  heures 
chaudes  du  jour,  entre  la  porte  entre-bâillée  et  la  cour  inté- 
rieure, le  léger  courant  d'air,  seul  mouvement  de  l'atmosphère 
embrasée. 

Pour  réveiller  quelqu'un  qui  dort,  engager  la  conversation 
et  lui  demander  presque  à  brûle-pourpoint  s'il  ne  possède 
pas  un  trésor,  il  faut  avoir  pour  soi  l'ordre  impérieux  d'un 
songe. 

—  Un  trésor!  me  dit-il  en  jetant  les  yeux  sur  sa  misère.  Si 
je  possédais  un  trésor,  habiterais-je  ce  triste  logis? 

Cependant  sa  famille  n'avait  pas  toujours  été  pauvre.  Elle 
était,  à  ce  qu'il  me  dit,  originaire  de  Cordoue,  d'où  lui  venait 
son  nom  d'El  Korbi.  Au  temps  du  khalife  Abou  Bekr,  elle  pos- 
sédait, à  quelques  pas  de  la  grande  mosquée  d'Occident,  une 
maison  avec  un  jardin.  Puis  aux  jours  malheureux  où  il  avait 
fallu  choisir  entre  l'exil,  le  baptême  ou  la  mort,  ses  ancêtres 
avaient  quitté  la  chère  Andalousie  pour  venir  se  réfugier  dans 
cette  ville  de  Salé,  n  emportant  f^f  '«urs  richesses  que  la  clef  de 
leur  maison. 

—  Et  cette  clef,  l'as-tu  toujours?  demandai-je. 

Il  se  leva,  et  reparut  au  bout  de  quelques  instans,  tenant  une 
clef  de  fer  rouillée,  en  tout  semblable  à  celle   dont  on  se  sert 


LA   FOIRE    DE    RABAT.  9i3 

encore  aujourd'hui  pour  ouvrir  le  long  verrou  des  portes  musul- 
manes. Et  par  enchantement,  dès  que  j'eus  dans  la  main  la 
vieille  clef  rouiliée  venue  du  si  lointain  passé,  surgirent 
devant  mes  yeux  des  pistes  poussiéreuses,  des  jardins  dans 
les  sables,  de  formidables  armées  noires,  des  murailles  rou- 
geàtres,  des  cours  de  marbre  éclaboussées  de  sang,  des  palais 
qui  s'écroulent  pour  renaître  sans  cesse,  des  chambres  parfu- 
mées remplies  de  voix  de  femmes,  de  jets  d'eau,  de  musique; 
je  vis  Tolède,  Cordoue,  Grenade,  toute  la  vieille  gloire  que 
j'avais  traversée  quelques  jours  auparavant  pour  venir  dans  ce 
pays,  et  je  ne  les  revoyais  pas  dans  leur  décrépitude  et  leur 
ruine,  mutilées  par  le  temps,  déformées  par  les  architectes, 
envahies  par  les  touristes  et  les  commentaires  des  savans  :  je 
revoyais  celte  beauté  vivante,  dans  sa  fraîcheur  première,  et 
j'entendais  à  mon  oreille  l'antique  chanson  du  «  regret  »  qu'on 
chante  de  Tunis  à  Fez  sur  les  violons  et  les  guitares  : 

Nous  avons  passé  les  beaux  jours 

à  Grenade,  ville  des  plaisirs. 

Entre  les  roses  et  les  bourgeons^ 

nous  avons  passé  la  soirée. 

0  regrets  d'avoir  quitté  les  demeures  d'Andalousie 

arrêtez  de  me  faire  souffrir! 

Qu'étaient  les  riches  maisons  des  bourgeois  de  Salé  et  la 
médersa  elle-même  auprès  de  ces  demeures  nostalgiques? 
<(  Garde  bien  ta  clef,  El  Korbi,  c'est  la  clef  du  plus  beau  des 
songes.  En  vain  chercherais-tu  à  Grenade  ou  à  Cordoue  la  ser- 
rure où  glisser  son  fer  rouillé.  Une  autre  clef  ouvre  aujour- 
d'hui ta  maison  de  jadis  et  les  palais  croulans.  Mais  si  tu  veux, 
ô  vieil  Abencérage,  nous  construirons  ensemble  une  demeure 
nouvelle  ;  nous  y  mettrons  une  serrure  que  ta  clef  saura  ouvrir, 
et  dans  le  frais  patio,  dont  nulle  trace  de  sang  ne  tachera  les 
dalles,  ensemble  nous  écouterons  ce  que  le  bruit  d'une  eau 
très  pure  fait  entendre  d'éternel  aux  amoureux  et  aux  sages.  » 

Le  fondouk  des  huiles,  à  Salé,  ressemble  à  tous  les  fondouks  : 
des  ânes,  des  mules,  des  chevaux  vaguent  autour  d'un  puits 
dans  l'odeur  nauséabonde  de  la  cour  intérieure,  et  au  premier 
étage,  le  long  de  la  galerie  de  bois,  s'ouvrent  de  petites  cases 
qu'habitent  les  prostituées,  ou, comme  on  dit  ici,  non  sans  grâce, 

TOME    XLII.    i917.  58 


914  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

les  filles  de  la  douceur.  Ainsi  que   la  plupart  des  fondouks,' 
celui-là  est  un  bien  «  habous,  »  une  fondation  pieuse,  et  les 
quatre-vingts  douros  que  paie  le  tenancier  servent  à  l'entretien 
des  mosquées. 

Sidi  Moussa  lui-même  avait  vécu  dans  cette  hôtellerie.  On 
me  conduisit  à  la  chambre  qu'occupait  jadis  le  saint  homme,  et 
dans  laquelle,  en  ce  moment,  une  fille  de  la  douceur,  dans  sa 
toilette  brillante,  avec  une  étoile  au  front,  du  fard  sur  les 
pommettes  et  une  cigarette  à  la  main,  faisait  sa  petite  cuisine. 
Comment  le  Gadi,  les  Oulémas,  les  fidèles  du  marabout  sup" 
portaient-ils  cette  profanation?  Pourquoi,  là-bas,  un  tombeau 
si  vénéré?  Pourquoi,  ici,  un  oubli  si  injurieux? 

«  0  raisonneur  éternel,  me  dit  alors  Sidi  Moussa,  je  ne  t'ai 
pas  conduit  sans  dessein  dans  cette  chambre,  qui  fut  en  effet 
la  mienne.  Apprends  donc,  fils  d'un  autre  ciel,  par  le  contraste 
que  j'ai  mis  sous  tes  yeux,  à  ne  pas  t'étonner.  Tu  en  verras 
bien  d'autres  dans  ce  pays,  où  maintenant  je  te  laisse  aller 
seul.  Continue  ton  voyage,  et  cesse  de  t'imaginer  que  le  plus 
grand  intérêt  de  la  vie,  c'est  de  comprendre.  Abandonne-toi 
simplement  aux  événemens  et  aux  choses.  Et  surtout  garde-toi 
de  jeter  sur  le  monde  le  regard  du  sot  qui  s'indigne,  d'imiter 
l'orgueilleux  qui  oppose  sans  cesse  son  sentiment  à  d'autres 
sentimens,  sa  pensée  à  d'autres  pensées,  et  de  croire,  avec  le 
pédant,  que  la  sagesse  est  unique.  » 

Jérôme  et  Jean  Tharaud. 

(A  suivre^) 


L'ŒUVRE  DE  RODIN 


Quand  on  traverse  la  première  salle  de  V Académie,  à  Flo- 
rence, pour  aller  vers  les  Bolticelli  et  les  Fra  Angelico  qui  en 
font  la  gloire,  on  a,  depuis  quelques  années,  une  impression 
inattendue  et  singulière.  On  se  croit  entré,  par  mégarde,  dans 
une  exposition  de  Rodin.  Des  figures  puissantes  et  tourmentées, 
à  peine  sorties  de  leur  gangue  de  pierre,  se  dressent,  se 
convulsent  et  paraissent  surprises  par  la  lumière  comme  des 
êtres  qui  voient  le  jour  pour  la  première  fois.  A  la  vérité,  les 
plus  hostiles  au  maître  du  Penseur  sont  conquis  cette  fois  :  nul 
ne  refuse  son  admiration  à  ces  œuvres  d'une  formidable 
énergie.  Seulement,  on  entrevoit,  au  bout  de  cette  galerie, 
d'autres  marbres  et  des  moulages  qui  rappellent  certains  chefs- 
d'œuvre  fort  connus  de  la  statuaire  du  xvi*  siècle.  On  se 
réveille,  tout  de  suite,  de  l'illusion  un  instant  ressentie.  On 
n'est  pas  chez  Rodin  :  on  est  chez  Michel-Ange. 

Ce  sont,  en  effet,  quelques-uns  des  Captifs  destinés  au  tom- 
beau de  Jules  II,  laissés  inachevés  par  le  maître  et  longtemps 
conservés  aux  Jardins  Boboli,  qui  produisent  cette  illusion 
éphémère.  Et  je  ne  la  noterais  pas  si  elle  était  individuelle, 
mais  il  n'est  guère  de  visiteurs  qui  ne  l'éprouvent  à  quelque 
degré.  Elle  n'offrirait  aucun  intérêt,  si  elle  ne  faisait  que  fixer 
une  analogie.  Mais  elle  est  révélatrice.  Elle  révèle  que,  dans 
notre  pensée,  à  notre  insu,  l'œuvre  de  Rodin  est  associée  à 
celle  de  Michel-Ange,  et  en  même  temps  qu'elle  rappelle  non 
pas  tout  Michel-Ange,  mais  ce  qu'il  a  laissé  d'inachevé.  Elle 
nous  fait   donc  penser  à  quelque  chose  de   très  grand  et  en 


9!  fi  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

même  temps  à  quelque  chose  d'incomplet  ou,  tout  au  moins, 
d'indéflni.  C'est  là  un  sentiment  confus  :  il  n'est  pas  nécessai- 
rement juste.  Tout  de  suite,  on  aperçoit,  à  la  réflexion,  que 
telles  œuvres  du  maître  de  Meudon  sont  aussi  complètes  que 
possible,  et  l'on  sait  bien  que  même  les  plus  puissantes  ne  sont 
pas  du  Michel-Ange.  Au  reste,  c'est  une  chose  qu'on  décidera 
dans  quatre  cents  ans.  Mais,  à  ce  sentiment  complexe,  il  doit  ^ 
avoir  quelque  raison  profonde.  Il  y  a,  en  effet,  dans  l'idée 
qu'on  se  fait  aujourd'hui  généralement  de  Rodin,  deux  choses  : 
il  y  a,  d'abord,  le  souvenir  des  projets,  des  ébauches,  des 
«  morceaux,  »  des  intentions,  accompagnés  de  polémiques,  de 
théories  et  de  vaticinations  obscures,  tout  un  fatras  de  littéra- 
ture que  l'avenir  ignorera,  comme  nous  ignorons  les  sonnets 
qu'on  suspendait  au  Persée  de  Benvenuto  Cellini.  Il  y  a, 
ensuite,  la  sensation  d'œuvres  fortes,  accomplies,  lumineuses, 
—  une  partie  solide,  éprouvée^  un  bloc  que  l'avenir  ne  remuera 
pas.  Je  voudrais,  ici,  tenter  de  marquer  ce  qui  est  de  l'un  et 
ce  qui  est  de  l'autre. 

I 

Comment  se  fait-il  que  le  créateur  d'œuvres  si  parfaites  et 
si  achevées  fasse  a  grand  public  l'effpl  d'un  démiurge  respon- 
sable de  monstres  mort-nés,  de  géun.N  avortés,  d'enchevêtremens 
inintelligibles?  C'est  que  le  grand  public  ne  connaît  Rodin  que 
depuis  la  période  chaotique  de  son  art.  Auparavant,  il  l'igno- 
rait avec  sérénité.  Quand  l'artiste  est  devenu  célèbre,  l'essen- 
tiel de  son  œuvre  était  fait,  l! Age  d'airain  est  de  1817,  le 
Saint  Jean-Baptiste  de  1882,  les  Bourgeois  de  Calais  de  1889,  les 
plus  beaux  bustes,  y  compris  celui  de  Puvis  de  Chavannes, 
sont  antérieurs  à  1893.  Mais  le  Balzac,  qui  est  l'œuvre  la  moins 
bien  venue  du  maître,  est  celle  qui  l'a  le  plus  fait  connaître. 
C'est  qu'elle  a  mis  la  foule  en  colère  et  la  colère  fait  plus  de 
bruit  que  l'admiration.  Depuis  le  Balzac,  c'est-à-dire  depuis 
l898,  on  n'a  guère  vu  de  l'artiste  que  des  ébauches  ou  des 
figures  admirablement  achevées,  il  est  vrai,  mais  fragmen- 
taires. Le  Victor  Hugo,  lui-même,  est  un  fragment  oii  le  public 
ne  peut  s'empêcher  de  voir  ce  qui  est,  c'est  à-dire  plus  de 
matière  non  travaillée  que  de  matière  transformée  en  statue. 
Le  Penseï^  a  paru  depuis  cette  époque,  mais  il  était  conçu  et 


l'oeuvre  de  rodtn.  917 

exécuté  en  maquette  bien  longtemps  auparavant.  Depuis  vingt 
ans,  ce  que  le  maitre  montrait,  en  dehors  de  ses  bustes,  c'étaient 
des  intentions  de  monumens  ou  de  curieuses  recherches  de 
modelés  destinées  à  faire  jouer,  de  façons  nouvelles,  la  lumière. 
Et  non  seulement  il  les  façonnait  pour  lui  et  pour  ses  amis, 
pour  la  joie  des  yeux  habitués  à  discerner  la  vertu  spécifique 
du  «  morceau,  »  mais  il  les  montrait  au  public.  11  les  exposai! 
au  plus  bel  endroit  du  Salon,  sous  la  coupole,  après  d'inter- 
minables conférences  sur  la  mise  en  place,  et  souvent  même 
avec  un  long  retard,  en  sorte  que  le  plâtre  pompeusement 
annoncé  et  impatiemment  attendu  faisait  son  entrée,  au  milieu 
de  la  salle  déjà  pleine,  comme  le  chef-d'œuvre  suprême,  le 
dernier  mot  de  l'Art.  Le  public  se  précipitait  et  ne  distinguait 
rien,  ou  peu  de  chose...  De  là  son  effarement.  Or,  c'est  une 
pente  invincible  de  l'esprit  humain  de  frapper  tout  l'œuvre 
d'un  artiste  à  l'effigie  du  morceau  qui  l'a  rendu  célèbre,  quoi 
qu'il  ait  pu  faire,  avant,  de  supérieur,  —  ou  d'inférieur^  après.i 
Le  public  n'admet  pas  qu'un  homme  ait  existé  avant  qu'il  s'en 
soit  aperçu.  N'ayant  donc  aperçu  Rodin  qu'auprès  de  son 
Balzac,  du  Victor  Hugo,  de  l'Homme  qui  marche  et  de  quelques 
projets  de  ruines,  il  a  retenu  de  ce  nom  et  de  cette  œuvre  sur- 
tout ce  qu'ils  signifiaient  dans  la  dernière  péfiode  de  sa  vie,  — 
vingt  ans  sur  plus  de  cinquante-sept  ans  de  travail. 

Dans  cette  erreur  d'optique,  le  public  fut  grandement 
encouragé  par  la  littérature.  Celle-ci  était  restée  fort  longtemps 
avant  de  s'aviser  qu'un  génie  nouveau  pétrissait  de  la  glaise, 
boulevard  d'Italie  ou  rue  de  l'Université,  de  même  qu'elle  mit 
soixante-dix  ans  à  découvrir  qu'un  génie  observateur,  couché  à 
plat  ventre  dans  un  hermas  de  Provence,  pénétrait  les  secrets 
d'un  monde  nouveau.  Quand  elle  s'en  avisa,  pour  regagner  le 
temps  perdu,  elle  se  précipita  dans  l'hyperbole.  Casanova 
raconte  que,  lorsqu'il  fut  présenté  à  Fontenelle,  qui  n'avait  pas 
moins  alors  de  quatre-vingt-treize  ans,  il  lui  dit  un  peu  étour- 
diment  qu'il  venait  d'Italie  exprès  pour  le  voir.  «  Avouez,  mon- 
sieur, lui  répondit  Fontenelle,  que  vous  vous  êtes  fait  attendre 
bien  longtemps...  »  C'est  ce  que  Rodin  eût  pu  dire  à  tant 
d'hommes  de  lettres  acharnés  à  sa  gloire.  Ils  se  dépensaient 
en  discours  confus  et  tardifs,  lorsqu'un  seul  mot  clair,  dit 
vingt  ou  trente  ans  plus  tôt,  lui  eût  été  plus  profitable,  et  non 
seulement  à  lui,  mais  au  goût  public   et  à   l'art.  Le   public, 


918         •  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  son  ensemble,  est  bien  excusable  d'avoir  identifié  le  nom 
de  Rodin  avec  les  parties  les  moins  fortes  et  les  plus  «  inten- 
tionnelles »  de  son  œuvre,  puisque  l'autorité  des  littérateurs, 
des  philosophes,  en  un  mot  de  «  tout  ce  qui  compte,  »  lui  assu- 
rait que  c'en  était  la  partie  la  plus  haute,  la  plus  vivante  et  la 
plus  caractérisée. 

11  l'a  identifiée  encore  avec  autre  chose  :  avec  cette  littéra- 
ture même,  avec  les  formules  obscures  et  hyperboliques  desti- 
nées à  louer  l'artiste,  avec  les  sarcasmes  décochés  à  ses  confrères, 
avec  des  théories  transcendantales  sur  l'Art  édifiées  par  des 
journalistes  pour  expliquer  aux  autres  ce  qu'ils  n'entendaient 
guère  eux-mêmes  :  —  un  tel  pathos  que  le  Médecin  malgré  lui 
est  clair  en   comparaison. 

Quand  parut  le  Balzac  en  1898,  le  public  récalcitrant  fut 
mené  d^un  train  qui  ne  la-issa  pas  de  considérablement  l'ahurir. 
On  daigna,  au  début,  lui  expliquer  ce  qu'il  y  avait  de  beau  dans 
ce  plâtre.  On  lui  dit  que  l'auteur  était  «  arrivé  à  réaliser  un  tra- 
vail de  sculpture  comparable  seulement  au  travail  voilé  des 
artistes  ^égyptiens.  »  —  «  C'est  bien,  là,  le  Taureau  littéraire 
qu'était  Balzac!  »  s'écriait  l'un  d'eux,  et  il  ajoutait  pour  mieux 
se  faire  entendre  :  «  C'est  de  la  sculpture  wagnérienne.  »  Ce 
«  Taureau  »  était,  pour  tel  autre,  une  «  pyramide  accroupie  sur 
le  sol,  mais  dont  la  cime  est  dorée  par  le  soleil  »  et  d'ailleurs 
«plongeant,  au  delà  des  extériorités,  dans  le  gouffre  des  sen- 
sations. » 

De  plus,  ce  «  Taureau,  »  ou  cette  «  pyramide,  »  avait  des 
ailes  :  c'étaient  les  manches  vides  et  pendantes  de  sa  robe  de 
chambre,  «  des  ailes  brisées...  »  Comme  on  s'étonnait  de 
l'énorme  cou  goitreux  du  grand  homme,  un  romancier  expli- 
quait au  public  que  c'était  une  «  poire  d'angoisse.  »  Il  fallait 
donc  voir,  là,  «  un  bloc,  un  monolithe,  une  de  ces  colonnes 
espacées  dans  l'histoire  et  qui  marquent  les  grandes  étapes 
humaines.  »  Un  ami  de  l'artiste  l'affirmait  :  «  Ce  qu'a  été  le 
prodige  de  son  travail,  ceux-là  seuls  le  savent  qui,  jour  par 
jour,  étape  par  étape,  ont  assisté  à  la  réalisation  du  monument 
le  plus  puissant  et  le  plus  pathétique  qu'il  ait  été  donné  à 
un  artiste  de  créer...,  »  Qu'ajouter  à  celte  définition  :  «  11  a 
montré  son  aisance  à  se  projeter,  sa  manière  d'être  divinatrice 
des  états  humains,  sa  vision  de  proie...?  »  Aussi  l'auteur 
concluait-il  allègrement  :  «   C'est  la  raison  de  notre  émotion 


l'œiuvre  de  rodin.  919 

et  de  notre  admiration  que  nous  ne  dirons  jamais  assez.  » 
Dès  lors,  les  visiteurs  des  Salons  se  résignèrent  à  ne  rien 
comprendre,  ou  plutôt  ils  comprirent  que  leur  incompréhension 
même  et  leur  désarroi  étaient  précisément  des  signes  auxquels 
on  connaissait  qu'une  œuvre  était  belle  et  un  artiste  en  pro- 
grès. Moins  ils  voyaient  de  choses  dans  les  plâtres  de  Rodin, 
plus  la  critique  déclarait  qu'il  y  en  avait.  Dans  le  Penseur,  où 
le  public  ne  vit  qu'un  admirable  faisceau  de  musculatures 
vivantes,  on  vint  lui  affirmer  qu'il  y  avait  infiniment  plus.  C'est 
M.  Dujardin-Beaumetz,  qui  avait  trouvé  quoi  :  «  Si  son  attitude 
trahit  quelque  fatigue,  dit-il  dans  le  discours  d'inauguration, 
c'est  qu'il  se  souvient  peut-être  des  longs  siècles  de  lutte  et 
d'oppression!...  »  C'est  de  quoi,  en  effet,  on  ne  se  serait  pas 
avisé  sans  le  secours  de  M.  le  sous-secrétaire  d'Etat  aux  Beaux- 
Arts.  Quand  parurent,  ensuite,  au  Salon,  des  fragmens  de  sculp- 
ture :  un  torse,  une  épaule,  un  bras,  le  public  fut  vivement 
gourmande  de  ne  pas  s'y  intéresser  autant  qu'à  des  bustes. 
«  Pourquoi  sculpter  des  bustes,  c'est-à-dire  des  visages  sans 
corps  et  point  des  morceaux  de  corps,  sans  tête?  »  La  foule 
s'était  figuré,  jusque-là,  que  la  vie  humaine  résidait  plutôl  dans 
la  tête  que  dans  un  bras  ou  une  jambe,  pour  la  raison  qu'on  a 
vu  vivre  des  gens  sans  une  jambe,  mais  non  sans  tête,  et  que, 
quelque  émotion  que  pût  témoigner  un  pied  ou  une  main,  ils 
n'en  témoignaient  cependant  pas  de  si  subtiles,  ni  de  si  variées 
qu'un  visage.  Mais  elle  sentit  bien  que  la  critique  avait  changé 
tout  cela.  Et,  à  défaut  d'autres  clartés,  elle  se  trouva  ainsi  en 
possession  d'un  sur  critère  pour  juger  des  œuvres  d'art.  Il  tient 
en  trois  aphorismes  :  les  génies  rénovateurs  en  art  commencent 
toujours  par  être  méconnus  ;  le  verdict  des  grands  écrivains 
d'une  époque  est  toujours  confirmé  par  la  postérité  ;  dans 
l'œuvre  d'un  grand  artiste,  les  œuvres  les  plus  discutées  sont 
les  plus  belles.  Toutes  les  argumentations  en  faveur  des  œuvres 
inintelligibles  se  ramènent  là. 

Or,  qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  cette  apologétique?  Il  n'y  a  rien, 
et  si  l'œuvre  de  Rodin  n'était  pas  là  pour  se  défendre,  les  com- 
mentaires de  ses  défenseurs  en  donneraient  la  plus  fâcheuse 
idée.  On  se  demande,  en  effet,  chez  quels  Pères  Loriquets  ils 
ont  appris  l'histoire  de  l'art,  —  s'ils  l'ont  apprise,  —  pour 
enseigner  que  les  génies  puissans  et  novateurs  ont  toujours  été 
méconnus,  quand,  précisément,   s'il  est   une   chose   qui    sur- 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prenne  quiconque  étudie  la  vie  des  grands  artistes  originaux 
du  passé,  c'est  de  voir  à  quel  âge  ils  ont  été  populaires!  En  ce 
qui  touche  ceux  de  la  Renaissance,  par  exemple,  le  témoignage 
unanime  des  contemporains  et  les  documens  les  moins  récu- 
sables  établissent  qu'ils  furent  admirés  dès  leur  jeunesse.  En 
même  temps,  l'histoire  d'hier  nous  prouve  que  nombre  de 
méconnus  et  de  révoltés,  de  victimes  du  jury  dressés  contre 
rinstitut  par  une  littérature  éphémère,  ont  tellement  disparu 
que  leur  nom  n'éveille  parmi  nous  presque  aucun  souvenir. 
Puisqu'il  s'agit,  ici,  de  sculpture,  deux  exemples  tirés  de 
l'histoire  des  statuaires  illustreront  cette  vérité.  Il  y  a  un  artiste 
qui,  à  vingt-cinq  ans,  était  déjà  si  admiré  dans  toute  l'Italie, 
que  trois  princes  se  disputaient  un  Cupidon  dû  à  son  ciseau  : 
nous  avons  encore  la  correspondance  échangée  à  son  sujet.  Il 
s'appelait  Michel- Ange.  Il  y  a  un  artiste  acclamé  par  la  jeune 
littérature  de  son  temps,  la  «  critique  d'avant-garde  »  qui,  à 
soixante-dix  ans,  se  plaignait  encore  d'être  un  inconnu  :  il 
s'appelait  Auguste  Préault.  Quand  il  mourut,  en  1879,  les  chro- 
niqueurs intimidés  par  l'assurance  de  ses  disciples,  écrivirent  : 
((  Exclu  des  Salons  qui  se  succédèrent  pendant  quinze  ans, 
Préault  brilla  à  l'Exposition  de  1849,  et  sa  place  fut  dès  lors 
marquée  au  premier  rang  des  artistes  contemporains.  Les 
œuvres  qu'il  exécuta  pour  divers  monumens  lui  valurent, 
d'année  en  année,  de  nouveaux  succès,  mais  la  puissante  ori- 
ginalité de  son  caractère  et  l'irrésistible  vivacité  de  son  esprit 
se  pliaient  mal  aux  habitudes  du  monde  offlciel...  » 

Il  est  un  des  premiers,  peut-être  le  premier,  qui  se  soit 
consolé  de  son  impopularité  en  s'en  glorifiant  :  «  L'art,  c'est 
cette  étoile,  disait-il,  je  la  vois,  et  vous  ne  la  voyez  pas!  »  et 
encore  :  «  On  me  jalouse,  on  m'envie,  on  me  nie,  donc  je 
suis  très  grand...  »  Et  le  chroniqueur  qui  rapportait  ce  mot, 
à  la  mort  de  Préault,  terminait  ainsi  :  «  Il  fut  fort  contesté  de 
son  vivant;  nous  allons  voir  maintenant.  »  Maintenant,  on  a 
vu.  Sans  doute,  on  pourra  dire  que  Préault  est  un  génie 
novateur  supérieur  à  Michel-Ange  et  que  le  Cavalier  gauloh 
du  pont  d'Iéna  ou  la  Clémence  Isaure  du  Luxembourg  jouent, 
dans  la  vie  admirative  de  l'humanité,  un  plus  grand  rôle  que 
le  Moïse  ou  la  Nuit...  Mais  si  on  ne  le  dit  pas,  il  faudra  convenir 
que  les  talens  méconnus  et  révoltés  ne  sont  pas  nécessaire- 
ment plus  grands  que  les  talens  acceptés  dès  leur  jeunesse. 


l'œuvre  de  rodin.  921 

La  preuve  du  génie  par  l'impopularité   ne  tient  pas   debout. 

Pas  davantage,  on  ne  peut  invoquer  l'autorité  de  la  littéra- 
ture. Prétendre  que  le  verdict  des  écrivains  d'une  époque, 
même  des  plus  grands,  est  infaillible  en  matière  d'art,  c'est 
ignorer  toute  l'histoire  du  goût.  Après  tant  et  de  si  éclatantes 
erreurs,  commises  par  les  littérateurs,  reconnaissons  que  leur 
avis,  en  matière  d'art,  vaut  ce  que  vaut  l'avis  de  tout  le  monde, 
' —  sans  plus. 

Il  est  vrai  que  les  artistes,  eux  aussi,  admiraient  beaucoup 
Rodin,  à  peu  d'exceptions  près,  mais  ils  n'admiraient  pas,  en 
Rodin,  les  mêmes  choses.  L'adhésion  des  artistes  allait  h 
l'Age  d'airain,  au  Saint  Jean,  au  Penseur  ou  à  de  beaux 
morceaux  d'exécution,  comme  l'Homme  qui  marche,  aux  bustes, 
enfin  aux  gracieux  groupes  de  femmes.  La  littérature  s'est 
déchaînée  surtout  à  propos  du  Balzac,  de  la  Porte  de  l'Enfer, 
et  des  «  intentions  »  grandioses  avortées.  Et  elle  s'est  servie 
de  l'adhésion  des  artistes  en  un  point  pour  préjuger  de  leur 
adhésion  sur  tous  les  autres. 

S'ils  résistaient,  elle  a  plaidé  cette  thèse  :  ce  qui  séduit  le 
moins  dans  l'œuvre  d'un  maître  est  précisément  ce  qu^il  a  fait 
de  plus  beau  et  ce  qui  séduira  l'avenir.  «  Un  grand  artiste, 
disait  Rodenbach,  —  et  toute  personne  au  courant  de  l'art  tient 
M.  Rodin  pour  tel,  —  ne  peut  pas  se  tromper.  Il  se  développe 
avec  la  logique  d'une  année  qui  a  ses  saisons,  avec  la  force 
mathématique  d'une  tempête...  C'est-à-dire  que  la  dernière 
manière  d'un  grand  artiste  est  le  sommet  de  lui-même.  »  On 
voit,  tout  de  suite,  qu'Attila  est  «  le  sommet  »  de  Corneille  et 
que  les  Chansons  des  rues  et  des  bois  dépassent  tout  ce  qu'avait 
écrit  Victor  Hugo.  C'est  une  opinion,  mais  elle  ne  s'impose  pas 
avec  une  extrême  évidence.  L'histoire  de  l'art,  tout  entière, 
nous  montre,  au  contraire,  les  maîtres  capables  d'inégalités  ou 
d'erreurs,  et,  s'ils  ont  vécu  très  âgés,  ces  erreurs  se  placent, 
d'ordinaire,  à  la  fin  de  leur  vie.  La  prétention  de  faire  de  leur 
œuvre  un  «  bloc  »  qu'il  faut  admettre  ou  repousser  d'un  coup, 
—  comme  cet  autre  faisait  de  la  Révolution,  —  n'est  qu'un 
procédé  de  polémique.  On  n'imagine  pas  pourquoi  une  erreur 
de  jeunesse  ou  une  tentative  avortée  plus  tard,  —  comme  on 
en  voit  si  souvent,  hélas  1  chez  nos  meilleurs  peintres,  —  empê- 
cherait les  autres  œuvres  d'être  belles,  non  plus  d'ailleurs 
comment  celles-ci,  par  une  sorte  d'endosmose,  communique-» 


922 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


raient  leurs  vertus  aux  erreurs  ou  aux  échecs.  L'œuvre  d'un 
artiste  n'est  pas  une  et  indivisible,  et  c'est  seulement  par  une 
dévotion  peu  éclairée  que  ses  fidèles  se  refusent  à  voir  ses  fai- 
blesses ou  ses  tares,  comme  les  hagiographes  une  ombre  dans 
la  vie  des  saints.  Qu'on  y  prenne  garde,  au  surplus  :  ce  senti- 
ment, noble  et  touchant  à  son  origine,  est  soutenu  par  quelque 
chose  d'infiniment  moins  respectable  :  par  la  spéculation.  Que 
deviendraient,  en  effet,  les  moindres  pochades,  les  essais  man- 
ques, recueillis  et  accaparés  par  les  gens  qui  font  le  trust  d'un 
atelier  ou  d'un  artiste,  si  le  goût  individuel  se  mettait  à  faire 
la  différence  d'une  œuvre  à  une  autre,  à  discerner,  en  un  mot  à 
ne  pas  attribuer  la  même  valeur  à  tout  ce  qui  porte  la  même 
signature?  Qu'arriverait-il  si  l'on  considérait  une  œuvre  d'art 
comme  une  œuvre  humaine,  pénétrée  de  plus  ou  moins  d'émo- 
tion, sujette,  comme  tout  ce  qui  vient  de  l'homme,  aux  défail- 
lances et  aux  erreurs,  et  non  comme  un  chèque  dont  la  signa- 
ture assure  la  valeur?  Ce  serait  la  ruine  des  trusts,  la  déroute 
des  syndicats,  le  marasme  de  la  Bourse,  la  fin  de  tout! 

On  est  d'autant  plus  surpris  de  ces  lamentables  sophismes 
que  Rodin  n'en  avait  nul  besoin.  A  vrai  dire,  ils  n'ont  guère 
commencé  de  se  produire  qu'à  propos  de  ses  dernières  œuvres, 
qui,  elles,  en  avaient  besoin,  parce  qu'elles  n'étaient  que  des 
réalisations  fort  incomplètes  de  trop  obscures  pensées.  C'est 
seulement  quand  l'œuvre  de  Rodin  ne  toucha  plus  par  son 
aspect  sensible  qu'on  se  mit  à  parler  philosophie.  C'est  alors 
seulement  qu'on  parle  de  Wagner,  —  l'œuvre  du  maître 
sculpteur  fut  comparée  à  Parsifal,  —  de  Beethoven,  d'Ibsen, 
de  Nietzsche,  de  Schumann.  Tous  les  dieux  étrangers  furent 
appelés  à  la  rescousse  et  aussi  l'opinion  de  l'étranger,  cette 
<(  postérité  contemporaine.  »  Les  plus  enragés  à  accourir  furent 
les  Allemands...  Certes,  l'hyperbolique  admiration  de  la  gent 
teutonique  pour  Rodin  ne  lui  enlève  rien  de  ses  mérites,  ni  de 
son  caractère  tout  français,  non  plus  que  l'épithète  de  «  sculp- 
ture wagnérienne,  »  qu'on  lui  prodiguait  hier  comme  un  éloge 
et  dont  on  serait,  peut-être,  un  peu  plus  ménager  aujourd'hui. 
Mais  si  tout  cela  ne  lui  enlève  rien  aujourd'hui,  c'est  que  cela 
ne  lui  ajoutait  rien  hier.  Si  Rodin  n'est  nullement  un  esprit 
paient  de  Wagner  ou  de  Nietzsche,  que  voulait-on  dire  quand 
on  disait  qu'il  l'était?  On  ne  voulait  rien  dire  du  tout  :  on  était 
donc  en  pleine  logomachie. 


L  OEUVRE    DE    RODIN. 


923 


L'œuvre  de  Rodin  est-elle  responsable  de  toute  cette  litté- 
rature? Assurément  non.  Il  n'y  en  a  pas  trace,  par  exemple, 
dans  ses  «  Entretiens  »  sur  VArt  réunis  par  M.  Paul  Gsell  et 
authentifiés  par  la  signature  du  maître.  Il  y  a  là  des  causeries 
familières,  oii  tous  les  mots  portent,  où  toutes  les  théories  sont 
appuyées  par  des  exemples  concrets  et  délimités.  Aucune  de  ces 
thèses  inventées  par  les  esthéticiens  qui  sont  éloquentes, 
confuses  et  inadaptables.  Ce  sont  des  exemples  de  bon  sens,  de 
haute  raison  et  de  démonstration  lumineuse,  à  placer  près  du 
Traité  de  Léonard,  du  Journal  de  Delacroix,  des  Discours  de 
Reynolds,  des  Entretiens  de  Théodore  Rousseau  recueillis  par 
Sensier,  des  Maîtres  d'autrefois  de  Fromentin.  Les  idées  géné- 
rales sur  l'art  ne  sont  pas  toujours  très  nouvelles,  mais  elles 
sont  toujours  justes.  Les  idées  particulières  sur  la  statuaire  sont 
le  plus  souvent  neuves  et  révélatrices.  On  y  sent  l'expérience  du 
bon  ouvrier  qui  parle  de  ce  qu'il  sait,  et  à  qui  l'on  n'en  fait  pas 
accroire.  Si  l'on  avait  lu  davantage  ces  leçons  de  l'artiste  et 
moins  les  gloses  obscures  dont  ses  admirateurs  l'ont  travesti, 
on  se  ferait  une  idée  toute  différente  de  son  vigoureux  esprit,, 

Ainsi,  l'œuvre  de  Rodin  ne  saurait  nullement  être  confondue 
avec  la  littérature  qu'elle  a  suscitée,  mais  elle  en  porte  le  poids,, 
les  stigmates  et  la  teinte  générale  aux  yeux  de  nos  contempo- 
rains. Pour  la  juger  avec  équité,  il  faut  la  décrasser  de  toute 
cette  sophistique,  la  dépouiller  de  ce  fatras,  de  ces  bandelettes 
littéraires  oii  l'on  a  cru  l'embaumer.  Il  faut  la  considérer  toute 
seule,  en  elle-même  et  pour  elle-même,  telle  que  nous  la  ver- 
rions, si  nous  la  voyions  sortir  de  terre  dans  quelque  champ  de 
fouilles  antiques,  ou  telle  qu'apparaîtront  le  Sai?it  Jean  ou  le 
Penseur,  dans  mille  ans,  aux  yeux  des  hommes,  s'ils  viennent 
à  être  ensevelis  et  retrouvés. 

II 

Imagine-t-on  toute  l'œuvre  de  Rodin  exhumée  de  terre, 
comme  le  marbre  dit  le  Niobide  de  Subiaco,  ou  droguée  de  la 
mer,  comme  le  bronze  dit  le  Persée  d'Anticylhère? 

Ce  serait  une  étrange  aventure,  dans  un  millier  d'années, 
qu'une  telle  trouvaille,  pour  ceux  qui  la  feraient!  Quels  rellets 
dans  leurs  yeux,  quelle  surprise  sur  leurs  visages,  quels  trem- 
blemens   de  leurs  mains!  Et,  aussi,  quelles   incertitudes   dans 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

leurs  esprits  et  quelles  disputes!  Comment  définir  l'admirable 
tête  de  femme,  émergeant  de  la  pierre  brute  comme  d'une  bai- 
gnoire, qu'on  appelle,  de  nos  jours,  la  Pensée?  Ou  le  Victor 
Hugo  encore  à  demi  pris  dans  sa  gangue  de  pierre,  et  ces 
torses  de  femmes,  ces  mains,  ces  morceaux  à  la  fois  modelés 
en  perfection  et  isolés  de  tout  ce  qui  pourrait  les  expliquer?  Si 
l'on  n'a  pas,  alors,  de  textes  précis,  formels,  de  témoignages 
concordans,  pour  établir  que  l'artiste  les  a  considérés  comme 
achevés  et  qu'il  les  a  laissés  tels  comme  les  définitives  expres- 
sions de  sa  pensée,  le  croira-t-on?  Pourra-ton  le  croire,  vrai- 
ment^ lorsque  l'exemple  de  toute  l'Anliquité,  du  Moyen  Age, 
de  la  Renaissance,  montre  que  les  artistes  ont  toujours  cherché 
à  détacher  le  plus  possible  la  forme  humaine  de  la  matière, 
hors  le  cas  où  la  figure  était  destinée  à  faire  corps  avec  un 
monument?  Non,  on  ne  le  croira  pas.  On  croira  qu'un  événe- 
ment inconnu  a  empêché  l'artiste  de  finir  son  œuvre,  qu'un 
cataclysme  l'a  engloutie  encore  en  gestation.  Quelles  hypo- 
thèses ne  fera-t-on  pas?  On  cherchera  une  tête  et  des  bras  à 
l' Homme  qui  marche,  et,  vraisemblablement,  on  en  trouvera. 
Sera-ce  une  tête  due  au  ciseau  d'Eugène  Guillaume  ou  du 
comte  d'Epinay,  —  quelque  chose  qu'on  aura  trouvé  sur  le 
Monte  Pincio  ou  Via  Sistina?  On  frémit,  en  voyant  jusqu'où 
vont  la  science  et  l'ingéniosité  des  archéologues...  Certaines 
singularités  voulues,  mais  inexplicables,  intrigueront  comme 
les  trépanations  des  crânes  préhistoriques  aujourd'hui  nous 
intriguent  et  nous  laissent  béans  de  stupeur...  On  ne  jugera 
pas  alors  l'intention  de  l'artiste,  mais  le  fait.  On  ne  s'inquié- 
tera guère,  si  l'auteur  était  ou  n'était  pas  de  l'Institut,  en  son 
temps,  ni  s'il  apporta  ou  n'apporta  pas  un  frisson  nouveau 
dans  la  sculpture.  On  n'aimera  plus  l'œuvre  pour  sa  nouveauté, 
mais  pour  sa  beauté. 

Lorsqu'on  se  met  ainsi,  par  la  pensée,  à  la  place  des  archéo- 
logues à  venir  en  face  des  œuvres  de  Rodin,  la  première  chose 
qui  frappe,  c'est  qu'il  sera  très  difficile  de  les  dater.  Aucune 
d'elles  ne  porte  le  costume  moderne,  qu'on  connaîtra  fort  bien, 
car  il  n'y  a  guère  de  ((  création  »  de  nos  tailleurs  qui  n'ait  été 
religieusement  reproduite  par  nos  statuaires,  sur  l'injonction 
de  la  Critique  «  moderniste  »  et  en  l'honneur  du  Réalisme  dans 
l'Art.  Rodin  n'a  traité  que  des  thèmes  très  plastiques  :  le  nu 
ou  le  drapé,  et  bien  moins  le  drapé  que  le  nu.  Vainement^  l«s 


L  ŒUVRE    DE    RODIN. 


.925 


théoriciens  ont-ils  affirmé  que  notre  costume  avait  sa  beauté 
suggestive  de  notre  état  social,  qu'il  suffisait  d'un  grand  artiste 
pour  en  dégager  la  formule.  Lui,  qu'on  appela  le  grand  «  réso- 
luteur  des  problèmes  les  plus  ardus  du  métier,  »  n'a  pas  résolu 
celui-là.  Il  ne  l'a  même  pas  abordé.  Mais  le  costume  n'est 
qu'un  accessoire.  Venons  au  principal  :  au  caractère  même  de 
l'œuvre.  On  dit^  d'ordinaire,  qu'il  est  très  moderne  :  on  le  dit 
comme  un  éloge,  on  pourrait  aussi  bien  le  dire  comme  un 
blâme,  puisque  la  marque  des  grands  chefs-d'œuvre  statuaires 
est  d'être  également  de  tous  les  temps.  La  vérité  est  qu'éloge 
ou  blâme,  c'est  tout  à  fait  immérité.  11  suffit  de  les  considérer 
pour  éprouver  qu'elles  manifestent  les  gestes  et  expriment  les 
sentimens  les  plus  simples  et  les  plus  universels  qui  soient.  Un 
jeune  homme  se  dresse  comme  s'éveillant  d'un  songe,  et  c'est 
l'Age  d'airain;  un  homme  marche  avec  assurance  en  profes- 
sant, et  c'est  Saint  Jean^Baptiste;  une  femme  courbe  la  tête  et 
se  cache  la  figure,  et  c'est  Eve;  un  couple  s'enlace,  et  c'est  le 
Baiser  on  le  Printemps;  un  homme  se  replie  sur  lui-même,  le 
coude  sur  le  genou,  la  tête  sur  la  main,  tous  les  membres 
ramenés  vers  la  tête,  vers  le  «  chef,  »  et  c'est  le  Penseur... 
Quoi  de  plus  universel,  de  plus  humain,  de  ïiKnns  îëpendant 
d'un  milieu,  d'un  moment,  d'une  race  même,  étant  admis  que 
c'est  toujours  de  la  race  blanche  qu'il  s'agit?  Il  en  est  de 
même  de  ses  petits  groupes  d'enfans,  de  ses  têtes  d'expression 
de  femmes  :  seuls,  les  Bourgfois  de  Calais  poseront  quelque 
problème  historique,  quelque  allusion  à  deviner...  On  les  attri- 
buera peut-être  à  différens  âges  :  les  Bourgeois  de  Calais  au 
Moyen  Age  français,  le  Penseur  à  la  Renaissance  ou  à  la  basse 
Antiquité,  certains  groupes  d'enfans,  comme  Frère  et  sœur,  au 
xvin*  siècle.  Son  œuvre,  —  et  je  le  dis  à  son  éloge,  —  n'a  pas 
du  tout  de  ces  caractères  nettement  propres  à  une  phase  de  la 
société,  ou  de  l'Art,  qui  se  démodent  quelquefois,  qui  datent 
toujours.  C'est  parce  que  nous  la  savons  née  d'hier  qu'elle  nous 
apparaît  si  «  moderne  »  :  retirée  de  terre  dans  quelques  cen- 
taines d'années,  sa  figure  apparaîtra  contemporaine  de  l'huma- 
nité tout  entière. 

Ce  qui  frappe  ensuite,  en  ces  figures,  c'est  leur  aspect  solide, 
dense  et  plein,  ce  qui  donne  une  impression  de  stabilité,  de 
simplicité,  de  force  et  de  sérénité.  Rien  d'étriqué,  ni  de  com- 
pliqué, rien  de  menu,  ni  de  fragile.  Peu  d'à-jour,  pas  d'enche-* 


926 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


vêtrement,  une  silhouette  immédiatement  perceptible  de  tous 
les  côtés  et,  de  tous  les  côtés,  se  profilant  avec  une  égale 
ampleur.  S'il  y  a  complication  de  formes,  tout  se  passe  en 
dedans  de  l'orbe  idéal  formé  par  l'ensemble.  De  là,  une  masse 
qu'on  peut  envelopper  aisément  du  regard,  sans  rien  qui  perce 
l'enveloppe,  déborde  et  disperse  l'attention.  Rodin  citait  volon- 
tiers un  mot  de  Michel-Ange  assurant  que  les  seules  bonnes 
statues  sont  celles  qu'on  peut  faire  rouler  du  haut  d'une  mon- 
tagne sans  rien  casser.  En  faisant  la  part  de  l'exagération 
voulue  d'une  semblable  formule,  on  sent  que  ses  œuvres  y 
répondent,  pour  la  plupart.  Et  ce  n'est  pas  si  banal.  Presque 
tous  les  monumens  dressés  depuis  cent  ans  sur  les  places 
publiques  de  l'Europe,  depuis  Glascow  jusqu'à  Naples,  loin 
d'offrir  aux  yeux  un  aspect  solide  et  ramassé,  se  projettent  en 
lignes  excentriques  et  souvent  avec  une  telle  profusion  qu'ils 
semblent  destinés  à  indiquer  à  la  fois  les  quatre  points  cardi- 
naux. Bourgeois  gesticulant  en  agitant  les  basques  de  leur 
redingote  comme  d'inexplicables  élytres,  offrant  au  passant  d'un 
geste  engageant  une  urne  électorale,  brandissant  des  tuyaux  de 
poêle,  tirant  des  coups  de  revolver,  croisant  la  baïonnette, 
grimpant  sur  des  chaises,  affichant,  de  toutes  les  manières,  leur 
impatience  d'être  attachés  à  un  socle  ou  à  un  pylône  :  voilà  le 
spectacle  nullement  statique,  ni  monumental,  qu'ils  nous 
donnent  habituellement.  Et  je  ne  parle  pas  des  trompettes  qui 
jaillissent  aux  bouches  des  Renommées,  ni  des  ailes  qui  pointent 
aux  épaules  des  Gloires,  avec  leurs  plumes  découpées  sur  le 
ciel,  ni  des  draperies  miraculeusement  suspendues  dans  l'air, 
ni  des  engins  mécaniques  étalés  comme  pour  une  vente  ou  une 
exposition,  ni  de  ces  femmes  dévêtues^  sous  prétexte  d'allégo-^ 
ries,  qui  grelottent  sous  le  piédestal  où  le  personnage  célèbre  trône 
dans  un  pardessus  fourré,  somptueux  et  inamovible,  —  tout 
ce  qui,  sous  couleur  de  «  vie  moderne,  »  attriste  le  ciel  parisien.: 
Il  faut  savoir  gré  à  Kodin  d'être  demeuré  insensible,  sur  ce 
point,  aux  suggestions  de  l'esthétique  sociale  et  de  n'avoir  pas 
fait  ((  travailler  »  ses  statues.  Ce  n'était  pas  certes  timidité,  mais 
sagesse.  Il  savait  qu'il  y  a  des  choses  dont  l'Art  ne  peut  tirer 
aucune  beauté,  des  choses  de  fabrication  humaine,  —  et  qu'wil 
y  a  des  lignes,  »  selon  le  mot  de  Delacroix,  «  qui  sont  des 
monstres.  »  Le  geste  chez  lui  est  toujours  dicté  par  une  émo- 
tion   ou   une  impulsion    naturelles,  jamais  par  la  contrainte 


l'œuvre  de  rodin.  927 

extérieure  des  choses,  ni  par  un  but  pratique  à  atteindre. 
Aucun  travail  à  réaliser  n'astreint  sa  figure  à  étendre  un  muscle 
plutôt  qu'un  autre,  ou  à  le  contracter.  Ses  statues  ne  forgent 
pas,  ne  fauchent  pas,  ne  défournent  pas  le  pain,  ne  triturent 
pas  l'acier,  ne  creusent  pas  la  mine.  La  «  dignité  du  travail  /> 
est  une  chose  et  la  beauté  plastique  de  l'homme^  en  est  une 
autre,  et  s'il  peut  arriver  que  l'une  s'allie  à  l'autre,  la  première 
n'est  pas  nécessairement  génératrice  de  la  seconde.  C'est  une 
fausse  notion  de  l'Art  statuaire  que  de  vouloir,  d'abord,  repré- 
senter un  acte  et  ensuite  de  chercher  le  geste  qui  le  signifie. 
La  forme  ne  doit  pas  être  dictée  par  l'acte,  mais  l'acte  choisi 
pour  la  forme  à  mettre  en  valeur.  11  faut  non  pas  plier  le  corps 
à  bien  signifier  une  action,  mais  inventer  une  action  qui 
signifie  bien  le  corps,  c'est-à-dire  qui  le  mieux  révèle  sa  force, 
sa  souplesse  et  sa  beauté., 

Il  semble  que  Rodin  ait  été  dominé  par  cette  idée.  Quand  il 
voulait  faire  comprendre  le  grand  trait  qui  distingue  l'Art  grec, 
en  sa  plus  belle  époque,  de  l'art  de  Michel-Ange  et  du  Moyen 
Age  même,  il  modelait  deux  statuettes.  Dans  Tune,  animée  d'un 
mouvement  à  peine  sensible,  il  montrait  un  corps  se  dévelop- 
pant comme  pour  offrir  le  plus  de  surface  possible  à  la  lumière 
et,  pour  cela,  imperceptiblement  renversé  en  arrière,  en  forme 
de  C.  Cette  statuette,  pour  mieux  s'offrir  aux  rayons  venus  de 
tous  les  côtés,  présentait  quatre  plans  se  contrariant  alternati- 
vement. Et  voici  comment  le  maitre,  d'après  M.  Paul  Gsell, 
définissait  son  œuvre  :  «  Le  plan  des  épaules  et  du  thorax  fuit 
vers  l'épaule  gauche;  le  plan  du  bassin  fuit  vers  le  côté  droit, 
le  plan  des  genoux  fuit  de  nouveau  vers  le  genou  gauche,  car 
le  genou  de  la  jambe  droite  pliée  vient  en  avant  de  l'autre  et 
enfin  le  pied  de  cette  même  jambe  droite  est  en  arrière  du  pied 
gauche.  »  De  là,  «  quatre  directions  qui  produisent  à  travers  le 
corps  tout  entier  une  ondulation  très  douce...  C'est  à  peu  près, 
inversé,  le  mouvement  du  Diadumène .  En -même  temps,  le 
maître  faisait  observer,  avec  raison,  le  contraste  et  le  bel  équi- 
libre qui,  dans  ce  cas,  naissent  sans  effort,  entre  le  côté  oij  le 
corps  se  tasse  sur  une  seule  jambe,  l'épaule  descendant  et  la 
hanche  remontant,  et  l'autre  côté  où  le  corps  se  développe  et 
montre  sa  souplesse,  l'épaule  remontée  et  la  hanche  descendue, 
le  pied  pouvant  quitter  le  sol,  s'il  le  faut,  sans  compromettre 
la  statique.  Dans  l'autre  statuette,  inspirée  de  Michel-Ange,  il 


928  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

montrait,  au  contraire,  un  corps  où  les  épaules  font  voûte,  où 
les  genoux  demi-pliés  s'arquent  en  avant,  où  le  thorax  se  creuse, 
et  qui  offre  ainsi  le  profil  général  d'une  console.  Là,  le  poids 
portant  sur  les  deux  jambes  à  la  fois,  les  membres  étant  rap- 
prochés du  torse,  tout  donne  l'idée  de  la  concentration  et  de 
l'effort.  Et  il  faisait  observer  qu'il  n'y  avait  plus  dans  cette 
attitude  que  deux  grands  plans  principaux  au  lieu  de  quatre 
et  qu'ainsi,  loin  de  s'offrir  de  toutes  parts  aux  nappes  de 
lumière,  le  corps  ainsi  contracté  produisait  des  «  ombres  très 
accentuées  dans  le  creux  de  la  poitrine  et  sous  les  jambes.  » 

Le  maître  a  fait  plus  d'une  fois  cette  démonstration.  On  la 
trouve  notamment  très  bien  comprise  et  développée  dans  ses 
Entretiens  réunis  par  M.  Paul  Gsell.  Et  voici  sa  conclusion  : 
«  S'il  m'est  permis  de  parler  un  peu  de  moi,  je  vous  dirai  que 
j'ai  oscillé,  ma  vie  durant,  entre  les  deux  grandes  tendances 
de  la  statuaire,  entre  la  conception  de  Phidias  et  celle  de 
Michel-Ange.  » 

C'est  vrai,  et  l'on  voit,  sans  aller  plus  loin  que  la  salle 
Rodin  au  Luxembourg,  ce  qui  est  de  l'un  et  ce  qui  est  de  l'autre, 
quoique  la  conception  de  Michel-Ange  l'emporte  de  beaucoup 
sur  celle  de  Phidias.  Mais  on  voit,  aussi,  un  phénomène  assez 
singulier  :  quel  que  soit  le  parti  qu'il  ait  pris,  Rodin  a  toujours 
trouvé  le  secret  de  faire  jouer  et  ruisseler  la  lumière  sur  la 
surface  presque  entière  de  ses  figures,  aussi  bien  quand  elles  se 
concentrent  dans  des  gestes  en  flexion  que  lorsqu'elles  dévelop- 
pent des  gestes  en  extension. 

Il  y  a  fort  peu  de  cavernes,  de  trous  d'ombre,  en  sorte 
qu'elles  peuvent  bien  paraître  moyenâgeuses  par  leur  contrainte 
et  leur  effort,  elles  n'en  restent  pas  moins  antiques  par  le  déve- 
loppement de  leurs  surfaces  lumineuses.  C'est  que  le  maître  a 
supprimé  délibérément  les  à-jour  et  les  trous  que  le  mouve- 
ment général  de  la  figure  remplirait  d'ombre,  il  n'a  travaillé 
que  les  surfaces  exposées  à  la  lumière  ;  le  reste  demeure  attaché 
à  la  pierre.  C'est  très  sensible  dans  la  Danaïde  par  exemple  et 
d'une  pratique  constante  dans  les  œuvres  des  dernières  années. 

Ce  qui  est  saisissant,  ensuite,  dans  ces  figures,  c'est  leur 
mouvement.  Il  est  saisissant  parce  qu'il  est  contenu  :  il  anime 
des  masses  solides,  stables,  bien  équilibrées.  Ce  n'est  pas  une 
gesticulation  périphérique  et  désordonnée  :  nulle  acrobatie, 
nulle  voltige,  rien  qui  rappelle  Jean  Bologne  ou  les  Bernins.  On 


l'ceUVRE    de   RODIN.  929 

n'a  pas,  avec  Rodin,  l'idée  du  mouvement  par  un  paraphe  que 
décrit  la  statue  dans  l'air  :  on  a  la  sensation,  par  une  légère 
inflexion,  qui  modifie  profondément  la  statique  de  la  masse,  en 
portant  le  poids  d'un  côté  plutôt  que  de  l'autre,  et  par  la  coor- 
dination harmonieuse  d'attitudes  diflerentes,  les  diverses  parties 
du  corps.  Il  figure,  à  la  fois  et  sans  qu'on  s'en  doute,  les  deux 
temps  d'un  même  mouvement.  Les  jambes  de  l'homme  réveillé, 
qui  se  lève,  n'ont  pas  encore  achevé  de  se  dresser,  les  genoux 
pointent  encore  un  peu,  quand  déjà  la  poitrine  se  soulève,  se 
dilate  avec  force,  dans  une  ascension  entièrement  accomplie 
pour  elle,  —  et  c'est  ^Age  d'Airain.  Les  deux  pieds  d'un 
homme  en  marche  sont  fortement  attachés  au  sol  et  il  semble 
que  le  pied  droit  qui  est  en  avant  soit  seulement  en  train  de  s'y 
poser,  mais,  déjà  l'épaule  gauche,  qui  se  hausse,  indique  un  effort 
pour  soulever  la  jambe  gauche,  —  ce  qui  n'aura  lieu  pourtant 
que  dans  un  instant,  —  et  c'est  le  Saint  Jean-Baptiste. 

Le  maître  a  fait,  lui-même,  la  théorie  de  ces  mouveraens 
et  il  faut  lire,  dans  ses  Entretiens,  sa  claire  démonstration. 
Il  l'applique  au  Maréchal  Ney  de  Rude,  il  montre  que,  dans 
cette  œuvre,  l'artiste  a  laissé  les  jambes  de  son  héros  dans 
l'attitude  qu'elles  avaient  quand  il  a  dégainé  et  qu'au  lieu  de 
lui  laisser  le  torse  dans  l'attitude  correspondante  au  même 
moment,  c'est-à-dire  légèrement  incliné  vers  la  gauche,  il  l'a  re- 
dressé, pose  qu'il  n'a  pu  prendre  qu'un  instant  après.  Et  Rodin 
ajoute  :  «  C'est,  là,  tout  le  secret  des  gestes  que  l'art  interprète.  » 
Le  statuaire  contraint,  pour  ainsi  dire,  le  spectateur  à  suivre 
le  développement  d'un  acte  à  travers  un  personnage.  Dans 
l'exemple  que  nous  avons  choisi,  les  yeux  remontent  forcément 
des  jambes  au  bras  levé  et  comme,  durant  le  chemin,  ils  trouvent 
Jes  différentes  parties  de  la  statue  représentées  à  des  momens 
successifs,  ils  ont  l'illusion  de  voir  le  mouvement  s'accomplir.  » 
On  ne  peut  pas  mieux  dire.  Le  meilleur  mouvement  en  eifet, 
dans  l'art,  est  celui  qui  indique  celui  qui  a  précédé  et  celui 
qui  va  suivre.  Le  principe  est  donc  trouvé  :  la  difficulté  est 
dans  la  pratique.  Elle  est  extrême,  puisqu'il  faut  confronter, 
dans  une  seule  figure,  deux  attitudesvqui  dans  la  nature  ne  se 
présentent  que  séparément.  Il  est  bien  vrai  que  l'œil  ne  les 
distingue  pas  séparément  dans  la  nature,  mais  la  nature  bouge, 
la  statue  ne  bouge  pas  et  si  la  contradiction  des  deux  mouve- 
raens était  trop  forte,  elle  se  percevrait  à  la  longue  et  paraîtrait 
TOME  xui.  —  1917.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  erreur.  Il  faut  qu'elle  se  sente  sans  s'affirmer.  Rodin  y  a 
merveilleusement  réussi. 

Là  même  où  il  n'y  a  pas  mouvement,  proprement  dit, 
comme  dans  ses  Bustes,  il  y  a  toujours  au  moins  la  vie.  La  vie 
s'exprime  par  une  variation,  à  première  vue  insensible,  de  la 
forme  qu'aurait  un  corps  dans  le  repos  parfait,  ou  qu'il  pourrait 
garder,  mort.  Un  muscle  travaille  plus  que  l'autre,  —  et  cela 
suffit.  Dès  que  le  personnage  se  met  à  lever  le  bras,  à  se  tenir 
sur  une  seule  jambe,  a  ployer  exagérément  les  reins,  à  prendre 
une  posture  qu'il  ne  peut  garder  longtemps,  ce  n'est  plus  seule- 
ment la  vie  :  c'est  le  mouvement.  Ainsi  des  trois  degrés  de  ressem- 
blance avec  la  nature  humaine,  la  forme,  la  vie,  le  mouvement 
pour  rendre  une  individualité;  la  forme  n'est  pas  assez,  le 
mouvement  est  trop,  ce  qui  convient  à  un  portrait,  c'est  la  vie. 

Lès  Bustes  de  Rodin  n'en  manquent  jamais. On  admirera  tou- 
jours ses  têtes  de  Puvis  de  Chavannes y  de  Daloii^  de  J.-P.  Laurens, 
de  Rochefort,  de  Falgidère,  de  Victor  Hugo,  —  celle-ci  faite  d'après 
une  multitude  de  croquis,  —  et  aussi  ses  prodigieux  bustes  de 
femmes  dont  le  plus  célèbre  est  celui  de  Madame  F...  au  Luxem- 
bourg. Outre  la  vie  intense  qui  y  éclate,  on  ne  saurait  trop  admirer 
comment  le  maître  a  su  condenser,  masser,  accuser  le  trait 
individuel  et  marquer  ainsi  le  caractère.  Ce  n'est  pas  que  les 
modèles  en  aient  toujours  ressenti  un  extrême  plaisir.  Les 
hommes  célèbres  ont  souvent  refusé  de  se  reconnaître  dans  ces 
géniales  effigies.  Les  artistes  mêmes,  lorsqu'ils  ont  posé  pour 
leur  portrait,  devant  ce  grand  confrère,  n'ont  pas  raisonné  autre- 
ment que  des  Philistins.  L'un  lui  a  reproché  «  amicalement  » 
de  l'avoir  représenté  la  bouche  ouverte;  l'autre  ne  s'est  point 
voulu  revoir  dans  son  buste;  un  troisième  ne  s'est  pas  soucié  de 
le  posséder.  Puvis  de  Chavannes  a  nettement  protesté.  «  Puvis 
de  Chavannes  n'aima  pas  mon  buste,  dit  Rodin,  dans  ses 
Entretiens,  et  ce  fut  une  des  amertumes  de  ma  carrière.  Il 
jugea  que  je  l'avais  caricaturé...  »  C'est  que  les  plus  grands 
artistes,  lorsqu'ils  posent  pour  leur  portrait,  prennent  tout  de 
suite  une  âme  de  bourgeois.  Tant  qu'il  s'agit  de  la  tête  des 
autres,  ils  réclament  la  vérité  brutale,  accentuée,  «  le  caractère,  » 
—  «  tout  est  beau  dans  la  Nature,  »  disent-ils;  —  mais,  quand 
il  s'agit  de  leur  propre  tête,  leur  Esthétique  change  du  tout  au 
tout.  Ils  revendiquent,  soudainement,  une  certaine  régularité 
de  traits,  ou  dignité  de  maintien,  ou  élégance,   qui  fait  soup- 


L  ŒUVRE    DE    RODIN, 


931 


çonner  que  leurs  convictions  sur  l'identité  du  Beau  et  du  Carac- 
tère n'est  pas  si  profonde  qu'ils  veulent  nous  le  faire  croire. 

En  même  temps  que  ces  vertus  éclatantes  dans  l'œuvre  de 
Rodin  :  plénitude,  simplicité,  puissance,  luminosité,  mouve- 
ment et  vie,  on  est  surpris  par  des  partis  pris  singuliers  dont  on 
ne  distingue  pas,  à  première  vue,  les  mérites.  Et  d'abord,  cette 
coutume  de  laisser  une  partie  de  la  figure  prise  dans  sa  gangue 
de  pierre,  comme  une  œuvre  inachevée.  Pour  la  comprendre, 
sinon  pour  la  louer,  il  faut  prendre  garde  aux  exigences  de 
l'art  synthétique.  Elles  ne  sont  pas  les  mêmes  que  celles  de 
l'analytique.  L'art  analytique  est  celui  des  primitifs,  de  quelques 
renaissans  de  la  première  période,  et  de  la  plupart  des  petits 
maîtres  hollandais.  Il  montre  tout  ce  qu'il  peut,  en  fait  de 
formes,  et  ne  suggère  rien.  11  est  suggestif  à  sa  manière,  mais 
d'idées,  non  de  formes.  Le  regardant  ne  cherche  pas  à  prolon- 
ger un  corps  qui  se  perd  dans  l'ombré,  à  imaginer  la  raison 
d'une  attitude  mal  définie,  à  remplir  le  vide  laissé  par  un  trait 
elliptique.  Au  contraire,  l'art  synthétique  résume,  simplifie, 
ramasse  en  une  ligne  maîtresse  ou  en  un  point  capital,  tout 
l'intérêt  du  sujet  et  laisse  le  reste  dans  l'ombre  ou  le  néant.  Le 
regardant  voit  mieux  une  chose  et  est  obligé  de  deviner  le  reste.^ 
Rembrandt,  Franz  Hais,  Turner,  en  sont  des  exemples  frap- 
pans.  Cet  art  répond  à  un  double  penchant  de  la  nature 
humaine  :  le  besoin  de  clarté  et  le  goût  du  mystère.  Il  satisfait 
notre  besoin  de  clarté  en  détachant  de  l'amas  confus  des  appa- 
rences, le  trait  essentiel  qui  y  était  confondu,  et  par  là  souligne 
fortement  les  caractéristiques  d'un  objet,  d'une  figure,  d'un 
mouvement,  d'un  acte,  —  et  il  satisfait  notre  goût  du  mystère 
en  laissant  inexprimé  ce  qui  ne  compte  pas,  ce  qui  est  prévu, 
banal,  ce  qui  se  suppose  sans  qu'on  le  montre,  mais  ce  qu'il 
nous  est  loisible  d'imaginer  merveilleux  et  ce  que  nous  cher- 
chons, malgré  nous,  à  reconstituer. 

Supposons  le  premier  problème  résolu,  c'est-à-dire  le  trait 
caractéristique  déterminé  par  l'artiste  et  vigoureusement 
exprimé.  Que  va-t-il  faire  des  autres?  Voilà  le  second  problème, 
bien  plus  dur  à  résoudre  pour  le  sculpteur  que  pour  le  peintre. 
Le  peintre  a,  sur  le  sculpteur,  un  grand  avantage  :  l'ombre. 
Rembrandt  y  rejette  mille  choses.  Le  regard  fouille  cette  obscu- 
rité mystérieuse,  l'imagination  la  peuple  de  fantômes  et  de 
trésors.  Si  on  la  pouvait  percer,  on  n'y  trouverait  rien  que  de 


932  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

banal  :  la  prolongation  des  objets  ou  des  membres  bien 
connus.  Mais  le  sculpteur?...  Il  opère  dans  les  trois  dimensions 
et  ne  peut  rien  mettre  dans  l'ombre  de  la  silhouette  extérieure 
de  son  personnage.  L'ombre,  pour  lui,  ou  l'impénétrable,  ne 
peut  être  que  le  bloc  de  pierre  où  il  laissera  plongé  tout  un  côté 
de  sa  figure,  tout  ce  qui  n'a  pas  de  rôle  expressif,  tout  le  «  poids 
mort.  »  C'est  ce  qu'a  fait  Rodin.  L'effet  en  est  certainement 
excellent.  Ses  bustes  de  femmeâ  encore  pris  à  demi  dans  leur 
gangue  de  pierre  sont  infiniment  plus  plastiques  et  plus  mysté- 
rieusement vivans  que  s'ils  sortaient  d'une  toilette  moderne, 
même  d'une  draperie.  Et  ce  n'est  guère  plus  conventionnel,  car 
quoi  de  plus  artificiel  et  déplaisant  que  le  buste  coupé  au  ster- 
num et  emmitouflé  de  lainages  et  de  soieries  à  œils  de  plis  et 
posé  sur  un  socle?  Nos  meilleurs  statuaires  font  des  prodiges 
d'adresse  pour  se  tirer  de  cet  embarras.  Rodin  s'en  est  tiré  en 
ne  faisant  rien,  et  l'on  ne  peut  dire  qu'il  s'en  soit  mal  tiré. 

L'autre  chose  qui  choque  le  plus  dans  la  technique  de  Rodin, 
c'est  cette  multiplicité  de  ressauts,  de  bosses  minuscules,  de 
<(  pastilles,  »  répandus  sur  la  surface  de  ses  bronzes,  et  de  fos- 
settes et  de  petites  ondulations  snr  ses  marbres  ou  ses  plâtres. 
En  même  temps,  on  est  toujours  surpris  de  la  vie  lumineuse 
qui  circule  sur  ces  surfaces.  Gela  est  la  condition  de  ceci.  C'est 
pour  capter  les  rayonnemens  de  l'atmosphère  et  les  fixer  sur  ses 
ligures  qu'il  a  usé  de  ces  visibles  stratagèmes.  Il  disait,  un  jour, 
à  un  critique  anglais  :  «  C'a  été  le  travail  de  ma  vie...  Pendant 
quarante  ans,  j'ai  cherché  cette  qualité  de  lumière  :  je  l'ai 
trouvée  dans  le  modelé  :  c'est  le  modelé  qui  produit  l'effet  de 
l'atmosphère,  qui  donne  la  vie  à  la  statue.  »  Il  est  certain  que 
la  lumière  ne  joue  pas  sur  le  grain  de  la  peau,  sur  un  cou,  sur 
une  épaule,  sur  une  gorge,  comme  sur  le  grain  serré  du  marbre 
ou  la  coulée  du  bronze.  La  terre  cuite,  elle-même,  qui  prend 
plus  aisément  que  le  marbre  les  moindres  inflexions  et  accuse 
plus  vivement  les  ombres  avec  moins  de  saillies,  est,  comme 
matière,  trop  différente  de  la  chair  pour  en  reproduire  les 
modalités.  Au  contact  de  l'air,  et  du  soleil,  il  y  a,  sur  toute  la 
surface  de  l'enveloppe  tactile,  mille  frémissemens  que  n'a  pas 
une  colonne  de  marbre  plongée  dans  la  même  atmosphère.  La 
nature  même  de  l'épiderme,  avec  ses  mille  accidens,  n'est  pas 
non  plus  comparable  à  celle  du  marbre  :  c'est  seulement  une 
pierre  friable  et  effritée,  vieillie  au  contact  des  élémens,  ayant 


l'œuvre  de  rodinc  933 

perdu  son  épiderme  poli  qui  pourrait  en  donner  quelque  idée. 
Est-ce  à  dire  que  tous  ces  accidens  devraient  être  reproduits, 
que  le  marbre  ou  le  bronze  devraient  donner  l'illusion  de  la 
peau  humaine?  Pas  un  instant,  celte  idée  ne  vient  à  un  artiste. 
La  matière  de  la  statue  est  artificielle,  incorruptible,  conven- 
tionnelle et  non  seulement  elle  doit  l'être  pour  qu'il  y  ait  émo- 
tion esthétique,  mais  s'affirmer  telle.  Elle  ne  peut  donc,  nulle- 
ment, imiter  le  grain  de  la  peau,  ni  rien  de  ce  qui  tend  à  donner 
l'illusion  de  la  réalité,  —  ce  que  donne  parfaitement  la  figure 
de  cire,  cette  négation  de  l'Art.  Seulement,  —  et  c'est  là  le 
point,  —  si  l'art  ne  vise  pas  à  faire  la  matière  identique  à  la 
chair  humaine,  il  vise  à  la  faire  vivante,  parce  que  la  vie  elle- 
même  est  une  beauté.  Or  la  multiplicité  des  accidens  et  par  là 
des  jeux  de  lumière  gradués,  est  une  manière  de  réaliser  la  vie. 
Voilà  le  nœud  du  problème. 

En  vérité,  il  n'est  pas  très  difficile  de  le  poser  :  ce  qui  est 
difficile,  c'est  de  le  résoudre,  et  c'est  en  cela  que  Rodin  fut  un 
maître.  Il  n'y  a  pas  l'ombre  de  trompe-l'œil  dans  son  modelé, 
nulle  recherche  de  réalisme  grossier.  Rien  n'est  plus  conven- 
tionnel que  ses  épidermes  et  pourtant  rien  n'est  plus  vivant. 
C'est  par  une  transposition  complète  des  apparences  sensibles 
qu'il  est  parvenu  à  exprimer  la  vie.  On  l'a  loué  infiniment  de 
son  génie  modeleur  :  on  ne  l'a  pas  trop  loué.  Seulement,  il  a 
poussé  si  loin  la  recherche  de  ces  artifices  qu'il  les  a  tous 
épuisés.  Il  est,  lui-même,  son  propre  aboutissement.  On  le 
donne  parfois  comme  un  maître  à  imiter  :  rien  de  plus  dange- 
reux. Dieu  nous  préserve  des  Bernins  de  ce  Michel-Ange  1 

Et  maintenant,  que  dirons-nous  de  sa  pensée?  Qu'elle  est 
tout  entière  une  pensée  plastique.  L'impression  produite,  cette 
impression  d'ampleur,  de  force  et  de  plénitude,  avec  toutes  les 
souplesses  de  la  forme  humaine  et  les  divertissemens  des  jeux 
de  lumière  et  les  sensualités  du  modelé,  est  par  elle-même 
évocatrice  de  rêves.  Des  sujets  plus  définis,  construits  sur  des 
intentions  philosophiques  plus  arrêtées,  Rodin  en  a  rêvé  peut- 
être,  mais  il  ne  les  a  pas  réalisés.  Sa  Porte  de  l'Enfer,  qu'il  a 
remaniée  sans  cesse,  d'où  il  a  tiré  des  morceaux  devenus  des 
œuvres  capitales,  est  restée  une  maquette.  Son  Victor  Biigo, 
qui  devait  être  accompagné  de  la  Colère,  de  la  Méditation  et  de 
la  Mer,  est  resté  seul  sur  son  rocher.  Même  ses  Bourgeois  de 
Calais  n'ont  pas  été  assembles  comme  il  le  désirait  :  les  uns 


934  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

derrière  les  autres,  à  même  le  pavé,  sur  la  place  de  l'Hôtel-de- 
Ville.  Mais  ce  ne  sont  pas  les  grands  sujets,  ni  les  intentions 
définies  qui  donnent  leur  prix  aux  créations  plastiques.  «  Je 
donne  un  titre  à  mes  statues  lorsqu'elles  sont  finies,  parce  que 
le  public  le  demande,  disait  un  jour  Rodin  à  un  critique 
anglais  ;  mais  les  titres  ne  révèlent  que  très  peu  de  leur  sens 
réel,  »  et  à  M.  Paul  Gsell  :  «  En  somme,  on  ne  doit  pas  atta- 
cher trop  d'importance  aux  thèmes  que  l'on  interprète.  Sans 
doute  ils  ont  leur  prix  et  contribuent  à  charmer  le  public,  mais 
le  principal  souci  de  l'artiste  doit  être  de  façonner  des  muscula- 
tures vivantes.  »  Et  il  complétait  sa  pensée  en  parlant  des 
thèmes  très  simples,  très  plastiques  comme  celui  de  sa  Ceniau- 
resse  :  «  Ils  éveillent,  sans  aucun  secours  étranger,  l'imagina- 
tion des  spectateurs.  Et  cependant,  loin  de  l'encercler  dans  des 
limites  étroites,  ils  lui  donnent  de  l'élan  pour  vagabonder  à  sa 
fantaisie.  Or,  c'est  là,  selon  moi,  le  rôle  de  l'Art.  Les  formes 
qu'il  crée  ne  doivent  fournir  à  l'émotion  qu'un  prétexte  à  se 
développer  indéfiniment.  » 

Celles  que  Rodin  a  créées  le  fourniront  longtemps  sans  doute.; 
Son  œuvre,  sortie  de  terre,  considérée  en  elle-même  et  pour 
elle-même,  fera  penser  les  hommes  à  venir,  comme  toute  œuvre 
forte  et  de  main  d'ouvrier.  Peut-être  les  fera-t-elle  penser  à 
quelque  grand  monument  dont  ils  croiront  voir,  çà  et  là,  les 
morceaux  épars,  et  reconstruiront-ils,  dans  leur  imagination, 
une  œuvre  grandiose,  comme  celle  que,  dans  son  imagination, 
Rodin  avait  construite...  S'ils  retrouvent,  dans  quelque  texte, 
qu'il  fit  une  Porte  de  ÏEnfer,  sans  doute,  ils  concevront  l'idée 
de  quelque  chose  de  formidable...  Pour  nous,  dominés  par 
l'obsession  du  drame  qui,  en  ce  moment,  se  déroule,  c'est  à  une 
autre  porte  qu'il  nous  fait  songer  :  —  à  cette  sorte  de  porte  qui 
ne  ferme  rien,  qui  ne  sert  à  rien,  qui  ne  s'ouvre  sur  rien  que 
sur  le  ciel  et  qui,  pour  cela,  est  la  plus  belle  de  toutes  :  à  un 
Arc  de  Triomphe.  Quand  on  regarde,  sur  celui  des  Champs- 
Elysées,  le  Départ  de  Rude,  que  Rodin  admirait  tant,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  songer  que  le  cycle  d'Art  ouvert  par  ce 
chef-d'œuvre  attend  toujours  qu'on  le  referme  et  l'on  se  prend  à 
regretter  que  soit  disparu  celui  qui,  le  mieux  peut-être,  aurait 
su  lui  donner  un  pendant  digne  de  lui  et  figurer  le  Retour. 

•  Robert  de  la  Sizeranne. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


LÀ  FIÈVRE  typhoïde  ET  LA  GUERRE 


VACCINS  ET  LIPO-VACCINS 

En  des  pages  célèbres,  Joseph  de  Maistre  a  vanté  jadis  les  vertus 
et  les  héroïsmes  qui,  comme  des  étincelles  sous  le  sabot  d'un  cheval 
heurtant  rudement  le  pavé  prosaïque,  jaillissent  soudain  dans  les 
âmes  amorphes  quand  se  lève, frémissante,  la  guerre.  On  a  beaucoup 
discuté  pour  et  contre  cette  idée  qui,  comme  presque  toutes  les  idées, 
enferme  assurément  au  moins  une  part  de  vérité. 

Il  me  semble,  quant  à  moi,  que  si  un  peu  de  bien  peut  sortir 
de  l'excès  de  ce  mal  qu'est  la  guerre,  c'est  plutôt  dans  l'ordre  scien- 
tifique. 

C'est  d'un  de  ces  progrès,  issus  de  la  guerre  elle-même,  à  cause 
d'elle,  par  elle,  si  j'ose  dire,  que  je  voudrais  entretenir  aujourd'hui 
mes  lecteurs.  Il  ne  s'agit  point  d'un  de  ces  progrès  de  la  technique, 
si  nombreux  et  si  étonnamment  ingénieux,  que  le  raffinement  des 
machines  à  tuer  a  diaboliquement  multipliés. 

Il  s'agit,  au  contraire,  d'un  perfectionnement  important  dans  l'art, 
non  de  tuer,  mais  de  guérir,  non  d'un  nouveau  marchepied  pour  la 
mort,  mais  d'une  barrière  contre  elle.  Je  me  propose  de  montrer  com- 
ment les  conditions  toutes  particulières  que  l'état  de  guerre  a  créées 
aux  armées  a  amené  des  améliorations  précieuses  et  destinées  à  sur- 
vivre à  la  lutte  dans  le  traitement  de  cette  redoutable  faucheuse  qu'est 
la  fièvre  typhoïde,  et  comment  finalement,  grâce  aux  travaux  d'un 
médecin  de  la  marine,  le  docteur  Le  Moignic,  et  de  ses  collaborateurs, 


936  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

une  méthode  nouvelle,  générale  et  puissamment  originale  a  été  créée, 
qui  ouvre  des  voies  profondes  et  neuves  aux  procédés  de  vaccination. 
Mais  auparavant,  il  est  nécessaire,  pour  la  clarté,  de  situer  exac- 
tement la  question  delà  fièvre  typhoïde,  telle  qu'elle  se  pose  depuis 
la  guerre. 

* 

#    * 

S'il  est  une  maladie  qui,  malgré  ses  ravages  du  temps  de  paix,  — 
il  y  a  aussi  des  plaies  par  armes  à  feu  en  temps  de  paix,  —  est  un 
des  plus  grands  fléaux  que  la  guerre  traîne  après  elle,  c'est  bien  la 
fièvre  typhoïde.  C'est  que  toutes  les  conditions  sont  réunies  chez 
les  troupes  en  campagne  pour  favoriser  l'éclosion,  l'extension  et  la 
gravité  de  cette  maladie  épidémique.  Aussi,  dans  la  plupart  des 
guerres  récentes,  la  typhoïde  a-t-elle  abattu  autant  ou  plus  d'hommes 
que  les  armes  ennemies  :  tel  fut  notamment  le  cas  dans  les  cam- 
pagnes russo-turque,  de  Tunisie,  du  Transvaal,  etc. 

Et  maintenant,  pour  mieux  comprendre,  par  un  contraste,  tout  le 
progrès  réalisé,  si  notre  pensée  franchit  d'un  bond  tous  les  lents 
tâtonnemens,  tous  les  perfectionnemens  progressifs  que  je  vais  résu- 
mer, nous  voyons,  d'après  les  chiffres  officiels  communiqués  à  une 
des  séances  récentes  de  l'Académie  des  Sciences  par  le  professeur 
Vincent,  que  la  mortalité  par  typhoïde  était  dans  notre  armée,  pour 
chacun  des  huit  premiers  mois  de  1917,  inférieure  à  un  homme  sur 
cent  mille.  Comment,  par  quel  échelonnement  laborieux  de  décou- 
vertes, ce  résultat  magnifique  a-t-il  été  obtenu;  comment  peut-on 
espérer,  grâce  à  la  méthode  de  Le  Moignic,  améliorer  encore  pour 
nos  effectifs  le  rendement  de  ces  méthodes?  C'est  ce  que  je  voudrais 
indiquer  maintenant.  Je  n'ai  pas  la  prétention  de  tracer  un  tableau 
historiquement  complet  de  la  question,  —  un  volume  n'ysuffirait  pas, 
—  mais  je  voudrais  essayer  d'en  marquer  rapidement  les  traits  prin- 
cipaux, comme  fait,  la  nuit,  dans  les  lignes  ennemies,  le  faisceau 
mince  et  soudain  d'un  projecteur,  bistouri  immatériel  et  luisant  qui 
dissèque  d'un  coup  et  schématiquement  les  formes  ténébreuses. 
D'ailleurs,  quelques  vues  rectilignes  d'ensemble  conviendront  mieux 
ici  qu'une  incursion  en  zigzag  dans  le  labyrinthe  touffu  des  faits  et 
des  controverses,  bonne  tout  au  plus  pour  le  pas  menu  de  ceux  que 
Dastre  appelait  si  plaisamment  les  «  rats  de  laboratoire.  »  —  H  faut 
regarder  un  beau  paysage  de  loin,  sinon  un  brin  d'herbe  malencon- 
treusement placé  devant  notre  pupille  risque  de  nous  masquer  le 
Mont  Blanc. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  937 

Longtemps  on  n'a  pas  su  ce  qu'était  cette  mystérieuse  fièvre 
typhoïde  (de  tv^oç^  stupeur)  dont  les  symptômes  sont  bien  connus  et 
se  caractérisent  par  une  fièvre  qui  monte  lentement, puis  redescend 
(en  cas  de  guérison)  suivant  un  rythme  invariable,  par  de  la  prostra- 
tion, par  des  éruptions  cutanées  et  par  divers  troubles  intestinaux, 
qu'accompagnent  anatomiquement,  comme  on  l'a  élabh  sous  l'in- 
fluence des  directives  géniales  de  Laënnec,  des  lésions  spéciales  des 
folhcules  de  l'intestin.  Mais  les  causes  mêmes  de  la  typhoïde  et  de  sa 
transmissibilité  ne  furent  établies  que  dans  la  période  pastorienne.  On 
découvrit  alors  que  cette  maladie  est  une  infection  due  à  la  puUula- 
tion  dans  le  sang  d'un  micro  organisme  pathogène,  le  bacille 
d'Éberth. 

C'est  l'isolement  et  la  culture  de  ce  microbe  spécifique  qui  a  été 
l'origine  de  tous  les  progrès  réaHsés  dans  le  traitement,  ou  plus  exac- 
tement dans  la  prophylaxie  de  la  fièvre  typhoïde.  Il  convient  en  effet 
de  remarquer  qu'aujourd'hui  on  ne  guérit  guère  plus  facilement  cette 
maladie  qu'il  y  a  cinquante  ans  ;  les  essais  de  vaccinothérapie  qui  ont 
été  tentés  à  son  sujet  n'ont  pas  donné  de  résultats  nets,  et  finalement 
on  n'a  encore  rien  réalisé  de  mieux  pour  sa  médication  que  la  bal- 
néation  et  les  ablutions  déjà  usitées  au  bon  vieux  temps. 

Mais  si  on  ne  sait  pas  mieux  que  jadis  guérir  la  typhoïde,  en 
revanche,  on  sait  l'empêcher  d'éclater,  on  sait  immuniser  contre  elle. 
Gouverner,  c'est  prévoir,  ont  accoutumé  de  dii'e  ceux  qui,  du  rivage, 
projettent  avec  tranquillité  leur  critique  sur  les  hommes  qui  sont 
ballottés  dans  le  frêle  esquif  du  pouvoir.  Ce  mot  est  peut-être  encore 
plus  vrai  de  ceux  qui  ont  la  charge  de  nos  santés.  Dans  l'avenir, 
quand  la  médecine  sera  devenue  im  art,  ou  plutôt  une  science  véritable 
et  aura  cessé  d'être  une  «  pauvre  petite  science  conjecturale,  »  on 
dira  :  être  médecin  ce  n'est  pas  guérir,  c'est  prévoir,  c'est  donc  pré- 
venir. Seulement,  cette  prévision  et  les  précautions  qu'elle  entraîne, 
comme  les  médecins  éprouvent  toujours,  en  dépit  de  Molière,  le 
besoin  de  se  singulariser,  ils  l'ont  appelée  baroquement  prophylaxie. 

Donc,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  la  prophylaxie  sera 
l'alpha  et  l'oméga  de  la  médecine  future.  Et  comme  les  maladies 
infectieuses  sont  d'origine  microbienne,  c'est  en  immunisant  les 
sujets  contre  elles  qu'il  convient  d'agir.  Le  conseU  du  sage  antique  : 
Si  vis  pacem,  para  bellum,  n'est  pas  moins  vrai  dans  la  lutte  contre 
les  microbes,  que  de  la  guerre  contre  les  primates  pathogènes. 

Pour  préparer  l'organisme  humain  à  se  défendre  en  cas  d'irruption 
infectieuse,  on  n'a  rien  trouvé  de  mieux  que  de  le  soumettre  artifi- 


938 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ciellemenl  et  avec  précaution  à  des  attaques  soigneusement  dosées  de 
l'infection  contre  laquelle  on  veut  le  prémunir  ;  de  même  que  la 
meilleure  manière  de  se  préparer  à  un  duel  ou  à  un  pugilat  est  de  s"y 
entraîner  à  la  salle  d'arme  ou  de  boxe,  avec  un  masque  et  une 
épée  mouchetée  et  des  gants.  La  vaccination  immunisante  est  donc 
une  sorte  de  traitement  homéopathique.  Elle  est  assimilable  aussi  au 
mithridatisme  dont  le  nom  provient,  comme  on  sait,  de  l'astucieux 
roi  de  Pont,  qui  s'était  habitué  à  ingérer  des  doses  progressivement 
croissantes  de  poison  pour  se  mettre  à  l'abri  des  entreprises  toxiques 
de  ses  fidèles  courtisans. 

Comment  se  fait-il  qu'on  protège  l'homme  contre  une  maladie 
infectieuse  quand  on  en  détern^ne  chez  lui  une  forme  atténuée?  C'est 
que  celle-ci  crée  et  mobiUseen  quelque  sorte  dans  son  organisme,  par 
suite  de  ses  réactions  défensives  naturelles,  des  corps  nouveaux 
appelés  anticorps,  qui  sont  comme  des  sortes  de  troupes  de  couver- 
ture et  qui  sont  prêts  à  combattre  et  détruire  les  toxines  de  la  maladie 
3lle-même.  Telle  est  du  moins  une  des  théories  à  la  mode,  et  se  non  e 
vero...  En  tout  cas,  les  faits  sont  là,  et  incontestables,  à  défaut  des 
explications  qui  n'importent  guère. 

Donc,  et  suivant  cette  méthode  générale  qui  dérive  directement 
des  travaux  pastoriens,  pour  créer  ime  immunité  contre  la,  fièvre 
typhoïde,  on  injecte  à  l'homme,  sous  une  forme  convenable,  un 
vaccin  antityphique  contenant  des  bacilles  d'Éberth  auxquels  on  a,  si 
j'ose  dii-e,  ôté  la  plus  grande  partie  de  leur  pouvoir  offensif,  et  qui  lui 
donne  une  typhoïde  atténuée  et  anodine. 

Le  nombre  des  vaccins  antityphiques  de  diverses  sortes  préparés 
par  lessavans,  depuis  qu'en  1888,  MM.  Widal  et  Chantemesse  firent 
leur  première  communication  sur  ce  sujet,  à  la  suite  d'expériences 
sur  les  animaux,  est  très  grand.  A  des  titres  divers  et  entre  beaucoup 
d'autres,  les  noms  des  professeurs  Widal,  Chantemesse,  Vincent, 
Wright  sont  plus  particulièrement  attachés  à  ce  problème,  à  la  solu- 
tion duquel  ils  ont  apporté  des  solutions  remarquables.  La  première 
application  sur  une  vaste  échelle  de  la  vaccination  antityphique  a  été 
faite  à  l'armée  anglaise  des  Indes  par  Wright,  au  moyen  d'un  vaccin 
où  une  culture  du  bacille  d'Éberth  avait  sa  virulence  atténuée  par  un 
chauffage  à  60».  Le  vaccin  de  Chantemesse  est  également  préparé  par 
chauffage  à  une  température  voisine  de  celle-ci.  Au  contraire,  dans 
le  vaccin  de  Vincent,  le  même  résultat  est  obtenu,  non  plus  par  chauf- 
fage, mais  par  action  de  l'éther  quistériUse  convenablement  la  culture 
du  bacille  d'Éberth.  Le  professeur  Vincent  a  en  outre  eu  le  premier 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  939 

l'idée  défaire  un  vaccin  polyvalcnf,  c'est  à-dire  dans  lequel  on  intro- 
duisait des  races  variées  de  bacUles  d'Éberth  (car  il  y  a  beaucoup  de 
variétés  de  ce  bacille  suivant  son  origine),  ce  qui  avait  chance  de  pro- 
duire une  immunisation  plus  générale. 

A  la  suite  des  résultats  extrêmement  favorables  et  encourageans 
obtenus  par  ces  auteurs,  dont  les  statistiques  établirent  rapidement 
l'atténuation  nette  de  la  morbidité  et  de  la  mortalité  typhoïdiques  sur 
les  sujets  vaccinés,  le  Parlement  français  vota,  très  peu  avant  la 
guerre,  la  loi  Labbé,  qui  rendait  obligatoire  la  vaccination  contre  la 
fièvre  typhoïde  par  le  vaccin  de  Vincent  ou  le  vaccin  de  Chantemesse, 
tous  deux  autorisés  par  l'Académie  de  médecine.  La  marine  choisit 
celui-ci,  l'armée  adopta  le  vaccin  Vincent.  La  loi  devait  être  appliquée 
en  novembre  1914. 


C'est  en  cet  état  du  problème  que  nous  surprit  la  guerre  actuelle. 
Tl  devait  en  résulter  d'abord  quelques  tâtonnemens,  quelques  flotte- 
mens  qui  ne  tardèrent  pas  à  aboutir  à  des  mesures  d'ensemble 
heureuses  et  fermes. 

On  peut  dire  que,  dès  la  fin  de  1914  et  le  début  de  1915,1a  vaccina- 
tion antityphoïdique  était  à  peu  près  générale  dans  nos  armées.  Il  était 
temps,  car  une  grave  poussée  épidémique  de  typhoïdes  s'y  était  pro- 
duite à  partir  de  1914.  Cette  expérience  unique,  qui  nous  a  épargné 
déjà  la  valeur  de  plusieurs  corps  d'armées  et  qui  portait  sur  plusieurs 
mUUons  d'hommes,  a  bientôt  réduit  dans  des  proportions  étonnantes 
les  ravages  de  la  maladie  parmi  nos  troupes. 

Du  3  août  1914  au  l*""  septembre  1917,  le  laboratoire  du  Val-de- 
Gràce  a  envoyé  au  front  3  513  073  doses  de  vaccin.  La  morbidité  pour 
typhoïdes,  —  on  verra  tout  à  l'heure  pourquoi  je  mets  ce  mot  au 
pluriel,  —  qui,  dans  chacun  des  derniers  mois  de  1914,  était  d'environ 
7  pour  1  000  hommes  est  tombée  dans  les  premiers  mois  de  1917  à  une 
valeur  plus  de  cent  fois  plus  petite.  Un  résultat  parallèle  a,  je  l'ai  déjà 
dit,  été  obtenu  pour  la  mortalité'.  —  Fait  que  je  tiens  à  noter,  la  mor- 
talité s'est  montrée  à  peu  près  égale  au  sixième  de  la  morbidité  ;  c'est- 
à-dire  qu'il  mourait  à  peu  près  un  malade  sur  six. 

Sur  cette  base  et  en  admettant,  par  hypothèse,  que  4  à  5  milUons 
d'hommes  auraient  passé  sur  le  front,  on  peut  calculer,  que  si  la 
moyenne  mensuelle  des  cas  de  typhoïdes  avait  continué  à  être  ce 
qu'elle  était  dans  la  période  hivernale  de  1914-1915, période  où  la  vac- 
cination n'était  pas  encore  généralisée,  cela  nous  aurait  coûté  au 


940  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

total  plus  d'un  million  de  malades  et  plus  de  145  000  morts.  Ces 
chiffres  sont  peut-être  un  peu  trop  forts,  car  les  conditions  hygiéniques 
au  front  se  sont  beaucoup  améliorées  depuis  le  début,  et  elles 
peuvent  avoir  contribué  pour  une  part  à  la  décroissance  de  la  courbe. 
—  Il  n'en  reste  pas  moins  que  l'ordre  de  grandeur  des  chiffres  précé- 
dens  est  exact,  et  qu'il  suffit  à  montrer  que  c'est  une  immense  armée 
que  la  France  doit  à  la  vaccination  antityphique  et  qui  lui  a  été  épar- 
gnée par  celle-ci . 

On  comprend  dans  ces  conditions  que  ceux  qui  ont  mené  à  bien 
cette  œuvre  aient  pu  avec  une  légitime  fierté  constater  que,  finalement, 
les  ca.s  de  maladies  typhoïdes  observés  aux  armées  sont  aujourd'hui 
sept  fois  moins  nombreux  et  les  décès  huit  fois  et  demi  plus  rares 
qu'en  temps  de  paix! 

Le  pluriel  que  je  viens  de  souligner  appelle  une  explication  :  les 
premières  séries  de  vaccinations  faites  aux  armées  en  191 4-1 915 
étaient  faites  avec  des  vaccins  provenant  uniquement  du  bacille 
d'Éberth.  Or, on  constata  tout  d'abord,  à  la  grande  déconvenue  du  ser- 
vice de  santé  miUtaire,  que  si,  dans  ces  conditions,  l'épidémie  de 
typhoïde  était  rapidement  jugulée,  en  revanche  les  soldats  étaient  fré- 
quemment atteints  d'affections  assez  semblables  à  elle,  quoique  diffé- 
rentes, et  que,  suivant  l'heureuse  expression  proposée  parle  profes- 
seur Achard,  on  appelle  des  fièvres  paratyphoïdes. 

On  sait  que  le  bacUle  d'Éberth  ressemble  beaucoup  à  un  bacille  du 
côlon  ou  colibacille,  hâte  habituellement  inoffensif  du  gros  intestin,  si 
bien  qu'U  était  d'abord  impossible  de  les  distinguer  au  microscope  et 
que  certains  auteurs  onfcru  longtemps  que  le  premier  n'était  qu'une 
forme  du  second  différenciée  sous  l'influence  des  circonstances  occa- 
sionnelles. On  a  néanmoins  trouvé  bientôt  des  méthodes  de  différen- 
ciation qui  ont  établi  l'identité  très  nette  et  personnelle  de  ces  deux 
bacilles,  si différen s  par  leurs  effets,  quoique  morphologiquement  sem- 
blables :  parmi  ces  méthodes,  à  côté  du  procédé  bien  connu  de  l'hémo- 
culture, la  plus  célèbre  est  celle  du  séro-diagnostic  inventée  par  le 
professeur  Widal,  qui  est  une  méthode  générale  s'apphquant  à  bon 
nombre  d'affections  et  qui  constitue  une  des  plus  brillantes  contribu- 
tions apportées  à  la  médecine  depuis  un  quart  de  siècle.  Le  séro-dia- 
gnostic est  fondé  sur  le  fait  extrêmement  général,  découvert  par 
Widal,  que  le  sérum  d'un  animal  ou  d'un  homme  auquel  on  a  injecté 
un  microbe  déterminé  possède  la  propriété  d'immobiliser,  de 
réunir  en  petites  agglomérations,  d'agglutiner  spécifiquement  une 
culture  du  même  microbe.  —  Ce  procédé  permet  de  différencier 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  941' 

immédiatement  sous    le  microscope  le   baciïle  d'Éberth  du    coll. 

Or  on  a  découvert  ces  dernières  années  des  formes  de  fièvres  tout 
à  fait  parentes  par  leurs  symptômes  à  la  fièvre  typhoïde,  quoique 
beaucoup  moins  graves.  Le  séro-diagnostic  notamment  a  démontré 
qu'elles  sont  en  général  de  deux  sortes  et  causées  par  deux  microbes 
assez  voisins  à  la  fois  du  bacille  typhique  d'Éberth  et  du  coli,  mais 
nettement  différenciés  (notamment  par  leur  vitesse  d'agglutination). 
On  lésa  appelés  les  bacilles  paratyphiques  A  et  B,  et  ils  produisent 
respectivement  les  paratyphoïdes  A  et  B.  —  Ces  bacilles  sont  géné- 
ralement associés  au  bacUle  d'Éberth,  mais,  comme  les  vaccins  faits 
avec  celui-ci  n'immunisent  pas  contre  eux,  il  s'en  est  suivi  que,  tout 
en  amenant  une  diminution  delà  typhoïde  aux  armées,  les  premières 
vaccinations  faites  en  191-4  ont  laissé  subsister  et  s'étendre  de  nom- 
breux cas  de  paratyphoïdes.  Tandis  donc  que  les  non-vaccinés  contre 
le  bacille  d'Éberth  voyaient  s'étendre  parmi  eux  la  typhoïde,  les 
vaccinés  attrapaient  des  paratyphoïdes.  Les  statistiques  et  les 
courbes  publiées  à  cet  égard  sont  fort  curieuses.  Il  n'en  restait  pas 
moins,  les  paratyphoïdes  étant  relativement  bénignes,  que  la  vacci- 
nation éberthienne  avait  eu  au  total  pour  effet  de  réduire  la  mortalité 
et  la  morbidité  aux  armées  par  l'ensemble  des  infections  typhiques. 

On  ne  pouvait  en  rester  là,  et  il  devenait  nécessaire  de  parer 
à  la  fréquence  de  ces  paratyphoïdes,  considérées  avant  la  guerre 
comme  exceptionnelles,  fréquence  qui,  suivant  l'expression  de  Widal, 
et  Courmont,  s'était  révélée  «  le  fait  épidémique  saillant  de  la  guerre 
actuelle.  » — C'est  alors  que  suivant  la  suggestion  de  Widal  on  décida 
de  faire  des  vaccins  contenant  simultanément  des  cultures  atténuées 
à  la  fois  du  bacille  typhique  et  des  bacilles  paratyphiques  A  et  B. 
D'où  le  nom  des  vaccins  TAB  donnés  à  ces  produits  mixtes.  Ces 
vaccins  triples  ont  donné  d'excellens  résultats  immunigènes  et  sont 
depuis  de  longs  mois  à  peu  près  exclusivement  employés  aux  armées. 


Tel  était,  avant  les  travaux  du  docteur  Le  Moignic  et  de  ses  colla- 
borateurs successifs  MM.  Pinoy,puis  Sézary,  l'état  de  la  question  des 
vaccinations  antityphiques.  Le  tableau  que  nous  en  avons  tracé 
pourrait  paraître  sans  défaut,  et  un  coup  d'œil  superficiel  permettrait 
à  toit  d'en  conclure  que  tout  était  donc  pour  le  mieux  dans  la 
meCleure  des  thérapeutiques  possibles.  C'est  que  je  n'ai  pas  montré 
jusqu'ici  les  ombres  du  tableau. 

Il  n'est  point,  dans  la  science,  d'édifice,  si  beau  soit-il,  qui  ne 


942 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


demeure  inachevé,  et  auquel  quelque  jour,  on  ne  puisse  ajouter  un 
étage  nouveau,  qui  l'élève  plus  haut.  Ce  qui  fait  l'orgueilleuse  et 
mélancolique  beauté  de  la  science,  c'est  qu'elle  est  un  perpétuel  devenir, 
et  que  toujours,  au  diadème  qui  la  couronne,  la  patiente  [recherche 
du  mieux  peut  ajouter  une  rangée  nouvelle  de  joyaux. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  la  vaccination  antityphique  à  laquelle 
les  travaux  récens  de  Le  Moignic  ont  ouvert  des  perspectives  impré- 
vues et  vastes.  C'est  de  ces  travaux,  encore  trop  peu  connus  et  qu'il 
importe  de  faire  connaître  pour  le  bien  général,  que  je  voudrais  main- 
tenant tenter  une  rapide  esquisse. 

Tous  les  vaccins  antityphiques  employés  et  préparés  antérieure- 
ment, —  et  nous  avons  déjà  dit  qu'ils  sont  nombreux,  —  comportent 
des  cultures  des  divers  bacilles  typhiques  atténués  par  des  procédés 
chimiques  et  physiques  variés,  et  ils  ont  ceci  de  commun  qu'on  les 
injecte  aux  hommes  à  immuniser,  en  solution  aqueuse,  soit  par  la 
voie  intra-veineuse,  soit  plutôt  par  la  voie  sous-cutanée. 

L'expérience  a  montré  que,  pour  procurer  une  immunisation  effi- 
cace et  dura'ble  contre  les  typhoïdes,  il  faut  injecter  au  total  à  chaque 
homme  non  moins  de  deux  milliards  de  chacun  des  trois  baciHes 
typhiques.  C'est  ainsi  que  le  sujet  doit  recevoir,  de  chacun  de  ces 
bacilles,  un  nombre  plus  grand  qu'il  n'y  a  d'habitans  sur  cette  plané- 
tule  terraquée.  En  microbiologie,  pas  plus  qu'en  astronomie  ou  dans 
la  physique  atomique,  il  ne  faut  s'étonner  des  grands  nombres  qu'on 
trouve,  et  ceux-ci,  bien  que  n'ayant  guère  de  commune  mesure  avec 
ceux  qu'on  rencontre  dans  la  pratique  courante  de  la  vie  civile...  ou 
miUtaire,  sont  en  réalité  petits  à  côté,  par  exemple,  du  nombre  des 
phagocytes  ou  des  globules  rouges  du  sang.  C'est  donc  en  réahté  une 
dose  assez  faible  de  bacilles  typhiques  atténués  qui  suffit  à  la  vacci- 
nation. Cette  dose  ne  doit  pas  être  tout  à  fait  la  même,  suivant  la 
nature  et  la  préparation  du  vaccin  employé,  et  il  est  clair  par  exemple 
qu'il  faudra  un  plus  grand  nombre  de  bacilles  chauffés  à  60°  que 
de  bacilles  chauffés  à  33".  Mais  au  total  la  dose  que  j'ai  signalée 
indique  un  ordre  de  grandeur  exact.  Si  on  la  diminue,  l'immunité 
conférée  n'est  ni  suffisante,  ni  durable  ;  si  on  l'augmente,  l'immu- 
nisation est  plus  efficace,  mais  les  accidens  toxiques  produits  par  les 
injections  sont  plus  graves.  La  dose  indiquée  ci-dessus  correspond 
donc  à  une  immunisation  suffisante,  mais  n'entraînant  pas  d'effets 
trop  dangereux.  Tout  ici  bas,  et  non  moins  en  thérapeutique  qu'ailleurs, 
n'est  que  cotes  mal  taillées  et  équilibres  instables  entre  des  influences 
et  des  forces  antagonistes. 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


943 


Or,  avec  les  vaccins,  employés  jusqu'aux  travaux  de  Le  Moignic.et 
qui  sont  tous  à  excipient  aqueux,  il  était  impossible  d'injecter  en  une 
seule  fois  la  quantité  nécessaire  à  l'immunisation,  car  cela  eût  entraîné 
généralement  des  effets  toxiques  très  graves  et  souvent  mortels.  Il  a 
donc  fallu  subdiviser  la  dose  et  la  faire  absorber  au  sujet  en  plusieurs 
injections  successives,  et  convenablement  espacées,  pour  qu'il  ait  le 
temps,  avant  chacune  d'elles,  de  se  remettre  des  effets  de  la  précédente. 

C'est  ainsi  que  jusqu'en  1917  les  vaccinations  antityphiques  aux 
armées  ont  comporté  pour  chaque  homme  quatre  injections  succes- 
sives, depuis  lors  réduites  à  deux,  séparées  par  quelques  jours  de  repos. 

Cette  répétition  des  injections  n'a  pas  peu  contribué  à  rendre 
impopulaire  parmi  les  hommes  la  vaccination. 

Non  seulement  celle-ci  cause  ainsi  à  trois  ou  quatre  reprises  des 
malaises  qui  la  font  redouter  des  soldats,  mais,  par  suite  du  repos 
avec  diète  obhgatoire  dans  les  intervalles,  elle  détermine  pendant 
deux  ou  trois  semaines  et  souvent  davantage,  l'indisponibilité  du 
contingent.  Cela  a  parfois  provoqué,  et  non  sans  raisons,  quelque 
mauvaise  humeur  du  commandement  à  son  égard,  car  on  conçoit  ce 
que  représente  au  point  de  vue  du  coefficient  d'utiUsation,  de  la 
combativité  et  de  la  mobilité  de  l'armée,  le  fait  qu'elle  soit  tout 
entière  et  chaque  année  rendue  ainsi  indisponible  pendant  des 
semaines.  On  peut  calculer  que  cela  équivaut,  —  puisque  trois 
semaines  sont  contenues  dix-sept  fois  dans  cinquante-deux,  —  à  une 
diminution  des  effectifs  et  de  la  valeur  de  l'armée  égale  à  un  dix- 
septième,  ce  qui  correspond  à  des  centaines  de  mille  hommes.  Dans 
les  usines  travaillant  pour  la  défense  nationale,  dans  les  poudreries, 
la  vaccination  antityphique  ou  antityphoïdique  (on  dit  les  deux) 
est  demeurée  impraticable,  car  elle  réduisait,  dans  d'importantes  pro- 
portions, le  rendement  de  ces  établissemens  qui  doit  toujours  rester 
intensif. 

La  répétition  des  injections  a  encore  un  autre  inconvénient;  elle 
expose  à  la  répétition  des  accidens,  surtout  cardiaques  et  nerveux 
parfois  graves,  des  chocs  vaccinaux  dont  l'intensité  n'est  pas  moins 
grande  à  la  dernière  injection  qu'à  la  première.  Enfin  U  est  évident, — 
et  d'ailleurs  vérifié  expérimentalement,  —  que  plus  la  dose  de  vaccin 
injecté  est  élevée,  plus  tôt  est  acquise  l'immunité,  et  par  conséquent 
l'espacement  et  le  fractionnement  des  injections  laissent  pendant  trop 
longtemps  le  sujet  à  la  merci  de  l'infection  contre  laquelle  il  n'est  pas 
encore  immunisé. 

Tout  cela  montre  l'importance  militaire,  sociale  et  humaine  du 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

problème  auquel  s'est  attaqué  avec  ses  collaborateurs,  le  docteur  Le 
Moignic  lorsqu'il  s'est  proposé  de  rechercher  une  méthode  de  vacci- 
nation antityphoïdique  qui  permît  d'injecter  en  une  seule  fois  la 
dose  nécessaire.  C'était  là,  comme  il  l'a  si  bien  dit,  «  une  œuvre  de 
guerre.  »  En  la  réalisant,  il  a  apporté  à  la  défense  nationale  une 
contribution  vraiment  utile  et  noble  et  dont  les  chiffres  précédens 
permettent  de  mesurer  l'importance. 

Ce  n'est  point  par  son  mode  de  stérilisation  de  la  culture  micro- 
bienne vaccinale  que  le  vaccin  Le  Moignic  se  distingue  de  tous  les 
autres,  comme  ceux-ci  se  distinguent  entre  eux.  C'est  par  la  nature 
du  support  liquide  du  vaccin,  support  qui  lui  sert  de  véhicule  dans 
l'injection.  Tandis  que  les  autres  vaccins  antérieurs  sont  suspendus 
dans  l'eau,  Le  Moignic  suspend  le  sien  dans  des  corps  gras,  dans  un 
mélange  huileux.  De  là  le  nom  de  lipo-vaccin  qu'O  lui  a  donné.  11  se 
trouve,  —pour  indiquer  tout  de  suite  le  résultat  obtenu,  —  qu'une  seule 
injection  d'un  seul  centimètre  cube  de  ce  vaccin  suffit  à  immuniser, 
sans  effets  toxiques  séHeux,  contre  les  fièvres  typhoïdes. 

Les  raisons  qui  ont  conduit  son  auteur  à  cette  découverte  si 
simple,  —  souvenons-nous  de  l'œuf  de  Colomb,  —  et  si  importante, 
ne  procèdent  pas,  comme  il  arrive  souvent  dans  les  sciences  biolo- 
giques, d'un  heureux  hasard  expérimental.  Elles  procèdent  à  la  fois 
de  la  théorie  et  de  l'expérimentation  les  plus  rigoureuses. 

11  lui  est  apparu  en  effet,  dans  l'hypothèse  préliminaire  qui  a  guidé 
ses  recherches,  que  c'était  le  mode  de  suspension  aqueuse  des  vaccins 
antérieurs  qui  était  cause  de  leur  toxicité,  l'eau,  d'une  part,  étant 
rapidement  absorbée  par  le  courant  circulatoire  et  les  tissus,  et 
agissant  d'autre  part,  par  des  phénomènes  osmotiques  bien  connus, 
en  extrayant  avec  rapidité  des  cellules  bacillaires  les  substances 
toxiques  incluses.  Le  docteur  Le  Moignic  a  pensé  qu'en  suspendant 
les  bacilles  dans  un  milieu  huileux,  on  atténuerait  à  la  fois  ces  deux 
phénomènes;  le  vaccin  serait  alors  absorbé  avec  lenteur  par  l'orga- 
nisme, et  déterminerait  des  réactions  moins  brutales  et  moins  graves 
que  dans  l'eau  physiologique. 

L'expérience  a  prouvé  \T.ctorieusement  la  justesse  de  ces  prévi- 
sions et  l'hypotoxicité,  —  c'est  ainsi  qu'on  dit  à  la  Faculté,  —  du 
lipo-vaccin  par  rapport  à  celle  des  vaccins  aqueux.  En  opérant  sur 
des  chiens  des  injections  de  lipo-vaccin  ou  de  vaccin  aqueux  pré- 
parés avec  les  mêmes  doses  de  mêmes  cultures  bacillaires,  on 
constate,  chez  les  animaux  traités  par  le  premier,  des  accidens  in- 
comparablement moins  graves  que  chez  les  autres. 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  945 

D'autres  expériences  non  moins  ingénieuses  et  d'un  intérêt  encore 
plus  général  ont  été  réalisées  par  Le  Moignic  ou  ses  collaborateurs. 
Un  cobaye  meurt  si  on  lui  injecte  0  mmgr,  35  de  sulfate  de  strychnine 
en  solution  aqueuse.  Il  supporte,  en  revanche,  une  dose  6  fois  plus 
considérable  de  strychnine  si  on  dissout  cette  base  dans  des 
huiles. 

Le  rôle  de  l'excipient  huileux  est  donc  manifestement  d'atténuer, 
en  la  prolongeant,  l'action  pharmacodynamique,  —  pardon,  ô  Vûltaire  ! 
—  ou  toxique  d'un  produit,  parle  mécanisme  du  ralentissement  de  sa 
libération  et,  partant,  de  son  absorption.  L'huile  ne  livre  son 
contenu  que  peu  à  peu  aux  tissus,  tandis  que  l'eau  jelte  le  sien  d'un 
coup  dans  le  courant  circulatoire.  Or  ici,  comme  en  beaucoup  d'autres 
domaines  fort  divers,  chi  va  piano  va  snno. 

D'autres  expériences  ont  précisé  mieux  encore  certaines  causes 
de  la  faible  toxicité  du  lipo-vaccin  :  on  a  constaté  au  microscope  que, 
dans  l'huile,  les  bacilles,  au  lieu  de  rester  librement  suspendus 
comme  dans  l'eau,  s'agglomèrent  en  petits  amas,  en  petits  gru- 
meaux sphériques.  L'absorption  des  bacilles  conglomérés  dans  ces 
petits  amas  injectés  dans  le  derme  doit  être  évidemment  beaucoup 
plus  lente  que  s'ils  étaient  libres,  puisqu'il  est  d'abord  nécessaire  que 
les  humeurs  désagrègent  leur  agglomération.^ 

Si  j'ose  employer  cette  comparaison  qui  n'est  qu'une  analogie,  les 
petits  amas  bacillaires  du  lipo-vaccin  sont  absorbés  plus  lentement 
que  les  bacilles  isolés  des  autres  vaccins,  pour  une  cause  semblable  à 
celle  qui  fait  qu'un  gramme  de  poudre  de  guerre  en  fines  parcelles 
(pareille  à  celle  des  fusils)  brûle  bien  plus  vite  qu'une  seule  lamelle 
de  poudre  pesant  un  gramme  (semblable  à  celle  des  grosses  pièces  de 
marine). 

Il  ne  suffisait  pas  de  montrer  que  le  lipo-vaccin  est  moins  toxique 
que  les  vaccins  aqueux  antérieurs.  Il  était  indispensable  d'établir  en 
même  temps  qu'à  dose  égale,  son  pouvoir  immunisant  n'est  pas  infé- 
rieur au  leur. 

Cette  démonstration  a  été  apportée  d'une  manière  irréfutable  à  la 
fois  par  l'expérimentation  faite  sur  les  animaux  et  par  les  résultats, 
contrôlés  au  laboratoire,  des  vaccinations  déjà  nombreuses  faites  sur 
l'homme. 

Le  lipo-vaccin  Le  Moignic  contient  par  dose  d'un  centimètre  cube 
2  lUliards  600  millions  de  bacilles  d'Éberth  et  2  milliards  275  millions 
dv.  chacun  des  paratyphiques  A  et  B,  au  total  environ  7  milliards  de 
bacUles;  ces  microbes  ont  d'ailleurs  été  tués  parles  procédés  les 

TOME  XLII.  —   1917.  60 


946  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  brutaux  et  les  moins  capables  d'atténuer  leur  pouvoir  antigène. 
Cette  dose  unique  est  suffisante  pour  conférer  Timmunité. 

A  la  suite  des  premiers  et  brillans  résultats  obtenus,  et  officielle- 
ment contrôlés,  qui  ont  conféré  aux  soldats  A^accinés  en  une  seule 
injection,  et  avec  des  effets  toxiques  insignifians,  une  immunité  au 
moins  égale  à  celle  des  vaccins  à  injections  successives  et  multiples 
l'emploi  du  lipo-vaccin  TAB  n'a  pas  tardé  à  se  répandre  dans  l'armée 
et  la  marine.  Dès  maintenant,  une  soixantaine  de  mille  sujets  ont  subi 
avec  succès  cette  vaccination,  dont  l'emploi,  il  faut  l'espérer,  ne  tardera 
pas  à  se  généraliser  largement  pour  le  plus  grand  bien  des  troupes  et 
de  la  population  et  pour  la  plus  grande  sécurité  des  hommes.  Dès 
maintenant,  le  gouvernement  grec  notamment  a  décidé  d'appliquer  le 
lipo-vaccin  à  toute  son  armée  :  voilà  de  la  bonne  expansion  française. 

A  son  efficacité  pratique,  si  pleine  d'avenir  et  si  riche  déjà  de  pré- 
sent, à  son  utilité  militaire  qui  prime  tout  aujourd'hui, la  découverte 
du  docteur  Le  Moignic  ajoute  cet  avantage  d'apporter  à  la  science  une 
contribution  précieuse  et  riche  de  perspectives.  S'il  n'est  en  effet  de 
science  que  du  général,  la  méthode  du  lipo-vaccin  qui  aborde  sous^ 
un  angle  nouveau  le  problème  des  vaccinations,  apporte  à  celui-ci 
une  solution  d'ensemble  qui  déborde  de  toute  part  sa  première 
application  aux  typhoïdes.  Il  n'est  en  effet  aucune  des  maladies 
justiciables  aujourd'hui  ou  demain  des  vaccins,  à  la  prophylaxie  ou 
à  la  thérapeutique  desquelles  elle  n'apporte  une  contribution  et  une 
simplification  fécondes.  Dès  maintenant,  des  recherches  en  cours 
permettent  de  croire  que  ce  procédé  permettra  de  réaliser  la  vacci- 
nation contre  des  maladies  pour  lesquelles  elle  avait  été  jusqu'ici 
impossible. 

La  méthode  des  lipo-vaccins  du  médecin  de  la  marine  Le  Moignic 
nous  apporte  des  armes  nouvelles  dans  l'éternelle  bataille  contre  la 
maladie,  dans  l'art  de  tuer  la  mort.  Elle  est  une  de  ces  choses  utiles, 
simples  et  lumineuses,  qui  sont  nées  de  la  guerre,  comme,  dans  un 
orage  atroce  et  qui  voile  la  douceur  bleue  du  ciel,  on  voit  jaillir  par- 
fois des  éclairs. 

Charles  Nordmann. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Derrière  le  crochet  défensif  que  forment,  d'Asiago  à  la  Piave,  en 
se  prolongeant  par  le  massif  du  mont  Grappa,  les  deux  gradins  du 
plateau  des  Sept  Communes,  et  le  cours  inférieur  du  fleuve,  de  Val- 
dobbiadene  ou  de  Vidor  à  la  mer,  la  bataille,  pendant  quinze  jours,  a 
été  comme  stationnaire.  Stationnaire,  mais  non  immobile  ;  les  assauts 
se  sont  succédé  vague  par  vague,  en  général  repoussés  et  aussitôt 
suivis  de  contre-attaques.  Remise  du  grand  désordre  engendré  par 
le  premier  choc,  et  ([uoiqu'elle  eût  subi  en  hommes  et  en  matériel 
des  pertes  dont  il  n'y  a  pas  à  dissimuler  la  gravité,  sans  compter 
cette  diminution  du  moral  des  troupes  que  les  chiffres  ne  mesurent 
ni  n'expriment,  mais  qui  heureusement  n'a  pas  duré,  l'armée  itahenne 
a  fait  tête,  et  l'avance  austro-allemande  a  été  suspendue.  Ce  peuple, 
qui  sent  si  vivement,  a  donné,  dans  leur  ordre  naturel,  toutes  les 
réactions  opposées  qu'on  devait  attendre  de  lui.  Maintenant,  r<3rgueil 
ou  la  fierté,  et  la  haine  séculaire  du  Tedesco,  non  plus  seulement  de 
VAustriaco.  sont  entrés  en  ligne.  Les  renforts  anglais  et  français 
sont  arrivés  à  pied  d'œuvTe.  Mais,  depuis  une  semaine,  on  signalait 
de  fortes  concentrations  ennemies,  notamment  dans  le  val  Sugana, 
entre  Trente  et  Rov^ereto,  et  de  petites  actions  se  sont  produites,  au 
delà  du  Pasubio,sur  la  rive  orientale,  et  même  jusque  sur  la  rive  occi- 
dentale du  lac  de  Garde,  jusque  dans  les  Giudicarie.  Or,  du  val 
Sugana,  la  Brenta,  coupant  le  plateau  des  Sept-Communes,  conduit 
à  Padoue  parBassano;  l'Adige  est  la  voie  qui  descend  de  Trente  et  de 
Rovereto  sur  Vérone  ;  et,  par  la  Giudicaria,  l'on  débouche  dans  la 
région  de  Brescia.  Ce  sont  des  routes  à  surveiller.il  ne  faudrait  pas 
que  le  mouvement  tournant,  commencé  vers  les  sources  de  l'Isonzo 
se  continuant  et  se  développant  toujours  plus  à  l'Ouest,  vînt  menacer 
d'une  prise  à  revers  l'armée  italienne  et  les  contingens  alhés.  La 
violence  persistante  des  attaques  sur   Asiago  donne  à   réfléchir  ; 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  nous  sommes  avertis,  et  avoii  pensé  au  péril,  c'est  y  avoir  paré. 
Sous  Cambrai,  il  était  probable  que  le  commandement  allemand 
n'accepterait  pas  sans  regimber  la  sévère  leçon  que  venait  de  lui 
infliger  le  général  Byng.  En  effet,  tout  bonteux  de  s'être  laissé  sur- 
prendre à  son  tour,  cet  illustre  artisan  de  surprises  s'est  roidi  et  piqué 
au  jeu.  On  avait  annoncé  que  la  Ugne  Hindenburg  avait  été  crevée  en 
vingt  endroits;  pour  sauver  le  prestige  de  son  fétiche ,  il  a  voulu 
montrer  qu'elle  était  «  increvable.  »  Et,  comme,  — on  est  obligé  de 
l'avouer, —  nous  savons  vaincre,  mais  nous  ne  paraissons  pas  encore 
savoir  profiter  de  nos  victoires,  il  est  parvenu  du  moins  à  empêcher  le 
succès  tactique  des  Anglais  de  se  changer  pour  lui  en  désastre  stra- 
tégique. Après  la  ruée  des  tanks  et  de  l'infanterie,  le  51  novembre,  le 
iront  britannique  dessinait  un  saillant  en  angle,  dont  la  branche  Sud 
allait  des  environs  de  Vendhuile  à  Masnières,  et  la  branche  Nord  de 
Masnières  à  Mœuvres.En  hâte  et  en  masse,  l'ennemi  a  ramené  des 
réserves  de  partout  où  il  en  a  pu  trouver,  et  de  très  loin,  puisqu'il  a 
poussé  au  feu  des  divisions  récemment  arrivées  de  Russie.  11  les  a 
jetées  contre  les  soldats  de  sir  JuUan  Byng,  avec  un  acharnement 
incroyable,  dix  fois  sur  le  même  point,  dans  la  même  journée.  Son 
objectif  étant  de  rabattre  les  Anglais  sur  la  bissectrice  de  l'angle  tracé 
par  leurs  hgnes,  il  a  allumé  et  entretenu  cinq  foyers  de  combat 
principaux,  l'un  au  sommet,  à  Masnières,  et  il  a  contraint  le  général 
Byng  à  évacuer  ce  village  pour  se  retirer  aux  Rues-Vertes;  deux 
autres  dans  la  partie  Mord,  autour  de  Bourlon  et  de  Mœuvres  ;  les 
deux  derniers  dans  la  partie  Sud,  autour  de  la  Vacquerie  et  de 
Gouzeaucourt.  Si  Ludendorff  n'a  pas  enflé  les  résultats,  il  y  aurait, 
au  prix  de  très  lourds  sacrifices,  assez  largement  réussi. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  plus  important  pour  nous  n'est -pas  dans  ce 
que  les  Allemands  ont  pris  ou  repris,  gagné  ou  regagné.  Il  est  dans  le 
supplément  de  ressources,  dans  le  nouvel  afflux  de  forces,  vivantes  et 
inanimées,  dont  ces  actions  coûteuses  témoignent  qu'ils  ont  pu  dis- 
poser. Ne  nous  y  méprenons  pas  et  ne  nous  leurrons  pas;  ce  dont  ils 
ont  disposé  devant  Cambrai,  ils  en  disposeront  encore  ailleurs.  C'est 
le  moment  de  nous  méfier,  pour  toute  sorte  de  raisons.  D'abord, 
parce  qu'il  leur  faut  tâcher  de  conclure,  avant  que  les  États-Unis 
fassent  effectivement,  positivement  leur  partie  dans  la  guerre. 
Ensuite,  parce  que  la  défection  russe,  autant  que  leur  facile  "victoire 
du  Frioul,  les  a  remontés  de  ton,  et  que,  déprimés  physiologique- 
ment,  souffrant  dans  leurs  membres  et  dans  leurs  entrailles,  leur 
âme  est  pourtant  restituée  et  restaurée  en  toute  sa  superbe.  Ils  n'en 


REVUE.    CHRONIQUE,  94^ 

ont  pas  une  moindre  envie  ni  un  moindre  besoin  de  la  paix,  mais  ce 
n'est  vraisemblablement  plus  de  la  même  paix.  Attention  ;  attention 
partout;  à  notre  armoe  de  Salonique,  s'il  leur  vient  à  l'esprit  que  le 
plus  pressant  pour  eux  est  de  se  donner  de  l'air  à  l'Orient;  en  Italie. 
s'ils  voyaient  jour  à  s'y  faire  brèche  dans  l'armée  ou  dans  la  nation  ; 
en  France,  s'ils  sont  convaincus,  ainsi  que  nous  le  sommes  nous- 
mêmes,  que  la  décision  ne  s'obtiendra  que  sur  le  front  occidental. 
Ici  encore,  prévoir,  c'est  parer.  II  n'y  a  pas  à  être  optimiste,  ni 
pessimiste;  ces  mots  mêmes  n'ont  aucun  sens,  en  face  des  faits,  qui 
sont  ce  qu'ils  sont,  et  qui  ne  sont  ni  meilleurs  ni  pires  ;  mais  il  s'agit 
d'être  réaliste,  de  ne  négliger  rien  et  de  n'exagérer  rien  ;  non  d'être 
sûr,   ni  d'être   inquiet,   mais  d'être  prêt. 

Plaçons-nous  premièrement  en  face  du  fait  de  l'anarchie  russe. 
Nous  avons  appris,  il  y  a  un  mois,  que  Lénine,  tout  à  coup  sorti 
de  sa  cachette,  s'était  aisément  rendu  maître  de  Pétrograd,  et  que 
Kerensky,  avec  son  gouvernement  provisoire,  s'était  évanoui  comme 
une  fumée  ou  comme  un  son.  Il  y  a  quinze  jours,  nous  apprenions 
que  le  dit  Lénine,  ou  plutôt  Vladimir  lUtch  Oulianofî,  dit  Lénine, 
avait, sous  le  nom  de  «  Commissaires  du^oyief  du  peuple,  »  constitué 
un  gouvernement  de  sa  façon,  s'il  est  permis  de  parler  en  ce  cas 
d'un  gouvernement,  où  Trolsky,  dit  Bronstein  on  Braunstein  (voyez 
la  liste  de  la  y)/o?v2in^ /^os^),  jouait  le  rôle  de  ministre  des  AtTaires 
étrangères,  et  qui  devait  bientôt  appeler  à  la  dignité  de  généralis- 
sime le  vieil  adjudant  Krylenko,  dit  «  le  père  Abraham,  »  ou  peut- 
être  Aron  Abram,  dit  Krylenko.  Mais  un  «  gouvernement  »  popu- 
laire, révolutionnaire,  et  même  ultra-révolutionnaire,  ne  peut  pas, 
même  investi  et  institué  par  sa  propre  usurpation,  même  se  préten- 
dant émané  directement  du  peuple,  ne  pas  avoir  au  moins  l'appa- 
rence de  s'appuyer  sur  un  semblant  d'assemblée.  Aussi  Lénine  et 
ses  compères  en  ont-ils  immédiatement  fait  une,  composée  de  repré- 
sentans  spontanés  et  improvisés,  ou  soi-disant  représentans,  —  car 
comment  élus  et  nommés  par  qui  ?  —  des  comités  de  paysans,  de 
l'armée,  des  associations  professionnelles  de  postiers  et  de  chemi- 
nots. Le  truc  est  grossier  :  par  un  cycle  de  complaisances  réci- 
proques, Lénine  et  ses  co-commissaires  tirent  leur  pouvoir  de  la 
pseudo-assemblée  du  peuple,  qui  tire  le  sien  de  l'agrément  et  de  la 
commodité  de  Lénine. 

De  toute  manière,  ce  pouvoir,  qui  es't  ce  qu'U  est  et  qui  vaut 
ce  qu'il  vaut,  qu'en  font-ils  ?  Et,  question  préalable,  qu'U  serait 
bien  utile  d'élucider,  dans  quel  rayon  exactement,  sur  quel  territoire 


950  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'exerce-t-il  ?  Être  maître  de  Pétrograd,  avions-nous  fait  observer, 
n'est  point  être  maître  de  la  Russie.  Depuis  lors,  il  est  apparu,  dans 
l'incertitude  des  nouvelles,  que  les  suppôts  de  Lénine  avaient  conquis 
Moscou  après  Pétrograd,  et  que  peu  à  peu  la  contagion  s'est  étendue 
Si  l'on  essaie  d'en  suivre  l'infiltration,  à  la  trace. des  indications  que 
peuvent  fournir  les  élections  à  la  Constituante,  qui  ont  commencé 
malgré  tout  à  la  date  antérieurement  fixée  du  '25  novembre,  on  trouve 
que  les  maximalistes  ont  la  majorité,  ce  qui  n'est  pas  absolument 
posséder  le  pouvoir,  outre  Pétrograd  et  Moscou,  à  Smolensk  et  à 
Tamboff,  dans  la  Russie  centrale,  à  Kharkhoff,  plus  au  Sud,  et,  tout  à 
fait  au  Sud-Ouest,  dans  la  seule  ville  de  Nikolaïeff,  sur  le  Boug.  En 
revanche,  les  Cadets  l'emporteraient,  en  décrivant  par  l'Est  un  demi- 
cercle  du  Nord  au  Sud,  à  Novgorod,  Kostroma,  Nijni-Novgorod, 
Hiazan,  Orel,  Saratoff,  Voronej,  Poltava  ;  les  socialistes-révolution- 
naires, qui  sont  modérés  par  comparaison,  sont  vainqueurs  en  Crimée, 
àSimferopol;  Odessa,  Kherson,  lelizavetgrad,  dans  le  Sud,  restent 
le  domaine  du  bloc  juif.  Aucun  parti  ne  semble  en  position  de  créer 
ou  de  ressusciter  rien  qui  ressemble  à  un  gouvernement  normal. 
Mais  il  ne  nous  vient  pas  seulement  de  Russie  des  rumeurs  d'élec- 
tion, il  nous  en  vient  des  bruits  de  séparation,  symptômes  ou  mani- 
festations d'une  anarchie  bien  plus  profonde,  bien  plus  irrémédiable 
encore.  On  dit  que  la  Finlande  se  séparée,  que  l'Ukraine  se  sépare, 
que  la  Crimée  se  sépare,  que  la  Sibérie  se  sépare.  Chacune  des  Rus- 
sies  veut  avoir  son  autonomie,  ses  institutions,  son  armée,  — pour 
ne  pas  se  battre,  —  son  drapeau,  pour  le  déposer. 

Il  n'y  a  plus  de  Russie,  et  la  vérité  perce  lentement  et  douloureu- 
sement qu'il  n'y  en  a  plus  parce  qu'il  n'y  en  avait  pas,  parce  qu'il 
n'y  en  a  jamais  eu.  Il  n'y  avait  de  Russie  que  dans  le  Tsar;  non  point 
une  nation,  mais  un  régime,  et  moins  un  régime  qu'une  Cour,  et 
moins  encore  une  Cour  qu'un  autocrate,  un  patriarche,  un  «  Petit 
Père;  »  un  peu  comme,  pour  les  musulmans,  il  n'y  a  pas  de  nationa- 
lité, mais  une  foi,  une  religion,  la  maison  de  la  croyance,  le  Dar-el- 
Islam.  Le  Tsar  et  le  tsarisme  renversés,  l'armature  ôtte,  la  Russie 
s'écroule.  Ce  n'était  qu'un  décor,  comme  ceux  que  Potemkine 
dressait  pour  son  impératrice.  Mais  qu'ont  donc  fait  pendant  vingt  ans 
nos  diplomates,  s'ils  n'en  ont  pas  instruit  leurs  ministres?  Et  s'ils  les 
en  ont  instruits,  par  quelle  aberration  ou  quelle  espèce  d'infirmité  intel- 
lectuelle n'avons-nous  pu  nous  représenter  objectivement  toutes  ces 
Russies  latentes,  et  ne  concevoir  qu'une  fausse  Russie  in  abstractol 
*^  Mais  il  serait  vain  désormais  de  récriminer.  Mieux  vaut,  parmi  les 


REVUE.    CHRONIQUE.)  951 

morceaux  de  l'immense  empire  qui  gif  à  terre,  chercher  s'il  n'en  est 
pas  qui  offre  quelque  solidité;  en  quelle  province,  en  quels  lieux, 
l'ordre,  un  ordre  quelconque,  se  serait  réfugié,  n'importe  quul  élément 
ou  quel  facteur  d'ordre  persisterait,  surA'ivrait,  ou  pourrait  renaitre. 
On  a  beau  regarder,  il  n'y  a  pas  deux  points,  il  n'y  en  a  qu'un  où  il 
n'ait  pas  été,  dès  le  début  du  mouvement  maximaliste,  et  ne  soit  peut- 
être  pas  encore  entièrement  impossible  de  fonder  une  résistance.  C'est 
le  Sud,  et,  plus  précisément,  ce  sont  les  pays  cosaques,  sur  le  Don  et 
la  mer  (JAzofT,  groupés,  sous  l'autorité  de  Kaledine,  autour  de  leur 
capitale  militaire  et  administrative,  Novotcherkask.  Nous  savons  mal, 
évidemment,  jusqu'où  s'étend  en  fait  cette  autorité  vers  l'Ouest, 
passé  le  bassin  du  Donetz,sur  les  autres  fleuves,  le  Dniepr,  le  Dniestr, 
et  les  rivages  de  la  Mer-Noire.  Nous  ne  disons  par  conséquent,  et  ne 
voulons  pas  dire  plus  que  :  «  Il  n'est  peut-être  pas  encore  entière- 
ment impossible  »  que  Novotcherkask  puisse  être  comme  le  noyau 
autour  duquel  s'agrégeraient  les  parties  saines  de  la  Russie  du  Sud  ; 
mais  cela,  on  nous  rendra  cette  justice  qu'aussi  nous  l'avons  dit  dès  le 
premier  jour,  Y  avait- il  un  peu  de  roman  ou  de  rêve?  Dans  tous  les 
cas,  il  n'était  pas,  et  bien  qu'à  présent  ce  soit  tard,  il  n'est  peut-être 
pas  encore  entièrement  impossible  de  pénétrer  jusque-là,  par  le 
chemin  le  moins  long,  avec  des  moyens  d'action  qui  sur  place  se 
seraient  confirmés  et  multipliés.  L*a-t  on  fait,  ou  tenté  seulement? 
A-t-on  fait  ou  tenté  quoi  que  ce  soit?  On  l'insinue,  et  nous  ne 
demandons  qu'à  en  être  persuadés.  Si  on  l'a  fait,  ou  si  on  l'avait  fait 
à  temps,  nous  aurons  ou  nous  aurions  un  gros  poids  de  moins  sur 
notre  coeur  et  notre  conscience  d'alliés,  car  ce  n'est  pas  seulement  à 
la  Russie,  mais  à  la  Roumanie  que  nous  pensons. 

Sans  doute,  du  Don  au  Sereth,  il  y  a,  à  vol  d'oiseau,  de  800  à 
4  000  kilomètres,  et  les  chevaux  cosaques  ne  les  franchiraient  pas 
d'une  étape.  Mais  tout  est  relatif,  et  dans  l'énormité  de  la  Russie, plus 
encore  dans  l'énormité  de  cette  guerre,  c'est  une  distance  relntivement 
faible.  Oui,  notre  cœur  et  notre  conscience  d'alliés  ne  peut  se  détourner 
de  la  Moldavie.  Notre  intérêt,  comme  nos  sentimens,  nous  le  défend. 
Il  y  avait  là,  cramponnée  au  rocher,  chaque  jour  plus  battu  et  de  plus 
près  entouré  parle  flot  furieux,  une  armée,  devenue  excellente,  de 
plusieurs  centaines  de  mille  hommes.  De  plus  en  plus,  avec  l'Europe 
centrale  plus  rassurée  sur  la  poitrine,  et,  dans  le  dos,  une  Russie  dé- 
faillante, elle  a  été  coupée  du  monde,  réduite  à  vivre  sur. elle  seule, 
acculée  peut-être  à  une  fatalité  qui  fait  fiémir.  Qu'avons-nous  fait 
pour  lui  tendre  la  main  ;  et  une  autre  main  que  la  nôtre,  une  main  plus 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

proche,  ne  pouvait^elle  lui  être  tendue?  Cette  main,  ne  pouvions-nous 
pas  nous  mêmes  la  prendre  et  la  guider  pour  la  lui  tendre  ?  Six  cent 
mille  Roumains,  trois  cent  ou  quatre  cent  mille  soldats  intacts  à 
ramasser  dans  la  Russie  du  Sud,  ce  serait  en  tout  une  armée  d'un 
million  dhommes,  de  quoi  maintenir  un  front  oriental  et  fixer  une 
armée  austro-allemande.  S'il  n'est  pas  entièrement  impossible  de  le 
faire,  et  si  ce  n'est  pas  décidément  trop  tard,  il  faut  de  toute  néces- 
sité y  travailler,  ne  fût-ce  que  pour  rompre  le  charme  mauvais  qui,  en 
trois  ans,  aura  fait  une  Belgique  martyre,  une  Serbie  martyre,  une 
Roumanie  martyre,  sous  les  yeux  d'une  Entente,  non  pas,  certes  et 
Dieu  merci!  indifférente,  mais  impuissante.  Combien  de  tort  ne  nous 
a  pas  causé,  chez  certains  neutres,  cette  épithète  qu'on  nous  a  perfi- 
dement et  obstinément  attachée  :  les  «  impuissans  »  Alliés,  lôs  impo- 
tentes Aliados  !  Pour  être  les  plus  puissans,  que  nous  a-t-il  manqué, 
alors  que  nous  avions  tout  le  reste,  et  que  nous  l'avions  en  surcroît? 
De  voir,  de  savoir,  de  vouloir  et  d'agir.  De  faire  la  guerre  de  tout  notre 
pouvoir,  de  ne  pas,  en  quelque  sorte,  la  laisser  se  faire  d'elle-même, 
sans  la  «  penser  »  et  sans  la  diriger.  De  ne  pas  la  traiter  fragmentai- 
rement,  en  décousu,  par  petits  paquets  et  par  petits  bouts.  En 
d'autres  termes,  d'avoir  un  plan,  et,  pour  en  avoir  un,  d'avoir  un 
commandement  et  un  gouvernement. 

Au  fur  et  à  mesure  que,  par  la  fuite  même  du  temps  et  la  lassi- 
tude des  peuples,  le  dénouement  se  rapproche,  la  nécessité  s'en  fait 
d'autant  plus  ardemment  sentir  que  le  drame  se  resserre  autour  de 
nous,  en  Qccident.  A  peine  entrés  dans  l'institut  Smolny,  avec  esca- 
lade et  effraction,  Lénine  et  Trotsky  n'ont  eu  rien  de  plus  pressé  que 
d'ouvrir  des  pourparlers  à  fin  d'armistice,  si  ce  n'est  de  publier  les 
traités  «  secrets  »  conclus  par  la  Russie  avec  les  autres  États  de  l'En- 
tente, depuis  le  mois  d'août  1914.  Reprocherons-nous  à  ces  person- 
nages une  incorrection  qui,  en  soi,  mériterait  d'être  taxée  très  dure- 
ment? Ce  serait  montrer  plus  de  dépit  ou  de  ressentiment  qu'il  ne 
convient.  Ce  serait  accuser  un  coup  qui  ne  nous  a  pas  touchés.  Il  n'y 
a  pas  un  article,  pas  un  paragraphe,  pas  une  phrase,  par  une  Ugne 
des  textes  que  Trotsky  se  flatte  d'avoir  découverts,  et  par  la  révélation 
desquels  U  espère  avoir  tué  la  «  diplomatie  secrète,  »  —  comme  s'il 
pouvait  y  en  avoir  une  autre,  comme  s'il  ne  convenait  pas  d'abord  de 
s'expliquer  sur  la  «  diplomatie  »  et  sur  le  «  secret  I  »  — il  n'y  a  pas  un 
mot  qui  soit  pour  nous  causer  la  moindre  gêne,  que  nous  ne  soyons 
prêts  à  avouer  et  soutenir  publiquement.  Un  de  nos  ministres  a  cru 
bon  de  parler  au  Tsar  non  seulement  de  la  restitution  pure  et  simple  de 


REVUE.    CHRONIQUE.  953 

r Alsace-Lorraine,  mais  des  précautions,  d'ordre  militaire,  politique 
ou  économique,  que  nous  aurions  éventuellement  à  prendre  contre 
l'Allemagne  prussienne  sur  la  rive  gauche  du  Rhin  ?  Il  a  bien  fait,  il 
doit  en  être  remercié  et  féhcité  ;  le  souci,  de  sa  part,  était  aussi  légi- 
time que  sage  ;  et,  s'il  ne  l'avait  pas  eu,  il  aurait  failh  aux  devoirs 
de  sa  fonction.  Trotskyn'a  plus  qu'à  compléter  son  œuvre  en  publiant 
parallèlement,  s'il  peut  mettre  la  main  dessus,  les  conventions  et  les 
propositions  des  Puissances  de  l'Europe  centrale.  En  attendant, 
Lénine  négocie  avec  l'état-major  allemand,  par  l'intermédiaire  de 
quelques  fantoches,  et  le  plus  scandaleux  de  l'affaire  est  que  le  gou- 
vernement impérial  a  accepté  d'emblée  de  recevoir  ces  étranges  par- 
lementaires. Un  aussi  haut  seigneur  que  le  maréchal-prince  Léopold 
de  Bavière  s'est  dérangé  pour  eux;  et  les  plus  hauts  représentans  des 
deux  Empires  les  plus  guindés  qui  soient  au  monde  ont  autorisé  la 
conversation. 

Répétons-le  ;  ce  serait  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  scandaleux,  si  ce 
n'était  bien  plus  encore  instructif  ou  démonstratif,  et  l'on  eût  écrit  : 
«  édifiant,  »  mais  un  adjectif  impliquant  une  quahté  morale  hurlerait 
trop  ici.  Rien  ne  prouve  mieux  que  cette  bande  d'anarchistes  est 
manœuvréepar  l'Allemagne,  et  on  le  savait  ;  mais  rien,  surtout,  ne 
prouve  mieux  combien  l'Allemagne  et  l'Autriche-Hongrie  ont  besoin 
de  la  paix,  que  cette  prompte  et  humble  résignation  à  l'accepter  de 
n'importe  qui.  Besoin  plus  fort  que  la  victoire  même,  puisque  c'est  au 
lendemain  d'un  de  leurs  plus  grands  succès  de  toute  la  guerre,  deleur 
offensive,  étonnamment  réussie,  sur  l'Isonzo,  qu'elles  se  soumettent 
à  cette  humihation.  Aussitôt  que  les  commissaires  du  peuple,  dûment 
et  congrûment  stylés,  ont  eu  prononcé  les  paroles  magiques, 
le  comte  Herthng  et  M.  de  Kiihlmann  ont  répondu,  de  Berhn  : 
«  Armistice  sur  tous  les  fronts  des  belUgérans;  »  et  la  formule 
demeurait  ambiguë  :  «  Tous  les  fronts  des  belhgérans,  »  ce  pouvait 
être  :  les  diverses  armées  de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche-Hongrie, 
d'un  côté,  de  la  Russie,  de  l'autre;  mais  M.  de  Seidler  a  dissipé 
l'équivoque,  en  spécifiant,  de  Vienne  :  «  Dans  le  dessein  de  parvenir 
à  la  paix  générale,  >-  tandis  que  le  comte  Czernin  saluait  tout  bas,  au 
nom  de  l'empereur  Charles,  sous  le  déguisement  de  Trotsky,  «  le 
gouvernement  russe.  » 

Le  «  gouvernement  russe,  »  sensible  à  ces  déhcatesses,  a  émis  la 
prétention  de  «  causer  «  non  seulement  pour  lui,  mais  pour  nous.  Bien 
entendu,  nous  avons  haussé  les  épaules.  Alors,  il  a  poussé  cynique- 
ment sa  pointe.  Armée  par  armée,  le  front  oriental  est  tombé  en  pous- 


954  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sière.  Sur  le  premier  moment,  il  a  semblé  que  seule  une  de  ces 
armées,  la  cinquième,  consentît  à  ce  déshonneur,  Puis,  de  proche  en 
proche,  l'exemple  a  fait  tache.  L'armée  de  Tcherbatcbeff,  en  liaison 
avec  l'infortunée  armée  roumaine,  deux  fois  trahie,  s'était  gardée 
longtemps  indemne;  elle  a,  assure-t-on,  fini  par  se  pourrir.  Le  com- 
mandant en  chef  Doukhonine  avait  repoussé  avec  mépris  le  papier 
infâme  :  les  égorgeurs  de  Krylenko  l'ont  assassiné.  «  Il  a  été,  gémit 
hypocritement  l'aspirant-généralissime,  victime  de  la  loi  de  Lynch.  » 
On  connaîtra  et  on  comptera  un  jour  toutes  ces  victimes  innocentes, 
que  la  férocité  aveugle  de  la  plus  ignorante  des  foules  a  stupidement 
immolées.  On  énumérera  tous  les  renoncemens,  tous  les  abandons,  et 
toutes  les  lâchetés,  faisant  suite,  souvent  chez  les  mômes  hommes,  à 
tant  de  dévouement,  d'héroïsme  et  de  sacrifices.  0  splendeur  d'hier, 
misère  d'aujourd'hui  !  Il  n'y  aura  eu  ni  plus  de  gloire,  ni  plus  de 
honte  dans  aucune  histoire. 

Quant  à  nous,  il  serait  indigne  de  nous-mêmes  de  rappeler  à  ceux 
qui  se  piquent  d'être  les  interprètes  de  la  volonté  russe  pourquoi  nous 
sommes  entrés  dans  cette  guerre,  et  il  serait,  d'ailleurs,  parfaitement 
inutile  de  leur  montrer  dix  de  nos  déparlemens  couverts  de  ruines,  la 
France  mutilée,  nos  enfans  morts.  Nous  n'avons  pas  cessé  de  penser 
qu'un  peuple  honnête,  ainsi  qu'un  honnête  homme,  respecte  sa 
signature,  et  exécute  les  traités.  Où  nous  avions  mis  notre  encre,  nous 
ne  regrettons  pas  d'avoir  mis  notre  sang.  Ce  fut  notre  premier  et  ce 
sera  notre  dernier  mot.  On  ne  nous  arrachera  pas  une  plainte  :  nous 
repousserons  loin  de  nous  les  conseils  de  découragement.  Pour  dire  le 
vrai,  l'Entente  traverse  une  série  d'épreuves.  Mais  elle  en  a  vaillam- 
ment supporté  bien  d'autres  ;  si  trop  de  choses  paraissent  tourner 
contre  elle,  n'omettons  pas,  sans  illusion  et  sans  forfanterie,  de 
marquer  ce  qui  est  en  notre  faveur.  N'oublions  pas  que  la  présente 
guerre  ne  ressemble  à  nulle  autre,  qu'elle  ne  se  fait  pas  et  ne  se 
décidera  pas  seulement  par  les  armées  et  par  les  armes,  mais  que 
c'est  la  lutte  intégrale  de  quinze  nations  tout  entières  contre  quatre 
nations  tout  entières;  et  qu'elles  y  sont  engagées  de  tout  ce  qu'elles 
sont,  de  tout  ce  qu'elles  ont,  de  tout  ce  qu'elles  font.  Est-ce  l'Europe 
centrale,  même  à  demi  débloquée  vers  l'Orient,  ou  la  moitié  de  l'uni- 
vers, avec  ce  que  lui  fournit  la  terre  et  ce  que  transportent  les  mers, 
qui  sera  usée  la  première?  L'ancien  chanceher,  M.  de  Bethmann- 
Hollweg,  aimait  à  brandir  «  sa  carte  de  guerre.  »  Mais  cette  carte 
était  tendancieuse  et  incomplète.  Il  n'y  faisait  figurer  ni  les  colonies 
ni  les  océans.  Les  colonies? L'Allemagne  vient  de  se  voir  enlever,  dans 


REVUE.    CHROMQUE.  9S5 

l'Afrique  orientale,  la  dernière  qui  lui  lût  restée.  EUe  n'a  plus  doré- 
navant un  pouce  de  sol  africain,  asiatique  ou  océanien.  Opposera- 
t-elle  ses  conquêtes  en  Europe?  Mais,  outre  qu'elles  sont  loin  de 
lui  être  définitivement  acquises,  en  Europe  même  elle  a  perdu  ces 
espèces  de  colonies  que,  par  son  commerce  et  sa  «  culture,  »  elle  avait 
réussi,  pour  ainsi  dire,  à  insinuer,  à  insérer  dans  les  plus  \ieux  et  les 
plus  riches  pays.  «  Un  empire  colonial,  s'écriait  récemment  un 
pangermaniste,nous  est  plus  nécessaire  que  jamais  pour  nous  assurer 
les  ressources  alimentaires  et  les  matières  premières  indispen- 
sables. »  Européennes  et  extra-européennes,  sous  sa  souveraineté 
ou  la  souveraineté  d'autrui,  l'Allemagne  a  perdu  toutes  ses  colonies. 
Il  serait  prématuré  d'en  conclure  qu'elle  a  «  perdu  la  guerre.  »  Mais, 
en  regard  de  la  colonne  où  elle  allonge  et  étale  son  actif,  ce  sont  de 
gros  chiffres  qui  s'inscrivent  à  son  passif. 

Ainsi,  toujours,  dans  les  deux  camps,  le  bon  et  le  mauvais,  les 
chances  et  les  risques  sont  en  balance.  Dans  le  nôtre,  la  Russie  s'en 
va,  l'Amérique  arrive;  ce  n'est  pas  une  consolation,  mais  c'est  une 
compensation.  Librement,  déhbé rément,  les  États-Unis  pénètrent 
plus  avant  dans  la  guerre.  Ils  y  réclament  toute  leur  part  :  le  Pré- 
sident demande  au  Congrès  delà  déclarer  à  l' Autriche-Hongrie;  et, 
s'il  réserve  pour  le  moment  «  les  deux  autres  outUs  de  l'Allemagne,  » 
la  Bulgarie  et  la  Turquie,  c'est,  dit-U,  «  qu'ils  ne  sont  pas  encore  en 
travers  du  chemin  direct  de  notre  action  nécessaire.  »  Résolus  à 
aller  «  partout  où  les  nécessités  de  cette  guerre  nous  conduiront,  il 
me  semble,  ajoute  M.  Wilson,  que  nous  devrions  aller  seulement  là 
où  les  considérations  immédiates  et  pratiques  nous  conduisent.  » 
VoOà  du  moins  qui  est  très  net  et  très  clair.  Tous  les  traits  essentiels 
de  ce  message  sont  aussi  clairs  et  aussi  nets.  Si,  à  la  première  lec- 
ture, l'opinion  française  est  restée  un  temps,  du  reste  très  court, 
déconcertée  ou  hésitante  devant  certains  passages  plus  vagues  ou 
plus  généraux,  c'est  que  le  ton  et  le  style  s'en  accordent  encore 
assez  mal  à  nos  habitudes.  Un  tel  programme,  un  tel  langage  poh- 
tique,  où  il  entre  quelque  chose  de  si  nouveau,  et  d'un  peu  plus  neuf 
que  nouveau,  et  d'un  peu  plus  jeune  que  neuf,  s'écartent  trop  de  nos 
formes  de  penser  et  de  parler  latines,  eoulées  dans  le  monde  clas- 
sique. Et,  à  côté  de  ce  qui  est  communément  américain,  H  y  a  ce  qui 
est  personnel  au  président  WUson.  Il  y  a  donc  une  abondante  affir- 
mation d'idéalisme,  une  large  exposition  ou  profession  de  principes, 
et  il  y  a  delà  leçon  et  du  prêche,  du  juriste  et  du  piétiste.  «  Lepeuple 
•dfis  États-Unis  désire  la  paix  par  la  défaite  du  mal,  >>  prononce  solen- 


956  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nellement  M.  Woodrow  "Wilson,  qui  termine  :  «  Les  yeux  du  peuple 
sont  ouverts  et  ils  voient.  La  main  de  Dieu  est  tendue  sur  les  nations. 
Il  leur  montrera  sa  grâce,  je  le  crois  pieusement,  seulement  si  elles 
s'élèvent  vers  les  lumineuses  hauteurs  de  sa  propre  justice  et  de  sa 
propre  miséricorde.  »  Les  hommes  d'État  de  la  vieille  Europe,  «  en 
cette  heure  de  midi  de  la  vie  du  monde,  »  n'ont  pas  coutume  de  s'ex- 
primer ainsi.  Peut-être  aussi  avons -nous  le  tort  de  nous  en  tenir, 
pour  les  morceaux  de  doctrine,  à  des  versions  trop  littérales,  et  une 
véritable  traduction  voudrait-elle  une  transposition,  quelquefois  un 
commentaire.  Qu'on  se  souvienne  de  deux  des  messages  précédens, 
celui  du  2  avril  et  celui  du  22  janvier  1917,  au  fond  identiques  au 
dernier.  Notre  première  impression  ne  fut  pas  sans  mélange  ;  cepen- 
dant l'homme  qui  les  avait  écrits  est  le  même  qui  devait  tout  de  suite 
ou  bientôt  déclarer  la  guerre  à  l'Allemagne.  Qui  sait  si  ces  péri- 
phrases qui  nous  embarrassent  ne  sont  pas  simplement  des  précau- 
tions oratoires,  à  l'usage  du  peuple  américain,  que,  tout  juriste  et 
piétiste  qu'U  est,  le  président  Wilson  connaît  et  manie  supérieure- 
ment? Quant  à  ce  qui  est  de  ses  idées  sur  l'Europe  et  aux  perspec- 
tives qu'il  lui  plaît  de  s'ouvrir  sur  les  progrès  d'un  peuple  allemand 
délivré  du  militarisme  et  transformé  par  la  démocratie,  U  nous  sera 
permis  de  remarquer  qu'il  ne  voit  l'Europe  qu'à  travers  l'Atlantique, 
tandis  que  nous  sommes,  à  cru  et  à  ^if,  au  contact  de  l'Allemagne, 
dont  le  naturel  n'a  pas  changé  depuis  le  commencement  et  ne  chan- 
gera pas  jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  C'est  ce  qu'il  ne  refu- 
sera point  d'entendre.  11  nous  a  déjà  entendus.  On  s'est  étonné  que 
M.  Wilson,  entre  les  réparations  que  la  paix  apportera,  n'ait  pas  men- 
tionné r Alsace-Lorraine,  L'unique  raison  de  ce  silence  est,  nous 
croyons  pouvoir  l'assurer,  que  le  jugement  du  Président  et  le  juge- 
ment du  peuple  américain  sont  à  présent  fermes,  définitifs  et  iné- 
branlables là-dessus.  Ils  ne  connaissaient  qu'imparfaitement  cette 
question,  qui  était  pour  eux  une  question  lointaine  ;  dès  qu'ils  l'ont 
mieux  connue,  ils  l'ont  tranchée  selon  la  justice  et  le  droit.  Le  droit 
et  la  justice  sont  des  choses  qui  vont  sans  dire. 

Mais,  de  tout  ce  que  dit  M.  Woodrow  Wilson,  voici,  en  plein  reUef, 
ce  qu'il  faut  retenir,  ce  qui  d6nne  au  message  présidentiel  son  accent 
et  son  caractère.  A  deux  reprises,  avec  une  énergie  redoublée,  il  en 
fait  le  serment  :  «  Notre  objet  est  de  gagner  la  guerre,  et  nous  ne 
faiblirons  pas,  nous  ne  souffrirons  pas  d'en  être  détournés  jusqu'à 
ce  qu'elle  soit  gagnée.  »  Et  encore  :  «  Qu'il  n'y  ail  pas  de  malentendu. 
Notre  tâche  présente  et  immédiate  est  de  gagner  la  guerre,  et  rien  ne 


REVUE.    CHRONIQUE.  951 

nous  en  détournera  que  ce  ne  soit  accompli.  Toutes  les  forces  et 
toutes  les  ressources  que  nous  possédons  en  hommes,  en  argent  ou 
en  matériel  seront  consacrées  à  cette  tâche  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
achevée.  A  ceux  qui  désirent  amener  la  paix,  je  conseille  de  porter 
leurs  avis  ailleurs.  Nous  n'en  aurons  cure.  » 

«  Gagner  la  guerre,  »  c'est  à  merveille.  On  veut  la  victoire.  Tout 
le  monde  la  veut,  et  la  malencontreuse  lettre  de  lord  Lansdowne 
tombe  dans  le  vide  ;  mais,  en  conséquence,  on  doit  vouloir  les 
moyens  de  la  victoire.  Nous  avions  espéré  que  la  Conférence  inter- 
alUée,  qui  a  siégé  à  Paris  durant  toute  une  semaine  qu'on  nous  avait 
promise  décisive,  nous  aurait  dotés  enfin  du  premier  et  du  plus 
efficace  de  ces  moyens,  l'unité  du  commandement.  La  fin  nous  laisse 
quelque  déception.  Nous  n'avons  eu  que  des  mesures  éparses,  concer- 
nant lespectivement  les  finances,  l'armement  et  l'aviation,  les  impor- 
tations, les  transports  maritimes,  le  ravitaillement,  le  blocus;  et 
jious  n'en  nions  pas  l'intérêt,  mais  ce  n'est  pas  ce  que  nous  atten- 
dions. On  nous  dit  bien  que  la  «  création  d'un  Comité  naval  suprême 
interallié  a  été  décidée,  »  et  que,  «  au  point  de  vue  militaire,  l'unité 
d'action  a  été  mise  en  voie  de  réalisation  certaine  par  l'état-major 
interallié  qui  est  au  travail  d'après  un  programme  établi  sur  toutes 
les  questions  à  l'ordre  du  jour,  »  Mais  encore  nous  attendions  et  nous 
espérions  davantage.  Une  question  demeure  qui  domine  «  toutes  les 
questions  à  l'ordre  du  jour.  »  On  l'a  posée  en  ce  raccourci  saisissant  : 
«  Qui  contre  Hindenburg  ?  »  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  :  «  Quel  autre 
génie  contre  ce  génie  ?  »  mais  tout  bonnement  :  «  Quel  chef  unique 
contre  ce  chef  unique  ?  »  Assurément,  en  changeant  deux  fois  notre 
commandement,  en  annulant  l'axiome  pourtant  certain  que  l'homme 
ne  vaut  pas  seulement  ce  qu'il  vaut,  mais  ce  qu'il  vaut  plus  ce  qu'on 
croit  qu'il  vaut,  et  que  son  mérite  se  multiplie  par  sa  légende,  nous 
n'avons  pas  rendu  le  problème  plus  facile  à  résoudre.  Pour  avoir  un 
contre-Hindenburg,  il  eût  fallu  garder  quelqu'un  qui  fût  consacré  et 
sacré  ;  osons  le  dire,  qui  fût  tabou.  Il  eût  fallu  garder,  à  la  romaine,  le 
consul  même  malheureux;  à  plus  forte  raison,  le  consul  heureux  ;  et 
nous  pouvons  mesurer  maintenant  toute  la  gravité  et  toute  la  portée 
de  l'erreur  commise  en  ne  le  gardant  pas.  D'autres  objections  plus 
théoriques,  et  du  domaine  constitutionnel  ou  quasi-constitutionnel, 
ont  été  soulevées.  Un  des  alliés  aurait  fait  comprendre  que  ses 
traditions  interdisaient  à  ses  armées  de  servir  sous  un  chef  étran 
ger.  Mais  cette  nation  est  la  même  que  la  guerre  a  contrainte  à 
renverser  toutes  ses  traditions,  qui  lui  interdisaient  aussi  de  décréter 


9o8  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

l'obligation  du  service  militaire.  Aucun  de  ces  argumens,  si  forts 
qu'ils  paraissent,  n'était  sans  réplique,  et  le  meilleur  ne  tenait  pas  une 
seconde  devant  la  nécessité.  C'est  bien  assez  que  les  coalitions  portent 
en  elles-mêmes  ce  germe  de  faiblesse  congénitale,  d'être  des  coali- 
tions :  il  est  dangereux,  il  peut  être  mortel  de  le  cultiver,  et  on  le 
cultive,  si  on  ne  l'extirpe  pas.  Ce  sont  des  macliines  lourdes  et  dis- 
persées qui  ne  s'allègent  et  ne  se  concentrent  que  rassemblées  dans 
une  seule  et  même  main.  Mais  lapuissance  des  États  se  détermine  moins 
par  leur  volume  que  par  leur  densité;  or,  la  densité  de  l'Europe  cen- 
trale fait  échec  au  volume  de  l'Entente.  Elle  a  réalisé,-  l'Europe  cen- 
trale, la  Millel-Europa,  — plus  que  le  commandement  unique,  presque 
le  gouvernement  unique.  Les  plus  belles  considérations  sur  la  supé- 
riorité de  nos  institutions  et  de  nos  mœurs  politiques,  sur  notre 
amour  de  la  liberté  et  notre  passion  de  l'indépendance,  n'y  change- 
ront rien.  Nous  voulons  vaincre?  Un  chef,  un  chef,  un  chef.  C'est, 
entre  les  Alliés,  «la  place, la  place, la  place,  comme  disait  Dante,  qui 
est  vacante,  à  la  face  du  fils  de  Dieu.  » 

A  l'intérieur,  qu'on  en  finisse  avec  les  scandales,  de  la  seule  façon 
qui  doit  en  finir  vraiment,  par  une  exacte,  stricte, égale  et  impitoyable 
justice.  La  France  en  est  impatiente.  Parce  que  M.  Clemenceau  s'est 
présenté  à  elle  comme  l'opérateur  qui  ne  tremblerait  pas,  elle  l'a 
appelé  de  ses  vœux  et  accueilli  avec  confiance.  Mais  qu'il  n'aille 
point  s'y  tromper  :  le  crédit  qu'elle  lui  a  ouvert,  illimité  dans  les 
pouvoirs  qu'elle  lui  accorde,  est  au  contraire  très  limité  dans  les  délais 
qu'elle  lui  assigne.  On  lui  a  tant  dit':  «  Vite  et  tout!  »  qu'elle  veut 
tout,  et  qu'elle  le  veut  vite.  M.  Clemenceau  s'est  évertué  à  lui  faire 
croire  qu'il  n'était  pas  comme  les  autres  ;  il  serait  fâcheux  pour  lui 
qu'elle  crût  constater,  à  ses  œuvres  qui  ne  seraient  encore  que 
des  discours  après  des  articles,  qu'au  fait  et  au  prendre,  il  est 
comme  les  autres.  Vite  et  tout.  Otez-nous  de  la  tête  ces  histoires 
empoisonnées.  Assez  de  préoccupations  nous  obsèdent  :  Salonique, 
l'Italie,  l'Escaut,  l'Aisne,  Verdun,  Belfort.  Nous  entendons  pouvoir, 
en  toute  tranquillité,  en  toute  sécurité,  ne  regarder  que  vers  le 
front  et  regarder  vers  tous  nos  fronts. 

Charles  Benotst. 


Le  Dircateur-Gérant 

flE.\É    DOUMIC. 


SIXIÈME   PÉRIODE.    —   LXXXVIP   ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DU 


QUARANTE-DEUXIÈME  VOLUME 


NOVEMBRl!)    —    DECEMBRE 


Livraison  du  l^''  Novembre. 

Pages  ► 

Dl  Consulat  a  l'Empire.  —  Lettres  d'une  mère  a  sa  fille.  —  I.  De  Cons- 
TANTiNOPLE  AUX  TUILERIES,  par  M.    FRÉDÉRIC    MASSON,  de   l'Académie 

IVançaise 5 

Degas  et  l'impressionnisme,  par  M.  Robert  DE  LA  SIZERANNE 36 

Les  Voix  du  Forum,  deuxième  partie,  par  Jean  BERTIIEROY riT 

Esquisses  contemporaines.  —  Albert  de  Mun.  —  IL  LOEvyre  de  défense 

RELIGIEUSE   ET  DE  DÉFEXSE  NATIONALE,  par    M.   ViCTOR   GIRAUD 97 

La  Rive  gauche  du  Rhin.  —  IL  L'Opposition  a  la  Prusse  et  les  fluctua-, 

TIONS   DE  la    politique  FRANÇAISE  i'IS4S-lS70!,  par  JuLIEN  ROVÈRE    ....      127 

La   Belle    France.   —    Portraits   de    chez    nous.    —    IF,    par    M.    Maurice 

ÏALMEYR 164 

Lks  Anzacs.    —  Héroïque    odyssée    des     Néo-Zélandais,    par    M.    Charles 

STIÉNON 198 

Revue    littéraire.    —    Une   nouvelle    «    Vie    de   sainte   Claire.    »    par 

M.  André  BEAUNIER 217 

Chronique   de  la  quinzaine,  histoire  politique,  par    M.   Charles  BENOIST, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 229 

Livraison  du  15  Novembre. 

La  Flamme  qui  ne  doit  pas  s'éteindre.  —  I.  La  Ra/  e  de  Fram:e,  par 
M.  Etienne  LAMY,  de  l'Académie  française 241 

Du  Consulat  a  l'Empire.  —  Lettres  d'une  mère  a  sa  fille.  —  II.  Près  de 
LA  princesse  Caroline,  par  M.  Frédéric  MASSON,  de  l'Académie 
française 269 

.Notre    .marine    pendant  la    guerre.  —    La    Deuxième  escadre    légère   a   la 

RENCONTRE  DE  LA  FLOTTE  ALLEMANDE  (2  AOÛT  1914),  aVCC  UnC  Carte,  par 

le   Commandant  Emile  VEDEL 308 

Ce   QUE   LE   MONDE   CATHOLIQUE   DOIT   A   LA   FRANCE.  —  I.  LA    FRANCE  AU  BERCEAU 

DE  L'ÉGLISE.  —  Croisades  et  protectorat.  —  Les  Rois  très  ruRÈTiENs, 

par  M.  Georges  GOYAU 338 

Les  'Voix  du  Forum,  troisième  partie,  par  Jean  BERTUEROY 370 

Dans  les  ruines  de  nos  monumens  historiques.  —  Conserv.xtion  ou  restau- 
ration >  par  M.  André  MICHEL 397 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pages. 

Le  Ravitaillement  du  Nord  de  la  France  et  de  la  Belgique,  par  M.  Raphaël- 
Georges  LÉVY,  de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.   .   .  411 
Un  Poète  amkricain  mort  pour  la  France.  —  Alan  Seeger,  par  Jean  DORNIS.  4i."> 
Revue  scientivioue.  —  La  Question  nu  pain,  par  M.  Charles  NORDMANN.  4ti7 
Chronique   de  la   quinzaine,  histoire   politique,  par  M.  Charles   BENOIST, 
de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 469 

Livraison  du  l*'"  Décembre. 

Le  Nouveau  Japon.  —  I.  Les  Héros  et  les  dieix.  —  Les  Funérailles  de 

VlMPÉRATRlCE.   —    LE    DERNIER    SaMURAI.    —     UNE    RELIGION    NOUVELLE, 

par  M.  André  BELLESSORT 481 

La  Flamme  qui  ne  doit  pas  s'éteindre.  —  H.  OÙ  elle  dure,  où  elle  baisse, 

par  M.  Etienne  LAMV,  de  l'Académie  française 515 

Chroniques   du  temps  de   la   guerre.   —  I.  L'Assaut   repoussé,  par   Pierre 

TROYON 550 

Petits  poèmes,  par  Gérard  D'HOUVILLE 582 

La  Kive  gauche  du  Rhin.  —  111.  Entre  deux  guerres  fiS70-i9U;,  par  Julien 

ROVÈRE 597 

Les  Voix  du  Forum,  dernière  partie,  par  Jean  BERTHEROY 630 

Albert  Dastre,  par  M.   Charles   NORDMANN 661 

L'  «  Inviolabilité  »  du  littoral  allemand,  par  M.  le  Contre-Amiral  DEGOUY.    668 
Revue  dramatique.  —  D'un  Jour  a  vautre.  —  Œdipe-Roi,  à  la  Comédie- 
Française,  —  Adrien  Rertrand,  par  M.  René   DOUMIC,  de   l'Académie 

française 692 

Revue  littéraire.  —  Un  Portrait  de  la  France,  par  M.  André  BEAUNIER.    697 
Chronique  de  la  quinzaine,   histoire    politique,  par  M.   Charles    BENOIST, 
de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 709 

Livraison  du  15  Décembre. 

La    Jeunesse    de    Louis-Philippe,    d'après    des    documens    inédits.    —    De 

L'ANCIEN    RÉGIME    A    LA    TERREUR-    —    CONVERSATIONS    AVEC    DANTON    ET 

DUMOURIEZ,  par  M.  Denys  COGHIN,  de  l'Académie  française 721 

Madame  Firmin,  par  André   CORTHIS 759 

La  Mission  de  M.  Jonnap.t  en  Grèce.  —  I.   L'Ahdication  du  roi   Constantin, 

par  M.  Raymond  RECOULY 803 

La  Flamme  qui  ne  doit  pas  s'éteindre.  —  III.   Comment  la  ranimer/  par 

M.  Etienne  LAMY,  de  l'Académie  française 833 

Poésies,  par  M-""  la  Comtesse  DE  NOAILLES 859 

Les  Héritiers  Boirouge,  fragmens  d'histoire  générale.  —  Scène  de  la   vie 

DE  PROVINCE,  par  Honoré  DE  BALZAC ' 871 

La  Foire    de   Rabat.    —   II.    Dans  le  mystère  du  Moghreb.   —   Une  Nuit 

MAROCAINE.    —    UN    PARDON   EN    ISLAM.   —  AINSI    PARLA    SWl  MOUSSA,   par 

MM.   Jérôme  et  Jean  THARAUD 885 

L'OEuvRE  de  Rodin,  par  M.  Robert  DE  LA  SIZERANNE 915 

Revue  scientifique.  —  La  Fièvre  typhoïde  et  la  guerre,  par  M.  Charles 

NORDMANN 935 

Chronique  de    la  quinzaine,  histoire  politique,  par  M.  Charles  BENOIST, 
de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 947 


Paris.  —  Typ.  Philippe  Renouard,   19,  l'ue  des  Saints-Pères. 


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